I. — LES PRÉPARATIFS DES ÉLECTIONS. L'AVENIR dépendait maintenant de l'élection de l'Assemblée investie du pouvoir souverain. Cette première élection au suffrage universel différait profondément des opérations du régime censitaire. Au lieu d'un corps privilégié de moins de 250.000 propriétaires, c'était une masse de plus de 9 millions d'individus, presque tous sans aucune idée politique, sans aucune expérience du vote, la plupart même ne sachant pas lire. Ledru-Rollin avait ordonné aux maires d'inscrire sur la liste électorale quiconque, né avant le 9 avril 1827, aurait six mois de domicile (23 mars) ; après l'ajournement il rappela (30 mars) que l'autorité municipale devait inscrire d'office tous les habitants qu'elle savait être dans les conditions requises pour être citoyens. Le Gouvernement provisoire s'était cru le droit — peut-être même le devoir — de diriger cette masse inexpérimentée. Une circulaire de Ledru-Rollin posait ouvertement le principe : Le gouvernement doit-il agir sur les élections on se borner à en surveiller la régularité ? Je n'hésite pas à répondre que, sous peine d'abdiquer ou même de trahir, le gouvernement ne peut se réduire à enregistrer des procès-verbaux et à compter des voir : il doit éclairer la France et travailler ouvertement à déjouer les intrigues de la contre-révolution.... Nous sommes libres d'hier ; il y a quelques semaines encore nous subissions une loi qui nous ordonnait, avec amende et prison, de n'adorer, ne servir, ne nommer que la monarchie : la République était partout représentée comme un symbole de spoliation, de pillage, de meurtres, et nous n'aurions pas le droit d'avertir la nation qu'on l'avait égarée ?... Pénétrez-vous de cette vérité que nous marchons vers l'anarchie si les portes de l'Assemblée sont ouvertes à des hommes d'une moralité et d'un républicanisme équivoques. Les commissaires ne se bornèrent donc pas à préparer l'opération matérielle de l'élection ; ils invitèrent les maires, par des proclamations officielles, à expliquer aux populations le sens du vote et à les pousser au scrutin. Ils purent se présenter eux-mêmes dans leur département. L. Blanc avait posé la question (29 mars) en se plaignant des commissaires qui, pour l'égoïste succès de leur candidature... compromettaient l'autorité du gouvernement. Le Conseil décida (1er avril) de leur recommander de ne point user dans l'intérêt de leur élection d'une influence qui ne doit servir qu'à la consolidation de la République, et d'attendre sans le provoquer le vœu des populations. En fait, la plupart des commissaires se présentèrent dans leur département et furent élus. Cette élection au suffrage universel, dans un pays accoutumé à des scrutins où les voix ne se chiffraient que par centaines, dérouta toutes les prévisions. Beaucoup de gens ne virent pas que la masse des votants rendait une entente préalable indispensable entre les électeurs du même parti, et que, pour éviter de perdre leurs voix en les dispersant, il leur fallait connaître d'avance les candidats sur lesquels ils les concentreraient et accepter la discipline d'un parti. Quand les comités dressèrent des listes de candidats, on leur reprocha d'empiéter sur la liberté des électeurs. Même à Paris où, avec 300.000 électeurs et un seul tour de scrutin, la nécessité d'une désignation préalable était évidente, quand la délégation des ouvriers convoqua tous les travailleurs de la Seine à une réunion au Champ de Mars, le matin du 23 avril, pour arriver à l'unité dans le vote, Lamennais publia dans son journal un article indigné : Etes-vous ou n'êtes-vous pas libres ? La première fois que vous exercez votre droit politique, on vous assemble d'autorité. On ne voyait pas nettement que l'usage censitaire du bulletin écrit par l'électeur au moment du vote allait être remplacé par le bulletin imprimé, et on se représentait si mal les opérations du scrutin qu'on se demanda si elles seraient matériellement possibles. Une commission de l'Académie des sciences fit un l'apport (3 avril) sur la solution des difficultés que présentent le dépouillement et le recensement des votes dans les élections nouvelles. L'expérience dos élections municipales, où en une demi-fleure on ne dépouillait que 100 bulletins de 12 noms, faisait croire que le dépouillement de 300.000 bulletins de 34 noms exigerait 4.250 heures, soit 354 jours. La commission ne concluait pas cependant qu'il fût impossible d'imprimer il l'opération électorale le caractère mathématique essentiel é toute opération qui doit être, non seulement praticable, mais exacte. Elle conseilla, suivant l'exemple de la Banque de France, de rendre l'opération rapide en la morcelant. On divisa la Seine en sections de vote : chacune devait trier les bulletins imprimés ou lithographiés déposés dans l'urne sans changement, et répartir entre tous les scrutateurs les bulletins où un nom avait été changé. Le dépouillement, commencé le soir du fut achevé le 28. Le décret fixait pour être élu un minimum de 2.000 voix ; cette génération, habituée aux chiffres très bas du scrutin censitaire, ne se rendait pas compte que le nombre des- voix des élus se chiffrerait, non plus par centaines, mais par milliers. Bien des gens s'imaginèrent qu'on serait élu avec 2.000 voix. On entendait des hommes graves et parfaitement intelligents dire après mûre réflexion : Choisissons tels ou tels de nos voisins. Ils auront au moins 3.000 voix. Peu à peu... on parvint à comprendre que les élus devraient conquérir 30 ou 65.000 voix (de Falloux). Mon père, qui fut candidat, m'a dit avoir fait un calcul analogue. Cette illusion très répandue fit 'mitre un nombre disproportionné de candidatures, la plupart sans aucune chance, et une production énorme de professions de foi dont l'énumération remplit deux cents pages du Catalogue de l'Histoire de France de la Bibliothèque nationale. Une impression très générale fut que les paysans et les ouvriers, formant désormais la très grande majorité, éliraient des hommes du peuple. Il semblait — il semble encore à qui raisonne dans l'abstrait — que le suffrage universel, étant le nombre, doit donner le pouvoir au nombre, que les travailleurs manuels profiteront de leur supériorité numérique pour élire des représentants de leur condition. Cette illusion, commune aux adversaires et aux partisans de la république sociale, explique la mauvaise humeur des journaux de la bourgeoisie contre Carnot pour avoir invité les instituteurs è expliquer aux paysans qu'un bon représentant du peuple n'a pas besoin d'être instruit. Le ministre, parait craindre, disait le Journal des Débats (8 mars), que les électeurs de la campagne ne tiennent trop de compte, non seulement de la fortune, mais de l'éducation.... La fortune et l'éducation n'ont que trop d'ennemis naturels sans qu'il soit nécessaire de leur en chercher davantage.... Toutes les classes y seront naturellement représentées, on peut s'en fier... à l'effet nécessaire du suffrage universel... Ce que l'on peut craindre.... c'est que les masses déshéritées jusqu'ici du droit d'élire n'aient confiance qu'en elles-mêmes et ne soient entrainées à exclure systématiquement quiconque s'élèvera au-dessus du niveau commun.... Le nombre écraserait la capacité. L'expérience montra que le suffrage universel ne donne pas des résultats radicalement différents des autres systèmes. Les électeurs, quelle que soit leur condition, ne votent guère que pour des hommes dont le nom est connu ; le personnel politique dans un département est très peu nombreux et surtout formé de bourgeois ; quel que soit le mode de scrutin, c'est lui qui fournira les élus. Les changements porteront sur le nombre des élus des divers partis, non sur leur condition sociale. II. — LES COMITÉS ÉLECTORAUX ET LES PROGRAMMES. SOUS un régime qui fonctionnait pour la première fois, l'opération décisive était la préparation des listes de candidats. Elle se fit suivant les conditions propres à chaque département, avec des différences locales dont l'histoire n'est pas exactement connue. D'ordinaire la liste fut dressée et publiée par un comité improvisé formé des représentants les plus notables ou les plus actifs des principales tendances, car il n'y avait pas encore de partis organisés. Le comité le plus puissant, créé par le National, le grand journal de la bourgeoisie républicaine, organe de la majorité du gouvernement, s'appela Comité central des électeurs républicains, et tint ses séances dans une salle de concert. Il se mit en rapport avec les comités locaux que les bourgeois républicains formèrent dans les villes chefs-lieux, et dressa une liste de candidats républicains pour tous les départements, qui fut publiée par le National du 10 avril. A Paris, la liste comprenait tous les membres du Gouvernement provisoire, les ministres, les hommes du National, bourgeois républicains, et trois ouvriers pris en dehors des partisans de Louis Blanc. Dans les départements, on porta sur la liste les notables républicains de la veille, propriétaires, avocats, médecins, hommes de loi, la plupart de la couleur du National. quelques-uns démocrates de la couleur de Ledru-Rollin, en y adjoignant un bon nombre de rédacteurs du National. Le Comité admit aussi, surtout dans les régions du Nord, les anciens députés de l'opposition dynastique, les républicains du lendemain. que Ledru-Rollin avait formellement repoussés ; il ne rejeta que les orléanistes ministériels. Dans les pays les plus démocrates, la liste fut complétée par quelques noms d'ouvriers, en signe de fraternité. Les partisans de la République sociale ne formaient dans aucun département un groupe assez fort pour espérer faire passer une liste à eux seuls : ils présentèrent des candidats, la plupart ouvriers, dans les pays industriels, et partout ils firent voter pour les démocrates de la couleur de Ledru-Rollin. À Paris seulement une organisation indépendante fut créée, sur le conseil de Louis Blanc, par la délégation du Luxembourg ; sur les 34 sièges de la Seine, elle décida d'en donner 20 aux ouvriers, 14 aux défenseurs connus des intérêts populaires. Chaque corps de métier présenta son candidat (il y en eut 70) : une commission de 6 délégués leur fit passer un examen sur leurs opinions en matière d'organisation du travail, d'impôts, d'armée ; leurs réponses sténographiées furent portées au procès-verbal. Puis l'assemblée générale dressa la liste du Luxembourg ; elle ne portait que quatre membres du gouvernement, Louis Blanc, Albert, Ledru-Rollin et Flocon. Les orléanistes ministériels n'osèrent présenter de liste nulle part. Le Journal des Débats en avait dit le motif : Il parait bien difficile que les anciens députés constitutionnels... n'inspirent pas de la défiance ; on leur supposera toujours des arrière-pensées.... Il ne s'agit pas d'émigrer à l'intérieur.... Mais laissons les républicains organiser la République. Le club de l'Assemblée nationale, formé à Paris par le journal légitimiste de ce nom, dressa des listes pour plusieurs départements de l'Ouest. Ses candidats se présentèrent, non comme royalistes, mais comme défenseurs de l'ordre social et de la religion, et déclarèrent accepter la République ; en Maine-et-Loire, en Morbihan, ils inscrivirent même un nom de républicain connu du pays. Le choix des candidats fut en partie fait à Paris par les hommes politiques et les journalistes parisiens. Paris conservait une action directrice sur cette première élection. Mais déjà la province faisait acte d'initiative en remaniant les listes publiées à Paris, ou en formant une liste de conciliation avec des candidats de couleurs différentes. Et si le travail fait par les comités des chefs-lieux et les journaux locaux était mieux connu, peut-être apparaîtrait-il que la décision définitive a été prise plus souvent par les gens du pays que par le Comité parisien. Dès ce moment se dessinent les trois grands partis que les événements de 1848 vont achever de constituer. Ils sont indiqués naïvement dans une proclamation du comité électoral républicain de Reims, que je cite comme exemple parce qu'elle ressemble à beaucoup d'autres ; elle date d'un moment où les partis, encore à l'état de tendances, n'ont pas reçu leurs noms définitifs. Trois grandes divisions vont surgir, les rétrogrades, les démocrates, les démagogues.... D'une part, les partisans du gouvernement déchu, qui regrettent le régime des privilèges, l'exploitation de la grande majorité de la nation par un petit nombre... seul appelé à la confection des lois.... Leur tendance naturelle est de vouloir... conserver la plus grande partie de l'édifice vermoulu... — D'autre part des citoyens déshérités jusqu'ici de tous droits, qui ont souffert dans leur dignité comme hommes ou qui ont enduré la misère et les privations, aigris par la souffrance... impatients de devenir les maitres à leur tour. Ils iraient jusqu'à... violer le principe d'égalité en vue d'en établir une, violente et chimérique, contraire à toutes les notions de la justice. — Pour nous, véritables démocrates... la Révolution de 48 est une révolution essentiellement démocratique et sociale.... Ce comité républicain de Reims, qui à ce moment acceptait la formule démocratique et sociale, présentait le programme suivant, un peu plus chargé de réformes que celui du National, mais d'où sont écartées toutes les formules socialistes — droit au travail, impôt progressif sur le revenu, entreprises d'État, abolition de l'armée permanente. Au nom de la Liberté, liberté de la presse, de réunion et d'association. Liberté du culte sans rétribution particulière ii aucun d'eux ou avec rétribution égale pour tous. Au nom de l'Égalité, éducation obligatoire pour tous, éducation nationale gratuite avec libelle d'enseignement sous le contrôle de l'État, incorporation de tous les citoyens dans la garde nationale, réduction progressive de l'armée, abolition du remplacement, service obligatoire pour tous : principe électif appliqué à la magistrature : conseil [les prudhommes élu sur une base égalitaire, jury pour les délits de In politique : inamovibilité du clergé, élection à ses hautes dignités par tout le clergé. Au nom de la Fraternité, impôt équitable, révision complète des octrois, diminution ou suppression des impôts sur le sel, la viande, les boissons, impôt sur les objets de luxe. Vie à bon marché... par la facilité des échanges internationaux, conciliée toutefois avec le respect des légitimes industries du pays. Organisation du travail au moyen de l'application progressive de l'association, assurance générale par l'État : Assistance mutuelle des peuples. Une nationalité opprimée a droit à l'appui moral de la France. Toutes les nations ne doivent bientôt former qu'une seule et grande famille. III. — LE VOTE. L'OPÉRATION du vote commença le 23 avril, jour de Pâques, et fut presque partout terminée le 24. Elle eut lieu dans la forme traditionnelle d'une assemblée électorale au chef-lieu du canton, présidée par le juge de paix. On lit l'appel des électeurs par commune, en commençant par los plus éloignée ; chaque électeur se présentait à l'appel de son nom el remettait son bulletin : à la fin du jour, ou fit un contre-appel de tous les électeurs qui n'avaient pas voté. Les électeurs de la nième commune, convoqués à la même heure, s'étaient entendus pour faire route ensemble, comme les conscrits le jour du tirage au sort. Ils arrivèrent au chef-lieu en troupe, souvent avec un drapeau ou un tambour, conduits par les chefs officiels de ce temps, le maire et le curé. Tous les militaires et les gendarmes étaient électeurs et éligibles ; tout groupe de plus de trois hommes originaires d'un même département votait pour les candidats de ce département. On avait envoyé aux chefs de corps les listes de tous les candidats. Le dépouillement des votes et le recensement eurent lieu aux chefs-lieux des départements ; le résultat du vote de la Seine fut proclamé solennellement le 28 à dix heures du soir par le maire, devant l'Hôtel de Ville illuminé. Cette première expérience du vote universel se fit avec un enthousiasme quasi religieux qui frappa les contemporains. Le chiffre des votants fut énorme : 7.835.327 sur 9.395.035 inscrits ; cette proportion de 84 pour 100 ne devait plus être atteinte jusqu'à la fin du siècle. Presque partout l'opération fut calme et régulière. Les conservateurs reprochent seulement à quelques commissaires du gouvernement d'avoir fait officiellement distribuer des bulletins à leur nom et même des bulletins de couleur ; ils accusent un sous-commissaire d'avoir mis sous séquestre une presse qui tirait les listes des candidats de l'opposition. En quelques endroits (Issoudun, La Châtre, Bourges, Soissons, Saint-Amand. Limoges), on se plaint que les républicains de la ville sont allés à la rencontre des paysans, leur ont enlevé les bulletins conservateurs et leur ont donné des bulletins républicains. — A Calais, les ouvriers ont arraché les bulletins du comité républicain pour donner la liste des pauvres. — En Bretagne, un journal républicain reproche aux prêtres d'avoir enrégimenté les paysans, le commissaire de Nantes ordonne une enquête fondée sur la présomption que la liberté des élections a été entravée dans presque toutes les localités rurales. On signale quelques boites électorales brisées, brûlées ou emportées (dans l'Ariège, l'Aveyron, le Puy-de-Dôme). A Castelsarrasin, les paysans, ayant attendu jusqu'au soir pour voter, à la nouvelle que le vote était ajourné au lendemain, ont enfoncé la grille défendue par les gardes nationaux. A Louviers, quelques salles de vote sont envahies pour expulser le président ennemi des ouvriers. Mais ce ne sont que des accès de violence locaux, très rares en proportion du nombre des cantons. Presque partout on admire l'ordre, le calme, l'empressement pacifique. Les désordres furent plus graves après la proclamation des résultats, quand les républicains du chef-lieu surent que les campagnes donnaient la majorité à leurs adversaires. Ce résultat imprévu du suffrage universel leur parut une injustice, et leur indignation se manifesta par quelques violences. A Nantes, un millier d'ouvriers vinrent avec des drapeaux à la mairie protester contre les élections qu'ils déclaraient irrégulières, puis une bande alla briser les vitres d'un curé qui avait fait voter pour les conservateurs. A Nîmes, où les républicains protestèrent contre l'élection des légitimistes, une farandole (probablement de contre-manifestants), portant des branches de laurier et chantant, se heurta à un pont barré, et on se tira des coups de fusil. A Issoudun, les vignerons irrités envahirent la salle du conseil municipal et installèrent des délégués en sabots, en blouse et en bonnet de coton. IV. — LES ÉMEUTES OUVRIÈRES À LIMOGES ET À ROUEN. IL n'y eut de véritable émeute que dans deux villes industrielles, Limoges et Rouen, où depuis longtemps couvait l'animosité entre les ouvriers et les bourgeois. La lutte de classes (comme on dirait aujourd'hui) s'était engagée déjà à propos de la garde nationale. Les bourgeois, depuis longtemps pourvus de leur uniforme et de leur fusil, encadrés dans leurs anciennes compagnies, regardaient comme des intrus les hommes du peuple jetés brusquement dans la milice bourgeoise ; les ouvriers devenus gardes nationaux s'indignaient de rester sans armes et réclamaient des officiers de leur classe. A Limoges, qui n'avait alors que 23.000 habitants, les ouvriers étaient environ 3.000, la plupart tisseurs ou porcelainiers. Les patrons, nombreux (car les établissements étaient petits), et presque tous propriétaires de terres, formaient la bourgeoisie ; dès 1847, ils avaient demandé une composition homogène de la garde nationale ; l'admission devait être un honneur remis aux mains des plus dignes. Après la Révolution, les ouvriers entrés en masse dans la Société populaire étaient devenus une force politique dont les autorités se servaient pour maintenir l'ordre. Ils proposèrent aux bourgeois de laisser leurs fusils dans les postes, pour être remis aux gardes nationaux de service ; et ils élurent pour officiers des ouvriers. Ils dressèrent, d'accord avec les délégués de quelques cantons, une liste de candidats à la Constituante et, le jour du vote, postèrent sur chaque route des membres de la Société populaire avec un drapeau pour distribuer leur liste aux électeurs ruraux. Le jour du recensement des votes, les bourgeois, seuls encore à posséder un uniforme et un fusil, firent seuls le service d'ordre ; le soir, ils se fournirent de cartouches faites avec de la poudre de chasse, et les ouvriers leur trouvèrent un air provocant. Dans la nuit, la Société populaire tint deux séances ; les ouvriers, irrités de l'attitude des bourgeois et de la défaite de leurs candidats, décidèrent de demander au commissaire du gouvernement de désarmer la garde nationale et de renouveler le conseil municipal, cc qui leur fut refusé. Le lendemain 27, il ne restait, pour achever le recensement, qu'à dépouiller les procès-verbaux des votes de l'armée, qui ne pouvaient plus changer le résultat : une bande d'ouvriers des chantiers communaux (où l'on occupait les ouvriers sans travail) entra dans la salle avec un drapeau : tout à coup, quelques jeunes garçons, passant sous les bras du président (un vieux juge de paix très lent), lui arrachèrent la boite aux procès-verbaux, jetèrent les papiers dans la salle et les déchirèrent. Cette gaminerie, sans but et sans portée, fit éclater l'énervement accumulé depuis deux mois. Les ouvriers de la ville restèrent dans la légalité. Mais, dans la confusion produite par la scène de la salle de recensement, on vit accourir en ville les gens du Navex, le faubourg au bord de la Vienne, dont le métier était de rassembler les bûches flottées destinées à chauffer les fours à porcelaine. Ces flotteurs à demi sauvages, restés en dehors de la vie politique, arrivaient armés du lancis qui leur servait à piquer les bûches flottant dans la rivière. Ils arrachèrent aux gardes nationaux leurs fusils et les déchargèrent en l'air, ce qui donna l'impression d'une bataille. Les bourgeois effrayés se laissèrent désarmer. Les ouvriers occupèrent les postes de la garde, envahirent la préfecture et obligèrent le commissaire à créer un comité formé en partie d'ouvriers, qui resta maître de Limoges, désarma la garde nationale et fit faire le service d'ordre par des patrouilles d'ouvriers. Ce régime illégal, d'ailleurs sans aucune violence, dura deux semaines, jusqu'à l'arrivée des troupes. A Rouen, les ateliers communaux. où l'on avait concentré plusieurs milliers d'ouvriers sans travail, formaient un centre d'agitation ; on y faisait des discours sur une tribune en plein air ; il en partait des bandes qui allaient manifester dans la ville. Les ouvriers avaient réclamé des fusils comme gardes nationaux, mais les bourgeois continuaient à être seuls armés. Le commissaire du gouvernement Deschamps, soutenu par Ledru-Rollin, était détesté de la bourgeoisie libérale dirigée par le procureur général Sénart, un homme du National. On lui reprochait d'exciter les ouvriers par ses discours et d'avoir fixé le taux des salaires ; plusieurs industriels avaient fermé leurs ateliers par protestation. Les ouvriers portèrent sur leur liste Deschamps et son neveu, chef des ateliers communaux. Le jour du vote, ils arrachèrent aux porteurs de bulletins conservateurs quelques paquets. Ils semblaient, dit un correspondant, avoir juré haine aux paletots et aux chapeaux. Quand on apprit le résultat du vote, les ouvriers, ne pouvant croire que leurs candidats fussent en minorité, se rassemblèrent devant l'Hôtel de Ville et protestèrent contre les opérations ; il y eut une bagarre. Sénart réquisitionna la troupe, on se battit. Les ouvriers se retirèrent dans le faubourg de Martainville et y dressèrent des barricades ; la troupe et les gardes nationaux les attaquèrent. Ce fut le premier combat depuis la Révolution ; on compta du côté des insurgés 11 morts et 76 blessés ; aucun mort de l'autre côté. On fit en deux jours près de 250 arrestations ; une dizaine de prisonniers furent condamnés aux travaux forcés (cinq à perpétuité) ; une trentaine à la détention (de deux à vingt ans). L'impression fut très vive à Paris. La Société républicaine fit afficher une proclamation de Blanqui : La contre-révolution vient de se baigner dans le sang du peuple. Justice !... Depuis deux mois, la bourgeoisie royaliste de Rouen tramait dans l'ombre une Saint-Barthélemy des ouvriers.... D'où vient que l'aristocratie possédait seule l'organisation et les armes ?... Tout ce qu'il y avait de républicains dans la ville, a été jeté dans les fers. Le club de la Révolution chargea une commission présidée par Barbès de demander des explications au gouvernement et d'aller à Rouen provoquer des poursuites contre les auteurs des massacres. V. — LA COMPOSITION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE. IL est impossible d'exprimer par des chiffres la composition de l'Assemblée ; les partis politiques n'étaient pas encore formés. En beaucoup de pays les républicains modérés n'étaient pas séparés par une démarcation nette de leurs alliés de la veille, les opposants dynastiques orléanistes, qui se présentaient comme ralliés à la République ; il y aurait eu à ce compte près de 700 républicains. Les hommes de la Réforme en province ne s'opposaient pas nettement comme à Paris aux hommes du National ; ils se présentaient d'ordinaire sur la même liste pour lutter ensemble contre les conservateurs. Beaucoup d'élus hésitaient encore et ne prirent parti que plus tard. En tenant compte des antécédents et de la tendance générale de chacun des élus (sans défalquer les doubles emplois résultant des élections multiples), on peut évaluer grossièrement les républicains modérés à 500, les partisans de la République démocratique et sociale moins de 100, les orléanistes ralliés à moins de 200, les légitimistes catholiques à 100, sur un total de 880. Le sens général de l'élection est très clair, et personne ne le contesta. C'est la condamnation de la monarchie de Louis-Philippe ; aucun des candidats officiels de Guizot n'est élu ; 77 commissaires du gouvernement, 35 sous-commissaires sont élus : ce sont surtout les modérés ; Lamartine, premier élu de la Seine, passe dans dix départements. C'est l'acceptation de la République, sous la forme modérée, le triomphe des républicains du National. A Paris même, les candidats des ouvriers du Luxembourg sont battus ; Ledru-Rollin, Louis Blanc et Albert ne passent que comme membres du gouvernement, grâce à d'autres listes, et à un rang très bas (entre 133.000 et 121.000 voix, tandis que leurs collègues en ont de 259.000 à 225.000). Aucun des grands chefs de club, aucun chef d'école, aucun des socialistes connus ne passe. Barbès est élu, mais dans son pays, comme célébrité locale ; les trois ouvriers élus à Paris sont ceux des listes modérées. La Réforme dit (le 29 avril) : Nous avions compté sur de bien mauvaises élections, mais l'événement, il faut l'avouer, a passé notre attente. C'est la défaite de la République démocratique et sociale. L'ensemble du vote montre bien le sentiment général de la France, mais l'analyse des votes par département renseigne très mal sur l'opinion des différents pays. Les listes ont été improvisées avant qu'on eût le temps de bien se connaître ; beaucoup de voix ont été données à un candidat parce que son nom était connu dans le pays, sans tenir compte de son opinion. Les candidats eux-mêmes ne savent pas tous encore dans quel parti ils se rangeront. Dans la plupart des départements, les élus ne sont pas tous de même opinion, soit qu'on ait élu une liste de conciliation mélangée de conservateurs, de républicains modérés et de démocrates, soit que chacune des listes opposées ait fait passer une partie de ses membres ; vingt-deux départements seulement ont une représentation homogène. Parfois la dispersion des voix entre des candidats de même couleur ne laisse pas apercevoir la véritable majorité. Dans quelques régions seulement le vote indique une opinion dominante. Les légitimistes catholiques sont puissants dans deux régions, l'Ouest breton et vendéen (Finistère, Morbihan, Ille-et-Vilaine, Loire-Inférieure, Vendée) et les pays montagneux et pauvres du massif central (Lot, Tarn, Aveyron, Lozère, Gard). Les anciens orléanistes ont leurs forces dans les régions riches du Nord et de la Normandie. Les démocrates se trouvent, outre les très grandes villes, au Sud-Est et au Sud (Provence, Languedoc), dans la partie nord-est du massif central (Loire, Allier, Saône-et-Loire) et en Limousin. La population de ces pays, dès la première fois qu'elle est consultée, manifeste la tendance politique qu'elle continuera à montrer pendant tout le siècle. En général, chaque département a envoyé ses hommes politiques les plus connus. Les quatre cinquièmes sont des hommes du pays. Cette Assemblée, la première élue au suffrage universel, est la réunion des notables de tous les partis qui ont lutté contre le régime de Guizot ; il n'y manque guère que Thiers, que le gouvernement a fait échouer à Marseille, et qui va y entrer à l'élection complémentaire de juin. Mais, comme on a écarté les députés officiels, les élus sont en grande majorité des hommes nouveaux ; 190 seulement ont siégé à la Chambre. Presque tous sont des bourgeois. La plupart auraient eu le cens requis pour être députés sous Louis-Philippe ; les trois cinquièmes ont de quarante à cinquante-cinq ans : les contemporains s'étonnent de voir ces élus du suffrage universel en redingote, et seulement une vingtaine d'ouvriers et six contremaîtres. Ce qui domine, ce sont les hommes de loi (176), avocats, notaires, magistrats, et les propriétaires (plus de 100), dont beaucoup se font appeler agriculteurs. On compte 30 officiers, 69 anciens officiers (53 subalternes), une cinquantaine de médecins, autant de journalistes et d'hommes de lettres, 13 ecclésiastiques, dont 3 évêques et 1 religieux (Lacordaire), 7 professeurs de droit, 3 fonctionnaires de l'enseignement primaire, 1 seul instituteur. La plupart n'ont pas encore d'opinion arrêtée et sont disposés à se laisser diriger. Thiers dira plus tard que c'est la seule Assemblée où il ait aimé à parler. Les membres de cette Assemblée étaient honnêtes et intelligents, mais ignorants... Il y avait peu d'hommes de parti : peu avaient un intérêt personnel. Ils n'étaient pas habitués aux discours publics... La seule apparence de franchise, chez un orateur de second ordre les entrainait.... La majorité croyait en la République, et ils étaient stupéfaits en découvrant qu'elle n'apportait pas avec elle la prospérité. Ils avaient l'habitude de me dire : Ne pouvons-nous rien faire pour les classes ouvrières ? Comme si les classes ouvrières avaient besoin qu'on fit quelque chose pour elles ! Cette Assemblée d'honnêtes gens bien intentionnés et saris parti pris allait être à la merci des impressions de séance et des discours. |