I. — L'AVÈNEMENT DE GUIZOT. VOUS êtes naturellement
l'un des hommes auxquels le Roi a pensé le plus dans cette occasion,
écrivit après sa chute Thiers à Guizot. Cela n'était pas si naturel Car
Louis-Philippe n'avait jamais montré de goût pour les doctrinaires, et il en
avait détesté quelques-uns. Dans la circonstance présente. il cherchait
certainement un homme qui fût aussi pacifique que lui, mais il ne souhaitait
pas moins ardemment que cet homme lui apportât la revanche des défaites qu'il
avait subies une première fois en 1839 et une seconde fois en 1840, quand la coalition des chefs parlementaires lui avait
arraché le pouvoir. Cette préoccupation le dominait au point qu'il ne fut pas
question d'autre chose dans le dernier entretien qu'il eut avec Thiers, et
qui consomma, au dire de Montalivet qui en fut le témoin, leur séparation
politique. Comme Thiers y défendait plus que jamais
la nécessité pour le Roi de laisser la direction quotidienne de la politique
à un chef de ministère ayant la majorité dans les deux Chambres,
citant l'exemple du roi d'Angleterre et du roi des Belges, déplorant que
Louis-Philippe, depuis la mort de Casimir Perier,
eût abandonné cette voie salutaire, le Roi protesta, repoussant toutes
les comparaisons ; n'avait-il pas, lui, à faire accepter
à la fois la révolution, le souverain et la dynastie ? Et sans doute,
il pensa, s'il ne le dit pas tout haut, qu'il ne lui convenait pas
d'abandonner à d'autres le soin de ces grands intérêts. Guizot offrait des
garanties : il avait sur l'affaire d'Orient la même opinion que le Roi, et il
avait quitté la coalition avec quelque éclat
; on pouvait l'essayer. Au demeurant, Guizot ne durerait pas ; c'était l'avis
général : la gauche le détestait, les conservateurs n'étaient pas unanimes à
bien accueillir l'ancien coalisé de 1839, qui
avait si fort attaqué et si bien renversé Molé. C'est à l'usage qu'on s'aperçut
que l'homme qui était uniquement chargé de faire une liquidation diplomatique
répondait en perfection à l'apathie des parlementaires et à l'ambition du Roi
; aussi lui fut-il possible de durer tant que le Roi et la majorité furent en
état de résister aux vœux de la nation. Guizot prit les Affaires étrangères. La présidence du Conseil fut donnée à Soult, l'illustre épée, ou, comme disaient les plaisants, l'illustre fourreau. Le reste fut distribué à des ministres de l'ancien cabinet Soult, ou du premier ministère Thiers, ou du ministère Molé. Ils se maintinrent jusqu'en 1848 avec quelques changements dont il est bon de rappeler les moins insignifiants : le ministre des Finances Humann mourut et fut remplacé en avril 1842 par Lacave-Laplagne, qui lui-même disparut avec quelques-uns de ses collègues en mai 1847 ; Villemain, ministre de l'Instruction, tomba malade et lut remplacé en février 1845 par Salvandy ; Soult enfin laissa la présidence à Guizot le 19 septembre 1847 et fut alors nommé maréchal-général. Mais le cabinet ne cessa pas d'être homogène, ainsi que Guizot aima plus tard à le rappeler : un cabinet homogène, organisant la majorité en parti politique, appuyé sur la classe moyenne, capable de clore l'ère des révolutions, d'organiser la collaboration intime et cordiale de la couronne et des Chambres, c'étaient là les conditions essentielles de ce gouvernement libre que Guizot prétendit réaliser. Le ministère fut mal reçu. Molé et ses fidèles montrèrent des visages sévères. La gauche rappela le voyage à Gand, et ses journaux attaquèrent le ministère de l'étranger. Escarmouches sans grande conséquence. Guizot ne représentait encore rien de plus, rien de moins — comme jadis Molé — que la victoire personnelle du Roi sur la politique de Thiers et la résolution de maintenir la paix contrairement au sentiment public. Mais, hormis ce dernier point, où il importait d'être habile pour calmer l'excitation de l'amour-propre national humilié, l'indifférence de la France pour les combinaisons royales ou parlementaires ôtait grande. La bourgeoisie politique ne pensait qu'à ses affaires, et le reste de la nation était épris d'idées et de sentiments si éloignés des préoccupations des pouvoirs publics que les changements de personnel ne la touchaient guère. Le nouveau ministère devait donc, comme tous ceux qui s'étaient succédé depuis l'abandon du système de Casimir Perier, s'assurer une majorité dans l'émiettement des partis et dans l'enchevêtrement des intrigues. Tâche longue et difficile. Guizot vécut péniblement, avec une Chambre peu sistre, jusqu'à la dissolution de 1842. Phis il constitua une majorité solide qui lui resta fidèle, autant qu'à la dynastie même, jusqu'à l'accident qui, en les renversant toutes deux, montra la fragilité de l'une et de l'autre. II. — RÈGLEMENT DE L'AFFAIRE D'ORIENT. IL fallait d'abord régler l'affaire d'Orient. Le discours du trône (5 novembre), très pacifique, annonça pourtant les mesures destinées à faire face aux chances que le cours des événements en Orient pourrait amener. La police interdit les banquets et les manifestations patriotiques ; Guizot écrivit aux agents diplomatiques que la politique du gouvernement avait pour but le maintien de la paix ; il déclara à la Chambre des pairs : On n'a jamais voulu ni tromper, ni défier, ni isoler la France ; ou n'a eu contre elle aucune mauvaise intention, aucun sentiment hostile ; on a cru qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec elle sur les bases de la transaction ; on a dit que, dans ce cas. on conclurait un engageaient à quatre. On l'a fait, et la France devait s'y attendre. On ne l'a pas fait avec tous les égards auxquels elle avait droit. Mais on ne part pas en guerre pour un manque d'égards. A la Chambre des députés, — la Chambre de la coalition, agitée, divisée, périodiquement in-clignée de l'abstention, de l'effacement de la France, — Guizot retrouva devant lui Thiers, qui démontra avec une habileté passionnée que, si la France avait été tant humiliée, c'est qu'elle n'avait effrayé personne ; on savait qu'elle ne troublerait pas la paix quoi qu'il arrivât, et on l'avait traitée avec le sans-gêne qu'elle méritait. Guizot répondit que personne n'aurait osé risquer la guerre pour rendre la Syrie au pacha, et donna l'assurance que l'Égypte héréditaire, conformément à la note du 8 octobre, lui était déjà garantie et promise par les puissances en considération de la France. A ce prix, l'adresse fut votée. Il y était dit que la France, à l'état de paix armée et pleine du sentiment de sa force, veillerait au maintien de l'équilibre européen, et ne souffrirait pas qu'il y fût porté atteinte ; autre phrase qui couvrait convenablement la retraite. Le retour des cendres de Napoléon (arrivées à Cherbourg le 30 novembre 1840) faisait craindre une explosion de patriotisme belliqueux ; la cérémonie eut lieu à Paris avec une pompe majestueuse, mais sans trouble. Guizot écrivit à son agent de Londres : Les incidents menaçants sont dissipés. Mehemet-Ali reste en Égypte, et Napoléon aux Invalides. La grande émotion causée par le traité du 15 juillet se calma ainsi d'elle-même. Mais Guizot s'était beaucoup avancé en affirmant que la question de l'Égypte héréditaire était réglée. Palmerston avait bien en effet donné tout d'abord son adhésion à la note du 8 octobre, puis il s'était ravisé et avait réservé le droit pour le sultan de révoquer son pacha. C'est en vain que Guizot s'épuisait en efforts pour obtenir de l'Angleterre que quelque chose fût donné, évidemment donné, au désir de rentrer en bonne intelligence avec la France et de la voir rentrer dans l'affaire, Palmerston ne se montrait pressé ni de le rassurer, ni de lui faire plaisir. Louis-Philippe fit écrire au gouvernement anglais par son gendre, le roi des Belges, et négocia directement avec Metternich ; mais l'opposition du tsar, qui ne tenait nullement à une réconciliation de la France avec l'Europe, paralysait l'Autriche. D'autre part, les affaires du pacha allaient mal, la flotte anglaise occupait Beyrouth ; l'armée d'Ibrahim évacuait la Syrie, sauf Tripoli et Saint-Jean d'Acre, qui fut bientôt pris par la flotte anglaise (23 novembre). Ces succès accrurent la superbe de Palmerston. Il ne voulut même plus s'engager à laisser l'Égypte au pacha, encore moins, s'il la lui laissait, à donner à la France la consolation de penser que c'était par égard pour elle que Mehemet-Ali y était maintenu. L'affaire dura huit mois encore, pendant lesquels Guizot
dut garder son contingent de guerre, et poursuivre, comme Thiers, les
fortifications de Paris. On avait engagé cet immense travail par simple
ordonnance. Guizot, qui demanda le 12 décembre un crédit de 140 millions pour
le continuer, n'obtint un vote favorable qu'avec l'appui de Thiers. Les
fortifications avaient des adversaires dans tous les partis. A gauche,
quelques-uns y voyaient — comme en 1834 lors du premier projet — une menace
pour la liberté politique de la France et pour la liberté intellectuelle de
la capitale. Le Roi se ménageait, disait-on, des positions fortifiées en cas
d'émeute, et voulait tenir Paris sous ses canons. Et d'autre part, vit-on
jamais une ville de guerre qui fût une ville de pensée ? La gauche
s'indignait surtout contre le système des forts détachés soutenu par Soult :
c'étaient autant de points d'appui contre les
adversaires de l'intérieur. Pour Molé et les conservateurs qui lui
étaient restés fidèles, les fortifications de Paris étaient une concession du
ministère à l'ancienne politique belliqueuse qu'il avait abandonnée. Le gouvernement
présenta le projet d'une enceinte continue, malgré Soult, — son président, —
qui ne put s'empêcher de laisser voir sa préférence pour les forts détachés.
Guizot, dans ce désarroi, évita de se prononcer pour l'un ou l'autre système,
laissa Thiers défendre la loi et la sauver. Après le vote, il écrivit à ses
agents diplomatiques : J'ai mis une extrême
importance à restituer au projet son vrai et fondamental caractère. Gage de
paix et preuve de force.... Appliquez-vous
constamment, dans votre langage, à lui maintenir ce caractère : point de
menace et point de crainte ; ni inquiétants ni inquiets ; très pacifiques et
très vigilants... (Avril 1841.) En maintenant les armements, en fortifiant Paris, Guizot pensait donc uniquement au prestige qu'il en tirerait pour négocier une rentrée honorable dans le concert européen. Sauver le pacha, lui assurer la possession héréditaire de l'Égypte, c'était l'important, sans cloute, mais comment obtenir que ce résultat eût l'air d'une concession faite à la France ? L'amiral anglais, après ses victoires en Syrie, s'était présenté avec sa flotte devant Alexandrie, avait obtenu de. Mehemet qu'il cesserait les hostilités si la Porte lui donnait l'Égypte héréditaire (décembre 1840). C'est donc à l'Angleterre que Mehemet-Ali devrait l'Égypte. Heureusement, l'ambassadeur anglais à Constantinople. Ponsonby, par un zèle intempestif, détourna la Porte d'accepter ce compromis. L'affaire devenait comique. On s'émut à Vienne et à Berlin de cette intrigue anglaise si incohérente, si contradictoire et si surprenante ; à Londres même, au Parlement, Wellington exprima le désir qu'on ramenât la France au sein des conseils de l'Europe. Les libéraux, les radicaux attaquèrent les procédés de Palmerston. Celui-ci protesta alors de son désir de s'entendre avec la France : le traité du 15 juillet n'avait jamais parlé que d'enlever à Mehemet-Ali ses conquêtes ; c'était donc rester dans les limites du traité que de le laisser dans son pachalik. La conférence des quatre Puissances, réunie à Londres, invita en conséquence, par une note du 31 janvier 1841, la Porte à révoquer la destitution du pacha et à accorder l'hérédité à ses descendants en ligne directe. Dès lors, le débat était clos, par l'accord de tout le monde. Mais la France serait-elle exclue de la délibération finale ? C'eût été constituer contre elle une quadruple alliance définitive ; brimade dangereuse et inutile. D'autre part, elle ne pouvait solliciter sa rentrée dans le concert européen sans blessure pour son amour-propre, qu'il était nécessaire de ménager. On finit par s'entendre. Les quatre grandes Puissances déclarèrent que l'effet du traité du 15 juillet était épuisé, puisque la question qui l'avait fait conclure était heureusement terminée ; mais, comme ledit traité comportait un principe permanent, la fermeture des détroits, auquel il importait de donner un caractère plus solennel, elles invitaient la France à adhérer à une convention nouvelle, portant cette fermeture (sauf le droit pour le sultan d'excepter de la règle les bâtiments légers des légations). Guizot jugea que la formule heureusement terminée était blessante, et que la convention nouvelle ne devait pas apparaître, dans sa forme, comme une annexe du traité du 15 juillet. Satisfaction lui fut donnée. Alors la Porte se mil à chicaner sur l'autorité et l'hérédité du pacha, réclamant le droit de choisir entre ses descendants mâles à chaque ouverture de succession, de limiter son armée à 1.800 hommes, d'en nommer les officiers, de fixer le chiffre des impôts qu'il pourrait percevoir, etc. Mehemet-Ali menaça de reprendre les armes. Les plénipotentiaires décidèrent d'apposer leur paraphe à la convention, et d'ajourner la signature au jour où le sultan se montrerait plus accommodant pour son pacha (15 mars). On n'attendit pas trop longtemps. Sous la pression de l'Autriche, le sultan changea de grand vizir. Rifaat, qui succéda à Reschid, fit à Mehemet les concessions nécessaires (19 avril). Les signatures allaient être enfin échangées quand Palmerston imagina une chicane imprévue : Si le pacha, dit-il, n'acceptait pas les conditions nouvelles du sultan, le traité du 15 juillet ne serait pas clos, puisque les quatre puissances seraient encore dans l'obligation de l'y contraindre. Il fallut attendre que Mehemet acceptât les conditions du sultan. Ce fut fait le 10 juin. Comme personne ne trouva plus de prétexte à un nouveau retard, la convention fut signée le 13 juillet. De cette longue crise, l'opinion française tira quelques conclusions importantes : l'union austro-russe était refaite contre la Turquie désormais soumise à un protectorat européen ; l'Angleterre avait sauvé le statu quo oriental et montré le prix qu'elle y attachait en n'hésitant pas à lui sacrifier l'alliance française ; enfin, l'envie de l'Europe s'était réveillée contre la France ; l'esprit qui animait les alliés en 1815 n'était pas mort ; les Français avaient été humiliés, et le Roi des Français y était pour quelque chose. Edgar Quinet traduisit cette tristesse nationale : La France, de toutes les nations latines, seule survit ; elle commence à pâlir, pendant que la race slave et la germanique aspirent de son vivant à essayer sur leurs tètes là couronne de la civilisation. Je vois la Russie marcher à la conquête du Bosphore, l'Angleterre à celle de la Haute-Asie, la France, par l'Algérie, à la conquête du désert.... La Révolution a rendu son épée en 1815 ; on a cru qu'elle allait la reprendre en 1830 ; non, ce grand corps blessé ne s'est relevé que d'un genou.... Depuis vingt-cinq ans, nous voilà courbés sous les fourches caudines, essayant de faire bonne contenance et de dorer notre chaine.... A ces lignes, écrites pendant la crise, dans 1815 et 1840, Quinet ajouta, en manière de post-scriptum, après l'occasion perdue de se relever, un avertissement au pays. Si quelque chose est fait pour étonner, c'est de voir un grand État regorger d'hommes et de richesses, florissant par l'agriculture et par l'industrie, plein en quelque sorte de muscles et de bras, qui, avec toutes les apparences de la prospérité et de la force, est incapable de se mouvoir... C'est que son mal est au dedans. La France n'est ni une aristocratie, ni une démocratie. C'est une bourgeoisie séparée du peuple. L'État en est affaibli, affaissé. Il faut organiser la démocratie ; la réforme est devenue une nécessité inéluctable.... Il faut travailler à unir les classes, ne plus s'interposer entre elles pour les mieux diviser, et dominer les factions ; il faut déployer ces principes de démocratie à la face de l'Europe. Mais le gouvernement de Louis-Philippe, heureux d'avoir échappé au danger, n'avait plus qu'un désir, celui de vivre tranquille. III. — GUIZOT ET LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS. PENDANT que se dénouait péniblement la crise orientale, Guizot cherchait à consolider sa majorité. Elle était encore incertaine, et chaque discussion importante l'ébranlait. Une demande de fonds secrets (2 février) fut l'occasion d'un débat politique. Le rapporteur Jouffroy en profita pour définir les principes d'une politique conservatrice, paix au dehors, statu quo et ordre au dedans ; c'était provoquer l'opposition sans nécessité. Thiers s'empressa d'attaquer ce conservatisme : Vous avez tenté de faire la majorité en arrière ; je crois qu'il faut la faire en avant, et il parla de réviser les lois de septembre et de faire une réforme parlementaire en augmentant le nombre des fonctions incompatibles avec le mandat de député. Guizot laissa à Jouffroy la responsabilité de son rapport et refusa de poser et de résoudre des questions qui n'étaient pas urgentes. Les fonds secrets furent votés, et la bataille ajournée. A tout moment les incidents relatifs à la politique du ministère atteignaient la personne du Roi. Depuis qu'il avait ouvertement pris parti contre le sentiment général en 1810, Louis-Philippe était accusé de manquer de patriotisme. La Gazette de France (janvier 1841) publia des lettres écrites par lui en 1807 et 1808, où il souhaitait la défaite de Napoléon. Puis la France en publia d'autres où il promettait aux Anglais l'évacuation de l'Algérie, où il se vantait d'avoir contribué à l'écrasement de la Pologne, et parlait des fortifications de Paris comme d'une machine de guerre contre les Parisiens. Les premières étaient probablement authentiques, et on en parla peu. Les autres, qui étaient fausses, émurent le public et les tribunaux. La France fut poursuivie. Berryer plaida pour le gérant et le rédacteur en chef ; le jury les acquitta. Cela fit grand bruit. Guizot dut affirmer à la tribune que les lettres étaient fausses. Personne ne le démentit ; mais il parut aussi que le Roi avait été bien mal et bien peu défendu. D'autres difficultés apparurent. Depuis 1834, le budget ordinaire se soldait en excédent[1]. Les dépenses extraordinaires étaient payées sur les réserves de l'amortissement, c'est-à-dire avec les rentes 3 p. 100 rachetées par l'État, soit 75 à 80 millions par an qu'on affectait aux grands travaux publics. Depuis les emprunts de 1831 et 1832 (qui avaient produit 290 millions et demi), le gouvernement n'avait plus accru la dette. Seul l'emprunt de 60 millions contracté par la Grèce, sous la garantie de la France, de l'Angleterre et de la Russie — sur lesquels la France avait consenti à fournir 20 millions, et dont 15 millions avaient été souscrits en 1833 —, avait nécessité en 1838 une intervention financière du budget français, la Grèce n'ayant payé depuis 1836 ni intérêts, ni amortissement. Mais la convention du 15 juillet 1840 rompit cet équilibre. Elle coûta, tant en armements qu'en travaux pour les fortifications de Paris, 157 millions en 1840, 146 en 1841 ; plus 127 autres à répartir sur les exercices suivants, soit 430 millions. Le déficit du budget fut de 138 millions en 1840, de 165 en 1841 ; on évalua à 115 millions celui de 1842. D'autre part, les dépenses engagées pour les budgets de la Guerre (367 millions en 1840, 385 en 1811, au lieu de 211 en 1839), et de la Marine (99 millions en 1840, 124 en 1841 au lieu de 79 en 1839), ne pouvaient être rapidement réduites, même après la fin de la crise, car la guerre d'Algérie recommençait au même moment. Il fallait donc demander à des ressources nouvelles de quoi liquider le passé et faire face à l'avenir. L'emprunt, l'impôt nouveau semblaient inévitables. Un emprunt de 350 millions fut voté le 25 juin 1841. Comme le 3 p. 100 était en baisse, on n'en réalisa qu'une partie (150 millions) au taux de 78 fr. 52. Le reste, 200 millions, négocié en 1844, fut placé à 84 fr. 75. Mais on n'osa pas accroître les impôts. Le ministre Humann pensa qu'il suffisait d'obtenir davantage des anciens. La loi du 14 juillet 1838 prévoyait qu'à partir de 1842 la répartition de l'impôt foncier serait révisée de 10 en 10 ans ; Humann ordonna un recensement général pour la préparer, et ne cacha pas le profit qu'il en attendait : Il est urgent, déclara sa circulaire, de prendre des mesures pour obtenir des impôts les produits qu'on est en droit d'en attendre. Les contribuables s'émurent. En plusieurs endroits, notamment à Lille, à Bordeaux, à Clermont-Ferrand, les municipalités, se considérant comme chargées par la loi d'opérer la répartition, opposèrent une résistance qui alla jusqu'à troubler l'ordre public. A Toulouse, ce fut une véritable émeute ; la garde nationale y prit part ; les agents du gouvernement, général, préfet, procureur général, cédant aux émeutiers, suspendirent les opérations du recensement ; on révoqua le préfet ; son successeur fut reçu tumultueusement, assiégé dans la préfecture ; il s'enfuit ; un commissaire extra- ordinaire finit par rétablir l'ordre : aidé de l'armée, il cassa le Conseil municipal et licencia la garde nationale. Sur d'autres points, pour d'autres raisons, à Caen, à Limoges, à Paris, la rue fut envahie[2]. On fut surpris de l'esprit de révolte qui, sans raison profonde, en plein calme politique, apparaissait. Ainsi, l'ordre était toujours précaire, la paix publique toujours fragile. Quand le duc d'Aumale, le 13 septembre 1841, rentra d'Afrique, au milieu des acclamations, à la tète de son régiment, le 17e léger, un coup de pistolet lui fut tiré, faubourg Saint-Antoine, par un nommé Quénisset, affilié à une société secrète, les Égalitaires. On n'osa pas déférer le coupable au jury ; la Cour des pairs le jugea, avec le rédacteur du Journal du peuple, Dupoty, accusé de complicité morale. Dupoty eut cinq ans de prison ; Quénisset et deux de ses complices, condamnés à mort, furent graciés par le Roi. On notait, même dans l'entourage du Roi et du ministère,
l'impopularité croissante de Guizot et de la dynastie. Lorsque Garnier-Pagès
mourut (23 juin 1841), le collège
électoral du Mans, par 123 voix sur 127 votants, nomma à sa place un avocat,
Ledru-Rollin, qui avait plaidé dans quelques procès politiques. Son discours
de candidat, publié dans le Courrier de la Sarthe, fut poursuivi
devant les assises. Il était de ton violent, mais surtout très significatif
en ce que Ledru-Rollin y renonçait à toutes les formules de transaction et
rompait nettement avec les partis dynastiques : Le
peuple, c'est un troupeau conduit par quelques privilégiés comme vous, comme moi,
Messieurs, qu'on nomme électeurs... et si ce
peuple se lève pour revendiquer ses droits, on le jette dans les cachots ;
s'il s'associe pour ne pas périr de misère ou défendre son salaire
insuffisant, on le jette dans les cachots ; si, comme à Lyon, il écrit sur
son étendard du pain ou la mort, on le mitraille et on calomnie ses
restes mutilés. Le peuple-roi ! Ils l'appelaient roi aussi, les Pharisiens,
ce révélateur d'une religion nouvelle qui venait prêcher aux hommes l'égalité
et la fraternité.... Le peuple, c'est l'ecce
homo des temps modernes. Que faire pour ressusciter ? La réforme, condition première de tout progrès pacifique, une réforme radicale : Que
tout citoyen soit électeur.... La
régénération politique ne peut être qu'un acheminement à de justes
améliorations. C'est à ce point de vue élevé de l'amour du peuple que le
parti démocratique se distingue surtout profondément des partis éclos de la
Révolution de juillet : dans la pédante école des doctrinaires, le peuple n'a
de place nulle part.... Pour le parti Thiers,
le peuple est un marchepied qu'on brise dès qu'on s'en est servi ; le parti
Barrot ne s'occupe pas davantage du peuple ; le parti légitimiste... parle de souveraineté du peuple ! C'est le renard qui se
revêt de la peau du lion. Plus loin encore, Ledru-Rollin se réclamait
de l'exemple de Sieyès, Carnot, Benjamin Constant,
Garnier-Pagès, Cormenin. On n'avait rien entendu de pareil depuis les
lois de septembre. C'était, dans un langage emphatique, la déclaration de
Cavaignac en 1831 ; c'était aussi la déclaration des Amis du peuple
publiée par la Tribune en 1833. Devant les assises, Ledru fut défendu
par Arago, Marie, Barrot, Berryer ; il fut condamné à 4 mois de prison et
3.000 francs d'amende, mais, l'arrêt ayant été cassé, un second jury
l'acquitta. La Chambre, qui se réunit en décembre 1841, approuva la signature de la Convention des détroits ; mais l'affaire du droit de visite[3] ralluma les passions et mit le gouvernement en danger. Pour faire de l'abolition de la traite une réalité, la France et l'Angleterre s'étaient déjà entendues en 1831, puis en 1833, pour s'accorder réciproquement le droit de visite dans certaines zones, à la condition que le nombre des croiseurs anglais ne fût jamais supérieur de plus de moitié à celui des croiseurs français : Le droit de visite réciproque, disait la convention du 30 novembre 1831, pourra Cire exercé à bord des navires de l'une et de l'autre puissance : 1° le long de la côte occidentale d'Afrique, du Cap Vert à 10 degrés au sud de l'Équateur — c'est-à-dire entre le 10e degré de latitude méridionale, le 15e degré de latitude septentrionale et le 30e degré de longitude occidentale à partir du méridien de Paris — ; 2° tout autour et dans une zone de vingt lieues de largeur pour Madagascar, Cuba, Porto Rico, et les côtes du Brésil. La convention du 22 mars 1833 ajouta que les navires anglais qui arrêteraient des navires français les conduiraient, suivant la station à laquelle ils appartiendraient, à la juridiction française de Gorée, de la Martinique, de l'île Bourbon, de Cayenne. Réciproquement, les navires français capturant des navires anglais les conduiraient, selon leur station, à la juridiction anglaise de Bathurst (Gambie), Port-Royal (Jamaïque), du Cap, de Demerara (Guyane). L'application de cette convention n'avait pas soulevé trop de difficultés. 120 croiseurs français, 152 anglais, investis du droit de visite, visitaient chaque année une ou deux douzaines de navires suspects, anglais ou français. Mais la traite ne pouvait être réellement arrêtée que si tous les États dont les négriers arboraient indifféremment le pavillon s'entendaient pour leur donner la chasse. La France et l'Angleterre obtinrent leur adhésion. Un nouveau projet de convention, générale cette fois, fut rédigé en 1840. La France, alors aux prises avec l'Angleterre, fit attendre sa signature jusqu'au jour où Palmerston fut remplacé par Aberdeen (20 décembre 1841). Les ratifications devaient être échangées le 19 février 1842. L'affaire, depuis longtemps réglée en fait pour la France,
aurait passé inaperçue, si une protestation des armateurs de Nantes, qui fut
portée à la tribune par le député Billault, ne lui eût donné une ampleur
inattendue. Le vieil argument — c'était donner à la marine anglaise la police
générale des mers — toucha la Chambre tout entière. Contre l'Angleterre,
l'opposition et la majorité se trouvèrent d'accord. Guizot eut beau démontrer
qu'il s'agissait tout simplement de consolider une réglementation qui
fonctionnait depuis 1833 ; l'idée seule de faire à l'Angleterre une
concession sembla intolérable ; la Chambre se prononça, presque unanimement,
pour un amendement à l'adresse, affirmant la
nécessité de préserver de toute atteinte les intérêts du commerce et
l'indépendance du pavillon, et elle ajouta, pour bien préciser le sens
de son hostilité, le vœu que les conventions de 1831
et de 1833 cessassent le plus tôt possible d'être mises à exécution.
Guizot déclara que ce vote ne diminuait pas le droit pour le roi de rester
fidèle à un engagement pris, qu'il choisirait seulement pour le tenir un
moment qui parût plus opportun. Les Puissances décidèrent, le 20 février,
après que l'Angleterre, la Prusse et la Russie eurent signé, que le protocole resterait ouvert pour la France.
Mais l'agitation en France ne se calma pas vite, l'opposition ne cessa pas de
harceler périodiquement Guizot pour lui arracher la promesse d'un refus
définitif, ou, s'il faisait mine de céder aux Anglais, pour l'engager dans un
conflit parlementaire où il aurait sombré. C'est seulement en 184 (29 mai) qu'un traité fut conclu, qui
suspendit pour dix ans les conventions signées en 1831 et en 1833 et posa de
nouvelles règles pour la visite par les croiseurs des deux nations appelés à
vérifier la nationalité des bâtiments ; il fut convenu qu'on appliquerait les
règles fondées sur les principes du droit des gens
et la pratique constante des nations maritimes. Le centre gauche s'unit à la gauche pour demander la réforme parlementaire, c'est-à-dire l'interdiction du mandat législatif aux fonctionnaires (proposition Ganneron), et la réforme électorale, c'est-à-dire l'inscription sur les listes électorales de tous les citoyens inscrits sur les listes du jury (proposition Ducos). La première ne fut repoussée que par 198 voix (dont 130 fonctionnaires) contre 190. La seconde fut soutenue par Lamartine, qui protesta avec éclat contre l'éternel préjugé des conservateurs hostiles à tout mouvement, immobiles, inertes, implacables, oui, implacables à toute amélioration. Si c'était là en effet tout le génie de l'homme d'État chargé de diriger un gouvernement, mais il n'y aurait pas besoin d'un homme d'État, une borne y suffirait. Guizot affirma que le mouvement en faveur de la réforme électorale était superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et les comités. Il eut 41 voix de majorité (février 1842). Ce succès, qui mettait en échec l'opposition de gauche, donna à croire que le gouvernement pouvait désormais compter sur une majorité de droite, dont le conservatisme intransigeant arrêterait toutes les tentatives d'agitation. Guizot était convaincu que la majorité du corps électoral pensait comme lui. Aussi, la session finie, le gouvernement prononça-t-il la dissolution (juin) ; les élections furent fixées au 9 juillet 1842. Elles ne furent pas décisives. Le gouvernement eut 266 sièges sur 459 ; sur 92 députés nouveaux, 51 étaient ministériels, 38 hostiles ; Paris élut 10 opposants sur 12. Les conservateurs avaient espéré une victoire plus complète. Guizot en conçut quelque inquiétude. Pourtant il n'avait rien à craindre : sous réserve des surprises qui pourraient jaillir de la politique extérieure, si favorable aux coalitions imprévues, le vrai danger parlementaire ne naîtrait pour lui qu'au jour où l'union conservatrice commencerait à se désagréger. |
[1] Voir Michel Chevalier, Comparaison des budgets de 1830 et de 1843 (Journal des économistes, 1853, V et VI).
[2] Le recensement Humann donna lieu à de nombreuses publications ; voir Catalogue de l'histoire de France (Bibl. nationale, LC61 3479 à 3502.)
[3] Consulter surtout le tome VI des Mémoires de Guizot et ses pièces justificatives.