PENDANT que le Gouvernement provisoire réglait le régime électoral et luttait contre la crise financière, dès les premiers jours de mars, commençaient à se créer des organes nouveaux qui, à Paris surtout, transformaient la vie politique. I. — LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ET LES JOURNAUX POPULAIRES. LE régime fiscal (cautionnement et timbre) et la législation répressive de la monarchie avaient réussi à empêcher toute presse populaire républicaine. Les deux seuls journaux d'opinion républicaine, le National et la Réforme, ne s'adressaient qu'à des bourgeois, et n'étaient lus que par des abonnés on par les habitués des cafés et des cabinets de lecture. Aucune feuille politique n'était écrite pour le peuple. Ce régime de compression ayant brusquement cessé, la presse se trouva libre. Quiconque désirait parler au peuple imprima Ou publia tout ce qu'il voulut. Ce furent des placards affichés dans les rues (on en fit plus tard pour les curieux un recueil, les Murailles révolutionnaires) et des feuilles volantes de tout genre. appels. projets, poésies, chansons, qu'on distribuait ou qu'on vendait. L'amas de ces productions à la Bibliothèque nationale est tel que l'énoncé des titres remplit 136 colonnes in-4° du Catalogue (du 25 février au mai) ; littérature solennelle, vide et monotone, mais dont la masse même est un fait instructif ; elle montre combien de Français éprouvèrent le besoin de manifester leur opinion sur les affaires publiques. Quelques journalistes profitèrent de la crise pour lancer un journal sans verser de cautionnement et pour l'imprimer sans timbre ; il en parut plusieurs avant la fin de février : la République, la République française, la Tribune nationale de Lamennais et Esquiros, la Voix du peuple, dès le 26 ; — la Sentinelle du peuple, le Peuple constituant, le Salut public, le 27, — le Réveil du peuple, le 28. — le Girondin le 20. (Les titres indiquent la tendance.) Les rédacteurs des anciens journaux, qui avaient versé un cautionnement et continuaient à imprimer sur feuilles timbrées, se réunirent un soir (1er mars), et envoyèrent demander au Gouvernement provisoire, non pas d'appliquer les lois à leurs concurrents, mais d'abolir toutes les entraves fiscales à la publicité ; Garnier-Pagès, invoquant le danger d'abolir aucun impôt, promit seulement la suppression du timbre dix jours avant les élections. Mais le timbre maintenu en droit n'était plus employé en fait ; le gouvernement, n'osant pas user de contrainte pour l'aire payer un impôt devenu, odieux, déclara (4 mars) ne pouvoir considérer comme un revenu fiscal une taxe essentiellement politique, et il n'exigea plus ni timbre ni cautionnement. La Révolution avait suspendu la compression fiscale ; la compression judiciaire fut supprimée par l'abrogation des lois de répression. Ce fut un changement profond dans les conditions de la vie politique. Le journal avait été un luxe réservé à la bourgeoisie : en 1846 ; les 26 journaux quotidiens de Paris avaient ensemble moins de 200.000 abonnés ; un seul, le Siècle, dépassait 30.000. Dès qu'il ne resta plus d'autre dépense que les frais d'impression, parurent des journaux à bas prix qui s'adressaient au peuple ; on les criait dans les rues, on les vendait au numéro ; bientôt fut lancé le premier journal à un sou. La plupart des ouvriers, même à Paris, ne savaient pas lire ; mais ils se réunissaient dans l'atelier ou dans quelque lieu public autour d'un camarade qui faisait la lecture à haute voix. Alors tomba la barrière entre la presse et les ouvriers. La liste des journaux nouveaux publiés à Paris depuis le 26 février 1848 jusqu'en juin dépasse la centaine. Mais c'est le chiffre des feuilles parues successivement ; il est très supérieur an nombre des journaux qui ont existé au mène moment. Beaucoup n'ont en que quelques numéros, la plupart sont postérieurs tilt mois de mars, très peu ont vécu plus de six mois. Le personnel des journalistes était très limité, et il n'y eut jamais à la fois un grand nombre de journaux. Ces journaux, improvisés sans argent, étaient imprimés grossièrement, souvent en petit format, et rédigés à la hâte, car ils n'avaient guère de rédacteurs. Quelques-uns étaient l'organe d'un homme : Raspail avait l'Ami du peuple, Lamennais le Peuple constituant, Proudhon le Représentant du peuple. Ils contenaient très peu d'informations. On y trouvait surtout des articles de doctrine et des manifestations de sentiment, des appels, des vœux, des protestations, d'ordinaire en style noble et tendre : la mode n'était pas au genre familier. Le ton était soit oratoire, en forme d'adjuration ou de prédication, soit lyrique, en forme d'effusions ou de prophéties ; on imitait volontiers les Paroles d'un croyant. La polémique était passionnée, amère, indignée, surtout au sujet des misères du peuple ; mais ni grossière, ni insolente. Même les Père Duchêne (il y en eut 2) et la Mère Duchêne ne furent que des entreprises commerciales sans caractère populaire, dont les auteurs spéculaient sur la curiosité des bourgeois ; la Carmagnole fut une feuille hostile à la République ; la Commune de Paris, journal révolutionnaire moniteur des clubs, des corporations d'ouvriers et de l'armée, organe du révolutionnaire mystique Sobrier, fut parfois passionnée, mais toujours très digne. Toute cette presse de 1848 est d'une tenue très littéraire, beaucoup plus proche de la première Révolution que de notre temps. Mais les bourgeois, habitués à considérer la discussion politique comme un privilège réservé aux classes cultivées, s'effrayaient de voir ces questions dangereuses exposées directement aux travailleurs manuels ; ils s'indignaient des appels passionnés au sentiment de l'égalité qui remplissaient les journaux incendiaires (c'était le terme à la mode). Les journaux conservateurs entretenaient l'irritation de leurs lecteurs par des citations de passages violents. Le nouveau grand journal conservateur, l'Assemblée nationale (depuis le 1er mars), définissait ainsi les républicains : Voici les noms des dynasties qui veulent régner sur 35 millions de Français... : la dynastie du National, la dynastie de la Réforme, la dynastie de la Commune de Paris, la dynastie des communistes, socialistes, et enfin la dynastie des fainéants et des pillards. Dans les départements aussi se créa une presse nouvelle ; toutes les villes importantes eurent leur journal républicain ; quelques-unes eurent, comme Paris, des journaux populaires. Mais l'histoire n'en est pas faite. Les journaux républicains commencèrent à créer une opinion politique dans la masse du peuple écartée jusque-là de la vie publique ; ils firent connaître aux électeurs les républicains bourgeois qui pouvaient leur servir de chefs, et préparèrent la formation d'un parti républicain populaire. La bourgeoisie, obsédée par la Révolution sociale, vit dans les programmes de réforme et les déclarations démocratiques des journaux républicains un appel aux passions subversives et une prédication de l'anarchie ; elle en conçut contre la presse populaire une haine qui contribua à former le parti de l'ordre, et qui devint l'un des traits du caractère conservateur en France. II. — LES CLUBS. EN même temps que la libellé de la presse faisait naitre les journaux politiques populaires, la liberté de réunion produisait les réunions politiques populaires. Le Gouvernement provisoire, par un décret, déclara libres toutes les réunions et associations. Il se forma à Paris des clubs : c'était un nom renouvelé de la Révolution française, mais les puristes affectaient de le prononcer à l'anglaise. D'après une liste dressée par le gouvernement. il avait été ouvert à Paris, jusqu'à la lin de mars, 145 clubs, et on estime que ce chiffre avait au moins doublé à la fin de juin. Mais, pour les clubs comme pour les journaux, il ne faut pas juger sur les chiffres. Les clubs se sont constitués peu à peu, surtout après le 15 mars, et n'ont pas tous existé en même temps ; la plupart n'ont duré que quelques soirées, plusieurs n'ont été que des réunions électorales. Ce furent des groupements d'espèces très différentes, beaucoup étaient formés de gens d'une même profession, bureaucrates, gens de maisons, publicistes, gens d'un même quartier. ou d'un même pays (Provençaux. Lyonnais, Suisses, Polonais). Le plus grand nombre n'eurent aucune organisation régulière, ni président en titre, ni membres fixes, ni conditions d'admission, ni règles de séance, ni local permanent. Quoiqu'on prenait l'initiative de convoquer une réunion, y venait qui voulait. On se réunissait le soir, où l'on pouvait, dans une école, une salle de bal, de théâtre ou de concert, faiblement éclairée avec les moyens du temps, lampions ou chandelles. On improvisait un bureau, on écoutait des orateurs improvisés. Les assistants étaient surtout des ouvriers ; après une journée de chômage, ils trouvaient au club une distraction ; beaucoup désiraient s'instruire. ils aimaient entendre parler de la politique, qui avait été pour eux le fruit défendu ; il venait aussi des lu et des étudiants, par curiosité. Le club Raspail et la Société fraternelle centrale, présidée par Cabet, n'étaient guère qu'une prédication faite le soir par un chef de secte à des disciples qui y venaient, avec leurs femmes et leurs enfants, écouter parler le maitre. Ils eurent les assistances les plus nombreuses, jusqu'à 5.000 personnes, dit-on. Une vingtaine de clubs au plus furent des sociétés permanentes, organisées pour l'éducation ou la propagande politiques, avec un président permanent et des membres réguliers. Le premier et le plus fortement constitué, la Société républicaine centrale, créée par Blanqui en février, tenait séance tous les soirs à huit heures, sauf le dimanche, d'ordinaire sous la présidence de Blanqui (on le surnomma le club Blanqui) ; formé de compagnons dévoués à leur chef et habitués à la discipline, il s'organisa en société fermée. Pour être affilié il fallait avoir été présenté par deux membres et avoir fait une profession de foi ; les affiliés seuls étaient admis au parquet et avaient le droit de prendre la parole. Les auditeurs assistaient aux séances dans les galeries. La Société républicaine groupait les compagnons de lutte de Blanqui, partisans d'une Révolution sociale, et ses manifestations politiques en firent aux yeux du public le type du club révolutionnaire. Mais les ouvriers n'y furent jamais très nombreux, à juger par le nombre des membres qui firent scission en avril, et il y entra beaucoup de républicains pacifiques (Toussenel le fouriériste, Renouvier le philosophe, Lachambaudie le fabuliste sentimental). Les clubs n'ont laissé in archives, ni comptes rendus réguliers. Sur ce qui s'y disait on n'a que des renseignements épars, analyses sommaires de discours, ordres (lu jour des séances, récits de journalistes hostiles. Nous ne savons même pas le nombre des assistants ; les chiffres des journaux sont visiblement très grossis, et d'ailleurs contradictoires : dans la Société républicaine, à laquelle les journaux attribuent 1.000, 1.200 et même 3.000 assistants, il ne semble pas qu'il y ait eu plus de 500 membres. Nous sommes encore plus mal renseignés sur le ton des orateurs et sur le maintien du public. Le fait n'ému de tenir des discours politiques à des gens du peuple paraissait aux conservateurs une folie ou un scandale ; ils relevaient avec indignation les paroles de colère et les scènes de désordre ; ils riaient des séances que les mauvais plaisants s'amusaient à troubler par des interruptions. Les journaux grossissaient ces épisodes violents ou ridicules. L. Reybaud (dans Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques) tournait en caricature les orateurs de clubs les plus connus. Assurément il y eut parfois du bruit, des coups de sifflets, des séances confuses. Mais ce l'ut surtout dans les moments de crise. Le ton habituel des clubs comme des journaux était solennel et déclamatoire, il n'était pas grossier. Les orateurs discouraient plus qu'ils ne discutaient ; les auditeurs, venus pour s'instruire ou s'édifier, écoutaient avec recueillement, comme au sermon. Même à la Société républicaine, où les gens du monde allaient en curieux pour assister à des extravagances, Blanqui parlait toujours les mains gantées et dans une forme littéraire. Quand un journal conservateur (à la fin d'avril) raconta qu'il avait demandé la guillotine, Blanqui le démentit avec force. Les clubs, créés séparément, restèrent d'abord isolés ; les premières adresses au gouvernement furent présentées par un club unique, d'ordinaire celui de Blanqui. Le désir de donner plus de poids aux manifestations les amena à se concerter ; mais il fallut la crise du 17 mars pour créer un organe commun. Les conservateurs, hantés par le souvenir des clubs de la Révolution, et effrayés de voir tant de sociétés politiques ouvertes aux gens du peuple, s'en exagéraient l'influence sur la vie publique. Leurs manifestations firent une forte impression sur la bourgeoisie : mais les clubs ne décidèrent ni les actes du gouvernement ni les votes des électeurs. Leur action consista surtout à exprimer les réclamations qui remplirent les programmes des partis démocratiques, et à répandre dans le public les formules des chefs des écoles socialistes (Considérant, Raspail, Proudhon, Pierre Leroux). En ce sens ils ont contribué à faire l'éducation politique des ouvriers de Paris. En province aussi furent créés des clubs populaires en grand nombre, dans toutes les grandes villes et presque toutes les petites ; l'histoire n'en est pas faite, mais il semble que les clubs ne se formèrent en province qu'après Paris et à l'instar de Paris. III. — L'ENTRÉE DU PEUPLE DANS LA GARDE NATIONALE. LA presse populaire et les clubs bouleversaient les conditions de l'opinion politique : l'équilibre des forces l'ut rompu par la garde nationale populaire. La garde nationale était organisée en légions, bataillons et compagnies, avec des officiers bourgeois et des compagnies d'élite (grenadiers et voltigeurs) distinguées par un uniforme spécial ; elle n'admettait que les hommes en état de se procurer à leurs frais leur uniforme et leurs armes. C'était une force bourgeoise destinée à défendre l'ordre et la monarchie contre les émeutiers républicains. Ce régime, inconciliable avec le suffrage universel, fut aboli par le décret du 8 mars. Considérant qu'il est indispensable que tous les citoyens entrent dans la garde nationale et que toute inégalité disparaisse sous l'uniforme, tous les citoyens devenaient gardes nationaux et devaient être habillés dans le plus bref délai... Mais un décret ne suffisait pas pour transformer une garde bourgeoise en milice populaire. A Paris, d'après une note du gouvernement (18 mars), le nombre des gardes nationaux avait passé de 56.751 à 190.299, et l'augmentation était analogue dans toutes les villes de France. L'ancien cadre ne pouvait pas recevoir un tel nombre d'hommes ; on décida de refondre les anciennes compagnies, et de faire élire tous les officiers par leurs hommes, sauf les généraux et les colonels. Les nouveaux gardes nationaux n'avaient pas les moyens de s'équiper à leurs frais ; il fallait leur fournir les armes et les uniformes. Le Gouvernement provisoire l'essaya à Paris, mais ses ressources n'y suffirent pas. Le 10 avril seulement, le ministre de la Guerre se crut en état de faire armer toute la garde nationale de Paris, soit avec des fusils à silex, soit avec des fusils à piston que les gardes nationaux s'engageront à échanger plus tard contre des fusils à silex. Le lendemain, ayant dressé l'état des fusils disponibles, il n'en trouva que 106.470. Pour les uniformes, le gouvernement chargea (10 mars) le maire de s'entendre avec le général de la garde nationale, Le travail l'ut confié aux ouvriers tailleurs sans ouvrage réunis en atelier national dans la prison pour dettes de Clichy devenue vacante ; mais ils n'en purent confectionner qu'une très petite quantité. En province, la réorganisation de la garde nationale se fit séparément dans chaque ville, et l'histoire n'en est pas exactement connue. Le décret du S mars ordonnait aux municipalités de faire un appel au patriotisme des compagnies existantes pour ouvrir une souscription, qui permettrait d'équiper les nouveaux gardes nationaux. En fait, il semble qu'on renonça partout à donner un uniforme aux ouvriers. Pour les armes, on employa différents procédés. A Reims, où la municipalité nouvelle tenait à armer sans retard des ouvriers sûrs pour collaborer à la défense des usines menacées, elle mit en réquisition toutes les armes des particuliers ; 400 ouvriers, venus volontairement à l'appel de la municipalité, furent armés et répartis dans les anciennes compagnies. Dans d'autres villes, on ordonna aux gardes nationaux possesseurs de leurs armes de les verser dans un dépôt, où les citoyens chargés du service de garde national viendraient les prendre chaque jour et les remettre le soir. Mais la mise en commun des fusils était demandée par les gardes nationaux ouvriers, et les gardes nationaux bourgeois ne la pratiquaient pas volontiers. Ce fut dans les villes industrielles, à Rouen, à Limoges, une des causes du conflit entre les classes. IV. — LES ATELIERS NATIONAUX LE gouvernement avait tenu ses promesses (du 25 et du 28 février) aux ouvriers de Paris en créant (par un décret du 26) les ateliers nationaux pour leur fournir du travail, la Commission du gouvernement pour étudier les moyens d'améliorer leur sort. Ateliers nationaux, c'était la formule de Louis Blanc, et lui-même présidait la Commission. Ces deux institutions parurent à la bourgeoisie des innovations socialistes, symboles de la victoire des révolutionnaires. Le gouvernement, par le décret du 25, s'était engagé, suivant la formule de Fourier, il garantir le travail à tous les citoyens. Les ouvriers de Paris se trouvaient sans ouvrage et sans ressources : le gouvernement, leur fournit du travail et des moyens d'existence, en ordonnant e l'établissement immédiat d'ateliers nationaux e. C'était en apparence le triomphe de L. Blanc. Son plan était de fournir aux ouvriers d'un même métier le capital nécessaire pour acquérir un atelier de leur profession, atelier national en ce sens que la nation en ferait les frais. Les ouvriers pourraient, suivant la formule du décret du 25, s'associer entre eux pour le gérer à leur profit, et jouir du bénéfice de leur travail. Ce fut il peu près le régime de l'atelier des tailleurs de Clichy, et des ateliers de selliers et de passementiers qui travaillèrent aux fournitures commandées par l'État pour la garde nationale. Mais Marie, ministre des Travaux publics, chargé de l'exécution du décret, ne se souciait pas de faire une expérience socialiste. Il adopta le vieux procédé, employé dès le XVIIIe siècle sous le nom significatif d'atelier de charité, que plusieurs villes industrielles venaient de reprendre pendant la crise de 1847 : c'étaient des chantiers où on occupait les chômeurs, sans distinction de métier, à des travaux de terrassement qui n'exigeaient aucun apprentissage. En désignant le ministre des Travaux publics, le gouvernement maintenait implicitement cette l'orme détournée d'assistance par le travail il l'avait choisie (dit Garnier-Pagès) comme l'expédient le plus prompt et le moins coûteux, parce qu'il n'obligeait pas il acheter de matière première. Les ateliers nationaux ne devaient être que des chantiers de charité, où les ouvriers employés comme terrassiers recevraient un secours d'indigent. Un décret (du 27),
ordonna des travaux, une proclamation Aux ouvriers
(du 18), les annonça pour le 1er mars.
Les maires de Paris devaient recevoir les demandes et diriger les ouvriers vers les chantiers. Le salaire serait uniforme, 2
francs par jour. Le travail consista d'abord à replanter les arbres du
boulevard, et à exhausser la gare de l'Ouest. Les ouvriers affluèrent. Ou ne
leur demandait qu'un certificat de leur logeur visé par le commissaire de
police du quartier ; bientôt il en vint des villes de province. Le nombre
n'est connu par aucun recensement certain ; le directeur, entré en fonctions
à la lin de mai, l'évalua approximativement à 6.100 jusqu'au 15 mars, 23.000
du 15 au 31, 36.500 dans la première quinzaine d'avril. Cette masse d'hommes rassemblés devint vite embarrassante. Un ancien élève de l'École centrale, Émile Thomas, proposa à Marie de les embrigader dans une forme militaire. Un décret rédigé en dehors du Conseil, sans prévenir Louis Blanc, créa un bureau central pour l'organisation des ateliers nationaux de la Seine, installé au parc Monceau, et relevant à la fois du ministre des Travaux publics et du maire de Paris. Ce fut un bureau de placement gratuit, où les mairies devaient envoyer quiconque demandait du travail. É. Thomas, nommé commissaire de la République, forma avec ses camarades de l'École centrale un personnel d'un directeur, de 4 sous-directeurs et de chefs de service, et distribua les ouvriers dans des cadres : l'escouade de 10 hommes commandée par un chef, la brigade de 5 escouades commandée par un brigadier pourvu d'un guidon (56 hommes), la lieutenance de 4 brigades (224 hommes) commandée par un lieutenant, la compagnie (900 hommes), pourvue d'un drapeau, le service formé de plusieurs compagnies. Les chefs d'escouade et les brigadiers étaient seuls élus par les ouvriers, et avaient un salaire plus élevé (2 fr. 50 et 3 fr.). Le salaire était payé à la journée ; payé à la Vielle, il eût rapporté beaucoup plus au terrassier professionnel qu'à l'ouvrier d'art. Les travaux dans Paris furent bientôt achevés ; pour éloigner les ouvriers, on les envoya au Champ-de-Mars, où l'on n'eut bientôt plus de travail utile à faire peut-être les ingénieurs sortis de l'École polytechnique mirent-ils peu d'empressement à trouver des travaux pour un corps dirigé par des élèves de l'École centrale —. Le nombre des inscrits s'étant accru, on créa deux catégories, les travailleurs en activité au salaire de 2 francs, les travailleurs en disponibilité au salaire de 1 fr. 50 (réduit après le 15 mars à 1 fr.). Chacun avait par semaine 3 jours d'activité (depuis le 16 avril 2 jours) : ce ne fut plus qu'une aumône déguisée, qui ne comportait même plus un travail effectif. L'Atelier, organe des ouvriers modérés, expliqua (4 juin) qu'ils avaient toujours protesté contre les chantiers du Champ-de-Mars, où l'on ne faisait que jouer au bouchon ou dormir au soleil. Louis Blanc a décliné toute responsabilité dans ces ateliers nationaux, dont on le croyait le père. Il a dit (le 25 août, à l'Assemblée) : La vérité... c'est que les ateliers nationaux... non seulement n'ont pas été organisés par moi, mais ont été organisés contre moi.... Jamais... je n'ai mis les pieds dans un atelier national. L'association de Clichy... l'association... des ouvriers selliers et des passementiers étaient des associations qui n'avaient rien de commun avec les ateliers nationaux. Le directeur É. Thomas raconte qu'il proposa à Marie de donner des subventions aux industriels qui continueraient à. faire travailler leurs ouvriers dans leurs ateliers ; Marie, dit-il, refusa. L'intention bien arrêtée du gouvernement avait été de laisser s'accomplir cette expérience.... elle ne pouvait avoir que de bons résultats, parce qu'elle démontrerait aux ouvriers eux-mêmes tout le vide et la fausseté de ces théories inapplicables... ; leur idolâtrie pour M. Louis Blanc s'écroulerait toute seule. Marie lui-même n écrit : Je n'étais pas socialiste. Je n'ai jamais cru au droit au travail.... Le décret qui proclamait le droit au travail ne pouvait donc pas trouver en moi un serviteur dévoilé et obéissant. Le décret du ri février, dont l'exécution avait été confiée à lues soins, ne pouvait pas non plus are compris dans cet esprit. Le gouvernement n'avait vu dans les ateliers nationaux qu'un expédient temporaire pour immobiliser la masse dangereuse des gens sans travail ; il avait évité de leur donner une organisation rationnelle qui eût risqué d'aboutir à une forme durable d'association ouvrière conforme a une théorie socialiste. Et même il semble avoir tenté d'opposer ses ouvriers embrigadés aux ouvriers libres partisans de L. Blanc. Lamartine l'a dit nettement : Marie en fit une armée prétorienne mais oisive dans les mains du pouvoir. Bien loin d'être à la solde de L. Blanc, comme on l'a dit, ils étaient inspirés par l'esprit de ses adversaires. Garnier-Pagès a écrit : Commandés... par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie antisocialiste du gouvernement, ces ateliers contrebalancèrent jusqu'à l'arrivée de l'Assemblée nationale les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Pour tenir ses ouvriers séparés des autres, la Direction des ateliers nationaux créa un club central des ateliers nationaux, formé de délégués élus (1 par 2 brigades) et de représentants de l'autorité, chefs de compagnie et chers de service. Aux élections pour l'Assemblée, les ouvriers dirigés par Louis Blanc et la Commission du Luxembourg votèrent pour la liste socialiste ouvrière, les ouvriers des ateliers nationaux pour la liste du gouvernement. M. G. Renard, leur appliquant une expression contemporaine, les appelle des jaunes. Plusieurs villes recueillirent les ouvriers sans travail dans des chantiers entretenus aux frais de la ville. On en créa dans les grandes villes, à Lyon. Marseille, Rouen, Nantes, Reims, Lille et quelques villes industrielles du Nord. Appelés simplement chantiers ou ateliers communaux ; ils devinrent des centres de propagande démocratique. V. — LA COMMISSION DU LUXEMBOURG. CRÉÉE le 28 mars, la Commission du gouvernement pour les travailleurs fut installée au Luxembourg dans la salle de la Chambre des pairs. Louis Blanc, nommé président, convoqua les délégués des différents métiers pour entendre leurs réclamations urgentes et préparer la solution des questions du travail. La première réunion (1er mars) fut formée d'environ 200 ouvriers venus sans élection régulière pour représenter leurs camarades ; ils réclamèrent aussitôt la réforme qui les touchait le plus, pour laquelle ils avaient fait la grande grève de 1840, la réduction de la journée de travail ; les ouvriers du bâtiment y joignirent l'abolition du marchandage, intermédiaire entre l'entrepreneur et l'ouvrier. Le gouvernement transcrivit leur demande dans un décret (2 mars) : Sur le rapport de la Commission du gouvernement pour les travailleurs. Considérant : 1° Qu'un travail manuel trop prolongé non seulement ruine la santé des travailleurs, mais encore, en l'empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l'homme. 2° Que l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers dits marchandeurs ou tacherons est essentiellement injuste, vexatoire et contraire au principe de la fraternité. Le gouvernement décrète : 1° La journée de travail est diminuée d'une heure. A Paris, où elle était de onze heures, elle est réduite à dix, en province de douze à onze. 2° L'exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs, ou marchandage, est abolie. C'était la première fois en France que l'État intervenait par des motifs d'humanité pour régler les conditions du travail des adultes. Mais ce premier acte de législation ouvrière était dépourvu de sanction. Les ouvriers se plaignirent bientôt que les patrons n'en tinssent pas compte ; le gouvernement le compléta (21 mars) par une pénalité, l'amende et, en cas de double récidive, la prison. Mais ces sanctions ne lurent pas appliquées. Louis Blanc voulut faire de la Commission du Luxembourg une représentation du monde du travail. Il engagea chaque corps de métier — on appelait de ce vieux nom les ouvriers de chaque profession — à choisir 3 délégués ; l'opération se fit à l'amiable. Le 10 mars, furent réunis les délégués ouvriers (212, dont quelques femmes). Louis Blanc exprima sa joie de pouvoir travailler à la réalisation des idées que jusqu'alors il n'avait pu confier qu'à des livres. Il fit tirer au sort 10 délégués pour former un Comité permanent. Il faisait appel, non à l'antagonisme des classes, mais à la conciliation. Considérant que le rapprochement des conditions et un loyal examen des droits, des devoirs de chacun amèneront naturellement, par le fraternel accord des volontés, les solutions les plus désirables, parce qu'au fond tous les intérêts sont solidaires... La Commission fut composée par moitié d'ouvriers et de patrons. Le 17 mars, Louis Blanc réunit les 231 délégués des patrons, leur annonça le bonheur de tous par l'association de tous, et leur fit désigner leurs représentants au Comité permanent. Il y fit entrer aussi quelques hommes d'étude, économistes de tendance socialiste ou démocratique (Considérant le fouriériste, Vidal, Pecqueur), que dès le 3 mars il avait invités à venir prendre part aux discussions. La Commission n'avait pas d'argent pour les frais d'une mesure pratique ; L. Blanc l'appelait une conférence sur la faim faite devant des affamés ; elle n'agissait que par la persuasion. Sou œuvre consista en discours pour l'instruction sociale du public, en conseils donnés aux patrons et aux ouvriers, en projets pour le gouvernement. Les discours, prononcés surtout par L. Blanc, en comité ou en assemblée générale, étaient sténographiés et publiés au Moniteur ; ils firent connaître à toute la France les principes et les projets de L. Blanc. L'idéal vers lequel la société doit se mettre en marche est de produire selon ses forces et de consommer selon ses besoins. Il faut remplacer l'isolement et la concurrence par l'association entre les ouvriers. Ce qui leur a manque, c'étaient les instruments de production. Maintenant que les patrons se déclarent hors d'état de faire marcher leurs ateliers, l'État peut les leur racheter : il paierait, non en argent, mais en obligations portant intérêts et remettrait chaque établissement à une association d'ouvriers qui travailleraient comme des frères unis. Chacun recevrait un salaire uniforme, car la supériorité d'intelligence ne constitue pas plus un droit que la supériorité musculaire. Après avoir prélevé le prix des salaires, les frais d'entretien, l'intérêt du capital, le bénéfice serait, réparti par quarts : 1° amortissement du capital à rembourser au propriétaire : 2° fonds de secours aux malades, vieillards, victimes d'accidents : 3° fonds de réserve pour créer d'autres établissements : 4° partage entre les ouvriers (Discours du 20 mars). A l'objection d'un patron : Quelle sera la récompense du travailleur qui se sera distingué par son activité ? L. Blanc répondit : L'estime, l'honneur, la récompense du soldat sur le champ de bataille. Il voulait remplacer l'intérêt par le point d'honneur du travail, et proposait de mettre dans l'atelier cette inscription : Dans une association de frères qui travaillent, tout paresseux est un voleur. Il admettait provisoirement l'inégalité des salaires, mais croyait qu'un régime d'association et d'étroite solidarité amènerait l'égalité qui assurerait à chacun le maximum des salaires d'aujourd'hui. L. Blanc rêvait pour sa Commission un rôle plus actif. Il fit savoir par la voix du Moniteur (29 mars) que des demandes d'arbitrage lui étaient adressées de toutes parts par les travailleurs et les patrons ; de cette mutuelle confiance sort presque toujours la conciliation. Y eut-il (comme il l'a dit) des conciliations sans nombre opérées au Luxembourg ? On connaît du moins quelques conventions conclues entre délégués de patrons et d'ouvriers sous la médiation du Comité pour fixer un tarif de salaire entre les fabricants de papiers peints et leurs ouvriers (1er avril), — entre entrepreneurs et cochers de voitures (1er avril), — entrepreneurs de maçonnerie et ouvriers scieurs de pierre, — marchands de bois et débardeurs du port, — patrons et ouvriers plombiers-zingueurs. On les cite souvent comme les plus anciens précédents en France du procédé de l'arbitrage. L'Exposé général des travaux du Comité, rédigé par Vidal et Pecqueur et publié au Moniteur, fut le testament de la Commission du Luxembourg. L'édifice économique du passé craque de toutes parts, la société telle que l'ont faite la concurrence et l'isolement est presque impossible. Il faut donc créer un ministère du Travail, pour préparer la Révolution sociale pacifiquement. L'État reprendra les chemins de fer, les usines, les assurances, les banques. Il en emploiera les produits à acheter les établissements des patrons et à créer des centres de production où toute la portion déclassée, inoccupée et nécessiteuse de la population peut are admise immédiatement. Il créera des colonies agricoles (suivant le système de Fourier), avec le partage des bénéfices en quarts (suivant la formule de L. Blanc). Les ouvriers s'organiseront en associations. Le commerce sera centralisé dans des entrepôts généraux desservis par des bazars qui vendront au détail au prix de revient augmenté de 5 p. 100. L'argent sera remplacé par un papier-monnaie, l'État seul sera le banquier du peuple. Ces projets inquiétèrent même les républicains. Arago dit plus tard à la Commission d'enquête : Les théories du Luxembourg ont été funestes, elles ont fait naître des espérances qu'il était impossible de satisfaire. |