HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉPUBLIQUE.

 

 

I. — LES CONDITIONS SOCIALES ET POLITIQUES DE LA RÉVOLUTION.

LA Révolution de 1848, si grosse de conséquences imprévues, nous est à peine intelligible aujourd'hui ; car la génération qui l'a faite, bien que placée à égale distance entre la Révolution française et notre époque, vivait dans une condition sociale et politique bien plus proche du XVIIIe siècle que du XXe.

En cet âge antérieur aux chemins de fer et à la télégraphie électrique, temps de communications lentes et de déplacements rares, les Français, même des classes aisées, sont encore enfermés dans un cercle étroit d'habitudes et d'idées traditionnelles qui se renouvellent très lentement. La production économique reste liée aux procédés antiques : en agriculture. la jachère, les prairies naturelles, le fumier de ferme ; en industrie, le travail à la main des artisans ou des ouvriers à domicile ; la grande industrie naissante n'use qu'exceptionnellement des machines. La division de la société en classes est accentuée par la différence de costume, de manières et de langage entre le peuple et la bourgeoisie.

L'instruction est très médiocre dans toutes les classes. Le tiers des hommes, les trois quarts des femmes n'ont même pas appris à lire. Les paysans et les ouvriers ne lisent pas, il n'y a pas de journaux populaires, les livres sont encore un luxe. Les bourgeois et les nobles ont reçu l'instruction classique formelle dont ils retiennent quelques souvenirs littéraires, mal complétée par les journaux, pauvres de contenu.

La vie politique, réservée aux classes aisées, qui forment le corps électoral et la garde nationale, n'a jamais été active ; elle est engourdie depuis 1840 par la pression gouvernementale. La bourgeoisie elle-même, qui a le monopole du pouvoir, a peu d'instruction politique ; elle ne sait presque rien ni de l'étranger, ni du passé de la France, ni de la réalité présente. Tout le reste de la nation est tenu à l'écart de la vie publique, et même de l'administration locale. Les bourgeois, le clergé, les ouvriers, les paysans sont mécontents, pour des motifs différents, mais l'opposition politique se réduit à un mécontentement vague. On a discuté si la monarchie de juillet a été emportée par un mouvement profond ou brisée par un accident superficiel ; la Révolution prouve du moins que la machine politique était en équilibre instable ; l'assaut a été donné par une très petite minorité qui ne savait même pas précisément ce qu'elle voulait, mais la majorité est restée inerte, et le personnel monarchique s'est senti si impopulaire qu'il n'a pas osé résister.

La place abandonnée par la bourgeoisie royaliste a été prise par les hommes de 48, pleins de bonne volonté et dépourvus d'expérience. Leurs idées théoriques consistaient en doctrines juridiques apprises à l'École de droit ou en formules humanitaires répandues par les écoles socialistes. La compression qui pesait sur la presse et les associations ne leur avait laissé faire aucun apprentissage politique par la discussion. Le romantisme les habituait aux effusions de sentiments vagues et au lyrisme grandiloquent ; leur naïveté les faisait prompts à l'enthousiasme et à l'indignation, ignorants des forces réelles et des procédés d'action de la vie pratique.

La sagesse politique de ce temps se résumait dans la devise Ordre et liberté, commune aux orléanistes et aux républicains. La France avait souffert tantôt d'un excès d'autorité, tantôt d'une licence désordonnée ; le remède était un équilibre entre l'ordre indispensable à la vie sociale et la liberté nécessaire au progrès. Mais par quels moyens l'établir ? et dans quelle mesure ? Cette génération, habituée à voir la garde nationale intervenir dans la politique, n'éprouvait pas de scrupule à faire défendre les droits civiques par les citoyens en armes, même contre le gouvernement, et ne s'interdisait pas le recours à l'insurrection. Cependant, sauf le petit groupe blanquiste prêt à imposer par un coup de force la dictature du prolétariat, les républicains eux-mêmes désiraient s'en tenir aux procédés légaux et aux manifestations pacifiques.

Tous reprochaient à la monarchie censitaire d'avoir négligé le peuple, et jugeaient nécessaire d'améliorer le sort des travailleurs. Mais, sur la voie à suivre, un désaccord profond les divisait en deux camps. Les modérés et les timorés, préoccupés de préserver l'ordre social contre le danger d'expériences subversives, voulaient une révolution  purement politique ; la république démocratique fondée sur le suffrage universel suffirait à fournir au peuple l'instrument pour transformer sa condition. Les démocrates ardents, résolus à des innovations immédiates, réclamaient la révolution sociale pour calmer les souffrances et les colères des ouvriers, sans préciser le rôle de l'État dans cette transformation économique.

Pour la première fois en France les hommes politiques s'intéressaient aux classes populaires, mais sans les connaitre. La masse ouvrière, paralysée par la surveillance de la police, n'avait ni organes pour se faire connaître ni groupements pour se concerter et prendre conscience de ses intérêts et de ses désirs. Aujourd'hui que le journal, le roman, la littérature sociale ont familiarisé le public français avec la vie et les sentiments des travailleurs manuels, nous avons peine à nous représenter combien les bourgeois d'alors comprenaient mal les paysans qu'ils voyaient à la campagne et au marché, les ouvriers qui habitaient les étages supérieurs de leurs maisons. Les conservateurs se les figuraient avides de pillage et de massacre, et croyaient que les partageux communistes voulaient mettre les terres en commun pour les partager ; ils ne se rassurèrent même pas après avoir vu les gens du peuple respectueux de la religion et de l'instruction, toujours prêts à accepter pour chefs les notables bourgeois. Mais les démocrates qui s'apitoyaient sur les misères des travailleurs, même ceux qui les avaient visités comme médecins ou défendus comme avocats, ne connaissaient guère mieux leurs peines, leurs travaux, leurs réclamations. Les chefs d'écoles socialistes eux-mêmes n'étaient pas en relations personnelles avec les ouvriers.

Les hommes investis par une révolution imprévue d'un pouvoir illimité se trou vinent brusquement contraints d'improviser la solution de tous les problèmes pratiques posés par la transformation démocratique des institutions, sans autre guide que des doctrines abstraites exprimées dans une langue vague. L'inexpérience enthousiaste, la candeur des sentiments, la bonne volonté innocente qui font le charme des hommes de 48 se combinaient avec la confusion de leurs idées pour rendre leur conduite désordonnée à l'instant où le désarroi de la société donnait à l'action des individus une puissance exceptionnelle. Leurs actes, accomplis sans but précis, au moyen de forces obscures, parmi des dangers imprévus, au hasard des impulsions irréfléchies ou des contraintes du moment, ont eu des conséquences décisives pour le sort de la France. L'historien, pour les rendre intelligibles, est obligé de les exposer jusque dans le détail des accidents individuels, et de s'efforcer d'en préciser les motifs, au risque parfois d'en fausser le sens.

 

II. — L'INSTALLATION DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

PENDANT que la Chambre des députés tentait d'établir la régence pour sauver la monarchie, la foule, envahissant la salle des séances, mit fin à la royauté, et du même coup écarta du pouvoir le personnel de l'opposition royaliste. Thiers et Odilon Barrot, ministres in extremis de Louis-Philippe, n'avaient pas même eu le temps d'entrer en fonctions. Le gouvernement légal étant détruit, la place restait libre pour un régime nouveau.

En attendant l'Assemblée, seule qualifiée pour donner à la France, un gouvernement définitif, on créa un Gouvernement provisoire. Ce fut en apparence une résolution improvisée par la foule dans le tumulte de la salle envahie. Mais elle avait été préparée par une réunion tenue avant midi aux bureaux du National, organe des républicains bourgeois. Le Comité de direction avait dressé d'abord une liste de six noms, trois députés républicains (Arago, Marie, Garnier-Pagès), Marrast, rédacteur en chef du National, Lamartine, O. Barrot ; il avait écarté Ledru-Rollin de peur d'effrayer la bourgeoisie. Mais la foule, réunie sous les fenêtres, avait envahi les bureaux et dressé des listes différentes, sans Marrast ni Barrot, avec Ledru-Rollin, Crémieux, Dupont.

A la tribune de la Chambre, Lamartine annonça :

Le gouvernement aura pour mission : 1° d'établir la trêve indispensable et la paix publique entre les citoyens ; 2° de préparer à l'instant les mesures nécessaires pour convoquer le pays tout entier... et pour consulter... tout ce qui porte dans son titre d'homme le droit de citoyen....

Le vieux Dupont (de l'Eure), installé au fauteuil du président, lut la liste du National. Il fut interrompu, après le cinquième nom, par les cris : La République ! A l'Hôtel de Ville ! Une partie de la foule sortit avec Lamartine. Ledru-Rollin, monté à la tribune, reprit la liste. Nous ne pouvons pas, dit-il, présenter à la France des noms qui ne seraient pas approuvés par vous. Alors, improvisant un simulacre d'élection par le peuple, il lut les noms un à un. La foule criait : Oui ou Non ; les sténographes prenaient note.

Les quatre premiers noms étaient connus et populaires. Dupont, né en 1707, membre du Conseil des Cinq cents, collègue de Laffitte en 1830, vénérable relique de la première Révolution, patriarche de la démocratie, respecté pour sa vie intègre, représentait la tradition républicaine. — Lamartine, dont le nom illustre devait servir à rassurer la bourgeoisie française et les gouvernements d'Europe, venait de conquérir aussi le peuple républicain de Paris par son Histoire des Girondins (parue en 1847). — Arago, célèbre astronome, membre de l'Institut, depuis son discours aux ouvriers en 1840, apparaissait comme le savant qui s'intéresse aux misères du peuple. — Ledru-Rollin, orateur populaire, à la stature athlétique, à la voix puissante, défenseur des accusés républicains, fondateur de la Réforme, adversaire déclaré de la monarchie, organisateur de la campagne des banquets, avait gagné la confiance des ouvriers en réclamant le suffrage universel et les réformes sociales. Les trois autres étaient beaucoup moins connus. Marie et Crémieux, tous deux avocats, tout à fait étrangers au monde des ouvriers, conservaient des sympathies dans le peuple de Paris pour avoir défendu les accusés politiques républicains. Garnier-Pagès, ancien courtier de commerce à Paris, se recommandait surtout par le nom de son frère utérin, chef du parti républicain, mort en 1841. Quand son nom fut proclamé, on cria : Non ! Ce n'est pas le bon ! il est mort !

La Révolution était parisienne. Elle paraissait incomplète tant qu'elle ne serait pas proclamée au siège de la municipalité de Paris. Pendant que Lamartine parlait, on criait : Il faut conduire le Gouvernement provisoire à l'Hôtel de Ville ! C'était la tradition de 1830. Ledru-Rollin annonça donc que la séance allait être levée, pour se rendre au sein du gouvernement. Il fut admis sans discussion que le Gouvernement provisoire siégerait à l'Hôtel de Ville ; il devait à la fois gouverner la France et administrer la ville de Paris.

La Révolution était républicaine. Aux Tuileries, la foule saccageait les appartements du Roi et détruisait le trône, emblème de la royauté. A la Chambre on criait : La République !... La République ! Quand Ledru-Rollin cessa de parler, un polytechnicien déclara : Vous voyez qu'aucun des membres de votre Gouvernement provisoire ne veut la République. Nous serons trompés comme en 1830. Le souvenir de la révolution manquée en 1830 rendait méfiant le peuple de Paris ; il voulait la République, et croyait que les hommes politiques cherchaient à la lui escamoter. Pour empêcher cet escamotage, la foule afflua vers l'Hôtel de Ville où allait se décider la forme du gouvernement.

Pendant ce temps les révolutionnaires et les socialistes, réunis dans les bureaux de la Réforme, l'organe de leur opinion, dressaient une autre liste. Ils y mettaient cinq députés (en excluant Dupont et Crémieux) et trois journalistes : Armand Marrast, rédacteur en chef du National, Flocon, secrétaire de rédaction de la Réforme, Louis Blanc, un des rédacteurs de la Réforme, populaire dans le monde ouvrier comme auteur de l'Organisation du travail. On proposa d'ajouter un ouvrier ; les insurgés donnèrent le nom d'Albert : on le mit sur la liste. Martin, dit Albert., ouvrier mécanicien, était connu des révolutionnaires comme chef des Saisons, la seule société secrète républicaine qui survécût encore. La réunion décida ensuite d'occuper les deux postes annexes du gouvernement les plus importants en temps de révolution. Étienne Arago, un des chefs des insurrections républicaines de 1832, à 1834, beaucoup plus révolutionnaire que son frère l'astronome, alla à l'Hôtel des postes. Caussidière, ancien insurgé de Lyon, alla avec son compatriote Sobrier s'installer à la préfecture de police ; le soir. il fit réunir les chefs des barricades et les constitua en une garde armée.

Une quinzaine de conseillers municipaux, réunis vers deux heures dans la salle des délibérations, bientôt envahie par la foule, avaient nommé une commission de quatre, qui avait rédigé une proclamation pour annoncer que le conseil, en l'absence de tout pouvoir régulier, avisait aux moyens d'arrêter l'effusion du sang et d'obtenir le respect des monuments et des propriétés. Mais les insurgés, au nom du peuple de Paris, déclarèrent la mairie de Paris rétablie, et proclamèrent Garnier-Pagès maire avec deux adjoints ; les conseillers se retirèrent.

Les membres du gouvernement se rendirent isolément à l'Hôtel de Ville. Les députés proclamés à la Chambre y arrivèrent d'abord. Une foule compacte couvrait la place et le perron et remplissait l'escalier et les grandes salles (du Trône et Saint-Jean). On tirait des coups de fusil sur les gardes municipaux, on criait : Vive la République ! Dans ce tumulte s'improvisa un groupe de quatorze délégués du peuple (1 pour chacun des 12 arrondissements, 2 pour la banlieue), presque tous des bourgeois. On leur donna — ou ils se donnèrent la mission de maintenir l'ordre dans l'Hôtel de Ville et de faire proclamer la République ; ils élurent un président, et reçurent les députations qui de la part de la foule restée au dehors demandaient à voir les nouveaux gouvernants. Les membres du gouvernement venus de la Chambre, séparés sur les quais par la foule, entrèrent un à un en perçant à grand'peine la cohue. Ils trouvèrent la salle du conseil envahie, et furent refoulés peu à peu jusqu'au fond de l'Hôtel de Ville dans le cabinet du secrétaire général, à l'angle de la rue Tixeranderie (aujourd'hui détruite). Le président des délégués vint les avertir que la foule, entassée dans la salle Saint-Jean, demandait à les entendre. Chacun à son tour fut introduit, pour faire sa déclaration de principes devant le peuple. Le vieux Dupont (de l'Eure), épuisé de fatigue, fut emporté sans avoir rien dit ; à Arago on ne demanda que quelques mots ; les autres parlèrent plus longuement. Revenus dans le cabinet, ils barricadèrent la porte avec des meubles et, vers sept heures, procédèrent au partage des ministères. Ledru-Rollin prit l'Intérieur, Lamartine les Affaires étrangères, Crémieux la Justice, Arago la Marine, Marie les Travaux publics, Dupont fut président du Gouvernement provisoire, Garnier-Pagès, maire de Paris. On donna les autres ministères à des amis du National, au banquier Goudchaux les Finances, à Bethmont le Commerce et l'Agriculture, à Carnot l'Instruction publique. La Guerre fut offerte à Lamoricière, qui refusa.

Le partage était fait quand arrivèrent les journalistes nommés par la réunion tenue dans les bureaux de la Réforme. Louis Blanc déclara qu'ils avaient été désignés à la Réforme et ratifiés par le peuple. Les membres déjà installés les reçurent froidement, mais n'osèrent pas les repousser, de peur d'irriter les ouvriers. Garnier-Pagès, d'un air amical et familier, dit Louis Blanc, prononça le mot de secrétaires. Par un compromis accepté des deux parts, les hommes de la Réforme entrèrent dans le gouvernement avec ce titre subalterne et vague de secrétaires. La proclamation officielle qui lit connaître la composition du Gouvernement provisoire, après avoir énuméré les sept députés, ajoutait : Ce gouvernement a pour secrétaires Marrast, Louis Blanc, Flocon et Aubert (sic). Mais les secrétaires, dès le 26 février, réclamèrent et obtinrent d'être traités en égaux ; on les admit à délibérer dans le Conseil avec voix égale et à prendre le titre de membre du Gouvernement provisoire, et on décida que les actes du gouvernement porteraient les noms de tous les membres, énumérés sans ordre fixe.

La fusion des listes du National et de la Réforme donnait le gouvernement de la France à une coalition de républicains de tendances très différentes. Les hommes du National, qui formaient la majorité, bornaient la Révolution à remplacer la monarchie censitaire par une république à suffrage universel. Les socialistes déclarés, L. Blanc et Albert, voulaient profiter de la Révolution pour faire sortir les ouvriers de la condition misérable de salariés, en organisant le travail par des procédés qu'il restait à découvrir. Ledru-Rollin et Flocon, habitués à parler dans la Réforme de la question sociale, formaient la transition entre les républicains et les socialistes ; ils déclaraient vouloir améliorer le sort des travailleurs s'ils en trouvaient les moyens, mais sans aller jusqu'à une transformation radicale de la société.

Cet assemblage de noms disparates amenait au gouvernement les sympathies dont il avait besoin pour se faire accepter. Lamartine rassurait la bourgeoisie. Albert, si complètement inconnu que son nom fut estropié par le Moniteur et qu'on refusa le premier jour de le laisser entrer à l'Hôtel de Ville, symbolisait l'entrée au pouvoir des travailleurs manuels. C'était une si grande nouveauté qu'elle parut à peine croyable : Albert l'ouvrier passa en province pour un personnage imaginaire. A Paris, où on le voyait, sa tenue correcte, sa figure sévère et silencieuse ne répondaient pas à l'image que la bourgeoisie se faisait alors de l'ouvrier. On lui contesta même sa qualité, et il se crut obligé (avant les élections d'avril) de publier des attestations de l'atelier où il avait travaillé.

Le gouvernement, le soir mène, s'occupa de rédiger une proclamation pour faire connaître à la France la Révolution et les noms de ses gouvernants ; on discuta vivement sur le nom à donner au régime. Lamartine, soutenu par les hommes du National, demandait, par respect pour le principe de la souveraineté du peuple, de réserver la décision définitive à l'Assemblée : Paris n'était pas la France, et n'avait pas le droit de décider. Les hommes de la Réforme voulaient faire proclamer la République. La foule maîtresse de l'Hôtel de Ville, pour empêcher les bourgeois d'escamoter la République, exigeait qu'elle fût proclamée tout de suite. Lamartine proposa une transaction :

Bien que le Gouvernement provisoire... préfère la forme républicaine, ni le peuple de Paris ni le gouvernement ne prétendent substituer leur opinion à l'opinion des citoyens, qui seront consultés sur la forme définitive du gouvernement qui proclamera la souveraineté du peuple.

Louis Blanc, au lieu de préfère, fit adopter soit pour. Puis, tandis que Lamartine allait haranguer la foule dans la salle Saint-Jean, il descendit au pied de l'escalier sur la place et cria : Le Gouvernement provisoire veut la République ! Des ouvriers écrivirent au charbon sur une bande de toile : La République une et indivisible est proclamée en France, et la déployèrent devant l'Hôtel de Ville è la lueur des flambeaux. Quand la proclamation revint de l'imprimerie, Crémieux fit résumer la formule en une phrase plus affirmative : Le Gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification par le peuple, qui sera immédiatement consulté. Une autre proclamation, venue de la préfecture de police, signée Albert. L. Blanc, Garnier-Pagès, disait : La volonté du peuple a proclamé la République. Le Gouvernement provisoire la déclare constituée.

Après minuit le gouvernement se partagea : quelques membres rentrèrent se coucher ; les autres restèrent en permanence toute la nuit. Le 25 février, avec le jour, la foule envahit de nouveau la place et les salles de l'Hôtel de Ville, réclamant la République. Pour calmer les défiances, on afficha un placard signé Garnier-Pagès maire, Louis Blanc secrétaire : Le Gouvernement provisoire de la République invite les citoyens de Paris è se défier de tous les bruits que feraient courir des gens mal intentionnés. La République est proclamée. Par la volonté du peuple de Paris, la France était mise officiellement en république ; on ne lui laissait que le droit théorique de ratifier la décision de Paris.

 

III. — LA PROCLAMATION DU DROIT AU TRAVAIL (25 FÉVRIER).

LE Gouvernement provisoire, à l'Hôtel de Ville, ne disposait d'aucune force matérielle. Il ne restait plus dans Paris ni troupes ni police, toutes les casernes avaient été envahies, les soldats désarmés, les fusils distribués aux insurgés ; les gardes municipaux, licenciés par un décret, n'osaient plus se montrer. Le général Bedeau, pour maintenir les communications avec les commandants de troupes, avait demandé des polytechniciens, seuls uniformes respectés par la foule.

Caussidière occupait la préfecture de police avec ses insurgés, les Montagnards, armés de sabres et de pistolets, portant pour insignes un brassard et une ceinture rouges. Il refusait de recevoir les ordres du maire, et par une proclamation recommandait au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions et son attitude révolutionnaire. Les barricades restaient donc en place, les insurgés continuaient les factions et les patrouilles. Une foule confuse de gardes nationaux et d'hommes du peuple emplissait tout l'Hôtel de Ville, les cours, les escaliers, les salles ; beaucoup dormaient couchés au hasard sur les dalles, les bancs, les tables, les fauteuils.

Le 25, le gouvernement s'installa dans une salle plus grande autour d'une table ovale ; on déjeunait sur un guéridon. Son premier acte fut de se constituer une force armée. Un arrêté (de 7 heures du matin) créa 24 bataillons de garde nationale mobile formés de volontaires à 1 fr. 30 par jour ; l'enrôlement commencerait le jour même à midi. C'était une imitation des volontaires de la Charte créés en 1830 ; un ancien chef de volontaires, Duvivier fut nommé commandant général de la garde mobile. Les enrôlés furent de jeunes garçons, des gamins de Paris transformés en défenseurs de l'ordre.

Mais, pour l'instant, l'Hôtel de Ville restait ouvert. Il fallait, pour pénétrer jusqu'au gouvernement, percer une foule compacte ; de nouvelles bandes arrivaient, on tirait des coups de fusil. Tout ce monde s'agitait, ne sachant pas bien ce qu'il voulait, avec le sentiment vague que le gouvernement devait faire quelque chose pour le peuple. Albert n'était pas encore là, son absence risquait de donner l'impression que les ouvriers restaient en défiance. Flocon envoya un polytechnicien (Freycinet) le chercher au café. Albert reçut le messager sans enthousiasme, et ne répondit rien. Il se décida quand on lui 'parla de partager les dangers du gouvernement. Ce serait une lâcheté, dit-il.

Le gouvernement avait travaillé toute la matinée, quand un homme, perçant la foule, entra dans la salle à la manière des spectres, dit Louis Blanc. C'était un jeune ouvrier, pâle, aux yeux bleus, armé d'un fusil. Aux bourgeois du Gouvernement provisoire, tous ignorants du monde ouvrier, il apparut comme l'incarnation mystérieuse et irrésistible du peuple vainqueur. En réalité, c'était le commissionnaire d'un groupe très petit, le groupe fouriériste, qui profitait de l'avantage d'être en possession d'une doctrine et d'une formule. Il s'appelait Marche et apportait une pétition rédigée par un journaliste.

A Messieurs les membres du Gouvernement provisoire : Le soussigné A.-B. de Lancy, rédacteur de la Démocratie pacifique, chargé par une députation d'ouvriers (sic). Ils demandent :

1° L'organisation du travail, le droit au travail garanti.

2° Le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie ; le travailleur sauvé de la misère lorsqu'il est incapable de travailler, et, pour ce, les moyens qui seront choisis par la nation souveraine.

Ce 25 février, deuxième jour de la République.

Dans cette réclamation, les formules socialistes se mêlaient au sentiment de la misère et aux désirs confus des ouvriers, sans aucun moyen pratique. Les membres du gouvernement, n'osant pas refuser, essayèrent de discuter. Marche se fâcha ; il montra par la fenêtre la foule qui couvrait la place, frappa le sol de la crosse de son fusil, et interrompit Lamartine. Assez de phrases ! dit-il. Puis il parla, assez longuement, décrivant la vie de souffrances et de privations des ouvriers.

On lui proposa d'écrire ou de dicter lui-même le décret qu'il réclamait ; il s'y refusa. Louis Blanc s'offrit à le rédiger ; debout, dans l'embrasure d'une fenêtre, il se mit à chercher une formule. Celle qu'il adopta engageait le gouvernement dans le sens de sa doctrine personnelle.

Le Gouvernement provisoire s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail. Il s'engage à garantir le travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le Gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile.

(Le dernier article avait été ajouté sur la demande d'Arago ou de Ledru-Rollin.) Ainsi était reconnu officiellement un principe socialiste que les ouvriers allaient pouvoir invoquer pour réclamer l'intervention du gouvernement dans le travail industriel.

 

IV. — LE REFUS DU DRAPEAU ROUGE (25-26 FÉVRIER).

DANS l'après-midi se posa à l'improviste la question du drapeau. Le drapeau rouge, emblème des sociétés révolutionnaires en lutte contre Louis-Philippe, avait été arboré sur quelques barricades ; mais personne n'avait protesté contre le tricolore ni réclamé une autre couleur. La réclamation éclata brusquement, sous forme d'une manifestation improvisée, due, semble-t-il, à un hasard[1]. Au premier étage de l'Hôtel de Ville, un jeune médecin de la garde nationale pansait un blessé, dans une salle dévastée où il restait deux canapés de velours rouge ; il s'amusa à découper le velours avec ses ciseaux et le jeta par la fenêtre. La foule assemblée sur la place cria : il faut en faire des drapeaux. Avec des manches à balai et des morceaux de velours on improvisa des drapeaux rouges, et on tira en l'air des coups de fusil.

Il n'y avait à cette heure en séance que trois membres du gouvernement, Lamartine, Marie, Garnier-Pagès, tous trois d'opinion modérée et disposés à croire la société en péril. Les coups de feu, la rumeur Ile la foule, annonçaient un mouvement inattendu : ils se crurent menacés par un complot, formé (dit plus tard Garnier-Pagès) par des meneurs inconnus, pour leur imposer le symbole nouveau d'une révolution plus ardente. D'après Freycinet, des hommes armés faisant irruption dans la salle se campèrent en l'ace deux et tirent résonner leurs fusils à terre. Leur chef, un jeune homme à physionomie intelligente et obstinée (qui fait penser à Marche), déclara qu'ils ne voulaient pas laisser escamoter la Révolution et réclamaient comme preuve le drapeau rouge.

A cet assaut les membres du gouvernement opposèrent leur unique moyen de défense, la parole. Marie alla parler à la foule qui s'agitait dans la salle du Trône : Garnier-Pagès parla par la fenêtre ; Lamartine fit d'abord aux ouvriers armés un discours qui les laissa impassibles et farouches : ils exigeaient un engagement. Lamartine déclara : La question est trop grave, le peuple seul peut la trancher. Alors, précédé de polytechniciens qui lui frayaient un passage, il descendit le grand escalier jusqu'à la place et improvisa un discours assez long dont le texte n'a pas été conservé. La foule l'accueillit avec enthousiasme. Cette scène, qui frappa les imaginations, prit un sens symbolique. Une phrase de Lamartine avait fait une impression profonde ; dès le lendemain, les journaux la rendirent célèbre :

Le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars traîné dans le sang du peuple, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie[2].

Cela n'avait pas grand sens historique : le drapeau traîné ou baigné dans le sang du peuple en 1791 ne représentait que l'autorité faisant tirer sur le peuple au nom de la loi martiale ; il n'était pas alors un emblème démocratique. Mais, en opposant les deux drapeaux, Lamartine exprimait le sentiment profond de la bourgeoisie ; elle se sentait rassurée par le maintien du tricolore, dont elle faisait le symbole de la conservation sociale, en opposition au drapeau rouge devenu l'emblème de la révolution sociale. Les deux drapeaux prenaient une signification précise qu'ils n'avaient pas eue jusqu'au 23 février, et ils devaient la garder.

Le soir même, le gouvernement prenait acte de ce succès par une proclamation Aux citoyens de Paris, et par un décret qui maintenait les emblèmes traditionnels en les liant aux souvenirs révolutionnaires.

Le coq gaulois et les trois couleurs étaient nos signes révérés quand nous fondâmes la République en France. Ils furent adoptés par les glorieuses journées de juillet. Ne songeons pas, citoyens, à les supprimer...

Décret : Le Gouvernement provisoire déclare que la nation adopte les trois couleurs disposées comme elles l'étaient pendant la République. Le drapeau portera ces mots : République française.

Dans la soirée, les élèves de Saint-Cyr arrivèrent à l'Hôtel de Ville. On leur donna la salle des fêtes ; ils y restèrent campés sur la paille, et servirent de garde au Gouvernement provisoire. Les polytechniciens conservèrent leur situation privilégiée d'aides de camp, chargés de porter les ordres et de remplir les missions de confiance.

Les insurgés en armes occupaient toujours la ville et ne se dispersaient pas. Les membres du gouvernement, inquiets, se maintinrent en séance, se relayant pour aller à tour de rôle manger dans une pièce voisine. Mais un nouvel assaut se préparait. Blanqui, relâché et arrivé à Paris, avait appris avec colère la scène de la veille. Il tenait au drapeau rouge comme emblème de la révolution sociale. Dans la soirée, il réunit ses compagnons et les exhorta à soutenir leur drapeau ; dans la nuit fut placardée une affiche sans signature reprochant au gouvernement de conserver le coq gaulois et le tricolore déshonoré par Louis-Philippe ; elle se terminait ainsi : Le peuple victorieux n'amènera pas son pavillon.

Dans la matinée du 26 la question du drapeau se posa de nouveau, cette fois avec un sens précis. Des bandes arrivèrent sur la place de l'Hôtel de Ville, portant des drapeaux rouges ; et des manifestants, grimpant au-dessus de la grande porte, mirent un drapeau rouge dans la main de la statue d'Henri IV. La foule applaudissait.

Tous les membres du gouvernement étaient maintenant réunis. Louis Blanc proposa, pour satisfaire le peuple, d'adopter le drapeau rouge. Le drapeau tricolore, disait-il, était le produit d'un compromis entre les couleurs du peuple et la couleur du roi ; après la chute de la monarchie il n'avait plus de sens ; le rouge était le signe éclatant de l'unité. A un ordre de choses nouveau il fallait un symbole nouveau. Tous les autres étaient d'avis contraire ; Ledru-Rollin, admirateur de la Convention, tenait au drapeau de 1793. Mais ils n'osaient passer outre. La discussion dura très longtemps, sans violence. Lamartine paraît même avoir hésité[3]. Ce fut, semble-t-il, à ministre des Finances, Goudchaux, qui emporta la décision. Il entra pendant qu'on discutait, très effrayé. Banquier de profession, il sentait personnellement l'effet du drapeau rouge sur le monde des affaires. Il parla avec chaleur contre cet épouvantail. Le gouvernement décida de garder le drapeau tricolore ; mais il jugea prudent de paraître faire une concession au peuple. Un nouveau décret (du 26) déclara :

Le drapeau national est le drapeau tricolore... : sur ce drapeau sont écrits ces mots : République française, Liberté, Égalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques dont ce drapeau est le symbole....

Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du Gouvernement provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau.

Cette réduction du drapeau rouge en boutonnière disparut bientôt, et avec elle le souvenir de la concession faite au peuple des barricades, et Lamartine conserva la gloire d'avoir sauvé le drapeau de la France.

 

V. — L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT.

LE Gouvernement provisoire désirait effacer les souvenirs sanglants de la première République. Dès le 25, Lamartine proposait d'abolir la peine de mort en matière politique ; le Conseil ajourna la décision. Le lendemain, Louis Blanc apporta un journal royaliste où l'on disait que la République gouvernerait par la hache du bourreau, et lui demanda une décision immédiate pour rassurer l'opinion publique. Lamartine l'approuva chaudement et, dans un élan d'enthousiasme, le Conseil à l'unanimité décida la mesure. Ce fut une scène d'émotion religieuse. Le vieux Dupont (de l'Eure) remercia Dieu de lui avoir permis de vivre pour voir ce moment. L. Blanc rédigea les considérants, Lamartine le décret. Puis tout le gouvernement se leva et descendit sur le perron de l'Hôtel de Ville pour annoncer la grande nouvelle. Lamartine remercia le peuple, et lut le décret. La foule répondit par une immense acclamation.

Cette scène (dont le Moniteur publia le récit officiel) faisait éclater l'enthousiasme humanitaire de ces premières journées de la République. Mais les considérants dépassaient beaucoup la portée de la mesure prise :

Le gouvernement, convaincu que... chaque révolution opérée par le peuple U français doit au monde la consécration d'une vérité philosophique de plus ;

Considérant qu'il n'y a pas de plus sublime principe que l'inviolabilité de la vie humaine ;

Considérant que, dans les mémorables journées où nous sommes, le Gouvernement provisoire a constaté avec orgueil que pas un cri de vengeance ou de mort n'est sorti de la bouche du peuple....

La conséquence eût été l'abolition de la peine de mort en toute matière ; Lamartine la proposa ; mais le gouvernement fut arrêté par l'objection des juristes, Marie et Bethmont, que ce serait empiéter sur les droits de l'Assemblée souveraine. Il se borna à surseoir aux exécutions capitales et ne donna à sa propre décision qu'une forme provisoire :

Il déclare que dans sa pensée la peine de mort est abolie en matière politique et qu'il présentera ce vœu à la ratification définitive de l'Assemblée nationale.

Cet élan d'humanité n'aboutissait qu'à interdire au gouvernement de se servir de la guillotine contre les condamnés politiques ; en fait, elle n'avait plus fonctionné depuis 1822.11 lui laissait le pouvoir de mettre à mort ses ennemis, soit en faisant punir de mort comme crimes de droit commun les actes d'insurrection, soit en livrant les insurgés à la justice exceptionnelle des conseils de guerre armés du pouvoir de les faire fusiller. Le décret du 26 février n'abolissait que l'exécution capitale des hommes politiques, déjà sortie des mœurs françaises ; ce n'était qu'un geste magnifique destiné à conjurer le spectre de la Terreur.

 

VI. — LA CRÉATION DE LA COMMISSION POUR LES TRAVAILLEURS ET LES PROMESSES FISCALES.

LES ouvriers n'avaient encore obtenu que des déclarations vagues ; ils voulurent obliger le gouvernement à s'occuper de leurs affaires. Le 28, une foule d'ouvriers de différents métiers arriva sur la place de l'Hôtel de Ville, avec des drapeaux dont les inscriptions indiquaient leurs réclamations : Dix heures de travail.... Pas de marchandage. C'était le mot d'ordre de la grande grève de 1840, la formule des ouvriers du bâtiment, le métier alors le plus puissant sur l'opinion ouvrière[4]. Quelques drapeaux portaient : Ministère du Travail ; c'était la formule suggérée par Louis Blanc, peut-être concertée entre lui et les manifestants. L. Blanc ne se résignait pas au rôle vague de secrétaire : le matin du 28, avant l'heure du Conseil, prenant à part les trois autres secrétaires ses collègues, il leur avait proposé de faire créer trois ministères nouveaux, Bienfaisance publique (pour Flocon), Beaux-Arts (pour Marrast), Progrès (pour lui-même).

La manifestation des ouvriers, arrivée devant l'Hôtel de Ville, pria le gouvernement de recevoir une délégation. Avant de l'admettre, le gouvernement discuta. L. Blanc réclama la création d'un ministère du Progrès, nécessaire, disait-il, pour réaliser l'organisation fraternelle du travail. Tous les autres protestèrent. La discussion fut vive ; L. Blanc déclara qu'il allait se retirer. Ses collègues, redoutant l'impression de cette nouvelle sur les ouvriers, refusèrent sa démission. Arago, pour lequel il avait du respect, insista. Louis Blanc finit par accepter une transaction : une Commission du travail, présidée par lui, pour étudier l'amélioration du sort des ouvriers. Il fut, dit-il, séduit par l'idée de procurer au socialisme une tribune d'où il parlerait à toute l'Europe.

Ou lit entrer la délégation ; un ouvrier mécanicien lut la pétition qui demandait la création d'un ministère du Travail. Lamartine harangua les délégués, ils regardèrent L. Blanc qui ne disait rien, puis se retirèrent en silence. L. Blanc rédigea le décret avec des considérants qui n'exprimaient que ses sentiments personnels.

Considérant que la Révolution, faite par le peuple, doit être faite pour lui ;

Qu'il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ;

Que la question du travail est d'une importance suprême ;

Qu'il n'en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d'un gouvernement républicain ;

Qu'il appartient surtout à la France d'étudier ardemment el de résoudre mit problème posé aujourd'hui chez toutes les nations industrielles de l'Europe ; Qu'il faut aviser sans le moindre retard à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail....

Le décret créait une Commission du gouvernement pour les travailleurs : président, L. Blanc, vice-président, M. Albert, ouvrier ; il y entrerait des ouvriers. L. Blanc alla sur la place, communiquer la décision : les assistants se retirèrent satisfaits en chantant la Marseillaise.

Le lendemain 29, le gouvernement annonça l'intention d'alléger les charges de la population ouvrière par une répartition plus équitable des contributions, et se déclara résolu à proposer sincèrement à l'Assemblée nationale un nouveau budget, pour supprimer l'octroi, l'impôt du sel, le timbre de la presse, qui frappent les subsistances du peuple et l'expression de la pensée. En attendant, tous les impôts, sans exception, continueraient à être perçus. Le même jour, par application de l'égalité, un des trois grands principes de la République française, tous les titres de noblesse furent abolis, dans tout acte public.

Les concessions faites pendant ces cinq jours par le Gouvernement provisoire pour calmer le peuple de Paris semblaient dépasser la portée dune simple révolution politique. La proclamation du droit au travail, la promesse d'abolition des impôts. la création des ateliers nationaux et de la Commission pour les travailleurs semblaient annoncer une transformation de la société. Les partisans du régime établi virent avec effroi ces innovations conçues par un écrivain socialiste, et imposées par le bas peuple : elles signifiaient pour eux la Révolution sociale. Leur haine se concentra sur Louis Blanc et les institutions dont on le croyait l'auteur. Ainsi commença le conflit qui devait aboutir à la guerre civile entre la France et les ouvriers de Paris.

 

VII. — L'ACCEPTATION DE LA RÉPUBLIQUE.

EN grande majorité les Français n'avaient pas désiré la République ; ils la redoutaient plutôt : elle ne leur rappelait que les souvenirs légendaires d'une époque très mal connue alors, la guillotine et les assignats. Mais cette génération, habituée à être dirigée par la capitale, reconnaissait à Paris le droit de l'aire les révolutions pour toute la France. La monarchie renversée à Paris n'avait d'ailleurs pas de défenseurs. Excepté le pays légal, personne ne tenait au gouvernement de Louis-Philippe ; même les électeurs de la majorité ne le soutenaient que par intérêt ou par inertie. La République fut donc reconnue partout, sans résistance et même sans protestation. Les orléanistes effrayés gardèrent le silence ou se déclarèrent républicains. Les démonstrations républicaines des bourgeois royalistes en février 1848 sont restées longtemps un sujet de plaisanterie dans les villes de France.

Ledru-Rollin, installé dans la nuit au ministère de l'Intérieur, envoya le 25 février à 11 heures une dépêche aux préfets :

Le gouvernement républicain est constitué. La nation va être appelée à lui donner sa sanction. Vous avez à prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires pour assurer au nouveau gouvernement le concours de la population et la tranquillité publique.

Aucun fonctionnaire, aucun commandant de corps d'armée n'essaya de résister ; tous obéirent comme au gouvernement déchu. Le duc d'Aumale, commandant des forces militaires de l'Algérie, annonça officiellement la Révolution avec ce commentaire : Rien n'est changé dans nos devoirs envers la France. Il s'embarqua avec son frère le prince de .Joinville pour Gibraltar. Les membres de la famille royale dispersés s'enfuirent secrètement en voiture du côté de la Manche, où ils s'embarquèrent pour l'Angleterre. Le Roi et la reine, après un voyage accidenté en berline, puis en cabriolet, à travers la Normandie, et une attente à Honfleur, s'embarquèrent au Havre. Le Gouvernement provisoire favorisa leur fuite.

La plupart des villes apprirent par le télégraphe aérien d'abord l'abdication du Roi, puis la proclamation de la République. La nouvelle reçut un accueil très différent, suivant les sentiments de chaque population. Partout où se trouvait un groupe nombreux de républicains ou d'adversaires ardents de Louis-Philippe, la République fut proclamée comme à Paris, et célébrée par des manifestations : une commission municipale révolutionnaire prit l'administration de la ville ou même du département. Ce fut le cas surtout dans l'Est et le Midi. A Strasbourg on constata de l'enthousiasme. A Mâcon on chanta la Marseillaise et on cria : Vive Lamartine ! A Lyon un comité républicain et un maire provisoire prirent le pouvoir. A Avignon un comité républicain nommé par le peuple révoqua le préfet et prit la direction du département, en attendant le commissaire du gouvernement. A Nîmes il y eut des acclamations, à Grenoble des chants patriotiques et des illuminations. A Narbonne une commission départementale improvisée annonça qu'elle allait organiser les gardes nationales et les conseils municipaux. A Toulouse, l'ancien député opposant Jolly, amené en triomphe par les étudiants sur la place du Capitole où l'attendaient la foule et la garnison rangée en carré, fut proclamé maire ; le maire légal lui remit son écharpe ; une commission de cinq membres, nommée par la municipalité, organisa une fête solennelle, avec revue militaire.

Dans le Centre et l'Ouest les manifestations républicaines se limitèrent à quelques villes isolées. A Moulins, une commission temporaire prit l'autorité départementale ; à Montluçon, une commission remplaça le sous-préfet, qui fut gardé à vue. Limoges, ville d'ouvriers, reçut la proclamation avec enthousiasme ; un comité, choisi par le peuple, prit le pouvoir. En Bretagne, Pontivy, colonie des bleus en pays royaliste, proclama la République avec joie. Mais nous ignorons la force que représentaient ces initiatives : un petit groupe suffisait pour les acclamations et l'enthousiasme. Presque partout dans l'Ouest et le Nord la République fut acceptée passivement, avec résignation. L'autorité locale se borna à adhérer au Gouvernement provisoire.

La pensée dominante fut de prendre des mesures pour préserver l'ordre. D'ordinaire le préfet de la monarchie conserva le pouvoir jusqu'à l'arrivée du commissaire du gouvernement ; ou bien il le céda au conseil municipal, recruté dans la bourgeoisie du chef-lieu. La garde nationale, formée de bourgeois, fut chargée de maintenir l'ordre dans les grandes villes, Lille, Reims, Rouen, Nantes, Marseille, Bordeaux. De toute la France le gouvernement recevait des nouvelles où revenaient ces formules : L'ordre n'a pas été troublé... Tout est calme... La tranquillité règne partout... De l'agitation, mais pas de désordre.

 

VIII. — LES DÉSORDRES DES PREMIERS JOURS.

CETTE insistance à parler de l'ordre public montre qu'on le sentait fragile. La Révolution se produisit sans aucun trouble politique, parce que personne ne s'arma pour défendre le régime déchu contre les vainqueurs. Mais des mécontents de diverses sortes profilèrent du désarroi des autorités pour provoquer des désordres.

Dans les régions de l'industrie textile, les ouvriers étaient irrités contre les machines nouvellement installées et contre les ouvriers étrangers, surtout Anglais, venus pour les faire fonctionner. Ils envahirent quelques usines, brisèrent les machines maudites qui leur ôtaient le travail, essayèrent de forcer les patrons à renvoyer leurs concurrents étrangers. En Champagne, à Reims, le tissage Croutelle, où fonctionnaient des machines perfectionnées, fut incendié ; à Romilly on détruisit une centaine de métiers. — Dans la région du Nord, les ouvriers firent quelques dégâts à Saint-Quentin et à Armentières. — En Normandie, il y eut une attaque contre une usine anglaise près de Rouen et une petite émeute d'ouvriers à Lillebonne. — Dans la région du Sud-Est on brisa des machines à Trévoux, on essaya d'incendier une filature de coton en Charolais. — A Paris les typographes menacèrent de détruire les presses mécaniques des grandes imprimeries ; le journal ouvrier l'Atelier fit afficher une proclamation aux ouvriers, où, tout en déclarant souffrir des perturbations qu'a amenées l'introduction des machines dans l'industrie, il recommandait le respect aux machines !

De ces émeutes contre les inventions la plus caractéristique fut la destruction des chemins de fer près de Paris et sur la ligne de Rouen. Pendant deux jours des bandes brillèrent les stations et les maisons de garde devant la population indifférente (à Saint-Denis, Enghien, Ermont, Herblay, Pontoise, Anvers, l'Île-Adam, Rueil), détruisirent la voie, coupèrent même des ponts (Asnières, Chatou, Bezons). Les plus acharnés étaient des voituriers, des éclusiers, des mariniers, furieux de la concurrence du chemin de fer. Le gouvernement envoya, sous la conduite de polytechniciens, des gardes nationaux avec des drapeaux portant l'inscription : République française. Expédition contre les incendiaires.

Il y eut quelques petites émeutes contre les impôts indirects, surtout dans le Midi. A Castres et à Bédarieux, la population envahit les bureaux des contributions indirectes et brilla les registres, à Lodève on brûla l'entrepôt des tabacs et des poudres. A Cusset (Allier), les paysans pillèrent le bureau, et brûlèrent les registres de l'octroi. Dans quelques quartiers montagneux du Midi, le pays de Limoux, l'Ariège, le Var, la population dévasta les forêts de l'État.

D'autres désordres se portèrent contre les personnages impopulaires. Aux environs de Paris, le château de Rothschild à Suresnes fut saccagé et incendié, le château de Louis-Philippe à Neuilly fut envahi et incendié, la garde nationale laissa faire. A Besançon la foule envahit la préfecture et la maison du maire. Dans la région des Pyrénées des bandes armées pillèrent quelques châteaux isolés. A Lyon, les ouvriers envahirent les convents où l'on employait des orphelins au tissage et brisèrent les métiers de soieries et les dévidages de laine qui leur faisaient concurrence. A Bourg, un couvent fut saccagé.

Le mouvement le plus violent et le plus étendu se produisit contre les Israélites d'Alsace ; en plusieurs communes, surtout à Altkirch, leurs synagogues et leurs maisons furent saccagées.

Mais nulle part il n'y eut de massacres ; et ce fut une surprise pour le public et un sujet de fierté pour le gouvernement que la République se fût établie sans effusion de sang.

 

IX. — LES ADHÉSIONS À LA RÉPUBLIQUE.

LE Gouvernement provisoire tenait à paraître un gouvernement de persuasion ; il évitait toute apparence de contrainte. Aux fonctionnaires supérieurs de la magistrature el de l'armée il demanda seulement leur adhésion. Il reçut solennellement les délégations des cours de justice, et publia dans le Moniteur le récit des réceptions. Le procureur général Dupin et la Cour d'appel de Paris marquèrent l'avènement de la République en rendant la justice au nom du peuple. Les généraux envoyèrent tous leur adhésion, même Bugeaud, qui venait de combattre les républicains, et avait dit à Thiers qu'il enrageait de n'avoir pas pu en tuer quelques milliers.

Le clergé adhéra par des déclarations publiques. Le 9.7 février, l'archevêque de Lyon ordonnait à son clergé de donner aux fidèles l'exemple de l'obéissance à la République. Cette liberté qui rend nos frères des États-Unis si heureux, cette liberté, vous l'aurez (3 mars). L'archevêque de Paris, dans un mandement, parla de l'esprit de liberté inhérent au christianisme. L'Église. disait-il, ne prescrit aucune forme de gouvernement, elle vit sous la Confédération suisse et les gouvernements démocratiques de l'Amérique. Les mandements des évêques dans toute la France exprimaient des sentiments analogues. L'archevêque de Cambrai disait : La première Église a proclamé dans le monde les idées de liberté, de justice, d'humanité, de fraternité universelle. Elle les proclame de nouveau. L'archevêque d'Aix priait Dieu de faire triompher partout les principes d'ordre, liberté, justice, charité, fraternité universelle, que Jésus-Christ a le premier proclamés.

L'exemple était donné par les chefs du parti catholique, heureux de la chute de leurs adversaires orléanistes. Montalembert écrivait : Dieu fait son œuvre par toutes les mains. L'Univers, organe des ultramontains, disait le 27 février :

Qui songe aujourd'hui en France à défendre la monarchie ?... La France croyait encore être monarchique, elle était déjà républicaine. La monarchie succombe sous le poids de ses fautes.... La théologie gallicane a consacré exclusivement le droit divin des rois. La théologie catholique a proclamé le droit divin des peuples.... Que la République française mette enfin l'Église en possession de cette liberté que partout les couronnes lui refusent... : il n'y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français.

La République était acceptée par les grands corps les plus conservateurs, armée, magistrature, clergé, et par le parti le plus attaché au passé.

 

 

 



[1] Les récits ne concordent pas exactement. Louis Blanc, sans donner de date précise, ne mentionne qu'une seule manifestation et une seule délibération, celle à laquelle il a pris part le 26 et qui se termina par un compromis ; Daniel Stern parle de la même délibération et la place le 25. Garnier-Pagès raconte deux manifestations, l'une le 25, qui amena le discours de Lamartine, l'autre le 26, qui aboutit au compromis ; il a sûrement raison, car il y a eu deux décrets sur le sur le drapeau rouge, datés l'un du 25, l'autre du 26, et la phrase de Lamartine citée dès le 26 dans les journaux. L'incident du canapé rouge a été raconté (dans une lettre au Siècle de 1868, par Corbon, qui s'était trouvé bloqué par la foule dans la pièce même où l'incident se produisit. Freycinet, qui accompagnait Lamartine au bas de l'escalier, donne la scène comme s'étant passée le 25 à 4 heures.

[2] De Freycinet nota le soir même un texte un peu différent : Le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n'a fait que le tour du Champ de Mars baigné dans les flots du sang du peuple. Vous le repousserez tous avec moi.

[3] Le  récit de Louis Blanc concorde en ce point avec un propos très surprenant de Marrast rapporté par L. de Malleville à de Falloux. Garnier-Pagès, qui raconte longuement la discussion, nomme trois de ceux qui y prirent part, et ne parle pas de Lamartine.

[4] C'est ainsi que Corbon, ouvrier lui-même et vivant dans le monde ouvrier, a compris la manifestation ; les membres du gouvernement n'en ont vu que la partie conforme à la formule de Louis Blanc.