I. — LE MINISTÈRE MARTIGNAC ET LA CHAMBRE NOUVELLE. LE système politique qui succomba avec Villèle était en contradiction permanente avec l'opinion générale des Français ; mais, de la coalition électorale des deux oppositions qui le renversa naquit une majorité trop disparate pour s'exprimer dans un ministère et trop fragile pour le faire vivre. Le foi n'aurait pas consenti a confier le pouvoir à des hommes de gauche et la droite dissidente ne les eût pas longtemps soutenus. Charles X essaya de refaire l'union des droites sous un nouveau chef, Jules de Polignac, son ami personnel, alors ambassadeur à Londres ; il n'y réussit pas. Les hommes de droite étaient, malgré leur majorité numérique, divisés par les rivalités personnelles ; dépourvus de doctrines précises, ils se trouvaient, surtout au lendemain d'une lutte électorale où beaucoup avaient fait cause commune avec la gauche, incapables de s'entendre sur un programme commun et pratique de réaction. Une défection, une contre-opposition étaient, chez eux, toujours à craindre. Il fallut revenir au gouvernement des royalistes modérés s'appuyant sur les centres. Le 5 janvier 1828, parurent les ordonnances nommant les nouveaux ministres : c'étaient Martignac à l'Intérieur, Portalis à la Justice, la Ferronnays aux Affaires étrangères, Roy aux Finances, de Caux à la Guerre. Un nouveau portefeuille, le Commerce et les Manufactures, fut créé au profit de l'ancien directeur général des Douanes, Saint-Cricq ; deux anciens collaborateurs de Villèle gardèrent les leurs, Chabrol la Marine et Frayssinous les Affaires ecclésiastiques ; mais l'instruction publique fut détachée des Cultes un peu plus tard (10 février), et forma un ministère spécial confié à un ultra repentant, Vatimesnil. La situation de Frayssinous et de Chabrol devint assez vite difficile, la rancune contre Villèle ayant survécu au ministère tombé ; ils furent remplacés, le 4 mars, Frayssinous par l'évêque gallican Feutrier, et Chabrol par un intime ami de Chateaubriand, Hyde de Neuville ; ce dernier choix valut au ministère l'appui du Journal des Débats. Les noms des ministres, qui sortaient du centre droit ou de l'administration, ne donnaient aucune indication claire sur la politique qu'entendait suivre le nouveau gouvernement, mais on s'accorda à considérer comme une concession faite à l'opinion de gauche le choix de Portalis qui s'était prononcé contre les jésuites, et comme une marque de libéralisme la séparation de l'Instruction publique d'avec les Affaires ecclésiastiques. Le gouvernement prit quelques mesures qui annonçaient ses intentions : les deux congréganistes les plus odieux à la gauche, le directeur de la police, Franchet, et le préfet de police de Paris, Delavau, furent disgraciés ; des préfets trop compromis dans les élections furent révoqués ou déplacés ; le cours de Villemain fut rouvert ; une commission fut nommée pour assurer dans toutes les écoles secondaires l'exécution des lois du royaume (22 janvier). Le ministère n'eut pas de président ; mais Martignac, orateur agréable, éloquent et facile, joua dans les débats des Chambres le premier rôle, et passa pour être le chef du gouvernement. Le groupement des partis à la Chambre allait dépendre de l'attitude de l'opposition de droite. Maintiendrait-elle, après la victoire, son alliance avec la gauche, ou retournerait-elle à l'ancienne droite ? On ne le sut pas tout de suite, car elle hésita d'abord et se partagea, en sorte que la Chambre, divisée en deux groupes presque égaux, émit des votes contradictoires[1]. Un premier scrutin pour l'élection des candidats à la présidence donna la majorité à la droite, mais le second, qui fut définitif, la donna à la gauche. Le ministère obtint du Roi qu'il nommât président le candidat des gauches, Royer-Collard. L'union des libéraux et des dissidents de droite en fut consolidée, ils nommèrent d'un commun accord la commission de l'adresse et y formulèrent un programme nouveau : une organisation de l'instruction publique conciliant l'exercice de l'autorité civile et celui du pouvoir spirituel, une loi rétablissant les libertés municipales. Ils condamnèrent avec vigueur la politique de l'ancien ministère, que l'adresse qualifia de système déplorable. Devant la Chambre, la bataille décisive s'engagea sur ce mot ; la gauche unie aux dissidents de droite fut encore victorieuse par 187 voix contre 173. La gauche s'accrut par les élections complémentaires que les élections multiples et les invalidations avaient rendues nécessaires. Sur 40 sièges à pourvoir dans les départements, la droite n'en obtint que cinq (21 avril). A Paris, les sept candidats libéraux furent élus ; la droite réunit 257 voix contre 5936. Il n'y eut plus en France que 12 départements à députation entièrement royaliste, et 25 où les royalistes gardaient la majorité des sièges ; parmi les autres, 14 furent partagés également entre la droite et la gauche, et 8 eurent une députation entièrement libérale Résultat d'autant plus significatif que les députés étaient encore en majorité des fonctionnaires publics en activité ou en retraite ; on ne comptait dans cette Chambre que 60 industriels et négociants, 6 hommes de lettres et 2 avocats. Le classement des partis de la Chambre fut, pour sa clarté, pour sa correspondance avec l'état vrai de l'opinion, accueilli avec satisfaction par la presse de gauche, qui conçut de nouveau, comme à l'avènement de Charles X, l'espoir d'accommoder la dynastie à sa politique ; la presse de droite montra avec une franchise égale son hostilité contre le ministère. Mais la situation, claire pour tout le monde, n'en était pas plus facile pour le gouvernement. Issu du centre droit, comme le ministère de Richelieu, il eût souhaité une majorité formée à l'exclusion des deux extrêmes. Les circonstances l'obligeant à gouverner avec la gauche, il fut dans la nécessité d'appliquer le programme de la gauche pour garder son appui : elle ne pouvait mettre d'autre condition à sa fidélité. Mais, à supposer que le ministère ait éprouvé souvent le désir de plaire à la gauche, il n'en eut pas toujours les moyens. Le Roi regrettait Villèle ; il était convaincu que l'impopularité personnelle de son ministre était l'unique cause de sa chute ; la politique de réaction n'était pas compromise pour si peu, et Charles X pensait qu'elle pouvait être continuée avec d'autres hommes. S'il paraissait consentir à une politique libérale qui choquait son orgueil de roi et ses sentiments de catholique, c'était dans l'espoir qu'elle serait bientôt mise en échec, soit par un retour victorieux de la droite, soit par les exigences excessives de la gauche. Il patientait, et dissimulait son aversion sous un air de neutralité et d'indifférence polie. Mais les ministres et le public ne s'y méprirent pas longtemps. Ayant à remplacer le gouverneur du duc de Bordeaux, Charles X choisit un ultra de marque, M. de Damas, membre du cabinet déchu[2] : les nominations de ce genre étaient considérées comme des actes politiques. II. — LA POLITIQUE DE GAUCHE. LES premières rencontres du cabinet avec la Chambre montrèrent son désir de satisfaire la nouvelle majorité. Elle attendait, comme tous les partis qui s'étaient succédé au pouvoir, une nouvelle loi électorale et une loi sur la presse. Toutefois il ne fut pas question de modifier immédiatement les principes du régime électoral, mais seulement de supprimer les fraudes qui en faussaient la pratique. Le gouvernement déposa un projet de loi sur les listes électorales destiné à compléter la loi de 1827 et à prévenir l'arbitraire que la gauche reprochait encore aux préfets de Villèle. La liste des électeurs de chaque canton, arrêtée au 1er janvier par les maires réunis au chef-lieu, serait affichée dans chaque commune à partir du 15 août ; le nom de chaque électeur s'irait accompagné du chiffre de ses contributions et de la liste des bureaux où il les payait ; toutes les réclamations concernant l'inscription ou la radiation seraient soumises au Conseil de préfecture, qui devrait statuer dans les cinq jours. La droite, dans les deux Chambres, se plaignit qu'on enlevât au gouvernement l'influence légitime qu'il exerçait sur les élections. Mais le projet de loi fut voté (mai). La Gazette déclara : C'est l'organisation du principe démocratique, l'enrôlement et le recrutement à perpétuité de la milice des révolutions. La gauche attendit la loi sur la presse pour juger le libéralisme ministériel. Le projet du gouvernement (14 avril) reproduisit à peu près le contre-projet que, l'année précédente, une commission de la Chambre des pairs avait voulu opposer à la loi de justice et d'amour. Il abrogeait les principales dispositions de la loi de 1822, l'autorisation préalable, la censure facultative, les procès de tendance, et y substituait la responsabilité des gérants, l'extension du cautionnement même aux journaux littéraires, l'élévation du taux des amendes, et le droit donné aux tribunaux de suspendre pour trois mois un journal coupable de récidive dans l'infraction. L'exposé des motifs expliquait ces précautions : l'obligation d'avoir un gérant responsable, choisi parmi les propriétaires du journal, est une garantie de capacité et d'honorabilité ; d'ailleurs, un gérant deux fois condamné sera privé du droit d'exercer de nouveau les mêmes fonctions dans aucun journal. Si l'on exige le cautionnement, même des journaux non politiques, c'est en raison de la difficulté de marquer la limite qui les sépare des autres : Notre langue est si complaisante, l'esprit franc ais si vif, qu'il ne leur a point été difficile d'envahir le domaine de la politique avec des allusions plus ou moins fines ils renouvellent, au sein d'une société monarchique et polie, le scandale de ces personnalités satiriques que la démocratie athénienne ne permettait è son théâtre que deux ou trois fois par année. Enfin, les délits de presse relèveraient comme par le passe des tribunaux correctionnels : il ne fut pas question de les confier, comme en 1819, au jury. La gauche fit mauvais accueil au projet ministériel. La suppression de la censure et des procès de tendance était à coup sûr un progrès ; mais ces procédés étaient à ce point déconsidérés depuis la chute de Villèle qu'on les redoutait moins ; il ne semblait pas qu'un gouvernement pût désormais en user : La censure serait aujourd'hui une déclaration de guerre contre la nation, dit Benjamin Constant... elle renaîtrait sur le tombeau de la Charte. Si la suppression de l'autorisation préalable abolissait le monopole du gouvernement, le cautionnement accru et étendu, la responsabilité du gérant lui substituaient le monopole des riches. A droite, on combattit les dispositions libérales qui privaient le Roi des armes dont il avait besoin pour lutter contre la Révolution. Les Chambres votèrent le projet en abaissant les chiffres du cautionnement ; il fut fixé, dans la Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, à 6.000 francs de rentes pour les journaux paraissant plus de cieux fois par semaine, aux trois quarts de cette somme pour les journaux paraissant une fois, au quart pour les journaux paraissant une fois par mois. Les journaux des autres départements étaient soumis à un cautionnement de 2.000 francs de rentes dans les villes de 50.000 âmes et au-dessus, de 1.200 francs dans les autres, et à un cautionnement moitié moindre pour les journaux à périodicité moins fréquente. Les revues paraissant une seule fois par mois, les périodiques scientifiques, littéraires, commerciaux, furent exempts de tout cautionnement. La gauche ne protesta pas seulement contre le chiffre trop élevé des cautionnements, elle réclama le jury pour tous les délits de presse. La discussion fut si vive qu'il se produisit, au vote, une dislocation de la majorité ; quelques députés de gauche s'unirent à la droite pour faire échec à la loi. On vit combien était fragile l'union des gauches et précaire leur sympathie pour le cabinet. C'est une loi de déception, de ruse, dit un député libéral, Kératry ; les ministres nous l'ont apportée sans l'approfondir. Benjamin Constant la repoussa avec son ironie coutumière : J'aimais, dit-il, à entourer d'une confiance anticipée le naissant ministère. Sa faiblesse et l'incertitude même de ses premiers pas, les regards timides qu'il promenait sur une Chambre inconnue, son désir de trouver, pour un système quelconque, une majorité forte et protectrice ; toutes ces choses me touchaient, m'intéressaient. Enfin, plusieurs phrases de l'exposé des motifs m'avaient enchanté. Mais un examen attentif m'a promptement démontré les vices de la proposition ministérielle, et je la rejette avec d'autant moins d'hésitation, que ses articles sont empreints de l'esprit de subtilité et d'astuce d'une société fameuse dont la France sollicite vainement le ministère de la délivrer et de s'affranchir lui-même. Le débat sur la loi avait en effet fourni l'occasion
d'attaquer la politique générale du cabinet. La gauche, en lui reprochant la
timidité de sa loi, était surtout impatiente de le voir accuser nettement sa
rupture avec la droite. Elle s'inquiétait qu'aucune mesure n'eût encore été
prise contre les jésuites, et d'eux à la tribune on avait parlé autant que de
la presse. Corcelles, député de gauche, déclara : Le
jésuitisme, comme faction, et il en a tout le caractère, le jésuitisme tenant
chaire d'enseignement quotidien et retentissant d'un bout à l'autre du
royaume, peut pour le moment n'être que dangereux, mais il deviendra
redoutable le jour où le gouvernement aura eu le malheur de subir son
influencé, et on a de fortes raisons pour le soupçonner. Le
ministre-évêque Feutrier répondit : Il n'est pas
vrai que les évêques soient dominés par les jésuites ; ces prélats les
estiment sans doute, et peuvent les regarder comme d'utiles auxiliaires, mais
ils se maintiennent dans toute leur indépendance... Ce langage parut
obscur. Benjamin Constant reprocha aux ministres de trop ménager la droite
qui les combattait, de choisir comme au temps de Villèle les candidats aux
fonctions publiques recommandés par quelque
corporation occulte. — Ouvrez, dit-il,
l'Almanach royal, et voyez : rien
n'est changé ; l'administration persiste dans ses habitudes d'arbitraire el
de fraude. Autant de raisons, fort étrangères aux vices de la loi sur la
presse, pour combattre le gouvernement, pour lui refuser la continuation
d'une confiance que justifiaient peut-être ses déclarations, mais non pas ses
actes. Pour obliger le ministère à se prononcer nettement, la gauche réclama la mise en accusation des anciens ministres (14 juin) ; mais la proposition fut prise en considération à l'unanimité, ce qui lui enleva toute signification. La situation restait donc confuse et la majorité indécise, quand Martignac, en prenant brusquement parti dans l'affaire des jésuites et des empiétements du clergé en matière d'enseignement, rétablit son accord avec les gauches. Une ordonnance du 21 avril 1828 avait donné une première satisfaction à la majorité. Elle avait détruit l'autorité exclusive conférée au clergé sur les écoles primaires par l'ordonnance de Corbière (8 avril 1824). Un comité de neuf membres, présidé par le délégué de l'évêque, et où siégeaient en outre six notables, dont deux nommés par l'évêque, deux par le préfet, deux par le recteur, donnerait désormais son avis sur les demandes en autorisation d'ouverture d'école, et le recteur déciderait. S'il était encore tenu de délivrer le brevet de capacité aux congréganistes sur le vu de la lettre d'obédience, il gardait le droit de le retirer après avis du Conseil académique, sauf appel au Conseil de l'Instruction publique. Mais l'enseignement primaire passionnait moins les hommes politiques que l'éducation des classes moyennes. Et ce qu'on attendait impatiemment, c'est l'opinion, l'attitude et les actes du cabinet en matière d'éducation secondaire. La commission nommée le 22 janvier pour assurer l'exécution des lois dans toutes les écoles secondaires du royaume, c'est-à-dire pour étudier la situation juridique des écoles secondaires ecclésiastiques, avait constaté que 126 de ces écoles étaient régulièrement autorisées, mais que 53 échappaient à la surveillance de l'Université De plus, huit de ces dernières, Saint-Acheul, Dole, Bordeaux, Sain t-Anne-d'Auray, Aix, Forcalquier, Montmorillon, Billom, avaient été confiées par les évêques aux jésuites. Il ne se trouva qu'une minorité dans la commission pour juger cette situation illégale, en contradiction avec le droit traditionnel du royaume, avec l'édit de suppression des jésuites, avec la loi de 1823, d'après laquelle aucune association religieuse ne pouvait exister sans la sanction législative. Au contraire, la majorité, tout en reconnaissant l'exactitude des faits, n'y vit rien à reprendre ; les évêques n'avaient-ils pas, en vertu de l'ordonnance du 3 octobre 1814, le droit de nommer les directeurs des écoles ecclésiastiques ? Les jésuites, dans l'espèce, avaient été choisis comme individus et non comme membres d'une congrégation ; l'autorité publique n'avait ni le droit, ni les moyens de savoir si les directeurs de ces écoles suivaient ou non la règle de saint Ignace. Cette décision souleva à la Chambre une grande émotion ; plusieurs députés de gauche protestèrent avec éclat : Un bruit sinistre, dit Viennet, vient d'apprendre à la France étonnée que la majorité de cette commission a eu l'audace de prononcer la légalité des établissements de jésuites, en présence d'une Chambre connue la nôtre. Le Roi, dans le discours du trône, a fait appel à notre franchise, eh bien, il est de notre devoir de lui déclarer que les deux plus grands fléaux de son royaume sont les jésuites et la Congrégation. Le gouvernement intimidé se rangea à l'avis de la minorité de la commission. Deux ordonnances furent signées le 16 juin. La première décida que les écoles secondaires ecclésiastiques qui s'étaient écartées du but de leur institution en recevant des élèves dont le plus grand nombre ne se destine pas à l'état ecclésiastique, qui étaient dirigées par des personnes appartenant à une congrégation religieuse non légalement établie en France, seraient soumises désormais au régime de l'Université ; nul ne pourra, ajoutait-elle, être ou demeurer chargé, soit de la direction, soit de l'enseignement dans une des maisons d'éducation dépendantes de l'Université ou dans une des écoles secondaires ecclésiastiques, s'il n'a affirmé par écrit qu'il n'appartient à aucune congrégation religieuse non légalement établie en France. La seconde ordonnance limita à 20.000 le nombre des élèves à recevoir dans les écoles secondaires ecclésiastiques ; ce chiffre était suffisant pour assurer le recrutement du clergé ; le nombre des écoles et leur lieu d'établissement seraient fixés par ordonnance ; elles ne recevraient que des internes ; les élèves âgés de plus de 14 ans seraient tenus, après deux ans de séjour, de porter l'habit ecclésiastique ; les directeurs seraient proposés par les évêques et agréés par le Roi. Pour atténuer l'émotion que ces décisions ne manqueraient pas de produire dans le parti catholique, la même ordonnance créait dans les petits séminaires huit mille bourses de 150 francs. C'était l'acte le plus caractérisé de libéralisme qu'un ministère eût osé depuis 1814. L'institution universitaire, maintenue parce que la détruire eût été une manifestation trop grave de l'esprit contre-révolutionnaire, n'avait été jusque-là que tolérée, les sympathies du gouvernement allant à ses adversaires. Pour la première fois, elle était défendue, protégée par le gouvernement. Non sans doute qu'il eût à cœur de soutenir avec le monopole universitaire une méthode d'enseignement mieux adaptée à la société moderne — car le collège royal, comme le lycée impérial, n'était en réalité qu'une restauration du collège à pensionnat de l'ancien régime — ; mais il avouait publiquement son intention de soutenir le personnel universitaire contre un concurrent dont l'impopularité politique le compromettait. C'était une grande nouveauté. La droite y vit un grand scandale et s'indigna : La Révolution triomphe, dit la Gazette. Applaudissez, tas d'impies et de sacrilèges, dit la Quotidienne ; voici un prêtre (Feutrier) qui vous ouvre le sanctuaire, voici un magistrat (Portalis) qui vous livre le pouvoir. Portalis et Feutrier furent comparés à Dioclétien, à Saint-Just, à Julien l'Apostat. A la Chambre, la droite protesta vivement au nom de l'autorité sacrée du père de famille ; elle ne se trompa pas sur la portée de la mesure qui donnait à l'existence jusque-là précaire de l'Université une légitimité nouvelle, et qui sanctionnait ainsi l'acte le plus despotique des temps modernes. Les évêques se fâchèrent, refusèrent de fournir les papiers qu'exigeait l'administration pour accorder l'autorisation des écoles ; l'archevêque de Toulouse, Clermont-Tonnerre, rédigea en leur nom un mémoire de protestation qui résuma leurs griefs : 1° Il répugne à leur conscience de soumettre à la sanction du Roi la nomination des supérieurs ou directeurs de leurs petits séminaires, parce que cette obligation est contraire à la pleine et entière liberté dont les évêques doivent jouir dans la direction de ces établissements. 2. Ils ne peuvent concilier cette indépendance avec l'obligation de fournir des déclarations individuelles, de la part des directeurs ou supérieurs qu'ils y appelleraient. 3° Ils se refusent à accepter la limitation du nombre des élèves dans les écoles secondaires ecclésiastiques, parce que ce serait vouloir en quelque sorte limiter les vocations et mettre des obstacles à une grâce dont ils doivent, au contraire, autant qu'il est en eux, favoriser les progrès et espérer la fin. En conséquence, ils se contentaient de dire avec respect, comme les apôtres : Non possumus. Le gouvernement demanda au pape de contraindre les évêques à l'obéissance, et obtint de lui un bref par lequel il déclara que les ordonnances ne violaient pas les droits des évêques Ils cédèrent. Le cardinal de Latil, archevêque de Reims, informa ses collègues que les évêques devaient se confier à la sagesse du Roi pour l'exécution des ordonnances, et marcher d'accord avec le trône. Un seul prélat, Clermont-Tonnerre, persista dans la résistance ; il écrivit à Feutrier : La devise de ma famille, qui lui a été donnée par Calixte II en 1120, est celle-ci : Etiamsi omnes, ego non ; c'est aussi celle de ma conscience. Charles X, blessé, lui fit interdire l'entrée à la Cour. Clermont-Tonnerre se tut, mais n'interdit plus à ses subordonnés d'envoyer au ministre les renseignements qui lui étaient nécessaires pour appliquer l'ordonnance, Les évêques n'avaient cédé que parce qu'ils conservaient l'espoir d'une revanche prochaine ; le Roi avait signé les ordonnances après avoir pris conseil de l'abbé Ronsin, supérieur des jésuites de France ; qui lui avait dit de laisser passer l'orage. Le Roi jugeait opportun de dissimuler son désir d'engager une lutte décisive contre le libéralisme. Certains, à droite, pensaient que la nation accepterait d'autant mieux la réaction politique prochaine qu'elle serait plus rassurée sur les envahissements du pouvoir spirituel. Car le vrai remède à l'esprit révolutionnaire était dans un changement politique : il fallait conserver la forme de la Charte et en modifier le sens, la mettre en harmonie avec la royauté, c'était le droit du Roi, seul pouvoir constituant. Mais, une fois cette résolution prise, ajoutait l'auteur d'une brochure politique (Cottu) qui fit grande impression aux Tuileries, il faut pour la soutenir un roi et des princes déterminés à périr sur les marches du trône, et des ministres qui ne craignent pas d'être massacrés dans une émeute populaire. De leur côté, les ministres s'inquiétèrent de la résignation facile de Charles X à suivre une politique évidemment contraire à ses sentiments anticonstitutionnels. Ils voulurent l'obliger à se prononcer franchement, et lui exposèrent leur programme dans un mémoire, où ils s'efforçaient de démontrer que leur conduite était seule compatible avec l'opinion de la majorité, si le Roi croyait utile de changer de système, il devait dissoudre la Chambre ; mais il n'aurait pas davantage la majorité dans la Chambre nouvelle. Dès lors, il ne s'offrait plus au Roi que cette alternative, ou de baisser son front auguste devant la Chambre, ou de recourir au pouvoir constituant à jamais aliéné par la Charte, et qu'on n'invoquerait follement une fois que pour plonger la France dans de nouvelles révolutions au milieu desquelles disparaîtrait la couronne de saint Louis. Le Roi ne voyait pas l'avenir aussi sombre Un voyage qu'il fit en Alsace, pays libéral, où des acclamations l'accueillirent, lui persuada que la France ne mettait rien au-dessus de son amour pour le Roi. S'il pensait avec les ministres que toute politique de réaction aboutirait à une agitation, il différait d'eux en ce qu'il ne la redoutait pas. La gauche, qui avait cessé d'être révolutionnaire, tendit à le redevenir. Elle continua, malgré la satisfaction que lui avaient causée les ordonnances du 16 juin, de juger le ministère trop timide, et lui sut peu de gré de son courage : les ordonnances n'étaient rien, si elles n'étaient pas le prélude d'une série de mesures dont la plus urgente était l'épuration du personnel. Or, les fonctionnaires du ministère Villèle, ses préfets. sa police, étaient tous ou presque tous encore en place. Leur maintien était un danger permanent pour la gauche. Si elle consentait à accepter et à soutenir des ministres pris en dehors d'elle, ces ministres devaient en échange confier l'administration du pays à des agents qui ne fussent pas les adversaires de la politique de gauche. Le Roi consentit à sacrifier neuf préfets et à nommer quelques nouveaux conseillers d'État (12 novembre). La concession fut jugée insuffisante. Dans les préfectures comme au Conseil d'État, les hommes de Villèle restèrent les plus nombreux : beaucoup avaient fait partie de la Chambre introuvable. Ainsi le Roi s'efforçait de mettre son Conseil dans l'impossibilité de satisfaire une majorité exigeante, ombrageuse et fragile. Lorsque le ministre des Affaires étrangères La Ferronnays, malade, dut se retirer (janvier 1829), Martignac eût voulu profiter de cette circonstance pour offrir un portefeuille à l'extrême gauche ; il fut question de Casimir Perier. Le Roi proposa Polignac, et ce fut à grand'peine que Martignac parvint à empêcher la nomination de ce personnage, dont le nom était le symbole le plus impopulaire d'une politique de réaction, Portalis fut chargé de l'intérim Martignac ne se faisait pas grande illusion sur la durée de sa politique et sur l'efficacité de ses efforts. On lui attribuait ce propos : Nous faisons ce que nous pouvons.... Mais ce que nous pouvons, c'est de reconduire la monarchie jusqu'au bas de l'escalier, tandis qu'on la jetterait par les fenêtres. Ces négociations confuses avaient aggravé l'inquiétude de l'opinion. La gauche accueillit pourtant avec faveur le discours du trône qui ouvrit la session de 1829. Elle applaudit, comme une affirmation inattendue dans la bouche du Roi, la phrase où il disait avec l'accent de la conviction que la France désavouerait hautement ceux qui chercheraient son bonheur ailleurs que dans l'union sincère de l'autorité royale et des libertés que la Charte a consacrées. L'union des gauches sembla consolidée ; d'accord avec le centre droit, elle fit passer les cinq candidats à présenter au Roi pour la présidence (Royer-Collard, Casimir Perier, de Berbis, Sébastiani, Delalot) ; Dupont de l'Eure fut désigné parmi les candidats à la vice-présidence : pour la première fois, un membre de l'extrême gauche réunissait à la Chambre une majorité. La commission chargée de rédiger l'adresse fut choisie presque toute dans la gauche ; on y comptait Étienne, ancien directeur de la Minerve, l'ancien conventionnel Daunou, un ancien bonapartiste, Bignon. La Convention et l'Empire vont parler au Roi, dit-on à droite. La droite s'abstint de voter sur l'adresse : Les libéraux applaudissent, écrivit la Quotidienne, les catholiques se sentent frappés au cœur, les évêques gémissent. Lorsque l'enfer tressaille d'espérance, il y a dans le ciel des signes de douleur ! III. — LA RUPTURE DU MINISTÈRE ET DE LA MAJORITÉ. LE ministère annonça le dépôt de deux projets de loi, l'un sur l'organisation communale, l'autre sur l'organisation départementale. L'une et l'autre étaient encore réglées par la loi du 28 pluviôse an VIII, qui confiait au gouvernement et aux préfets la nomination des conseillers généraux, des conseillers d'arrondissement, des maires, des adjoints, des conseillers municipaux. Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X, qui avait rétabli l'élection des candidats au conseil municipal par les assemblées de canton, n'avait jamais été appliqué. Au début de la Restauration, en 1815, la gauche se montrait hostile à la décentralisation ; elle craignait que l'ultra-royalisme des grands propriétaires ne s'emparât de l'administration des communes rurales. Mais, depuis qu'elle avait repris confiance, elle voyait dans l'émancipation de l'administration locale une garantie contre l'esprit de l'ancien régime. A droite, on avait fait le même chemin en sens contraire. Il n'existait plus en 1829 de décentralisateurs à la façon de Fiévée, ou tels qu'avait été, à ses débuts, Villèle. Un projet sur le recrutement des pouvoirs locaux, annoncé dans le discours du trône de 1819 et présenté en 1821, ne fut même pas mis en discussion. Le projet de Martignac laissait au gouvernement la nomination des maires, des adjoints, comme celle des préfets ; ils sont dans la partie la plus importante de leurs fonctions des agents de l'autorité ministérielle préposés à l'exécution des lois générales. Mais il confiait l'élection des conseillers municipaux à une liste composée : 1° des plus imposés — dans la proportion de 30 pour 50 habitants dans les communes rurales, et de 60 pour 3.000 habitants dans les communes urbaines, c'est-à-dire peuplées de plus de 3.000 habitants, et 2 pour 100 des habitants au-dessus de ce chiffre — ; 2° des ministres du culte, des juges de paix, des notaires, et d'autres notabilités. L'élection des conseillers d'arrondissement était donnée à des assemblées de canton composées des plus imposés — 1 pour 100 habitants jusqu'à 5.000 habitants, et 1 pour 100 au-dessus de ce chiffre — et des délégués des conseils municipaux. L'élection des conseillers généraux était donnée à des assemblées d'arrondissement composées des plus imposés (1 par 1.000 habitants) et de 3 membres par canton élus par les assemblées cantonales. Le principe de l'élection appliqué au choix des conseillers municipaux n'avait rien qui pût affaiblir l'autorité royale : Il ne s'agit pas ici d'un emploi administratif, d'un agent de l'autorité publique ; il s'agit de l'intervention des copropriétaires dans la gestion de la propriété.... L'autorité royale a pour elle la légitimité, le droit et la force, il faut qu'elle ait encore l'équité et la raison.... Mais Martignac, en justifiant d'avance un système qui faisait pénétrer jusque dans les villages l'élection et ses conséquences, ne se leurrait pas sur les attaques auxquelles il était exposé. Il s'excusa de sa hardiesse : des besoins nouveaux étaient nés parmi les hommes de la nouvelle génération, laborieux, actifs, désireux de jouer un rôle dans les affaires publiques : Ouvrez-leur, près d'eux, une carrière nouvelle... Ils sont jaloux d'obtenir d'honorables suffrages.... Le mouvement des esprits est difficile à contenir.... Concentrée au cœur de la monarchie, cette activité croissante peut offrir des dangers. Appelez-la sur tous les points ; donnez-lui des aliments divers ; occupez-la de soins nombreux ; ce n'est qu'ainsi que vous pouvez l'affaiblir et la rendre salutaire. Un pareil langage était amplement suffisant pour provoquer les colères de la droite. Bonald déclara que le projet détruirait le tempérament de la France. La Gazette accusa Martignac de reprendre le principe de l'élection populaire consacré par la Constituante et la Convention, d'abandonner les droits de la couronne, de compromettre la monarchie et de lui substituer 30.000 républiques. La gauche fit bon accueil aux intentions de Martignac, mais critiqua ses projets : la nomination des maires laissait au gouvernement un pouvoir démesuré, la liberté de son choix étant illimitée , les électeurs appelés à nommer les conseils municipaux et généraux ne seraient pas 40.000, quand la liste des électeurs législatifs en comptait 90.000, et la règle des plus imposés, qui fournissait 32.000 électeurs sur ces 40.000, procurait trop d'avantages aux propriétaires du sol, il fallait supprimer les arrondissements, inutiles à la marche des affaires, et uniquement destinés à justifier l'existence des sous-préfets, c'est-à-dire à augmenter Faction du gouvernement. Enfin la gauche montra un vif désir de discuter la loi départementale avant l'autre, tant il lui semblait urgent de détruire les anciens conseils généraux peuplés de royalistes fidèles à la politique de l'ancien ministère. Ces opinions, énoncées et soutenues par la majorité des deux commissions nommées à la Chambre des députés, furent, dans les journaux, l'objet de commentaires passionnés Le rapport relatif à la loi départementale, lu par Sébastiani, mais rédigé par Guizot, exprima, sur le ton de conviction hautaine qui était la marque des doctrinaires, le regret de n'avoir pu concilier à ces amendements l'aveu du ministère. En effet, le gouvernement se refusait à tout amendement, le Roi lui ayant fait savoir d'avance qu'il les repousserait. Une concession eût ramené la gauche : le Roi souhaitait, préparait le conflit qui devait obliger ses ministres à rompre avec elle, à s'appuyer sur la droite ou à disparaître. La bataille s'engagea sur la question de priorité. Le ministère demanda qu'elle fût réservée à la loi municipale, le sort des communes devant logiquement être réglé avant celui des départements. Mais la gauche ne croyait pas à l'entière sincérité du gouvernement ; la loi municipale eût occupé toute la session de la Chambre pour être probablement repoussée par les Pairs ; en sorte que la vraie loi d'affranchissement, la loi départementale, serait indéfiniment ajournée, et la grande manifestation libérale serait une duperie. L'acharnement même du ministère à défendre l'ordre logique n'était-il pas un indice de son mauvais vouloir ? Pourquoi se refuserait-il obstinément à adopter une méthode qui eût été politiquement plus rassurante ? Pressée d'en finir avec les préfets et les conseillers généraux de Villèle, la gauche décida donc de voter d'abord la loi départementale. Par les conseils de département, dit Manguin, vous aurez les préfets, et, par les préfets, vous aurez les maires et les conseils municipaux. Changez la thèse ; est-ce que, par les maires, vous pourrez avoir les préfets ? Et, comme la droite s'écriait : Voilà ce que l'on veut, c'est le changement des préfets ! Manguin ajouta : Nous en convenons tous, il n'y a rien à cacher. La majorité se divisa, mais, l'extrême droite ayant voté avec la partie de la gauche qui voulait à tout prix, même au risque de renverser Martignac, la priorité pour la loi départementale, cette priorité fut votée. Pour réparer cet échec, le ministère aurait voulu négocier un remaniement de ses projets avec la commission de la Chambre. Mais, au même moment, l'élection à Bethel du général Clauzel, qui avait en 1815 chassé de Bordeaux la duchesse d'Angoulême, achevait de convaincre Charles X que le temps n'était pas éloigné où il aurait à choisir entre la révolution et le salut de la monarchie. Il s'opposa nettement à toute transaction. La défiance de la Chambre s'accrut devant la résistance du ministère dont elle discernait mal la cause : la commission refusa à son tour de rien abandonner des amendements qu'elle avait adoptés. Quand la Chambre eut à se prononcer sur celui qui supprimait les conseils d'arrondissement, la gauche et une partie du centre gauche se levèrent pour l'affirmative ; si tout le reste de la Chambre avait voté contre l'amendement, il eût été repoussé ; mais, à la contre-épreuve, le centre droit et le reste du centre gauche se levèrent seuls ; la droite ne bougea pas. Cette abstention, concertée avec le Roi, faisait adopter l'amendement. Martignac déclara que les deux projets de loi étaient retirés. Le vote sur les conseils d'arrondissement fut célébré par les journaux de droite comme une grande victoire. Charles X se montra joyeux de l'attitude de la gauche : Je vous le disais bien, dit-il à Martignac, il n'y a aucun moyen de traiter avec ces gons-là. Il est temps de nous arrêter. Le ministère, attaqué à droite et à gauche, sans appui ni dans les Chambres, ni à la cour, ne disparut pourtant pas tout de suite. Polignac, l'ami intime de Charles X, son cher Jules, le ministre désiré, l'homme qu'il fallait pour en finir avec les concessions — Je ne veux pas monter en charrette, comme mon frère, disait le Roi —, Polignac était malade à Londres, et le budget de 1830 n'était pas voté. Le ministère présenta le budget. L'unanimité se fit pour l'approuver. Il fut fixé en recettes à 979.787.139 francs, en dépenses à 972.839.879 francs. Mais, pour parer au déficit résultant des exercices 1828 et 1829, il avait fallu émettre un emprunt de 80 millions, négocié au taux de -I p. 100. Ce fut le dernier budget voté sous la Restauration. Le régime se soldait en déficit avec une dette flottante de 225 millions. Le total des emprunts réalisés de 1815 à 1829 était de 1.496 millions, représentant 163 millions de rentes, que l'amortissement et la conversion avaient ramenés à 103 millions et demi. De 1816 à 1829, les produits de l'impôt avaient augmenté de 198 millions ; l'impôt foncier avait été dégrevé de 92 millions. Mais on avait payé en dépenses extraordinaires 2.015 millions pour solder l'arriéré de l'Empire, les contributions de guerre et les frais de l'occupation, et 328 millions pour la guerre d'Espagne et l'affaire de Grèce. La session fut close le 31 juillet. Dans la soirée du 28, le prince de Polignac était arrivé à Paris. Le 6 août, Charles X congédia ses ministres et, le 8 août, le Moniteur annonçait à la France qu'elle avait un nouveau gouvernement ; le Roi avait enfin constitué le ministère selon son cœur. Ainsi échoua la tentative de gouverner par l'union des gauches. Le Roi la rendit difficile en ne permettant pas aux ministres de donner à leur majorité des satisfactions suffisantes. Les ministres eurent quelque peine à appliquer un programme de gauche, quelque mollesse à changer le personnel administratif, quelque répugnance à gouverner contre la droite. Expliquant son rôle et l'idée qu'il s'en faisait, Martignac déclarait plus tard : Que devions-nous faire ? Nous mettre à la tête d'un parti et le conduire à la guerre contre l'autre ? Perpétuer les haines, élever dans un état d'hostilité constante les générations qui devaient suivre, constituer à jamais deux camps ennemis au centre de la parie et ne lui laisser espérer la paix que par la destruction d'une partie de ses enfants ? Nous n'avons pas compris ainsi notre devoir. Ministres du Roi en même temps que citoyens de notre pays, nous avons cru que nous devions... rapprocher des hommes destinés à vivre ensemble sous une loi commune. Nous avons parlé aux uns du Roi, nous avons parlé aux autres de la Charte. On ne saurait mieux expliquer pourquoi ils ne satisfirent personne. La majorité ne voulut pas tenir compte des difficultés que le ministère rencontrait à la cour. Guizot, qui fut parmi les auteurs de la rupture, avouait plus tard que ses amis avaient obéi à deux esprits très peu politiques, l'esprit d'impatience et l'esprit de système, la recherche de la popularité et la rigueur de la logique. La majorité ne vit pas le piège que lui tendait la droite d'accord avec le Roi, et compromit l'existence d'un gouvernement qui, de tous ceux qui s'étaient succédé depuis 1814, était le plus disposé à lui céder quelque chose. |
[1] La Chambre, qui comptait normalement 419 membres, était réduite à 370 parce qu'une cinquantaine de députés avaient été élus dans plusieurs circonscriptions à la fois. Les libéraux étaient au nombre d'environ 170 ; les amis de l'ancien ministère, 130 ; les dissidents, 70 membres, se divisèrent en deux groupes à peu près égaux : l'un, l'extrême dont le chef était La Bourdonnaie, l'autre, le centre droit, qui se réunissait chez Agier. Le groupe Agier votait tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite ; il disposait de la majorité.
[2] Cuvillier-Fleury raconte dans ses Souvenirs, à la date de mars 1829, comment on apprenait l'histoire au duc de Bordeaux : Le Roi l'interroge ; le jeune prince, entre autres choses, dit que la bataille de Marengo a été gagnée par Louis XVIII, qui avait confié à un général, nommé Bonaparte, le commandement de ses troupes ; le général manqua à ses devoirs ; il fut proscrit et enfermé dans une île déserte où il mourut. Ô science des hommes de cour : Le Roi eut le bon esprit de se fâcher.