HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'INSTALLATION DU NOUVEAU RÉGIME (1830-1835).

CHAPITRE III. — LA DÉFAITE DES DOCTRINES ET DES PARTIS RÉVOLUTIONNAIRES (1832-1836).

 

 

I. — LA DÉFAITE DES DOCTRINES NOUVELLES.

EN même temps que les anciens partis hostiles, républicain et  légitimiste, subissent leur premier échec, les doctrines qui s'efforçaient de se donner un corps dans des partis nouveaux ou à pénétrer de leurs inspirations les partis anciens succombent sans être parvenus à se faire une place dans les batailles engagées. Les néo-catholiques, les Saint-simoniens disparaissent au moment d'entrer dans la voie des réalisations ; les Fouriéristes sont contraints de s'alléger de toute la métaphysique du maître pour continuer à cheminer sans éclat. Il ne subsiste des uns et des autres que l'ébranlement moral jeté dans les âmes par leur propagande et par leur talent.

 

Lamennais ne parvint pas à communiquer sa passion à un public fidèle. L'Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, qui demandait à ses membres une cotisation de dix francs, encaissa, en 1831, 31.513 francs. L'A venir n'eut jamais 3.000 abonnés. Lorsque, publiant sa détresse financière, Lamennais lit appel à la générosité de ses amis, il trouva de quoi payer ses dettes, mais non pas de quoi vivre. On acclama Lacordaire ou Montalembert dans leur propagande, car on ne pouvait rencontrer de talents plus propres à exciter la sympathie, mais cet état-major resta sans troupes. C'est qu'il n'y avait guère en France de catholiques libéraux. Les évêques les détestaient, et l'hostilité des évêques suffit à tarir le recrutement du parti. Lamennais ne pouvaient interdire aux prêtres la lecture de l'Ami de la religion qui combattait l'Avenir, alors que les mandements épiscopaux empêchaient les prêtres de lire l'Avenir. Les ecclésiastiques suspects de se rallier à ses doctrines furent disgraciés : Ce n'est pas le courage que je perds, c'est la voix, écrivait Lamennais. A chaque trimestre, de nombreux abonnés nous quittent en pleurant, pour ne pas être obligés de quitter, qui son professorat, qui sa cure. Les rédacteurs, exténués, décidèrent de suspendre le journal le 15 novembre 1831 et d'aller demander conseil à Rome.

Une dénonciation les y avait précédés. Grégoire XVI, pape depuis le 2 février 1831, était mal disposé à entendre les nouveautés de ces jeunes gens. Aux prises avec les insurgés des Légations, il manquait, comme il était naturel, de tendresse pour le libéralisme et voyait le salut de l'Église dans le recours aux adversaires de cette démocratie à laquelle Lamennais brûlait de s'allier. D'autre part, Rome n'aime pas à faire des déclarations de principes du genre de celle qu'on venait lui demander ; elles encombrent saris profit les routes compliquées de la diplomatie nécessaire. Grégoire refusa donc de parler. Lamennais, impatient, convaincu de la bonté de sa cause, s'indigna. Parti pour Rome en papiste forcené, comme on va vers la lumière et la vérité, il n'y trouvait, comme Luther, que scélératesses et infamies, crimes atroces, l'avidité aveugle, le mépris de Dieu, les parjures.... Rome, c'est le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains. L'égout gigantesque de Tarquin serait trop étroit pour donner passage à tant d'immondices. Après six mois de séjour, en juillet 1832, il déclara : Puisqu'on ne veut pas me juger, je me tiens pour acquitté, et il quitta Rome, annonçant qu'il allait reprendre son journal. Alors Rome parla. L'encyclique Mirari vos (12 août) condamna, sans nommer ni les hommes de l'Avenir, ni leurs écrits, toutes les doctrines qu'ils professaient : la liberté civile et politique, comme étant en contradiction avec les principes de l'Église qui prêche aux peuples l'obéissance et aux souverains la justice ; l'indifférence de l'État en matière de religion, qui engendre la liberté de conscience, d'opinion, et la plus scandaleuse de toutes, la liberté de la presse :

Atque ex hoc putidissimo indifferentismi fonte, absurda illa fluit ac erronea sententia, seu potius deliramentum, asserendam esse ac vindicandam cuilibet libertatem conscientiæ. Cui quidem pestilentissimo errori viam sternit plena illa nique immoderata opinionum....

Huc spectat, deterrima illa, ac nunquam salis exceranda et detestabilis ibertas artis librariæ ad scripta quælibet edenda in vulgus.... Perhorrescimus, Venerabiles Fratres, intuentes quibus monstris doctrinarum, seu potius quibus errorum porientis obruamur[1].

L'encyclique parvint aux intéressés accompagnée d'une lettre du cardinal Pacca à Lamennais, où il étendait la condamnation à la politique extérieure de l'Avenir : ce qui a, disait-il, mis le comble à l'amertume du Saint-Père, c'est l'acte d'union proposé à tous ceux qui, malgré le meurtre de la Pologne, le démembrement de la Belgique, et la conduite des gouvernements qui se disent libéraux, espèrent encore en la liberté du monde et veulent y travailler....

Sa Sainteté réprouve un tel acte pour le fond et pour la forme et vous, réfléchissant un peu avec la profondeur ordinaire de votre esprit à son but naturel, verrez facilement que les résultats qu'il est destiné à produire peuvent la confondre avec d'autres unions plusieurs fois condamnées par le Saint-Siège.

Ainsi les principes n'étaient pas seuls condamnés, mais encore la politique de l'Avenir, c'est-à-dire l'esprit de propagande et de guerre où les néo-catholiques se rencontraient avec les révolutionnaires de gauche et les républicains. Le 10 septembre, Lamennais et ses collaborateurs firent déclarer par les journaux que l'Avenir était supprimé et que l'Agence générale était dissoute. Le mouvement catholique démocratique et libéral fut arrêté net ; le groupe qui s'était donné pour programme de réconcilier la religion et la société moderne, de séparer l'Église des partis d'ancien régime et même de l'État laïque, disparut. Il ne subsista de son action que le désir et la prétention de tirer profil des libertés que professe ou pratique la société moderne, pour en faire bénéficier l'Église. Les catholiques se bornèrent à demander pour elle la liberté d'association et la liberté de l'enseignement. Ces vues, défendues par la Revue européenne (qui succéda au premier Correspondant en 1831), disparurent avec elle en 1834 de la presse catholique pour ne renaitre qu'après plusieurs années d'oubli. Quant à Lamennais, après quelques mois de silence et de douleur, il se tourna vers une autre destinée :

Croyez-moi, écrivait-il le 25 mars 1833, il ne s'agit plus d'ultramontanisme ni de gallicanisme ; la hiérarchie s'est mise hors de cause ; il s'agit d'une transformation analogue à celle qui eut lieu il y a dix-huit siècles ; le pressentiment en est partout ; et je ne saurais assez bénir la Providence d'avoir envoyé Grégoire XVI pour hâter le moment de la régénération nécessaire ; il est venu apposer un sceau éternel sur l'époque qui finit en lui.

Il arriva aux Saint-simoniens une mésaventure analogue. De même que les néo-catholiques s'étaient brisés contre l'indifférence du public et l'hostilité de la hiérarchie ecclésiastique, les Saint-simoniens échouèrent devant l'ironie de la société laïque et devant les persécutions de son gouvernement. Leur propagande passionnée, par la parole et par le journal, leur avait valu plus d'admirateurs que de disciples. Quelques dissidences qui éclatèrent au sein même de la Famille les poussèrent à resserrer leur vie déjà fraternelle et à tenter entre eux une réalisation partielle de leur doctrine. C'était se séparer plus encore de ce monde qu'ils prétendaient réformer et qui les avait jusqu'ici peu écoutés. Leur existence se fit étrange, s'absorba dans les rites improvisés et puérils de la religion qu'ils annonçaient.

Déjà, rue Monsigny, ils avaient constitué le pouvoir spirituel ce pouvoir spirituel qui faisait défaut à la société moderne depuis la déchéance de l'Église — et ils l'avaient confié à deux Pères suprêmes, Enfantin et Bazard. Mais comment organiser la vie nouvelle sans la pourvoir d'une morale ? Sans doute le Nouveau Christianisme pouvait provisoirement s'en tenir à la morale de l'ancien. Mais puisque le sacrifice, le renoncement, le mépris de la chair devaient faire place à la réhabilitation de la matière, à la récompense immédiate et terrestre des œuvres et des capacités, n'était-il pas d'une logique irrésistible et urgente d'arrêter le plan de la vie individuelle, de prévoir la famille de l'avenir ?

C'est ainsi qu'ils abandonnèrent provisoirement le grand projet d'exploitation rationnelle du globe, pour concentrer leur effort sur la morale nouvelle. Saint-Simon n'avait rien dit de la femme. Fourier avait déclaré que l'individu social doit être un couple. Les Saint-simoniens parlèrent audacieusement de la nécessité d'élargir la loi du mariage. Les discussions furent passionnées. Enfantin affirmait la légitimité de Don Juan, sans proscrire Othello ; le couple-prêtre sera le régulateur de la mobilité nécessaire à la vie. Bazard, indigné, voyait dans ce mariage élargi la promiscuité, donc un recul, et non un progrès. En vain Enfantin offrit de remettre l'élaboration de la future loi morale à la révélation de la femme elle-même, de celle qui proposerait à l'élaboration méditative de l'homme la loi des convenances, de la Femme-Messie qui s'assoirait un jour sur le trône pontifical : Bazard se retira, suivi d'une partie des disciples.

Le schisme de Bazard fit du Saint-simonisme une secte dont on n'aperçut plus que l'étrangeté ; ils s'offrirent eux-mêmes à l'ironie publique et laissèrent oublier la richesse de leurs vues et la générosité enthousiaste qui leur avait fait sacrifier à leurs idées tant de jeunesse, de vigueur et d'ambition. Le gouvernement jugea le moment propice pour les écraser. Armée de l'article 291, la police ferma la salle Taitbout où ils donnaient leur enseignement. Une instruction fut ouverte contre eux. Elle leur permit du moins de disparaître avec un certain éclat. Ils n'avaient plus guère d'argent. Le Globe cessa, faute de fonds, sa publication le 20 avril 1832. Une quarantaine de disciples se retirèrent à Ménilmontant, dans la maison du Père, pour s'y préparer à la vie nouvelle. Ne sachant trop à quoi occuper leur temps, ils abolirent la domesticité, c'est-à-dire qu'ils firent eux-mêmes leur ménage ; ils laissèrent pousser leur barbe et adoptèrent un costume où les boutons mêmes étaient symboliques. Ménilmontant fut un internat préparatoire à la carrière d'apôtre. Ils commençaient à trouver ce noviciat, pénible, quand l'article 291 vint encore une fois les tirer d'embarras. On les traduisit devant la Cour d'assises, les 27 et 28 août, sous la prévention d'avoir formé une association non autorisée ; et, voulant corser l'accusation, le parquet y ajouta pour quelques-uns d'entre eux celle d'outrage à la morale publique, qui visait certains articles du Globe. Les Saint-simoniens furent condamnés. Ce procès leur rendit la sympathie des journaux de gauche, qui protestèrent contre le jugement. Puis on essaya de les déshonorer en leur intentant un procès correctionnel en escroquerie ; mais le tribunal les acquitta ; leur bonne foi était aussi évidente que leur misère. Ce fut la fin. Le Père abdiqua avant d'entrer à la prison de Sainte-Pélagie. Les apôtres se dispersèrent, les uns pour continuer, au milieu de l'indifférence générale, la propagande, d'autres pour entreprendre l'exploitation industrielle du inonde. C'est par l'Égypte qu'ils commencèrent, voulant percer l'isthme de Suez.

Ils revenaient ainsi à leur point de départ, au Saint-simonisme du Producteur (1826) ; et c'est là que plus tard ils donnèrent leur mesure, et qu'ils réussirent. Ces théoriciens d'un communisme inégalitaire, aristocratique, hiérarchisé, l'ondé sur la restauration mystique de l'autorité sociale, furent les créateurs des premiers et des plus vastes mouvements capitalistes de la monarchie de juillet et du second Empire. Ayant célébré la puissance du crédit et de l'association, ayant répété que le travail industriel, et non plus la guerre, est le but des sociétés modernes, ils surent, après beaucoup de détours, tirer parti de leur découverte. Mais il n'apparaissait pas que leur industrialisme réalisât encore la prophétie qu'ils avaient tant répétée à la suite de leur maître Saint-Simon : Toutes les institutions sociales doivent avoir désormais pour objet l'amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

L'école fouriériste, qui avait eu un bien moindre éclat, mit plus de temps à disparaître. La plupart des disciples étaient des transfuges du Saint-simonisme, et, aux yeux de l'opinion publique qui voyait les choses de loin, être disciple d'Enfantin ou disciple de Fourier, c'était, comme disait Pierre Leroux, à peu près la même chose. Il n'y eut jamais entente complète entre les Fouriéristes. Chacun faisait les réserves qu'il estimait utiles, surtout sur les extravagances du maître, en sorte que la doctrine intégrale ne subit jamais l'épreuve de grande publicité par où passa le Saint-simonisme. Les tentatives qui l'offraient telle quelle au public ne réussirent guère. Le Phalanstère, journal pour la fondation d'une phalange agricole et manufacturière associée en travaux et en ménage, fondé le 1er juin 1832, dut en septembre s'appeler plus clairement la Réforme industrielle ou le Phalanstère ; il eut quelques abonnés bourgeois ; la propagande orale menée dans la plupart des villes de France amena à la doctrine 200 adhérents vers la fin de 1833. Le journal disparut. Les colonies sociétaires tentées à Paris et à Sedan ne réussirent pas. Mais, si le fouriérisme avait échoué en tant que système, il subsista comme état d'esprit. C'est sous cette forme qu'il se retrouvera à sa place, avec sa couleur originale, dans les sentiments et les discussions du monde ouvrier, dans le grand mouvement démocratique qui commence en 1840.

Un petit journal de province, l'Écho de Vaucluse, écrivait en 1833 :

Le journalisme n'est plus en 1833 ce qu'il était en 1829, au commencement de 1830 ou même pendant le cours de 1832. Des mots nouveaux ont lait irruption dans son vocabulaire ; des idées nouvelles commencent t soulever le vieux sol constitutionnel que nos feuilles périodiques ont si longtemps, et avec tant de frais, péniblement défriché. Les mots de travailleur et d'oisif, de prolétaire, de crédit, de banque, d'amélioration matérielle, qui ne se lisaient guère, il y a deux ans, que dans les pages des économistes, ont pris place aujourd'hui dans les colonnes des organes les plus arriérés de l'opinion publique.

De même, le mouvement catholique créé par l'ardeur des hommes de l'Avenir avait posé devant le grand public des questions qui jusque-là semblaient être le monopole des séminaires. Ainsi, même avortés, ces mouvements d'idées ne furent pas perdus. lis profitèrent à l'idée démocratique et à la renaissance religieuse, qui allaient se développer parallèlement. Il est significatif de constater que c'est à Lyon, où les prédications saint-simonienne et fouriériste avaient été écoutées plus sérieusement qu'ailleurs, qu'un journal ouvrier, l'Écho de la Fabrique, demande un impôt progressif qui limitera le revenu, un maximum d'heures de travail par journée, un minimum de salaires, l'instruction primaire gratuite, et déclare : Il n'y aura d'amélioration possible pour le sort des prolétaires que du moment où les industriels trouveront des frères et non des ennemis sur les bords du Rhône, de la Tamise, du Danube et du Tage ; et le même journal donne asile aux revendications féministes : la femme ne doit plus être un ustensile de ménage ou un meuble de salon. C'est encore un fait digne de remarque que les pouvoirs publics, d'abord attachés à la politique anticléricale de 1830, commencent à modérer leur hostilité à l'égard du clergé, que la religion se fait écouter et reprend du crédit, que, depuis 1832, le libéralisme voltairien est en baisse.

 

II. — ACCALMIE. - LE MINISTÈRE DE BROGLIE : ORGANISATION LÉGISLATIVE DE LA MONARCHIE ; ALLIANCE ANGLAISE (1832-1834).

LE ministère Casimir Perier se disloqua quelques mois après la mort de son chef. Le Roi s'était emparé de la présidence du Conseil, ce qui discrédita ses ministres sans même qu'ils eussent à subir l'épreuve de la rencontre avec les Chambres. Aucun d'eux n'étant un chef de parti, ni même un homme de valeur originale, ils se préoccupèrent surtout de ne pas trop se compromettre dans ce cabinet provisoire. Il fut bientôt évident, même au Roi — malgré la satisfaction que lui donnaient ces collaborateurs dociles — que le ministère ne pourrait pas affronter sans chef la prochaine session. Louis-Philippe chercha donc un président du Conseil complaisant qui le laissât gouverner, ou du moins intervenir dans les affaires ; il négocia avec Dupin. C'était un avocat politicien, sans doctrines, sans programme, aussi désireux de jouer un rôle que peu disposé à prendre une responsabilité, d'esprit assez bas, mais manœuvrier parlementaire très rusé, orateur adroit qui cherchait à faire passer sa vulgarité de manières pour de la simplicité et sa rudesse pour de la franchise : il exigea, comme Perier, que le Roi ne parût pas au Conseil. Louis-Philippe appela Soult, que sa gloire militaire dispensait d'avoir des opinions politiques, et à qui elle permettait de faire un président convenable : On aurait eu tort, dit de lui Guizot, de compter sur son dévouement, tort aussi de se méfier de son service. Il lui fallait ses sûretés et ses avantages personnels ; cela obtenu, il ne craignait point la responsabilité. D'ailleurs, il était robuste et actif. Soult n'apportant pas de couleur politique au cabinet, le choix des collaborateurs, indifférent sous Perier, prenait de l'importance. Le Roi lui donna Thiers, le plus intelligent des vainqueurs de juillet, changeant dans ses vues, alors impétueusement conservateur et appuyé par les amis de Talleyrand ; un jeune pair, le duc de Broglie, libéral sous la Restauration, maintenant conservateur, lui aussi, ami et élève du vieux parti doctrinaire, ayant gardé de cette école la pensée roide, froide, orgueilleuse, et, de sa nature, plus ambitieux de garder intacts sa dignité intellectuelle et son caractère moral que de gouverner ses contemporains. Broglie mit pour condition à son acceptation d'avoir Guizot pour collègue. Le Roi céda, non sans inquiétude, car Guizot était déjà impopulaire ; on lui confia l'Instruction publique ; Broglie eut les Affaires étrangères. Un financier enrichi dans la spéculation, Humann, remplaça le baron Louis ; les autres ministres conservaient leurs portefeuilles.

Guizot et Broglie donnaient sa couleur à ce cabinet : ce fut le ministère doctrinaire. Il se proposa pour toute politique de continuer Casimir Perier. Les journaux de gauche comparèrent Broglie à Polignac. Les conservateurs furent inquiets d'avoir à défendre un cabinet que l'opinion accueillait mal. Talleyrand lui fournit l'occasion de rallier sa majorité en négociant avec Palmerston une action franco-anglaise pour contraindre la Hollande à exécuter le traité du 25 novembre 1831. L'arrivée devant Anvers des 70.000 hommes commandés par le maréchal Gérard, le jour même (19 novembre) où s'ouvrit la session parlementaire, permit an discours du trône de signaler combien serait dangereuse toute politique qui ménagerait les passions subversives au lieu de les réprimer. En même temps, pour donner la preuve que le ministère ne conservait aucune tendresse pour les carlistes, Thiers fit arrêter à Nantes la duchesse de Berry qui y était cachée, et la fit enfermer à Blaye (17 novembre). Le cabinet retrouva la majorité qui avait soutenu Casimir Perier.

Les Chambres restèrent réunies jusqu'au 25 avril 1833. Elles votèrent des lois d'affaires : les unes achevaient l'organisation de l'administration monarchique ; d'autres avaient pour objet les institutions sociales. Il n'y eut, guère de discussions politiques. Ce fut une période de repos et d'organisation entre deux agitations.

La Restauration avait conservé, sans presque y toucher, les institutions administratives de Napoléon. Le projet Martignac, qui modifiait le recrutement et les attributions des assemblées locales, n'avait pas abouti. Mais, par l'article 69 de la Charte, la monarchie nouvelle s'était engagée à créer des institutions départementales et municipales fondées sur un système électif. La loi du 21 mars 1831 ayant déjà pourvu à l'organisation municipale, le nouveau ministère fit voter la loi des Conseils généraux de département et des Conseils d'arrondissement. Chaque département a un Conseil général composé d'autant de membres qu'il y a de cantons, sans toutefois que le nombre de 30 soit dépassé. L'assemblée électorale qui nomme les conseillers est formée des électeurs et des citoyens portés sur la liste du jury : les éligibles doivent avoir vingt-cinq ans et payer 200 francs de contributions directes. Les conseillers sont nommés pour neuf ans, renouvelables par tiers de trois en trois ans, et rééligibles. Le Roi peut dissoudre un Conseil général ; en ce cas, la prochaine élection a lieu dans un délai de trois mois. Le Conseil se réunit sur la convocation du préfet ; il nomme son bureau ; ses séances ne sont pas publiques ; le préfet a le droit d'y assister. Des règles analogues sont fixées pour le Conseil d'arrondissement : il ne peut comprendre plus de 9 membres ; les conditions d'électorat, d'éligibilité, de convocation sont les mêmes ; le sous-préfet y a entrée ; les conseillers sont élus pour six ans et renouvelables par moitié tous les trois ans. La nouvelle loi ne donnait pas aux Conseils d'attributions nouvelles. Elles restaient donc fixées par la loi du 28 Pluviôse an VIII, c'est-à-dire limitées pour le Conseil général à la répartition des contributions directes entre les arrondissements, au vote des centimes additionnels nécessaires aux dépenses du département, et, pour le Conseil d'arrondissement, à la répartition des contributions directes entre les villes, bourgs et villages. C'est seulement en 1838 qu'une loi nouvelle étendit leurs attributions.

Les colonies, dont le sort était jusque-là réglé par des ordonnances, reçurent une organisation régulière. La loi du 24 avril 1833 codifia les tentatives faites pour associer les colons à la discussion sinon au règlement des affaires de leur colonie. Elle plaça la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et l'Ile Bourbon, c'est-à-dire les principales colonies, sous le contrôle du Parlement, et les dota d'un régime représentatif particulier. Le gouverneur, agent du roi, eut un conseil colonial élu pour 5 ans. Le Parlement restait chargé de légiférer relativement aux droits politiques, aux lois pénales applicables aux hommes libres et aux esclaves, aux lois de commerce et, de douanes. Le Conseil colonial était consulté sur tout ce qui concernait l'instruction publique, la police, la presse, l'affranchissement des esclaves. C'était restreindre les pouvoirs du gouverneur et lui retirer l'exercice d'un pouvoir presque absolu et sans contrôle.

De ce temps date aussi le premier témoignage du souci, qui allait devenir dominant sous le régime de juillet, de pousser activement aux travaux d'utilité publique. La loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique (9 juillet 1833), et surtout le plan de Thiers, qui fit adopter un crédit de 100 millions à dépenser en cinq ans pour l'achèvement de grandes constructions jusque-là soumises au régime précaire des dotations annuelles, sont le point de départ des entreprises qui transformèrent dans la suite le système des communications et des transports.

L'effort appliqué par Guizot à l'organisation de l'enseignement primaire eut une portée considérable. La Charte, dans son article 69, prévoyait une loi sur l'instruction publique et la liberté de l'enseignement. La loi du 28 juin 1833 distingua les écoles publiques et les écoles privées. Les premières sont celles qu'entretiennent, en tout ou en partie, les communes, les départements ou l'État.

Toute commune est tenue, soit par elle-même, soit en se réunissant a une ou plusieurs communes, d'entretenir au moins une école primaire élémentaire ; les communes dont la population excède 6.000 habitants, les chefs-lieux de département devront avoir en outre une école primaire supérieure. Tout département sera tenu d'entretenir une école normale primaire, soit par lui-même, soit en se réunissant à un ou plusieurs départements voisins.

Ainsi fut posé pour la première fois le principe que les pouvoirs publics ont l'obligation de pourvoir à l'instruction primaire, de faire les sacrifices d'argent nécessaires pour en procurer le local et en rétribuer le maître. Pour la première fois il y aura des budgets locaux de l'enseignement primaire : l'enseignement sera gratuit pour les indigents ; les autres paieront une rétribution scolaire qui s'ajoutera au traitement du maître ; mais nul n'est encore obligé d'envoyer ses enfants à l'école. Pour la première fois aussi, la loi fixe les conditions nécessaires pour être instituteur : un brevet de capacité obtenu après examen passé devant une commission nommée par le ministre, et un certificat de moralité. Elle prévoit enfin les rapports entre l'instituteur public et les citoyens ; car l'État, qui intervient pour créer l'école, se dessaisit ensuite partiellement de la surveillance au profit d'une réunion de notables : il y aura auprès de chaque école communale un comité local de surveillance composé du maire ou adjoint, président, du curé ou pasteur, d'un ou de plusieurs notables désignés par le comité d'arrondissement. Celui-ci est composé du maire du chef-lieu, du juge de paix, du curé, d'un ministre de chacun des autres cultes reconnus par la loi, d'un chef d'établissement secondaire, d'un instituteur désigné par le ministre, de trois notables, des conseillers généraux domiciliés au chef-lieu ; il est présidé de droit par le préfet. Le comité communal a le droit d'inspecter les écoles, de recenser les enfants, d'étudier les besoins scolaires de la commune ; le comité d'arrondissement inspecte les écoles, centralise les renseignements et les demandes ; mais surtout il nomme les instituteurs sur la présentation du Conseil municipal, les réprimande, les suspend et les révoque, sous réserve d'un appel au Conseil royal de l'Instruction publique.

Comme il n'est pas requis, pour le choix des instituteurs, d'autres conditions que la capacité et la moralité, les désignations des Conseils municipaux et le choix des comités d'arrondissement peuvent se porter indifféremment sur des laïques ou sur des ecclésiastiques. D'ailleurs, l'article premier de la loi porte que l'instruction primaire élémentaire comprend nécessairement l'instruction morale et religieuse.... L'idée de Guizot — il s'en expliqua plus tard dans ses Mémoires — est que l'action de l'État et de l'Église est indispensable pour que l'instruction populaire se répande et s'établisse solidement.... Si le prêtre se méfie ou s'isole de l'instituteur, si l'instituteur se regarde comme le rival indépendant, non comme l'auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l'école est perdue, et elle est près de devenir un danger. Partant de ces principes, il eût été plus logique et plus pratique de confier l'enseignement primaire à des ecclésiastiques. Guizot eût volontiers inscrit dans son projet l'exemption du brevet de capacité pour les congréganistes pourvus d'une lettre d'obédience ; mais il recula devant l'hostilité qu'il prévoyait dans l'opinion et dans les Chambres, et c'est sans doute à cette crainte aussi qu'il obéit en inscrivant dans l'article 3 : Le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse.

La loi Guizot fut l'unique loi d'enseignement de la monarchie constitutionnelle ; elle définissait assez exactement jusqu'à quel point le gouvernement de juillet entendait intervenir en matière d'instruction publique. L'obligation écartée, comme contraire à la liberté des familles ; la gratuité (idée révolutionnaire) limitée aux indigents ; la libre concurrence entre l'État et les particuliers, l'État (ou son délégué, la commune) faisant une place aux congréganistes dans le personnel enseignant, telle était, fixée dans un texte législatif, la doctrine moyenne de la bourgeoisie au pouvoir. Pour l'enseignement secondaire, on s'en tint au statu quo, c'est-à-dire au compromis de fait établi entre le monopole universitaire et les exigences du clergé. Le souci de la haute culture, la création de grands établissements scientifiques et l'encouragement à donner à la science sont laissés à l'État. Guizot, dès 1830, fit créer un inspecteur général des monuments historiques, une chaire de littérature étrangère à la Sorbonne ; en 1834, il contribua à fonder et encouragea la Société d'histoire de France, qui eut pour objet de publier des documents et des mémoires ; il inscrivit au budget un crédit pour la publication de Documents inédits sur l'histoire de France ; il créa une chaire de droit constitutionnel à la Faculté de Paris : on y enseignera les principes de liberté légale et de droit constitutionnel qui sont la base de nos institutions..., son objet, c'est l'exposition de la Charte, et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu'elle consacre.

Ainsi, dès l'heure où le régime semble se consolider, il formule dans des lois organiques les principes directeurs de sa vie administrative, matérielle et morale, et il en entreprend la pratique. La figure, jusque-là ébauchée et indécise, de la Charte qui en a été la première expression, s'accuse, s'achève dans le détail de ses traits. La bourgeoisie gouvernante se définit.

Le moment est favorable. L'accalmie est générale. En Europe, après les rudes secousses de Belgique, de Pologne et d'Italie, la paix est rétablie. Il ne subsiste en France de tout ce bouillonnement que la phrase annuelle de l'adresse sur la confiance que la nationalité polonaise ne périra pas, ce qui n'empêche pas le tsar Nicolas d'achever de détruire les restes de l'autonomie garantie par les traités de Vienne. Seule, la destinée de l'empire ottoman continue d'occuper les chancelleries et les ambassades.

En 1831, le pacha d'Égypte, Mehemet-Ali, était en querelle avec son voisin le pacha de Syrie ; une armée commandée par son fils Ibrahim alla s'emparer de Saint-Jean d'Acre (avril 1832). Les révoltes de pachas n'étaient ni rares ni nouvelles dans l'empire ottoman : celle-ci avait plus d'importance, parce que Mehemet-Ali n'était pas un simple fonctionnaire turc. Il s'était fait, peu à peu, chef d'État, avait conquis la Nubie, l'Arabie, le Kordofan, fondé Khartoum, poste avancé de son empire africain. Il avait, organisé son Égypte à l'européenne, avec des militaires français, des ingénieurs français, créant une armée, une flotte, entreprenant de grands travaux publics. Aussi, quand le sultan Mahmoud voulut l'arrêter dans sa conquête de la Syrie, dut-il demander contre son redoutable pacha l'assistance de la Russie, de la France, de l'Angleterre et de l'Autriche.

Ainsi se rouvrit, en 1832, la question d'Orient. Les Puissances n'étaient pas d'accord sur le rôle à jouer. Le tsar seul savait ce qu'il voulait : secourir immédiatement le sultan, pour mettre la main sur l'empire ottoman et s'en faire le protecteur. En France, où l'on était Égyptien comme on avait été philhellène, Mehemet-Ali était très populaire. On y célébrait depuis longtemps son armée redoutable, sa marine formidable. Il avait ses historiens[2] enthousiastes qui l'appelaient un grand homme, un Achille ; cet ami de la France, ce successeur de Bonaparte était, dans l'opinion générale, auréolé de tous les souvenirs de la campagne d'Égypte. Il continuait l'œuvre civilisatrice des Français, et il avait pour lui le pittoresque, la lumière, le mystère de l'Orient.

Ces sentiments publics embarrassaient le ministère. Il ne pourrait sans danger laisser le tsar envoyer une armée à Constantinople, même pour simplement secourir la Porte ; si quelqu'un devait intervenir pour la sauver, ce n'était pas cet ami trop ardent et trop intéressé. D'autre part, défendre Mahmoud, c'était se prononcer contre le pacha populaire. De là une politique double, timide et sans clarté. Les agents diplomatiques de la France durent à la fois combattre l'influence du tsar en témoignant de l'amitié à la Porte, en l'éclairant sur le danger russe, et prodiguer à Mehemet des assurances de sympathie où il pouvait trouver l'espérance d'une action commune.

L'Angleterre n'était pas plus disposée à favoriser l'envahissement russe que les conquêtes de Mehemet-Ali. Le pacha lui était suspect comme ami de la France, et on le voyait capable de constituer un grand État d'Alexandrie à l'Euphrate, en passant par Suez, c'est-à-dire en occupant les routes de l'Inde. Mais elle ne croyait sérieusement ni au danger russe ni au danger égyptien. Peu attentive à l'Orient, elle n'avait même pas d'ambassadeur à Constantinople. Aussi refusa-t-elle nettement son concours à la Porte. Quant à Metternich, occupé à régler avec la diète de Francfort la répression des troubles révolutionnaires allemands, il ne voyait pas d'inconvénients à laisser les Russes mettre Mehemet-Ali à la raison.

Or, le pacha avançait toujours et, ayant battu l'armée turque à Konieh, était devenu le maître de l'Asie mineure. Mahmoud appela les Russes, qui mobilisèrent une flotte. En toute hale, énergiquement, l'amiral Roussin, ambassadeur de France, pressa la Porte de décliner le secours des Russes déjà prêts à débarquer des troupes sur les rives du Bosphore pour protéger Constantinople ; la Porte y consentit, mais à la condition que Mehemet retirerait ses armées, ce qu'il refusa net. Alors le sultan rappela les Russes, qui débarquèrent 5.000 hommes sur la rive asiatique du Bosphore. Cette fois, le gouvernement anglais s'émut, ainsi que l'Autriche : Metternich proposa même une action commune. L'amiral Roussin s'employa à faire céder le sultan. L'affaire fut rondement menée : le sultan accorda la Syrie à Mehemet (traité de Koutaieh). La médiation armée des Russes devenait inutile ; ils s'en allèrent, mais non sans que le tsar eût conclu avec le sultan (traité d'Unkiar-Skelessi, 8 juillet 1833) une alliance intime. La Russie s'engageait à fournir à la Porte tous les secours militaires qu'il lui faudrait pour sa sûreté, et la Porte promettait en échange de fermer les Dardanelles à tout navire de guerre étranger. Ainsi le tsar, déjà protecteur, depuis le traité de Kaïnardji, des sujets orthodoxes de l'empire ottoman, était désormais autorisé à intervenir quand il le jugerait utile pour la sûreté du sultan ; il tenait donc — et il était seul à tenir — la route de Constantinople. L'Angleterre et la France protestèrent. Mais, comme personne ne voulait la guerre, on s'en tint là. La question d'Orient était provisoirement résolue ; les deux alliés, France et Angleterre, qui n'avaient pas pu s'entendre pour une action commune, ne désiraient pas la rouvrir sur un échec.

 

Ainsi se poursuivait dans le calme l'existence des successeurs de Perier. Ils conservaient l'alliance anglaise à la condition de ne pas s'en servir ; ils légiféraient pour la monarchie bourgeoise. Ils l'installaient dans la Charte complétée et dans l'alliance anglaise. A peine, çà et là, une discussion vive rappelait-elle de loin le souvenir des anciens tumultes. La Chambre vota le rétablissement du divorce (que les Pairs repoussèrent), des pensions aux victimes de juillet, et l'abolition du deuil du 21 janvier.

Une première fois, la Chambre avait voté : La loi du 19 janvier 1816, relative à l'anniversaire du 21 janvier, est abrogée ; mais les Pairs lui avaient retourné le texte suivant : Le 21 janvier demeure un jour de deuil national. Toutes les autres dispositions de la loi du 19 janvier 1816 sont abrogées. La Chambre ayant persisté à voter l'abrogation totale de la loi, les Pairs s'y résignèrent, mais non sans introduire dans l'article Ier les mots : le 21 janvier, jour funeste et à jamais déplorable. Le débat de la Chambre fut très vif. Un grand crime, dit Salverte, le plus grand des crimes, c'est d'appeler au sein de son pays les armées étrangères ; on veut flétrir, dit Cabet, non seulement l'acte en lui-même, mais encore la Convention tout entière.... Dans cette proposition, il faut voir le but : or, le but, c'est de flétrir et de calomnier la Révolution. Pourtant la formule des Pairs — la loi du 19 janvier 1816, relative à l'anniversaire du jour funeste et à jamais déplorable du 21 janvier 1793, est abrogée — fut votée par 262 voix contre 82 (21 janvier 1833). Ce compromis verbal était encore de la quasi-légitimité. Le gouvernement n'était pas intervenu dans le débat.

Les députés ne se montrèrent pas plus révolutionnaires quand il s'agit de liquider les indemnités aux victimes de juillet (votées le 30 août 1830) : la commission chargée de l'étude des dommages causés admit des réclamations pour 4.028.893 francs ; mais elle avait accordé 98.492 francs à des personnes attachées au service des Tuileries, rétribuées par l'ancienne liste civile, et 426.248 francs à des citoyens ayant fait partie de l'ancienne gendarmerie de la ville de Paris. Deux millions ayant été répartis en 1831, il restait à allouer 2.028.893 francs. A gauche, Salverte s'indigna que l'on eût proposé à la représentation nationale d'indemniser des hommes qui avaient tiré, levé le sabre sur les citoyens, qui l'ont fait sciemment, pour le renversement des lois du pays, de la liberté... Que ceux qui ont combattu contre la liberté, dit Odilon Barrot, reçoivent des secours de ceux qui ont des sympathies pour leur cause, je le veux bien ; mais que l'État, solennellement, en droit, vienne avec les deniers du pauvre réparer leur perte, ce serait blâmer les actes à l'occasion desquels ont eu lieu ces réclamations. Le gouvernement, qui avait pourtant proposé lui-même les chiffres adoptés par la commission, déclara par la bouche du Garde des sceaux qu'il était impossible, sans désavouer la Révolution elle-même, d'admettre aucune indemnité en faveur de ses adversaires. Il oubliait qu'on avait déjà, sur les deux premiers millions, distribué 98.000 francs aux employés de l'ancienne liste civile. La Chambre vota une simple réduction de 8 100 francs. Ainsi s'accordèrent son désir de ne pas passer pour réactionnaire et son souci de ne pas passionner le débat (18 février 1833).

Il ne semble pourtant pas qu'à la faveur de ce calme il se soit formé un parti monarchiste confiant dans l'avenir, assuré dans sa doctrine, et convaincu de l'excellence de sa pratique. Les meilleurs soutiens de l'ordre orléaniste s'inquiétaient des concessions faites à la démocratie. Molé protestait dans le privé contre la loi des Conseils généraux : elle organisait l'ostracisme de la grande propriété ; encore une petite victoire des principes ; baissez un peu le cens des électeurs de députés, et la république américaine arrive sans obstacle et ouvre le chemin à celle de Babeuf. On n'avait pas confiance, même dans le milieu doctrinaire, en cette royauté mal étayée : La quasi-légitimité n'est pas un contrepoids suffisant ; elle aura bientôt usé les honnêtes gens qui s'y sont confiés. Et la duchesse de Broglie écrivait mélancoliquement, à propos d'un voyage somptueux du Roi à Fontainebleau : Nous refaisons de la royauté, du luxe, de la magnificence tant que nous pouvons. C'est un peu comme les enfants qui prennent au sérieux les contes qu'ils se font à eux-mêmes. (20 sept. 1833.) Bientôt après, la nièce de Talleyrand, la duchesse de Dino, constatait (15 mai 1834) : Les mots de républicains et de république ont cours partout maintenant, sans choquer personne.

Après un an de silence, le parti de la Révolution renaissait.

 

III. — REPRISE DE L'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE : LES INSURRECTIONS D'AVRIL 1834.

DES deux partis qui bénéficiaient du trouble moral né de la  propagation des doctrines, l'un, le républicain, recruta non seulement les ennemis de la royauté et les orléanistes déçus, mais les pauvres, adversaires naturels de l'état social ; l'autre, le catholique, formé de légitimistes dégoûtés, obtint, sinon l'adhésion, du moins la sympathie de ceux pour qui la religion était une garantie d'ordre et de conservation. Ainsi le communisme envahit la pensée démocratique, et le catholicisme pénétra peu à peu le royalisme bourgeois anticlérical de 1830.

 

A la fin de 1832, une section des Amis du Peuple, celle des Droits de l'Homme, se constitua en une société distincte et s'empara rapidement de la direction du parti républicain. Elle eut à sa tète l'état-major du parti, Cavaignac, Trélat, Guinard, et se divisa en sections dont, les noms étaient, significatifs : Robespierre, Marat, Babeuf, etc. ; elle compta 4.000 membres à Paris et eut de nombreuses sections eu province. Pour la première fois depuis la secte des Égaux, les questions sociales et les doctrines politiques de la démocratie trouvèrent place dans un même programme d'action révolutionnaire. Tendance nouvelle, qui, formulée dans des journaux tels que le Populaire de Cabet, le Bon sens de Cauchois-Lemaire et Rodde, se fixa en un manifeste publié par la Tribune du 23 octobre 1833. On y demandait : le suffrage universel ; l'établissement d'un pouvoir central électif, temporaire, responsable, chargé de gouverner et de surveiller au moyen de ses délégués les votes et la compétence des autorités communales ; un système d'éducation publique qui préparât pour la jeune génération une communauté d'idées compatibles avec le progrès ; l'organisation du crédit de l'État ; le jury généralisé ; l'émancipation de la classe ouvrière par une meilleure division du travail, une répartition plus équitable des produits et l'association. Le manifeste était suivi de la déclaration des droits de l'homme de Robespierre. Une lettre adressée au National (4 août 1833) par un des rédacteurs du manifeste, Vignerte, précise le sens social de ce manifeste :

Vous nous demandez ce que nous pouvons raire et dire dans nos ténébreux conciliabules... Ce qu'on dit dans les sections, le voici : A bas tous les privilèges, inique ceux de la naissance ! A bas le monopole des richesses ! A bas l'exploitation de nominé par l'homme ! À bas les inégalités sociales !... Vive la République centralisée ! Vive le suffrage universel ! Vive le peuple, souverain de droit ! Il le sera bientôt de fait.... C'est le peuple qui garde et cultive le sol ; c'est lui qui féconde le commerce et l'industrie ; c'est lui qui crée toutes les richesses. A lui donc appartient le droit d'organiser la propriété, de faire une équitable répartition des chargés et des jouissances sociales... Voilà ce qui nous préoccupe dans nos nombreux conciliabules. Voilà ce dont la presse ne parle guère ; elle ne travaille en général qu'à un changement politique. Cependant les plus grandes révolutions ne sont pas les révolutions politiques. Quand elles ne sont pas accompagnées de révolutions sociales, il rien résulte rien ou presque rien. L'autorité change de mains, mais la nation reste dans le même état.

Il faudrait, pour calculer la portée et mesurer le retentissement de ces paroles de révolte, citer les brochures nombreuses de prolétaires, les discours des procès politiques où sont traduits en un langage enflammé les griefs des pauvres contre les riches ; mais ces redites empruntées aux théoriciens ne révèlent guère de nouveau que le ton guerrier de cette propagande pacifique. Il est probable que l'influence de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, anciens Saint-simoniens, fut prépondérante dans la rédaction du manifeste des Droits de l'Homme, et que c'est eux qui lancèrent cette société politique dans la voie des réformes sociales, au risque de compromettre l'unité du parti. Les républicains uniquement préoccupés de l'opposition politique, comme Armand Carrel, du National, et ceux qui se rattachaient à lui, Anselme Pététin, du Précurseur (Lyon), Maillefer, du Peuple souverain (Marseille), firent au manifeste de vives critiques. Mais il demeura acquis que la République était autre chose encore qu'une nouvelle forme de gouvernement : en annexant les doctrines de rénovation sociale, ce républicanisme nouveau donna aux prolétaires, par sa propagande, par sa résolution d'introduire des réformes profondes dans le régime social autant que dans les pouvoirs publics, une conscience de classe. Il établit en outre dans les esprits cette notion qu'on n'était pas républicain par simple fantaisie de l'esprit, ou par préférence sentimentale pour un régime ; être républicain, c'était obéir à une logique irrésistible, c'était obéir au droit. Le droit de la monarchie était une erreur ; c'est au nom de la vérité qu'on devait s'insurger contre elle.

L'idée de la révolte apparut désormais à beaucoup comme étant, dans sa simplicité, hors de toute discussion. Comme on demandait à Bergeron, accusé d'avoir tiré sur le Roi alors qu'il se rendait à la Chambre, s'il avait dit que le Roi méritait d'être fusillé, il répondit simplement : Je ne me rappelle pas l'avoir dit, mais je le pense.

Depuis les 5 et 6 juin il n'y avait plus eu d'émeute dans la rue, mais les passions n'étaient pas éteintes. Quand fut discuté le projet de fortifier Paris, qui figurait au budget, on accusa le gouvernement de vouloir embastiller Paris, et la Chambre refusa le crédit. L'anniversaire de juillet faillit être en 1833 l'occasion de manifestations ; mais il y eut des arrestations préventives, et la revue de la garde nationale se passa sans incident ; le gouvernement détourna l'attention en faisant aux Parisiens la surprise de leur montrer replacée sur la colonne Vendôme la statue de Napoléon renversée en 1815 : on cria : Vive l'Empereur ! Quand il traduisit en cour d'assises 27 membres des Droits de Monime pour complot contre la sûreté de l'État, le jury les acquitta. Puis il y eut des grèves à Paris, à Lyon, à Anzin, etc. : on condamna les meneurs pour délit de coalition. Enfin ce fut l'affaire des crieurs publics. L'ardeur des passions populaires, dit L. Blanc, était entretenue par les crieurs publics, agents actifs des feuilles démocratiques et moniteurs ambulants de l'insurrection. Ils distribuaient des brochures de propagande démocratique. Le préfet de police Gisquet prétendit soumettre ces brochures à l'impôt du timbre. Le tribunal lui donna tort ; il fit appel, et maintint la mesure, arrêtant les distributeurs. Ce fut presque une émeute sur la place de la Bourse quand un journaliste, Rodde, vint lui-même y distribuer les brochures. Enfin, les jurys acquittaient presque toujours les journaux poursuivis pour la vivacité de leur langage à l'égard du Roi.

Ainsi renaissait la violence. Le même sentiment d'insécurité qui avait, en 1831, porté au pouvoir C. Perier, engagea en 1833 les conservateurs à réclamer une législation répressive. Quand s'ouvrit. la session (23 décembre 1833), le gouvernement montra qu'il était disposé à les suivre. Le discours du trône parla de passions insensées et de manœuvres coupables, et un projet fut déposé (25 janvier 1834) sur les crieurs publics : ils seraient désormais soumis à une autorisation toujours révocable. La loi passa. Les crieurs essayèrent de résister ; il y eut quelques journées agitées en février. Puis (24 février) un projet de loi proposa de réprimer les associations. L'article 291 du Code pénal n'atteignait pas les sections d'associations de 20 personnes, et supposait en outre la périodicité des réunions. Le projet aggravait l'article 291 et le précisa : l'interdiction était étendue à toute association partagée en sections de moins de 20 personnes, que ses réunions fussent, ou non, périodiques ; la répression, qui visait jusqu'ici seulement les chefs (article 292 du Code pénal), atteindrait désormais tous les membres ; les infractions seraient déférées, non plus au jury, mais aux tribunaux correctionnels ; les attentats commis par des associations contre la sûreté de l'État seraient renvoyés devant la Cour des pairs. La discussion dura 15 jours. L'opposition dénonça le caractère arbitraire et despotique de la loi, rappela, selon l'usage, que ceux qui la défendaient aujourd'hui avaient autrefois violé l'article 291, Broglie avec les Amis de la Presse, Guizot avec la société Aide-toi, le ciel t'aidera ; Barthe, le Garde des sceaux, était lui-même un ancien charbonnier. Guizot déclara à l'opposition : Entre vos mains, la liberté devient licence, la résistance devient révolution ; il y avait un parti d'empoisonneurs publics ; c'est à lui qu'était dû ce recul, cet arrêt nécessaire dans le développement des institutions libres. Thiers déclara nettement que c'était une loi de combat, une loi politique : L'ordre public a fait des progrès, le système de justice et de modération du gouvernement a conquis une grande partie de la population ; mais les hommes d'opposition, que ce calme dépite, ont cherché à constituer, à côté du gouvernement légal un gouvernement latent, et ce gouvernement de l'avenir veut renverser le gouvernement existant. L'association est une belle et noble puissance, mais redoutable ; elle doit être soumise à des lois. Que disait naguère un des adversaires du projet, Mérilhou, quand il s'agissait des jésuites ? que, s'il pouvait s'établir chez un peuple des agrégations plus ou moins nombreuses et puissantes, sans l'aveu du pouvoir politique ou contre sa volonté, le gouvernement serait renversé ou frappé d'impuissance. Il en va de même aujourd'hui. L'autorité publique intervient dans la formation des associations commerciales, et vous ne voudriez pas que cette intervention existât pour les associations ayant une cause politique, pour celles dont on peut abuser, pour celles que vous avez condamnées !... L'opinion publique n'en sera pas muette pour cela ; elle a, pour se manifester, les assemblées, le corps électoral. Que le gouvernement soit jaloux, inquiet, défiant à l'égard des sociétés politiques, j'en conviens ! Mais il est attaqué ; il se défend. Il faut une loi, et qu'elle soit forte ; il faut donner au gouvernement une arme sérieuse.

La société des Droits de l'Homme essaya d'organiser le refus d'obéissance à la loi. Carrel, dans le National, proposa, le 20 mars 1834, de répondre à la suspension de la liberté, comme en juillet, par la suspension de l'ordre public. La résistance à main armée se produisit presque simultanément à Lyon et à Paris.

Lyon était suspect depuis l'insurrection de 1831. Le gouvernement avait isolé de la ville par des fortifications le faubourg ouvrier de la Croix-Rousse qui la dominait. Mais le parti républicain, à peu près inexistant en 1831, s'y était organisé. Le grand journal lyonnais de gauche, le Précurseur, suivit Carrel dans son évolution vers la République ; des journaux populaires, l'Écho de la fabrique, la Glaneuse, l'Écho des travailleurs, propagèrent un républicanisme actif et agressif. La Glaneuse ayant réuni ses articles de doctrine en volume sous le titre de Catéchisme républicain, et offert en octobre 1832 à Garnier-Pagès un banquet de 2.000 couverts, le gouvernement l'attaqua devant les tribunaux. Ce procès et d'autres analogues fournirent l'occasion de passer en revue les forces du parti. Dupont de l'Eure vint plaider pour la Glaneuse en avril 1833. Un banquet organisé en l'honneur des chefs républicains attendus réunit, le 5 mai 1833, 6.000 souscripteurs ; le préfet l'interdit. Cavaignac vint en juillet s'aboucher avec les chefs du parti pour organiser la propagande ; un comité dont les noms restèrent alors secrets, le Comité invisible (Jules Séguin, Lortet, Bertholon, Banne, Charassin, Jules Favre, Michel-Ange Perier, etc.) groupa toutes les organisations parallèles ou rivales : la Société du Progrès, débris de l'ancienne Charbonnerie, qui avait pour chef Lagrange ; la Société des Droits de l'Homme, section de la société-mère fondée en octobre 1833, et, bientôt, une force encore peu connue, le Mutuellisme, société fraternelle d'assistance fondée en 1828 dont les événements allaient faire un centre de la résistance à la baisse des salaires. C'est en effet vers la fin de 1833 que les présidents des centrales du mutuellisme furent remplacés par un conseil exécutif élu par tous les adhérents : transformation démocratique qui annonçait un esprit nouveau, plus combatif. Autour des mutuellistes, les compagnons ouvriers en soie forment la société des Ferrandiniers, où l'on poursuit la limitation des heures de travail ; les tullistes, les tailleurs, les guimpiers, presque tous les corps de métiers se groupent pour résister à la baisse des salaires. Des coalitions éclatent, suivies de condamnations. Toutes les dissidences doivent s'évanouir, dit l'Écho des travailleurs, et la classe ouvrière ne doit former qu'un seul faisceau. L'Écho de la fabrique (12 mai 1833) précise : Les travailleurs ne peuvent améliorer leur sort que par une association toute fraternelle. Leurs intérêts sont les mêmes. Loin de se haïr, ils doivent s'aider mutuellement.... La Sainte-Alliance des peuples naîtra de l'alliance non moins sainte des travailleurs.

En février 1834, une réduction de 25 centimes par aune sur le prix de façon des peluches provoqua un mouvement général de solidarité chez les ouvriers en soie. Les mutuellistes votèrent le 12 février, par 1.297 voix contre 1.044, la suspension générale du travail. On obéit : le 14, 2.000 métiers cessèrent de battre. L'émotion fut grande : on se rappelait les scènes de 1831. Beaucoup de Lyonnais quittent la ville, le préfet refuse d'intervenir dans le conflit et fait circuler des troupes. Quelques républicains plus ardents somment d'agir le Comité invisible, qui hésite, sachant les risques d'une insurrection non préparée, sachant aussi que l'esprit de 1831 domine encore chez les ouvriers, qui veulent non une révolution, mais une augmentation de salaire. Il envoie un émissaire à Pari., auprès des chefs qui se déclarent décidés à s'en tenir à la résistance pacifique. Il faut plutôt se battre, dit Cabet, pour qu'on ne se batte pas. Les mutuellistes décident la reprise du travail, par 1.382 voix contre 545 (22 février). Le calme renaît peu à peu. Les ouvriers retournent au travail (24 février). Le but de la grève générale n'a pas été atteint ; mais la grève s'est faite ; les ouvriers ont fait la preuve de leur solidarité.

C'est un grand événement dont la nouveauté frappe le monde ouvrier.

L'Écho de la fabrique le souligne, il y voit le prélude de la réforme qui, dans l'intérêt de tous, riches et pauvres, doit s'opérer dans notre organisation industrielle et commerciale, puis commencer l'heureuse et pacifique transformation de notre vieux monde en un monde plus conforme au vœu de l'humanité et aux saintes lois de la nature. Conclusion fouriériste et pacifique, dont l'espérance mystique transparaît encore dans la lettre adressée par les mutuellistes à Dupin qui leur reprochait leur grève (9 mars 1834) : les ouvriers réclament leur place dans la grande famille sociale... ils veulent et sauront obtenir leur part des fruits que leur action intelligente fait jaillir des entrailles de la terre.... Alors, les leçons du passé n'auront point été sans fruit : riches et pauvres, tous nous pourrons marcher avec confiance du présent à l'avenir, de notre état, de morcellement et de luttes continuelles à l'association, de l'association à l'harmonie. Seuls et sans secours nous avons fait un premier pas, le courage ne saurait nous manquer pour ceux qui restent à faire, car nous avons pour nous Dieu, la justice et l'humanité.

C'est alors, au moment même où la fraternité apparaît aux Lyonnais comme le remède unique et souverain, où l'association va créer le bonheur universel, sans bataille et sans larmes, qu'arrive la nouvelle du projet de loi contre les associations. Ce coup brise toutes les illusions. Aussitôt, républicains et mutuellistes également menacés s'unissent : la Glaneuse déclare que la résistance devient une obligation sacrée et un devoir. Quand le projet est voté, l'Écho de la fabrique publie une protestation revêtue de 2.540 signatures de mutuellistes : ils disent qu'ils ne courberont jamais la tête sous un joug aussi abrutissant ; que leurs réunions ne seront point suspendues. S'appuyant sur le droit le plus inviolable, celui de vivre en travaillant, ils sauront résister, avec toute l'énergie qui caractérise les hommes libres, à toute tentative brutale, et ne reculeront devant aucun sacrifice pour la défense d'un droit qu'aucune puissance humaine ne saurait leur ravir. La section lyonnaise des Droits de l'Homme décide que leur association continuera à exister comme par le passé, quoi qu'il advienne. C'est à ce moment que six mutuellistes sont arrêtés comme auteurs de la coalition de février. La protestation devient plus vive : sur la proposition des mutuellistes, toutes les associations de métiers, unies aux Droits de l'Homme, nomment un comité d'ensemble ; c'est la fusion complète entre ouvriers et républicains. Ils décident de manifester le jour où passeront en justice les mutuellistes arrêtés. L'affaire, d'abord fixée au 5, est renvoyée au 9 avril : bien que le comité d'ensemble ait conseillé le calme, tout le monde s'attend à une bataille.

Dans la nuit du 8 au 9, le gouvernement, qui a 10.000 hommes à Lyon, fait occuper les principaux édifices et les carrefours. Le 9, à 10 heures ½, au moment où Jules Favre, au tribunal, prononce son plaidoyer, un coup de feu retentit ; un homme est tué dans la cour du Palais de Justice. Les soldats envahissent la place ; on élève des barricades ; le canon les détruit. La bataille commence, sans plan, sans ordre ; les insurgés sont à peu prés sans chefs. Elle parait vouée à la défaite immédiate, mais il semble que le gouvernement veuille obtenir une victoire plus retentissante, et laisser l'insurrection développer toute son ampleur pour mieux la détruire. Elle dure quatre jours (9-12 avril). C'est une lutte inexpiable, une tuerie, une canonnade ; les murs des maisons, les hommes tombent pêle-mêle ; les forts des hauteurs bombardent la ville ; la troupe envahit les faubourgs, rabat les derniers insurgés sur le centre de la ville où, réduits et forcés, ils se laissent fusiller dans l'église des Cordeliers,

L'insurrection républicaine et sociale de Lyon secoue les républicains de la France entière. A Lunéville, quelques sous-officiers essaient d'entrainer un régiment de cuirassiers au cri de : Vive la République ! A Saint-Etienne, à Grenoble, à Clermont, à Châlon-sur-Saône, à Marseille, des clameurs de foule, (les cris dans la rue expriment l'émotion qui accueille les nouvelles vraies et fausses venues de Lyon. Mais à Paris le mouvement lyonnais a de plus grandes conséquences. Le Moniteur du 12 avril, relatant les événements lyonnais du 9, déclare l'insurrection finie, tandis qu'à la tribune de la Chambre, Thiers annonce que l'armée occupe des positions inexpugnables ; c'est donc que les insurgés ont encore l'offensive. L'assemblée s'inquiète : en ville, c'est l'effroi des journées de révolution. Le comité central des Droits de l'Homme décide de soutenir les Lyonnais ; mais à Paris, pas plus qu'à Lyon, il n'a de plan arrêté. Le gouvernement prend les devants, supprime le journal la Tribune ; son rédacteur Armand Marrast prend la fuite. Alors, quelques sectionnaires hardis descendent dans la rue ; un ordre mal compris fait élever des barricades dans le quartier du Marais, aux rues Beaubourg, Aubry-le-Boucher, Transnonain. C'est une folie : Paris a 40.000 hommes de garnison et les gardes nationales de la banlieue arrivent exaspérées contre les fauteurs de troubles. Tout est fini en quelques heures : c'est un massacre ; il se passe des scènes de répression sauvage dans la rue Transnonain.

Dans l'émotion générale le gouvernement fait voter une loi contre les détenteurs d'armes ; une autre loi porte le contingent de l'armée à 360.000 hommes ; une ordonnance défère à la Cour des pairs les insurgés d'avril. On arrête 2.000 suspects ; vaste coup de filet qui va permettre un procès monstre où sombrera, d'un coup, le parti républicain.

A ce moment mourut Lafayette (20 mai 1831). Ce qui disparaissait avec ce vieillard, c'était un symbole illustre et universel des luttes pour la liberté ; c'était aussi l'homme qui représentait, en même temps que les espérances et les déceptions de juillet, le dernier effort pour éviter la cassure irrémédiable entre la monarchie et la démocratie. Lui parti, il n'existait plus de zone mitoyenne entre les hommes qui gardaient l'esprit de réforme et ceux qui mettaient tout leur espoir dans la révolution.

 

IV. — RÉVEIL RELIGIEUX.

LE parti catholique, au même temps, suivait une tout autre destinée. Il bénéficia, dans l'opinion et auprès des pouvoirs publics, de toute l'inquiétude que semaient les agitations républicaines. La crainte du désordre créa le désir d'un rapprochement avec la puissance conservatrice par excellence, l'Église. La haine contre le clergé, si vivace au lendemain de juillet, se tourna dès lors en indifférence sympathique. N'étant plus suspect au même point que sous la Restauration, dégagé au moins en partie de son alliance avec l'ancien régime, le catholicisme apparut moins dangereux, et rappela à lui ceux qui, tout en suivant le mouvement d'idées provoqué par les réformateurs sociaux, ne se livrèrent pas au courant démocratique. Le christianisme sentimental des premiers romantiques ; les regrets religieux des néo-libéraux qui, comme Jouffroy, ayant constaté comment les dogmes finissent, recherchaient depuis 1825 la foi nouvelle qui les remplacerait ; la réhabilitation du pouvoir spirituel par les Saint-simoniens qui, tout en condamnant la hiérarchie romaine, ne lui refusaient pas leur admiration, et qui ne renièrent jamais leur parenté intellectuelle avec Joseph de Maistre ; le catholicisme identifié par un de leurs disciples dissidents, Buchez, avec la Révolution et avec le progrès[3] ; enfin le mysticisme inclus dans toutes les propagandes sociales, — tous ces états d'âme et tous ces faits moraux préparaient un réveil religieux que la défaite du cléricalisme des Bourbons, son obstacle principal, avait, rendu possible.

Lamennais écrivait le 15 novembre 1832 au P. Ventura :

Dans les classes plus haute, bien que vous trouviez une forte haine contre le clergé, avec une aversion profonde et surtout un inexprimable mépris pour Rome, il existe peu d'antipathie réelle pour la religion en elle-même, mais une persuasion générale que le catholicisme est fini, une certaine impuissance de vivre, de respirer au milieu de ce tombeau, comme ils l'appellent, et l'attente de quelque autre chose qui sortira peut-être de lui... Tel est l'état de ceux qui, détachés de la philosophie du XVIIIe siècle, comprennent la nécessité d'un ordre religieux, d'une foi quelconque, pour ranimer la société et soutenir la vie humaine....

Mais quand vint le jour où à ces raisons morales de croire s'ajoutèrent des raisons politiques de crainte qui donnèrent instinctivement à la bourgeoisie menacée le désir d'une alliance utile, elle me se demanda plus si le système de croyances et d'institutions que lui offrait le catholicisme était ou n'était pas en opposition avec sa raison, ou avec les besoins invincibles des peuples, ou avec le, progrès ; elle s'en rapprocha.

Ainsi la renaissance catholique atteignit d'abord ceux qui désiraient en escompter le profit politique ou moral. Qu'elle ait ensuite entraîné ceux qui, en tous temps, se laissent subjuguer par l'exemple et par fa mode, on peut le croire : Il n'y a pas de sentiment aussi peu aristocratique que l'incrédulité ; c'est un mot de Talleyrand. Mais il reste probable que la masse du peuple, qui n'éprouvait pas les mêmes frayeurs politiques et qui n'aspirait pas à prendre rang parmi la bonne société, ne fut guère touchée, et qu'elle resta fidèle, soit à ses traditions de pratiques religieuses mitigées par l'indifférence, soit à son irréligion méfiante qui éclatait périodiquement en haine contre le clergé.

 On pouvait croire que l'encyclique Mirari vos, à la prendre à la lettre, allait arrêter net le mouvement catholique libéral ; c'est ainsi que la comprit Lamennais, qui, après quelques angoisses, passa bruyamment à la démocratie. Ses amis se contentèrent d'interpréter la pensée de Grégoire XVI : si les libertés modernes étaient bien, comme le proclamait Rome, un mal et une erreur, il ne s'ensuivait pas nécessairement qu'il fallût y renoncer ; elles étaient du moins une arme commode, un expédient passager peut-être, mais présentement une nécessité. Et cette distinction de l'absolu et du relatif fut la porte de sortie des catholiques libéraux.

Ils poursuivirent donc leur propagande, en allégeant leur programme de ses articles politiques. Pourquoi le régime de juillet ne serait-il pas, tout compte fait, un terrain aussi favorable que l'absolutisme défunt, ou que la République future, au développement du catholicisme ? Il faut vivre dans les conditions du présent, en saisir au passage les possibilités et les avantages, en tirer parti. S'attarder dans le passé, c'est consumer sa force en un regret stérile ; attendre tout de l'avenir, c'est-à-dire d'une nouvelle révolution, c'est, courir un risque inutile et perdre un temps précieux. Un publiciste catholique, Cyprien Desmarais, donne ce conseil avec insistance[4]. Il n'a ni haine ni animosité contre le gouvernement actuel ; mais il constate que le principe maladif des révolutions s'use et s'anéantit, et qu'il en faut profiter. L'avenir de la France appartient à la constitution et à l'application de la Charte. La France veut l'ordre et la liberté ; le progrès longtemps retardé est assuré, parce que la révolution anticléricale, victorieuse le 29 juillet, a été vaincue le 7 août. L'effort dirigé par les révolutionnaires contre la religion catholique est actuellement brisé. Entre la souveraineté du peuple, source de désordre, et le principe religieux, source d'ordre, le choix est fait : En même temps que la garde nationale surgissait sur toute la surface du sol pour défendre la propriété contre l'anarchie, le sentiment religieux se relevait de toutes parts. Le voltairianisme est mourant. C'est le moment pour les catholiques de se ressaisit' et de se révéler.

Certes, ces vues, au regard de l'enthousiasme prosélytique d'un Lamennais, sont médiocres et plates ; mais peut-être correspondent-elles mieux à l'état d'esprit de la bourgeoisie conservatrice. Or, c'est cet état d'esprit que les propagandistes catholiques veulent mettre à profit : les bourgeois, pour qui la religion n'est qu'un moyen de défense, seront amenés à croire, puisqu'ils sont déjà disposés à pratiquer. L'accalmie qui a suivi les grandes secousses révolutionnaires leur fait espérer que la révolution est close, et désirer qu'elle le soit en effet. L'appel à une discipline séculaire est tout naturel, l'appui et l'abri qu'elle offre sont tout prêts. Sans rêver d'une réaction politique inutile, sans avoir besoin de défendre passionnément le régime établi, pourquoi repousser un allié indispensable, bien pourvu, bien armé ? Que d'autres, bien intentionnés, mais mal inspirés, rêvent d'une alliance entre l'autorité ancienne et la jeune liberté, que la devise de l'Avenir : Dieu et liberté, ou la devise de Mazzini : Dieu et le peuple, aient pu rallier de belles âmes ou des romantiques attardés, c'est fort bien, mais la réalité est plus terne et plus simple : il faut des œuvres et des hommes pour rendre à la religion sa force et sa valeur sociales. Il s'agit moins d'innover que de continuer l'œuvre de prosélytisme commencée sous la Restauration, interrompue par la terreur de juillet. C'est l'unique méthode pour reconquérir le terrain perdu.

La Propagation de la foi, fondée en 1822, qui se développe alors au point de compter 700.000 adhérents en 1834 ; la Société de saint Vincent de Paul, fondée par Ozanam à Paris en 1833, association pieuse et laïque d'assistance formée entre jeunes gens de condition aisée, qui bientôt, par ses œuvres accessoires (Œuvre des familles, Œuvre des apprentis), grandit et ouvre en France 100 succursales ; l'Archiconfrérie du Sacré-Cœur, qui groupe 50.000 membres à Paris et un plus grand nombre en province ; l'Œuvre de saint François-Xavier (1814), et tant d'autres moins illustres, voilà les actes qui comptent, beaucoup plus que les fortes pensées et les systèmes. Le catholicisme ne s'est-il pas toujours relevé de la même manière, par les œuvres et par les ordres religieux ? C'est pourquoi on voit commencer alors un réveil monastique. Travail occulte, qui se poursuit eu silence : en 1833, l'abbé Guéranger ressuscite à Solesme l'ordre de saint Benoît et le pape fait de ce monastère la maison-mère de la Congrégation de France (1836) ; trappistes, chartreux, jésuites croissent et multiplient ; les congrégations de femmes voient leur personnel passer de 25.000 à 60.000 membres en 15 ans (1829-1844). Les vocations religieuses sont partout plus nombreuses ; le clergé séculier compte, en 1833, 38.859 membres, chiffre que n'avait pas connu la Restauration : Que vous le vouliez ou non, dira Saint-Marc-Girardin à la Chambre des députés en 1837, depuis six ans le sentiment religieux a repris un ascendant que nous n'attendions pas. Un autre témoin, Tocqueville, constate en 1835 que les publications irréligieuses sont devenues extrêmement rares. La religion et les prêtres ont entièrement disparu des caricatures. Il est très rare dans les lieux publics d'entendre tenir des discours hostiles au clergé et à ses doctrines. Il semble bien qu'au moins au début, cette religiosité des classes bourgeoises fasse illusion : les 6.000 personnes qui se pressent à Notre-Dame aux conférences de l'abbé Lacordaire en 1835, et qui applaudissent à son éloquence entraînante, généreuse, neuve et hardie, ne sont sans doute pas toutes chrétiennes ; elles saluent en lui le prêtre qu'on sait libéral, suspect à l'archevêque légitimiste, et dont la hardiesse de pensée et de parole effraie les partis rétrogrades. Mais quand cet abbé reparaît dans la même chaire en 1841, vêtu en dominicain, et quand à Lacordaire succède un jésuite, le P. de Ravignan, il faut bien constater qu'il y a en France quelque chose de changé : car depuis la Révolution française aucun moine n'est monté en chaire dans la cathédrale de Paris.

Les catholiques usèrent aussi de moyens de propagande plus modernes que le monachisme ou la prédication. La presse catholique, inventée comme arme de combat par les ultramontains de la Restauration, Lamennais et ses amis, avait perdu tout éclat depuis la disparition de l'Avenir. Il ne restait plus que les représentants de la presse gallicane et royaliste, l'Ami de la religion (1830-1840) et le Journal des villes et des campagnes (1833-1860), qui ne bouleversaient pas les âmes. Quelques-uns, plus ambitieux, fondèrent la Tribune catholique qui dura peu, puis l'Univers religieux, philosophique, politique, scientifique et littéraire, qui eut une brillante fortune. Le fondateur de l'Univers était l'abbé Migne, curé d'une paroisse du Loiret, ultramontain décidé, qui voulut pourvoir l'Église d'un journal quotidien, et qui groupa peu à peu la plupart des écrivains catholiques, depuis Bailly, fondateur de la Tribune, jusqu'à Montalembert, et les membres de la Société des Bonnes Études. D'autres feuilles de menue propagande pullulèrent : le Conseiller des familles, la Dominicale, journal des paroisses, les Études religieuses, le Bon Français, la France catholique, album religieux, le Catholique, journal des conseils de Fabrique, la Gazette des villes et des villages, des maires, des curés, des instituteurs, des familles, recueil complet de politique et de religion, le Moniteur de la religion, sentinelle des mœurs, etc. Mais il apparut comme non moins important de conquérir dans le public cultivé une place honorable, de lui prouver que la religion n'empêchait pas ses fidèles d'être des hommes instruits, de savoir l'histoire, de raisonner juste et de cultiver les sciences. Les Annales de philosophie chrétienne, qui paraissaient depuis 1830, tinrent ce rôle depuis le jour où Augustin Bonnetty en devint le directeur (1833). Catholique scientifique, il entend prouver que les découvertes de la science confirment la doctrine catholique ; et il étudie les langues orientales, l'anthropologie. Le sous-titre des Annales en indique toutes les intentions ; c'est un Recueil destiné à faire connaître tout, ce que les sciences humaines, et en particulier l'histoire, les antiquités, l'astronomie, la géologie, l'histoire naturelle, la botanique, la physique, la chimie, l'anatomie, la physiologie, la médecine et la jurisprudence renferment de preuves et de découvertes en faveur du christianisme. Une pareille encyclopédie n'est pas destinée au grand public, et n'y prétend pas. Comme il ne veut agir que sur une élite, Bonnetty se félicite de voir chaque année le nombre de ses abonnés se maintenir entre 600 et 800. En même temps qu'il enseigne à ses lecteurs l'utilité de la science pour confondre l'incrédulité des savants, il protège leur orthodoxie ; il signale les principes erronés du Voyage en Orient de Lamartine, la mauvaise voie où il entre avec Jocelyn, le voltairianisme qui perce dans l'Histoire des Girondins ; les Voix inférieures d'Hugo l'inquiètent.... Il dresse un index littéraire discret.

La médiocrité de la littérature catholique ne doit pas faire méconnaître l'effort qu'accomplirent les érudits catholiques de ce temps. Les grandes entreprises de l'historiographie catholique, la Patrologie latine de l'abbé Migne, qui commença à paraître en 1844, et que suivra plus tard la Patrologie grecque, l'Histoire universelle de l'Église catholique (29 vol. 1842-48) de l'abbé Rohrbacher, l'Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie (1836) de Montalembert, les publications de la Société de l'histoire ecclésiastique de France marquent un travail, une activité depuis longtemps inconnue, une véritable renaissance.

Tout ce mouvement d'association, de pensée, de parole et de librairie lit impression sur les pouvoirs publics ; ils changèrent d'attitude à l'égard des catholiques. Quand on discuta la loi des Conseils généraux, la Chambre adopta d'abord un amendement de Dupin qui en excluait les curés ; mais, la Chambre des pairs l'ayant rejeté en dépit d'un discours de Montlosier — qui ne retrouva plus en 1833 le succès de 1826 —, les Députés acceptèrent finalement le texte des Pairs ; le gouvernement, encore anticlérical sous Perier, resta neutre dans le débat. Puis ce fut le gouvernement lui-même qui demanda à la Chambre d'introduire le curé dans les comités de surveillance des écoles. La discussion du budget des cultes provoquait régulièrement depuis 1830 des réductions de dépenses : en 1835, ce budget fut augmenté de 700.000 francs. Non seulement on maintint les 80 évêchés de la Restauration, malgré le vote de la Chambre de 1833 qui avait demandé le retour graduel au chiffre du Concordat, mais le crédit intégral fut accepté ; la loi du 17 août 1835 donna aux cardinaux un traitement supplémentaire ; plus tard, en 1838, une loi créa une chaire de droit ecclésiastique dans chacune des six facultés de théologie. Les journaux signalèrent la reprise des plantations de croix et des processions. Les circulaires de Guizot concernant l'application de la loi sur les écoles primaires marquèrent mieux encore l'action officielle contre l'anticléricalisme resté vif chez les instituteurs laïques :

Ne vous contentez point... de la régularité des formes et des apparences ; il ne surin pas que de certaines observances soient maintenues, que certaines heures soient consacrées il l'instruction religieuse, il faut pouvoir compter sur sa réalité et son efficacité.... Prenez un soin constant pour qu'aucune des préventions malheureusement trop communes encore ne s'élève entre vous et ceux qui sont plus spécialement chargés de la dispensation des choses saintes. Vous assurerez ainsi è nos établissements cette bienveillance des familles qui nous est si nécessaire, et vous inspirerez è un grand nombre de gens de bien cette sécurité sur notre avenir moral que les événements ont quelquefois ébranlée, même chez les hommes les plus éclairés.

Il ne fut pas indifférent — on s'en apercevra vite — à l'avenir du parti catholique et à son progrès politique que ces victoires aient été remportées au moment où les républicains étaient écrasés par l'échec des insurrections ; où les partis de gauche étaient battus aux élections du 21 juin 1834 au profit d'un tiers-parti, niasse flottante de plus de 100 membres, honnêtes indécis, au dire de Guizot, intrigants méticuleux, esprits vaniteux et prétentieux, sans hardiesse ni puissance, mais exigeants et tracassiers, sans principes, sans programme, mais portés, comme leur chef, Dupin, autant à fuir les responsabilités qu'à vendre à la majorité réduite une influence que leur nombre faisait prépondérante.

Il importe de signaler — pour mieux éclairer le sens et la portée du mouvement catholique — qu'un travail parallèle de réorganisation et de propagande se poursuivait dans l'Église réformée. Commencé sous la Restauration par la fondation de la Société biblique (1818) et de la Société des missions (1822), il eut pour but la distribution de Bibles aux fidèles et l'envoi de pasteurs aux groupes de protestants isolés ou dépourvus. Puis, dans cette Église comme dans l'autre, le désir d'action lit apparaître la nécessité de constituer plus fortement l'unité des croyances.

Depuis le XVIIIe siècle, les pasteurs français étaient devenus surtout des professeurs de morale chrétienne, et le dogme — soumis aux variations qui résultaient du libre examen individuel — faisait rarement l'objet de leurs discours. Un réveil de la foi, le Réveil, qui avait pris naissance en Suisse et en Angleterre, pénétra en France vers 1830. Les protestants essayèrent de s'entendre sur une commune profession de foi. Les uns, libéraux, désiraient maintenir dans le dogme une liberté d'interprétation qui était, à leur sens, la raison d'être même de la réforme chrétienne ; tandis que, pour les orthodoxes, il était urgent, sous peine de tomber dans l'émiettement et dans l'impuissance, de rétablir dans leur vigueur les croyances formulées par les ancêtres du XVIe siècle. Le libéralisme, défendu par Samuel Vincent et par Athanase Coquerel, l'orthodoxie, soutenue par Adolphe Monod, ne parvinrent pourtant pas à se mettre d'accord ; mais il arriva que leur rivalité et leurs polémiques rendirent au calvinisme français une vitalité et une ardeur qu'un long siècle de persécution avait presque éteintes. — Les luthériens, qui n'avaient pas subi les mêmes malheurs, puisque les effets de la Révocation avaient épargné l'Alsace, restèrent fortement unis sous l'autorité du consistoire de Strasbourg. Au demeurant, les deux Églises, la calviniste et la luthérienne, considérées dans leur vie intérieure, n'attirèrent l'attention ni de l'opinion ni des pouvoirs publics. Même atteintes par le scepticisme, par l'irréligion dont se plaignait le clergé catholique, elles ne semblèrent jamais, dans leurs efforts pour les combattre, offrir un danger pour l'État ; car leur sort n'apparaissait point comme lié aux formes politiques du passé ou de l'avenir, et elles n'avaient pas de clergé distinct de la société laïque, et rattaché à une hiérarchie internationale. L'esprit de liberté qui, si contesté qu'il fût, y avait pourtant une place évidente, semblait leur permettre de s'adapter à une société en continuelle transformation intellectuelle et morale ; elles n'étaient ni un obstacle ni une menace.

 

V. — CRISES MINISTÉRIELLES ET INTRIGUES PARLEMENTAIRES (1834-1835).

LE ministère, qui semblait en 1833 appuyé sur une majorité solide, et qui avait obtenu de la Chambre toutes les lois de coercition qu'il avait désirées, se trouva soudain aux prises avec des difficultés. D'abord, un accident provoqua la retraite du dite de Broglie et une redistribution des portefeuilles (1er-4 avril 1834) ; puis le président du Conseil, Soult, en désaccord avec ses collègues, fut remplacé par le maréchal Gérard (18 juillet), qui démissionna bientôt (29 octobre) pour la même raison. Le Roi improvisa sous la présidence du duc de Bassano un nouveau gouvernement, qui dura trois jours (10-13 novembre) ; après quoi l'on revint à l'ancien cabinet, cette fois sous la présidence du maréchal Mortier (18 novembre). Il dura peu ; après la démission de Mortier (20 février 1835), on resta trois semaines sans gouvernement, et le duc de Broglie reprit enfin le pouvoir le 12 mars 1835. La crise ministérielle avait duré 14 mois : il faut raconter cette histoire.

 

Le Roi n'aimait pas le duc de Broglie, qui, par sa raideur, par son indépendance, l'écartait du maniement des affaires étrangères, où il se considérait comme habile entre tous. L'union de Broglie avec Thiers et Guizot donnait au ministère une force dont le Roi s'accommodait mal, trouvant plus de profit à opposer les ambitieux qu'à les associer. Enfin, Broglie était peu populaire à la Chambre, où sa hauteur tenait à distance les familiarités bourgeoises. Il avait la faiblesse propre aux hommes qui acceptent plus facilement de sortir du gouvernement que d'y entrer, et pour qui l'attrait du pouvoir n'entre pas en balance avec un sacrifice même léger de dignité ou d'amour-propre ; leurs adversaires savent que pour les renverser il suffit de les mettre dans l'obligation de faire ce choix. L'occasion fut le règlement d'une contestation pendante entre la France et les États-Unis depuis la fin de l'Empire. Ils réclamaient à la France une indemnité de 70 millions pour des saisies de navires opérées en 1806 et en 1812. Napoléon avait offert 18 millions ; les Bourbons avaient évité de reprendre l'affaire. Casimir Perier traita le 4 juillet 1831 à 25 millions. Les États-Unis consentaient en échange à réduire leurs tarifs sur les vins et les soieries : concession qui avait son importance, car les États-Unis nous achetaient plus du quart (110 millions sur 424) des marchandises que nous exportions. Lorsque Broglie soumit au Parlement son projet de convention, il comptait qu'il serait approuvé sans difficulté. Pourtant, après trois séances de discussions, il fut rejeté au scrutin secret. On demeura convaincu qu'une intrigue avait été ourdie au château contre le ministre. Il donna sa démission.

Le triumvirat Broglie-Guizot-Thiers était brisé. Quand ces trois messieurs sont d'accord, disait Louis-Philippe (6 avril), je suis neutralisé, je ne peux plus faire prévaloir mon avis. C'est Casimir Perier en trois personnes. Il ne retint donc pas son autoritaire ministre, et le remplaça aussitôt par Rigny, ministre de la Marine, qui céda son portefeuille à un autre amiral. D'Argoùt et Barthe échangèrent les leurs contre de hautes fonctions et eurent pour successeurs Persil et Duchâtel (4 avril). Soult resta président du Conseil : cette illustre épée dispensait une fois encore le Roi de choisir un chef de parti ou de groupe. Mais Soult était un homme insupportable. Ses collègues profitèrent d'une divergence de vues au sujet de l'Algérie pour se débarrasser de lui : comme il tenait pour un gouverneur militaire, Guizot et Thiers exigèrent un civil. Et comme Louis-Philippe hésitait à se priver de Soult, dont il disait : Il me couvre, Thiers lui trouva un autre maréchal, Gérard (18 juillet). Soult s'en alla, et, quelques jours après, Thiers et Guizot ne virent plus d'inconvénients à nommer un militaire, Drouet d'Erlon, au gouvernement de l'Algérie.

Le sans-gêne de cette intrigue nouvelle après le mystère de l'autre enleva à la majorité quelque chose de son ardeur et de sa cohésion ; le groupe de défectionnaires périodiques qui s'appelait le tiers-parti, arrivé en force depuis les élections de juin, grossi des hésitants, des candidats au pouvoir et des indisciplinés, eut beau jeu pour affaiblir le cabinet. Après le vote d'une adresse équivoque, la Chambre (réunie le 31 juillet) fut ajournée au 29 décembre. Pendant l'intersession, le tiers-parti commença de jouer son jeu. La question du jugement des insurgés d'avril passionnait l'opinion et faisait hésiter le gouvernement. Le tiers-parti parla conciliation, apaisement : c'était son oscillation à gauche. Gérard, circonvenu, se déclara partisan de l'amnistie. Mais, s'il était suivi, c'était la fin de la politique de résistance et la rupture avec les conservateurs. Les collègues de Gérard n'osèrent pas, et Gérard s'en alla (29 octobre). Le ministère était une fois de plus sans président. Le Roi ne s'en faisait pas de souci : si la présidence du Conseil était discréditée ou occupée par un titulaire insignifiant, Louis-Philippe se rapprochait du moment où il en remplirait lui-même les fonctions et en exercerait l'autorité : Qu'avez-vous besoin, disait-il souvent à Thiers et à Guizot, d'un président du Conseil ? Est-ce que je ne suis pas d'accord avec vous ? Vous avez la majorité dans les Chambres. Pourquoi s'inquiéter d'autre chose ?

 Il ne se pressa donc pas de trouver un successeur à Gérard. Comme on lui conseillait de reprendre Broglie : Je me ferais plutôt piler dans un mortier, dit-il. Choisir Guizot, c'était irriter Thiers, et inversement. On parla de Molé : Guizot protesta. Une démission générale des ministres valait mieux ; on ferait un ministère tout neuf. Mais cinq ministres seulement consentirent à s'en aller. Le Roi songea à faire appel à des hommes du tiers-parti, avec Thiers pour chef ; Thiers refusa. Il fallut aller jusqu'à Dupin lui-même, qui donna une liste : noms quelconques, assemblés pêle-mêle, avec, pour les présider, un troisième maréchal, le duc de Bassano (10 novembre). Le public leur fit un tel accueil qu'ils démissionnèrent avant d'avoir servi. Le Roi dut reprendre les anciens ministres avec un quatrième maréchal, Mortier (18 novembre). Mais le tiers-parti fut mécontent.

La Chambre se réunit le 1er décembre. Le ministère s'expliqua, et se fit donner un vote de confiance, sous la forme d'un ordre du jour motivé. C'était une nouveauté qui étonna. Toutes les ruses du Roi aboutissaient donc à ce résultat, que la Chambre était appelée à se déclarer satisfaite des explications entendues sur la politique du gouvernement. Tout son effort pour s'emparer du pouvoir, pour échapper à l'obligation de recevoir du Parlement une direction politique, pour être son propre président du Conseil, l'avait conduit à l'obligation de demander aux députés leur jugement sur sa conduite. Déconvenue d'autant plus pénible que la Cour avait trop peu pris soin de dissimuler ses espérances. Une brochure de Rœderer : Adresse d'un Constitutionnel aux Constitutionnels, venait de compromettre le Roi en traduisant trop fidèlement les vues qu'on lui attribuait. L'auteur y attaquait vivement l'académie de politiciens qui prétendait accaparer la direction politique et morale de la nation :

Nous avons constitué une monarchie représentative. Nos adversaires veulent tout autre chose ; ils ont constitué la démocratie aux extrémités ; ils veulent l'oligarchie doctrinale, composée des sommités d'une société congréganisée, se reproduisant elle-même par l'enseignement public ; il leur faut un jésuitisme éclectique qui ait son clergé, ses prêtres, ses initiés....

A les entendre, les ministres doivent avoir un président de leur choix et tenir avec lui des conseils indépendants de l'action du Roi. Fausse doctrine, et anticonstitutionnelle : le Roi doit avoir des ministres ; mais la Charte, qui lui donne le pouvoir exécutif et un tiers du pouvoir législatif, interdit le Conseil de cabinet ; car, pour l'administration de leurs services, les ministres opèrent séparément ; pour les affaires d'État, le Roi les réunit par un acte de sa volonté et de sa confiance ; pour les affaires étrangères, la direction en est réservée au Roi seul. En bonne doctrine, il ne devrait pas y avoir de Conseil des ministres régulièrement constitué et périodiquement réuni avec un président. Le seul président, c'est le Roi. Ce système est le seul qui convienne dans l'état de la monarchie constitutionnelle. Louis-Philippe n'a d'autre but que de la consolider ; il doit marcher entre le carlisme et la démocratie ; ce n'est pas sur ses ministres, c'est sur lui que pèse la responsabilité de la couronne devant l'histoire. Et, pour en finir avec le vieux sophisme populaire de Thiers :

Gouverner, dit Rœderer, n'est pas administrer ; régner est encore autre chose que gouverner. Administrer, c'est assurer les services publics ; gouverner, c'est régler les difficultés d'administration qui intéressent le pouvoir ; régner, c'est gouverner et agir, c'est ajouter à l'autorité des lois l'influence morale. Administrer est le fait des ministres ; gouverner est le fait du Roi avec un ou plusieurs des ministres ; régner est le fait du Roi et comprend les relations avec les puissances étrangères, et le fait d'ajouter aux lois le modèle des vertus publiques et privées.

Ce plaidoyer maladroit rendait à Broglie des partisans : les parlementaires entouraient naturellement de leurs prédilections l'homme que le Roi aimait le moins et craignait le plus. Aussi, quand l'insuffisance de Mortier apparut, qu'il en eut conscience, et qu'il s'en alla (20 février 1835), Louis-Philippe dut-il comprendre que l'heure du pouvoir personnel n'avait pas encore sonné et, s'étant adressé à Molé, puis à Dupin, puis à Soult, puis à Sébastiani, il dut se résigner à rappeler Broglie. Dure nécessité, après onze mois d'indépendance. Broglie reprit ses anciens collègues du 11 octobre et exigea que le cabinet se réunît hors de la présence du Roi. Le Roi fit ses plaintes aux ambassadeurs étrangers qu'il prenait volontiers pour confidents, car il aimait à s'expliquer et à s'excuser devant l'Europe : M. de Broglie est une nécessité que j'ai dû avaler pour ne pas tomber dans le radicalisme (12 mars 1835).

 

VI. — LE PROCÈS D'AVRIL ET LES LOIS DE SEPTEMBRE.

AVEC Broglie, la résistance revenait au pouvoir. Les beaux jours du tiers-parti étaient finis. Il chercha de petites revanches. L'affaire des 25 millions d'indemnité aux États-Unis reparut devant les Chambres, plus difficile encore pour le due de Broglie qu'elle avait fait tomber l'année précédente, et plus pénible parce qu'elle s'était aggravée. Le Président Jackson venait de proposer au Congrès d'adopter une loi autorisant des représailles sur les propriétés françaises pour le cas où, dans la prochaine session des Chambres françaises, il ne serait pas voté de loi pour le paiement de la dette. Les relations diplomatiques avec les Etats-Unis furent rompues. La Chambre ne voulut pas paraître céder à une menace. Les journaux s'indignèrent de l'insolence de Jackson. La légitimité de la créance américaine fut remise en question. Il y eut neuf jours de bataille à la tribune. Les oppositions de droite et de gauche s'unirent au tiers-parti. La Chambre adopta le projet, en réservant le paiement jusqu'au jour où le gouvernement aurait reçu des explications sur le message de Jackson.

Il ne fut plus question d'amnistie pour les accusés d'avril. La Cour des pairs retint, sur 2.000 arrêtés, 164 inculpés, dont 43 étaient contumaces (6 février 1835). La plupart des chefs du parti républicain étaient compromis. Tous les faits insurrectionnels de Paris, Lyon, Marseille, et des autres villes agitées en avril 1834 furent déclarés connexes. Les accusés décidèrent de choisir pour avocats les plus notables des républicains et des démocrates, depuis les plus vieux, Buonarroti, Voyer d'Argenson, Audry de Puyraveau, jusqu'aux plus jeunes, Barbès, Blanqui, Carnot, A. Comte, Jules Favre, et même Lamennais, recrue d'hier, mais auteur des retentissantes Paroles d'un Croyant. Il s'agissait moins pour les accusés de discuter les faits de l'accusation que de se présenter, en bloc et en rangs serrés, à une bataille politique où le banc des accusés leur servirait de tribune. Ce procès n'a rien de judiciaire, disait le comité des accusés dans sa circulaire aux hommes politiques choisis par eux pour défenseurs, c'est une suite de la lutte que nous soutenons depuis cinq ans. Cette tactique échoua : le gouvernement refusa d'accepter des défenseurs étrangers au barreau ; puis, les accusés ne purent s'entendre ni sur les principes qui devaient diriger leur défense et leurs déclarations, ni sur l'attitude qu'il conviendrait de garder à l'audience. Il y eut surtout désaccord entre les Parisiens et les Lyonnais, ceux-ci voulant proclamer la vérité sur les événements sanglants dont leur ville avait tant souffert, et qui avaient déjà leurs héros et leurs martyrs, les Parisiens jugeant préférable de répondre par le silence et le dédain. La majorité, dit Louis Blanc, pensa qu'on ne devait pas accepter les débats, si la défense n'était pas libre. Cette divergence de vues provoqua parmi eux des discussions violentes et des ruptures personnelles.

Le procès s'ouvrit le 5 mai devant 164 pairs (86 étaient absents). Les Parisiens refusèrent de répondre à l'appel de leurs noms ; puis, quand la Cour eut refusé d'admettre comme avocats 13 défenseurs qui n'étaient point inscrits au barreau, les incidents et les résistances commencèrent. Cavaignac ayant, le lendemain, réclamé la parole pour protester contre l'exclusion décidée la veille, le président la lui refusa ; aussitôt tous les accusés se levèrent, s'écriant : Parlez, Cavaignac, parlez. Ce fut un tel tumulte que la Cour dut lever la séance. Le 7, quand, les accusés réclamant encore leurs défenseurs, le procureur général veut lire son réquisitoire, sa voix est couverte par un avocat, Banne, qui lit une protestation. Les accusés veulent évidemment que les débats ne soient pas engagés. La Cour décide alors qu'en cas de rébellion, les accusés pourront être amenés devant elle séparément. Le 9, le bruit ayant recommencé, tous furent expulsés, puis on ramena les 29 Lyonnais ; l'un deux, Lagrange, protesta encore et fit allusion à la condamnation du maréchal Ney, cet assassinat judiciaire commis par les Pairs en 1815. Envoyez à la mort, sans avoir admis leurs défenseurs, les soutiens de 150 familles d'hommes du peuple ; moi, je vous condamne à vivre, car notre sang ne lavera pas les stigmates gravés sur vos fronts par le sang du brave des braves !

Les accusés étaient populaires, et la Cour des pairs ne l'était guère : les parjures illustres de ses plus vieux membres et de son président Pasquier, qui avaient prêté serment de fidélité à plusieurs gouvernements, l'avaient déconsidérée. On publia les portraits et les biographies des accusés. Quelques-uns de leurs défenseurs décidèrent de se solidariser avec eux par une lettre publique qui se terminait ainsi : L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé. Et ils mirent au bas les signatures de tous. Les Pairs décidèrent de poursuivre les auteurs de la lettre. Comme il y avait parmi les signataires deux députés, Cormenin et Audry de Puyraveau, il fallut demander à la Chambre l'autorisation de les appeler à la barre de la Cour. Cormenin déclara n'avoir pas signé. La Chambre livra Audry qui, bien qu'il n'eût pas signé, lui non plus, ne voulut pas désavouer ses confrères. Le procès s'éternisait ainsi dans une mêlée de chicanes et de violences. Après les accusés, ce fut le tour des défenseurs à n'être plus d'accord. Il fallut que Michel de Bourges et Trélat, pour en finir, écrivissent au président qu'ils étaient les auteurs de la lettre ; mais les autres, tout en déclarant qu'ils ne l'avaient pas signée, se livrèrent à des commentaires désobligeants pour la Cour des pairs. D'où nouveau procès (20 mai), qui interrompit le procès principal : Michel, Trélat et quelques autres furent condamnés à la prison et à l'amende. Trélat avait refusé de se défendre : Vous êtes, dit-il aux pairs, mes ennemis politiques, vous n'êtes pas mes juges. Il faut que le juge et l'accusé se comprennent. Il faut que leurs âmes se rapprochent. Ici, cela n'est pas possible. Nous ne sentons pas de même, nous ne parlons pas la même langue. Le pays, l'humanité, ses lois, ses besoins, le devoir, la religion, les sciences, les arts, l'industrie, rien de ce qui constitue une société, le ciel et la terre, rien ne nous apparaît avec les mêmes caractères. Il y a un monde entre nous. Mais ni l'éloquence, ni le courage des avocats devenus des accusés n'effacèrent l'impression pénible causée par la lettre désavouée. Louis Blanc le leur reproche durement : En éludant la solidarité de la lettre, le congrès des défenseurs avait réduit aux proportions d'un incident une lutte qu'on pouvait rendre formidable ; il s'était rapetissé à plaisir ; il s'était manqué à lui-même.

Après cet intermède compliqué où s'usa la résistance des accusés, et où acheva de s'émietter ce qu'il restait d'entente entre eux, la Cour interrogea d'abord les Lyonnais, puis, malgré la connexité établie par l'accusation des délits reprochés aux accusés de Lyon, de Paris, de Lunéville, de Marseille et, d'ailleurs, elle prononça la disjonction de la cause concernant Lyon, pour la juger à part. C'était une mesure politique : on scindait l'accusation pour diviser la résistance et calmer l'excitation. Quelques pairs protestèrent et se retirèrent. Vingt-huit des accusés enfermés à Sainte-Pélagie réussirent à s'évader (13 juillet) ; parmi eux étaient Cavaignac, Marrast, Guimard. La Cour prononça la condamnation des Lyonnais le 13 août, après quoi l'affaire ne fut reprise qu'en novembre. Les sous-officiers de Lunéville, puis les accusés de Saint-Étienne, d'Arbois, de Grenoble, de Marseille, furent condamnés en décembre ; ceux de Paris enfin le 23 janvier 1836[5]. Les condamnations allèrent de la déportation à l'emprisonnement ; la plupart des condamnés furent soumis à la surveillance temporaire ou perpétuelle.

Le parti républicain en fut décapité. Son indiscipline, ses emportements l'ayant en outre discrédité, on le crut détruit. Pourtant, il recueillit de sa défaite un bénéfice : si la résistance des accusés, avec son incohérence et ses défaillances, ne donna pas une haute idée de leur capacité politique, leur courage, leurs violences mêmes leur firent une auréole ; elles enrichirent la légende républicaine ; elles valurent à la République des dévouements profonds et des enthousiasmes silencieux. Toutefois, pour le moment, le sentiment général était qu'on en avait fini avec les factieux, et qu'on avait eu raison d'en finir.

 

Pendant le procès, le 28 juillet, jour fixé pour la revue que Louis-Philippe passait chaque année en commémoration des journées de juillet, une machine infernale fit explosion sur son passage, boulevard du Temple. Elle tua plusieurs personnes de son entourage, des gardes nationaux et quelques spectateurs. Le Roi et les princes furent épargnés. L'auteur de l'attentat était un Corse nommé Fieschi ; il avait pour complices deux membres de la Société des Droits de l'homme, Morey et Pépin ; ils furent jugés par la Cour des pairs et condamnés à mort (janvier 1836).

Une proclamation royale, aussitôt après l'attentat, déclara : Mon gouvernement connaît ses devoirs, il saura les remplir. Les Chambres, convoquées d'urgence le 4 août, reçurent trois projets de loi destinés à achever la répression inaugurée par les lois de 1834 ; ils devaient donner au gouvernement, déjà investi du pouvoir de détruire les sociétés républicaines, les moyens d'empêcher les républicains de parler ou d'écrire.

Les deux premiers, sur la Cour d'assises et le jury, autorisent le ministre de la Justice, en cas de rébellion ou de crimes prévus par la loi du 24 mai 1834, à former autant de sections de Cours d'assises qu'il sera nécessaire pour procéder au jugement simultané de tous les prévenus. Le procureur général pourra saisir directement la Cour d'assises dix jours avant l'ouverture des débats. Le pourvoi en cassation contre les arrêts qui auront statué tant sur ta compétence que sur les incidents ne sera formé qu'après l'arrêt définitif. Si les prévenus refusent d'assister à l'audience, le président pourra ordonner que, nonobstant leur absence, il soit passé outre aux débats. La Cour pourra expulser de l'audience tout prévenu qui, par ses clameurs ou par son tumulte, mettrait obstacle au libre exercice de la justice. Les jurés voteront au scrutin secret ; la majorité de 8 contre n'est plus requise ; la majorité simple, 7 contre 5, suffira.

Les condamnés à la déportation subiront la détention dans une prison du royaume ou hors du continent ou dans une colonie, selon le jugement, tant qu'un lieu de déportation ne sera pas désigné[6].

Le troisième projet, sur la presse, était d'une importance et surtout d'une portée plus grandes. Le gérant d'un journal devra posséder en propre au moins le tiers du cautionnement, qui est fixé : pour les journaux paraissant plus de deux fois par semaine, à 100.000 francs dans la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne ; dans les autres départements à 25.000 francs pour les villes à partir de 50.000 habitants, et à 13.000 francs pour les autres (il était de 2.400, 800 et 500 francs de rentes depuis la loi du 14 décembre 1830). Puis le projet prévoyait toute une série nouvelle de crimes : l'offense au Roi, le blâme adressé au Roi à l'occasion d'un acte du gouvernement, l'attaque contre le principe ou la forme du gouvernement établi par la Charte, l'acte publie d'adhésion à toute autre forme de gouvernement, soit en attribuant des droits au trône de France aux personnes bannies à perpétuité par la loi du 10 avril 1832, ou à tout autre que Louis-Philippe Ier et sa descendance ; soit en prenant la qualification de républicain... soit en exprimant le vœu, l'espoir ou la menace de la destruction de l'ordre monarchique constitutionnel, ou de la restauration de la monarchie déchue. Il sera interdit de rendre compte des procès pour injures, de publier le nom des jurés, d'amasser des souscriptions pour indemniser des amendes. Les gérants seront tenus d'insérer en tète de leurs feuilles les documents et renseignements communiqués par tout dépositaire de l'autorité publique. Aucun dessin, aucunes gravures, lithographies, médailles et estampes, de quelque nature et espèce qu'ils soient, ne pourront être publiés et exposés, ou mis en vente, sans autorisation préalable ; la même condition sera exigée pour l'ouverture d'une salle de spectacles et pour les pièces qui y seront représentées.

Telle était la réponse du gouvernement aux insurrections, à l'attitude des accusés d'avril et à l'attentat de Fieschi. Ces projets complétaient l'œuvre de réaction et de résistance commencée par les lois de 1833 et de 1834. Ils donnaient à la monarchie les armes sans lesquelles elle déclarait ne pouvoir pas vivre. Ils créaient un obstacle légal à toute pensée, à tout acte hostile non seulement à la royauté, mais au Roi.

La discussion dura du 13 au 19 août à la Chambre. Un député de gauche, Schonen, déclara que l'ordonnance criminelle de 1670 était une œuvre de haute humanité, de souveraine raison, d'admirable justice en comparaison du projet actuel.... Savez-vous, messieurs, où il faut aller puiser pour trouver l'analogue de la loi qui vous est présentée ? Ouvrez le Bulletin des lois, année 93, son premier numéro, sa première page. Voyez l'établissement du tribunal révolutionnaire, et le rapport fait à la suite par Couthon, dénonçant la faction immortelle des indulgents ; vous y lirez, article 10, que la Convention nationale et ses deux Comités... ses membres en mission ainsi que l'accusateur public peuvent accuser directement devant, le tribunal révolutionnaire.... Ils voulaient aussi aller vite, les auteurs de cette loi ; c'est ce que dit Couthon. Victimes et bourreaux, tous ont été bientôt moissonnés par les mêmes principes, la même loi, la même hache.... Barrot s'éleva contre le jugement rendu en l'absence du prévenu : ce ne serait plus une accusation judiciaire, ce serait un véritable assassinat. D'autres rappelèrent que les plus sévères ordonnances de l'ancien régime et le code impérial lui-même n'avaient jamais donné à la majorité simple le pouvoir de condamner, que le secret du vote du jury, c'était la vérité, la justice immolées ensemble aux autels de la peur ; que la Chambre introuvable avait été moins sévère.... La presse fut défendue par Lamartine : Cette loi est un attentat à l'indépendance des opinions dans une forme d'institutions qui n'est que la lutte légale de toutes les opinions. L'oppression de la pensée conduit à la révolte du cœur.... Nous sommes trop près du souvenir des servitudes impériales pour ne pas nous connaître en tyrannie ; nous sommes trop près des excès révolutionnaires pour ne pas nous connaître en démagogie. Notre âge et nos souvenirs nous contraignent à la liberté constitutionnelle. Royer-Collard, qui n'avait pas paru à la tribune depuis 1831, retrouva, pour attaquer l'immoralité d'un pareil attentat à la liberté. les mêmes accents dont il avait condamné la loi Peyronnet dix ans auparavant : Elle n'est pas franche, cette loi ; ce qu'elle ose faire, elle n'ose pas le dire. Par un subterfuge peu digne de la gravité du gouvernement, en appelant tout à coup attentat ce qui est délit selon la loi et selon la raison, les délits les plus importants de la presse, transformés, sortent du jury et s'en vont clandestinement à la Chambre des pairs. Puis, élevant le débat au-dessus de la politique, dans le domaine de la morale, il montra le respect détruit, les croyances détruites, les expédients politiques impuissants.

Broglie se borna à répondre que la loi était le complément nécessaire des ouvrages de défense entrepris depuis deux ans pour sauver le régime ; après les clubs fermés, les attroupements dispersés, les sociétés dissoutes, leurs chefs traînés devant la justice, la révolte s'est réfugiée dans la presse factieuse, d'où elle empoisonne chaque jour les sources de l'intelligence humaine.... Nous l'attaquons dans son dernier asile, nous lui arrachons son dernier masque.... Les lois furent votées par une majorité de 212 à 926 voix.

Mais on n'avait pas dit l'essentiel. Il n'était pas suffisant de montrer, d'un côté, l'ordre défendu, la société sauvée du poison de l'anarchie ; de l'autre, l'intelligence comprimée, la souveraineté de l'opinion limitée, la sottise qu'il y avait à croire qu'en interdisant aux journaux d'exprimer un vœu ou une espérance, on réussirait à empêcher la nation d'espérer ou de désirer : ces lois étaient pour la royauté quelque chose de plus qu'une mesure de précaution. Elles disaient que la royauté de Louis-Philippe était désormais indiscutable, donc légitime ; et cette affirmation, qui ne s'était pas produite depuis juillet, était à elle seule une révolution ; elle fondait l'autorité personnelle du prince, jusque-là contestée, ou considérée comme un fait ; la bourgeoisie mettait hors de discussion une dynastie, un souverain avec qui elle avait traité, passé un contrat ; par peur du désordre, elle proclamait inviolable et immortel un régime né d'une insurrection. On avait, écrit Louis Blanc, décrété en France l'anarchie des cultes, et l'on y déclarait factieuse la lutte pacifique des systèmes ! Il n'était plus permis de se dire républicain là où il l'était de se dire athée ! Discuter Dieu demeurait un droit ; discuter le Roi devenait un crime !...

La presse républicaine fut anéantie. Après la Tribune qui était morte le 11 mai 1835, écrasée de condamnations, le Réformateur de Raspail disparut en octobre. Les autres journaux républicains cessèrent d'attaquer la royauté. On a mis les journaux, écrivit Carrel (National du 1er juillet 1836), dans la nécessité de se censurer eux-mêmes. Ils s'y résignent. Mais on n'écrit pas tout ce qu'on pense, et l'on ne publie pas même tout ce qu'on écrit.

 

VII. — LA CHUTE DU MINISTÈRE DE BROGLIE (5 FÉVRIER 1836).

DEPUIS l'avènement de Casimir Perier, tous les ministères s'étaient appuyés sur une majorité conservatrice décidée à approuver les mesures et à voter les lois propres à défendre la monarchie. Les lois de septembre ayant achevé l'œuvre de défense monarchique, Louis-Philippe n'avait plus besoin des hommes qui l'avaient sauvé de la Révolution ou de la Restauration. Il lui tardait de conquérir une liberté d'action qu'il jugeait dorénavant sans péril, et dont il entendait user pour prendre en Europe la place qu'il voulait, celle d'un souverain légitime. Mais il fallait aussi changer la politique extérieure de la France. L'entente avec l'Angleterre avait permis jusqu'ici à la France de résister à l'union restée permanente des trois Cours du continent, Russie, Prusse, Autriche. A mesure que la monarchie de juillet se montrait plus capable de vivre et d'écraser ses adversaires, elle trouvait plus de sympathie auprès des monarchies absolues, et l'Angleterre lui était moins utile ; elle pouvait chercher sur le continent une alliance politique ou une union dynastique. Louis-Philippe désirait l'une et l'autre ardemment, et depuis longtemps. L'alliance anglaise — que d'ailleurs on ne pratiquait pas sans heurts ni sans difficultés — n'avait jamais été qu'un expédient, indispensable pendant les aimées difficiles, comme l'avait été l'abandon du pouvoir aux parlementaires de la résistance ou de la doctrine. Maintenant que ces expédients avaient produit tout leur effet, il n'y avait aucun inconvénient à les écarter. Mais conquérir l'indépendance intérieure par l'émiettement de l'union conservatrice, et réaliser l'indépendance extérieure par l'abandon de l'alliance anglaise, étaient des opérations inégalement difficiles : si les rivalités particulières des parlementaires permettaient de miner le bloc conservateur, que l'avènement du tiers-parti avait rendu fragile, le rapprochement avec les monarchies du continent était plus ardu.

Les trois Cours n'avaient pas encore modifié l'attitude qu'elles avaient adoptée à l'égard de la France au lendemain de juillet : maussade, hostile en Russie, où le tsar, la veille allié de Charles X, affectait d'ignorer le roi des Français et voyait dans la Révolution, disait Barante, le plus grand affront qui eût jamais été reçu par les races royales ; plus aimable en Prusse, mais dans la mesure où la bienveillance du souverain pouvait se concilier avec l'intimité russe ; froide, distante avec l'Autriche, gardienne de l'orthodoxie légitimiste et de la contre-révolution. Les événements n'avaient fait qu'accroître l'éloignement de ces trois Cours pour la France qui, en Pologne, en Belgique, en Italie, avait soutenu l'insurrection contre l'esprit des traités de 1815, et compromis l'hégémonie qu'elles avaient conquise en Europe. Blessées dans leurs intérèts et dans leur orgueil, elles n'avaient aucunement l'intention de rien changer à leurs principes ; le différend entre elles et la France de juillet ne s'atténuerait que si la France abdiquait les siens : Ce trône n'a rien créé, écrivait Metternich en 1833... tout ce qu'il peut faire, c'est de se soutenir lui-même. Son seul produit, c'est celui du soi-disant principe de non-intervention... la seule invention qu'ait produite la capitale de la propagande. Or, les Puissances de l'Est ne perdaient pas une occasion de bien marquer le cas qu'elles faisaient de la non-intervention, et le sentiment qu'elles professaient à l'égard de la propagande.

La propagande libérale était organisée en France et en Suisse par les réfugiés étrangers. Un jeune avocat de Gènes, Mazzini, fondait la Jeune Italie, société secrète où n'étaient admis que des hommes de moins de quarante ans, qui avait pour but l'indépendance et l'unité de son pays sous la République et qui publiait un journal à Marseille. Des comités secrets, en Italie, correspondaient avec elle, analogues à ceux de la Charbonnerie, et, comme elle, la Jeune Italie provoquait les craintes et les persécutions des gouvernements de la Péninsule. Après une répression dans les États Sardes, Mazzini, aidé du général Ramorino, tenta d'organiser à Genève avec le concours de Polonais une expédition qui envahirait l'Italie par la Savoie. L'affaire avorta. Cette agitation servit de prétexte à une démonstration concertée des trois Cours.

Le tsar eût volontiers mobilisé des troupes ; plus prudent, Metternich réduisit le programme à une manifestation. A Münchengraetz, en Bohème, se réunirent (9 septembre) le tsar, l'empereur d'Autriche et le prince royal de Prusse qui représentait son père. Un manifeste fut rédigé, qui rappelait les jours de la Sainte-Alliance : En considération des dangers dont l'ordre de choses établi en Europe par le droit public et les traités, spécialement ceux de 1815, continue à être menacé, les souverains se déclaraient unanimement résolus à raffermir le système de conservation qui constitue la base immuable de leur politique. L'article lev proclamait pour tout souverain indépendant le droit d'appeler à son secours un autre souverain dans les troubles intérieurs comme dans les dangers extérieurs de son pays, et, pour le souverain intervenant, le droit d'accorder ou de refuser son secours, sans qu'aucune Puissance non invoquée par l'État menacé pût intervenir, soit pour empêcher l'assistance, soit pour agir dans un sens contraire. L'article 2 formulait une menace directe aux adversaires de l'intervention : Dans le cas où l'assistance matérielle d'une des trois Cours aurait été réclamée et qu'une Puissance quelconque voulût s'y opposer par la force des armes, les trois Cours considéreraient, comme dirigé contre chacune d'elles tout acte d'hostilité accompli dans ce but. Le roi de Prusse, moins désireux que le tsar de compromettre la paix, ne voulut pas, en signant publiquement ce manifeste, entreprendre tant sur l'avenir, comme il disait, et se borna à y adhérer par un traité secret (15 octobre). Metternich ne put pas davantage obtenir qu'il fût communiqué, au gouvernement français dans les ternies mêmes où il avait été rédigé. Il fut convenu que les notes de chacune des trois Cours, variées dans le ton et dans la forme, se termineraient par une déclaration identique, celle qui était formulée dans l'article 2. Ainsi le résultat essentiel était atteint : les trois Cours auraient consolidé leur union et affirmé contre la France leur fidélité aux principes de 1815.

La manière dont elles signifièrent à la France leur entente et leur programme accentua la portée de la manifestation. Les ambassadeurs vinrent successivement donner au duc de Broglie lecture de la note. Metternich se réjouissait d'avance, et se flattait que Broglie n'y opposerait qu'un auguste silence, silence que la Doctrine commande aux adeptes quand ils ne savent que dire. Mais Broglie, roide et haut plus encore qu'à son ordinaire, répondit sèchement :

Il est des pays où, comme nous l'avons dit pour la Belgique, pour la Suisse, le Piémont, la France ne souffrirait à aucun prix une intervention des forces étrangères. Il en est d'autres à l'égard desquels, sans approuver cette intervention, elle ne peut pas s'y opposer, dans une circonstance donnée, d'une manière aussi absolue. Dans ces cas, nous nous croirons en droit de suivre la ligne de conduite que nos intérêts exigeront.

Cette réponse l'ut portée, par le moyen d'une circulaire, à la connaissance des ambassadeurs de France, qui furent autorisés à la communiquer aux gouvernements étrangers. La déclaration provoqua une controverse entre les chancelleries sur le point de savoir si le duc avait cité dans sa réponse verbale le Piémont, qui figurait dans la circulaire. Compter le Piémont au nombre des pays où la France ne tolérerait pas d'intervention étrangère, n'était-ce pas contester à l'Autriche son hégémonie en Italie, dans le pays même où elle entendait n'avoir pas de rivaux ? Ces querelles n'avaient au fond que peu d'importance. On voulait marquer ses positions. C'étaient des défis avant un combat que personne n'avait l'intention de livrer. On le vit bien quand, après la mort de l'empereur François, en août et septembre 1835, les trois souverains se réunirent à Kalisch (Pologne), puis à Tœplitz (Bohème) ; ils s'abstinrent de rédiger une déclaration de principes. Metternich se contenta d'écrire à son ambassadeur à Paris : Ce que veulent les trois Cours est maintenant connu ; le redire est inutile et ne pourrait avoir d'autre résultat que d'affaiblir une situation inexpugnable. Les vagues viennent se briser contre le rocher, le rocher ne s'avance pas contre la lame.

Ces incidents n'étaient pas faits pour rendre plus facile le rapprochement que désirait Louis-Philippe avec les trois Cours. Tant qu'elles étaient dans ces dispositions, l'entente anglaise gardait sa valeur, faisait contrepoids à leur ligue. Talleyrand saisit habilement une occasion de riposter à l'acte de Münchengraetz. Depuis 1832, en Portugal, le roi don Miguel était aux prises avec les libéraux partisans de la fille de don Pedro, sa nièce dona Maria, détrônée par lui en 1828 ; en Espagne, depuis 1833, la régente Marie-Christine, qui gouvernait au nom de sa fille Isabelle, soutenue par les libéraux et par les victimes de son mari Ferdinand VII, luttait contre don Carlos, frère de ce même Ferdinand, qui invoquait la loi salique et que les prêtres soutenaient ; c'était une féroce guerre civile. Dona Maria, ayant repris Lisbonne, à la suite des victoires remportées par ses partisans, avait été immédiatement reconnue par la France et par l'Angleterre (septembre 1833). Mais son pouvoir restait fragile. L'Angleterre, attentive à ne pas laisser à d'autres le soin de régler les affaires de Portugal qu'elle considérait comme un domaine réservé, envoya sa flotte, et obtint du gouvernement, de Marie-Christine l'offre d'une armée à dona Maria. Talleyrand réussit à entrer après coup dans cette triple alliance, qui en devint quadruple, et qui fut présentée à l'Europe (22 avril 1834) comme une riposte des quatre Cours de l'Occident aux manifestations de Münchengraetz. Don Miguel capitula le 26 mai. La ligue de la Révolution triomphait donc de la ligue de la Sainte-Alliance, et Metternich en convenait : La reine Isabelle est la Révolution incarnée dans la forme la plus dangereuse ; don Carlos représente le principe monarchique aux prises avec la Révolution pure.

C'est pourtant ce moment que choisit Louis-Philippe pour tenter un rapprochement entre la France et les trois Cours. L'entente anglaise n'était plus guère cordiale. Tandis que, d'une ligue à l'autre, on semblait plus porté à échanger des taquineries qu'à faire acte d'hostilité, de la France à l'Angleterre on en arrivait, sous les dehors de l'amitié, aux escarmouches discrètes et aux petites perfidies qui précèdent les ruptures. Palmerston avait tout fait pour exclure la France de sa combinaison anglo-ibérique, et il avait fallu à Talleyrand le ferme propos de ne pas rompre avec un allié pour dissimuler cette réelle humiliation sous le voile spécieux de la quadruple alliance. Encore cette quadruple alliance avait-elle réduit à l'extrême, par ses stipulations, le rôle de la France en Espagne : tandis que le roi d'Angleterre mettait sa flotte au service de don Pedro et de sa fille, le roi des Français n'était autorisé à faire que ce que lui et ses augustes alliés détermineraient d'un commun accord, c'est-à-dire ce que lui permettraient les Anglais. Lorsque le gouvernement espagnol demanda l'appui de la France, le 17 mai 1835, alors que Thiers, an Conseil, insistait pour une intervention armée et que Rigny et Guizot lui-même y inclinaient, Louis-Philippe refusa : une intervention ne l'eût pas moins brouillé avec l'Angleterre, son alliée, qu'avec les trois Cours ennemies, qu'il cherchait à séduire.

En réalité, l'alliance anglaise se dissolvait d'elle-même, malgré la solennelle manifestation de la quadruple alliance. Elle n'était populaire ni en France, ni en Angleterre : car le sentiment national de chacun des deux pays était fait pour une bonne part de la colère, de la rancune et de la jalousie qui l'animaient contre l'autre. Le ministre anglais des Affaires étrangères, Palmerston, professait personnellement et sans discrétion ces sentiments ; et, dans sa pratique de l'entente avec la France, il leur faisait une si large part que les Français n'apercevaient plus de l'Angleterre que ses mauvais procédés, et ne sentaient plus les bienfaits de son amitié. Quand Talleyrand, l'auteur de l'entente, quitta l'ambassade de Londres (novembre 1831), sa retraite, que l'âge justifiait assez, prit le sens d'un avertissement. Il emportait avec lui l'entente franco-anglaise. Lui-même en était dégoûté. Quand il avait proposé à Palmerston une alliance défensive, en 1833, il avait pu juger du prix qu'elle aurait coûté : l'abandon de Mehemet-Ali et un rôle effacé en Espagne ; et la ruse de Palmerston avait failli lui infliger un échec humiliant dans l'affaire de Portugal. D'autre part, l'Angleterre était devenue tout autre depuis 1830 : la réforme de 1832 avait modifié la composition du personnel politique ; les commerçants et les industriels y dominaient ; ils avaient d'autres intérêts et des passions plus instables que les propriétaires fonciers. Talleyrand ne reconnaissait plus ses Anglais. Il se trouvait amené à appuyer de sa grande autorité le désir secret qu'avait Louis-Philippe de chercher d'autres amis :

Qu'est-ce que Votre Majesté, disait-il au Roi à l'heure de sa retraite, a encore à attendre de l'Angleterre ? Nous avons exploité son alliance, et nous n'avons plus aucun avantage à en retirer. C'est à notre alliance avec l'Angleterre que nous devons la conservation de la paix ; maintenant elle n'a plus que des révolutions à vous offrir. L'intérêt de Votre Majesté exige donc qu'elle se rapproche des Puissances orientales.... Les grandes Cours ne vous aiment pas, mais elles commencent à vous estimer....

Louis-Philippe, qui avait son opinion faite, avait reçu à Neuilly, quelques jours après le traité de la quadruple alliance, un ami de Metternich, le prince Esterhazy, et lui avait fait part de son sentiment intime : les Puissances conservatrices devaient voir en lui, non un usurpateur, mais un sauveur qui avait empêché la République et la guerre, et l'aider à contenir l'Angleterre chaque jour plus envahissante, plus ambitieuse, plus aventureuse. Ces premières avances faites à l'Autriche, Louis-Philippe les dépassa bientôt, faisant avec son habituelle faconde des confidences aux ambassadeurs des trois Cours, se plaignant de ses ministres, qui avaient une autre politique, négociant directement en dehors d'eux une entente par une correspondance secrète avec Metternich, dont l'entremetteur était Apponyi, ambassadeur d'Autriche, puis, brusquement, démasquant sa fièvre secrète, un projet de mariage pour son fils, le duc d'Orléans, avec une archiduchesse. C'est à Vienne, quand on n'est pas un Bourbon, qu'on va chercher de la légitimité. Metternich, plus réservé, l'écarta doucement, poliment. Il fallut temporiser. C'était le moment où Broglie reprenait le pouvoir et préparait une action franco-anglaise contre la Russie prête à mettre la main sur Constantinople : l'entente anglaise était encore nécessaire, pour sauver la Turquie, cette nouvelle Pologne. Louis-Philippe désavoua secrètement son ministre en faisant aussitôt savoir à Metternich qu'il était très décidé à briser son Conseil des ministres plutôt que de céder sur ce point, et en promettant de garantir la paix en Orient, pourvu que Metternich garantît la paix en Espagne. Le but que recherchait Louis-Philippe lui semblait désormais tout proche un seul obstacle l'en séparait : Broglie. Il suffisait qu'un heureux accident rompît définitivement le faisceau Broglie-Guizot-Thiers.

L'accident se rencontra, si imprévu que personne ne voulut croire qu'il l'était pour tout le monde, et qu'il parut savamment machiné par la perfidie du Roi. La Chambre s'était réunie le 20 décembre (1835) dans le plus grand calme. Le discours du trône constatait que la tranquillité intérieure paraissait désormais hors d'atteinte. La Chambre répondit avec sympathie, se contentant d'insérer dans l'adresse, avec la protestation traditionnelle en faveur de la Pologne, une phrase plus précise sur la conservation de l'antique nationalité polonaise, en réponse aux derniers actes du tsar et à la suppression du consulat général de France à Varsovie. Soudain, le ministre des Finances Humann fit éclater un orage. Dans son exposé des motifs sur le budget de 1837, le 4 janvier, il présenta comme nécessaire la conversion de la rente. Ses collègues, non prévenus, manifestèrent leur surprise et se fâchèrent : Humann démissionna. On interpella Broglie le 18 janvier ; il répondit : On nous demande s'il est dans les intentions du gouvernement de proposer la mesure dans cette session. Je réponds : non. Est-ce clair ? Un député, Gouin, déposa aussitôt un projet de conversion. Le ministère en demanda l'ajournement, que la Chambre repoussa par 191 voix contre 192 (5 février), et les ministres portèrent au Roi leur démission.

Que ce vote ait été un vote de surprise d'une Chambre blessée de la roideur de Broglie, ou qu'il ait été le résultat d'une intrigue concertée entre la Cour et les indépendants du tiers-parti, à la recherche d'une revanche à leurs précédentes défaites, l'accident auquel succombait le ministère du 11 octobre était si bien dans la logique des événements qu'il fut moins extraordinaire qu'il ne le semblait. 11 n'était ni de l'intérêt du Roi, ni de l'intérêt du Parlement de le maintenir au pouvoir. Le Roi n'en avait plus besoin depuis que la protection de sa personne était assurée par les lois de septembre, et ce ministère l'empêchait d'user de son pouvoir raffermi pour conduire sa dynastie vers la nouvelle politique qui était son ambition et son orgueil. Au Parlement, l'union conservatrice, fondée par Casimir Perier devant le danger, se dissolvait sous l'action du tiers-parti, où se rejoignaient les critiques malveillants et les ambitieux déçus. La majorité souffrait d'être disciplinée, et, aussi peu que le Roi, désirait un gouvernement fort.

 

La chute de Broglie marque la fin d'une étape. Le terrain est déblayé devant la monarchie ; les partis d'opposition révolutionnaire de droite et de gauche sont vaincus. La majorité qui a exercé le pouvoir et obtenu ces résultats est émiettée ; le seul pouvoir qui reste debout, c'est le Roi. Trouver le moyen d'exercer le pouvoir réel dans les conditions et clans les formes de la Charte, c'est maintenant ce qu'il se propose. L'entreprise est délicate, elle demande de l'habileté et du temps ; mais Louis-Philippe sait manœuvrer, et il sait attendre ; il y mettra cinq ans.

 

 

 



[1] De cette source infecte de l'indifférentisme découle celle maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer et garantir à chacun la liberté de conscience. On prépare la voie à cette pernicieuse erreur par la liberté d'opinions pleine ut sans bornes....

C'est à quoi tend celte liberté funeste, et pour laquelle on ne saurait avoir assez d'horreur, la liberté de la librairie qui permet la publication de n'importe quel écrit.... Nous sommes épouvantés, Vénérables Frères, en considérant de quelles doctrines monstrueuses ou plutôt de quelles erreurs inouïes nous sommes accablés.

[2] Voir Histoire de la régénération de l'Égypte, lettres écrites au comte de Laborde, par J. Planat, 1830 ; — Histoire de la guerre de Mehemet-Ali en Syrie et en Asie Mineure, par de Cadalvène et E. Barrault. 1837 ; — P.-N. Hamont, L'Égypte sous Mehemet-Ali, 1843 (moins admiratif, assez critique) ; — Ed. Gouin, L'Égypte au XIXe siècle, 1847.

[3] Buchez fit paraître l'Européen, de 1831 à 1838 et publia en 1839 son Essai d'un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès.

[4] De la civilisation et de la liberté en France en 1833 ; traductions morales et philosophiques de la Révolution de juillet, Paris, 1833.

[5] La liste complète des condamnés et l'énumération des peines se trouvent dans l'Histoire de dix ans de L. Blanc, t. IV, pp. 452 et 453.

[6] La peine de la déportation était réservée aux crimes politiques depuis le code pénal de 1810. Mais aucun lieu de déportation n'avait été désigné. Après 1830, on songea à supprimer la peine, puis à la remplacer par la détention perpétuelle.