LA prise d'Alger supprima le gouvernement d'un État barbare et donna sa capitale à l'armée française. Mais, la victoire remportée, la France ne savait pas si elle abandonnerait Alger, si elle s'en tiendrait à cette conquête, si elle la compléterait par celle de l'Algérie tout entière ou seulement de son littoral ; elle ne savait pas non plus quel gouvernement elle substituerait il celui qu'elle avait détruit. Ces incertitudes durèrent longtemps ; pendant une dizaine d'années, les armées circulèrent dans le pays sans plan pour le conquérir, l'autorité française s'exerça sans méthode pour le gouverner. C'est seulement à partir de 1840 que les circonstances nées de l'occupation d'Alger et de la guerre continuelle qui en fut la conséquence obligèrent le gouvernement français à organiser rationnellement la conquête, l'administration et finalement la colonisation d'un pays où aucun de ces résultats n'avait été prévu dès l'origine, ni n'avait semblé possible ou désirable. I. — L'ALGÉRIE EN JUILLET 1830. L'ALGÉRIE, quand les Français y vinrent, ressemblait à tous les autres États que la dissolution de l'autorité du sultan avait laissés théoriquement rattachés à l'empire ottoman et pratiquement indépendants. Le pouvoir y était exercé par une aristocratie militaire, le Divan, composée des aghas de l'oudjak. C'étaient les chefs d'une milice (oudjak) formée de Turcs et de renégats (prisonniers chrétiens convertis à l'Islam). Le Divan déléguait la souveraineté à un dey ; celui-ci avait sous sa dépendance trois beys résidant à Constantine, à Médéah et à Oran, qui s'appuyaient également sur un oudjak. Çà et là, répartis sur le territoire, le dey avait des agents, hakems dans les villes, caïds et cheikhs dans les tribus. Cette aristocratie maintenait dans l'obéissance la population indigène et la soumettait à deux obligations, le service militaire et l'impôt. Mais il n'existait ni unité dans la population indigène, ni uniformité dans les obligations qui pesaient sur elle. Le pays conquis par les Turcs au XVIe siècle était peuplé de Berbères et d'Arabes ; on appelait Koulouglis fils d'esclaves les descendants de Turcs et de femmes indigènes ; il y avait aussi des juifs, des nègres venus du Soudan et, principalement dans les villes de la côte, des Maures, produit du mélange de toutes les races méditerranéennes. Ces gens étaient de mœurs différentes, selon qu'ils menaient la vie sédentaire des villes du nord ou des ksour (villes fortes) du sud, la vie paysanne, agricole et batailleuse des montagnes de Kabylie et de l'Aurès, la vie pastorale et nomade des plateaux du centre et des plaines du sud. Les Turcs, d'ailleurs, étaient loin de dominer réellement sur tout le pays correspondant à l'Algérie actuelle ; les quatre cinquièmes environ étaient occupés par des populations dont les unes, tels les Kabyles de la Kabylie, échappaient à toute ingérence permanente et à toute direction politique des Turcs, et dont les autres entretenaient avec les Turcs des relations peu strictes d'alliance ou de vassalité. Les populations sur lesquelles s'exerçait effectivement la domination turque se répartissaient en deux catégories : les tribus ou plus exactement les Ahl du Maghzen (les gens du gouvernement), et les Raïa ou sujets ; les mangeurs et les mangés pour employer l'expression des indigènes eux-mêmes. Les tribus maghzen, en effet, en échange du service militaire, jouissaient d'avantages considérables, concessions de terres, exemptions d'impôts, etc. : elles maintenaient un ordre relatif dans le pays en razziant les tribus récalcitrantes ou rebelles. Mais la majorité des tribus était raïa, c'est-à-dire soumise à l'impôt, l'achour sur les récoltes, la zekka sur les troupeaux, la lezina sur les palmiers. Il régnait entre les tribus maghzen et les tribus raïa une hostilité permanente que le gouvernement mettait à profit. Ce mélange confus de races diverses dominées par une caste militaire étrangère semblait du moins unifié par la religion. Sauf les juifs, tous les habitants étaient musulmans de croyances et de pratiques ; mais l'administration religieuse n'était ni cohérente ni uniforme. L'obéissance des fidèles ne s'adressait pas à une hiérarchie fixe et centralisée. Fait qui avait de l'importance, puisque toute la vie individuelle, juridique et morale relevait des chefs religieux. Les imams et les muftis avaient un rôle officiel dans les villes, disant les prières ou rendant la justice ; mais, à côté des mosquées, les zaouia (chapelles établies près du tombeau d'un saint) avaient leurs marabouts respectés et puissants : les hadj (pèlerins de la Mecque) avaient l'autorité morale qu'ils tiraient de leur voyage à la Ville Sainte. Et, par dessus tout, les confréries, Aïssaoua, Kadria, Taïbia, Chadelya, etc., groupaient des fidèles obéissant passivement à leur cheikh et à ses lieutenants, khalifes et mokaddems. On pouvait penser à détruire ce régime et à lui substituer des fonctionnaires français : mais on pouvait aussi le conserver en substituant tout simplement un gouverneur français à l'aristocratie turque ; dans ce dernier cas, le représentant de la France aurait utilisé les méthodes indigènes de police et de finances, quitte à surveiller les agents et à améliorer leurs procédés, c'est-à-dire que les Français auraient gouverné avec le concours des indigènes et établi ainsi une forme de protectorat. Mais il eût fallu, pour adopter l'une ou l'autre solution, bien connaître les difficultés propres à chacune d'elles ; puis, une fois choisi le système, savoir dans quelles limites territoriales on entendait l'appliquer, et quel degré de soumission on voulait obtenir. Or, on ne savait presque rien du pays, ni de son gouvernement, ni de ses habitants. Un petit manuel distribué aux officiers au moment du départ de l'expédition, Aperçu historique, statistique et topographique sur l'État d'Alger, qui résumait les connaissances réputées acquises sur l'Algérie, offrait une géographie plus que sommaire, à peu près réduite à quelques notions sur la côte et les rivières, une ethnographie étrange, une description politique erronée. Le seul renseignement utile et sûr qu'il offrît, c'était la liste des ouvrages fortifiés et de leurs ressources. Ce livre suffisait pour inspirer aux conquérants la curiosité de connaître le pays, mais non pas pour indiquer au gouvernement français la conduite à tenir. On le vit bien aussitôt après la prise d'Alger. Tandis que Bourmont proclamait la souveraineté du roi sur la Régence, le ministre Polignac songeait à la partager avec la Porte ; nous aurions conservé quelques points stratégiques sur la côte, pris des mesures pour prolonger indéfiniment notre occupation militaire, et préparé les voies pour amener l'Europe à reconnaître le fait accompli. L'avènement de Louis-Philippe amena aux affaires un gouvernement qui avait une autre manière de voir. Il avait besoin de l'Angleterre et craignait de lui déplaire en annonçant son intention de conserver Alger. Mais, les graves complications qui se produisirent alors en Europe (en particulier l'insurrection belge) ayant détourné d'un autre côté les préoccupations du cabinet britannique, le gouvernement français put maintenir son armée en Afrique, sans déclarer encore ce qu'il entendait faire de sa conquête. Le général Clausel fut envoyé pour remplacer Bourmont. II. — LES ESSAIS DE CONQUÊTE (1830-1834). CLAUSEL, ancien soldat de la Révolution et de l'Empire, proscrit, puis planteur aux États-Unis, enfin député libéral sous la Restauration, était entreprenant et désireux d'agir. Il arriva le 2 septembre 1830 avec la mission de faire connaître à l'armée les changements survenus dans le régime politique de la France, et de réoccuper trois places de la côte, Mers-el-kébir, Oran, Bône, dont Bourmont, après y avoir envoyé une garnison française, avait (17 août) ordonné l'évacuation. Clausel ignorait si le gouvernement avait d'autres intentions d'avenir. Mais il se donna lui-même un programme qui était l'établissement de la souveraineté française sur toute la Régence, partie en occupant le pays, partie en confiant le reste du territoire à des princes musulmans qui auraient administré le pays sous la suzeraineté et pour le compte de la France. Ainsi, pensait-il, serait formée une importante colonie qui nous indemniserait amplement de la perte de Saint-Domingue, et peut-être aussi des frais immenses que nous contait l'onéreuse possession de nos autres colonies. Et tout aussitôt, il compléta l'ébauche d'organisation de Bourmont, confia à trois chefs de service l'Intérieur, la Justice et les Finances, ouvrit des bureaux de douane et créa des tribunaux pour les Français ; les indigènes conservèrent leurs juges (cadis), mais les délits des indigènes à l'encontre des Français relevèrent des Conseils de guerre. Enfin Clausel prononça la réunion au domaine des immeubles abandonnés par le dey et par les Tures. Puis, il partit pour Médéah (Titteri) et y établit un nouveau bey, le premier ayant violé le serment de fidélité prêté à Bourmont. Ce fut l'affaire d'une semaine et d'un combat. La même opération faite à Oran et à Constantine, l'Algérie était soumise. Clausel fit occuper Oran et négocia avec le bey de Tunis une convention aux termes de laquelle Mustapha, frère du bey de Tunis, était nommé bey de Constantine, moyennant le paiement d'un tribut annuel de 1 million de francs (18 décembre 1830) ; une convention analogue fut conclue dans les premiers jours de février 1831 au sujet du beylik d'Oran, qui devait être remis à un autre prince tunisien, Ahmed. Clausel pensait que ces arrangements auraient pour effet — ainsi qu'il l'expliqua lui-même —de lui permettre de renvoyer en France les deux tiers de l'armée d'occupation et d'assurer la tranquille possession du territoire où devaient se faire les premiers essais de colonisation. Mais ce plan magnifique et sommaire échoua. La garnison de Médéah, qui gardait le nouveau bey de Titteri, notre protégé, harcelée sans cesse, difficile à ravitailler, se replia sur Alger ; le gouvernement français refusa de reconnaître la convention passée avec le bey de Tunis, rappela 10.000 hommes en France, puis, le 22 février 1831, Clausel lui-même. Son successeur Berthezène se borna à conserver Alger. La banlieue, qu'on avait crue soumise, était intenable. A la fin de l'année, Savary, duc de Rovigo, remplaça Berthezène ; il sortit d'Alger, établit des camps retranchés dans les environs, et montra quelque férocité dans la répression des révoltes des indigènes réputés soumis. Bône, que Clausel n'avait pas repris après le départ de Bourmont, fut réoccupé. Une expédition partie de Toulon occupa Bougie, non sans bataille. Mais ces conquêtes restèrent isolées. Les négociations engagées avec le bey de Constantine, Ahmed, pour obtenir sa soumission volontaire et établir ainsi l'autorité de la France sur l'est de la Régence, n'aboutirent pas. Savary, malade, tartit le 4 mars 1833. Il fut remplacé par Voirol, qui continua à établir des camps aux environs d'Alger pour procurer quelque sécurité à la capitale. Cependant, à l'ouest, Oran fut occupé, puis, en 4833, Arzen et Mostaganem. C'étaient autant de points de départ, de bases d'opération pour conquérir l'arrière-pays. Mais, quand on essaya d'y pénétrer. on se heurta à un adversaire inattendu, Abd-el-Kader. Il avait vingt-quatre ans, une santé robuste, une intelligence fine et une naturelle distinction. Il était d'une famille de marabouts de la tribu des Hachera près de Mascara, et passait pour descendre du prophète. A l'autorité que cette parenté sacrée lui valait dans sa tribu et dans sa confrérie des Kadria, son père Mahi-Eddine ajouta le poids d'une grande influence personnelle : on vantait sa piété et sa générosité à l'égard des pèlerins qui se rendaient à La Mecque. Il y conduisit lui-même son fils, et poussa même jusqu'à Bagdad. où se trouvait le tombeau de Moulai Abd-el-Kader et Djilani, fondateur de la confrérie des Kadria, le saint le plus vénéré de tous les musulmans de l'Afrique du nord. Quand il revint, Alger et Oran étaient aux 'nains des Français et l'anarchie la plus complète régnait dans l'ouest de la Régence. Mahi-Eddine, à qui sa réputation avait valu de servir d'arbitre entre les factions qui se disputaient ce pays, crut le moment propice pour édifier la fortune de sa famille sur les ruines de l'État turc. Dans l'espoir d'unir sous son autorité tous les Arabes de l'Ouest, il proclama la guerre sainte : Abd-el-Kader s'y distingua vite par sa bravoure, et, ne recevant pas de blessures, passa pour invulnérable. Puis, les tribus des Hachent, des Beni Amer et des Gharaba ayant offert à Mahi-Eddine le titre de sultan, il leur désigna son fils pour porter ce titre à sa place : Le doigt de Dieu, dit-il, a désigné depuis longtemps celui qui est destiné à vous commander. Abd-el-Kader n'accepta que le titre d'émir. C'était peu de chose à la vérité que son prestige et sa puissance à ce moment-là (novembre 1832). Son autorité n'était réelle que sur les habitants et les voisins de Mascara. Dans la province d'Oran, il lui fallait compter avec des rivaux aussi puissants que lui, et qui, tout d'abord, refusèrent de reconnaître son autorité, Mustapha-ben-Ismaïl, agha des Douairs et des Smelas, et Sidi-el-Aribi, le plus puissant marabout de la vallée du Chélif. C'est de sa confraternité avec les Kadria qu'il tirait sa plus grande force ; mais, par contre, dès ce moment elle lui valait l'hostilité ou la froideur que lui marquèrent dès le début et jusqu'au bout de sa carrière les confréries rivales, surtout les Taïbia et les Tidjanya. De même, il n'avait pas et ne conquit jamais l'alliance sincère ni l'obéissance définitive des tribus maghzen, qui méprisaient les tribus raia. Ainsi, n'étant pas dès l'origine un chef incontesté, il dut sans cesse chercher un surcroît de prestige et de force dans ses succès sur les infidèles. Il fut, pour vivre, condamné à la guerre perpétuelle. Obligé d'une part de donner aux Français l'impression qu'il était obéi sur le territoire qu'il occupait, pour être, par eux, traité en souverain réel, d'autre part, de donner aux tribus dont il exigeait l'obéissance la conviction que les Français le considéraient et le craignaient comme tel, Abd-el-Kader fut dans la nécessité de jouer sans cesse deux rôles, l'un vis-à-vis de ses coreligionnaires, l'autre vis-à-vis des envahisseurs. Diplomatie et politique difficiles, mais originales, et qui sont le trait dominant de la carrière de l'homme insaisissable. Il put les pratiquer tant que les Français s'y prêtèrent. Ayant besoin de rencontrer devant eux un pouvoir constitué pour conclure avec lui les trêves provisoires et locales qui leur permettaient d'agir ailleurs ou leur donnaient l'espoir d'en finir avec l'affaire algérienne, persuadés d'ailleurs que l'émir possédait réellement ce pouvoir, ils souhaitèrent son succès sur ses ennemis musulmans, et ils le favorisèrent longtemps. Ainsi s'explique la grandeur et la durée d'une résistance où les circonstances ont singulièrement servi une ambition, une intelligence et une volonté de chef, unies à une foi d'ascète. Abd-el-Kader sut avoir des soldats et une méthode de guerre. Sans ressources, sans grands moyens de transport, il réussit à nourrir une armée par des réquisitions régulières en nature, perçues partout où il établissait son camp ; le pillage n'était permis que dans les pays hostiles. Il exigea l'obéissance passive, interdit la débauche et même le tabac. Prêtre et général, émir et imam, il ordonna la prière et la stricte observance. En marche, l'armée, qui n'était au début qu'une cavalerie, procédait par attaques rapides, ne s'engageait pas à fond ; jamais il ne se laissa prendre, et il sut rendre la vie impossible à l'ennemi, l'empêchant de séjourner, ne lui laissant pas le temps de nouer des intelligences et de s'installer dans le pays. Le général Desmichels, qui commandait la division d'Oran, environ 41.300 hommes, batailla contre Abd-el-Kader pendant toute l'année 1833 ; après quoi, convaincu qu'Abd-el-Kader était le vrai maître des pays que lui-même ne pouvait pas occuper et garder, il demanda à s'entendre avec son adversaire. Bonne fortune, succès inespéré pour l'émir, qui allait lui permettre de se tourner vers les réfractaires et de les rallier par son nouveau prestige ou par sa force désormais libérée. A Paris, l'entente avec Abd-el-Kader fut jugée une ingénieuse combinaison. On y vit, en même temps que l'occasion de limiter une guerre confuse et gênante, un retour heureux à la politique de protectorat, qui avait un moulent tenté Clausel. Desmichels fut donc autorisé à donner à Abd-el-Kader le titre de bey, et à exiger en échange qu'il reconnût notre suzeraineté et payât un tribut. Mais déjà Desmichels avait consenti à signer (26 février 1834) un traité qui ne stipulait que la paix et la liberté du commerce ; encore Abd-el-Kader réserva-t-il, dans une note rédigée en arabe, que le commerce resterait sous le gouvernement du prince des croyants, ce qui voulait dire que le commerce n'était pas libre. Desmichels ne comprit pas la note, y apposa son cachet, et négligea de la faire connaître au gouvernement français, qui approuva le traité. Desmichels était plein d'illusions. Abd-el-Kader, disait-il lui-même plus tard pour justifier sa conduite, devenant chef absolu des Arabes de toute la Régence, pouvait-il devenir redoutable aux Français, gardiens du littoral ? Je ne le pensai pas. Il n'aurait jamais plus de quelques milliers d'hommes subissant son ascendant personnel ; il n'en grouperait jamais assez pour une révolte générale. D'ailleurs Desmichels était convaincu que les intentions de l'émir étaient autres : cet intelligent musulman ne demandait qu'à s'éclaircir ; il désirait une alliance sincère avec la France ; il préparait même une grande ambassade à Paris ; ses envoyés auraient constaté notre puissance et en auraient rapporté le témoignage en Algérie ; ils auraient offert des chevaux à S. A. le Prince royal, et Abd-el-Kader espérait que la reine daignerait accepter une corbeille de plumes d'autruches, qu'il avait déjà fait préparer avec beaucoup de soins ; plus tard, l'émir, voulant introduire peu à peu nos arts et nos métiers parmi les indigènes, aurait demandé d'entretenir à ses frais une trentaine d'Arabes à Marseille pour y recevoir l'éducation nécessaire à leur future carrière ; ils auraient été dans la suite remplacés par un plus grand nombre. Ces moyens n'étaient-ils pas propres à préparer l'œuvre de civilisation en Afrique ? Enfin, n'était-ce pas l'émir lui-même qui, voulant donner un grand exemple, avait fait dire à Desmichels par un de ses amis le désir qu'il avait de se marier avec une Française ? Et, afin qu'elle pût suivre sa religion, une chapelle aurait été construite à la casbah de Mascara, desservie par un aumônier. On voit que, renseigné sur l'Algérie et sur l'émir par le général Desmichels, le gouvernement était excusable de nourrir quelques illusions et de professer quelques erreurs à leur endroit. On parlait déjà beaucoup de l'Algérie en France, et passionnément. C'était presque toujours pour se demander ce que nous y faisions. Chaque année, au moment de la discussion du budget et surtout des crédits extraordinaires, des députés se plaignaient vivement des dépenses excessives que nécessitait une conquête inutile, et proposaient de les restreindre ou de les supprimer en évacuant ce pays. Un d'entre eux, Desjobert, qui était et qui resta le plus résolu des adversaires de l'affaire algérienne, reprit tous leurs arguments et les orna d'une philosophie politique[1]. Notre caractère national, disait-il, est essentiellement démocratique, peu croyant dans les autres, et nous porte vers l'examen et la discussion.... A toutes les époques, nous l'avons apporté dans la conduite des affaires politiques ; par lui, nous avons fait de grandes choses ; mais avec lui aussi, nous n'avons pu faire, en établissements coloniaux, ce qu'a fait l'aristocratie anglaise, l'aristocratie marchande de la Hollande, et encore moins l'esprit religieux de la Compagnie de Jésus... Une démocratie inquiète, personnelle, pressée d'arriver, qui exige des changements fréquents dans les personnes et souvent dans les choses, est impropre à la colonisation. Rien ne prévaut contre ce fait primordial. Les résultats qu'on signale ou qu'on escompte sont illusoires. Le commerce avec l'Algérie n'est dû qu'à la présence clans ce pays de consommateurs que l'émigration a enlevés au commerce intérieur de la France. Le seul résultat est d'avoir transporté à Marseille les affaires qui, auparavant, étaient répandues sur toute la France. Que des négociants de Marseille applaudissent à cette nouvelle direction de la consommation, nous le concevons ; ceux de Bayonne se félicitaient aussi des guerres d'Espagne, pendant lesquelles la consommation de nos armées leur procurait de nombreuses affaires. En réalité, on dépense en Afrique l'argent de contribuable, avec lequel le contribuable aurait acheté en France des produits français. Quant aux produits algériens, introduits en France, ils viennent faire concurrence aux cultures du Midi français, et, si la colonisation prospérait, ils les ruineraient. L'abandon de l'Algérie serait donc préférable à tout essai de colonisation. Qu'on laisse au commerce algérien son ancien caractère et les limites qu'il tient de son histoire ; qu'on occupe, si c'est utile, quelques points de la côte ainsi qu'autrefois ; qu'on désavoue et qu'on cesse de protéger les colons qui se risquent dans la Régence ; qu'on reconnaisse la nationalité arabe, et qu'on s'en tienne à ce système, le système arabe. L'Algérie est pour nous une cause de faiblesse ; elle démoralise nos soldats ; elle coûte 40 millions par an ; cet argent serait mieux employé à construire en France des chemins de fer. En face de ce parti, il s'en était formé un autre, celui des colonistes, qui réclamait du gouvernement l'assurance que la France conserverait Alger et coloniserait le pays. Après n'avoir vu tout d'abord dans l'affaire algérienne qu'une arme contre la majorité gouvernementale, qu'ils accusaient de faiblesse devant l'étranger, les représentants de ce parti avaient, fini par se persuader et par persuader au public que la conservation de l'Algérie était réclamée par le vœu national. Ils insistaient sur la nécessité pour la France de reconstituer un domaine colonial, qui l'affranchirait de la dépendance économique à l'égard de l'Angleterre ; ils invoquaient l'exemple de l'Égypte régénérée par Mehemet-Ali, et s'appuyaient sur l'autorité de Clausel, devenu depuis son retour en France l'apôtre de l'Algérie et de la colonisation. Le besoin d'en finir avec l'incertitude était de jour en jour plus pressant. Clausel, interpellant le ministre de la Guerre le 18 juin 1833, demandait au gouvernement : Voulez-vous occuper seulement quelques points de la Régence d'Alger ? Voulez-vous abandonner ou céder Alger ? Le rapporteur du budget de la guerre, Hippolyte Passy, proposa une enquête : Jusqu'ici tout a été sacrifice de la part de la France ; il est temps qu'elle sache à quels dédommagements elle doit s'attendre ; il faut qu'elle apprenne enfin si elle sème pour recueillir. Le gouvernement nomma une commission, composée de pairs, de députés, d'officiers, qui fut chargée de formuler une opinion : 1° sur l'état du pays, les avantages ou les charges pouvant résulter de l'occupation de la Régence ; 2° sur le sort à réserver aux indigènes dans le cas d'une occupation durable ; devait-on les refouler et leur substituer une population européenne ? s'il l'allait vivre avec eux, quelles relations établir ou prévoir entre les indigènes et les conquérants ? 3° sur la colonisation : entraînerait-elle l'obligation pour le gouvernement de faire de grands travaux à l'aide de la main-d'œuvre militaire ou de la main-d'œuvre pénale ? 4° enfin sur l'administration : devait-elle être civile, militaire, ou les deux à la fois ? La Commission constata que nos troupes (27.000 hommes environ) ne possédaient réellement qu'Alger, Bône et Oran, que la banlieue d'Alger protégée par des avant-postes était sûre dans un rayon d'à peu près 10 kilomètres. Au delà, la sécurité dépendait des dispositions des tribus, qui étaient variables. Il ne fallait pas songer à exterminer ou à chasser les indigènes ; leur nombre s'y opposait, l'humanité y répugnait ; d'où la nécessité d'en tenir compte et d'avoir à leur endroit une doctrine. Jusqu'ici l'administration n'avait su ni gagner leur sympathie ni forcer leur obéissance ; elle avait continué à leur égard les procédés du gouvernement turc, sans lui emprunter les expédients grâce auxquels il était parvenu à maintenir son autorité.... Son incohérence n'avait été égalée que par son impuissance. La colonisation était souhaitable à la condition d'être autre chose qu'un prétexte à spéculation sur les terres ; or, cette maladie a gagné tout le monde à Alger et nous a déconsidérés. Nous apportions à ces peuples barbares les bienfaits de la civilisation, disait-on, et de nos mains s'échappaient les turpitudes d'un ordre social usé. Les colons qui cultivent sont l'exception, et la plupart, loin de représenter ou de favoriser le progrès, emploient les procédés de culture des indigènes. Le malaise est cloue général : on a dépensé des hommes et de l'argent sans profit ; les indigènes sont hostiles, les Européens aigris ; la cause, la cause unique, c'est l'incertitude où l'on est des résolutions que prendra la métropole. Abandonnera-t-elle l'Algérie ou la gardera-t-elle ? Tout est là. Sans une déclaration précise et décisive, rien ne se fera, rien ne sera entrepris dans ce pays ; tout y restera en suspens ; on manquera de foi, on ne prendra pas la peine de formuler des principes, ni de raisonner une pratique dans les matières qui importent gravement à l'avenir de l'Algérie et qui sont ; la politique indigène, la politique coloniale et l'administration. La Commission se prononça — sans enthousiasme — pour conserver l'Algérie, legs onéreux de la Restauration, parce que l'abandon n'en serait pas facile à expliquer et parce que l'amour-propre national y était engagé ; il ne fallait pas braver l'opinion qui s'était attachée à cette conquête. Si la décision de rester est prise et officiellement déclarée, l'Algérie sera peut-être une colonie. On y appellera des Français, et aussi des étrangers, puisque les Français n'aiment pas à quitter leur pays, des Suisses, des Saxons, des Wurtembergeois, des Bavarois, parce qu'ils ont de l'ordre et de l'économie, des Mahonnais, des Maltais, parce qu'ils sont travailleurs et qu'ils seront vite acclimatés. Le commerce entre la France et l'Algérie, le cabotage algérien seront réservés an pavillon national, les navires étrangers ne pourront importer que des marchandises étrangères en provenance directe de leur lieu d'origine. L'Algérie doit être un marché français. Une Commission supérieure, chargée de réviser les propositions de la Commission d'enquête, proposa de les accepter sauf à en ajourner quelques-unes : l'application d'un plan méthodique de colonisation était en effet prématurée, et il y aurait eu imprudence b étendre pour le moment notre action militaire au delà de la banlieue des villes d'Alger, Oran, Bône et Bougie. Mais le résultat le plus important de ses délibérations fut qu'elle se prononça fermement pour la conservation de l'Algérie et son organisation définitive. L'honneur et l'intérêt de la France lui commandent de conserver ses possessions sur la côte septentrionale de l'Afrique. Il ne restait plus qu'à l'aire adopter cette opinion au gouvernement. Elle fut longuement discutée à la Chambre en avril 1834, à propos du budget (le la Guerre. La majorité se serait volontiers rendue aux arguments des partisans de l'évacuation, si la crainte du sentiment public ne l'eût arrêtée. Le ministère qui aurait cette lâcheté, s'écria Pelet de la Lozère, ne pourrait plus se présenter en France, et, à tint de mécontentements qu'entraîne notre marche, vous en ajouteriez un qui entraînerait votre ruine ! Le gouvernement avoua, par la voix de Soult, que son opinion sur les détails n'était pas encore faite, mais il proclama qu'il n'était jamais entré dans sa pensée d'évacuer Alger. Un crédit de 400.000 francs fut proposé pour un essai de colonisation ; la Chambre le réduisit à 150.000, et le gouvernement nomma Drouet d'Erlon gouverneur général des possessions françaises dans le nord de l'Afrique. C'est sous cette forme détournée et timide que la France affirmait enfin qu'elle resterait à Alger. Tontes les autres questions étaient ajournées. La limite de notre action, sa méthode, son but, tout était, quatre ans après la prise d'Alger, laissé au hasard des aventures militaires et des spéculations douteuses. III — L'OCCUPATION RESTREINTE ; LE PARTAGE AVEC ABD-EL-KADER (1834-1839). CEPENDANT Abd-el-Kader, à l'abri de son traité avec le général Desmichels, élargissait sa domination sur les tribus du beylick d'Oran, y créant par son activité guerrière et organisatrice une obéissance et une unité que ce pays n'avait jamais connues. II parvenait, grâce aux secours que lui fournissait la France, à se débarrasser de ses adversaires les plus dangereux, notamment de Mustapha ben Ismaïl, qui, vaincu par lui et repoussé par les Français auxquels il avait offert ses services, alla se renfermer dans le Méchouer (citadelle) de Tlemcen, d'où l'émir ne put le déloger. Il mettait sur pied, sur le conseil du consul de France, le commandant Abdallah, une infanterie régulière, et donnait un rudiment d'administration aux pays conquis par ses armes. Ce pouvoir politique et militaire qu'il devait à notre naïve complicité lui permit de choisir son moment pour attaquer de nouveau les Français. Il savait par ses agents que le gouverneur général Drouet d'Erlon était désireux d'éviter tout conflit, et il escomptait sa faiblesse ; il savait aussi que la réduction du corps d'occupation était décidée. Quand donc il se jugea prêt, en avril 1835, il franchit le Chélif, et reçut aussitôt l'hommage des tribus du Titteri et d'Alger. Drouet d'Erlon, au lien de lui opposer une armée, lui envoya une protestation et se mit à parlementer, sans aucun succès d'ailleurs, quand un incident fit éclater les hostilités. Les Douairs et les Smelas, qui composaient sous les Turcs le maghzen d'Oran, avaient refus l'obéissance à Abd-el-Kader et demandé sa protection au gouverneur d'Oran, Trezel. Abd-el-Kader fit saisir leurs chefs et signifia à Trezel qu'il ne permettrait pas qu'un musulman se mit sous la protection d'un chrétien. Trezel envahit la tribu menacée, délivra les chefs, et signa avec eux le traité du Figuier par lequel les Douairs et les Smelas passaient au service de la France. Puis il marcha sur Mascara ; mais sa colonne trop faible dut bientôt battre en retraite ; harcelée sur le chemin du retour, vers Arzeu, dans le défilé de la Macta, elle perdit 300 hommes et tout son matériel (28 juin 1835). Cet échec, d'importance médiocre, produisit une grande émotion en France. Il sembla que le fruit de cinq années d'efforts était anéanti. Ce qui était vrai, c'est que la guerre qu'on avait cru finie ne faisait que commencer, Il fallait maintenant détruire la puissance que nous avions permis à Abd-el-Kader de conquérir. Drouet d'Erlon fut remplacé par Clausel, dont le programme de conquête était connu depuis 1830 ; il emmenait avec lui le duc d'Orléans. C'était mêler la dynastie à l'affaire. Le Roi pacifique y consentit volontiers. Ne fallait-il pas aux Français des émotions militaires ? Comme elles leur étaient refusées en Europe, l'Afrique les leur offrait ; ils pouvaient les y chercher sans inconvénient : Qu'importe, disait Louis-Philippe, si 100.000 coups de fusil partent en Afrique ? l'Europe ne les entend pas. Clausel reprit la marche sur Mascara, culbuta les Arabes au défilé de l'Habra, prit la ville, l'incendia et rentra à Mostaganem (décembre). Ce fut l'affaire de quinze jours, mais Abd-el-Kader revint aussitôt occuper Mascara et se porta sur Tlemcen afin d'enlever le Méchouar toujours occupé par les Kouloughs de Mustapha ben Ismaïl. Sur le point de succomber, Mustapha fit appel aux Français. Clausel repartit, occupa Tlemcen et mit en fuite l'émir, qui faillit être pris et qu'on crut perdu ; ses soldats l'avait abandonné. Mais, pénétrant chez les Kabyles du bassin de la Tafna, Abd-el-Kader les souleva. Le 25 janvier 1836. il se retrouva devant, nos troupes à l'entrée des gorges de cette rivière ; il fut repoussé après un combat de trois jours, mais Clausel n'osa pas descendre le cours de la Tafna jusqu'à son embouchure, et regagna Tlemcen. Son adversaire paraissant épuisé, il se crut assez fort pour reprendre les projets de conquête interrompus. En février, il déposa le bey de Constantine, Ahmed et donna sa place à un de ses officiers, spahi musulman passé à notre service, Yousouf Puis il envoya (avril) une armée rétablir à Médéah le bey du Titteri. En cinq mois, Clausel avait détruit l'empire d'Abd-el-Kader et repris la conquête de la Régence ; du moins on pouvait le penser. Mais le fragile empire d'Abd-el-Kader se refaisait aussi vite qu'il se disloquait. Dans l'ouest, la garnison laissée à Tlemcen sous les ordres de Cavaignac fut étroitement, bloquée ; le général d'Arlariges, qui était allé installer un camp fortifié à l'embouchure de la Tafna, subissait, le 25 avril 1836, un grand échec à Sidi Yacoub et se voyait lui aussi cerné par les indigènes. Ces succès rendirent à Abd-el-Kader tout son prestige. Il fallut envoyer des renforts de France ; Bugeaud, qui les commandait, écrasa l'infanterie d'Abd-el-Kader à la Sickack (6 juillet). Mais en somme. rien de décisif n'était fait après six ans de guerre. L'opinion française devint impatiente, et comme on ne parlait plus guère d'évacuation totale, on se mit à parler d'occupation restreinte, disait-on, surtout à la Chambre, le moyen de limiter une aventure trop riche en surprises. Thiers, président du Conseil, était hostile à l'occupation restreinte, mais sa chute accrut le nombre des adversaires de la conquête ; elle en comptait, d'assez nombreux à la Chambre au moment où Clausel, toujours aussi actif, reprenait son projet, d'expédition contre Constantine. Le gouvernement, indécis, le laissa faire. L'expédition, partie de Bône, hâtivement préparée, échoua dans l'assaut de Constantine, dut battre en retraite et rentra à Bône après avoir perdu 3.000 hommes (1er décembre). Le bey Ahmed rentra en triomphe dans sa capitale. Clausel fut rappelé (12 février 1837). L'occasion était bonne de reparler de l'occupation restreinte. Le nouveau gouverneur, Damrémont, reçut des instructions qui précisèrent cette expression restée vague. La France ne se propose ni la domination absolue, ni l'occupation effective de la Régence.... Elle a surtout intérêt à être maîtresse du littoral. Les principaux points à occuper sont Alger, Bône et Oran, avec leurs territoires. Le reste doit être abandonné à des chefs indigènes. Il fallait pacifier le pays, s'entendre avec l'émir de Mascara comme avec le bey de Constantine. La Chambre approuva cette sagesse. La politique de Clausel fut condamnée. Guizot parla d'occupation limitée et pacifique. Bresson, qu'on adjoignit au général Damréront comme intendant civil, déclara à la Chambre (avril 1837) : Il faut d'abord qu'un homme de leur choix, de leur nation, leur fasse subir une sorte de transformation : favorisons cette transformation par tous les moyens possibles ; et, puisque Abd-el-Kader a su rallier ces tribus divisées et leur imposer sa loi, puisqu'il veut introduire au milieu d'elles nos cultures, notre industrie, nos arts, envoyer à Paris de jeunes Arabes qui rapporteraient dans la Régence l'instruction puisée dans nos écoles, puisqu'il rêve les richesses et la fortune de Mehemet-Ali, c'est une admirable circonstance. Favorisons avec empressement les rêves de cet esprit élevé, ne craignons pas surtout qu'en empruntant notre tactique et nos moyens de guerre, la puissance, de nos ennemis s'en augmente : c'est une crainte chimérique. Ainsi fut fait. Bugeaud, envoyé dans la province d'Oran avec mission de combattre l'émir, mais surtout de conclure la paix avec lui, signa, un mois après, le traité de la Tafna (30 mai 1831). On cédait à Abd-el-Kader tout ce qu'il voulait : la province d'Oran, le beyliek de Titien, la province d'Alger ; on n'exceptait que quelques villes, Oran, Mostaganem, Mazagran, Arzew, Alger et un territoire borné à l'ouest par la Chiffa, au sud par le Petit, Atlas. A ces conditions, l'émir reconnaissait la souveraineté de la France en Afrique. Abd-el-Kader rentra triomphant dans Tlemcen évacué par les Français. Nous avions, plus solennellement qu'en 1834 et plus largement, consacré sa puissance. Nous avions donné un chef aux Arabes de l'ouest, et nous l'indiquions à tons les antres comme un chef éventuel. Je puis affirmer, écrit Léon Roches, que les quelques tribus qui sont, aujourd'hui nos alliées n'ont accepté notre domination que parce qu'elles n'ont pas trouvé de drapeau autour duquel elles puissent se ranger. Du moins, on espérait en France que la paix était désormais assurée. Les conditions n'en furent même pas exécutées. Quand on s'aperçut que le traité de la Tafna avait enfermé Alger dans un cercle étroit, délimité au nord par la mer, par la Chiffa à l'ouest, le petit Atlas au sud et l'Oued Khadra à l'est, et que nous ne pouvions communiquer avec Oran et Bône que par mer, le gouverneur voulut négocier une rectification de frontières. Il envoya ses propositions à Abd-el-Kader en même temps que des armes el des munitions pour l'aider à soumettre les tribus qui lui résistaient ; l'émir accepta les cadeaux, refusa les propositions, puis écrivit au Roi, à la reine, à Thiers, au maréchal Gérard, pour se plaindre des Français d'Algérie qui ne respectaient pas le traité. Il ne voulait pas rompre encore, avant besoin de gagner du temps ; car il négociait avec le sultan du Maroc une alliance en vue de la prochaine guerre : En faisant la paix avec les chrétiens, disait-il à Léon Roches, je me suis inspiré de la parole de Dieu qui dit dans le Coran : la paix avec les infidèles doit être considérée par les musulmans comme une sorte de trêve pendant laquelle ils doivent se préparer à la guerre. La trêve dura cependant assez longtemps pour que Damrémont pût reprendre l'expédition manquée de Constantine. Il partit pour Bône (23 juillet 1837) et demanda au bey Ahmed de reconnaître la suzeraineté de la France et de payer tribut. Ahmed hésita, puis refusa. L'expédition fut décidée, malgré la saison avancée (septembre-octobre), malgré les maladies épidémiques qui éclatèrent au camp de Medjez-Amer établi au passage de la Seybouse. Une escadre mouilla au large de Tunis pour barrer la route à une intervention turque qu'on redoutait, 10.000 hommes partirent le 1er octobre, arrivèrent le 6 devant Constantine, mieux fortifiée que l'année précédente ; la pluie qui tombait sans interruption depuis plusieurs jours avait détrempé les terres, et il faisait froid. Pendant le combat d'artillerie livré pour ouvrir une brèche dans les remparts, Damrémont fut tué ; Valée prit le commandement. Par la brèche ouverte, Lamoricière donna l'assaut, entra dans la ville dont les défenseurs firent sauter le magasin à poudre ; chaque maison était crénelée. Une nouvelle colonne suivit la première et prit la ville après un combat de rues terrible ; les derniers défenseurs capitulèrent. Le bey qui occupait la campagne avec 10.000 cavaliers s'enfuit dans les montagnes de l'Aurès. Valée fut nominé maréchal et gouverneur général de l'Algérie. Le traité de la Tafna et la prise de Constantine procurèrent deux années de tranquillité. L'opinion française considéra la conquête comme définitive. Valée s'occupa de la consolider, faisant des routes et des camps fortifiés : Je veux, disait-il, que la France refasse l'Afrique romaine. La province d'Alger fut transformée par ses travaux. Constantine fut relié à Sétif et à un point de la côte on fut fondé Philippeville La route de Constantine à Alger fut commencée. L'armée (45.000 hommes) fut presque tout entière occupée aux travaux publics, aussi meurtriers parfois que les batailles. Il n'y eut plus d'expéditions de guerre, mais des opérations de police contre les pillards. L'administration du pays était encore sommaire et empirique, on n'arriva pas, même après de longs tâtonnements, à la systématiser. Successivement l'autorité civile et l'autorité militaire furent séparées puis réunies. En décembre 1831, une ordonnance avait créé un intendant civil placé sous les ordres directs du président du Conseil des ministres, et réduit le chef militaire au commandement des troupes, tout en lui laissant la présidence du conseil des chefs de service. C'était organiser le désordre et le conflit. Le premier intendant civil, Pichon, investi de la direction et de la surveillance de tous services civils et financiers et même de l'administration de la justice, entra, presque aussitôt installé, en lutte avec le gouverneur Savary, à qui ressortissaient les mesures de politique et de haute police. Savary ayant nommé lui-même le cheikh des Mozabites, Pichon protesta que les corporations étaient dans ses attributions. Sans le nier, le gouverneur représenta que le cheikh des Mozabites était un personnage, influent dont la nomination était une mesure de politique. Le ministère promit des instructions, et ne les envoya jamais. Quelques mois après (12 mai 1832), l'intendant ayant été placé sous les ordres du général en chef, Pichon demanda et obtint son rappel. Quand, pour donner une sanction aux travaux de la Commission d'Afrique, un gouverneur général fut créé et rattaché au ministère de la Guerre (1834), on lui adjoignit à Oran, Bône, Bougie, Mostaganem, des sous-intendants ou commissaires civils, placés dans ces villes à la tête de corps municipaux de notables. Une ordonnance organisa à part la justice française, maintint les tribunaux musulmans, créa des tribunaux israélites. Puis, l'intendant civil, indépendant du gouverneur, reparut encore en 1837, pour disparaître en 1838, el les municipalités furent abolies ainsi que les budgets locaux : l'Algérie fut alors considérée comme un seul corps pourvu de la personnalité civile, capable de recettes et de dépenses[2]. On n'avait pas encore essayé de la collaboration des indigènes pour l'administration. Valée en fit l'expérience dans la province de Constantine : les chefs indigènes furent chargés, sous la surveillance d'autorités françaises, d'assurer la sécurité publique et le paiement des impôts. Mais le procédé, imposé par la nécessité d'aller au plus pressé, ne fit pas l'objet d'une étude d'ensemble, ne devint pas un système, et resta d'une application restreinte Notre présence en Algérie y causa un bouleversement
économique plus marqué encore que ne l'était le changement politique.
Immédiatement après la prise d'Alger, les terres du beylick, des Turcs
émigrés, des habous (fondations pieuses
inaliénables) avaient été attribuées au domaine de l'État. Leur
surface était évaluée à 650.000 hectares environ ; mais l'État ne pouvait
matériellement prendre possession de ces terres, sauf de celles qui se
trouvaient dans la banlieue des villes. Le domaine s'accrut encore des
confiscations faites parmi les populations hostiles, des territoires vacants,
des propriétés en déshérence (1834).
C'est au moyen de ces biens, ou avec leurs débris (car ils étaient de valeur très inégale et toujours précaire à cause
de l'état de guerre continuel) que l'on pensait faire des concessions pour y installer des colons. Mais
aucune enquête méthodique sur la question n'avait été entreprise. Un problème
aussi nouveau, aussi grave que la conquête de la terre, que l'installation de
cultivateurs étrangers au pays à côté des paysans indigènes, n'avait fait
l'objet d'aucune réflexion sérieuse. L'idée qui semble aujourd'hui
raisonnable, qu'une colonie peut servir à recevoir une population française
et devenir une nouvelle France, était alors
la moins familière. Le projet d'envoyer des Français vivre au delà de la
Méditerranée semblait même un peu extravagant. La Commission d'Afrique avait
parlé d'attirer en Algérie des étrangers, allemands et suisses. Un voyageur,
Rozet, après une étude intéressante du pays, écrivait en 1833 : J'appelle de tous mes vœux la convocation d'un congrès
européen pour examiner sérieusement la question africaine. Les députés de
chaque État, envoyés à ce congrès, après une discussion approfondie et
éclairée par tous les documents qu'il sera possible de se procurer, feront
des propositions relativement à la manière dont chacun pourra participer à
l'établissement de la nouvelle colonie. La décision du congrès devra être un
traité, par lequel toutes les puissances qui y auront envoyé des ambassadeurs
s'engageront à faire tous leurs efforts pour rendre l'Afrique à la
civilisation d'après certaines conditions pour chacune d'elles, qui seront
stipulées. La France se contentera d'assurer la garde et
l'administration du pays, les autres Puissances
auront des commissaires près des administrateurs français, pour les
surveiller et les aider de leurs conseils. En réalité, on ne savait encore où s'installer. Il n'y avait pas en Algérie d'immenses étendues libres. Même les terres annexées au domaine publie étaient occupées par un peuple organisé qu'on ne pouvait pas refouler, qu'on ne voulait pas ruiner, et qu'il était imprudent de dépouiller. C'est donc tout à fait au hasard que vinrent s'installer les premiers colons dans les environs d'Alger en 1831, jardiniers mahonnais fournissant des légumes à la ville, marchands d'alcool suivant les armées en campagne, puis, dès 1832, des gens attirés par un engouement sentimental, par l'espoir d'aventures ou par le goût de la spéculation. Quelques-uns réussirent. En 1837, 9.000 hectares étaient cultivés, les adjudications publiques avaient fait vendre quelques terres domaniales à 50 francs l'hectare. Mais les achats de gré à gré aux indigènes restaient toujours plus avantageux, quelques-uns avaient vendu des terres à 1 fr. 50 l'hectare. Des villages s'élevèrent près des camps militaires ; des fermes isolées et toujours menacées, sans routes, sans écoles, sans protection, furent fondées plus loin, audacieusement ; le gouvernement, préoccupé de ne pas étendre sa responsabilité, refusait de garantir leur sécurité quand elles étaient trop distantes des camps. retranchés. Après le Imité de la Tafna, une partie de le Mitidja fut ouverte à la colonisation. mais toute installation fut interdite au delà de la ligne des postes. Malgré toutes les difficultés, malgré l'insécurité, la mortalité, il y avait déjà en 1810 sur les territoires occupés, 30.000 Français ou Européens, dont 2.500 environ se livraient aux travaux agricoles. La reprise des hostilités avec l'émir détruisit d'un seul coup ce premier essai de colonisation La paix avec Abd-el-Kader n'était en réalité maintenue que par la ferme volonté du gouvernement français d'éviter de nouvelles hostilités, et par le désir d'Abd-el-Kader d'attendre le moment où il posséderait les moyens matériels de les recommencer avec quelque chance de succès. Les empiétements de l'émir étaient, incessants. Malgré la clause du traité de la Tafna qui lui interdisait l'accès de la province de Constantine, il avait installé des khalifas (lieutenants) dans la Medjana, dans la région du Sebaou, et jusque dans le Sahara, à Biskra et à Laghouat. Il se disait appelé par !es musulmans de ces régions et se considérait comme leur souverain légitime. Cette extension du pouvoir d'Abd-el-Rader dans l'Est menaçait de couper la Mitidja française des régions qui, autour de Constantine, avaient reconnu notre autorité. Une expédition devenait nécessaire pour garder la libre communication entre Alger et Constantine. Ce fut l'expédition des Portes de Fer. On appelait ainsi un défilé profond de 200 mètres, large de 15 à 20, long de 6 kilomètres, qui permettait d'établir une route directe entre Constantine et Alger ; les convois militaires se rendant d'une de ces villes à l'autre empruntaient déjà cette voie au temps des Turcs. Le duc d'Orléans franchit en quinze jours la distance de Mila (près Constantine) à Alger en traversant le défilé redoutable (octobre 1839). Ce brillant fait d'armes causa à Alger un grand enthousiasme. Le maréchal Valée et le duc d'Orléans y furent reçus à leur retour avec des acclamations ; il y eut des fêtes qui durèrent plusieurs jours ; un banquet fut offert aux soldats. Il semblait que l'Algérie était conquise et le problème de la colonisation résolu, le Journal officiel de la colonie déclara : L'Afrique a désormais traversé l'époque d'épreuves qui marque toujours la naissance des grands établissements coloniaux ; elle marche maintenant par sa propre force, et nous touchons au moment où nos efforts recevront une glorieuse récompense. Mais, quelques jours après, le 18 novembre, Abd-el-Kader annonçait à Valée que la paix était rompue, et le 20, les Hadjoutes et les cavaliers de Ben Salem, comme un tourbillon, se jetèrent sur la Mitidja. Nous avons vendu notre aine à Dieu, disaient-ils dans un chant de guerre, nous méprisons la mort. C'est nous qui rendrons la Mitidja déserte et qui bloquerons l'infidèle dans Alger. C'est nous qui soutenons le fils de Mahi-Eddine, ce sultan qui rend fous les roumis Bientôt nous chasserons les Français d'Alger. Oui, nous passerons la mer sur des barques. Nous prendrons Paris, nous nous y assemblerons. Puis, nous conquerrons les autres nations, et nous leur apprendrons l'unité du vrai Dieu. IV. — BUGEAUD : LA DÉFAITE D'ABD-EL-KADER (1840-1847). IL fallut huit années pour vaincre Abd-el-Kader et pour le prendre. Huit années de guerre pénible et dispersée, sous des soleils brûlants. par des hivers glacés, où les hommes durent acquérir à force de vigueur morale la capacité de supporter la misère des privations, la mélancolie de vivre dans un pays sans douceur que la guerre faisait plus désolé, plus vide, plus hostile ; huit années de guerre sans grande gloire éclatante ou réconfortante, où la vision du but, toujours confuse, ne soutient pas l'ardeur, où l'opinion mal instruite de la mère-patrie a des défaillances et des soubresauts qui émeuvent le soldat. Pourtant, dans ce dédale de marches, d'expéditions, d'alertes, de surprises, il y a pour la première fois une méthode fixe et des progrès réguliers. La méthode est l'œuvre de quelques-uns, ceux qui l'ont conçue et ceux qui en ont ordonné la pratique ; les progrès sont l'œuvre de tous, chefs et soldats, qui, tour à tour combattants et ouvriers, ont conquis le territoire et outillé le pays pour le préparer à une vie nouvelle. C'est à coup sûr Lamoricière qui le premier conçut, formula et appliqua la méthode nécessaire. Son chef Bugeaud la généralisa ensuite. Bien qu'il fût un général de trente-quatre ans, Lamoricière était le plus vieux soldat d'Afrique, ne l'ayant pas quittée depuis 1830. Il comprit qu'on ne faisait pas la guerre à un chef insaisissable comme à un État régulier. Sans capitale, sans point central et vital dont la prise pouvait le paralyser, cet homme n'était pas vulnérable par des moyens ordinaires. Tarir la source de sa force en détruisant les cultures, en empêchant ses chevaux et ses hommes de manger, frapper dans ses intérêts une population hostile qui se transformait périodiquement en armée, telle était la nécessité que dix ans d'expérience imposaient. La razzia régulière, l'enlèvement des récoltes et des troupeaux devint une méthode, non plus un accident. Elle eut cet autre avantage de changer les conditions et les possibilités de la guerre, non seulement pour l'adversaire, mais pour les Français. Jusque-là, ils se sont bornés à occuper, avec quelques points de la côte, les rares villes de l'intérieur où les garnisons, ne pouvant être ravitaillées que par la route peu sûre qui vient de la mer voisine, se tiennent sur la défensive ; où les soldats toujours en danger sont inquiets de leur isolement et énervés par l'inaction. La razzia au contraire leur permet un approvisionnement régulier, indépendant de la mer, allège la charge des hommes, réduit les convois. Un poste cesse d'être une citadelle fermée, toujours menacée d'une surprise ou d'un siège, devient un point de départ pour une offensive incessante, un magasin de vivres où les soldats amènent les troupeaux enlevés, apportent les récoltes qu'ils ont moissonnées ou découvertes dais les silos par surprise ou par ruse. Pour connaître à fond le pays, dus cartes sont nécessaires, des guides, des espions ; car il faut y vivre et non pas seulement le traverser, il faut s'y installer et en prendre possession réelle, complète. Voilà ce que Lamoricière, commandant de la division d'Oran, avait compris, ce que Bugeaud adopta et généralisa, avec une vue claire, une décision primesautière, une énergie joyeuse et confiante. L'invasion de la Mitidja fut terrible ; tout fut pillé, incendié, massacré. La France envoya 20.000 hommes (1840). Avec une armée portée à 60.000 soldats, Valée reprit l'offensive. Cherchel, Médéah, Miliana furent conquis de mars à juin ; mais ce furent encore, au début, les mêmes retraites harcelées, parfois désastreuses, les attaques imprévues et meurtrières, comme celle que subit la colonne qui regagnait Alger par le col de la Mouzaïa, la nécessité des ravitaillements pénibles, la même impossibilité de s'éloigner de la mer. Pour les garnisons qui occupèrent les villes, ce fut le même isolement derrière de mauvaises murailles — car la campagne restait à l'ennemi —, la même démoralisation dans l'insalubrité, la fièvre et l'alcool. Une garnison, celle de Miliana, fut, en quelques mois, entièrement détruite par les maladies. Quand Thiers reprit le pouvoir, hostile à la chimère de l'occupation restreinte, il rappela Valée et le remplaça par Bugeaud (29 décembre 1840), qui, auteur du traité de la Tafna et champion de l'occupation restreinte, venait de désavouer publiquement l'un et l'autre à la Chambre. Bugeaud arriva à Alger le 21 février 1841, et annonça immédiatement l'offensive, et la méthode nouvelle, et le plan d'action : on porterait l'effort sur la province d'Oran, l'empire même de l'émir ; Mascara serait réoccupé, mais la garnison ne resterait pas immobile derrière les murailles ; de ce centre propice aux expéditions et aux razzias, de ce point de départ résistant, abondant en ressources, on atteindrait pour les détruire les réserves d'Abd-el-Kader installées sur le bord des Hauts Plateaux et jusqu'ici inaccessibles à nos colonnes, Boghar, Taza, Takdemt, Saïda, Sebdou. On s'affranchirait enfin du littoral. Cette libération se fit en deux ans et demi (1841-1843). De Mostaganem, une colonne enleva Takdemt et revint à Mascara ; une autre, partie de Médéah, enleva Boghar et Taza (mai 1841). Désormais la guerre nourrit la guerre. La garnison de Mascara sort sans cesse, moissonne, découvre les silos, razzie les troupeaux. Bugeaud donne l'exemple, et bat le blé. Il dit dans un ordre du jour (juin) : Introduire dans Mascara 4 à 5.000 quintaux de froment, et 6.000 quintaux de paille, c'est plus pour obtenir la soumission du pays que de gagner 10 combats et de revenir ensuite à la côte. Lamoricière transporte à Mascara le siège de sa division. L'hiver on ne se repose pas plus que l'été. Une activité sans répit aguerrit les troupes et les arrache à l'ennui, à l'alcool, aux maladies. Une à une les tribus se soumettent. Quand Bugeaud enlève Tlemcen et détruit Sebdou, l'émir a perdu tous ses refuges et toutes ses réserves. Il faut qu'il ne puisse plus trouver d'abri. Une citadelle lui reste, et, une route qui empêche les communications par terre d'Oran à Alger. C'est la vallée du Chéliff et le massif de l'Ouarsenis. Changarnier occupe la vallée, tandis que Lamoricière harcèle Abd-el-Kader et que Bugeaud chasse ses partisans du massif (novembre). Puis, comme l'émir tente encore de se réfugier dans l'Ouarsenis, Bugeaud s'y établit. Orléansville est fondé, à qui le port de Tenès offre une voie permanente de ravitaillement. Ainsi, on avance pied à pied dans cette chasse à l'homme insaisissable, réduit à sa capitale mobile, sa smala où sont ses trésors, ses réserves de cavalerie, ses troupeaux, sa famille. Le duc d'Aulnaie la rencontre et l'enlève avec 500 hommes dans une irrésistible galopade, audacieuse comme ses vingt et un ans. C'est un grand coup qui clôt en gloire retentissante, en fanfare, trois ans de lutte énergique, de travaux rudes, d'énergie obscure. Mais l'émir a échappé. Il tient encore la campagne dans la province d'Oran, toujours imprenable, toujours traqué ; et quand enfin il est à bout de ressources, il se réfugie au Maroc (1844). Ce fut son dernier espoir. Car il était presque seul, et découragé. La religion, qui l'avait soutenu, se tournait contre lui. Les confréries l'abandonnaient. On découvrait dans le Coran que des musulmans pouvaient, après avoir épuisé tous les moyens de résistance, accepter la domination de chrétiens qui leur garantissaient le libre exercice de leur culte. Les théologiens de Kairouan, secrètement hostiles à l'émir, avaient, dès 1841, à l'instigation d'un agent de Bugeaud, Léon Roches, donné une consultation (fetoua) favorable à cette opinion ; leurs vues, soumises à la grande université d'Orient, El Azhar du Caire, turent confirmées par d'illustres ulémas ; puis ce fut l'approbation suprême, celle des ulémas de Médine, de Damas, de Bagdad, réunis à la Mecque pour le pèlerinage (1842). Sans doute, cette condamnation doctrinale de la résistance et de l'ambition de l'émir est le résultat d'intrigues, mais aussi des jalousies, des haines formées contre ce parvenu à qui ne sourit plus la fortune ; ses fidèles eux-mêmes, épuisés, harcelés, cherchent un prétexte pour en finir. Abd-el-Kader est vaincu par leur lassitude autant que par la guerre. Et les chants de détresse succèdent à l'allégresse passée : Le cher des infidèles a le cœur plein de fiel ; il ne compte pas les morts ; il ne pense qu'à marcher en avant ; les soldats portent tout avec eux ; ils s'alignent connue les grains d'un collier.... D'heure en heure, ils gagnent du terrain. Le Dieu des forts leur donne la victoire. Sultan, laisse-nous libres de faire ce qui convient.... La poudre a mangé tous nos braves, ils sont au paradis, c'est vrai ! Mais que veux-tu, sultan ? Personne ne peut braver la volonté divine.... Quel jour avons-nous refusé le combat ?... Sans jamais murmurer, nous t'avons donné nos enfants Le sabre est arrivé jusqu'à l'Occident. Heureux ceux qui reposent dans la terre ! Ils ne voient jamais les roumis aux jambes rouges. Ô notre Seigneur, compatis à notre misère. Éloigne-toi, ne t'occupe plus de nous, ou nous compterons ensemble au dernier jour. Pourtant, au Maroc, chez les Beni-Snassen, Abd-el-Kader prêche encore la guerre sainte ; il entraîne le sultan Moulay-Abderrahman ; il rassemble quelques hommes à Oudjda. Lamoricière le suit, établit un poste à Lalla-Maghnia ; les Marocains l'attaquent (30 mai 1844). C'est la partie décisive. Le gouvernement français envoie un ultimatum au sultan : il devra retirer ses troupes, respecter la frontière, telle qu'elle était fixée au temps des Turcs, livrer Abd-el-Kader. Une escadre part, commandée par le prince de Joinville, tandis que des renforts arrivent à Bugeaud. Mais, comme en 1830, quand il s'agissait d'Alger, l'Angleterre s'émeut : les Français préparent une nouvelle conquête ! L'Angleterre n'a jamais accepté les faits accomplis. Si le souci que lui avaient donné les Français à Anvers et les Russes aux portes de Constantinople a momentanément relégué Alger au second plan de ses jalousies, elle n'a pas encore reconnu l'occupation. Le consul anglais d'Alger n'est pas encore en 1814 accrédité auprès du gouvernement français[3]. La discussion toujours soulevée, toujours écartée par les refus de la France, est reprise, cette fois plus amère : Que la France tire un seul coup de canon au Maroc, dit R. Peel, et la guerre éclatera ! Aberdeen déclare à la Chambre des Communes, le 8 juillet, qu'il ne permettra pas à la France de s'installer au Maroc. Cependant, le 1er août, Tanger est bombardé par l'escadre ; le 14, avec 10.000 hommes, Bugeaud enfonce sur la rive droite de l'oued Isly 40.000 cavaliers marocains et les disperse. C'est la grande victoire, plus facile à coup sûr que les longs travaux obstinés des années de lutte autour de Mascara, sur le Chélif, dans l'Ouarsenis, mais elle consacre tous les efforts passés devant la France qui s'enthousiasme enfin pour son armée d'Afrique. Le lendemain, Mogador est pris par la flotte. Le Marocain signe l'ultimatum, met Abd-el-Kader hors la loi, et s'engage à l'interner dans l'ouest, s'il réussit à le prendre (10 septembre). L'émir, cependant, ne renonce pas encore. Son prestige au Maroc est tel, que le sultan, déconsidéré par les défaites que lui ont infligées les Français, n'ose pas exécuter le traité de Tanger ni se saisir de lai ; il le laisse dans la région d'Oudjda reconstituer sa deïra et attendre le moment propice pour reparaître en Algérie. L'occasion se présente en 1845. L'effervescence est grande dans toute l'Algérie : la province d'Oran s'agite. Un imitateur d'Abd-el-Kader, Bou-Maza, soulève les tribus du Dahra. La répression est rapide el les tribus sont désarmées, mais l'agitation persiste. Avec la deïra que la faiblesse de Moulay-Abderrahman lui a permis d'organiser à l'ouest de la Moulouya, Abd-el-Kader veut tenter sa dernière chance ; il envahit le territoire français et inflige à nos troupes des surprises meurtrières (affaires de Sidi-Brahim, d'Aïn-Temouchent, septembre). Bugeaud, alors en France, rentre au plus vite (15 octobre). Il propose au gouvernement, pour en finir avec Abd-el-Kader, de pousser jusque clans l'intérieur du Maroc, d'où l'émir tire ses moyens d'action et qui, en cas d'échec, lui servira de refuge. Soult lui interdit obstinément de dépasser la Moulouya. C'est donc sur le territoire algérien qu'il faut tâcher d'atteindre l'émir et de l'écraser. Pendant six mois, de novembre 1815 à mars 18-16. Bugeaud
s'acharne à cette tâche. Quatorze colonnes parcourent la province d'Oran,
fouillent l'Ouarsenis, battent les Hauts Plateaux, à la recherche d'un ennemi
qui se dérobe au moment. même où l'on croit l'atteindre. Un jour, il perce le
cercle, arrive jusqu'à la basse vallée de l'Isser au pied du massif Kabyle.
La troupe qui occupe le col de Beni-Aïvha l'arrête, battu le 6 février 1846,
il lui faut s'arrêter, puis rétrograder ; rejeté en Kabylie, il ne peut pas
s'y maintenir devant l'hostilité des montagnards et revient vers le
sud-ouest. Toujours poursuivi par les colonnes françaises et partout repoussé
par les tribus du Sud qui jugent sa cause définitivement perdue. il regagne
encore le Maroc. Le sultan l'y tolère, étant impuissant à l'en chasser. Il
n'en sort que pour faire des razzias sur nos terres jusqu'aux environs de
Tlemcen (1846). Mais sa situation n'en
est pas plus brillante. Chaque jour moins nombreuse, affaiblie par les
lassitudes et les soumissions, sa deïra se désorganise. Bugeaud insiste
encore pour qu'on lui permette l'expédition décisive an Maroc. Il aurait
poussé jusqu'à Taza. Mais Louis-Philippe, qui ne veut pas rentrer dans le guêpier marocain, sous
quelque prétexte que ce soit, lui fait de nouveau envoyer l'ordre de ne passer dans aucun cas sur la rive gauche de la Moulouya
sans de nouvelles instructions, de ne faire sous
aucun prétexte aucun établissement permanent entre notre frontière et cette
rivière, et, après chaque expédition, de rentrer immédiatement sur le
territoire de l'Algérie. L'expédition ne fut pas nécessaire. Abd-el-Kader, réfugié au Maroc, mais mal reçu cette fois, dépouillé par le sultan de ses titres de Sidi et de Hadj, n'était plus très dangereux. Bugeaud put s'occuper de soumettre la Kabylie ; l'expédition ne rencontra pas de résistance ; les chefs promirent de reconnaître l'autorité de la France, mais on n'osa pas occuper le pays. Fatigué peut-être — il avait 63 ans — et dépité à coup sûr, ayant présenté sans succès au Gouvernement et aux Chambres un projet de colonisation militaire, Bugeaud quitta l'Algérie, sans intention de retour, le 5 juin 1847. Le due d'Aumale qui le remplaça arriva le 5 octobre. Quelques jours après, le 23 octobre, Abd-el-Kader, traqué par les troupes chérifiennes qu'Abderrahman, cédant enfin aux injonctions de la diplomatie française, s'était décidé à envoyer contre lui, se rendit à Lamoricière près de Sidi-Brahim, sous la condition qu'il serait transporté à Alexandrie et qu'il y vivrait librement. La chute d'Abd-el-Rader ne marquait ni la fin de la conquête, ni la fin de la guerre. Mais c'était la fin d'une politique, celle de l'occupation restreinte, et d'un essai, celui d'un royaume arabe. L'une et l'autre avaient un moment paru sensés à la France ; l'expérience avait démontré qu'ils étaient chimériques. Partager l'Algérie avec un chef arabe, c'était une conception trop distante de la réalité, c'est-à-dire des conditions de la vie politique arabe, et nullement appropriée au principal objet du conquérant, qui était évidemment sa sécurité. Abd-el-Kader, qui aurait peut-être réussi à fonder une dynastie avec notre appui, voulut en même temps, lui qui n'existait que par nous, nous jeter à la nier. Cette manœuvre contradictoire le perdit. H poussa cependant la tentative aux extrêmes limites du possible, car il avait des capacités politiques rares dans son peuple. Il sut organiser un gouvernement, qui eut de l'argent et des soldats ; il eut des ruses d'homme d'État ; il fut le premier Arabe à demander la liberté à la France au nom des principes de la France. Il eut aussi des qualités d'homme qui ont orné sa carrière de grâce et de charme : instruit autant que pouvait l'être un musulman cultivé et pieux, conscient de la beauté, de la poésie puissante de la vie libre, ce merveilleux cavalier resta le type accompli de l'Arabe des grandes solitudes : il y a deux belles choses dans le monde, disait-il, les belles tentes et les beaux vers. V. — LA COLONISATION. L'ATTAQUE générale des Arabes en 1839 remit, en question tous les résultats de l'œuvre administrative si péniblement réalisée ; elle balaya les essais individuels, déjà prospères, de colonisation agricole. Il ne subsista guère, après cet incendie, que le pouvoir militaire centralisé et les établissements européens des villes de la côte. L'heureux succès de la guerre menée par Bugeaud permit dès 1842 de reprendre l'œuvre de l'administration du pays et de son peuplement par la France. Bugeaud y était résolu : il faut, disait-il dans sa proclamation aux habitants de l'Algérie, il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France soit seul debout sur cette terre d'Afrique ! Mais la guerre, indispensable aujourd'hui, n'est pas le but. La conquête serait stérile sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j'attache moins ma gloire à vaincre dans les combats qu'à fonder quelque chose d'utilement durable pour la France. Mais il ne parut pas possible, après la dure expérience de 1840, de laisser une nouvelle colonisation libre s'installer au gré de sa fantaisie, livrée à tous les hasards de la guerre et de l'insécurité. Le gouvernement se chargea de fixer les emplacements des villages et de distribuer les terres. Pour en accroître la surface disponible (l'ancien domaine du dey ne suffisant pas), on confisqua les terres des tribus révoltées du Sahel et de la Mitidja ; et les biens habous furent réunis au domaine définitivement, l'État se chargeant de pourvoir aux services d'assistance, d'enseignement et de culte qu'assuraient leurs revenus[4]. Puis l'Algérie fut divisée en territoire militaire et en territoire civil (1844). Dans le territoire civil, les indigènes perdirent toute autonomie administrative, soit qu'ils vécussent mêlés aux Européens dans un chef-lieu de commune pourvu d'une administration française, soit qu'ils habitassent les douars voisins rattachés à ce chef-lieu. Là furent appliqués, sauf pour le s'eut personnel des indigènes réglé par la loi musulmane, l'administration, la justice et le droit français. En territoire militaire, l'administration et la répression appartiennent au commandant supérieur, c'est-à-dire à l'officier qui commande à la fois aux indigènes et aux Européens. Ceux-ci sont peu nombreux, et admis seulement sur autorisation spéciale et personnelle. Exception n'est faite que pour les colons militaires. Ce sont d'anciens soldats qui, une fois libérés, se transforment en colons armés, et, groupés en des villages fortifiés, défendent, en le cultivant, le territoire des postes avancés. Le village militaire est une création de Bugeaud. Quand, en 1845, l'Algérie fut partagée en trois provinces, Alger, Oran, Constantine, chacune eut son territoire militaire et son territoire civil, avec une zone intermédiaire ou territoire mixte. A côté du gouverneur général furent créés un Conseil supérieur, un Conseil de contentieux ; sous ses ordres, un directeur général des affaires civiles. Enfin (21 juillet 1845), le mode de concession des terres en territoire civil fut réglé, avec les conditions de paiement et de redevance. La colonisation civile fut méthodiquement entreprise à partir de 1842 ; le gouvernement favorisa le passage des familles rurales, rares jusque-là ; des centres agricoles furent fondés dans le Sahel, dans la Mitidja. Des villages furent établis sur des hauteurs, souvent dans l'enceinte d'un camp abandonné, qu'on fortifiait de fossés et de tourelles. On y avait surtout prévu la défense, mais sans négliger les conditions du succès agricole. Chaque colon recevait un emplacement pour y construire sa maison, et, hors des murs, dans la campagne, une concession de 12 hectares. Comme on eut quelque peine à trouver des colons, l'administration dut se faire plus minutieusement prévoyante et songer aux commodités de la vie. Les militaires construisirent d'avance des maisons (à Saint-Ferdinand et à Sainte-Amélie dans le Sahel), défrichèrent quatre hectares sur douze et plantèrent des arbres. La concession ainsi aménagée ne fut plus donnée, mais vendue 1.500 francs. Le colon dut justifier de la possession d'une somme égale, comme garantie d'une bonne exploitation. Encore, pour obliger les colons à rester sur leurs terres, décida-t-on qu'ils ne pourraient les aliéner qu'après trois ans de jouissance. Précaution utile, mais pas toujours efficace. Au début, le système des concessions ne fonctionna guère que dans le Sahel. La Mitidja fut allotie à partir de 1843. C'est une grande plaine de 100 kilomètres sur 20 environ, située entre le Sahel et l'Atlas, formant au nord une cuvette marécageuse et malsaine. On y avait. en 1836, créé un chef-lieu, Bouffarik, et installé quatre à cinq cents colons, que l'invasion d'Abd-el-Kader en 1839 obligea de fuir. L'œuvre fut reprise, bientôt achevée, puis déborda sur les autres régions. De 1841 à 1844, 25 villages furent créés, 1 765 familles furent installées, 105.000 hectares furent distribués dans toute la province d'Alger. En 1844-45, 46.000 Européens débarquèrent dans les ports algériens. Les trappistes, appelés par Bugeaud en 1843 et installés dans le camp de Staoueli, commencèrent leurs grands travaux ; en 1815, ils avaient défriché 300 hectares, planté 4.000 arbres, élevé pour 300.000 francs de constructions. Des efforts plus réduits mais analogues furent tentés dans les provinces d'Oran et de Constantine. En 1846, 800 Prussiens qui, partis pour l'Amérique, avaient été abandonnés à Dunkerque par l'entrepreneur d'émigration, furent dirigés sur Oran par le gouvernement. C'étaient des malheureux dans la dernière misère. On les installa à Sdidia (entre la Macta et Mostaganem) cl à Sainte-Léonie (sur la route d'Arzeu à Oran). De grandes propriétés de 1.000 à 1.500 hectares furent créées, soit par des colons isolés, soit par des sociétés. L'Union du Sig, avec 3.000 hectares, tenta même une association du capital et du travail ; tout ouvrier y devenait actionnaire et participait aux bénéfices. Vers 1847, trois centres de colonisation étaient entrepris sur les territoires civils d'Oran et de Mostaganem : Miserghin, la Sonia, Sidi-Chami. Dans la province de Constantine, on débuta par le territoire de Philippeville ; trois villages, Saint-Antoine, Damrémont et Valée comptaient 300 habitants en 1817 ; un nombre à peu près égal était groupé autour des camps militaires ; dans la campagne de Bône, on en était encore aux études préliminaires ; mais Guelma, qui n'était qu'un hameau de cantiniers groupés autour du camp, reçut en 1846 ses premiers colons ; on donna des terres et 600 francs à chacun pour s'installer ; ils étaient 700 en 1847. La colonisation militaire de Bugeaud ne réussit pas. Le premier essai fut tenté en 1841, en pleine guerre. Le village de Fouka fut bâti par le génie militaire, entouré de murailles et peuplé de 147 soldats libérés, organisés en compagnies. Comme ils n'avaient pas de femmes, Bugeaud leur en fit chercher à Toulon ; chacune dut apporter 200 francs de dot. Mais les dots furent vite mangées ; et il y eut des querelles de ménage. Finalement, les colons s'en allèrent. En 1843, Fouka déserté fut remis à 14 familles de colons civils. Un système analogue fut essayé à Mered, avec 66 soldats encore en service, d'origine paysanne et décidés à devenir colons. D'autres furent installés dans le camp de Mahelma. Quelques-uns y restèrent, et les villages furent complétés par l'arrivée de colons civils. Mais Bugeaud ne voulait pas que son idée fût jugée sur ces timides essais. Il demandait à réaliser un plan gigantesque, qui eût fixé au sol algérien la plupart des soldats libérés, capables de défendre le sol et de le cultiver, ense et aratro. Ces vues étaient résolument combattues en Algérie par Lamoricière, qui préconisait un autre mode de colonisation : la métropole aurait distribué aux Européens qui viendraient s'installer en Afrique des primes pour la construction do maisons, de puits, des primes de défrichement, des primes de plantation ; chacun des actes du colon eût donné lieu à une subvention. Les projets abondaient de toutes parts. En 1839, le gouvernement avait envoyé en Algérie une Commission scientifique, dont l'enquête avait été le point de départ d'une foule de brochures, où tous les théoriciens, même l'ancien Père suprême des Saint-simoniens, Enfantin, avaient dit leur mot et vanté leur recette. Le ministère se décida, sans ardeur, à présenter aux Chambres un projet réduit de colonisation militaire à la Bugeaud. Tocqueville, nommé rapporteur de la commission, critiqua vivement, toutes les méthodes de gouvernement et de colonisation employées par Bugeaud, recommanda la collaboration administrative des indigènes et la décentralisation ; le ministère, ému de ce mauvais accueil, retira le projet et dut laisser la Chambre nommer à son tour une commission d'enquête. Les tentatives officielles de colonisation, même manquées, furent utiles. Quand les colons installés par l'administration ne tinrent pas, d'autres prirent leur place, et bénéficièrent des créations de l'État : un service de santé gratuit (médecins de colonisation), un service d'inspection chargé de veiller aux besoins agricoles des colons, de créer des pépinières ; des écoles qui comptaient environ 7.000 élèves en 1847. Il y avait 1.500 kilomètres de routes, des services de voiture organisés entre Alger et Médéah, Oran et Mostaganem, Mascara, Tiaret, Tlemcen. L'œuvre du peuplement était déjà assez avancée (109.000 Européens[5] en 1846, dont 1.700 colons agricoles) pour que le gouvernement pût en 1847 créer pour la nouvelle population un régime municipal. — La métropole pouvait aussi calculer, en regard de ses sacrifices, les bénéfices que lui valait la conquête. un grand accroissement (40 p. 100) du tonnage de ses ports méditerranéens, une plus-value de 25 p 100 sur les douanes, qui représentait un mouvement de marchandises de 60 à 80 millions, et surtout l'espoir d'une France nouvelle naissant à ses portes. Ainsi, toute l'œuvre algérienne réalisée de 1830 à 1847 avait été menée sans plan préconçu, sans politique certaine L'occupation d'une ville, puis l'occupation restreinte aux villes de la côte parurent d'abord une suffisante ambition. C'est seulement au bout de dix ans qu'on s'aperçut que l'occupation restreinte nécessitait une conquête totale, que tout partage avec un voisin était impossible. De même, on marcha à l'aventure dans le problème de l'administration du pays. La combinaison d'une administration civile et d'une administration militaire était une nécessité visible, mais l'on hésita jusqu'au bout dans la répartition de leurs pouvoirs respectifs et dans la règle de subordination à leur imposer. A l'égard des indigènes, on oscilla entre toutes les formes d'administration directe et toutes les nuances du protectorat. Personne enfin n'avait pensé dès l'origine que l'Algérie pût devenir une terre de peuplement pour des Européens, ni surtout pour des Français. La colonisation se fit au hasard ; on ne s'avisa qu'ensuite d'avoir une doctrine et d'y conformer sa pratique. Le gouvernement fit appel à l'immigration quand il y chercha une compensation aux énormes sacrifices qu'il avait faits pour la conquête. S'il y eut tant d'hésitations et d'ignorances, c'est que tous les problèmes à résoudre étaient nouveaux pour les Français. Le terrain de cette grande expérience, pays, climat, histoire, habitants, ils ne le connurent qu'à la longue, et c'est peu à peu qu'ils y appliquèrent l'effort d'une pensée méthodique et d'une action cohérente. |
[1] Il a résumé sa polémique dans une publication de 1837, La question d'Alger, politique, colonisation, commerce.
[2] L'évêché d'Alger fut créé en 1838.
[3] L'Angleterre ne reconnut la conquête de l'Algérie qu'en 1851, et encore ne le fit-elle qu'indirectement, en demandant au gouvernement français l'exequatur pour les consuls anglais d'Alger, d'Oran, de Bône et de Philippeville.
[4] Cette mesure (arrêté ministériel du 26 mars 1843) n'était que la reproduction d'un arrêté de Clausel en 1830, non suivi d'exécution.
[5] Ce chiffre dépassait de 85.000 environ celui de 1839.
Français |
47.274 |
Espagnols |
34.528 |
Maltais |
8.788 |
Allemands et Suisses |
8.624 |
Italiens |
5.175 |
Divers |
4.991 |
109.380 |