I. — CASIMIR PERIER, LE ROI ET LA CHAMBRE. CASIMIR PERIER était un homme grave, d'énergie violente et triste. Peu attentif aux doctrines et aux idées pures, il était de ces libéraux qui sous la Restauration, au temps de Martignac, se seraient volontiers ralliés à un système bourbonien acceptable, débarrassé de son personnel et de ses arrière-pensées d'ancien régime. Depuis la Révolution de juillet, qu'il avait déplorée et où il ne voulait voir qu'un accident, changement dans la personne du chef de l'État, il assistait, soit comme ministre sans portefeuille du cabinet Dupont, soit, depuis, comme président de la Chambre, en spectateur dédaigneux à l'explosion d'espérances et de théories qu'il jugeait bonnes à éblouir l'incapacité des foules, en spectateur attristé à la dissolution de l'autorité dans un gouvernement sans programme et sans courage. La notoire insuffisance de Laffitte, le besoin à peu près général d'un gouvernement qui sût ce qu'il voulait au dedans comme au dehors, désignèrent Casimir Perier à l'attention générale. Il fallut le presser d'accepter le pouvoir. Il s'en exagérait les difficultés, soit que sa santé assez débile lui inspirât une grande défiance de ses forces, soit que le désordre des esprits, de la rue, de l'administration, des finances et les dangers de l'extérieur lui donnassent de la tâche à entreprendre une épouvante sincère. Mais, quand il eut accepté, on n'aperçut plus en lui que la volonté. Il fit voir très vite aux ministres, au Roi et à la Chambre ce qu'il voulait. Perier conserva la plupart des ministres de Laffitte, dont quelques-uns échangèrent leurs portefeuilles, et il n'appela que deux hommes nouveaux, le baron Louis aux Finances, et l'amiral de Rigny à la Marine : il n'attachait de prix qu'à la collaboration de Louis. Il se sentait en état d'imposer ses vues à tous ses autres collègues, quels qu'ils fussent. Quand il les réunit pour leur exposer son programme, l'un d'eux, Soult, qui était un personnage considérable et passait pour un homme à redouter, hésita à y adhérer : Dites toute votre pensée, Monsieur le maréchal, s'écria Perier, vous pouvez me donner des regrets, non des embarras ; veuillez vous décider, sinon je vais écrire au maréchal Jourdan ; j'ai sa parole. Soult n'insista pas. Au Roi, qui s'était habitué à un ministère faible où il pouvait jouer le premier rôle, Perier fit ses conditions avec la même vigueur : le Conseil des ministres réuni hors de la présence du Roi étudierait toutes les affaires avant de les porter au Roi ; pour les affaires qui ne seraient pas de nature à motiver la réunion du cabinet, les ministres en conféreraient avec le président du Conseil avant de les soumettre à la signature du Roi (Montalivet) ; le duc d'Orléans (il passait pour être l'ami politique de Laffitte) n'assisterait plus aux délibérations ; le président du Conseil recevrait les dépêches et en prendrait connaissance avant le Roi ; le Moniteur n'insérerait aucun communiqué du cabinet du Roi sans la permission du Conseil. Louis-Philippe accepta, dit-on, silencieusement ces conditions hautaines ; niais sa sœur, Madame Adélaïde, qui aimait à s'occuper de politique, l'héritier du trône, écarté si rudement des affaires, furent des ennemis actifs de l'exigeant ministre ; et les familiers du Roi qui durent subir un complet effacement se disposèrent à combattre Casimir Perier et à commenter ses actes sans indulgence. A la Chambre, quatre jours après son avènement (18 mars), Perier exposa franchement son programme : Au dedans, l'ordre, sans sacrifice pour la liberté ; au dehors, la paix, sans qu'il en coûte rien à l'honneur, et, avec une précision sèche, autoritaire, il dit : L'exigence bruyante des factions ne saurait dicter nos déterminations ; nous ne reconnaissons pas plus aux émeutes le droit de nous forcer à la guerre que le droit de nous pousser dans la voie des innovations politiques. Quelques jours après, le 13 avril, il ajouta : Pour garder la paix au dehors comme pour la conserver au dedans, il ne faut peut-être qu'une chose, c'est que la France soit gouvernée. Un tel langage indiquait que, pour la première fois depuis juillet, le gouvernement avait fait son choix entre les deux tendances qui se partageaient les hommes politiques. Il renonçait à satisfaire les espérances démocratiques et guerrières nées de la Révolution ; il affirmait sa volonté de faire dans le monde figure de gouvernement régulier, et en France figure de gouvernement conservateur. Il reniait l'émeute et la propagande ; malgré son origine révolutionnaire. il n'apporterait rien de nouveau, ni à la France ni aux autres nations. Politique de réaction, dont l'audace allait provoquer la colère des idéals déçus et rassurer les appréhensions des intérêts alarmés, niais politique claire et sans équivoque. Les hommes d'État européens saluèrent avec joie l'avènement de Casimir Perier. Nous tendons, écrivit Metternich à son ambassadeur, dans un intérêt commun, la main au cabinet du Palais-Royal ; qu'il nous tende la sienne. Une circulaire fit savoir aux préfets (19 mars) qu'ils devaient obéir à la
politique qu'ils auraient désormais à soutenir : Le
premier devoir du gouvernement est, en laissant la liberté entière, de
rétablir l'ordre, et, pour y parvenir, de rendre à l'autorité toute sa
dignité. Telle est l'ambition, telle est la mission du ministère actuel.
Un acte donna immédiatement tout leur sens à ces paroles : les fonctionnaires
reçurent l'ordre de sortir de l'Association nationale fondée en 1830
pour combattre l'étranger et les Bourbons : le gouvernement seul, et non une faction, avait la charge et la responsabilité de la
monarchie. Quelques-uns résistèrent : Odilon Barrot, le général Lamarque, de
hauts fonctionnaires ; ils furent révoqués. Après ces manifestations, il ne restait plus à Perier qu'à faire appel aux électeurs : la session fut close le 20 avril, et, le 31 mai, la Chambre fut dissoute. Les élections, fixées au 5 juillet, furent faites suivant la nouvelle loi électorale. C'était la première consultation du pays depuis la Révolution. Il devait dire son sentiment sur le programme qu'on lui proposait. On espérait une réponse décisive. Elle ne le fut pas. 265 députés nouveaux furent nommés, mais leurs opinions étaient vagues : l'opposition de gauche — le parti du mouvement à qui Perier avait déclaré la guerre — avait cru habile de n'engager la lutte que sur un point de son programme, l'abolition de l'hérédité de la pairie, réclamée par l'Ilôtel de Ville en 1830, et ajournée alors à l'année suivante sur la demande du gouvernement. Nous n'avons demandé aux élections qu'une majorité contre la pairie héréditaire. Cette majorité, nous l'aurons, écrivait A. Carrel le 8 juillet. Victoire assez probable en effet, car, si Perier n'avait pas pris nettement parti contre l'abolition, elle était généralement considérée comme inévitable. Il parut donc que, si l'esprit public restait en général défiant à l'égard d'un pouvoir qui affirmait son intention d'être fort, il ne se prononçait pas nettement pour ses adversaires. L'incertitude de l'opinion des élus donnait à penser, soit qu'ils soutiendraient le ministère, faute d'en avoir un autre à lui opposer, soit qu'ils le tueraient plutôt par abandon que par ferme volonté de le renverser (Carrel). Au fond, le plus grand nombre des députés inclinaient à la formation d'un tiers-parti sans programme, indépendant à l'égard de tous les ministères, qui mesurerait sa confiance aux circonstances. L'élection du président et le vote de l'adresse laissèrent voir l'indécision des sentiments de la Chambre. Perier combattit ouvertement Laffitte, candidat de gauche à la présidence ; le candidat du gouvernement, Girod (de l'Ain), ne triompha qu'à une voix de majorité. Jugeant sa victoire insuffisante, Perier donna sa démission. Mais les affaires extérieures s'étant compliquées au même moment par l'entrée de l'armée hollandaise en Belgique, le Roi obtint de Perier — non sans peine — qu'il attendit un vote plus formel de la Chambre à propos de la discussion de l'adresse. Elle dura huit jours, du 9 au 16 août, et fut vive. La politique intérieure de Casimir Perier fut faiblement attaquée. On lui laissa dire : La Révolution de juillet a-t-elle voulu plus que la Charte ? Personne, que je sache, n'oserait le soutenir. Elle est venue, non recommencer, mais terminer notre première Révolution. La principale bataille fut livrée contre les paragraphes où l'adresse félicitait le gouvernement de son action en Italie, à Lisbonne, en Belgique, de sa tentative de médiation en faveur de la Pologne dont le rétablissement au rang des nations est si vivement désiré par les âmes généreuses et par tous les vrais amis de la civilisation européenne. Sébastiani, ministre des Affaires étrangères, et Casimir Perier soutinrent avec énergie qu'ils ne voulaient que défendre en Europe les intérêts de la France, qu'ils ne rompraient en aucun cas la paix pour la défense d'un principe ou d'une doctrine : Pour éviter la guerre, nous ne demanderons à l'honneur de la nation aucun sacrifice, nous n'en demanderons qu'aux passions et aux théories. Au contraire, répliqua le général Lamarque, ayons une foi politique et combattons pour elle ; comme celle de l'Évangile, cette foi transportera les montagnes. Odilon Barrot traduisit la même pensée en conjurant le ministère d'élever un drapeau, d'avouer une morale publique, une morale politique, autour de laquelle non seulement la France puisse se rallier, mais toute l'Europe. La gauche subit une défaite complète : l'adresse fut votée par 282 voix contre 73. Cette première bataille constitua le parti conservateur de la nouvelle monarchie ; la gauche l'ut dès lors, et définitivement, réduite à une minorité sans force. Le parti conservateur put — ce qui, en effet, arriva — se fractionner, se disloquer parfois, grâce aux intrigues de ses chefs et du Roi lui-même ; il n'en garda pas moins le gouvernement jusqu'à la lin du règne. Le parti de l'Hôtel de Ville, son programme, la tendance démocratique et propagandiste ne conquirent jamais le pouvoir. Il resta décidé que le statu quo à l'intérieur et à l'extérieur serait maintenu. Le gouvernement de juillet se fixa ou se figea pour toujours dans la défense des situations et des droits acquis, ce qui eut de grandes conséquences. Quand il fut bien entendu que l'instrument nouveau créé par la Révolution ne servirait pas à développer les conséquences de juillet, ceux qui tendaient à ce but se réfugièrent dans l'attaque révolutionnaire. Elle fut, suivant les moments, ouverte ou secrète, violente ou modérée. Mais l'opinion se forma dès lors et grandit que le régime de juillet n'évoluerait plus pacifiquement et, parmi ceux mêmes qui avaient contribué à le fonder, quelques-uns se mirent à penser qu'il n'était pas un instrument de progrès, et qu'on ne pouvait le réformer sans le détruire. L'hérédité de la pairie avait été établie par l'ordonnance du 19 août 1815, le Roi ayant alors expressément renoncé au droit que lui conférait l'article 27 de la Charte de nommer des pairs viagers. On voyait dans son abolition une rupture symbolique et éclatante avec l'ancien régime, avec la tentation monarchique de reconstituer une caste privilégiée. Louis-Philippe ne songea pas à la défendre ; il voulait d'autant moins compromettre à la fois l'ordre public et sa popularité dans cette affaire que, personnellement, il ne tenait guère à l'hérédité. Elle était, pour la pairie, une garantie d'indépendance vis-à-vis de la couronne, et il préférait à cette aristocratie — si artificielle qu'elle parût dans la société française, et si impuissante qu'elle se montrât dans le jeu des institutions politiques — une sorte de Sénat de l'empire docile et reconnaissant au prince. Perier, au contraire, inclinait franchement à sauver l'hérédité. C'est la préoccupation de l'opinion irritée, de l'ordre public à maintenir qui le détermina à la sacrifier : Puisqu'une indépendance constitutionnelle qu'on doit, en théorie, déclara-t-il à la Chambre, regarder comme protectrice de la liberté politique est confondue, dans l'imagination du peuple, avec l'ancienne aristocratie nobiliaire, oppressive de nos libertés civiles ; puisque notre devoir, notre besoin est de consulter l'impression populaire en attendant la conviction nationale, nous vous proposons, comme ministres chargés de recueillir les vœux publics et d'y satisfaire en tout cc qui n'est pas contraire à la justice, nous vous proposons, comme dépositaires de l'ordre public, mais en vous laissant à vous, messieurs, comme législateurs, votre part, une grande part de responsabilité dans cette détermination, nous vous proposons de déclarer que la pairie cesse d'être héréditaire. Berryer, Thiers, Guizot, Royer-Collard défendirent
l'hérédité : elle était, avec la royauté, le dernier vestige d'aristocratie
dans les institutions ; le détruire, c'était aller à la démocratie, où les
vieux libéraux de la Restauration ne voyaient que tyrannie et désordre. Molé
écrivit à Barante : C'est la fin du gouvernement
représentatif ; nous sommes entre le pouvoir absolu et l'anarchie. A
gauche, Odilon Barrot réclama l'élection des pairs, élection faite, dit-il, dans des
conditions différentes de celles qui président à la nomination du corps
législatif, faite à divers degrés, par le pouvoir municipal que vous devez
élever à la hauteur d'une institution ; car c'est là qu'on rencontre les
habitudes pratiques, le sentiment intelligent des intérêts les plus vitaux du
pays ; intérêts que vous pouvez opposer utilement aux tendances théoriques
vers lesquelles toute démocratie est plus ou moins entrainée. Il ne
cachait pas que, soucieux de l'indépendance de ce troisième pouvoir, il eût
préféré le maintien de l'hérédité au choix de la Couronne. La majorité ne pensait pas de façon si compliquée. Il ne s'agissait pas pour elle de créer une seconde Chambre qui eût mission de représenter d'autres intérêts ou d'autres idées. La question, pour elle, était seulement de savoir si l'on conserverait un privilège contraire à l'égalité. Il fut aboli par 206 voix contre 8G. Les pairs ne consentirent à leur déchéance qu'après la nomination d'une fournée de pairs qui changea la majorité de leur assemblée. La loi (29 décembre 1831) porta que la nomination des pairs appartiendrait au Roi en nombre illimité, mais qu'il serait tenu de les choisir dans des catégories déterminées de citoyens, ministres, députés ayant six ans d'exercice, hauts fonctionnaires civils ou militaires, académiciens ; ou encore propriétaires, manufacturiers, commerçants payant 3.000 francs d'impôts et remplissant certaines conditions d'âge ou d'ancienneté dans les fonctions publiques. C'était le trait le plus significatif de la réforme. La pairie ouvrait à la haute bourgeoisie un espoir et une carrière ; elle s'emparerait des places abandonnées par les nobles et les évêques. II. — CASIMIR PERIER ET L'OPINION PUBLIQUE. MAIS l'abolition de l'hérédité de la pairie n'était plus en 1831 une concession démocratique qui fût capable de calmer l'agitation antimonarchique, que l'avènement de C. Perier avait trouvée en pleine ardeur, en pleine organisation. Elle se manifesta dans la presse et dans la rue avec une violence qui trahit la surexcitation du publie parisien. Une fois l'avènement du ministère du 13 mars notifié à la France, écrivit le National, les derniers liens furent brisés entre la presse et le pouvoir. On n'avait eu besoin que de s'entrevoir pour se haïr. Le Roi fut pris personnellement à partie à propos des moindres incidents. La fermeture, par une grille et un fossé, de la partie du jardin des Tuileries qui confinait au palais du Roi, était l'occasion de parler d'une nouvelle Bastille. — La médaille votée pour les combattants de juillet devait porter la légende : donnée par le roi des Français, et être remise par le Roi, qui recevrait à cette occasion le serment de fidélité des décorés ; les protestations furent telles qu'on dut renoncer à la cérémonie : c'était renverser les rôles que de faire des combattants les obligés de Louis-Philippe. A quoi songeait-on, écrit L. Blanc, de transformer en un hochet de cour ce qui ne devait être qu'un impérissable témoignage du despotisme et de la fragilité des trônes ? — La caricature politique, qui jusque-là s'en prenait surtout au clergé et aux jésuites, attaque le Roi et sa famille. Ses railleries semblèrent dangereuses en un temps où l'on n'était point encore accoutumé aux libertés et aux vivacités de la presse. Le perroquet tricolore qui répond à tout ce qu'on lui dit : Valmy ou Jemmapes, obligea Louis-Philippe à renoncer à l'effet oratoire qu'il avait coutume d'en tirer dans ses paroles publiques. Tout le monde connaît cette pièce de vers, écrit un voyageur anglais, Bulwer : Vous souvenez-vous de Jemmapes, Vous souvenez-vous de Valmy C'était en hiver à Jemmapes, C'était en hiver à Valmy... Et quoique je fisse à Jemmapes Ce que je faisais à Valmy, Je ne reçus comme à Jemmapes Aucune blessure à Valmy... Les légendes et les images se font agressives : une lithographie, qui parodie la Vengeance poursuivant le Crime de Prudhon, représente le crime sous les traits de Louis-Philippe ; son toupet le fait reconnaître dans le Judas qui trahit la Liberté assise à la place du Christ de la Cène ; une caricature donne les traits du Roi à l'escamoteur des trois muscades Juillet, Révolution, Liberté. Il devient banal d'enfermer sa figure dans le profil d'une poire. L'auteur de cette comparaison diabolique, Philippon, le fondateur du Charivari et de la Caricature, groupe dans ses journaux satiriques, autour d'une brillante rédaction (Cler, Altaroche, Desnoyers, ses trois hommes d'État), les premiers artistes du temps, Daumier, Charlet, Raffet, Decamps, Bellange, Deveria. C'est dans le satirique Corsaire que débutent la plupart des écrivains qui se disputeront la faveur du public, Alphonse Karr, Léon Gozlan, Méry, Louis Reybaud, Jules Sandeau, Murger, Champfleury, et d'autres. Personne ne défend la respectabilité de la monarchie, sa majesté, son prestige menacé. Dans la lutte qu'elle mène, la presse d'opposition ne rencontre aucun obstacle moral ou juridique. Les tribunaux, très sévères aux articles qui peuvent troubler la tranquillité de la rue, ne condamnent pas l'offense au Roi : ils ont le sentiment que l'opinion ne les suivrait pas. Les jurys n'osent pas s'indigner : ils ne se soucient pas de risquer leur responsabilité à défendre le dogme de la royauté ; ils ne s'appuient pas sur une raison morale, sur une conscience royaliste collective, sur une conviction supérieure. A défaut de conviction, la nécessité ou l'intérêt fournissent seuls une raison d'agir. La bourgeoisie, qui n'ose pas affronter le ridicule de protéger son roi contre les journaux, trouve l'énergie qu'il faut pour défendre l'ordre public contre l'émeute. La révolte — sinon l'émeute — s'annonça hautement, avec une audace tranquille et un air de défi. Le 6 avril 1831, la Cour d'assises eut à juger quelques jeunes gens, officiers dans l'artillerie de la garde nationale, qui s'étaient compromis dans les troubles du procès des ministres. Les accusés se firent accusateurs, les avocats furent violents : l'un d'eux, Michel de Bourges, dont c'était le début, sembla symboliser, à côté d'avocats plus célèbres et plus habiles, par son geste énergique, sa voix rude, son ironie impérieuse, tout ce qu'il y avait de vigueur menaçante dans le parti naissant de la démocratie : On vous a demandé jusqu'à présent l'acquittement des accusés au nom de la justice, de l'humanité.... Moi, je le réclame au nom du gouvernement. Et, rappelant les condamnations de 1822, et les paroles officielles sur le calme du pays prononcées l'année suivante : Ces paroles n'ont pas besoin de commentaires ; l'histoire les a flétries en les recueillant ; il faut savoir ce qui arriva : la paix succéda à l'agitation, la colère et l'indignation se réfugièrent au fond des cœurs ; alors on crut bout permis : la liberté était comprimée en France, on voulut l'étouffer en Espagne ; la presse fut bâillonnée, achetée ; les lois les plus impopulaires furent promulguées et la garde nationale brutalement cassée.... De là aux coups d'État, il n'y a qu'un pas : les ordonnances de juillet parurent, et le peuple eut son jour.... Laissez-moi croire que vous n'exposerez pas le gouvernement aux conséquences des condamnations politiques et vous-mêmes à des regrets éternels. Lafayette vint témoigner en faveur des accusés : ce fut une grande émotion. Mais il y eut un frémissement quand l'un des accusés, qui présenta lui-même sa défense, Godefroy Cavaignac, se leva et froidement déclara : Mon père fut un de ceux qui, dans le sein de la Convention Nationale, proclamèrent la République, à la face de l'Europe alors victorieuse. Il la défendit aux armées. C'est pour cela qu'il est mort dans l'exil après douze années de proscription ; et, tandis que la Restauration elle-même était forcée de laisser à la Franco les fruits de celte Révolution avait servie, tandis qu'elle comblait de ses faveurs los hommes que la République avait créés, mon père et ses collègues souffraient seuls pour la grande cause que tant d'autres trahissaient. Dernier hommage de leur vieillesse impuissante à la patrie que leur jeunesse avait si vigoureusement défendue ! Cette cause, Messieurs, se lie donc à tous mes sentiments comme fils ; les principes qu'elle embrassait sont mon héritage. L'étude a fortifié cette direction donnée naturellement à mes idées politiques ; et, aujourd'hui que l'occasion s'offre enfin à moi de prononcer un mot que tant d'autres proscrivent, je le déclare sans affectation comme sans crainte, de cœur et de conviction : je suis républicain. Ces paroles, auxquelles il ajouta une ardente apologie de la Convention qui fut passionnément applaudie, étaient une déclaration publique de guerre. Le jury acquitta tous les accusés. D'autres débats, pour être moins éclatants, annoncèrent d'autres batailles. Au procès des Quinze, poursuivis pour infraction à l'article 291, Blanqui déclara : La Chambre des députés est une machine impitoyable qui broie 25 millions de paysans et 5 millions d'ouvriers, pour en tirer la substance qui est transvasée dans les veines des privilégiés. Ainsi, la monarchie de juillet était, un an après sa naissance, publiquement remise en question, moins discutée dans ses actes que reniée dans son principe même par une jeunesse hardie, chevaleresque, désintéressée, résolue, qui n'avait ni colères à assouvir ni ambitions à satisfaire, mais un idéal à conquérir. Après l'attaque des républicains, l'ordre public subit le choc d'une insurrection. Elle éclata à Lyon, en novembre. La fabrique de soieries n'avait pas souffert de la Révolution : sa prospérité en 1831 était un fait reconnu, et signalé comme exceptionnel en France. Mais, si l'on ne manquait pas de travail à Lyon, on se plaignait qu'il y fût mal payé. Depuis les belles années de l'Empire, la baisse des salaires y était continue : la suppression du tarif des façons convenu entre fabricants et chefs d'atelier, qui était un ancien usage, souvent abandonné, toujours repris jusqu'à son définitif abandon sous la Restauration avait fait sentir aux ouvriers tout le poids de la concurrence étrangère qui obligeait à réduire les prix de revient. Il était constant qu'un canut qui gagnait sous l'Empire de 4 à 6 francs ne gagnait plus que 18 sous par jour en 1831 pour quinze heures de travail. Cette misère n'était pas bruyante, mais on savait qu'elle était mécontente et sombre, prête à éclater en rudes revendications. C'est le Conseil des prud'hommes qui, le premier, en parla publiquement ; il délibéra le 11 octobre : Considérant qu'il est de notoriété publique que beaucoup de fabricants paient réellement des façons trop minimes, il est utile qu'un tarif au minimum soit fixé pour le prix des façons. Le préfet proposa de réunir pour en délibérer des délégués de patrons et d'ouvriers. Le 15 octobre, la Chambre de commerce, les maires de Lyon et des faubourgs, Vaise, la Croix-Rousse et la Guillotière, décidèrent de confier la rédaction d'un tarif à 28 fabricants désignés par la Chambre de commerce et à 22 ouvriers (chefs d'atelier) élus par leurs camarades. L'assemblée se réunit le 25 octobre à la préfecture. Les ouvriers, descendus en foule, mais en bon ordre, sans un cri, sans une arme, des hauteurs de la Croix-Rousse, traversèrent la ville, se rangèrent sur la place et dans les rues voisines. Le préfet, craignant que l'assemblée n'eût l'air de délibérer sous la menace d'une émeute, vint en uniforme au milieu des ouvriers et leur exposa qu'il valait mieux rentrer chez eux ; ce qu'ils firent tranquillement, en criant : Vive le Préfet ! L'assemblée délibéra dans le calme, rédigea le tarif et chargea le Conseil des prud'hommes d'en surveiller l'exécution. L'inquiétude de la foule se changea en joie ; on illumina ; c'était la fin de la misère. A coup sûr, le contrat passé entre les parties n'était point légalement obligatoire ; on avait pourtant grand espoir qu'il serait respecté comme un engagement d'honneur, quand l'agitation recommença ; mais elle avait changé de camp. Les fabricants, en grande majorité, protestaient contre l'acte du 23 octobre, prétendaient que le consentement de leurs délégués avait été arraché par la tyrannie populaire à leur faiblesse ; le tarif est d'ailleurs et en tout cas, dirent-ils, une atteinte à la liberté des transactions ; le préfet est intervenu sans droit dans les conditions de l'industrie ; c'est un démagogue. Quelques-uns refusent d'appliquer le tarif ; les prud'hommes les condamnent. Alors, au nombre de 104, les fabricants publient un manifeste (10 novembre), où il est déclaré que les ouvriers demandent des salaires exagérés parce qu'ils se sont créé des besoins factices. Aussitôt les colères se rallument ; les tisseurs décident de cesser le travail pour huit jours. Le 28 novembre, un dimanche, à l'occasion d'une revue de la garde nationale, des propos violents sont échangés entre les bourgeois riches qui ont conservé l'uniforme de la Restauration et les chefs d'atelier moins élégants. Le lendemain, trois à quatre cents tisseurs parcourent les rues de la Croix-Rousse pour obliger les autres à arrêter les métiers et désarment les gardes nationaux qui veulent leur barrer la route ; la colonne des manifestants descend sur la ville ; elle se heurte à la première légion de la garde, composée en majorité de fabricants, qui tirent, et couchent par terre huit ouvriers. Les autres remontent en désordre à la Croix-Rousse ; la fureur éclate dans le faubourg. C'est une explosion subite. De chaque maison sortent des combattants ; des barricades s'élèvent ; les insurgés enlèvent deux pièces de canon, marchent sur Lyon, drapeau noir en tète. Il est onze heures du matin. L'infanterie, qui essaie de gravir les pentes du plateau de la Croix-Rousse, est accueillie par une grêle de tuiles et de balles. La garde nationale s'unit aux ouvriers ; les soldats reculent. Le préfet essaie de négocier ; on le retient prisonnier. Les dragons, appuyés par une batterie d'artillerie de la garde, veulent à leur tour s'établir sur le plateau ; ils ne, sont pas plus heureux et se retirent, mitraillés du haut des toits et des fenêtres. Le lendemain, toute la Croix-Rousse reprend l'offensive, descend sur Lyon ; le tocsin sonne ; les ouvriers des autres quartiers de la ville désarment les postes et se joignent aux tisseurs du plateau. L'insurrection est maîtresse de Lyon le soir du 22 novembre. Elle est embarrassée de sa victoire, et n'a qu'un souci, celui de rétablir l'ordre et de respecter les propriétés. Des sentinelles populaires veillent sur la Monnaie et sur la Recette générale ; aucun meurtre ; aucun pillage, sauf celui d'une maison d'où les fabricants ont tiré sur la foule. Le calme règne ; on ramasse les morts, on hospitalise trois cents blessés. Le préfet écrit aux maires du département le 27 novembre : Le gouvernement du Roi n'a jamais été méconnu ; j'ai conservé le plein et entier exercice de l'autorité qui m'est confiée. Cette insurrection de la misère, violente dans la bataille, timide dans la victoire, on décide d'en venir à bout, sans doute pour l'exemple et pour le principe. Le 5 décembre, le prince royal et Soult, avec des troupes, entrent à Lyon, tambour battant et mèche allumée. Ils décident : la garde nationale sera licenciée ; la ville aura 20.000 hommes de garnison ; des forts seront construits à la Croix-Rousse, menace pour le faubourg qu'ils séparent de la ville, et pour la ville qu'ils domineront ; le préfet est révoqué, le tarif est abrogé. Quand on apprend à Paris que Lyon s'est soulevé, mais que ce n'est ni pour Henri V, ni pour Napoléon, ni pour la République, le gouvernement est satisfait et soulagé. Si quelques journalistes plus clairvoyants ou plus effrayés aperçoivent que ces événements ont posé un menaçant problème, ils sont rares et peu écoutés : La société moderne périra par ses prolétaires, écrit Saint-Marc Girardin dans les Débats, si elle ne cherche pas par tous les moyens possibles à leur faire part dans la propriété ou si elle en fait des citoyens actifs avant d'en faire des propriétaires. Je n'ai aucun goût pour la philanthropie niaise et dupe : mais quiconque ne s'occupe pas du sort des classes inférieures n'est ni un bon chrétien, ni un bon citoyen. Pour la Chambre, ce n'est là que du désordre à réprimer, la police suffit ; elle dit au Roi dans une adresse : Nous nous empressons d'exposer à Votre Majesté le vœu unanime des députés de la France, pour que son gouvernement oppose à ces déplorables excès toute la puissance des lois. La sûreté des personnes a été violemment attaquée ; la propriété a été menacée dans son principe ; la liberté de l'industrie a été menacée de destruction. Il faut que de tels attentats soient sévèrement réprimés. Ce conflit social ne suggère aux pouvoirs publics qu'une idée : rétablir l'ordre. Il n'est pas de plus pressant besoin, au point qu'il obscurcit toute préoccupation d'avenir, toute capacité de réfléchir sur le problème soulevé par une insurrection faite au nom d'un tarif de façons. On la traite comme une simple bagarre. Toutes les formes du désordre sont combattues avec vigueur. La magistrature poursuit les journaux qui attaquent le Roi ; la police les saisit, emprisonne les journalistes, recherche les conspirateurs. On arrête à Paris des hommes qui essaient de sonner le tocsin de Notre-Dame pour rassembler des mécontents ; il y a tant de poursuites, tant d'affaires, que l'on ne sait plus si la police ne les provoque pas pour avoir la gloire de les réprimer. C'est une guerre de tous les jours, faite d'escarmouches sans nombre, d'embuscades et de coups de main : Pour tout dire, constate Louis Blanc, l'autorité, véritablement assiégée, avait été fortifiée comme une place de guerre, et l'administration n'était plus en quelque sorte qu'une armée en campagne. Les légitimistes s'agitent à leur tour de façon inattendue. Battus aux dernières élections, n'ayant plus de ressources que dans les violences d'une presse où ils publient leurs implacables rancunes, ils tentent eux aussi une conspiration. Ce fut le complot des Prouvaires ; 1.500 conjurés devaient cerner les Tuileries, un jour de bal, et enlever la famille royale. Mais la police s'empara des conjurés réunis, rue des Prouvaires, en un banquet. D'autres songèrent à une prise d'armes en Vendée. La duchesse de Berry, qui vivait à Londres, pensait y jouer un rôle : romanesque aventure qui la distrairait de son ennui. Elle partit pour préparer l'affaire en Italie. Les royalistes du Midi se soulèveraient les premiers, puis les fidèles Bretons, tandis que les Etats Généraux seraient convoqués à Toulouse. L'échec fut complet. La duchesse débarqua en Provence : personne ne s'émut à Marseille ; en avril, elle arriva déguisée en Vendée, circula dans les villages ; les paysans ne bougèrent pas. Non découragée par les sages avis qui lui venaient de Paris et de Vendée, elle fixa un jour pour le soulèvement : quelques badauds se firent tuer (juin). Elle s'enfuit à Nantes, et s'y cacha jusqu'au jour où, livrée par trahison, elle fut enfermée à Blaye (novembre). Casimir Perier avait plus de peine à venir à bout de la Chambre que des conspirateurs. La majorité ne lui voulait à coup sûr aucun mal, mais elle était fragile, étant dominée par la peur de se prononcer, comme l'exigeait à chaque instant cet homme, pour une politique de résistance à outrance. Perier passait son temps à l'instruire, à lui souffler son courage ; tous ses discours étaient des exhortations morales. Ces conservateurs déterminés, qui ont de l'émeute une frayeur salutaire, voudraient pourtant que leur courage ne fût pas mis en doute ; ils aimeraient blâmer le gouvernement sans le renverser, pour manifester leur indépendance. Le bourgeois révolutionnaire et conservateur est un type récent dans l'histoire politique, mais durable : Demandez à cet homme s'il est royaliste, écrit A. Carrel, il vous répondra qu'il est abonné depuis quinze ans au Constitutionnel, et que sans doute vous vous moquez. — Républicain ? Pas davantage, mais il veut les conséquences de la Révolution de juillet. — Propagandiste ? il a horreur du mot depuis qu'il a lu le discours de M. Perier ; mais il tiendrait beaucoup cependant à ce que la France tilt encore la grande nation, car il a dans sa bibliothèque, à côté d'un beau Voltaire, une superbe édition des Victoires et conquêtes de M. Panckoucke, et il a été révolté de l'abandon de la Pologne. Notre homme n'est rien de ce qui fait un royaliste ; il est, au contraire, implacable ennemi des chouans, des prêtres, des émigrés et de la Sainte-Alliance. Il a toute l'étoffe d'un républicain.... Il prendrait son parti pour la République, si elle pouvait venir sans trouble ; mais en attendant il est pour l'ordre public ou mieux encore pour la tranquillité. Ces gens-là veulent conserver la gloire d'être révolutionnaires sans en courir les risques, et résister au désordre sans s'exposer au reproche d'être traités de réactionnaires. Il est très fatigant de les gouverner ; il faut les menacer sans cesse, les effrayer et, aussi souvent qu'il est possible, flatter leurs passions dominantes. Ces bourgeois en ont deux : ils sont envieux du Roi qu'ils ont fait et, voltairiens déterminés, ils détestent le clergé. Casimir Perier consentait que la royauté, tout en se faisant forte, restât simple et bourgeoise, que le roi des Français gardât quelque ressemblance avec le duc d'Orléans. Quand vint le moment de fixer sa liste civile, il laissa les députés chicaner sur le montant. Charles X recevait 25 millions, les princes 7 ; huit autres étaient pris sur le budget de la Guerre pour la garde ; en tout 40 millions. Laffitte avait proposé, pour le nouveau Roi, 18 millions (décembre 1830). On calcula aussitôt que c'était 37 fois plus que le Premier Consul et 148 fois plus que le Président des États-Unis. La commission de la Chambre jugea le chiffre exorbitant, mais n'en proposa pas d'autre. Casimir Perier refusa de le fixer lui-même. La commission proposa 14 millions. Ce chiffre était le total d'une addition, celle des dépenses obligatoires d'un roi. On voit le parti qu'une telle liste offrait à l'opposition : 80.000 francs de remèdes, c'était trop pour un roi bien portant, et que dire de 4.268.000 francs de menus plaisirs, de 300 chevaux à 1.000 écus, de 200.000 francs de livrées ! Les pamphlets d'un député, M. de Cormenin, traduisirent le sentiment général des bourgeois : ce Roi coûtait cher. Finalement, la Chambre vota 12 millions. C'est dans la discussion du budget de 1832 que se manifestèrent à la Chambre les sentiments anticléricaux qui avaient éclaté si violemment dans le public après les journées de juillet. Le traitement des archevêques fut ramené de 25.000 francs à 15.000, celui des évêques de 20.000 à 10.000 : c'étaient les chiffres de 1802. La question des évêchés nouveaux créés par la Restauration — il y en avait 30, dont 5 archevêchés — fut soulevée ; l'abolition en fut demandée pour être réalisée au fur et à mesure de l'extinction des titulaires ; la Chambre la rejeta, mais seulement lorsque le gouvernement eut annoncé qu'il négocierait avec Rome la réduction du nombre des sièges. C'était l'avis général que le parti carliste et le parti prêtre ne faisaient qu'un, et qu'ils étaient plus dangereux à la monarchie que le parti républicain. L'archevêque de Paris, Quélen, était connu pour la sympathie active qu'il gardait aux Bourbons ; c'est contre lui qu'avait été dirigée l'émeute du 14 février 1831. Le gouvernement refusa de reconstruire son palais dévasté et laissa l'église Saint-Germain l'Auxerrois fermée. L'archevêque protesta dans une lettre publique à laquelle riposta le Moniteur. Certains couvents étaient considérés comme des foyers de carlisme : les Trappistes de la Meilleraye furent dénoncés comme conspirateurs dangereux, étant sur les contins de la Bretagne et de la Vendée ; la communauté fut dissoute le 5 août 1831 et dispersée par la force le 28 septembre ; il ne resta au couvent que les malades, les moines étrangers (anglais et irlandais) et des gendarmes. Mais l'Agence pour la liberté religieuse réorganisa la résistance ; les moines refusèrent de nourrir les gendarmes, reprirent leur costume et se remirent à sonner leur cloche. ll y eut une nouvelle expédition ; les moines étrangers furent expulsés. L'abbé attaqua le préfet de la Loire-Inférieure en dommages-intérêts ; le tribunal se déclara incompétent. L'affaire, qui fit grand bruit, s'arrêta là. Il se produisit encore des polémiques et parfois des bagarres à propos des processions de la Fête-Dieu et du 15 août, et de certains enterrements. Quand mourut l'abbé Grégoire (mai 1831), l'archevêque lui refusa les obsèques religieuses ; mais le cortège, autorisé par un arrêté du préfet de police, entra dans l'église (Abbaye-aux-Bois) et l'office y fut célébré. Le gouvernement, dans ses manifestations publiques, observait la plus irréprochable laïcité. Une cérémonie funèbre fut organisée en l'honneur des morts de juillet, au Panthéon ; le clergé n'y fut point convié. La Chambre siégeait le jour de l'Assomption. Autant de preuves éclatantes et contradictoires de l'anticléricalisme bourgeois, qui se montrait, suivant les cas, gallican ou voltairien. III. — CASIMIR PERIER ET L'EUROPE. LES gouvernements précédents avaient proclamé leur amour de LES paix. Mais on n'avait, ni en France, ni à l'étranger, cru à leur sincérité. Au contraire, avant même que Casimir Perier eût formulé son opinion, on fut convaincu qu'il était l'adversaire le plus déterminé de toute guerre. Werther, ambassadeur de Prusse, écrivit le 13 mars à son gouvernement : J'avoue que, pour la première fois depuis la Révolution, je trouve une lueur de paix dans la formation du nouveau ministère. Et Palmerston, à Lord Granville, le 15 mars : Comme nous sommes joyeux que Casimir Perier soit nommé ! maintenant nous pouvons espérer la paix à l'extérieur et à l'intérieur de la France. Le 18 mars, devant la Chambre, le ministre confirma cette impression par des déclarations précises. Comme ses prédécesseurs, il proclama la non-intervention ; mais il la débarrassa de ses équivoques : Ce principe a été posé, nous l'adoptons.... Est-ce à dire que nous nous engageons à porter nos armes partout où il ne sera pas respecté ? Messieurs, ce serait renouveler les prétentions de la Sainte-Alliance, ce serait tomber dans la chimérique ambition de tous ceux qui ont voulu soumettre l'Europe au joug d'une seule idée et réaliser la monarchie universelle. Ainsi entendu, le principe de non-intervention servirait de masque à l'esprit de conquête. Nous soutiendrons ce principe en tout lieu, par la voie des négociations. Mais l'intérêt et la dignité de la France pourraient seuls nous faire prendre les armes. Nous ne concédons à aucun peuple le droit de nous forcer à corn-battre pour sa cause, et le sang des Français n'appartient qu'à la France. Ainsi tout espoir d'une guerre de propagande à opposer à une guerre de répression fut rayé du programme de la politique française. La France ne fera la guerre que dans les cas où elle jugera la guerre conforme à ses intérêts. La parole de Casimir Perier parut à l'Europe une garantie suffisante contre toute rechute de la France dans ses traditions révolutionnaires et impériales. Palmerston (12 avril) chargea Lord Granville de lui exprimer sa confiance, et de dire au Roi à quel point la bonne entente des deux pays dépend du respect et de la confiance que nous inspire le caractère personnel de Perier. L'alliance anglaise arrangée par Talleyrand n'était point en effet un engagement général et permanent : les deux pays rapprochés depuis la Révolution ne devaient, en vertu de leur entente, agir d'accord que s'ils étaient du même avis. Le sens donné par Perier à la non-intervention en faisait un accord plus durable et préparait des occasions plus fréquentes d'action commune. Perier ne subit pourtant pas la paix comme un mal nécessaire. Il voulut l'imposer. Il mit à la défendre l'énergie et l'audace d'un combattant. Il fut vraiment le champion de la paix en Europe. En 1831, il avait proposé à la Prusse et à l'Autriche un désarmement simultané, sinon total, du moins partiel et leur avait demandé de garantir la paix avec lui, en cessant les armements extraordinaires, et en rétablissant avant le 1er janvier 1832 les armées sur le pied de paix. Mais voici que l'Italie s'insurge, que l'affaire belge, qui semblait réglée, ressuscite, que la Pologne se soulève. Bien loin de désarmer, la France doit se mettre en état de soutenir une grande guerre, s'il le faut. Casimir Perier fait aussitôt étudier par une commission que préside le maréchal Jourdan une nouvelle loi militaire (promulguée le 23 mars 1832). Elle permet à la France de doubler ses effectifs : c'est-à-dire la conscription (qu'on avait évité d'appeler par son nom en 1818), donné comme le principal moyen de recrutement : le contingent annuel fixé à 80.000 hommes, la durée du service fixée à 7 ans, préparent pour 1832 450.000 combattants. L'insurrection italienne avait éclaté à Modène, le 3
février 1831. Elle était, semble-t-il. l'œuvre de réfugiés, victimes de la
tyrannie autrichienne, qui, depuis la Révolution, espéraient une guerre pour
chasser les Autrichiens de leur pays. Soutenus en France par la sympathie des
libéraux et des républicains, encouragés parfois en Italie même par les
agents français, ils avaient vu dans les déclarations du ministère Laffitte
sur la non-intervention un engagement de les défendre contre une invasion
possible de l'armée autrichienne. De Modène, l'insurrection gagna Parme,
Bologne, les États Romains, où Rome seule resta fidèle au pape. Le pape
Grégoire XVI, nouvellement élu, appela les Autrichiens : Nous opposerons-nous à l'intervention de l'Autriche ?
écrivit notre ambassadeur à Turin, Barante ; c'est la guerre générale....
Souffrons-nous l'intervention ? C'est la plus
complète humiliation. Lafayette écrivit à ses amis italiens que le
ministère, en ne protestant pas une seule fois contre la définition que
lui-même avait donnée à trois reprises à la tribune du principe de
non-intervention, avait fait sienne cette définition. De fait, l'ambassadeur
français à Vienne, le maréchal Maison, envoyait à Paris une dépêche
belliqueuse et demandait à son collègue de Constantinople de s'informer des
intentions du gouvernement ottoman à l'égard de l'Autriche ; notre consul à
Bologne assurait aux insurgés que la France ne les abandonnerait pas. Casimir Perier refroidit toutes ces velléités belliqueuses par sa déclaration du 18 mars. Mais la doctrine même qu'il y avait exprimée lui imposa l'obligation de ne pas rester indifférent à l'action de l'Autriche, qui, en un mois, écrasa l'insurrection. Dans les derniers jours du ministère Laffitte, Sébastiani avait d'ailleurs déclaré que, si l'intervention autrichienne pouvait être tolérée à Parme et à Modène, l'envahissement des États de l'Église blesserait la dignité et les intérêts de la France. Or, les Autrichiens entrèrent à Bologne, le 21 mars. Perier, sans y voir un cas de guerre, était pourtant convaincu que notre inaction équivaudrait à une diminution de l'autorité morale de la France. Il convoqua les ambassadeurs étrangers (27 mars), leur déclara que le maintien des troupes autrichiennes à Bologne déchaînerait la guerre, et demanda aux Chambres un crédit de 100 millions. Cette tactique réussit. Metternich ne se montra pas hostile à l'évacuation. Il fut convenu qu'une conférence internationale serait réunie à Rome pour y proposer au Pape les réformes propres à prévenir le mécontentement où s'alimentait l'esprit de révolte. En même temps, l'ambassadeur de France à Rome fut chargé de dégager le gouvernement français de toute présomption de complicité avec les insurgés : Le soussigné, déclara-t-il dans une note au secrétaire d'État (15 avril)... s'empresse de déclarer que le gouvernement français ne veut pas, ne voudra jamais protéger, dans les États du pape, des entreprises aussi coupables qu'insensées, dont l'effet serait infailliblement d'attirer sur les peuples de nouveaux désastres et de retarder l'exécution des projets généreux que le Saint-Père a conçus pour leur bonheur. Ce désaveu des révolutionnaires, qui avait un air de trahison, parut brutal et provoqua des manifestations à Paris. Perier chercha à en atténuer l'effet en obtenant l'amnistie des insurgés et en insistant pour le retrait immédiat des troupes autrichiennes ; il menaça même d'envoyer une escadre et des troupes à Civita-Vecchia. Ancône fut évacuée et le corps autrichien se concentra à Bologne, qu'il évacua le 15 juillet. L'amnistie fut accordée. Enfin la conférence rédigea un mémorandum qui énumérait les réformes au prix desquelles les puissances garantissaient au pape son indépendance. Le Roi déclara dans le discours du trône, le 23 juillet : Ainsi que je l'avais demandé, les troupes de l'empereur d'Autriche ont évacué les États Romains. On fut tranquille pendant six mois. Mais, tandis que le gouvernement français paraissait se désintéresser des affaires de Rome, les libéraux romains, mécontents de l'insignifiance des réformes pontificales, continuaient à s'agiter. En décembre, la guerre civile sembla de nouveau probable. Le 28 janvier 1832, les Autrichiens, à la demande du cardinal Albani, commandant de l'armée pontificale, rentrèrent à Bologne. C'était un affront pour Casimir Perier. Il riposta sans délai. Le 7 février, une flotte française partit pour Ancône, emportant deux bataillons et une compagnie d'artillerie. Puis l'Autriche fut prévenue que l'expédition était en route, et le pape fut invité à autoriser l'occupation d'Ancône. Grégoire XVI refusa. Nos troupes y entrèrent sans combat le 23 février, dans la nuit. Metternich se fâcha, écrivit au comte Apponyi, son ambassadeur à Paris, que cette insulte était inouïe dans les fastes de l'histoire, telle que ni le Comité de Salut public, ni Napoléon ne s'en sont permis (29 février).... La France, ainsi que tout ce qui en vient et y Lient, est dans un état voisin de la folie (9 mars). Les Autrichiens étaient à Bologne pour défendre le pape, les Français à Ancône pour déchaîner la Révolution. En effet, les Français et leurs chefs fraternisèrent — comme il était naturel — avec les libéraux d'Ancône ; cette petite troupe, tout à la joie de son succès, croyait revenus les temps héroïques de la guerre révolutionnaire ; il ne -lui semblait pas possible d'être en Italie pour faire autre chose que la guerre aux Autrichiens et même au pape. Pourtant la guerre n'éclata pas. Le drapeau tricolore à Ancône avait moins de signification que ne l'imaginaient ceux qui l'y avaient porté. D'abord toute l'Europe s'indigna, comme il convenait, même l'Angleterre. Les ambassadeurs vinrent en corps demander des explications à Casimir Perier, qui les reçut mal : Reconnaissez-vous, lui dirent-ils, un droit des gens européen, ou prétendez-vous en avoir un pour votre usage ? Il répliqua sur un ton irrité : Le droit public européen, c'est moi qui le défends. Croyez-vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix ? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu : il commandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe, et j'y ai compté. Un mémorandum fut envoyé à toutes les Cours pour enlever à l'occupation d'Ancône le caractère de surprise que les circonstances lui avaient donné, et le commandant des troupes fut rappelé. Le pape finit par autoriser le séjour des Français à Ancône (17 avril). L'affaire belge se trouva fort embrouillée par le refus que Louis-Philippe opposa aux délégués qui apportaient la couronne au duc de Nemours. Casimir Perier manifesta clairement son intention de ne pas suivre en Belgique une politique séparée de celle des Puissances. Il adhéra au protocole rédigé le 20 janvier par la Conférence de Londres, notifia au gouvernement belge son union indissoluble avec les autres signataires, et l'engagea à s'y soumettre : Lorsque nous avons accepté, écrivit Sébastiani à notre envoyé à Bruxelles, tous les traités existants pour assurer le maintien de la paix, lorsque nous n'avons réclamé ni Landau, ni Sarrelouis, ni Marienbourg, ni, en un mot, aucune partie de nos anciennes frontières, comment les Belges pourraient-ils croire que nous consentirions à soutenir la guerre pour leur faire acquérir le grand-duché de Luxembourg ? (25 avril). Cette conduite et ce langage, appuyés par des déclarations précises à la tribune, ramenèrent la bonne entente avec l'Angleterre. En échange de ses assurances pacifiques, Casimir Perier obtint la promesse qu'une partie des forteresses élevées contre la France eu 1815 seraient détruites ; il se rallia au candidat que les Anglais proposaient pour le trône belge, Léopold de Saxe-Cobourg, veuf d'une princesse de Galles et beau-frère du duc de Kent. Le Congrès se décida à élire ce candidat le 4 juin ; puis ses commissaires s'entendirent avec la Conférence pour rédiger le traité dit des dix-huit articles (26 juin 1831). La Belgique serait perpétuellement neutre, prendrait à sa charge la partie de la dette du royaume dissous qui était d'origine belge ; cillant au Grand-Duché de Luxembourg, les Puissances s'engagèrent provisoirement à en laisser aux Belges la partie qu'ils occupaient jusqu'à ce qu'une négociation nouvelle avec le grand-duc réglât le partage. Le Congrès ratifia le traité, non sans de vives récriminations, et Léopold vint prendre possession de son royaume le 21 juillet. Mais le roi des Pays-Bas n'accepta pas la décision de la Conférence ; il recommença la guerre (2 août) et en dix jours battit deux armées belges. La Belgique sembla perdue de nouveau. Une armée française franchit la frontière et chassa les Hollandais. Mais la Conférence imposa aux Belges le traité des vingt-quatre articles, qui, moins avantageux que le précédent, leur laissait une partie seulement du Luxembourg en échange du Limbourg (15 novembre). La France ne demanda pas le prix de ses services et se contenta de l'avantage moral qu'elle pensait retirer du mariage de Léopold avec une fille de Louis-Philippe. Le conflit avec les Hollandais ne fut pas immédiatement terminé. Ils refusèrent d'évacuer Anvers, une nouvelle armée française alla les en déloger l'année suivante (23 décembre 1832). Ainsi l'indépendance de la Belgique fut assurée par la France, non pas en contradiction, mais en accord avec les grandes Puissances. L'armée française quitta le sol belge sans avoir détruit seulement le lion de Waterloo ; mais l'action rapide et résolue de Casimir Perier avait en somme sauvé de l'écrasement un peuple insurgé contre les traités de 1815. Casimir Perier aimait à donner des preuves de son esprit de décision. Le roi de Portugal, don Miguel, ayant refusé une réparation pour le dommage causé à des Français arrêtés comme libéraux, une flotte française vint forcer l'entrée du Tage, et obligea le gouvernement portugais à accorder satisfaction (juillet 1831). L'Angleterre fut émue de voir traiter ainsi un allié qui était sous sa protection séculaire. La cause des Polonais provoquait une sympathie grandissante. N'étaient-ils pas les phis illustres et les plus symboliques victimes du brigandage monarchique, de toutes les injustices de l'ancien régime ? Ne devaient-ils pas être, avant tous autres, les bénéficiaires du droit nouveau, français, révolutionnaire ? Mais l'impuissance du gouvernement à les secourir égalait l'enthousiasme de la nation à les aimer. Il intervint faiblement, proposa une médiation à trois, France, Angleterre et Prusse, dont ne voulurent ni la Prusse ni l'Angleterre. Il tenta d'une intervention morale auprès du gouvernement russe ; sur quoi Nesselrode déclara à l'ambassadeur français : Nous sommes maîtres chez nous. La Chambre exprima (août), dans son adresse, la confiance que la nationalité polonaise ne périrait pas, et, le 7 septembre, Varsovie, prise d'assaut, capitula. Ce fut une émotion terrible. L'émeute secoua Paris ; on cria : Vive la République ! on cassa les vitres des ministères, on essaya de forcer le Palais-Royal. Sébastiani, à la Chambre, déclara : Le royaume de Pologne a été créé par le Congrès de Vienne ; le gouvernement ne craint pas de le répéter : la nationalité polonaise ne périra pas. Perier, plus franc, parla net : il s'agissait de la paix ou de la guerre : qui voulait la guerre ? La Chambre se déclara satisfaite des explications données par les ministres. 1V. — LA MORT DE CASIMIR PERIER (16 MAI) ; LA FIN DE SON MINISTÈRE (13 OCTOBRE). CASIMIR PERIER mourut du choléra le 16 mai 1832. Son ministère lui survécut cinq mois. Le Roi ne le remplaça pas à la présidence du Conseil ; Montalivet prit l'Intérieur, et laissa l'Instruction publique à Girod (de l'Ain). C'était indiquer que l'on continuait le système du 13 mars ; c'était aussi pour le Roi l'occasion de reprendre la direction du gouvernement. Il était pressé de prouver que Casimir Perier n'avait, fait qu'obéir à son impulsion et que, son ministre disparu, rien ne serait changé. Car le pouvoir que Louis-Philippe aimait à exercer aurait perdu de son prix à ses yeux, s'il eût dû laisser ignorer qu'il l'exerçait. Les partis d'opposition attendaient de la mort de Casimir Perier qu'elle marquât le début d'une détente dans la politique de résistance. L'annonce que le système continuerait d'être appliqué provoqua leurs colères, et 134 députés de gauche envoyèrent à leurs 'électeurs un compte rendu plein d'invectives contre le gouvernement : Que ce régime se prolonge, et la Révolution de juillet et la France sont livrées à leurs ennemis. La Restauration et la Révolution sont en présence. La vieille lutte que nous avons crue terminée recommence. Ce manifeste fut signé par des républicains notoires, comme Garnier-Pagès et Cabet. Les sociétés secrètes. qui cherchaient une occasion d'agitation, la trouvèrent dans la mort du général Lamarque, député fort populaire, parce qu'il était à la fois le soldat de Napoléon et l'ami de la liberté. Tous les partis d'opposition s'entendirent pour tenter une insurrection à l'occasion de ses funérailles (5 juin). Les légitimistes, état-major sans troupes à Paris, mais alors pleins d'espoir en l'insurrection de Vendée, distribuent cartouches et pistolets aux ouvriers qui se placent sur le parcours du convoi. Les bonapartistes espèrent un soulèvement de l'armée. Les républicains des Amis du Peuple, des Droits de l'Homme, de la Gauloise, du Comité organisateur des municipalités, décident de soutenir la lutte en cas de collision. Le gouvernement, qui s'attend à l'émeute, prend des précautions ; tout le parcours est gardé, des troupes massées aux points importants. Le cortège devait suivre les boulevards pour gagner le pont d'Austerlitz, d'où une voiture emporterait le cercueil à Mont-de-Marsan. Lorsque le char funèbre, traîné par 300 jeunes gens, suivi des députations de la garde nationale, de la jeunesse des Écoles, d'ouvriers, de réfugiés étrangers, de sociétés révolutionnaires portant leurs bannières, arrive à la hauteur de la rue de la Paix, les cris de : A la colonne ! s'élèvent dans la foule. Alors les jeunes gens qui traînent le char se détournent de la route fixée, font le tour de la colonne Vendôme ; l'excitation grandit ; des cris de Vive la République ! sont poussés devant le ministère des Affaires étrangères. Sur tout le parcours, les spectateurs semblent venir moins en curieux qu'en combattants ; ils arrachent les tuteurs des arbres du boulevard, brisent des chaises, désarment des postes ; vers la Bastille surviennent une soixantaine de polytechniciens qui ont forcé la consigne de leur école ; les discours prononcés à la halte du cortège près du pont d'Austerlitz, l'apparition du drapeau rouge porté par un homme à cheval ajoutent à l'émotion et à la nervosité de la foule. Lorsque les dragons de la caserne des Célestins viennent se ranger vers le pont, le conflit éclate ; des jeunes gens veulent conduire le corbillard au Panthéon ; la cavalerie municipale du Jardin des Plantes les arrête : c'est le signal de l'insurrection générale. Elle est d'une rapidité inouïe. Les postes sont enlevés, les barricades s'élèvent ; vers six heures du soir, les quartiers compris entre le Jardin des Plantes et le faubourg Saint-Jacques sur la rive gauche, et, sur la rive droite, les quartiers de l'Est jusqu'à la place des Victoires se soulèvent ; des barricades se dressent ; la Banque, la Poste sont menacées. C'est que les membres des sociétés populaires, à la nouvelle de la collision du pont d'Austerlitz, ont pris les armes. Ils ne semblent pas être très nombreux, ni réussir à entraîner beaucoup d'ouvriers. Les troupes, les gardes nationaux de Paris et de la banlieue, réunis sous le commandement de Lobau, prennent alors l'offensive, les resserrent, sans rencontrer une forte résistance, entre les boulevards et les quais. La lutte cesse à minuit, pour recommencer le lendemain (6 juin). Le Roi, à midi, circule à cheval de la Concorde à la Bastille par les boulevards, et revient aux Tuileries par les quais ; les derniers insurgés bloqués dans le cloître Saint-Merri s'y défendent toute la journée et s'y font tuer ; on s'empare de quelques rares survivants vers quatre heures du soir. Il y a 800 morts ou blessés dans Paris. Cependant, des chefs de l'opposition dynastique ou républicaine, aucun n'avait figuré dans la bataille. Lafayette avait disparu après le discours qu'il avait prononcé sur le pont d'Austerlitz. Quelques-uns, les républicains, réunis dans la soirée du 5 au National, avaient essayé de s'entendre et n'y avaient pas réussi. Le lendemain, les dynastiques réunis chez Laffitte avaient envoyé au Roi trois délégués, Arago, Laffitte et Barrot, pour lui représenter la nécessité de renoncer à une politique qui causait de telles colères et aboutissait à la guerre civile : politique furibonde à l'intérieur, dénuée au dehors de franchise, d'énergie et, de dignité. Mais le Roi revendiqua pour lui toute la responsabilité du système ; il critiqua quelques-uns des procédés de Casimir Perier, et promit de rester modéré, mais il ajouta, au dire de Louis Blanc : Chez toutes les nations de l'Europe, l'élément des révolutions existe, et toutes n'ont pas l'étoffe d'un duc d'Orléans pour les terminer. Paris fut mis en état de siège, ce qui permettait, pensait-on, d'enlever les accusés à la Cour d'assises pour les livrer aux Conseils de guerre. Mais la Cour de cassation, saisie du pourvoi d'un accusé condamné à mort par l'un des Conseils de guerre, déclara que ce Conseil était incompétent, la Charte ayant interdit les juridictions d'exception. Il fallut renvoyer les accusés devant le jury. Il y eut 82 condamnations, dont 7 à la peine de mort, que le Roi commua en déportation. La défaite des républicains à Paris et l'échec des légitimistes en Vendée furent suivis le 22 juillet 1832 de la mort du duc de Reichstadt. C'était un grand événement. Il débarrassait la monarchie d'un prétendant considérable, du seul Napoléon qui parût alors dangereux. Car l'héritier politique du roi de Rome, le prince Louis Bonaparte, fils de l'ancien roi de Hollande, était à peu près inconnu des Français. La police le savait mêlé aux sociétés secrètes, et le gouvernement de juillet ne voyait en lui qu'un républicain de plus. Survenu après la mort de Perier, l'écrasement des républicains et des légitimistes était pourtant le résultat de sa politique. Car il avait été le premier à en avoir une et à le faire voir. Étant monarchiste, il eut ce courage — qui étonna — de prendre la défense de la monarchie. Il défendit le Roi, non parce qu'il était le roi-citoyen, ni parce qu'il était la meilleure des républiques, c'est-à-dire conditionnellement, mais parce qu'il était le Roi, c'est-à-dire le représentant héréditaire, nécessaire, de la forme, à ses yeux définitive, du gouvernement des Français. Ce principe, qui inspira toute sa conduite et dont il répéta tant de fois l'affirmation hautaine, le distingue des autres hommes de juillet, de ceux qui sont résignés à la monarchie comme à un mal nécessaire, et de ceux qui l'ont acclamée comme la plus pratique des solutions possibles. Sa conviction monarchiste s'accorde avec une conception nouvelle et précise de la monarchie. Que le Roi soit indiscuté, entouré, de respect, qu'il ait du prestige, qu'il soit aussi royal que possible, c'est indispensable ; mais il est également indispensable que son rôle soit limité dans l'État. Il doit se borner à y représenter un principe de stabilité, de permanence, d'ordre ; le gouvernement ne lui appartient pas, et ne peut être exercé que par le chef responsable appuyé sur la majorité du Parlement. Perier ne fut pas moins clair quant à la pratique du gouvernement. En face d'une Chambre indigente de pensée, indisciplinée car aussi peu la majorité que l'opposition y savait concerter sa conduite, — incohérente — car ces amis de l'ordre protestaient contre la répression de l'émeute, et ces partisans de la paix s'indignaient qu'on ne secourût point les opprimés, — Perier affirma qu'il imposerait par la force le respect de l'ordre, et qu'aucune poussée de sentiment ne l'obligerait à faire la guerre ; que l'émeute n'avait plus de droits ; que seuls la volonté ou l'intérêt des Français disposaient de la France. A la monarchie nouvelle qui vivait d'expédients, au jour le jour, ces affirmations, jetées avec une énergie toujours tendue et austère, qui bravait les protestations et défiait les attaques, fournissaient un système et créaient une tradition. Mais cette conduite n'alla pas sans inconvénients. En arrachant les Français à la contemplation de leurs chimères, à la poursuite d'un idéal d'activité émancipatrice et guerrière dont ils trouvaient le modèle dans le passé révolutionnaire et le goût dans leur penchant naturel pour l'action, en les ramenant durement à la réalité sans gloire et sans espoir grandiose, en détruisant sous ses sarcasmes et sous les coups de sa police la passion révolutionnaire, Perier éteignit le feu sacré. Offrir au peuple français, au lendemain de juillet, comme témoignage de sa grandeur et comme but à ses efforts, la répression des émeutiers de Paris ou des tisseurs de Lyon, et même le blocus de Lisbonne, la prise d'Ancône ou la campagne de Belgique, c'était lui proposer de médiocres sujets d'enthousiasme. Une indignation générale lui répondait. La gauche s'évadait de la monarchie, se réfugiait dans la république, dont le nom abritait du moins tous les nobles sentiments et toutes les audaces de l'espoir. La royauté avilissait la France à ses yeux, pour ne vouloir pas correspondre à son ardeur et donner un aliment à sa fièvre. Jamais la France, écrivait H. Heine traduisant la colère des gauches, n'a été aussi bas aux yeux de l'étranger, pas même dans le temps de la Pompadour et de la Du Barry. On s'aperçoit maintenant qu'il y a quelque chose de plus déplorable encore que le régime des maîtresses ; on peut trouver plus d'honneur dans le boudoir d'une femme galante que dans le comptoir d'un banquier. Ce banquier, c'est la figure sombre qui s'est placée hardiment entre les peuples et le soleil de juillet ; c'est l'Atlas qui porte sur ses épaules la Bourse et tout l'échafaudage des puissances européennes ; s'il tombe, tomberont aussi les comptoirs de change, et les cours, et l'égoïsme, et la grande boutique où l'on a trafiqué des espérances les plus nobles de l'humanité. Quand disparut ce bourgeois, étranger aux doctrines, aux rêves, à toutes les chimères, qui mettait au service de vues très simples et sans élévation une fièvre ardente et dominatrice, le Roi se sentit soulagé, car il souhaitait de s'emparer du gouvernement ; l'Europe le regretta, parce qu'il l'avait rassurée ; et il semble bien que l'opinion française ait eu le sentiment que disparaissait avec lui quelque chose d'unique et, en somme, de grand. Il n'avait pas conféré au nouveau régime la puissance mystique dont les rois ont besoin pour se faire obéir, mais il lui avait indiqué rudement, hardiment, les moyens de vivre. |