I. — LA SIGNIFICATION POLITIQUE DE LA RÉVOLUTION DE JUILLET. LA branche cadette substituée à la branche aînée, le roi de France remplacé par un roi des Français, la censure supprimée, l'article 14 rendu inoffensif, quelques lois libérales annoncées, tels sont les résultats politiques des journées de juillet. Ils sont modestes assurément, mais les développements qu'ils permettent d'espérer ou de craindre dans l'avenir apparaissent, même aux contemporains, comme plus importants que leur valeur actuelle. Car le sens qu'on attache à cette Révolution, l'explication qu'on en donne, sont de plus grande conséquence que la Révolution elle-même. Pour qui le comprend comme un simple retour aux principes de la Restauration violés par Charles X, il n'y faut voir qu'une bataille livrée pour défendre ce régime, et, par suite, en conserver les institutions ; l'émotion populaire s'expliquerait alors par le désir de sauver l'œuvre de 1814 compromise par ceux qui en avaient la garde. Mais s'il est vrai que la Révolution ait renversé les principes mêmes du gouvernement déchu, elle marque un commencement et non plus une fin, non pas une conclusion, mais un point de départ : une ère nouvelle date de juillet ; un développement ultérieur des institutions politiques est à prévoir, et peut-être un changement radical dans les conditions de la vie publique. Ces deux vues opposées divisèrent les hommes et présidèrent à la formation des partis. Le malheur de ce pays, disait Casimir Perier à Odilon Barrot, est qu'il y a beaucoup d'hommes qui, comme vous, s'imaginent qu'il y a eu une révolution en France. Non, monsieur, il n'y a pas eu de révolution, il y a eu un simple changement dans la personne du chef de l'État. C'était l'opinion des vieux libéraux de la Restauration à qui la Révolution donnait le pouvoir. A les entendre, il ne s'était agi, en juillet, que de réparer un accident, de mettre fin par un divorce à l'incompatibilité d'humeur qui éloignait de la branche aînée l'affection des Français. D'autres exprimaient le même sentiment avec moins de rudesse que Casimir Perier : J'estimais, écrit le duc de Broglie, que la France, en 1830, devait... n'admettre de la Révolution que le strict nécessaire, et greffer, autant qu'il se peut, le nouvel ordre de choses sur l'ancien, n'introduire en fait d'innovations que ce qu'exigerait impérieusement l'état des choses et des esprits. Le titre même de roi des Français semblait à Broglie une affectation de nouveauté ; il eût préféré que Louis-Philippe Ier prît le nom de Philippe VII, et il lui avait conseillé de conserver la formule par la grâce de Dieu. Guizot se fût de même prononcé pour la complète fixité de la Charte, si quelqu'un se fût trouvé pour la proposer. Thiers, plus hardi, voyait dans la Révolution le triomphe du grand principe de la déférence au vœu de la majorité des Chambres, qui est le vœu du pays, mais il ajoutait aussitôt que la nation dont la souveraineté était ainsi affirmée, c'était la nation consultée, non en masse, mais successivement, dans la personne des électeurs, des députés, des pairs, qui tous en représentent l'élite, c'est-à-dire la nation selon la Charte : les Orléans seront les rois constitutionnels que les Bourbons n'ont pas su être ; rien de moins, mais rien de plus. C'est cette opinion qui avait triomphé après la bataille. Du 31 juillet au 9 août, malgré la disproportion, évidente aux yeux de tous, entre la grandeur des événements et la petite place qu'y avait tenue la Chambre, malgré l'effacement des représentants officiels de la nation dans ce grand drame, cette opinion avait été assez forte pour permettre aux députés d'exercer le pouvoir constituant ; elle avait empêché qu'avec une franchise, avec une audace même qui eût singulièrement éclairci l'avenir, ce pouvoir et ce rôle fussent confiés à une assemblée nouvelle spécialement élue pour fonder en droit la nouvelle royauté ; elle avait enfin fourni la formule qui exprimait le mieux le caractère du régime nouveau : une quasi-légitimité. Mais une autre opinion s'était formée au cours des trois journées de bataille, et cette opinion était née de la bataille elle-même. L'apparition subite et inattendue d'une plèbe passionnée, sa décision, son courage, sa modération, n'était-ce pas un fait plus grave par sa signification politique que les circonstances qui l'avaient soulevée ? Il avait frappé l'imagination des témoins, et fait entrevoir des horizons nouveaux. Depuis 1815, les partis de gauche étaient confinés dans leurs regrets et dans leurs haines : 1830 leur rendait les grands espoirs de la Révolution française. C'était comme un second départ pour la conquête des droits de l'homme et du citoyen, un nouvel élan vers l'égalité et vers la liberté. La nation sentait renaître en elle un sentiment oublié, un esprit d'aventure ignoré du parti libéral de la Restauration. A ceux qui étaient touchés de cet esprit, la Révolution de juillet ouvrait un horizon moins précis peut-être, mais plus vaste et plus lumineux. Elle devenait le symbole de toutes les grandeurs et de toutes les gloires qu'on croyait mortes. C'était bien la fin d'un monde qu'avait éclairée le soleil de juillet. La vieille dynastie partie, avec son cortège de grandeurs un instant ressuscitées, avec ses nobles, ses prélats, son étiquette archaïque, c'était la déchéance irrévocable du passé, l'écroulement d'un décor que la France avait regardé sans comprendre la pièce qui s'y jouait. Maintenant, la comédie de quinze ans (le mot est d'Armand Carrel) était finie ; d'autres acteurs s'emparaient de la scène ; et ce changement du personnel politique donnait aux hommes nouveaux, aux combattants surtout, clairement ou confusément, l'impression que la bataille de juillet était le début d'une vraie, d'une profonde révolution. Ainsi, pour les uns, la chute de Charles X n'était qu'un incident dans l'histoire de la monarchie restaurée, pour les autres, c'était la fin d'un système, la tradition de la Révolution française renouée. Interprétations divergentes qui dirigeaient les Français vers deux politiques radicalement opposées. La première était simple et toute négative : maintenir l'ordre à l'intérieur, n'ajouter aux concessions politiques faites pendant la bataille aucune concession nouvelle, défendre la monarchie contre le désordre né des passions mauvaises ou des doctrines subversives — c'est le programme constant de l'opinion conservatrice ; — à l'extérieur, accepter le droit public européen en usage, faire reconnaître de tous les gouvernements la nouvelle dynastie, agir conformément aux usages reçus et aux intérêts traditionnels. Ainsi, que la Révolution ait au dehors comme au dedans le moins de conséquences possible, qu'elle soit vite oubliée des combattants de Paris et des Cours de l'Europe, que le gouvernement nouveau revienne au statu quo ante, comme si les conditions de la France et de l'Europe n'avaient pas changé, comme si la position du Roi vis-à-vis des Français, et de la France vis-à-vis des autres États était restée la même, voilà la sagesse et la raison. Mais cette opinion n'était raisonnable et sage que si les fictions, les conceptions, les croyances politiques demeuraient en France et en Europe les mêmes après juillet qu'avant juillet. Or, rien n'était moins certain, et ceux qui en doutaient ou qui pensaient le contraire adoptèrent l'autre politique. Les républicains, qui avaient désiré une issue différente aux journées de juillet et qui n'acceptaient le résultat obtenu que faute d'un meilleur, étaient de ceux-là. Mais leur nombre était insignifiant. Il fut de plus grande conséquence que des monarchistes aient souhaité retrouver dans la conduite du gouvernement la trace des sentiments nouveaux qui avaient transporté les âmes. Il était malaisé, au lendemain de juillet, de mesurer les limites, l'importance de cette opinion monarchiste avancée, mais les nuances qu'elle comportait avaient pont- commune marque une sincère sympathie pour toutes les tentatives qui avaient pour objet de développer les conséquences de la Révolution. La suppression ou la diminution du cens électoral, l'abolition de l'hérédité de la pairie étaient les premières réformes nécessaires. La Révolution avait rendu au peuple la souveraineté ; toutes les institutions politiques devaient avoir cette souveraineté pour origine ; le nouveau régime devait prendre pour guide le sentiment populaire, sinon l'intérêt populaire. Si ces vues admettaient beaucoup de divergences de pratique, elles étaient pourtant assez claires pour grouper tous ceux qui n'aimaient pas l'apathie des vainqueurs et qui commençaient à redouter leur obstination. Ceux-là eussent volontiers favorisé les manifestations, même tumultueuses. de la foule ; tout, même le désordre, leur semblait préférable à l'immobilité satisfaite des conservateurs. Le rôle réservé à la France en Europe préoccupait les
adversaires des conservateurs plus encore que le programme de la politique
intérieure. L'opposition aux Bourbons n'avait jamais cessé d'être nationale
autant que libérale ; leur défaite apparut comme la revanche de Waterloo
autant que celle de la Restauration ; la Révolution de juillet fut, aux yeux
des Français, une protestation contre les traités de 1815 autant qu'une prise
d'armes contre les ordonnances de Charles X. La vue
du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, dit Cavaignac,
et il serait certainement plus facile de pousser
Paris vers le Rhin que vers Saint-Cloud. La victoire impliquait donc
une explosion de sympathies en faveur des peuples opprimés ou asservis par la
Sainte-Alliance, et aussi une renaissance de la fierté nationale, du vieux
désir de gloire, des conquêtes morales et territoriales. Prendre la revanche
de quinze années d'humiliation, rendre à la France ses frontières naturelles,
telle est certainement la plus ardente pensée de ceux qui chassèrent Charles
X ; on recommencera ensuite la guerre de propagande qui émancipera les
peuples. C'est l'enthousiasme girondin de 1792 renforcé par la notion alors
nouvelle de la mission historique des peuples : la France est dans le monde
le champion du progrès politique et social, de la civilisation ; elle a le
besoin de les répandre. Son énergie révolutionnaire annonce son énergie
belliqueuse. Le droit public de l'Europe ne peut
plus dater de Waterloo, écrit Carrel, mais de
nos journées de juillet. Quelques-uns professent cette croyance
mystique que la guerre est le complément nécessaire d'une révolution, qu'elle
guérit les blessures, qu'elle allège les souffrances ou les fait oublier,
qu'elle prévient les malaises sociaux qui suivent les ébranlements : Quand la confiance publique est perdue, dit Carrel,
quand la détresse, le désespoir, la passion ont mis
les armes à la main de la classe qui vit de son travail, il faut la guerre. Ces impulsions sentimentales prirent au lendemain de la Révolution la forme de doctrines. Une démocratie guerrière faisant la Sainte-Alliance des peuples contre les rois, c'est la pensée de Carrel, de Lamennais, de Quinet ; ils ne l'aiment pas seulement parce qu'ils la jugent belle, mais parce qu'ils la croient réalisable. A les entendre, l'état de l'Europe permet toutes les audaces, autorise tous les espoirs. Pourquoi redouterait-on la guerre ? La reprise des frontières, l'intervention, que cela ressemble furieusement à la guerre générale, c'est possible, écrit Carrel ; l'opposition ne le nie pas, mais elle se moque de la guerre générale.... La France de juillet peut ce qu'elle veut. Dix ans après, Louis Blanc décrivant l'Europe de 1830 traduit encore et exprime sans aucune réserve cette confiance illimitée : quelles craintes à concevoir, en présence de la Russie engagée dans des projets trop vastes pour ses ressources ; de la Prusse en lutte avec les provinces rhénanes : de l'Autriche menacée par l'esprit de liberté en Allemagne, et par l'esprit d'indépendance en Italie ; de l'Angleterre incertaine, inquiète et impuissante ; du Portugal et de l'Espagne à la veille d'une guerre de succession : de l'Italie, de la Belgique, de la Pologne, maudissant les traités de 1815, et prêtes à se soulever ?... De semblables données permettaient aux Français une ambition sans limites ; et tout pouvoir digne de les gouverner allait évidemment par eux gouverner le monde. Les événements appelaient notre patronage à Constantinople, et nous donnaient, avec l'empire des Sultans raffermi, le moyen de sauver la Pologne. L'uniforme de nos soldats, brillant sur le sommet des Alpes, suffisait pour l'indépendance de l'Italie. Nous pouvions offrir aux Belges, pour prix d'une fraternelle union, la substitution du drapeau tricolore à l'odieux drapeau de la Maison d'Orange, et nos marchés, non moins opulents que ceux des colonies hollandaises. En nous déclarant avec énergie pour don Pedro, nous forcions les Anglais à contracter avec don Miguel une alliance exécrable, et nous sapions à Lisbonne leur domination déshonorée. Nous emparer moralement de l'Espagne était facile, car nous n'avions pour cela qu'à pousser contre deux factions monarchiques, ardentes à s'entre-détruire, les réfugiés espagnols invoquant le magique souvenir des Cortés de 1820. La France vivait alors — c'est encore Louis Blanc qui le dit — plus de la vie des nations que de sa vie propre ; et c'était la raison de son optimisme. N'y a-t-il pas dans la Révolution qu'elle a faite une puissance d'attrait capable de changer le vieux monde ? C'est comme une seconde chute de la Bastille. Les Français ne sont-ils pas une seconde fois entourés de l'amour et de l'admiration des autres hommes ? La Révolution a produit sur l'Europe l'effet de la rupture d'une digue. Metternich, qui le constate, ajoute que l'influence extraordinaire que la Révolution de juillet a exercée sur les esprits, bien au delà des frontières de France, est démontrée par des faits journaliers. Il veut parler sans doute des enthousiasmes libéraux dont l'écho parvient alors aux Français : J'ai vu la première cocarde française, écrit l'Allemand Bœrne, le 7 septembre au chapeau d'un paysan qui, venant de Strasbourg, passa à Kehl près de moi.... Elle m'apparut comme un arc-en-ciel après le déluge, comme le signe de paix du Dieu apaisé. Et quand le drapeau tricolore étincela au-devant de moi !... Le cœur me battit au point de me faire mal, et les larmes seules purent soulager ma poitrine oppressée. L'admiration qui fleur vient de l'étranger, autant, que l'orgueil naturel aux victorieux, fait des trois journées de juillet les Trois Glorieuses. Les Français ont sans doute des illusions sur les sympathies des peuples comme sur l'effroi qu'ils causent aux gouvernements. En réalité, le monde a moins changé qu'ils n'imaginent ; la Révolution a pu susciter des enthousiasmes et des méfiances : elle n'a pas changé les intérêts profonds qui sont, suivant les circonstances, pour ou contre elle. La secousse morale de l'Europe n'a détruit ni les ambitions anciennes des nations, ni les calculs des rois. Mais les Français sont trop échauffés par leur gloire pour y penser et pour s'en soucier. Ainsi se dessinent, au lendemain de la Révolution, les deux tendances opposées. Jusqu'à la fin du régime, sans se confondre jamais malgré leurs changements apparents et leurs mélanges accidentels, elles subsistent. Que les hommes du mouvement aillent jusqu'à la république ou s'arrêtent en chemin sur les coteaux modérés de la gauche dynastique, que ceux de la résistance se bornent à rétablir l'ordre ou aillent jusqu'à favoriser la reconstitution du pouvoir personnel, peu importe ; chacun a pris son parti et choisi sa route. Pour les uns, la Révolution de juillet est un simple épisode de l'histoire du pouvoir royal, une Fronde qui l'a secoué sans le compromettre ; les autres veulent y voir une insurrection contre le vieux monde : ces deux sortes d'hommes resteront séparés ; entre eux commence une hostilité qui durera dix-huit ans. II. — L'OPINION DU ROI. L'OPINION qu'avait le nouveau Roi sur les événements qui lui avaient donné le trône est à considérer et à retenir : d'abord, parce que sa volonté pouvait fortement influer sur la pratique du gouvernement, les institutions ne limitant pas étroitement son rôle ; ensuite et surtout parce que c'était un roi très exceptionnel. Choisi ou accepté à la suite d'un mouvement populaire pour fonder une nouvelle dynastie, sa personne importe à coup sûr au régime qu'il est chargé d'inaugurer. On le connaissait peu : Thiers, qui l'alla chercher, ne l'avait jamais vu avant le 27 juillet, et, sauf à la Cour où il inspirait une irréductible méfiance, on le connaissait mal. C'était pourtant un homme fort expansif. Tous ceux qui le pratiquèrent par la suite s'accordent à lui reconnaître une intarissable fécondité et vivacité de conversation (Guizot), un abandon incroyable (Tocqueville) en présence du premier venu, ambassadeur étranger, député, ou simple visiteur. Mais cette ardeur était sans conséquence, et bien vite tombait la verve d'une imagination qui, d'ailleurs, ne lui avait jamais parlé qu'en prose. Sous une faconde parfois imprudente, il cachait une volonté tenace et habile, capable de suivre sans dévier une idée fixe, une résolution permanente, et de la maintenir ou de la reprendre à travers les difficultés variables des circonstances (Guizot). Cette idée, cette volonté, c'était de gouverner lui-même. Il s'en attribuait la capacité, et il aspirait à en connaître les joies. Se jugeant homme d'État, il ne voulait ni se résigner à régner sans gouverner, ni laisser croire à la France et surtout à l'Europe qu'il ne gouvernait pas. Mais, étant aussi d'esprit très fin et nullement chimérique, il savait qu'il ne pouvait faire prévaloir sa volonté au gouvernement qu'en affectant un scrupuleux respect des formes parlementaires. Aussi, malgré une passion d'autorité qui ne fit que croître avec les années, ne les viola-t-il jamais. Il eut même — et souvent — toute la patience qu'il fallait pour ajourner devant un obstacle la réalisation du programme vers lequel toute sa volonté était tendue. C'est ainsi qu'on ne le vit jamais maintenir au pouvoir un ministère sans majorité ; mais il sut toujours en écarter les hommes qui lui résistaient, et il excella à y ramener par de savants détours ceux qui obéissaient à ses vues. Convaincu que Charles X n'était tombé que pour avoir méconnu la règle parlementaire, et qu'il lui suffirait de l'observer pour échapper à tout danger, il comptait, cette garantie une fois donnée aux partis politiques, que son habileté ferait le reste. Qu'on l'eût choisi parce que Bourbon ou quoique Bourbon, s'il était là, c'est avant tout parce qu'on le considérait comme autre que Charles X. Ce qui avait disparu avec Charles X, c'était le prince obstinément attaché à l'ancien régime, l'ami des prêtres et des nobles ; ce qu'on voyait dans ce nouveau roi, c'était le fils d'Égalité, le soldat de Jemmapes, le seul prince émigré qui n'eût pas combattu sa patrie, le prince éclairé, instruit comme un bourgeois, qui envoyait ses fils au collège. Ce prince-là était un Bourbon acceptable. Si les libéraux ne voulaient pas se souvenir que Louis XVIII lui avait rendu ses biens et Charles X le titre d'Altesse Royale, c'est qu'il avait toujours réussi, en son Palais-Royal, à ne pas se compromettre dans la politique réactionnaire des Tuileries, à rester une inquiétude pour la Cour, un espoir pour les patriotes. Arrivé subitement au pouvoir, ce Guillaume d'Orange de cinquante-sept ans ne savait certainement pas encore comment il gouvernerait. Mais il voulait vivre : s'accommoder de la Révolution, dont la force semblait pour le moment irrésistible, faire par son allure, par son costume, par ses gestes, figure de roi-citoyen, tout cela était de bonne politique, et n'engageait à rien, et lui laissait le temps de se choisir des règles pratiques de conduite. Il semble bien que les idées politiques de Louis-Philippe aient toujours été d'une grande simplicité. Gouverner, c'est vivre suivant les circonstances. La nécessité de vivre peut lui imposer des façons d'agir contraires à ses préférences, elle ne lui dicte jamais de principes ; c'est un politique, non un doctrinaire. Sur les grandes questions : suffrage, éducation nationale, rapports entre l'Église et l'État, sort des classes laborieuses, il ne choisit ou n'accepte une solution que pour des raisons d'ordre public et non de vérité ou de justice ; il répugne probablement aux grands sujets, sûrement aux solutions hardies ; il est pour le juste milieu, il est capable d'expédients, non de choix résolu et de foi. Comme il faut adopter une attitude et s'en tenir à une méthode, il prend celles que lui inspire le souci de l'effet qu'elles produiront sur le public, encore s'agit-il moins du public français que de l'européen, ou, plus précisément, de la petite poignée d'hommes qui mènent les grandes affaires, qui décident la guerre ou la paix. Ceux-là seuls comptent dans le monde : par goût, par vanité par intérêt — un intérêt plus ou moins bien compris — Louis-Philippe n'est vraiment attentif qu'à l'opinion de l'Europe. Quand les dépêches diplomatiques manquaient, dit un de ses familiers, Montalivet, il parcourait quelque feuille anglaise, le Times surtout.... Mais il ne faisait aucun cas des journaux français pour s'éclairer sur la politique intérieure. Je ne lui en ai jamais vu un seul entre les mains. Je n'ai pas le souvenir qu'il m'ait jamais fait une seule question sur l'opinion des journaux, même sur celle du Journal des Débats. Devenu roi par une révolution populaire, il lui importe de n'être pas considéré comme un intrus par ses collègues en royauté. S'il donne des preuves de sagesse, d'habileté, il peut espérer recevoir en échange des chancelleries et des Cours le sacre royal qu'il ne peut demander à l'archevêque de Reims. Plus les trônes se sont sentis ébranlés par la révolution, plus il doit les rassurer. Ce souci lui dicte sa politique : il lui faudra chaque jour démontrer que, lui, le bénéficiaire de l'émeute, offre à l'Europe la plus forte garantie d'ordre ; que l'Europe doit lui être reconnaissante d'avoir accepté de la sauver ; que, roi né sur les barricades, il n'est pas le produit de la révolution, ni son prisonnier, — mais qu'il en est le vainqueur. Et cette attitude, cette figure de roi légitime, il la croit nécessaire à la durée de sa dynastie : il n'assurera le trône à son fils qu'à la condition de ressembler aux souverains qui durent. Il lui est donc interdit d'être un novateur, et surtout d'être, au moins à la façon des révolutionnaires, un guerrier. Il est sûr que Louis-Philippe avait l'horreur sincère de la guerre. C'est le seul point de son programme qu'il ait énoncé avec précision au lendemain de juillet. Nous ne devons pas seulement chérir la paix, dit-il à une députation de la ville de Gaillac, nous devons encore éviter tout ce qui pourrait provoquer la guerre. Toujours il fut résolu à s'opposer à toute réalisation de projets belliqueux. La propagande qui peut inquiéter les gouvernements, la revendication des frontières naturelles, toutes les audaces et toutes les chimères rencontrèrent en lui un adversaire décidé. C'est par là qu'il fut et qu'il apparut comme un souverain original, un Napoléon de la Paix. En somme, étranger à tout idéalisme politique, hostile aux formes dangereuses que cet idéalisme revêt chez les Français de son temps, sans imagination et sans doctrine, Louis-Philippe n'apporte au gouvernement que l'ambition d'exercer le pouvoir, la ruse et la patience qu'il faut pour le conquérir. Les circonstances faisaient de lui un souverain sans précédent, il pouvait tenter de créer un type nouveau et moderne de monarque et d'en instituer la tradition : rester, par exemple, en son Palais-Royal, y vivre en prince de ses revenus propres, laisser la nation subvenir, comme elle le jugerait bon, au luxe d'un grand État monarchique, se faire le serviteur gratuit et désintéressé de son pays.... Si d'autres y songèrent pour lui[1], cette idée ne l'effleura certainement pas. Il était bien décidé à se donner pendant le temps qui serait nécessaire l'air d'un prince modeste, puis, une fois l'obstacle surmonté, à suivre librement son désir essentiel, qui était de faire, en France et en Europe, figure de pouvoir fort, de roi légitime et de dynastie durable. Œuvre ardue : quand on doit son élévation aux ennemis des lois, il n'est pas facile de fonder pour soi et pour ses enfants un établissement définitif. Pour l'édifier, Louis-Philippe ne faisait état que de son habileté, de sa ténacité, de sa ruse, et de rien autre chose. En supplantant Charles X et en refusant de gouverner au nom du duc de Bordeaux, il avait laissé voir son mépris du droit ancien ; le droit nouveau qui jaillissait de la force populaire victorieuse ne lui inspirait pas plus de considération. Il croyait que l'on gouverne les hommes par des expédients variés, appropriés aux temps et aux lieux, que les principes ne sont qu'un artifice ou un masque derrière lequel on s'abrite pour agir à son aise, si l'on est très fort, ou — ce qui vaut tout autant — très adroit. III. — LE PREMIER MINISTÈRE (11 AOÛT-2 NOVEMBRE). LA liste des nouveaux ministres parut au Moniteur du 11 août ; elle traduisait ce qu'il y avait d'équivoque et d'incertain dans la Révolution de juillet. On n'en pouvait conclure ni que le Roi eût un goût marqué pour certains hommes, ni qu'il se prononçât pour une politique déterminée. Il s'était contenté d'ajouter aux commissaires provisoires les noms de quelques libéraux connus, ce qui faisait un mélange d'anciens opposants de la Restauration (Dupont, C. Perier, Dupin, Laffitte, Bignon, duc de Broglie) ; d'anciens ministres ou fonctionnaires de Louis XVIII (Guizot, Louis) et d'anciens soldats de l'Empire (Gérard, Sébastiani). Sept d'entre eux avaient un portefeuille, trois n'en avaient pas ; Laffitte cumula les fonctions de ministre sans portefeuille et de président de la Chambre. Broglie avait conseillé au Roi de ne pas se presser de jouer en règle au gouvernement parlementaire. Le meneur le plus actif de l'intrigue orléaniste, Thiers, n'obtint que le titre de secrétaire général des Finances. Mais Lafayette resta commandant en chef des gardes nationales. Ce titre, que lui avait conféré la Révolution, comme celui de roi des Français à Louis-Philippe, plaçait à côté du gouvernement un symbole révolutionnaire ; il avait la valeur d'une garantie morale contre les timidités et les réactions possibles, et il donnait à son possesseur la disposition d'une force matérielle considérable en un temps où l'on n'osait pas, au dire du préfet de police Odilon Barrot, montrer un gendarme dans les rues. De tous les hommes au pouvoir, Lafayette était seul à représenter, sinon les intérêts, du moins les aspirations du parti qui s'était battu. Le gouvernement expédia les affaires d'un lendemain de révolution. Il décida, d'accord avec la Chambre, de donner des récompenses et des secours aux combattants, d'élever un monument aux victimes sur la place de la Bastille, de rappeler les régicides. Pour conjurer la crise économique, il fit voter l'entreprise de grands travaux publics et un prêt de 30 millions aux commerçants. Puis il procéda à l'épuration du personnel : 68 députés furent invalidés, 52 refusèrent le serment au nouveau régime ; des élections complémentaires amenèrent 92 hommes nouveaux (Odilon Barrot, Rémusat, Salvandy). Au Conseil d'État, 20 membres sur 38 furent révoqués ; quelques journalistes y entrèrent ; les ministres d'État — c'étaient généralement d'anciens ministres — disparurent, supprimés ; Benjamin Constant fut nommé président de section. On ne toucha pas à l'inamovibilité des juges ; mais une centaine refusèrent le serment et partirent ; 74 procureurs généraux et substituts, 254 procureurs du roi et substituts furent remplacés ; de même 14 recteurs sur 25 ; et 5 membres sur 9 quittèrent le Conseil de l'Instruction publique où entrèrent Cousin et Villemain. L'administration générale subit de plus grands changements : 76 préfets furent révoqués. La plupart des nouveaux préfets furent choisis parmi d'anciens fonctionnaires de l'Empire disgraciés depuis 1814, ou parmi ceux que la Restauration avait révoqués en 1820 ; on nomma 196 nouveaux sous-préfets sur 277, et 393 maires ou adjoints. Dans l'armée. 65 généraux sur 75, 65 colonels, 81 commandants de forteresse furent retraités ; les Suisses, les régiments français de la garde royale, tous les corps de la Maison du roi furent licenciés ; une garde municipale fut créée à Paris. Le corps diplomatique fut renouvelé presque en entier. On ne toucha pas aux trésoriers généraux à qui le gouvernement avait à demander des avances d'argent, l'impôt ne rentrant plus, et les bons du trésor ne trouvant plus preneurs. L'opinion était plus prononcée encore contre le clergé que contre les royalistes ; on manifestait contre les processions, contre les évêques, on renversait les croix de mission : le gouvernement interdit le culte au Panthéon, supprima les 8.000 demi-bourses de petits séminaires créées par l'ordonnance du 16 juin 1828 ; la loi du sacrilège fut abolie, le traitement supplémentaire des cardinaux supprimé ; les évêques furent exclus du Conseil d'État, de la Chambre des pairs, du Conseil de l'instruction publique ; les aumôniers des régiments furent supprimés. Le calme ne fut pas rétabli aussitôt après la constitution du nouveau gouvernement. Beaucoup d'ouvriers restaient sans travail ; les faillites étaient nombreuses ; la reprise subite de la vie politique dans le peuple entretenait l'agitation de la rue ; sociétés et clubs s'étaient reconstitués ; les attroupements étaient fréquents, les ouvriers défilaient devant les ministères et sous les fenêtres du Palais-Royal au chant de la Parisienne : Peuple français, peuple de braves. La liberté rouvre ses bras ! On nous disait : Soyez esclaves, Nous avons dit : Soyons soldats ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour briser leurs masses profondes, Qui conduit nos drapeaux sanglants ? C'est la liberté des lieux Mondes, C'est Lafayette en cheveux blancs ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les trois couleurs sont revenues, etc. La force publique, aux mains de la garde nationale, n'intervenait
jamais. Le Roi accueillait les délégués des manifestants, recevait les condamnés politiques, circulait dans les rues à
pied, comme un bourgeois, serrait les mains, appelait les gardes nationaux
ses camarades. Il lui fallait se montrer au peuple deux
ou trois fois tous les soirs, et souvent dans la journée passer
quelques revues partielles des gardes nationaux de Paris, de la banlieue, de
la province. Chaque fois, raconte
Cuvillier-Fleury, la foule le portait de son palais
jusqu'aux soldats, et il n'était pas de manant, si déguenillé qu'il fût, qui
ne lui prit les mains. Souvent, sur le balcon de sa cour, le Roi accompagnait
du geste, en battant la mesure, les chants du peuple qui se pressait sous ses
fenêtres. Sans doute, le Roi y gagnait une réelle popularité, et
quand, le 29 août, il passa en revue les 50.000 gardes nationaux de Paris et
reçut leurs acclamations, ce fut pour lui un sacre populaire ou, si l'on
veut, bourgeois, qui valut bien, par sa portée, l'élection de la Chambre.
Mais l'enthousiasme de ces bourgeois avait une signification que le
gouvernement avait intérêt à comprendre. Ils haïssaient le désordre : quand
la Société des Amis du peuple, qui se réunissait rue Montmartre, fut
violemment dispersée, ce fut par les commerçants du quartier, dont elle
troublait les affaires. Les ministres ne s'entendaient pas sur la conduite à
tenir. Nous voulions tous sincèrement fonder la
monarchie constitutionnelle, dit Guizot, mais,
quand nous eûmes à déterminer ce que devait être le gouvernement de cette
monarchie et à le mettre en pratique, les dissidences éclatèrent. Les
uns, indécis ou prudents, se demandaient s'il valait mieux tolérer les
manifestations ou leur résister ; ils se réservaient, ne voulant pas encore
se compromettre par une attitude franche : c'étaient Dupin, très avisé sous
des apparences d'indiscipline fantaisiste, et dès ce moment préoccupé de se
ménager une place dans les camps les plus opposés, Casimir Perier,
autoritaire par tempérament, mais désireux de s'effacer dans un gouvernement
où il n'avait pas d'autorité positive, tous deux étant d'ailleurs peu
soucieux de doctrines et de principes. Dupont, Laffitte, Gérard et Bignon
représentaient le parti du mouvement, avec le préfet de police Odilon Barrot.
Ils professaient qu'il fallait être indulgent aux manifestations du sentiment
populaire ; il cesserait d'être dangereux pour l'ordre le jour où le gouvernement
lui donnerait satisfaction en entrant résolument dans la voie du progrès
démocratique, et ce n'était pas par des opérations de police qu'on résoudrait
le problème posé par une révolution : Il faut,
disait Dupont, que le gouvernement marche dans la voie
de juillet, qu'il veuille ce qu'a voulu la Révolution, et il n'aura nul
besoin de se défendre. Les autres, Guizot et surtout de Broglie,
étaient pour la résistance. A la fois convaincus qu'il était nécessaire de
rendre à la ville de Paris une existence normale et de dissiper au plus vite
le malaise de la nation, et désireux de limiter au nécessaire les concessions
faites aux prétentions démocratiques, ils n'avaient toutefois pas encore
d'opinion sur la limite qu'il conviendrait de ne pas dépasser. Dans une
discussion à la Chambre au sujet des dangers des clubs, Guizot, qui voulait
poursuivre les plus agités au nom de l'article 291, recula devant les objections
de ses collègues : L'article ne doit pas figurer
éternellement, longtemps si vous voulez, dans la législation d'un peuple
libre. C'était un propos hardi. La Chambre n'avait pas davantage de direction définie. Les 221 avec leurs recrues nouvelles formaient une majorité contre Polignac ; mais que faire. Polignac disparu ? S'ils étaient assis sur leurs sièges au Palais-Bourbon, c'était parce qu'un peuple avait fait une révolution ; ils devaient le pouvoir à des hommes qui ne les avaient ni élus ni même explicitement acceptés, et ils craignaient d'émettre un vote qui eût montré la distance qui les séparait, eux et leurs électeurs, de leurs vrais commettants. Les journaux de gauche les attaquaient La Chambre, disait le National, représente la France d'il y a six mois ; c'est presque comme si l'on disait la France d'il y a quinze ans. Et ils demandaient la dissolution pour que le pays eût une Chambre qui fût, comme la royauté, issue de la Révolution. Au fond, Roi, ministres et députés, tout le gouvernement était déconcerté devant une situation nouvelle. Pour résoudre les problèmes qu'elle avait posés, leurs vues s'adaptaient trop mal aux sentiments, aux passions, à l'idéal nouveau qui prenaient corps dans la conscience chaque jour plus claire de la foule ; ils sentaient que les procédés habituels aux gouvernements en temps calmes étaient inefficaces ; et eussent-ils désiré en user que le souci de leur existence leur ordonnait d'en retarder l'emploi. Ce gouvernement indécis et désuni eut à franchir un mauvais pas, le procès des ministres de Charles X. On avait arrêté Peyronnet, Chantelauze et Guernon-Ranville sur la route de Tours, où ils se rendaient avec l'espoir d'y reconstituer le gouvernement royal, et Polignac à Granville, au moment où il essayait de s'embarquer pour Jersey. Ils étaient tous quatre prisonniers à Vincennes. La Chambre, saisie d'un projet de mise en accusation (13 août), le vota le 27 septembre. Une partie du public parisien réclamait pour les ministres la peine de mort, seule punition qui parût digne du coup d'État qui avait fait verser tant de sang. Mais cette sanction semblait trop dure à la majorité de la Chambre ; elle évoquait des souvenirs révolutionnaires, qui l'effrayaient. Charles X, le principal coupable, ne restait-il pas impuni ? On pensa tourner la difficulté en adoptant, par 223 voix contre 21, une adresse qui invitait le Roi à présenter un projet abolissant la peine de mort en matière politique et même pour certains crimes de droit commun. Puis, pour marquer que sa bienveillance allait aux victimes héroïques de juillet autant que son indulgence aux ministres criminels, la Chambre prit en considération la proposition d'attribuer 7 millions à 3.850 blessés, à 500 veuves et à 500 orphelins de la Révolution. Le ministère n'intervint guère dans l'affaire et se contenta d'approuver. Le Roi répondit à l'adresse des députés : Le vœu que vous exprimez était depuis longtemps dans mon cœur. Témoin dans mes jeunes années de l'épouvantable abus qui a été fait de la peine de mort en matière politique... j'en ai constamment et bien vivement désiré l'abolition, et il promit de présenter un projet de loi conforme à ce vœu. Mais une bande se porta au Palais-Royal, réclamant la mort des ministres, et marcha sur Vincennes pour les enlever (17 et 18 octobre). Le gouvernement, effrayé, fit aussitôt dire par le Moniteur que l'abolition universelle et immédiate de la peine de mort n'était pas possible, qu'il fallait du temps et un long travail pour étudier les cas où la nécessité la rendrait légitime ; que rien, en tout cas, ne serait changé dans le Code avant le procès des ministres. Tous les partis reprochèrent au gouvernement son incohérence et sa faiblesse. Quand le préfet de police, dans une proclamation, qualifia l'adresse de la Chambre de démarche inopportune, les ministres n'osèrent pas le révoquer : Dupont de l'Eure et Lafayette avaient menacé de donner leur démission si l'on touchait à Odilon Barrot. Le ministère ne convient à personne, écrivait le National. C'était l'opinion des journaux, qu'ils fussent de droite ou de gauche. Il ne se prononçait ni pour, ni contre la Révolution ; il ne voulait ni la satisfaire ni lui résister. Le Roi n'était pas plus désireux de prendre un parti, jugeant sage d'attendre et prématuré de se découvrir. Il fallut que les hommes de la résistance eux-mêmes l'engageassent à faire l'essai des hommes du mouvement ; c'était, pensaient-ils, le meilleur moyen de discréditer des adversaires à qui ils n'étaient pas fâchés de laisser les difficultés du procès des ministres. Si nous devons passer par un ministère ultra-libéral, écrivit le Journal des Débats, si la démocratie doit avoir son 1815 comme la Restauration, fasse le ciel que ce soit plutôt maintenant que plus tard. M. de Villèle a fait en grande partie notre éducation en fait de liberté ; le ministère démocratique fera notre éducation en fait d'ordre public, et il la fera vite, soyez-en sûrs. Le duc de Broglie tint au Roi un langage analogue : Il est possible que ce dernier parti soit le meilleur, peut-être même le seul praticable, et dès lors on ne saurait mieux faire que de placer à la tête du ministère un chef qui le professe ; mais il faut que ce chef soit secondé par des collègues qui l'assistent et ne contrarient ni ses actes, ni ses desseins. Si ce chef doit être M. Laffitte, j'y consens, pourvu qu'il soit chargé de choisir lui-même ses collègues, et je préviens d'avance que, ne partageant pas son opinion, je ne saurais lui promettre de lui prêter mon concours. Le Roi appela Laffitte le 9 novembre. IV. — LE MINISTÈRE LAFFITTE (2 NOVEMBRE 1830-13 MARS 1831). LAFFITTE était un banquier généreux et populaire. Il représentait alors, avec Lafayette, d'une façon moins symbolique, moins historique, moins idéale, mais avec une bonne humeur accueillante et sympathique, la moyenne des aspirations, des sentiments, des idées d'où était sortie la Révolution de juillet : haine clos traités de 1815, mépris des Bourbons, guerre au clergé, confiance dans la mission libérale de la France. Il incarnait assez bien l'optimisme de la génération dont il était et qui était arrivée à l'âge d'homme vers 1789, et la satisfaction épanouie de la bourgeoisie nouvelle qui possédait enfin le pouvoir après tant de déceptions. Comme il avait mené avec Thiers l'intrigue orléaniste, Louis-Philippe lui devait de la reconnaissance et de la cordialité. Mais si le Roi était disposé à le prendre pour ministre, c'était plutôt pour les services qu'il attendait de son nom et de sa personne dans un temps de trouble, que pour s'engager avec lui dans la politique démocratique. Laffitte, qui s'en faisait le défenseur, n'était d'ailleurs en état ni de lui assigner des bornes exactes, ni d'en formuler le programme. Était-ce prudence ou irrésolution ? Il eût désiré faire dans son ministère une part à la résistance, car il sollicita Casimir Perier d'accepter l'Intérieur : Perier refusa. Le Roi donna à Laffitte le comte de Montalivet, un jeune pair fils d'un ministre de l'Empire dont il fixa ainsi le dévouement ; Sébastiani, du cabinet précédent, reprit les Affaires étrangères quelques jours après la constitution du ministère (17 novembre) ; le maréchal Maison, qui les avait d'abord acceptées, donna sa démission ainsi que le maréchal Gérard qui avait la Guerre. Leur départ fit entrer dans le cabinet deux conservateurs, le maréchal Soult et d'Argoùt. L'opinion de gauche n'était représentée en réalité, dans le cabinet Laffitte, que par le président du Conseil, Mérilhou, un avocat libéral, et Dupont de l'Eure. On ne savait guère où classer Thiers, devenu sous-secrétaire d'État aux Finances, tant il excellait, suivant les moments et les circonstances, à défendre toutes les causes et tous les programmes avec la même impétuosité résolue. Pourtant, quelles que fussent les disparates de ce ministère constitué sans souci de l'homogénéité qu'on avait jugée nécessaire, et probablement sans qu'une entente précise eût été conclue entre ses membres sur la politique à suivre, il apparaissait comme une expérience démocratique que tous les partis étaient décidés à tenter, les uns avec un scepticisme malveillant, les autres avec une sympathie banale, le Roi avec l'espoir de doubler le cap dangereux du procès des ministres. On s'échauffait chaque jour davantage sur le sort qui leur serait réservé. Une exécution politique répugnait certainement au gouvernement et même aux plus avancés de ses membres. Mais l'opinion populaire, celle de la très grande majorité de la garde nationale qui demandait, au témoignage d'Odilon Barrot, que le sang versé en juillet fût expié par le sang, intimidait les politiciens ; les uns, comme Carrel et en général les journalistes de gauche, s'associaient, quoique avec douleur, à la solidarité de cet acte de vengeance, les autres craignaient de heurter les passions de la foule, n'ayant pas la force de s'y opposer. Lafayette et O. Barrot essayaient de négocier, de parlementer avec la garde nationale. Elle était maîtresse de Paris : le ministère, impuissant, écrivait l'année suivante Armand Carrel, avait été obligé de lui livrer une dictature de quelques jours. Le procès eut lieu devant la Chambre des pairs et dura six jours (15-21 décembre). L'accusation fut soutenue par trois commissaires de la Chambre des députés. L'un d'eux, Bérenger, la résuma dans ces termes : La presse périodique détruite, la censure rétablie, les opérations des collèges audacieusement annulées sous le prétexte d'une dissolution, nos lois électorales abrogées et remplacées par un vain simulacre d'élections, la force des armes inhumainement employée pour comprimer l'indignation et pour assurer le succès de ces désastreuses mesures, voilà les crimes dont la réparation est due au pays. Les accusés refusèrent de livrer le secret des délibérations du Conseil, affirmèrent qu'ils n'avaient ordonné aucune mesure illégale pendant les élections, et déplorèrent l'effusion du sang ; quant aux ordonnances, que l'un d'eux, Guernon-Ranville, déclara avoir combattues de tout son pouvoir, la défense de la monarchie en péril les avait rendues nécessaires. Les avocats firent appel à la clémence des juges : Vous jetez les fondements d'un ordre nouveau, s'écria Martignac qui défendait Polignac ; ne lui donnez pas pour appui une terre détrempée avec du sang et des larmes. Sauzet, jeune avocat encore inconnu, défendit Peyronnet pendant trois séances avec une éloquence qui le rendit célèbre. Aucun incident n'avait troublé les débats ; mais, le soir du 20 décembre, l'agitation de la rue, toujours plus bruyante, fit craindre au Président Pasquier pour la sûreté de la cour ; il leva brusquement la séance. Le ministre de l'Intérieur, Montalivet, réunit dans une conférence Lafayette, Sébastiani, le président de la Chambre des pairs et le préfet de police, et les décida à consentir à un coup de main. Pour éviter le contact entre les accusés, qu'on ramenait chaque soir dans la prison du Luxembourg, et la garde nationale, il fut convenu qu'on les emmènerait secrètement, en voiture, à Vincennes. Le soir même, l'opération fut exécutée, tandis que les légions les plus hostiles, où figuraient les chefs du parti républicain, continuaient à camper autour de la Chambre des pairs. L'arrêt, prononcé le lendemain en l'absence des accusés, les condamna à la prison perpétuelle, et Polignac, en sus, à la mort civile. La ruse et la détermination de Montalivet avaient empêché une bagarre sanglante (21 décembre). Tirée d'embarras, la Chambre osa manifester son désir de
rétablir l'ordre. Elle voulut faire acte d'énergie en restituant au
gouvernement la disposition de la force publique. Le 24 décembre, elle vota
l'abolition du commandement en chef des gardes nationales du royaume ;
Lafayette n'en aurait plus que l'exercice provisoire. Le Roi, sans doute,
n'était pas étranger à cette décision ; Werther, ambassadeur de Prusse,
écrivait le 10 décembre que le Roi n'avait pas caché à ses intimes que les ménagements exagérés pour M. de Lafayette ne
dureraient que jusqu'à la fin du procès des ministres. Mais il fallait
redouter l'émotion produite par un coup pareil. Car Lafayette était plus
puissant encore par la valeur symbolique de son nom que par la force
matérielle dont il était le chef. Il était le héros des Deux Mondes ; sa
maison était un pèlerinage international, le rendez-vous — au dire de
Macaulay qui y fut reçu — de toutes les
illustrations politiques, scientifiques, littéraires, populaires, battant pêle-mêle
le parquet bruyant, en bottes crottés, en bas de soie, en uniformes, en
redingote boutonnée, en habit à revers. Bœrne, un réfugié allemand,
retrouvait aux mardis de Lafayette, dans une foule
compacte, des compatriotes, jeunes gens très révolutionnaires ; toute
la société qui se trouvait là, dit-il, aurait été
pendue en Autriche. La vue du héros ne lui causait aucune déception : Le seul beau caractère des temps modernes, c'est Lafayette
; c'est l'enthousiasme devenu vieux.... Il
aura bientôt quatre-vingts ans... et il croit
encore à la vertu, à la liberté, à la justice.... Lafayette
apparaissait de même à Mickiewicz, en ce temps de corruption universelle,
comme le seul citoyen et soldat. Il est le dernier
des anciens hommes de l'Europe en qui vit encore l'esprit de sacrifice,
débris de l'esprit chrétien. Lafayette donna sa démission. Dupont de l'Eure en fit autant. Le gouvernement offrit à Lafayette de conserver le commandement de la garde nationale de Paris ; Lafayette fit ses conditions : une Chambre des pairs choisie par le Roi parmi des candidats élus par le peuple, une Chambre des députés élue sous l'empire d'une nouvelle loi électorale et avec une large extension du droit de suffrage, un ministère pris entièrement dans la gauche (Guizot). C'était le programme de l'Hôtel de Ville réduit. La conversation en resta là ; la garde nationale ne bougea pas. Barrot consola Lafayette en lui adressant quelques paroles aimables dans une cérémonie : Vous avez bien pu abdiquer le commandement militaire qui vous mettait à la tête de boutes les classes de la nation ; mais cette magistrature morale que, grâce à cinquante ans d'une vie sans reproche, vous exercez sur tous les esprits, vous ne pourrez jamais l'abdiquer, et vous serez toujours le porte-drapeau autour duquel viendront se rallier tous les amis de la civilisation et de la liberté des peuples. Laffitte n'avait su ni renvoyer Lafayette, ni le retenir. Il avait mécontenté la gauche, sans avoir conquis le moindre prestige auprès du parti de l'ordre. Le ministère, qui n'avait ni amis dévoués ni adversaires
résolus, se trouva sérieusement atteint par une agitation imprévue. Le 14
février, un service célébré à Saint-Germain l'Auxerrois pour l'anniversaire
de la mort du duc de Berry provoqua une explosion de violence anticléricale
et anti-légitimiste. L'église et le presbytère furent saccagés, et, le
lendemain, l'archevêché. Les émeutiers opérèrent sous les yeux d'une foule
indifférente ou sympathique. Dans plusieurs villes de province, les palais
épiscopaux, les séminaires furent menacés ou attaqués : la garde nationale
n'intervint pas. Le ministre de l'Intérieur annonça dans une proclamation, le
soir du 15 février, que le gouvernement avait saisi
et mis sous la main de la justice plusieurs des principaux acteurs de la
cérémonie factieuse de Saint-Germain l'Auxerrois ; le lendemain, dans
une autre proclamation, il parla du mouvement
d'indignation malheureusement trop motivé qui avait produit des désordres affligeants. Le préfet de police fit
afficher de son côté que le parti légitimiste
s'était démasqué par une provocation insensée à la guerre civile ;
enfin Sébastiani tint à peu prés le mérite langage dans une circulaire aux
agents diplomatiques : Les désordres ont tous été
dirigés contre un clergé ennemi des institutions et de la dynastie nouvelle,
mais non contre la religion. On n'a eu aucun excès à déplorer contre les personnes....
Le peuple a détruit, mais il n'a rien pris....
La France seule pouvait donner ce nouvel exemple de
modération. La fureur anti-légitimiste avait été si spontanée, si
irrésistible, qu'il avait semblé impossible soit de tenter une résistance,
soit d'exprimer un blâme. C'était comme l'épilogue des journées de juillet,
comme un reste de colère inassouvie, si ardente que le gouvernement se crut
obligé de donner des preuves spontanées de sa propre haine pour les Bourbons.
Une ordonnance du 16 février supprima les fleurs de lys de l'écusson royal et
du sceau de l'État. On les détruisit même sur les balcons du Palais-Royal. Les services que Laffitte pouvait rendre au Roi étaient épuisés : il avait suffisamment déconsidéré le parti du mouvement, et il avait endossé la responsabilité du désordre de la rue. Personne à gauche ne pouvait regretter un ministère qui n'avait pas encore formulé son programme démocratique. Quand il s'y décida, ce fut pour déposer un projet de réforme électorale qui abaissait le cens d'éligibilité à 500 francs, et qui doublait le nombre des électeurs à choisir parmi les plus imposés. La Chambre vota le cens électoral de 200 francs et n'admit au demi-cens de 100 francs que les officiers en retraite et les membres de l'Institut. Il était clair que les hommes du mouvement, qu'on avait crus capables de développer les conséquences de juillet, n'avaient pas l'intention d'enlever à la bourgeoisie son pouvoir politique. Ils ne différaient guère des hommes de la résistance que par leurs propos ; ils ne manifestaient leur goût pour le progrès qu'en se montrant indulgents au désordre que les hommes de la résistance leur avaient laissé le soin de réprimer. Les moins sévères de leurs amis rejetaient la responsabilité de leur impuissance sur les dissensions intérieures d'un ministère peu homogène et sur l'état d'esprit de la Chambre. Une Chambre élue par le double vote a peur de la liberté, nécessairement. Il faudrait la dissoudre pour rendre à la France le droit et le pouvoir de parler. En somme, six mois après la Révolution de juillet, il n'y avait pas encore de parti monarchiste qui se différenciât nettement par ses actes du royalisme libéral de la Restauration d'une part, et, d'autre part, du parti républicain. Les hommes au pouvoir cédaient aux suggestions de l'opinion révolutionnaire, sans chercher à discipliner sa turbulence, à grouper ses forces autour d'un programme démocratique. C'est qu'ils ne pensaient pas par eux-mêmes ; ils avaient un optimisme imprécis, qui se satisfaisait facilement de déclarations verbales et d'attitudes sentimentales. Laffitte était le représentant candide et confiant de cette insuffisance. Il fit la loi de la garde nationale et celle de l'organisation municipale. Elles furent caractéristiques du nouveau régime. La garde nationale, rétablie à Paris le 29 juillet 1830 par les commissaires provisoires, fut réorganisée par la loi du 22 mars 1831, votée après la chute de Laffitte, mais discutée sous lui. Ce fut la création la plus originale de ce temps et de ce règne. Instituée, dit la loi qui commentait la Charte, pour défendre la royauté constitutionnelle, la Charte et les droits qu'elle a consacrés, pour maintenir l'obéissance aux lois, conserver ou rétablir l'ordre et la paix publique, la garde nationale, qui peut être employée à seconder l'armée de ligne pour la défense du territoire, comprend tous les Français âgés de vingt à soixante ans appelés à servir dans le lieu de leur domicile réel. Tous les grades y sont donnés à l'élection ; les chefs de légion et lieutenants-colonels sont choisis par le roi sur une liste élue de 10 candidats ; l'administration et la comptabilité sont placées sous l'autorité administrative et municipale ; le service et les revues sont réglés par les sous-préfets. Mais on n'inscrit au service ordinaire de la garde que les hommes qui sont imposés à la contribution personnelle ; c'est donc dans cette classe de citoyens que le gouvernement de juillet cherche un appui et un concours dévoués. La garde nationale donnera au régime le trait essentiel de sa physionomie historique ; c'est vêtu de son uniforme que se présente aux Français d'alors et d'aujourd'hui le roi-citoyen. La loi municipale appuya, dit L. Blanc, le pouvoir ministériel sur près de 34.000 petites oligarchies bourgeoises. Elle fut votée à la Chambre le 18 février, aux Pairs le 3 mars, et promulguée le 21 mars 1831. La Charte avait décidé que les institutions municipales seraient désormais fondées sur le système électif. Mais le droit électoral ne fut concédé qu'à deux catégories d'électeurs : ceux offrant, par le paiement du cens, la présomption d'une indépendante aisance et de l'instruction qui en est la suite ordinaire ; et ceux présentant des garanties d'expérience et de capacité résultant d'épreuves subies, de marques de confiance déjà reçues de leurs concitoyens ou de services rendus à la patrie. Un dixième de la population aura le droit électoral dans les communes de 1.000 âmes et au-dessous ; il sera choisi parmi les plus imposés ; cette proportion s'accroîtra de 1 pour cent dans les communes de 1.000 à 5.000 ; de 3 pour cent de 5.000 à 15.000 ; de 2 pour cent à partir de 15.000 âmes ; c'était faire plus rare l'exercice du droit électoral dans les grandes communes que dans les petites, c'est-à-dire, selon l'expression du rapporteur, proportionner les conditions à l'importance du droit. La seconde classe d'électeurs se composera d'un certain nombre de fonctionnaires, d'officiers de la garde nationale et d'officiers retraités. Le rapporteur présumait que l'adjonction de cette seconde classe d'électeurs accroîtrait la liste des plus imposés d'un quart ou d'un tiers : d'après ces bases, une ville de 5.000 âmes aura plus de 300 électeurs ; dans les villes de 15.000, les électeurs dépasseront le nombre de 700 ; les villes de 100.000 habitants en auront plus de 3.000. Le maire et les adjoints seront choisis par le Roi ou par le préfet, suivant l'importance de la commune, parmi les membres du conseil municipal. La vie quotidienne du ministère Laffitte fut constamment entravée par des soucis d'argent. Depuis la Révolution de juillet, les recettes étaient en déficit et les dépenses augmentaient. Les Chambres n'avaient pas eu, en 1830, le temps de discuter le budget de 1831 ; elles votèrent quatre douzièmes provisoires, mais elles réduisirent le droit que payaient les boissons à l'entrée des villes, et qui n'avait pas cessé d'être fort détesté. Le déficit ainsi ouvert dans le budget fut de 40 millions. Pour le combler, elles transformèrent en impôt de quotité les contributions personnelle et mobilière et celle des portes et fenêtres, qui étaient jusque-là un impôt de répartition. Mesure fondée, à coup sûr, la répartition n'ayant pas été modifiée depuis 1791 ; on avait alors distribué entre les départements les charges créées en remplacement de la taille, de telle manière que les départements des anciens pays d'Étals payaient moins que les autres ; et, depuis quarante ans, l'inégalité dans l'accroissement de la richesse avait encore accru l'injustice de cette répartition. Mais la mesure n'en fut pas moins impopulaire ; la quotité mettait les contribuables à la merci des contrôleurs, tandis que la répartition se traitait en famille avec les pouvoirs locaux[2]. Elle fut encore aggravée par l'addition de 30 centimes au principal de la contribution foncière, par une retenue de 2 à 25 pour cent sur les salaires, traitements et pensions. Pour alléger la dette flottante que grossissait le déficit des recettes, on décida la création de 200 millions d'obligations du Trésor, dont le remboursement fut garanti par la vente de 300.000 hectares de bois nationaux. Ces expédients, qui auraient peut-être assuré le fonctionnement des services publics dans une période normale, furent insuffisants en raison des difficultés de la politique extérieure. En effet, tandis que le premier ministère confié aux hommes de juillet, trop terne pour correspondre à l'élan passionné qui les avait portés au pouvoir, trop faible pour contenter les amis de l'ordre, créait dans le pays le découragement et la lassitude, la politique étrangère de Laffitte aboutissait à d'autres embarras, à des inquiétudes et à des émotions également dangereuses pour un régime naissant. V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE JUSQU'AU 13 MARS 1831. LES hommes politiques, les historiens contemporains de la monarchie de juillet ont célébré — et avec quelle chaleur d'enthousiasme ! — les effets européens de la Révolution dont ils avaient été les témoins, les acteurs ou les bénéficiaires. La France aurait alors, à les en croire, enfanté le plus vaste bouillonnement dont il soit fait mention dans l'histoire des agitations humaines (L. Blanc). Il est exact que la Révolution de juillet fut suivie pendant deux ans (de 1830 à 1832) d'agitations en Europe : l'émancipation de la Belgique, la réforme électorale en Angleterre, les premières victoires du parti démocratique radical et centraliste en Suisse, le soulèvement populaire de la Saxe, les insurrections libérales d'Italie et d'Espagne sont autant de faits qui prouvent la puissance de contagion de l'esprit révolutionnaire français. Nul doute que la victoire des libéraux sur Charles X n'ait donné aux libéraux étrangers une confiance qui les poussa à agir : quelques-uns d'entre eux (des Allemands surtout et quelques Italiens) manifestèrent leur reconnaissance avec une vivacité qui donna aux Français l'illusion qu'ils conduisaient une fois encore les peuples à la liberté. En réalité, la plupart de ces mouvements révolutionnaires de l'Europe avaient des causes anciennes, propres à chaque pays, et quelques-uns étaient déjà commencés avant la chute des Bourbons. S'il y eut en effet, après 1830, dans l'esprit public de l'Europe, dans les partis, dans la conduite des affaires politiques, des modifications appréciables, la Révolution de juillet y eut sa part ; mais cette part n'a peut-être pas été partout prépondérante. La révolution était elle-même un effet, un résultat — entre beaucoup d'autres — de la divergence de vues et de sentiments qui depuis 1814 séparait généralement en Europe les sujets et leurs souverains ; sa grande originalité fut d'être une victoire. Une nation de premier rang était désormais pourvue d'un gouvernement illégitime, ou provisoirement considéré comme tel. C'était un événement capital, mais ni le droit public européen, ni les peuples, ni les rois n'en furent transformés. Et le premier problème qui se posait pour ce gouvernement, c'était de composer son attitude vis-à-vis de l'Europe ancienne, de même qu'il essayait de régler son rôle à l'égard de la France nouvelle. Les gouvernements européens avaient accueilli la nouvelle
de la révolution avec des sentiments inégalement hostiles. En Angleterre,
Wellington, alors au pouvoir, était personnellement peu enclin à l'admirer,
mais la chute de Polignac, qu'il détestait depuis l'affaire d'Alger, lui
avait fait plaisir, et l'opinion publique anglaise était bienveillante à un
mouvement libéral ; aussi se décida-t-ii vite à reconnaître les faits
accomplis. La rupture antérieure de Canning avec les puissances
conservatrices à propos de l'Amérique du Sud, l'avènement de Guillaume IV qui
était de tendance whig, rendaient facile une entente entre les deux nations
libérales. Mais c'était à la condition que la nouvelle dynastie française
affirmât son désir de paix, sa haine des conquêtes et son respect des traités
de 1815. Louis-Philippe donna un témoignage décisif de son sentiment. sur ces
grands sujets en désignant Talleyrand comme ambassadeur à Londres. On l'y
accueillit avec une grande sympathie ; et il sut, dans son discours au roi (6 octobre), définir très heureusement à la
fois les raisons et les conditions de l'amitié franco-anglaise : Des principes communs resserrent encore plus étroitement
les liens des deux pays. L'Angleterre répudie au dehors, comme la France, le
principe de l'intervention dans les affaires intérieures de ses voisins, et l'ambassadeur
d'une royauté votée unanimement par un grand peuple se sent à l'aise sur une
terre de liberté. Le respect du statu quo européen étant ainsi
proclamé, et le principe de la non-intervention affirmé, aucune difficulté
n'est à craindre pour la France du côté de l'Angleterre. Résultat important,
qui paralyse toutes les hostilités continentales prêtes à se produire contre
une monarchie illégitime, mais qu'il faut payer du sacrifice total de toutes
les ambitions françaises de juillet, ambition de conquérir les frontières
naturelles de la France, ambition de convertir l'Europe à la démocratie. Les Puissances conservatrices de l'Est et du centre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, exigent d'autres garanties. Elles ne refusent pas de reconnaître Louis-Philippe, mais elles n'y mettent aucune bonne volonté. Des Chambres séditieuses, écrit Metternich, ont proclamé roi Louis-Philippe. Il a pris possession du trône et du gouvernement de la nation. De ces faits, il ne résulte aucun droit ; Louis-Philippe est roi de facto. Il déclare au général Belliard (8 septembre), envoyé extraordinaire de Louis-Philippe : L'empereur abhorre ce qui vient de se passer en France... le sentiment profond, irrésistible de l'empereur est que l'ordre des choses actuel en France ne peut pas durer. Si l'empereur consent à reconnaître le nouveau roi, c'est uniquement pour ne pas favoriser l'anarchie. — Les dispositions du tsar Nicolas sont encore moins conciliantes. A la nouvelle de la révolution, il a interdit le drapeau tricolore dans le port de Cronstadt, mobilisé l'armée de Pologne, et déclaré à notre chargé d'affaires que son honneur lui commandait de prendre parti pour Charles X. Louis-Philippe cherche à l'adoucir en s'excusant sur la nécessité qui l'avait fait roi, en appelant la révolution une catastrophe. Que Votre Majesté veuille bien, lui écrit-il, ne pas perdre de vue que, tant que le roi Charles X a régné sur la France, j'ai été le plus fidèle et le plus soumis de ses sujets, et que ce n'est qu'au moment que j'ai vu l'action des lois paralysée... que j'ai cru de mon devoir de déférer au vœu national... C'est sur vous, Sire, que la France a les yeux fixés. Elle aime à voir dans la Russie son allié le plus naturel et le plus puissant.... Mais Nicolas ne reconnut le roi des Français que lorsqu'il vit que personne en Europe n'avait envie de faire la guerre à l'usurpateur. — En Prusse, le roi, moins belliqueux que son entourage, se borna à exprimer dans une circulaire à ses ambassadeurs le regret que les Chambres n'eussent pas défendu les droits du duc de Bordeaux, et, se rangeant à l'avis de l'Autriche, déclara qu'il reconnaissait la nouvelle royauté pour éviter la République menaçante ; et il envoya à Paris Humboldt, ami de Lafayette. Ainsi Louis-Philippe fut reconnu de toute l'Europe dans les trois mois qui suivirent son avènement. La coalition de 1814 ne se reforma pas contre la France libérale. L'Europe, au lendemain de juillet, semblait donc toute pareille à l'Europe de la veille. Pourtant quelque chose était changé dans les conditions de la vie politique internationale. Sans doute, Louis-Philippe avait annoncé qu'il prenait pour règle de sa politique extérieure le droit public européen ; il avait répudié d'avance toute pensée de guerre ou de croisade révolutionnaire ; mais, en proclamant la non-intervention, il avait affirmé par là même sa rupture avec le principe de la Sainte-Alliance, et Metternich ne s'y trompa pas. Il protesta devant le chargé d'affaires français contre la prétention étrange du gouvernement français d'introduire pour sa convenance un nouveau droit des gens dont on n'avait jamais jusque-là entendu parler ; dans les dépêches qu'il envoya à Londres, il fulmina contre le principe de non-intervention subversif de tout ordre social. Ce sont les brigands qui récusent la gendarmerie, et les incendiaires qui protestent contre les pompiers. Ainsi, les assurances pacifiques de la France n'étaient pas une garantie suffisante du maintien de la paix. Si elle s'engageait, ainsi que disait Dupin le G décembre à la Chambre, à ne pas aller troubler les gouvernements étrangers sous prétexte de donner aux peuples des constitutions plus parfaites, elle déclarait aussi que sa maxime était : Chacun chez soi et chacun son droit. N'était-ce pas là porter atteinte au droit que les souverains croyaient avoir, d'entrer chez le voisin ? Ce droit, dont ils avaient souvent usé, prétendait-on les y faire renoncer, précisément au moment où la France nouvelle, malgré qu'elle en eût, menaçait l'ordre européen, où son exemple était une propagande permanente pour la liberté politique contre l'Europe absolutiste ? Les libéraux d'Italie et d'Allemagne mettaient en elle leur confiance ; suspects ou persécutés, ils cherchaient chez elle un refuge, y rencontraient des amis, et s'al tendaient à y trouver un appui. Ces réfugiés considéraient volontiers le principe de non-intervention comme la promesse d'une action de la France contre l'Autriche. Les libéraux français les engageaient dans cette illusion : Toutes les explications que les réfugiés ont demandées, disait plus tard à la tribune Cabet (15 août 1831), ont eu pour résultat cette assurance donnée unanimement. Ainsi, pour affirmer leur désir de guerre, les libéraux ne s'inspiraient pas seulement de la logique de l'esprit révolutionnaire ; ils s'appuyaient encore sur le principe même que le gouvernement avait proclamé par crainte de la guerre. Les libéraux italiens étaient, plus que les autres, disposés à compter sur la France ; quand Barante, ambassadeur à Turin, écrivait au ministre des Affaires étrangères (23 février 1831) : L'opinion libérale, l'affection pour la France, l'espoir en elle, semblent occuper tout le pays, et parfois on dirait que le gouvernement repose sur un terrain miné de toutes parts, il exprimait le sentiment général de la péninsule. Les faits, d'ailleurs, vérifièrent l'exactitude de l'observation de Barante. C'est à l'exemple de la révolution de France que, coup sur coup, la Belgique, la Pologne, l'Italie centrale entrèrent en révolte et prétendirent briser à leur tour l'œuvre de la Restauration. Les Belges n'avaient jamais cessé de protester contre l'union avec la Hollande qui leur avait été imposée en 1814. Les conditions dans lesquelles l'union s'était opérée avaient mécontenté les cieux partis politiques belges, les libéraux et les catholiques. Les libéraux étaient hostiles à la constitution (loi fondamentale), parce qu'elle laissait trop de pouvoir au roi ; les catholiques, parce qu'elle avait établi la liberté des religions et parce qu'elle accordait une protection égale à tous les cultes. Une assemblée de notables belges, réunie pour l'approuver, s'était prononcée contre elle à une forte majorité. Les Belges se plaignaient en outre d'être sacrifiés aux Hollandais dans la répartition des impôts, dans le choix des fonctionnaires, dans la représentation aux États généraux : bien que la Belgique eût un million d'habitants de plus que la Hollande, elle n'avait pas plus de députés. Mais la désunion des deux partis belges diminuait la force de leur opposition. C'est en 1828 seulement, sous l'influence d'un groupe de catholiques libéraux formé sur le modèle français, que les deux partis s'accordèrent et demandèrent au roi l'autonomie administrative de la Belgique. Le roi refusa. Le conflit, dès lors ouvert, aboutit, le 25 août 1830, à une révolte. Une représentation de La Muette de Portici à Bruxelles en fut le signal. Les Belges crièrent : Faisons comme les Français ! saccagèrent les bureaux de police ; l'autorité municipale réprima l'émeute. Le prince d'Orange, fils aîné du roi, tenta une conciliation, et proposa à son père un régime où les deux royaumes, Belgique et Hollande, n'eussent plus été liés que par la communauté du souverain. Guillaume Ier refusa et fit marcher une armée contre Bruxelles. Elle occupa la ville haute, mais échoua contre la ville basse (27 septembre). Un gouvernement provisoire fut constitué, qui appela les Belges aux armes (24 septembre), proclama l'indépendance de la Belgique (4 octobre), et convoqua un Congrès national (10 octobre). Ces événements faillirent déchaîner la guerre en Europe. Parmi les chefs des patriotes belges, quelques-uns souhaitaient l'annexion à la France et le firent savoir à Lafayette : il parut aux démocrates français que l'occasion s'offrait de la revanche si désirée de 1815. En même temps, le roi des Pays-Bas s'adressait aux Puissances qui avaient signé les traités de Vienne. Le roi de Prusse semblait disposé à intervenir, et le tsar Nicolas mobilisa une armée sur la frontière de Pologne. Le gouvernement français eut l'impression nette que toute tentative d'annexion provoquerait une guerre générale ; il ne pouvait d'autre part, sans préparer sa propre chute, tolérer la reconstitution de la coalition, ni une intervention victorieuse des Puissances absolutistes contre son plus proche voisin. Assurer à la fois l'indépendance de la Belgique et la paix, ce fut son désir, mais il n'était réalisable qu'avec le consentement de l'Angleterre. Talleyrand s'employa à l'obtenir, assura de nouveau au roi d'Angleterre que la France répudiait au dehors le principe d'intervention dans les affaires intérieures de ses voisins, et suggéra à Wellington, qui l'accepta, l'idée de convoquer à Londres une Conférence en vue de régler l'affaire belge. La Prusse et l'Autriche s'y rallièrent. Le tsar fut obligé de suivre. Quand les diplomates des cinq Puissances se réunirent, le 4 novembre, le ministère Wellington était tombé et avait fait place à un ministère whig plus disposé à faire une brèche dans les traités de 1815. Sous l'influence de la France et de l'Angleterre unies, la Conférence signifia aussitôt au roi des Pays-Bas qu'il ne serait pas soutenu par les armes ; le roi protesta en bloquant les ports belges. Mais la guerre générale était au moins ajournée, puisque l'Europe avait accepté que l'une des clauses capitales des traités de Vienne fût mise en discussion. Cependant, le Congrès national belge décidait, le 22 novembre, que la Belgique serait une monarchie constitutionnelle, et excluait de toute candidature la famille hollandaise d'Orange-Nassau. Or, c'était précisément du prince d'Orange que la Conférence de Londres pensait faire un roi des Belges. Cette solution, la meilleure solution, disait Talleyrand, eût plus aisément désarmé son père le roi des Pays-Bas, et était le moindre changement aux traités de 1815. La décision du Congrès allait-elle remettre en question l'indépendance même des Belges ? Fort heureusement pour eux, l'insurrection de Varsovie (29 novembre) fit diversion : elle éclata parmi les régiments polonais de l'armée préparée par le tsar contre la Belgique, et anéantit ainsi la menace d'intervention russe. Talleyrand s'entendit alors avec le ministère anglais pour provoquer la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Mais, à Paris, Sébastiani était effrayé et entraîné par le parti de la guerre, dont l'enthousiasme avait été déchaîné par les nouvelles venues de Varsovie ; catholiques libéraux et démocrates s'unissaient dans un cri de croisade. Le ministère n'osait résister à leur assaut. D'ailleurs, un prince à demi anglais — Léopold était veuf d'une princesse anglaise — était suspect. Sébastiani écouta d'autres propositions qui lui vinrent de Belgique : on parlait de faire élire roi le second fils de Louis-Philippe, le duc de Nemours, ou de partager la Belgique, ou encore de l'annexer à la France. Toutes ces solutions étaient repoussées avec humeur par les Anglais. M. le duc de Nemours ou la réunion à la France sont une seule et même chose, et cette chose entraînerait inévitablement la guerre, déclara Lord Grey à Talleyrand. Dans ce désarroi, la Conférence se hâta et, le 20 décembre, annonça que la Belgique était libre ; la question des limites du nouvel État était pourtant réservée. Mécontents, les Beiges se chargèrent de trouver eux-mêmes un souverain. Le Congrès (3 février) élut le duc de Nemours par 97 voix, contre 74 au duc de Leuchtenberg, fils d'Eugène de Beauharnais. Talleyrand écrivit à Sébastiani : Le refus net, spontané, du duc de Nemours pourra seul retenir l'Angleterre, dont l'alliance est sur le point de nous échapper. Vous le voyez, Monsieur le comte, c'est une question de paix ou de guerre immédiate. Une délégation belge vint à Paris pour demander l'acceptation de Nemours. Talleyrand multiplia les menaces de guerre : Louis-Philippe notifia officiellement son refus aux délégués (17 février). Toute cette affaire avait été menée par le Roi et Talleyrand, dans l'intérêt unique du maintien de la paix. Le ministère Laffitte, entre un Roi très résolu et une Chambre très agitée, n'avait su que balbutier ses indécisions. L'insurrection de Varsovie, qui avait sauvé les Belges d'une invasion russe, fut pour les Français démocrates plus symbolique encore que la révolution belge. Car l'insurrection polonaise, ce n'est plus seulement la renaissance des enthousiasmes de 17972, la destruction de la barrière élevée en 1815 contre la France révolutionnaire, c'est la revanche des coups de force du XVIIIe siècle, c'est l'espoir d'une défaite des cosaques, la résurrection d'un peuple dont l'amitié fraternelle avait tant de fois combattu héroïquement pour la France. Aux Polonais tout mon amour, chantait Béranger, qui évoquait le souvenir de Poniatowski : C'est la Pologne et son peuple fidèle, Qui tant de fois a pour nous combattu. La France de Juillet ne pouvait laisser écraser la Pologne sans se faire la complice des iniquités passées et des brutalités récentes. Puissent les Polonais, écrivait le National (6 janvier 1831), tenir compte des dispositions de la France, non par les débats de nos Chambres, mais par notre conduite de juillet ! Puissent-ils ne pas tenir compte des lâchetés de notre diplomatie, et combattre avec la pensée qu'il y a en France, pour leur cause et pour celle des peuples, une invincible réserve, et que la cause des rois ne peut plus espérer que des victoires d'un jour ! Il faudrait n'avoir point d'âme pour en douter : La Pologne a fait un appel à la France ! La France répondra. La Pologne ! quel cœur français ne s'émeut à ce nom ?... Pendant vingt ans la gloire des Polonais et la nitre se mêlèrent ; leurs revers furent nos revers ; la Pologne périt avec nous Plus de grandeur pour la Pologne, quand la France eut subi les Fourches-Caudines de la Restauration ! Tout à coup, nous nous sommes levés, et notre cri de liberté a retenti au milieu de nos anciens frères d'armes !... Les Polonais invoquent notre appui : ils l'obtiendront ! La conscience des peuples ne commit qu'un droit : l'indépendance des peuples ; elle n'a qu'une règle : le secours aux opprimés ! Guerriers, Français de la Révolution et de l'Empire, jeunes gens, aidez-nous de votre concours ! Femmes françaises, aidez les femmes polonaises !... L'enthousiasme girondin ressuscité vibrait dans le chant de la Varsovienne de Casimir Delavigne. Lafayette, Montalembert, Armand Carrel fraternisaient dans la même espérance. Et d'ailleurs, n'était-ce pas un nouveau sacrifice fait à la France par les Polonais que cette insurrection qui barrait au tsar la route d'Occident ? Voici enfin qu'à son tour l'Italie du nord et du centre est traversée par le frisson de la liberté et de la guerre. L'insurrection, préparée pendant l'interrègne qui sépare la mort de Pie VIII (30 novembre 1830) de l'avènement de Grégoire XVI (2 février 1831), éclate le 4 février à Modène, puis à Bologne, se répand à Parme, dans la Romagne et dans les Marches. Toute la population se soulève, soit contre le gouvernement ecclésiastique, soit contre les ducs de Parme et de Modène qui gouvernent en lieutenants de Metternich. Les insurgés élisent une Convention qui nomme un gouvernement provisoire. Le pape et les ducs appellent l'Autriche à leur secours. Les révoltes polonaise et italienne contre l'ordre établi en 1815 sont donc, comme l'affaire belge, des occasions de conflits entre la France et l'Europe. La Franc' aura-t-elle, pour toute attitude, celle que lui impose le principe qu'elle a proclamé, la non-intervention ? L'opinion s'en indigne. Et pourtant, cette non-intervention elle-même, si insuffisante, si pusillanime, la France est-elle en mesure de la pratiquer, et peut-elle empêcher l'intervention des Russes contre les Polonais révoltés ? Elle a pu protéger la Belgique contre une armée prussienne prête à l'envahir, parce qu'elle avait l'appui de l'Angleterre ; mais comment faire respecter son principe là où cet appui lui manque ? En Pologne, en Italie, il faudrait, pour défendre la non-intervention, que la France courût seule un risque de guerre, et quelle guerre ! Une guerre continentale, une guerre de propagande libérale, où éclaterait la solidarité de la monarchie nouvelle avec les partis révolutionnaires. Il fallait ruser. Louis-Philippe y excellait. Il laissa ses ministres faire à la tribune des déclarations intransigeantes sur le principe de non-intervention, tandis que lui-même, par sa diplomatie personnelle, l'atténua et y prévit des exceptions. Laffitte affirma à la Chambre, le 1er décembre 1830 : La France ne permettra pas que le principe de non-intervention soit violé, et, dans le même temps, Sébastiani disait aux ambassadeurs : La France ne compte pas pousser ce principe au delà d'un certain rayon dans lequel elle ne peut pas voir avec indifférence un mouvement de troupes étrangères. Ce qui signifiait qu'on laisserait faire, sauf en Belgique et en général dans les États voisins de la frontière. Le Roi, plus précis, confiait aux ambassadeurs que son premier ministre disait des sottises. Mais ce double jeu n'est pas sans danger. Les agents diplomatiques non prévenus poussent les Italiens à la révolte ; les réfugiés italiens de Lyon et de Grenoble sont soutenus par les généraux et les préfets ; ils tentent avec leur appui un coup de main sur la frontière de Savoie. La violence belliqueuse des journaux s'accroit. Intrépides Belges, vaillants Polonais, Italiens dévoués, s'écrie le Constitutionnel (1er mars), vous aussi, vous pouvez subir la destinée du premier jour, mais ce jour de larmes sera suivi de longs jours de joie ; les vaincus de la veille deviendront les vainqueurs du lendemain, le jour où, s'avançant au milieu des autres peuples, ses frères en droits, en devoirs, en courage, le peuple français poussera de sa voix frémissante le cri libérateur : Aux armes ! aux armes ! Les révoltés font à ce langage un accueil enthousiaste. La France est menacée, si elle n'agit pas, de perdre tout crédit, et même un peu d'honneur. Mais la France n'est pas en état d'agir, de soutenir une grande guerre européenne. Elle n'a ni l'argent, ni l'armée qu'il faudrait ; avec ses 250.000 hommes qui coûtent près de 400 millions, et tout en faisant un effort presque double de celui de la Restauration (le budget de la guerre en 1829 ne dépassait pas 204 millions), elle ne peut que garder la défensive. Laffitte, qui n'a su ni prévenir l'émeute ni la combattre, ne sait ni se préparer à la guerre, ni se conduire de façon à la rendre impossible. La gauche belliqueuse l'abandonne : il n'est plus le démocrate qui fera dater le droit public des journées de juillet ; les conservateurs, qui croient sérieusement au danger de la révolution et de la guerre, l'attaquent de front. Il essaye de se sauver en proposant la dissolution de la Chambre : ses collègues la lui refusent. L'un d'eux, Montalivet, négocie avec le président de la Chambre, Casimir Perier, pour le décider à prendre le pouvoir. Le cabinet Laffitte est déjà dissous lorsqu'il disparaît (12 mars), entièrement discrédité, et avec lui la politique du mouvement, qu'il a été impuissant à pratiquer, même à formuler. En réalité, personne n'a encore su traduire en actes précis les sentiments de la gauche. On s'est borné à des déclamations, à des manifestations. La passion débordante, emphatique, n'a pas masqué l'indigence d'idées des hommes de juillet. Ils ont pu troubler l'ordre, non pas inspirer une politique. On a crié, fait du tumulte, pour livrer finalement le pouvoir au parti conservateur : ce qui a permis au Roi, après huit mois de règne, de se débarrasser définitivement des deux hommes à qui, avant tous, il doit le trône, Laffitte et Lafayette. VI. — FORMATION D'UNE OPPOSITION POLITIQUE : LÉGITIMISTES, RÉPUBLICAINS, BONAPARTISTES. L'INDÉCISION du ministère, la pauvreté de son programme favorisèrent l'activité des oppositions de droite et de gauche. Les républicains renoncèrent à leur attitude résignée ; les légitimistes espérèrent que l'ordre naturel des choses ne tarderait pas à ramener Henri V. En même temps — et c'était un fait de plus grande conséquence — la jeunesse intellectuelle dont les aspirations ne trouvaient pas satisfaction dans la quasi-légitimité, catholiques ultramontains, Saint-simoniens, théoriciens de tout ordre, religieux ou politiques, s'attachèrent avec un élan passionné à l'espoir des prochaines réalisations ; et les littérateurs même, jusque-là uniquement attentifs à réaliser l'esthétique nouvelle, traduisirent la révolte des esprits et leur déception. Ainsi se forma contre les bénéficiaires de la Révolution une opposition qui réunit aux regrets des vaincus les idéalismes déçus des vainqueurs. L'opinion carliste ne trouva pas après juillet de défenseurs dans le pays ; dans les Chambres, elle fut écrasée : 5 députés légitimistes donnèrent leur démission, 18 furent invalidés : 175 pairs (sur 364) furent éliminés, soit pour avoir été nommés par Charles X, soit pour avoir refusé le serment au nouveau roi. Il y eut des départs retentissants : Chateaubriand ne reparut plus à la Chambre des pairs après la séance du 7 août ; son domestique ayant emporté la défroque de la pairie, il quitta, en secouant la poussière de ses souliers, ce palais de trahisons. Kergorlay écrivit que le duc d'Orléans était de tous les Français celui à qui l'usurpation dût sembler la plus criminelle, ce qui lui valut dix mois de prison. Mais d'autres, qui avaient peu de goût pour le suicide politique, n'imitèrent pas cette dédaigneuse intransigeance. Berryer prêta le serment et s'employa à refaire un programme à son parti. L'espoir d'une nouvelle Restauration, pensait-il, se réaliserait d'autant plus vite que les partisans de la vieille monarchie mettraient plus de hâte et de sincérité à accepter sans réserve la société moderne avec ses lois et sa tendance vers la démocratie. Dans ce cas, la royauté légitime serait en état de reconquérir le terrain occupé par la fausse monarchie de Louis-Philippe, qui n'est qu'une préparation à la République. Une monarchie qui brise ses armoiries, qui récompense les vainqueurs de la Bastille, qui consacre le Panthéon à la gloire de l'antiquité républicaine, qui abolit la commémoration du 21 janvier, condamne son principe et ruine ses fondations. Le roi de France doit se montrer capable de comprendre le présent sans rien renier du passé. C'est pour marquer par un éclat cette évolution nécessaire du parti légitimiste, que Berryer, prenant hardiment position dans la discussion de la loi électorale, propose la suppression du cens et le suffrage universel. Mais le parti légitimiste, servi par le talent de Berryer, manque d'un chef. A Holyrood, Charles X fait élever le duc de Bordeaux par des femmes, par des prêtres, et par M. de Blacas. On enseigne à cet enfant que ses fidèles sujets n'aspirent qu'au bonheur de le revoir, que la bande révolutionnaire qui l'a séparé d'eux subira un châtiment prochain. L'héritier du trône des Bourbons ignore qu'à ce moment même, l'Église fait le plus grand effort pour séparer sa cause de celle de sa dynastie vaincue. En effet, pour tous les catholiques groupés autour de Lamennais, qui depuis 1824 affichent leur mépris de la monarchie légitime autant que leur haine du gallicanisme, le moment est venu de réaliser leur espoir, de former un parti catholique indépendant. Sans perdre un instant, sans ménagement, ils rompent avec le carlisme. Montalembert déclare à la Chambre des pairs qu'il a brisé avec les espérances et les regrets du parti légitimiste. Le vieux royalisme n'est plus, pour un autre catholique passionné, Ozanam, qu'un glorieux invalide ; mais je ne m'appuierai pas sur lui, parce qu'avec sa jambe de bois, il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles. Ces jeunes gens se réunissent pour préciser leur nouvelle attitude, pour dire dans un journal, l'Avenir, comme ils comprennent la Révolution de juillet, comment ils en envisagent les conséquences ; ils veulent qu'on ne se méprenne ni sur leurs espérances ni sur leurs intentions. Cette rupture est pour le carlisme une grosse perte ; non peut-être que le nombre des catholiques et des prêtres séparés du carlisme soit considérable, mais avec ces dissidents disparaissent des cadres du parti les hommes les plus actifs, les seuls qui soient capables de tenter avec Berryer la réconciliation de la légitimité et de la France moderne. Les républicains de 1830 ont d'abord accepté la monarchie. La meilleure des républiques était une solution sinon satisfaisante, du moins supportable, puisque aucune autre n'était pratiquement possible. Mais leur mécontentement apparaît quand, éliminés du gouvernement, ils aperçoivent la distance qui sépare leurs espérances de la réalité. Ils avaient eu cette illusion, que le nouveau roi concéderait quelque chose à la démocratie politique et au rêve national de gloire et de propagande. Une royauté révolutionnaire serait si différente de tout ce qu'on avait vu dans le monde, qu'à la vérité, elle contiendrait aussi peu de monarchie que possible. Et voici qu'elle se formait avec un personnel attachant sa fortune à celle de la dynastie ; l'opinion publique qui la soutenait était, à la vérité, improvisée et récente, mais elle semblait satisfaite et heureuse de la solution adoptée en juillet. A mesure que se consolidait l'état politique qu'ils n'aimaient pas, mais dont ils ne s'étaient pas fait d'avance une idée bien redoutable, les républicains se rendirent compte qu'ils avaient été dupes, et ils commencèrent à unir leurs mécontentements. Comme il arrive aux partis en formation, celui-ci se définit par ses haines. ll déteste la royauté ; if en attaque violemment les formes extérieures et le titulaire ; ce qui suffit pour grouper les hommes qui, sans s'accorder nécessairement sur le reste, peuvent vivre ensemble dans la demi-obscurité des principes. Ainsi, à cette aurore du parti, que son programme républicain soit uniquement politique ou qu'il soit social, que la future République rêve de changer le système du gouvernement ou de bouleverser la société, se confondent toutes les formes de désirs qui peuvent s'édifier sur la doctrine et sur la passion de la liberté et de l'égalité. Les traditions mêmes dont les républicains se réclament aident à cette confusion. C'est à la Convention qu'ils se reportent pour y trouver un exemple et des ancêtres ; c'est à elle qu'ils demandent un programme et une légende ; mais, si la légende est unique, le programme est divers. La tradition apportée par Buonarroti, et transcrite depuis 1828 dans la Conspiration des Égaux, n'est pas la même que celle de la Réfutation de l'Histoire de France de Montgaillard par Laurent, qui est aussi de 1828. Mais ce républicanisme commençant réunit dans son idéalisme toutes les républiques, de Washington à Babeuf, et tous les républicains, qu'ils souffrent dans leurs espérances retardées ou dans leur misère matérielle, c'est-à-dire toutes les déceptions qui ont suivi la gloire de juillet. La République donne à la foule des idéalistes et des pauvres le sentiment, la conscience qu'ils forment une classe, que cette classe a des intérêts, qu'elle doit avoir un programme, qu'elle représente un droit éternel, absolu, supérieur, auprès duquel tous les autres droits sont inférieurs, passagers et périssables. Le parti s'organisa peu à peu par des sociétés et par la
presse. La vieille société Aide-toi, le Ciel t'aidera fit des recrues
en province, organisa des comités dans 33 départements. S'ils n'étaient pas
toujours expressément républicains, ces comités groupaient du moins des
hommes de gauche, des patriotes, disposés à
fournir des recrues à la démocratie plutôt qu'à une monarchie conservatrice.
Ainsi la Société constitutionnelle, fondée au lendemain de juillet
pour l'abolition de la pairie héréditaire, formule, dans un mémoire au Roi sur la nécessité de dissoudre la Chambre des députés et
d'en convoquer une autre destinée à mettre les lois secondaires en harmonie
avec le pacte fondamental, le principe et le programme républicains
qu'on croyait alors compatibles avec la nouvelle dynastie : Toute institution antérieure à la Révolution de juillet et
non ratifiée expressément par la nation n'est plus qu'une institution de fait
dont l'existence est nécessaire au mouvement de la machine sociale, mais qui ne
peut avoir d'autre base que la volonté du peuple. C'est la formule la
plus claire du premier programme républicain, tout au moins de son principe
original et directeur. Une propagande plus énergique fut organisée par les
Amis du Peuple. Cette société groupa, non seulement les démocrates qui
crurent quelque temps à la meilleure des républiques, mais veux pour qui la
monarchie fut d'abord une déception à laquelle on ne se résigne pas, puis un
adversaire auquel on ne pardonne rien. Les Amis du Peuple ne cherchèrent pas
tant à républicaniser la monarchie qu'à la détruire. Ils eurent des chefs jeunes, ardents, capables de sacrifice : G. Cavaignac, fils d'un conventionnel, Guinard, ancien charbonnier, tous deux séduisants de jeunesse, d'âme héroïque et chevaleresque, Armand Marrast, rédacteur à la Tribune des frères Fabre : Garnier-Pagès ; Trélat, ancien charbonnier et membre de la Haute-Vente ; Raspail, nu chimiste dont la bonté est restée légendaire. qui pensait faire de la science un instrument pour l'émancipation des classes ouvrières, doubler la production du sol, guérir les pauvres avec une thérapeutique facile et peu coûteuse qui soignait gratuitement les ouvriers, et leur prêchait annuellement l'hygiène dans son Manuel de la santé. Tous apportaient à la République la force de leur conviction et de leur enthousiasme ; leurs journaux, la Tribune, l'Éclaireur de 1830, le Mouvement, en sont tout illuminés. Autour d'eux naît la presse républicaine des départements ; l'Émancipation (Toulouse), le Peuple souverain (Marseille), le Précurseur (Lyon), le National de l'Ouest (Nantes), l'Écho du peuple (Poitiers) ; leur dévouement désintéressé l'entretient, forme les foyers où grandit l'amour pour la République, d'où se répand la légende qui s'oppose à celle des rois créée sous la Restauration et souvent à celle de l'Empereur lui-même. Ces hommes attirent les recrues, convertissent ceux qui, à Paris, et plus encore en province, ne marchent à la République qu'avec une lenteur timide. Armand Carrel est un de ceux-là, et le plus illustre ; Sainte-Beuve dit de lui : La nature de son esprit était de ne comprendre les choses que par portions et graduellement ; c'est le cas de beaucoup d'autres. Sous la Restauration, Carrel — en dépit de l'apparence plus révolutionnaire qu'il doit à son caractère chevaleresque, à son goût pour l'action, pour les causes généreuses — est au fond un disciple de Benjamin Constant, de Daunou ; il est préoccupé des garanties de l'individu, non de la souveraineté du peuple. Il écrit encore dans le National du 5 juillet 1830 : Le peuple n'a pas besoin d'être souverain et se moque d'être ou non la source des pouvoirs politiques, pourvu qu'il soit représenté, vote l'impôt, qu'il ait la liberté individuelle, etc. Puis, la Révolution le transforme en démocrate : Injustes que nous étions ! C'est le peuple qui a vaincu, c'est pour lui que devront être tous les résultats de la lutte.... Ce peuple, dont les institutions ne s'occupaient pas, s'occupait, lui, des institutions.... Le peuple est beaucoup moins ignorant et beaucoup plus moral qu'on ne le croyait avant cette épreuve. Ce fait, il faut le consigner dans les institutions, il faut trouver moyen de le faire entrer dans les lois. (21 septembre 1830.) Dès lors, cet homme est mûr pour faire un républicain. Il le sera bientôt ; mais son adhésion n'est pas celle d'un enthousiaste, d'un conventionnel à la manière de Cavaignac. Il est pour une république de droit commun, à l'américaine, où il met, à la française, un peu de gloire. A ce titre encore, Carrel est le représentant d'une opinion qui est fréquente dans la bourgeoisie éclairée, généreuse et restée quelque peu napoléonienne. Car le bonapartisme est, à cette date, moins une opinion qu'une légende, et les bonapartistes ne sont pas un parti séparé. Il n'y a jamais eu plus de lecteurs de la littérature de Sainte-Hélène, du Manuscrit de Gourgaud, du Napoléon en exil d'O'Méara, du Mémorial célèbre, qui valut à Las Gazes un siège de député, et des Dictées de Sainte-Hélène et des Mémoires d'Antomarchi. L'Ode à la colonne écrite en 1827 paraît avec Napoléon II dans les Chants du crépuscule en 1831. Napoléon, c'est une gloire commune ; mais, pour les partis de gauche, c'est l'idole. Le vaincu de Waterloo — bataille où la Révolution a rendu son épée (Quinet) — est resté pour la plupart des républicains le soldat de la liberté, l'incarnation de la démocratie : C'est beaucoup, écrira plus tard Guizot, d'être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d'autorité. A quoi pensent les républicains de. Paris, si ce n'est à la Révolution et à la gloire, quand ils vont chanter la Marseillaise autour de la colonne Vendôme ? On acclame l'Empereur au théâtre. Les républicains de Lyon, qui sont parmi les premiers à s'organiser ouvertement contre Louis-Philippe, écrivent dans leurs journaux : Le général et le consul Bonaparte ont trop fait pour la France pour que la France ne pardonne pas à l'Empereur. C'est la brochure d'un prolétaire qui précise : Napoléon est descendu dans la tombe ; mais le bonapartisme n'est pas mort il s'est fait républicain. VII. — L'OPPOSITION INTELLECTUELLE : NÉO-CATHOLIQUES, SAINT-SIMONIENS, FOURIÉRISTES, ROMANTIQUES. L'AUTRE opposition, l'intellectuelle, ne forme pas un parti, mais elle sépare du gouvernement toute une élite sociale. Sans combattre le régime, sans même en attaquer le personnel, elle organise sa vie morale en dehors de lui, elle ne voit pas en lui l'expression actuelle de son désir, encore moins la forme où sa pensée se réalisera, où se calmera un jour son inquiétude. Le système de juillet n'est pour elle qu'une solution provisoire et médiocre, un expédient utile à la tranquillité publique, insuffisant à contenir tout l'avenir qu'a mis en liberté la Révolution. La génération de 1830, comme on l'appela plus tard, c'est-à-dire celle qui arrivait à l'âge d'homme vers la fin de la Restauration, fut diversement émue par la Révolution de juillet. Chez les uns, elle épuisa la capacité d'espoir et de désir : car elle réalisait tout ce qu'avait rêvé leur jeunesse ; ils s'attachèrent au régime, qui offrit des places à leur ambition ; ils y trouvèrent, pour parler comme Sainte-Beuve, une Lombardie féconde à moissonner. Quelques-uns, théoriciens, étayèrent leur satisfaction sur une doctrine. Guizot, qui avait déjà démontré que l'histoire de France aboutissait logiquement à la Charte, fut dépassé par Augustin Thierry, qui représenta la Révolution comme le point où se confondaient, désormais indissolublement unis, la tradition nationale et les principes libéraux, la fin providentielle des siècles écoulés depuis le XIIe siècle : car les historiens prenaient dès lors l'habitude de chercher dans l'étude du passé des raisons de se montrer satisfaits ou inquiets du présent ; et ils devinrent ainsi les conseillers du peuple après avoir été les précepteurs des princes. La philosophie de Cousin voulut, elle aussi, prouver sa valeur pratique : préoccupée jusque-là de lutter contre le matérialisme, de rendre à la morale sa place dans la politique, de restaurer le spiritualisme, elle s'épanouit alors en une doctrine d'État. L'adversaire libéral des théocrates de l'âge précédent s'aperçut qu'un dosage habile des doctrines, un mélange adroit des solutions apportées aux problèmes philosophiques, l'éclectisme, en un mot, pouvait être pour le régime nouveau une règle officielle de penser. La bourgeoisie politique aurait sa philosophie comme la légitimité avait eu la sienne ; elle l'enseignerait et l'imposerait, laissant au peuple sa religion et son culte. Philosophie de compromis et de transactions, de même que le régime de juillet se substitue à l'ancien régime, elle se substitue à l'antique croyance qui donnait à la monarchie une origine sacrée ; combinaison de dialecticien qui prétend, sinon à avoir la même valeur, du moins à exercer la même autorité qu'une métaphysique, et à enseigner quand même le respect des croyances qu'elle détruit, l'éclectisme veut fixer la pensée, créer des convictions reposantes, adaptées à la quasi-légitimité. Ainsi les libéraux vainqueurs et bénéficiaires de la victoire trouvent la certitude dans la Charte réparée, dans la monarchie adaptée, résultat manifeste, conclusion définitive de l'histoire nationale et de la pensée moderne. Mais, dans la France intellectuelle, l'inquiétude est plus générale que la satisfaction. Guizot notait en 1836, en parlant de la Révolution de juillet, qu'un tel acte est pendant longtemps, pour le peuple qui l'a accompli, une source féconde d'aveuglement et d'orgueil. La pensée de l'homme ne résiste pas à un tel entraînement.... Regardez l'état général des esprits, indépendamment des opinions politiques ; vous les verrez, et en grand nombre, atteints comme de folie par le seul fait qu'ils ont vu une grande révolution s'accomplir sous leurs yeux et qu'il leur plairait qu'on en recommençât une autre dans leur sens. Remarque irritée, mais pénétrante. Il y a dans cette génération d'hommes un désir et une espérance de tout renouveler. Les vues qui ont commencé de se faire jour vers 1824 en toute matière, politique, sociale, religieuse, esthétique, s'épanouissent depuis que la grande barrière — hommes et choses de l'ancien régime — est renversée. Le but d'avenir semble proche, puisque le passé est vaincu. L'ardeur pour les théories se change en appétit des choses (Renan). On aspire à réaliser, au moins à inaugurer un monde nouveau. A travers le pessimisme superficiel et passager de la littérature, à travers sa mélancolie célèbre, il est facile de discerner l'optimisme confiant et robuste de la jeune génération. Ses doctrines n'étaient pas neuves : les néo-catholiques, les réformateurs sociaux, les littérateurs et les artistes avaient déjà exprimé tout l'essentiel de leurs vues ; mais les nouveaux venus en firent alors le point de départ d'une attaque générale contre la société ; ils entreprirent la guerre de propagande pour la liberté, pour l'émancipation matérielle des classes pauvres, pour l'affranchissement moral de tous les hommes. Les néo-catholiques furent les premiers prêts. Dès avant la Révolution de juillet, Lamennais avait hautement affirmé son dédain de la dynastie légitime et son espoir de trouver dans les principes libéraux les fondements d'une renaissance de l'Église. La révolution est l'occasion tant attendue de la sauver : Le libéralisme, écrit-il à Berryer pendant la bataille, absurde dans ses théories, violent dans ses passions, aveugle dans ses projets, après un profond désordre et de grands crimes peut-être, ne fera triompher, ne peut faire triompher qu'une chose, la liberté qui sauvera le monde, parce que la liberté — qu'on cherche tant qu'on voudra — se réduira toujours à ce qu'elle a d'effectif, à l'affranchissement de l'Église. Il ne regrettait rien du régime des Bourbons ; il n'attendait rien de Louis-Philippe. Le plus grand nombre préférait une république, écrit-il le 6 août, et je suis de ceux-là ; mais j'espère que la royauté sera purement nominative. Et il ajoute le 26 : Ceci doit tôt ou tard finir par la République... tout ce qui se trouvera dans nos institutions d'opposé à l'esprit républicain ne pourra ni durer, ni être changé sans de nouvelles secousses qui ne seront pas médiocrement dangereuses. Mais dans la liberté il faut un principe d'ordre et de fixité... ce principe est la Religion. On doit donc tendre à unir la Religion et la Liberté ; et de plus, nul moyen de conserver la Religion elle-même qu'en l'affranchissant de la dépendance du pouvoir temporel, de sorte que, sous ce nouveau rapport, on doit désirer, on doit demander la liberté qui est le salut même. Le Correspondant, fondé en 1829 par de jeunes nobles catholiques libéraux, Carné, Cazalès, Champagny, déclara publiquement le 6 août que la cause des Bourbons était perdue, que celle de la religion restait à défendre. Mais l'opinion du passionné Lamennais et de ses amis plus timides du Correspondant n'était partagée que pal- un petit nombre. Il s'agissait de la répandre, et de vaincre les défiances qu'elle inspirait, de prouver aux libéraux que le catholicisme n'avait rien d'incompatible avec la liberté et aux catholiques que la liberté suffisait à tous les besoins de la religion. C'est à quoi s'employa le journal l'Avenir. Ce fut le premier quotidien catholique qui naquit en Europe (16 août 1830). Lamennais le fonda avec deux jeunes gens, Lacordaire, âgé de vingt-huit ans, alors aumônier au collège Henri IV, et le comte de Montalembert, qui avait vingt ans ; trois ecclésiastiques, qui faisaient partie de son groupe d'amis, Gerbet, Salinis et Robrhacher, se joignirent à eux, et quelques laïques, dont le plus connu était d'Eckstein, qui, sous la Restauration, menait déjà, dans le Catholique, la lutte contre le gallicanisme. Le journal prit pour devise : Dieu et Liberté ; ce fut aussi son programme. Liberté de religion d'abord, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège, c'est-à-dire la totale séparation de l'Église et de l'État... qui implique, d'une part, la suppression du budget ecclésiastique ; d'une autre part, l'indépendance absolue du clergé dans l'ordre spirituel, le prêtre restant d'ailleurs soumis aux lois du pays, comme les autres concitoyens et dans la même mesure ; liberté d'enseignement, parce qu'elle est de droit naturel... parce qu'il n'existe sans elle ni liberté religieuse, ni liberté d'opinions, enfin, parce qu'elle est expressément stipulée dans la Charte ; liberté de la presse délivrée de toutes ses entraves, et en particulier de ses entraves fiscales ; liberté d'association, autre droit naturel, parce que, partout où il existe soit des intérêts, soit des opinions, soit des croyances, il est dans la nature humaine de se rapprocher et de s'associer. La liberté est démocratique : elle a pour corollaire l'extension du principe d'élection, de manière à ce qu'il pénètre dans le sein des masses, et l'abolition du système funeste de la centralisation, déplorable et honteux débris du despotisme impérial. Mais ce programme, dont la réalisation profitera à la société laïque, n'est pas proposé à son intention ; il ne s'agit que de l'intérêt de l'Église. Le prêtre a perdu sa place dans la société, parce qu'il a perdu son indépendance ; le régime des concordats, c'est-à-dire des concessions réciproques, l'a conduit à l'abaissement ; il a livré l'Église aux laïques. Le prêtre ne peut conquérir son indépendance dans le monde moderne qu'en faisant cause commune avec le peuple et la liberté. Rester complice d'une aristocratie impopulaire, d'un parti vaincu et conspirateur, c'est préparer contre l'Église de prochaines et nouvelles explosions de haine ; rester uni à une monarchie née d'une révolution faite autant contre le clergé que contre la couronne, c'est une folie plus dangereuse encore, puisque cette monarchie ne peut ni ne veut le bien de l'Église, et qu'elle doit pour vivre la persécuter ou l'asservir. Au contraire, s'associer, s'attacher à la liberté, voilà le salut. Qu'on supprime en France une seule liberté, c'est le catholicisme qui en souffrira. Dire que le catholicisme est incompatible avec les libertés modernes, c'est signer son arrêt de mort. Il ne peut vivre que d'elles, il ne peut reconquérir sa force morale, sa popularité, sa force de propagande que par la liberté. Le meilleur moyen de servir l'intérêt de l'Église, c'est de se mettre du côté du peuple ; on ne peut plus, après juillet, être théocrate qu'en se faisant démocrate. L'instrument de Dieu et du pape, ce n'est plus le prince, c'est le peuple. Aussi les catholiques de l'Avenir se font-ils ardents parmi les démocrates. Ils soutiennent l'intervention ; ils parlent de l'abolition des armées permanentes, et de la pairie héréditaire, et de l'avènement du suffrage universel ; ils croient à la fin prochaine des dynasties : le despotisme exclus, il n'y a de possible que la République. L'Avenir fut aussi un journal de polémique, relevant les outrages au culte, les petits conflits des curés avec les maires et les sous-préfets ; puis il se compléta par l'Agence générale pour la défense de la liberté religieuse (18 décembre 1830). Elle se chargeait de redresser tout acte commis contre la liberté du ministère ecclésiastique, de défendre la liberté d'enseigner, la liberté de s'unir pour prier.... L'un et l'autre organisèrent des pétitions pour la liberté de l'enseignement ; une école libre fut ouverte par Lacordaire et Montalembert (24 avril 1831) pour obliger les tribunaux à juger contre cette liberté ; il y eut des procès de congrégations non autorisées où les combattants de l'Avenir intervinrent. Ils fondèrent des journaux en province, l'Union à Nantes, le Correspondant à Strasbourg, le Courrier lorrain, l'Association lyonnaise. C'est leur moment de gloire, de jeunesse, de grands espoirs. L'enthousiasme de la pensée, la passion d'agir et de conquérir se rencontrent aussi ardents chez les réformateurs sociaux. Arrivés à la vie — comme les catholiques libéraux — dans les dernières années de la Restauration, ils s'épanouissent après 1830 en une propagande qu'ils espèrent irrésistible. Les Saint-simoniens avaient pris peu de part aux événements de juillet ; ils s'étaient surtout préoccupés, comme tant d'autres, d'en dégager le sens. Victoire utile que cette révolution, puisqu'elle détruit un obstacle, mais insuffisante puisqu'elle ne donne aucun moyen de prévoir ni d'édifier l'avenir ; révolte sainte, mais qui ne change rien à l'organisation sociale ; désordre nécessaire, s'il est la condition obligée de l'ordre social nouveau. Car toutes les libertés ne sont qu'un moyen. Travaillons à les conquérir pour arriver au but : Nous demandons en ce moment, dit une circulaire du 1er août aux disciples, la liberté des cultes, c'est pour qu'un culte unique puisse facilement s'élever sur toutes ces ruines du passé religieux de l'humanité... ; la liberté de la presse, parce qu'elle est la condition indispensable de la création prochaine d'une direction légitime de la pensée ; la liberté de l'enseignement, pour que notre doctrine se propage plus facilement et soit un jour la seule aimée, sue et pratiquée par tous ; la destruction des monopoles, comme un moyen d'arriver à une organisation définitive du corps industriel.. La victoire est certaine : la société est en pleine dissolution ; ses chefs sont débiles et médiocres, empiriques et égoïstes, sans audace, sans pensée créatrice ; la seule issue à cette crise est celle qu'a ouverte Saint-Simon. Les Saint-simoniens s'emploient à la faire connaitre. Ils organisent des prédications à Paris, des missions en province et à l'étranger ; un grand journal quotidien, le Globe, devient l'organe de la doctrine. Au service de la cause les prédicateurs mirent du talent souvent, et toujours une ardeur et une conviction incroyables. Ils développèrent l'Exposition de la doctrine faite en 1829, donnant, comme il était naturel, la plus large part à la critique du présent, à l'attaque contre l'injustice et la misère, mais n'hésitant jamais à commettre l'imprudence d'exposer le plan de la société future. C'est sans réticence, sans crainte qu'ils déclarent : La doctrine de Saint-Simon a pour objet de changer profondément, radicalement, le système des sentiments, des idées, des intérêts.... C'est une nouvelle éducation, une régénération définitive qu'elle apporte au monde. Car leur enseignement n'est pas une fantaisie de leur imagination, c'est proprement une révélation. Au prophète de la religion des souffrances et des mortifications succède le révélateur du vrai Dieu qui réhabilite la matière, classe les hommes selon leurs capacités, supprime l'abnégation, l'humilité, fait régner la justice et l'amour. — L'enseignement avait lieu le dimanche, salle Taitbout ; et aussi à l'Athénée, place de la Sorbonne ; on y venait en foule, mais les conversions étaient rares. Pour atteindre le peuple, un enseignement spécial fut donné au degré des ouvriers dans chaque arrondissement de Paris ; on y tenta, sinon encore d'y réaliser un modèle réduit de la société future, du moins d'y répandre, d'y créer l'esprit nécessaire à sa réalisation. Il y eut des effusions et des joies ; une ivresse de fraternité mêla les âmes de 300 ou 400 fidèles qui voyaient tout proche un avenir de bonheur et de paix. En province, la propagande fut active aussi : Montpellier, Montauban, Toulouse, Carcassonne, visités par des apôtres, reçurent l'enseignement et comptèrent des prosélytes : ce fut l'Église du Midi ; une mission visita les villes de l'Est, une autre l'Ouest ; Lyon leur fit grand accueil. On discutait sérieusement leurs vues en province, sans la raillerie facile et superficielle des Parisiens. A l'étranger, ils suscitèrent parfois plus que de la curiosité ; quelques-uns, en Angleterre, s'ils ne réussirent pas à convertir les foules, rencontrèrent Grote et Stuart Mill, qui reçut peut-être d'eux sa première initiation positiviste. En Belgique, les prédicateurs trouvèrent un public passionné. Des juristes allemands étudiaient leurs doctrines et y démêlaient l'influence de Hegel. Ils fondèrent de grands espoirs sur l'action par le journal. Si le Globe ne détermina pas le grand courant d'opinion qu'ils en attendaient, la levée en masse pour la doctrine, il les mit en contact avec les passions du public, il leur permit de donner, au jour le jour, leur avis sur les hommes et sur les choses, de se mêler à la polémique des partis ; les Saint-simoniens purent y préciser leurs vues, y indiquer pas à pas leur ligne de conduite au milieu des contingences, en même temps qu'y célébrer leur idéal. Abandonné par ses rédacteurs devenus hommes d'État, le Globe libéral, qui était logé rue Monsigny à côté de la Famille saint-simonienne, fut offert à la doctrine par son gérant Pierre Leroux, le 27 décembre 1830. Les deux chefs du Saint-simonisme, Bazard et Enfantin, les Pères suprêmes, appelèrent Michel Chevalier à le diriger, et, le 18 janvier 1831, la bataille commença. Tous les jours, le Globe répète que la société est malade et que le gouvernement ne vaut rien : Les temps sont proches où une révolution sociale sera opérée et où la féodalité vaincue ne vivra plus que dans le souvenir des hommes, car elle a épuisé aujourd'hui la série de ses travestissements ; l'oisiveté en est la dernière figure. Il faut achever de détruire le droit de l'homme à vivre du travail des autres, l'exploitation de l'homme par l'homme. Ce droit odieux a passé inaperçu parce qu'on a cru résolu le problème du bonheur social, le jour où les économistes ont remis à la liberté, c'est-à-dire au hasard, la répartition de la richesse : triste impartialité entre la richesse fainéante et la misère laborieuse. On a traité comme des chiffres ou des poids des phénomènes où l'homme est en cause, dont il est l'origine et la fin : l'économie politique n'a pas de moralité. Pour la moraliser, il faut abolir la loi de l'offre et de
la demande, supprimer la vente et l'achat. La société doit être organisée
comme la famille, où tous sont solidaires, où il n'y a ni profits ni pertes
pour aucun des membres ; il faut que l'expression des besoins des inférieurs
règle l'inspiration, la moralité des
supérieurs, chargés de la distribution. Donc, la propriété sera transformée. Par Saint-Simon, la terre est considérée comme un
instrument de travail dont l'État seul est propriétaire, et qui est distribué
à chacun suivant sa capacité, pour que les produits en soient distribués par
lui à chacun selon ses œuvres. On ne sera plus propriétaire que de sa
fonction dans l'agriculture ou dans l'industrie. L'héritage sera aboli, car le jour révélé par Saint-Simon approche où tous auront
un héritage, où chacun recevra de l'État, distributeur des instruments de
travail, une éducation et une fonction conformes à sa vocation et une
rétribution conforme à ses œuvres. Tout en montrant au loin la terre promise, le Globe a une politique quotidienne. Il dit chaque jour l'anarchie du parlementarisme, gouvernement de haine et de méfiance, la foule indifférente aux subtilités constitutionnelles, les légitimistes attachés à un cadavre, les libéraux sans doctrines, les catholiques sans croyances ; et le Saint-simonisme seul peut donner aux premiers un roi légitime, aux seconds la vraie liberté, aux derniers de vrais prêtres. Ainsi la Révolution de juillet aura un sens. Qu'importe un drapeau blanc ou tricolore, si ce n'est réellement le symbole d'un nouvel état de choses ! La régénération sociale ne sera pas l'œuvre d'un jour sans doute, mais que du moins on y travaille : créez des banques qui fournissent des instruments de travail aux ouvriers, des capitaux aux jeunes gens pauvres sortant des écoles ; abolissez les douanes ; des régiments, faites de grandes écoles d'arts et métiers. Le travail est la religion moderne. Entreprenez de grands travaux ; le jour de l'inauguration, le Roi et sa famille, les ministres, la Cour de cassation, la Cour royale, les deux Chambres, manieraient la pelle et la pioche. Le vieux Lafayette serait là, les régiments et les musiques, les escouades d'ouvriers seraient commandées par des ingénieurs et des polytechniciens en grand uniforme.... Le Globe sait également accommoder la doctrine aux réalités de la politique extérieure. Il est pour l'intervention. L'abdication de la France en Europe serait un retard dans la propagation de la doctrine. Et puis, l'intervention est le premier pas dans la voie de la grande unité pacifique que la France, élément moral de l'humanité, réalisera entre les nations de la terre. Jamais encore une doctrine n'avait fait une entrée aussi brillante dans le monde. Hardis, enthousiastes, les Saint-simoniens menaient l'attaque contre la société avec une foi d'apôtres et l'audacieuse franchise de la jeunesse. Ils montrèrent à quel point ils étaient sincères et naïfs quand ils voulurent faire de la vie intérieure de leur petite secte, de la Famille, un modèle réduit de la société future. Sous la direction des Pères suprêmes Bazard et Enfantin, la plupart vécurent en commun dans une maison de la rue Monsigny, groupés hiérarchiquement, esquissant les cérémonies rituelles de la religion future, et s'efforçant à chercher les formules de la loi morale nouvelle nécessaire à l'humanité transformée, à rectifier, comme avait dit Saint-Simon, l'antique ligne de démarcation entre le bien et le mal. Exaltation qui, sans doute, entraînait moins qu'elle ne prêtait à rire, qui diminuait leur critique sociale plus qu'elle ne la fortifiait, qui compromettait la doctrine ; mais ils n'en avaient pas moins dit, et écrit, et prêché la première théorie organique, le premier essai de reconstruction politique et sociale qui eût paru depuis que l'ancien régime était tombé. Les Fouriéristes menaient moins bruyamment leur campagne. Née à peu près en même temps que celle de Saint-Simon, la doctrine de Fourier ne parvenait à la connaissance du public qu'au moment où le Saint-simonisme était déjà épanoui. Fourier avait, lui aussi, présenté sa critique de la société, fait la guerre aux économistes du laisser-faire, cette bévue fondamentale, et aux libéraux du système représentatif, cette niaiserie. Comme Saint-Simon qui se disait prophète et dont ses disciples faisaient un Messie, Fourier est, il se proclame le héros, Hercule qui abolira l'incohérence, les fléaux honteux de la civilisation, guerre, concurrence, misère, gaspillage ; il est le sergent de boutique suscité par Dieu pour confondre la charlatanerie des sciences politiques et morales ; personne, avant lui, n'a compris que la civilisation, objet de l'admiration générale, n'est qu'un état passager, une étape à franchir, une crise de l'humanité, comme la dentition. Fourier aperçoit au delà d'elle un ordre nouveau, le garantisme, la combinaison, l'ordre sociétaire. C'est en effet l'association — et, parmi les formes d'associations, Fourier choisit pour objet de son étude l'association agricole — qui sera la vérité de demain. C'est en l'étudiant que Fourier aperçoit que la solution qu'elle comporte sera celle de tous les problèmes politiques. C'est sur elle qu'il construit la théorie des Destinées. Si tous les efforts pratiques ou théoriques pour édifier l'association ont jusqu'ici échoué, c'est parce qu'aucun n'a tenu compte du fait fondamental, de la nature humaine. Toutes demandent à l'individu une diminution, un sacrifice, une contrainte. C'est l'erreur capitale : l'association ne peut vivre que si elle est attrayante ; elle ne sera attrayante que si elle satisfait les passions au lieu de les combattre. Le problème, c'est de combiner les passions pour qu'elles concourent à l'équilibre, à l'harmonie finale. Fourier en a trouvé la clef dans les séries progressives et les séries passionnées. Il y a 810 passions différentes dans chaque sexe ; 1.690 personnes bien choisies représenteront donc toutes les formes possibles de l'activité. Tous les travaux seront exécutés dans la Phalange, puisque chaque passion sera irrésistiblement entraînée vers le genre de travail qui lui convient. Sans s'arrêter à la psychologie bizarre de Fourier, sans le suivre dans les étrangetés de sa théodicée, en se bornant à examiner son phalanstère, il faut y noter la nouveauté du plan élaboré par cet audacieux architecte et la singulière séduction qui lui prépare des disciples. Tous les réformateurs promettent le bonheur et la justice ; c'est même dans la justice satisfaite qu'ils voient la source du bonheur. Mais ce bonheur reste social ; il se confond avec le bien-être matériel ; il n'est pas évident que l'individu doive être réellement plus heureux dans une société où les biens seront plus justement répartis. Fourier va plus avant : il offre une justice plus nuancée, moins sommaire que celle d'un communisme brutal, d'une égalité des conditions contraire à la nature ; il propose une pleine harmonie dans le partage des bénéfices où seront comptés le capital, le travail et le talent. Il offre sans doute le bonheur matériel, deux moissons par an, sept repas par jour et 30 p. 100 de dividendes pour les actionnaires du phalanstère, — mais surtout il promet un bonheur auquel nul n'a songé parmi les réformateurs, le bonheur moral. Dans sa guerre à la civilisation il a — comme Rousseau pénétré jusqu'à la réalité qui lui est le plus opposée, la nature : puis au delà, jusqu'à la nature humaine et à ce qui est, en elle, fondamental, la passion. La satisfaction totale des passions, c'est la fin de toutes les doctrines de renoncement, de sacrifice, de compensations imaginaires. Reste à les accorder, à les faire concourir au résultat, à savoir les utiliser. Leur antagonisme était artificiel. Leur variété est une condition de la vie sociale, comme leur satisfaction est une condition du bonheur individuel. Mais par-dessus tout, Fourier promet, à côté du bonheur et de la justice, la liberté. Elle est pour les Saint-simoniens une maladie des époques critiques ; le goût que les hommes de notre temps montrent pour elle est, disent-ils, passager ; il n'y a pas place pour la liberté dans une bonne organisation de la société ; elle disparaîtra dans l'universel embrassement. Au contraire, la liberté est l'âme même du système de Fourier. L'autorité en est absente. L'harmonie rend à l'homme tout ce que la civilisation lui a enlevé. La liberté dont on parle en civilisation n'est qu'un mot, une gasconnade, une niaiserie qui ne trompe personne. La liberté de Fourier, qui supprime l'État, est au point de départ comme au point d'arrivée, partout, illimitée, souveraine. Et c'est par là que le système, en réaction contre toutes les doctrines autoritaires, conquiert les sympathies et se fait des disciples. Il va jusqu'à débaucher des Saint-simoniens las des effusions, de la tendresse dissolvante. C'est la revanche de l'individu. Le fouriérisme ne se fit une place dans l'opinion qu'à partir de 1831. Mais l'école ne fut jamais ni nombreuse, ni brillante. Il y eut d'abord quelques disciples isolés à Paris, Besançon, Dijon, Nancy ; puis l'exemple des Saint-simoniens, l'arrivée de quelques transfuges du Saint-simonisme apporta à la doctrine des propagandistes zélés. V. Considerant organisa des réunions à Metz en 1831. Deux anciens Saint-simoniens, Lechevalier et Transon, prêchèrent en 1832 et furent imités par d'autres. Les traits épars et confus de la doctrine furent enfin réunis dans un journal (1832), la Réforme industrielle ou le Phalanstère. Sans avoir l'éclat, ni la portée, ni le succès de la propagande saint-simonienne, le fouriérisme fut dès lors connu et étudié. Il agit sur des bourgeois instruits, et bientôt, par Lyon, pénétra dans le monde ouvrier, où, dégagé de ses extravagances, il trouva des disciples épris de liberté et convaincus des avantages de l'association. La religion du Progrès de Buchez, la religion de l'Humanité de Pierre Leroux, tous deux anciens Saint-simoniens, marquent, peu après les doctrines plus retentissantes de Saint-Simon et de Fourier, le même désir d'organiser une société dont l'équilibre est détruit, qui ignore, comme dit Buchez, un but commun d'activité. Elles sacrifient, comme le Saint-simonisme, d'où elles sortent, l'individu à la société, pour procurer le grand bonheur à l'individu. Car le trait commun de ces doctrines, c'est la considération de l'individu ; s'il est enchaîné à une discipline sévère, c'est pour son bien. En réalité, tout ce socialisme ne vise pas un but supérieur au bonheur de l'individu. Si, d'ailleurs, une génération fut individualiste, c'est bien celle-là. La démocratie n'a été vaincue qu'en politique. Elle triomphe dans la littérature et dans les arts, elle brise les barrières du bon ton, des usages, comme elle a exilé les habitudes de cour. C'est bien un signe des temps, qu'au moment où les Saint-simoniens prêchent l'émancipation de la chair et la réhabilitation de la matière, les femmes confessent leurs peines, réclament une part de destinée plus égale, et plaident contre la société ; chacune a son secret douloureux à l'appui du plaidoyer d'émancipation, et Sainte-Beuve, qui constate ces tendances, s'en inquiète. Non qu'il croie, avec les Saint-simoniens, à l'arrivée de la Femme-Messie dont la révélation résoudra les derniers problèmes de l'organisation sociale. Mais, même s'il s'agit seulement de réformer trois ou quatre articles du Code civil, il doit y avoir, croit-il, sous ce singulier phénomène littéraire, une indication sociale assez grave. En effet Indiana ou Lelia ne sont pas des signes isolés de protestation. A la révolution toute littéraire qu'était le romantisme de 1824 s'ajoute la révolte morale. Négligeons les œuvres directement inspirées par les journées de juillet, une cantate comme la Parisienne, de C. Delavigne, ou une invective comme les Iambes, de Barbier, encore qu'il y ait dans les Iambes la satire de cet éveil des appétits égoïstes et des ambitions fiévreuses : c'est toute la littérature qui est bouleversée. Le poète des Méditations et des Harmonies est évidemment le plus profondément transformé. La Révolution, dit Sainte-Beuve, l'a porté d'un bond sur un cheval nouveau, ce qui veut dire que Lamartine entre dans la vie politique. Hugo publie son ode à la jeune France, que Sainte-Beuve annonce en ces termes : Il a su concilier dans une mesure parfaite les élans de son patriotisme avec les convenances dues au malheur ; il est resté citoyen de la nouvelle France sans rougir des souvenirs de l'ancienne. Mais bientôt le citoyen de la nouvelle France se fait démocrate, et son œuvra devient toute pénétrée de l'esprit de révolte. Elle s'offre comme la revanche du bas, du laid, du misérable. Dans Notre-Dame de Paris, la Bohémienne et Quasimodo, deux parias, se dressent contre le prêtre et le gentilhomme, deux puissances. Son théâtre secoue rudement la royauté (Marion Delorme 1831 ; Le Roi s'amuse 1832). Et Hugo n'est pas un isolé dont on se moque ou qu'on admire sans le suivre : la Revue des Deux Mondes, qui a publié l'Idole de Barbier, salue en 1831 Notre-Daine avec enthousiasme ; même elle défend, dans l'Antony d'Alexandre Dumas, le héros que son exaltation fait supérieur à la morale et à la société. Sans doute il y aura des défections ; beaucoup se lasseront d'une attitude tendue et pénible, mais le mouvement de révolte est créé dans les lettres. La protestation contre le fait social commence et ne finira plus. Le Rouge et le Noir de Stendhal (1831) qui en donne la plus subtile et la plus forte analyse, c'est en raccourci l'histoire des enfants du siècle. L'égalité proclamée leur a fait prévoir, espérer une carrière égale à leur ambition qui est sans bornes, et à leur mérite, qu'ils jugent égal à la plus haute fortune. Mais les obstacles accumulés par les possesseurs des places et par les détenteurs du pouvoir ou de l'argent se dressent devant eux. Pour les vaincre, seule une force compte : l'énergie passionnée, brutale ou rusée, dans tous les cas sans scrupules, et qui peut aller jusqu'au crime. Julien Sorel est un disciple obscur de Napoléon, arrêté comme lui par un accident. Mais il est légion ; il est le père de tous les ambitieux de Balzac qui, eux aussi, au grand jour ou dans les ténèbres, marchent armés à la conquête de la société, comme il est l'aîné distingué et raffiné de Robert Macaire (1836). C'est avec le Rouge et le Noir que les romanciers commencent à s'attribuer ce rôle dont Balzac s'empare, cette fonction de médecin, de physiologiste social, toute voisine du rôle de vates, que les poètes se donnent depuis que tout devient sérieux dans les lettres. Quant à ceux qui n'ont pas cette énergie ou ce courage, la ressource leur reste de se réfugier dans le rêve ou dans la tour d'ivoire des sages. A ceux-là, Vigny offrait déjà un refuge ; voici que Musset, l'enfant gâté, l'enfant terrible du romantisme, qui a cessé ses niches aux classiques et quitté la boutique romantique, leur ouvre son cœur et dit au public le douloureux journal de sa vie. L'Enfant du Siècle se livre tout frémissant dans ses vers et dans son théâtre avant d'écrire la Confession (1836), qui résumera dans sa propre aventure celle de tant d'autres à qui la vie n'a pas donné ce qu'ils en attendaient. Ainsi, les idéalistes s'éloignent du régime né de la
révolution qui les passionna. Il ne lui reste, avec ses fonctionnaires, que
la masse inerte, préoccupée de la vie matérielle, désireuse d'ordre, de paix,
de sécurité. C'est à coup sûr la majorité ; mais cette majorité est celle que
vaut à tout régime la possession du pouvoir ; il bénéficie toujours de la
nécessité qui s'impose d'avoir un gouvernement. Ceux
des Français, écrit Heine (1er août
1832), qui ne veulent entendre parler ni de
la République ni de l'enfant du miracle, mais qui désirent seulement la
prospérité de la France, ne sont pas précisément de très chauds partisans de
Louis-Philippe, et ne chantent pas les louanges de sa franchise et de sa
droiture... mais ils sont tout à fait persuadés
qu'il est l'homme nécessaire ; qu'il faut le soutenir parce que la
tranquillité publique l'exige ; que la répression de l'émeute est salutaire
au commerce. Le Roi a également pour lui des sceptiques aisés qui
vivent, à Paris surtout, dans iule aimable indifférence à l'égard des
gouvernements quels qu'ils soient. Paris est une
république, remarque Stendhal. L'homme qui a
de quoi vivre et qui ne demande rien ne rencontre jamais le gouvernement ;
qui songe parmi nous à s'enquérir du caractère de M. le Préfet ? La
nation, même satisfaite, n'éprouve pour la monarchie aucun sentiment profond
d'affection ; on n'y sent aucun élan du cœur. Ni aimé,
ni détesté, le Roi flatte évidemment les gens d'affaires, commerçants
et industriels, par sa simplicité bourgeoise, tout abordable, sans éclat
nobiliaire ou militaire. Mais l'union avec eux n'est pas intime. C'est une
association où chacun a fait ses réserves. Le Roi n'a pas lié tous ses
intérêts aux leurs ; il a mis sa fortune personnelle à l'abri d'un accident ;
elle est placée au nom de ses enfants. Il a donc pensé à ce qui adviendrait
si le contrat qu'il a signé était un jour à résilier ; ce chef de maison n'a
pas engagé ses capitaux dans l'entreprise. Aussi ses actionnaires lui
chicaneront-ils volontiers ses émoluments de directeur. Eux aussi,
d'ailleurs, ils ont une arrière-pensée : c'est que, sous la présidence de
l'homme de leur choix, ils exerceront réellement le pouvoir. La ruse qui le
leur ravirait pourrait avoir le même sort que la force qui tenta de les en priver
pour jamais, sous le dernier des Bourbons. Étrangère ou hostile au mouvement des idées qui agite l'élite de la nation, soucieuse sans doute des intérêts matériels qu'elle est chargée de défendre, mais plus préoccupée encore d'assurer son pouvoir et sa durée, la nouvelle monarchie ne dispose vraiment d'aucune des forces morales de la France. Elle est éloignée de son fane et elle n'offre à sa vie matérielle qu'une garantie précaire. Même le groupe d'hommes qui, en son nom, détient le pouvoir, ne lui restera fidèle que s'il continue à l'exercer. Peut-être, après tout, ce régime qu'on disait créé par le vœu national ne représente-t-il ni la volonté ni le désir de la nation, mais un simple expédient... En tout cas, on y aperçoit, un an après sa naissance, les germes de quelques graves malentendus. |