I. — LA POLITIQUE INTÉRIEURE : TRIOMPHE DU PROGRAMME CONSERVATEUR. LE 13 juillet 1842, le duc d'Orléans mourut d'un accident de voiture sur la route de Neuilly. Fin tristement banale d'une vie brillante et charmante. La pitié fut universelle pour ses parents, pour sa veuve, mais la nation ne se sentit pas touchée dans son avenir. Un Français brave, séduisant, patriote, libéral avait disparu ; mais la mort du prince héritier de la couronne ne compromettait que la dynastie. Et, à vrai dire, la nation contemplait avec une indifférente curiosité le spectacle de la dynastie compromise. Lui-même, le prince, dans son âme moderne et sincère, ne s'était pas fait d'illusion sur la fragilité du lien qui unissait sa famille à la France ; c'est sans doute autant à lui-même qu'à son fils qu'il pensait en rédigeant en 1839 le testament célèbre où il interrogeait mélancoliquement l'avenir : C'est une grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la destinée qui l'attend ; car personne ne peut savoir dès à présent ce que sera cet enfant, lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de nouvelles bases une société qui ne repose que sur les débris mutilés et mal assortis de ses organisations précédentes. Et il prévoyait que son fils pouvait être un de ces anciens instruments brisés avant qu'ils aient servi... Cette mort, que Palmerston appela une calamité et Metternich une catastrophe, remit en question, écrivit Heine, tout l'ordre des choses existantes. Le Roi avait soixante-dix ans, l'héritier du trône en avait quatre ; un intervalle devait vraisemblablement séparer la mort du Roi de la majorité de l'héritier ; une régence était à prévoir. On n'y avait pas encore songé, et la Charte n'en faisait pas mention. Convenait-il de fixer une fois pour toutes le mode de désignation des régents du royaume, ou seulement de choisir le personnage qui serait régent à la mort du présent Roi ? Puis, quel que fût ce futur régent, à qui appartenait-il de le désigner ? aux pouvoirs établis par la Charte, ou à la nation spécialement consultée ? Autant de questions que la Chambre discuta passionnément. Ledru-Rollin soutint que les Chambres et le Roi n'avaient pas le pouvoir de créer un régent, mais la nation seule. Guizot déclara : J'ai vu dans le cours de ma vie trois pouvoirs constituants : en l'an VIII, Napoléon ; en 1814, Louis XVIII ; en 1830, la Chambre des députés. Voilà la vérité, la réalité ; tout ce dont on vous parle, ces votes, ces bulletins, ces registres ouverts, ces appels au peuple, tout cela, c'est de la fiction, du simulacre, de l'hypocrisie. Soyez tranquilles, Messieurs ; nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté nationale. Hors de nous, il n'y a qu'usurpation ou révolution. C'était aussi l'avis de la Chambre. Elle se jugea, puisqu'elle s'était donné le droit de fonder une dynastie, capable de faire une loi de régence. D'ailleurs, la majorité ne pensait pas qu'on pût, pour créer un régent, s'écarter de la condition fondamentale qui faisait les rois, c'est-à-dire du droit héréditaire. Le projet du gouvernement porta donc que la régence serait donnée au prince le plus rapproché du trône dans l'ordre fixé par la Charte. Il écartait les femmes. Le régent aurait l'exercice entier de l'autorité royale, l'inviolabilité ; l'âge de sa majorité serait de dix-huit ans. Mais, en discutant sur les principes, on ne pensa guère
qu'aux personnes. Le projet du gouvernement désignait le duc de Nemours,
l'aîné des garçons vivants, au détriment de la veuve du duc d'Orléans, mère
du futur roi. Or, Nemours passait pour conservateur, et la duchesse pour
libérale. La discussion de la loi de régence fut ainsi dominée par le désir
ou la crainte de préparer à Louis-Philippe un successeur hostile ou favorable
aux partis et à leurs programmes. Les ennemis du cabinet voulurent écarter
Nemours ; ils demandèrent que la régence fût élective, et non pas conférée
par droit de naissance : On nous demande, dit
O. Barrot, de décréter une régence fondée sur le
droit de naissance ; ce n'est pas un choix individuel que vous voulez ajouter
à la Charte : c'est donc entre cette nouvelle légitimité qu'on prétend
établir pour la régence et l'appréciation libre et intelligente du Roi et du
parlement, entre le hasard aveugle de la naissance et le choix judicieux des
pouvoirs de l'État, que vous avez à vous prononcer. Et il exprima ses
préférences personnelles pour la régence féminine. Lamartine l'appuya : Nous ne voulons pas glisser du gouvernement national au
gouvernement dynastique, exclusivement dynastique. Donnons à la dynastie
notre respectueuse sympathie, donnons-lui notre douleur, nos larmes, celles
de ce peuple entier, mais ne lui donnons pas... les garanties, les droits, les libertés de notre temps et
de nos enfants. Et il posa nettement la candidature de la duchesse
d'Orléans : Ne faisons pas dire à la France, à
l'Europe, à l'histoire... que pour affermir [la monarchie nouvelle], pour la perpétuer, il a fallu chasser la mère et toutes
les mères, sinon du berceau, au moins des marches du trône de leur fils, et
chasser les derniers vestiges du droit électif de nos institutions. Le succès du projet ministériel dépendait du centre gauche. Thiers le défendit sans hésitation : il était la conséquence nécessaire du principe monarchique ; il consolidait le gouvernement de juillet, ce serait remettre en question le principe et la dynastie que de refuser à la régence ce que la Charte de 4830 avait donné à la royauté. Le plaidoyer du plus ardent et du plus redoutable des adversaires de Guizot fut émouvant et solennel : Je fais appel aux vrais amis du gouvernement parlementaire ; je leur donne rendez-vous ; savez-vous où ? à la défense de la royauté.... Pour moi, derrière le gouvernement de juillet, il y a la contre-révolution, el devant, il y a l'anarchie.... Je reste sur le terrain où la Charte nous a placés, je conjure Mes amis de venir faire sur ce terrain un travail d'hommes qui savent édifier et non pas un travail d'hommes qui ne savent que démolir. Les paroles que je viens de (lire m'ont coûté beaucoup ! elles me coûtent encore en descendant de cette tribune.... La loi fut adoptée à la Chambre par 310 voix contre 94, puis par les Pairs à peu près unanimement. On jugea la dynastie salivée après l'avoir crue perdue. Mais cette bataille eut pour conséquence de diviser l'opposition : Barrot n'avait pas tenu la promesse qu'il avait faite à Thiers avant le débat de ne pas combattre une loi dont on pensait faire une manifestation unanime de loyalisme dynastique. Thiers rompit avec lui, et passa lui-même pour avoir eu, en la défendant, l'arrière-pensée de se rapprocher du pouvoir : c'était peu vraisemblable, bien que son intervention eût singulièrement aidé Guizot. Cette rupture de la gauche et du centre gauche donna au ministère trois années de sécurité parlementaire. La majorité, assez faible et précaire au début de 1843, fut accrue par les conquêtes individuelles, c'est-à-dire par des faveurs distribuées, les places, les bourses scolaires, l'argent. L'immobilité politique fut complète : Dieu nous garde des gouvernements inventeurs ! disait le Journal des Débats. Thiers se tut, travailla à son histoire de Napoléon. Lamartine, qui alors se rallia à l'opposition constitutionnelle, n'était pas encore un adversaire dangereux. De temps à autre une discussion politique surgissait, à propos de l'adresse, des fonds secrets ; il fut question, en 1843, d'une nouvelle coalition : cette fois, Molé, qui ne pouvait oublier celle qui l'avait renversé, se fût allié à Dufaure contre Guizot. En 1844, le ministère fut un moment, en danger, Louis-Philippe l'ayant obligé de présenter devant les Chambres le projet de dotation du due de Nemours, qui avait déjà échoue deux fois en 1837 et en 1839 et causé la chute de deux cabinets. Cet entêtement du vieux Roi aurait pu avoir pour Guizot la même conséquence, si ses amis eux-mêmes, dans l'intention d'éviter un débat public, n'avaient provoqué dans les bureaux de la Chambre une discussion officieuse qui démontra l'inutilité et le danger du projet. Le Roi, fort mécontent, s'entêtait à vouloir prouver le bien-fondé de sa demande par une lettre publique au président du Conseil ; on l'en dissuada à grand'peine, et il dut se contenter d'insérer dans le Moniteur (30 juin 1844) une longue démonstration de l'insuffisance du domaine privé. C'était, dirent les Débats, un appel à l'impartialité de la France. L'effet ne fut pas heureux et les polémiques que tous les conservateurs redoutaient recommencèrent. Mais le Roi était chaque jour plus obstiné et plus aveuglé ; il se croyait populaire, et jugeait ses ministres très timorés. Une visite des chefs du parti légitimiste à Londres, où était le comte de Chambord, fut l'occasion d'un tumulte parlementaire où Guizot faillit succomber. Depuis la mort de Charles X (1836), le duc do Bordeaux essayait de ranimer son parti. Des voyages à Rome, à Dresde, à Berlin semblèrent le poser en prétendant. Quand il se rendit à Londres (1843), cette démarche inquiéta Louis-Philippe, qui obtint de la Reine qu'il ne fût pas reçu chez elle. Mais un millier de légitimistes français se rendirent en pèlerinage à l'hôtel de Belgrave-Square où le prince était descendu ; ils manifestèrent leurs sentiments aussi vivement qu'ils le purent et appelèrent leur prince du nom de roi. Louis-Philippe, ému, irrité, voulut manifester à son tour au moins contre les députés et les pairs qui avaient pris part aux visites de Belgrave-Square. L'adresse lui en fournit l'occasion. Les l'airs déclarèrent que les Pouvoirs de l'État, en dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, avaient l'œil sur leurs manœuvres criminelles. A la Chambre, la commission de l'adresse proposa d'abord cette formule : La conscience publique flétrit de coupables manifestations, puis, jugeant le mot flétrit trop brutal, écrivit réprouve ; mais, à la demande des ministres qui traduisaient la colère du Roi acharné à obtenir une condamnation retentissante des légitimistes, elle rétablit le mot flétrit. Ce mot devint une grande affaire. Les adversaires de Guizot se rappelèrent à propos le fameux voyage de Gand en mai 1815, qu'on lui avait si souvent reproché, et ils en tirèrent parti bruyamment. La gauche, en écoutant Berryer, eut des applaudissements indignés. Guizot ne put justifier sa conduite qu'au milieu d'un tapage qui resta célèbre, et la Chambre maintint le mot flétrit. Mais plusieurs conservateurs ralliés au nouveau régime, et que leurs relations et d'anciennes sympathies rattachaient à la société légitimiste, abandonnèrent Guizot. Tous les efforts que la monarchie de juillet avait faits et devait encore faire pour éteindre ou pour réduire l'opposition carliste, pour la fondre dans le parti conservateur, s'en trouvèrent compromis. La gauche, dont cette rupture faisait l'affaire, avait passionnément soutenu et excité les colères et les haines légitimistes. Odilon Barrot, chef de la gauche, et Thiers, chef du centre gauche, se réconcilièrent en 1845. Ils lièrent partie pour entrer ensemble dans le futur gouvernement, avec un programme où étaient inscrites la réforme électorale, la réforme parlementaire et la révision des lois de septembre. Les radicaux de la Chambre restèrent en dehors de la combinaison ; mais l'opposition de gauche, consolidée par cette réconciliation, se mit à harceler le ministère, fit traîner en longueur les discussions, pariant pour le pays, préparant les élections futures. Sa tactique fut d'accuser le ministère de corruption. Il fallait entendre que le ministère achetait par des faveurs le vote des électeurs et celui des députés. La persévérance que l'opposition mit à signaler tous les abus créa l'opinion (qui semble bien avoir été dominante dans le pays) que le système représentatif n'était autre chose qu'une machine politique propre à faire dominer certains intérêts particuliers, et à faire arriver toutes les places dans les mains d'un certain nombre de familles (Tocqueville). Le Roi lui-même ne fut pas épargné. Thiers proposa en mars 1846 l'inéligibilité de toutes les personnes touchant des émoluments de la liste civile, il répéta : Le Roi règne et ne gouverne pas et demanda à Guizot le gouvernement représentatif dans toute sa vérité. Mais la majorité resta fidèle à Guizot. Les succès parlementaires de Guizot l'engagèrent à tenter une fois de plus des élections générales. La Chambre fut dissoute le 6 juillet 1846. Tous les partis de gauche — radicaux compris — s'entendirent pour présenter partout des candidats antiministériels. Leur coalition fut battue, et ils perdirent une trentaine de sièges : le pays légal était décidément conservateur Le ministère eut cent voix de majorité sûre. Guizot dit à ses électeurs de Lisieux, dans sa lettre de remerciements : Toutes les politiques vous promettront le progrès ; la politique conservatrice seule vous le donnera, comme seule elle a pu réussir à vous donner l'ordre et la paix. II. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ; GRANDEUR ET DÉCADENCE DE L'ENTENTE CORDIALE. L'ÉCHEC de la négociation relative au droit de visite retarda le rapprochement avec l'Angleterre. Mais la conquête d'une majorité stable, les victoires répétées du ministère sur la coalition de ses adversaires, l'arrivée au pouvoir des conservateurs en Angleterre permirent à Guizot de le réaliser. L'entente avec l'Angleterre était, depuis la paix diplomatique rétablie, sa grande pensée politique. Après l'intimité anglaise du lendemain de juillet si vite compromise, après les tentatives manquées pour obtenir des monarchies du continent une sympathie active qui la remplaçât, la France était dans un isolement dont la crise de 1840 avait fait mesurer tout le danger. On n'en prévoyait pas la fin. Le tsar, toujours hostile, quoique avec des formes moins blessantes, s'était appliqué à faire de la convention du 15 juillet un nouveau traité de Chaumont ; le nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, mystique absolutiste, avait pour la France libérale une répulsion qu'accroissait encore son admiration pour le tsar son beau-frère, et rêvait comme lui d'une alliance générale contre la Révolution ; Metternich, plus sceptique, mais sympathique aussi au conservatisme de Guizot, ne voulait ni dépasser la limite d'une cordialité polie et molle, ni assumer d'autre rôle que celui d'intermédiaire dans le cas d'une fâcherie un peu vive de la France avec les alliés. L'Angleterre seule était donc en état de fournir à la France un appui. Mais les intérêts contraires, les vieilles rivalités, les sentiments traditionnels d'hostilité se dressaient contre toute tentative de rapprochement durable. Si l'alliance libérale contre l'absolutisme avait été une conception féconde jusqu'à 1836, si on lui devait les succès remportés en Belgique, en Espagne, en Italie, an Portugal, les intérêts opposés en avaient eu raison. Il fallait un nouveau fondement à une nouvelle entente. Les conservateurs de 1840, tels que Guizot, Aberdeen et Peel, ne parlaient plus le langage des hommes de juillet tels que Laffitte ou Thiers. Ce qu'ils pouvaient faire, c'était une alliance conservatrice contre la gauche en France, contre les whigs en Angleterre. Louis-Philippe l'espérait du moins et le souhaitait avec sa ténacité ordinaire. C'était là qu'il pensait trouver enfin le point fixe qu'il cherchait depuis son avènement : l'alliance avec les conservateurs anglais appuierait à l'extérieur le système qui avait, à l'intérieur, amené le Roi à l'exercice personnel du pouvoir. Elle était l'autre face de la politique royale. L'une et l'autre avaient le même fondement, qui n'était ni l'intérêt ni le sentiment profond de la nation, mais une combinaison du Roi. C'est pourquoi l'une et l'autre offrirent la même solidité précaire. Les difficultés de l'alliance anglaise, brutalement révélées par l'affaire du droit de visite, éclatèrent en Espagne. La défaite des modérés (septembre 1840), qui avait eu pour conséquence la fuite de la reine-mère Christine, protégée de la France, et l'avènement du général Espartero, régent de la jeune reine Isabelle et chef du parti anglais, firent apparaître une intrigue anglaise : Vous ne vous mettrez jamais d'accord avec l'Angleterre sur l'Espagne, disait Metternich à l'ambassadeur français. Les ambitions qui s'agitèrent dès lors autour du mariage de la jeune reine eu firent un motif de conflit. L'avènement éventuel d'un prince français à Madrid faisait perdre aux Anglais tout sang-froid : Louis-Philippe, à qui ils attribuaient ce projet, avait, à leurs yeux, l'ambition d'un Louis XIV ; mais eux-mêmes laissaient voir leur désir d'envoyer en Espagne un Cobourg, cousin germain du prince Albert, mari de la reine Victoria ; et la France jugeait à son tour cette prétention intolérable. La chute d'Espartero (juillet 1843) permit aux deux gouvernements de causer plus amicalement sur ce grave sujet, quand un coup de théâtre annonça brusquement qu'un changement radical était survenu dans les relations franco-anglaises. La reine Victoria avait décidé de venir en France voir Louis-Philippe, alors à son château d'Eu. Aucun souverain n'avait encore été l'hôte du roi des barricades, et les visites faites jadis par les ducs d'Orléans et de Nemours à Vienne et à Berlin n'avaient pas été rendues. Victoria arriva le septembre 1843. Aberdeen, qui l'accompagnait, déclara à Guizot : Prenez ceci comme un indice assuré de notre politique et sur la question d'Espagne et sur toutes les questions ; nous causerons à fond de toutes. En effet, le Roi s'engagea à ne pas proposer un de ses fils (il avait été question du duc d'Aumale) pour mari à la reine Isabelle, et même à s'opposer à ce mariage, si les Espagnols le proposaient ; toutefois cette renonciation était faite à la condition qu'Isabelle choisirait un mari Bourbon et non Cobourg. Il fut convenu qu'on rechercherait le moyen de régler la question du droit de visite en ménageant les passions nationales qui se manifestaient, soit en France contre la visite, soit en Angleterre pour l'abolition de la traite. On se sépara bons amis, après cinq jours de fêtes aimables dans l'intimité d'une villégiature familiale. Ce jour est pour moi, écrivit Guizot à l'un de ses amis, ce que fut pour Jeanne d'Arc le sacre de Reims. En Europe l'effet fut grand. Le tsar et le roi de Prusse furent mécontents ; Metternich eut du dépit ; et la dynastie d'Orléans sembla consacrée. En ouvrant la session des Chambres, le 27 décembre 1843, le Roi se félicita de la sincère amitié qui l'unissait à la reine de la Grande-Bretagne, et de l'esprit de cordiale entente qui animait les deux gouvernements. L'adresse donna lieu à un débat brillant comme de coutume. Thiers, qui depuis un an se taisait, déclara que l'alliance anglaise n'était plus nécessaire comme elle l'avait été au lendemain de juillet, qu'en tout cas, elle ne serait point efficace ; trop de désaccords séparaient les deux nations. Guizot répliqua qu'il ne s'agissait ni pour l'une ni pour l'autre d'aliéner une partie de sa liberté d'action ; mais les deux gouvernements avaient compris que sur certaines questions ils pouvaient tenir d'accord une certaine conduite, qu'ils pouvaient s'entendre et agir en commun. Tocqueville résuma la situation diplomatique nouvelle : Toute la politique extérieure du cabinet peut se réduire à ceci : la paix comme fin, le retour à l'alliance anglaise comme moyen. M. le ministre des Affaires étrangères a défini lui-même cette politique, en disant que c'était une politique tranquille, modeste, sans bruit, sans éclat, ayant pour résultat de nous faire accepter par l'Europe. La Chambre approuva le ministre sans difficulté et sans enthousiasme. Il fallait attendre les résultats. Ils furent médiocres. L'entente cordiale resta une combinaison artificielle et fragile. Elle ne valut pas contre la rivalité historique, contre les intérêts hostiles et les antipathies traditionnelles. On s'en aperçut très vite. Le voyage que fit Louis-Philippe à Windsor (octobre 1814), malgré la cordialité et la sympathie qui lui furent marquées, n'effaça pas les propos d'aigreur et de colère échangés par la presse des deux pays à propos du Maroc et de Tahiti. La même année, à l'ouverture de la session (26 décembre 1844), la nomination du bureau de la Chambre fit apparaître le désarroi que l'irréductible méfiance à l'égard de l'Angleterre avait jeté dans la majorité ; ses candidats passèrent tout juste. Molé, aux Pairs, attaqua vivement la politique extérieure de Guizot. A la Chambre, dans la discussion de l'adresse, le Maroc, Tahiti, le droit de visite furent autant de chefs d'accusation contre le ministre qui sacrifiait l'honneur et les intérêts de la France à l'alliance anglaise. L'indemnité accordée à Pritchard excita une colère universelle : le centre droit ayant voté avec l'opposition, la majorité ministérielle se trouva réduite un moment à huit voix (213 contre 205). Les journaux de gauche publièrent la liste des 213 conservateurs de la majorité ; c'était les désigner, ces Pritchardistes, à l'indignation des électeurs. La discussion sur les fonds secrets ne donna au ministère que 24 voix de majorité (229 contre 205). L'entente cordiale dura pourtant trois ans, soutenue par les relations amicales des deux souverains, par l'estime mutuelle que se portaient Guizot et Aberdeen ; mais elle connut quelques traverses. Le mariage de la reine d'Espagne Isabelle restait à décider. Louis-Philippe, tout en écartant d'avance ses enfants du trône d'Espagne, s'en tenait toujours à sa formule : Le trône d'Espagne ne doit pas sortir de la maison de Bourbon. On pensa au frère du roi de Naples, le comte de Trapani ; mais les Espagnols n'en voulaient pas, le parti français trouvant cette union trop modeste pour la reine, le parti anglais repoussant le candidat français, et tous s'entendant pour mépriser les napolitains. Alors, pour racheter l'insuffisance de Trapani, Guizot imagina une compensation : Louise-Fernande, la sœur cadette d'Isabelle, aurait épousé le duc de Montpensier ; le mariage se serait fait après qu'il serait né de la reine un héritier qui écarterait l'infante Louise-Fernande et son mari français de tout espoir de succession au trône. Mais les partisans de Cobourg s'agitèrent, et le gouvernement anglais ne les désavoua pas ; la reine Christine, dépitée de n'avoir pas pour sa fille isabelle un prince français, les encourageait avec la complicité de Bulwer, ambassadeur d'Angleterre. Aberdeen, loyalement, désapprouva les intrigues de Bulwer ; mais il n'en déclara pas moins à l'ambassadeur espagnol qu'il ne reconnaissait à aucune puissance le droit d'imposer un mari à la reine. Aucune décision ne fut prise : on craignait des deux côtés qu'une action décidée n'entraînât une rupture. Il en était de même partout où les deux politiques se heurtaient. En Orient, dans le Liban, la querelle des Druses musulmans et des Maronites chrétiens permit aussi de constater la faiblesse et l'impuissance de l'entente cordiale. Ces deux populations étaient en lutte perpétuelle. En 1844, les cinq Puissances avaient demandé des éclaircissements sur les moyens que la Turquie regardait comme propres à les pacifier. Le système turc consistait à faire du pacha de Saïda l'arbitre des querelles que les chefs (vékils) des deux nations n'auraient pas pu régler. Mais l'arbitrage ne fonctionna pas, el des troubles graves éclatèrent en 1845 dans les districts mixtes. Les Druses étaient soutenus par les consuls anglais, parce que les consuls de France, protecteurs des chrétiens d'Orient, défendaient les Maronites et contrecarraient l'action du pacha de Saïda sur le Liban. Conduits par leurs prêtres, crucifix en main, les Maronites assaillirent en avril les villages Druses ; niais, vainqueurs dans le Metsi, ils furent vaincus à Abeih, où le couvent des capucins fut saccagé. On essaya vainement de désarmer les uns et les autres. On ne vint à bout ni des tendances guerrières des Maronites et de leur clergé, ni de la férocité des Druses. C'était le résultat de la rivalité franco-anglaise autant que de l'impuissance turque. En Grèce, dans l'anarchie politique que l'avènement en 183'2 du roi Othon, second fils du roi de Bavière, n'avait pas fait cesser, le ministre de France Piscatory soutenait un chef de parti, Colettis ; le ministre d'Angleterre Lyons en soutenait un autre, Mavrocordato. Celui-ci arriva au pouvoir le premier. Mais quand Colettis prit sa place, on fut convaincu en Angleterre que les intrigues de Piscatory avaient renversé Mavrocordato ; et la presse anglaise s'indigna qu'un agent français gouvernât la Grèce sous le nom de Colettis. Du moins, si l'intimité de Guizot et d'Aberdeen ne suffisait pas à résoudre les difficultés, elle permettait d'en ajourner la solution. C'était un résultat. il ne fut pas durable. Le ministère Peel, affaibli à la fin de 1845, donna sa démission, puis la retira, pour tomber définitivement le 25 juin 1846. Palmerston reprit les Affaires étrangères dans le ministère Russell. L'entente cordiale sembla d'abord résister à ce coup, Palmerston ayant pris soin, avant sa rentrée au pouvoir, de venir à Paris, où l'opposition et Thiers l'avaient fêté. Mais l'illusion ne fut pas de longue durée. Au pouvoir, Palmerston ne dissimula plus : Aberdeen avait subi l'ascendant de Guizot ; il avait été sa dupe ; il avait subordonné l'Angleterre à la France ; il fallait maintenant renverser les rôles. En France, ou s'attendit à subir de nouveau les effets de la perfidie anglaise ; la cordialité officielle fit place à la méfiance, la temporisation amicale à l'action décidée. Guizot écrivit à son ambassadeur à Madrid : Ce n'est pas moi qui livrerai l'Espagne à lord Palmerston. La candidature napolitaine fut abandonnée, et remplacée par celle du duc de Cadix, fils de l'infant don François de Paule. Montpensier restait candidat à la main de l'infante. Les deux mariages auraient été, sinon célébrés, du moins annoncés en même temps. C'était évidemment dépasser les arrangements pris avec Aberdeen. Mais l'intrigue nouée autour des mariages espagnols devint, Aberdeen disparu, une lutte personnelle entre Bresson, ambassadeur de France, et Bulwer, ambassadeur d'Angleterre. L'un et l'autre lie songèrent plus qu'à faire triompher leur candidat, et ils engagèrent toutes leurs ressources de diplomates, tout leur amour-propre d'hommes. Au même moment, Palmerston, comme s'il ignorait les conversations antérieures d'Aberdeen avec Guizot, communiqua au gouvernement français les instructions envoyées à Bulwer : il y était dit que le choix d'un mari pour la reine était affaire purement espagnole et ne regardait que l'Espagne ; puis, énumérant les candidats possibles, Palmerston mettait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg. C'était, au moins sur ce point, la fin de l'entente. Guizot écrivit à son agent de Londres : Si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique. Une politique isolée, c'était, dans ce cas, une politique hostile ; quand Palmerston remit en ligue la candidature de Léopold de Cobourg, écartée par la France, il ne manqua pas d'ajouter que la candidature de Montpensier était la plus importante à combattre. Le choix de ce prince eût été (Bulwer avait mission de le dire) une marque d'hostilité à l'égard de l'Angleterre. Palmerston avait d'ailleurs un candidat pour l'infante ; c'était don Enrique, le frère du duc de Cadix, un ami des progressistes — le parti battu avec Espartero, adversaire de Christine et de son gouvernement. Palmerston, emporté par son désir de faire échec à Guizot, avait une fois de plus dépassé la mesure. La reine Christine, jusque-là hésitante, prit peur et pressa la France de faire au plus tôt et simultanément le double mariage de Cadix avec Isabelle et de l'infante avec Montpensier. Les engagements pris avec Aberdeen s'y opposaient sans doute, mais la conduite de Palmerston n'avait-elle pas dégagé la parole du gouvernement français ? Guizot et le Roi résolurent (4 septembre 1846) de donner satisfaction à la reine Christine. Palmerston, irrité, déclara que l'équilibre de l'Europe était détruit, compara Louis-Philippe à Napoléon, déclara qu'il n'y avait plus ni cordialité ni entente, que pour la première fois un roi de France manquait à sa parole. La reine Victoria s'indigna plus vivement encore : Et dire que le Roi a fait cela dans sa soixante-quatorzième année et laisse cet héritage à son successeur, et à qui ? à un petit-fils, à un mineur ! Notre amitié était de la plus grande importance pour Nemours et Paris. Et néanmoins il préfère l'ennui de gouverner l'Espagne à la cordiale entente qui existait si heureusement entre nos deux pays ! Je ne puis le comprendre.... Elle traitait Guizot durement : La conduite de Guizot dépasse en ignominie tout ce qu'on peut croire : Sa malhonnêteté est digne de mépris.... Il a commis une infamie. Elle ne pouvait croire pourtant que le Roi et son imprudent ministre iraient jusqu'au bout : Ma seule consolation est que, le projet ne pouvant se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer cette famille chérie à beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution. On ne recula pas. Palmerston eut beau soutenir que le traité d'Utrecht ne permettait pas le mariage Montpensier, puis essayer d'ameuter Vienne, Berlin, Pétersbourg, les mariages furent célébrés le 10 octobre. Mais la bataille n'était pas finie. Palmerston s'employa encore à obtenir que les Montpensier fussent en tout cas exclus du trône. Il n'y réussit pas, et essaya alors de lier partie avec l'opposition française pour renverser Guizot. Un Italien réfugié en Angleterre, Panizzi, servit d'intermédiaire entre Thiers et lui ; Thiers se montra fort heureux d'avoir, et Palmerston de fournir la preuve de la perfidie de Guizot. L'ambassadeur anglais à Paris, lord Normanby, entra en querelle ouverte avec Guizot au sujet de conversations qu'il avait eues avec lui relativement aux mariages et qu'il avait publiées dans le Livre bleu. Guizot en contesta l'exactitude à la Chambre. Palmerston soutint que la confiance du gouvernement anglais dans la version de l'ambassadeur était entière, l'écrivit à Normanby, et fit publier la lettre dans le Morning Chronicle. C'était presque une injure. Les journaux français de l'opposition déclarèrent qu'il fallait pour conserver l'honneur se débarrasser d'un ministre menteur. Quelques jours après, un bal était donné à l'ambassade d'Angleterre ; une invitation ayant été envoyée à Guizot, Normanby lui fit aussitôt savoir qu'elle lui avait été envoyée par méprise. Les choses allaient tourner mal, quand Apponyi, ambassadeur d'Autriche, arrangea l'affaire en portant à Guizot les regrets de Normanby. Palmerston donnait lui-même à ses agents l'exemple de la désinvolture dans le choix des moyens de combat. Il s'attaqua directement à Louis-Philippe en fournissant une arme redoutable aux adversaires politiques du régime, les légitimistes et les républicains. Un mémoire rédigé par ses soins fut imprimé et distribué aux ambassades et légations anglaises : il y était raconté qu'en 1809, Louis-Philippe, désireux de prendre un commandement dans l'armée insurrectionnelle d'Espagne, avait dû rassurer l'ex-roi de Naples et les Anglais qui craignaient en lui un futur candidat au trône d'Espagne et même au trône de France ; il avait alors, dans une série de lettres adressées à Canning et au duc de Portland, protesté de son attachement aux Anglais et de son loyalisme bourbonien : Jamais je ne porterai de couronne, tant que le droit de ma naissance et l'ordre de succession ne m'y appelleront pas.... Je suis lié au Roi mon aîné et mon maître par tous les serments qui peuvent lier un homme, et je serais le plus vil des parjures si je pouvais seulement songer à les violer. Le mémoire resta ignoré du public et des journaux, mais circula dans le monde diplomatique. A tout prendre, on ne savait pas encore où étaient les vraies dupes dans cette aventure. Guizot et Louis-Philippe avaient sacrifié l'entente cordiale, qui était leur grande pensée, à une satisfaction qui leur était d'autant plus chère qu'elle faisait mieux apparaître leur énergie : c'est à un allié, c'est à l'Anglais qu'ils avaient eu l'audace de résister. Il fallait donc que le bénéfice fût important ; ils le pensaient en effet : L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose, dit Guizot à la Chambre, permettez-moi le mot, la seule grande chose que nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830. Mais, dix-huit mois après, ils purent apprécier la portée de l'opération qui avait consisté à réunir par deux mariages les Bourbons de France et ceux d'Espagne. Elle était nulle. Guizot avoua plus tard qu'il s'était surpris parfois en flagrant délit d'anachronisme. La politique de l'entente cordiale avait plus d'une fois mis Guizot en danger devant la Chambre. La rupture avec l'Angleterre, malgré les efforts de l'opposition qui plaida dans la presse et à la tribune la cause de Palmerston. donna au ministère sa plus forte majorité : l'adresse fut votée par 248 voix contre 84 (12 février 1847). |