HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — L'EXPANSION COLONIALE.

CHAPITRE II. — LES AUTRES COLONIES.

 

 

I. — CONQUÊTES DANS L'OCÉAN PACIFIQUE.

LA monarchie de juillet a ajouté au domaine colonial non seule-J ment l'Algérie, mais quelques établissements sur la côte de Guinée, Nouka-Riva et Tahiti dans le Pacifique, Mayotte et Nossi-Bé dans l'océan Indien.

Elle fut engagée dans ces conquêtes plutôt par l'intention de soutenir des intérêts commerciaux ou maritimes que par l'ambition de conquêtes territoriales. Le ministère de la Marine, de qui dépendait la direction des colonies, forma bien à plusieurs reprises de vastes projets de conquête, mais le ministère plus influent des Affaires étrangères l'obligea toujours à les subordonner à des vues et à des intérêts politiques jugés plus importants, c'est-à-dire à ses combinaisons d'Europe. L'attitude de la France vis-à-vis de l'Angleterre, et même vis-à-vis de l'Espagne, détermina sa politique coloniale. Elle ne fut jamais étudiée ni envisagée isolément et en quelque sorte pour elle-même, pour l'avenir qu'elle contenait en germe, c'est-à-dire qu'elle fut très modeste et très prudente. Tout au plus s'éleva-t-on — et il semble bien que ce ne fut pas avant 1843 — à la conception d'un plan qui prévoyait la création de quelques points de relâche pour notre flotte dans l'océan Indien et dans le Pacifique.

Ce furent les commerçants bordelais qui, dans le désir de prendre leur part d'un commerce où déjà réussissaient les Marseillais, demandèrent et obtinrent l'exploration de la côte du Bénin et de celle du Gabon par la marine. Un officier, Bouet-Williaumez, en rapporta, d'abord en 1837, puis en 1842, des traités passés avec les chefs, qui créaient à la France des droits éventuels dans le golfe de Guinée ; la baie du Gabon devint dès ce moment un abri pour la flotte. Ce sont des intérêts analogues qui firent explorer par le même officier de marine, en 1839, la région côtière de l'Oued Noun, au nord du Sénégal ; un chef de ce pays offrait d'y creuser un port avec l'appui (le la France et lui en promettait le monopole commercial ; on signa un traité, mais le port ne fut pas creusé.

En Océanie, une opération tentée sur la Nouvelle-Zélande dans des conditions analogues échoua : le ministère de la Marine mil peu d'empressement à y soutenir des projets commerciaux ; quand un vaisseau de guerre y arriva, les Anglais y étaient déjà installés. C'est pour chercher une compensation à ce déboire que la marine choisit dans le Pacifique un autre point à occuper, et que fut organisée l'expédition sur Tahiti.

L'intérêt commercial y était moins apparent que le militaire ; ou voulait avoir un point de relâche sur la route du Pacifique. Ou tenait compte aussi d'intérêts religieux : les missionnaires catholiques demandaient un appui contre leurs confrères anglais, qui faisaient de ces païens des hérétiques.

On avait commencé sous la Restauration, vers 1821, à organiser une concurrence catholique aux missions protestantes anglaises répandues en Océanie. La Société pour la propagation de la Foi, fondée à Lyon en 1821, envoya un vicaire apostolique aux îles Sandwich. Le Pape créa en 1824 les Missions d'Océanie. En 1833, Grégoire XVI partagea l'Océanie en deux vicariats séparés par le 1800 de longitude, et donna l'un à la Société de Picpus, l'autre à la Société de Marie, Les missionnaires de ces deux sociétés se rendirent à Hawaï, aux Gambier (1834), à Tahiti (1836), aux Wallis (1837), aux Marquises (1838), c'est-à-dire sur les points où étaient installées des missions protestantes. Le but était avant tout de combattre l'hérésie : Il ne sera pas dit, écrivait le P. Caret en 1837, que l'erreur triomphera contre la vérité ; l'auguste Marie, que l'Église appelle la destructrice de toutes les hérésies, saura bientôt l'anéantir à Tahiti. C'est pour la même raison qu'il se rendit aux Wallis : Le dessein de notre évêque était d'abord de se rendre dans l'archipel des Carolines ; mais les progrès do l'erreur aux Tonga et aux Fidji lui firent prendre la résolution de planter la croix dans le voisinage de ces îles qui sont les principales de la mission protestante. Wallis, située à peu près au centre, lui parut propre à devenir le poste avancé qu'il cherchait à établir contre l'hérésie.

Les rivalités entre missionnaires protestants et catholiques engagèrent les deux gouvernements anglais et français dans des conflits. A Tahiti, un missionnaire anglais, nommé Pritchard, installé depuis 1824, était devenu tout-puissant : il avait obtenu de la reine de l'île, Pomaré, qu'elle sollicitât la permission d'arborer le drapeau britannique (1826). Canning, qui se souciait peu d'annexer Tahiti, promit seulement la protection de l'Angleterre. Quand les premiers missionnaires français arrivèrent à Tahiti en 1836, Pritchard les fit expulser (12 décembre) ; l'année suivante, il fut nommé consul. Mais un vaisseau français commandé par Dupetit-Thouars arriva en 1838 et signa une convention avec Pomaré : les Français seraient traités désormais comme les étrangers les plus favorisés. Dumont d'Urville visita l'île la même année. A peine ces marins se furent-ils éloignés que Pritchard obtint de Pomaré qu'une seule religion serait tolérée à Tahiti, la protestante. L'arrivée d'un nouveau vaisseau français obligea aussitôt Pomaré (1839) à reconnaître la liberté du culte catholique. Pritchard partit pour Londres (1840).

L'opinion française n'était plus à cette date indifférente au sort des îles lointaines. On croyait que ces querelles de moines cachaient des intérêts profonds. A Madagascar, la rivalité des religions dissimulait mal le désir de la conquête politique. L'île Bourbon — notre dernière possession dans l'océan Indien avec la petite île Sainte-Marie de Madagascar, occupée en 1821 — était alors gouvernée par l'amiral de Hell. Il avait des vues sur la grande île, et, pour y prendre pied, avait essayé d'un accord avec les Hovas pour les opposer aux Anglais le cas échéant, mais il ne réussit pas ; faute de pouvoir s'installer chez eux (ils étaient alors en pleine guerre civile à la suite de la propagande des missions protestantes), il fit occuper (1840-42) Nossi-Bé, Nossi-Mistiou, Nossi-Comba, signa des traités d'amitié avec leurs chefs et même se fit donner Mayotte. C'était encercler la grande île oü déjà les Français avaient fondé des établissements agricoles et industriels. Hell en proposa la conquête. Le gouvernement, craignant de compromettre l'entente cordiale, n'en voulut pas, et l'amiral Roussin, pour avoir dit devant la Chambre que la France n'abandonnerait pas ses droits sur Madagascar, fut remplacé au ministère par l'amiral de Mackau.

Cependant, à Tahiti, le départ de Pritchard n'avait pas mis fin à la rivalité des Français et des Anglais. Ils continuèrent à se disputer le protectorat, c'est-à-dire l'influence dominante dans le gouvernement. Les Anglais eurent d'abord le dessus. Dupetit-Thouars (septembre 1842) vint exiger 50.000 francs d'indemnité pour les Français molestés. Pomaré demanda aussitôt le protectorat français. Dupetit-Thouars le lui promit, et le gouvernement de Louis-Philippe consentit. Londres fut ému, mais se borna à demander des assurances pour ses missionnaires. Pritchard retourna à Tahiti en 1843 sur un vaisseau de guerre. Aussitôt Pomaré renonça au protectorat français et reprit son ancien drapeau. Dupetit-Thouars revint encore et proclama la déchéance de Pomaré et l'annexion de l'île. Pritchard riposta par une insurrection ; il fut arrêté et expulsé (mars 1844). On le reçut à Londres comme un martyr ; à Paris, Dupetit-Thouars fut désavoué, et ce fut sinon une des grandes affaires du règne, du moins l'occasion d'un des grands tapages de la monarchie parlementaire.

Le gouvernement, qui déclara s'en tenir an protectorat de 1842, fut considéré comme cédant bassement à l'Angleterre. La presse et les orateurs de l'opposition éclatèrent contre Guizot. Les Français se sentirent presque aussi humiliés qu'au moment du traité de Londres. Le prince de Joinville publia une note sur l'état des forces navales de la France, où il démontra que nous n'étions pas en état de lutter contre l'Angleterre. Le tsar vint faire à Victoria une visite si subite qu'on pensa de nouveau à la guerre prochaine : la coalition de 1840 allait-elle renaître ? l'entente cordiale, en tout cas, semblait ruinée. Comme c'était le moment oui notre guerre d'Algérie nous entraînait au Maroc, Peel déclara à la Chambre des Communes qu'un outrage grossier, accompagné d'une grossière indignité, avait été commis contre l'Angleterre, dans la personne de son agent. Dans les théâtres, à Paris, on demandait l'air de Charles VI : Jamais, jamais en France, jamais l'Anglais ne régnera. Il fallut pourtant se calmer ; le gouvernement anglais reconnut que Pritchard n'était plus consul anglais quand il avait été expulsé : mais l'outrage à l'égard du citoyen anglais subsistait. Lord Aberdeen parla de ramener Pritchard à Tahiti sur un vaisseau de guerre et d'exiger le départ des officiers français auteurs responsables de l'expulsion. Il se contenta finalement du regret, de l'improbation manifestée par le gouvernement français de certaines circonstances qui avaient précédé le renvoi de M. Pritchard, et d'une indemnité (septembre 1844). Le protectorat français fut établi définitivement en 1847.

Parce qu'on avait renoncé à une politique de conquête coloniale qui eût compromis des intérêts plus importants, c'est-à-dire les grandes pensées des diplomates, il ne s'ensuivait pas qu'on dût également renoncer à l'établissement d'abris maritimes sur les grandes routes du monde. Or, on n'avait pas un seul relai entre Mayotte et Tahiti, ni sur la route du cap Horn. Un moment, on voulut s'établir dans l'archipel des Soulou à Basilan, et un traité fut même signé avec un chef indigène ; mais, Basilan étant voisin des Philippines, l'Espagne protesta ; on n'insista pas (1845). A Hawaï, où des difficultés s'étaient élevées entre Anglais et Français, les prétentions d'une troisième puissance, les États-Unis, obligèrent les uns et les autres, en 1843, à reconnaître l'indépendance de l'Archipel et à s'engager à ne jamais s'en emparer, ni à titre de protectorat ni sous aucune autre forme.

Il n'y eut plus, après 1845, aucune tentative ni pour conquérir un territoire, ni même pour s'assurer un point d'appui maritime, en aucun lieu du monde. Le gouvernement avait dès lors renoncé à avoir une politique extra-européenne.

 

II. — L'ADMINISTRATION DES COLONIES ; L'ESCLAVAGE.

LA Charte de 1830 avait stipulé que les colonies seraient régies par des lois particulières (art. 64). Nous sommes rentrés dans la légalité, dit le rapporteur Dupin... les besoins et les griefs de leurs habitants ne seront plus soustraits à l'impartiale investigation du législateur. On voulait surtout soumettre les colonies au contrôle des parlementaires. En réalité, les Chambres eurent rarement à se prononcer sur leur sort. Il n'y eut pas de loi sur les annexions nouvelles, ni aucune loi générale sur le régime colonial. L'Algérie ne fut, sauf pour son budget, l'objet d'une loi que lorsque le pouvoir y fut confié en 1834 à un gouverneur général. En 1833, les vieilles colonies, Martinique, Guadeloupe, Bourbon et Guyane, furent pourvues par une loi d'un conseil colonial élu pour cinq ans par les hommes libres payant 200 francs et 300 francs d'impôts directs ; n'étaient éligibles que les propriétaires de biens valant 60 ou 40.000 francs, suivant la résidence. La métropole garda l'administration des recettes et des dépenses et la direction de tous les grands services, justice, douanes, instruction publique, police de la presse. Les autres colonies restèrent soumises aux ordonnances. On n'apporta donc pas grand changement aux errements de la Restauration. La population française des colonies vécut pourtant dans un état politique qui ressemblait à celui des citoyens de la métropole. Elle avait, par ses représentants à la Chambre des députés, sa part d'influence dans les affaires publiques ; par les conseils locaux, elle pouvait dire son opinion sur les affaires intérieures. Les agents du pouvoir central gouvernaient dans les colonies comme dans un département ; mais ils étaient plus indépendants, étant plus éloignés de leur ministre.

La vie économique y était organisée sans aucune ressemblance avec celle de la métropole. Tout le travail de production y était assuré par des esclaves nègres importés d'Afrique. La traite des nègres ayant été abolie au congrès de Vienne par un commun accord des puissances, le trafic public s'arrêta ; mais il fallut les dispositions sévères de la loi du 4 mars 1831 pour mettre fin au trafic clandestin. Les esclaves importés restèrent d'ailleurs esclaves. L'Angleterre, dans ses colonies, les ayant émancipés en 1834, l'opinion française s'émut, et une série de mesures furent prises en vue de préparer leur libération définitive.

La simplification des formalités et la suppression de la taxe d'affranchissement (1832), la suppression de la mutilation et de la marque pour les esclaves rebelles (1833), le recensement obligatoire des esclaves (1833), l'affranchissement automatique de tout esclave débarqué sur le territoire de la métropole (1836), la reconnaissance de certains cas d'affranchissement de droit (1839) furent les premiers progrès. La question de l'esclavage fut portée devant la Chambre des députés par H. Passy en 1837. Une commission se prononça pour l'abolition totale. Mais on pensait que des transitions devaient être ménagées entre l'état d'esclavage et celui de liberté ; on rendrait les esclaves dignes de la liberté et capables de la supporter en leur donnant une éducation el un pécule. Ces tendances humanitaires de la métropole se heurtèrent à l'hostilité résolue des colons. La Cour d'appel de la Martinique refusa par 38 arrêts successifs de prononcer des peines contre des contrevenants à l'ordonnance sur le recensement ; renvoyés par la Cour de cassation devant la Cour de la Guadeloupe, ils y furent également acquittés. Les Conseils généraux des colonies, consultés en 1833, déclarèrent que la métropole n'avait ni qualité ni compétence pour s'occuper de la question.

Le travail parlementaire ne s'en poursuivit pas moins. Tocqueville, rapporteur de la commission de 1839, fournit le premier des renseignements précis et formula les résolutions nécessaires : Ce que les colons disent aujourd'hui, ils l'ont dit bien des fois. Quand, il y a treize ans, il s'est agi d'abolir l'infâme trafic de la traite, la traite, à les entendre, était indispensable à l'existence des colonies.... Passant outre à l'opposition, à la colère, aux ingénieuses clameurs des colons, une des aristocraties les plus exclusives qui aient existé dans le monde, il déclara nettement : Il ne s'agit point de savoir si l'esclavage est mauvais et s'il doit finir, mais quand et comment il convient qu'il cesse.... Vouloir demander à un esclave les opinions, les habitudes et les mœurs d'un homme libre, c'est le condamner à rester toujours esclave. Parce que nous l'avons rendu indigne de la liberté, pouvons-nous lui refuser éternellement, à lui et à ses descendants, le droit d'en jouir ? La France possède 250.000 esclaves. En les évaluant à 1.200 francs par tête, le capital dû aux propriétaires est de 300 millions ; la moitié de cette somme, soit 150 millions, serait représentée par une rente de 6 millions, et placée au compte des coloris à la Caisse des dépôts et consignations. Cette opération donnerait à la métropole le droit de priver les colons de la moitié du travail fourni gratuitement par leurs esclaves. Mais si elle leur en laisse pendant dix ans la jouissance entière, le cadeau qu'elle leur fait (Tocqueville l'évalue à 0 fr. 25 par jour, le rendement quotidien d'un esclave étant de 0 fr. 50) équivaut précisément aux 150 millions qu'elle ne leur donne pas. Pendant ces dix ans, un ensemble de mesures seront prises pour moraliser, civiliser les nègres, et la liberté sera, au bout de ces dix ans, simultanément accordée à tous.

La proposition de Tocqueville ne fut pas discutée ; mais, l'année suivante, on réunit une nouvelle commission, composée de pairs, de députés, de hauts fonctionnaires. On invita une fois de plus les conseils coloniaux à donner leur avis, en les prévenant toutefois qu'un système d'opposition serait vainement employé aujourd'hui que le gouvernement vient de déclarer que le moment est venu de s'occuper d'abolir l'esclavage dans nos colonies. Le rapport de Broglie, déposé en 1843, conclut comme celui de Tocqueville à une indemnité aux propriétaires et à l'abolition simultanée au bout de dix ans. Le gouvernement jugea plus prudente l'abolition lente et progressive. La loi de 1845 autorisa l'esclave à posséder et à s'affranchir par rachat ; et, pour donner l'exemple, l'État affranchit collectivement les noirs esclaves de son domaine dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de Bourbon (1846-47). Des tribunaux, composés de magistrats spéciaux, furent chargés de juger les crimes commis par des hommes libres contre des esclaves et par des esclaves contre des hommes libres, qui furent ainsi soustraits, les uns à l'indulgence, les autres à la férocité des Cours d'assises. Enfin, comme il était à craindre que les nègres affranchis se refusassent désormais au travail de la terre, la loi du 19 janvier 1845 ouvrit un crédit pour l'introduction de travailleurs européens.

Cette longue bataille fut, pendant le règne de Louis-Philippe, le principal incident de la vie de nos vieilles colonies. Elle marqua, pour la première fois, la nécessité pour la métropole d'adopter une ligne de conduite à l'égard des populations conquises et soumises, c'est-à-dire d'avoir une politique indigène ; elle fit ressortir l'impossibilité pour elle d'échapper à certaines obligations morales. Mais elle prouva aussi que, sur le programme à suivre, l'opinion des coloris n'était pas toujours conforme à celle des Français de la métropole.