HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1816-1828).

CHAPITRE IV. — LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DE LA DROITE (JUIN 1824-JANVIER 1828).

 

 

I. — L'AVÈNEMENT DE CHARLES X.

LA Chambre élue en 1824 ne représentait aucune des tendances politiques et intellectuelles de la nouvelle génération. La majorité contre-révolutionnaire, obtenue par les artifices combinés de la loi et de l'administration, n'était pas le reflet sincère d'une opinion dominante et active. Son programme de restauration sociale et religieuse était plus étrange encore qu'effrayant. Elle fit passer quelques-unes de ses violences anachroniques dans des textes législatifs, multiplia les manifestations symboliques de sa volonté de réaction ; mais elle ne réussit pas, en trois années de pouvoir, à détruire rien de ce qu'elle détestait, à créer rien de ce qu'elle désirait. Toutefois, l'obstination qu'elle mit à afficher sa haine du présent, son enthousiasme — pourtant plus spéculatif que pratique — pour la contre-révolution, firent à la longue l'effet d'une menace inquiétante. Sa politique fut assez vexatoire à l'égard des personnes, et compromit assez d'intérêts pour déconsidérer le régime : on s'habitua à juger les royalistes incapables de poursuivre autre chose que leurs rancunes et d'avoir un autre programme que la guerre à la France nouvelle.

Le parti vainqueur ne visa pas à détruire les institutions politiques. La Charte, la loi électorale, n'ayant pas empêché son triomphe, ne lui parurent plus redoutables, et ceux mêmes qui se sentaient peu de goût pour les libertés politiques ne songèrent pas à attaquer un système représentatif qui ne se montrait pas nuisible à leurs intérêts. C'est à une reconstitution religieuse et sociale que tendirent les efforts du parti. On l'avait publiquement annoncé :

Électeurs, voulez-vous, disaient les journaux libéraux avant les élections, en-pécher : 1° de donner l'état civil au clergé, de lui assurer un revenu indépendant et de lui confier l'instruction de la jeunesse. : 2° de rétablir les jurandes et les maitrises ; 3° d'enlever aux patriotes leur influence politique ; 4° d'introduire dans la législation un moyen de fonder une aristocratie territoriale ; 5° d'indemniser les émigrés ; 6° de mettre des entraves législatives à la division des propriétés ?

A quoi la Quotidienne répondit :

Si les libéraux vont aux élections pour que toutes ces choses ne se fassent pas, nous conseillons aux royalistes d'y aller pour qu'elles se fassent.

Mais le chef de la droite était moins empressé que ses troupes à réaliser ce programme. Villèle n'était plus en 1824 l'ultra de province qu'il avait été, alors qu'il protestait contre la Charte et qu'il traduisait les colères de la Chambre introuvable. La pratique des affaires avait refroidi son ardeur pour l'ancien régime et accru sa répugnance naturelle à l'égard des systèmes et des doctrines. Médiocrement religieux, il n'estimait pas qu'il fût désirable d'augmenter l'autorité du clergé ; ayant le sens droit, il ne croyait pas qu'il fût possible de reconstituer en France une grande propriété privilégiée. Comme Polignac lui proposait tout un programme de réformes destiné à arrêter le morcellement des propriétés, à autoriser les substitutions, à élargir la liberté testamentaire, il lui répondait en invoquant les faits et les mœurs : Personne ne veut vivre à la campagne sur ses biens ; tous nos gentilshommes se font bourgeois tant qu'ils peuvent. De même, il constatait la répugnance des pairs à obéir à la loi de 1817 : elle leur prescrivait de constituer des majorats ; mais pour la plupart ils auraient mieux aimé laisser périr leur pairie que d'immobiliser leur fortune ; personne ou presque personne n'usait de la faculté que lui laissait le Code d'avantager un des enfants ; le droit d'aînesse était aboli plus sûrement encore par les mœurs que par les lois, par les mœurs que Villèle voyait lui-même encore tout empreintes des suites de la Révolution. Toutefois, comme il tenait au pouvoir, il se résigna sans trop de difficulté à détendre un programme auquel il ne croyait plus, et il ne marchanda aux royalistes ni les satisfactions matérielles qu'ils attendaient de l'indemnité aux émigrés, ni les satisfactions morales qu'ils espéraient d'une législation de combat.

Il ne réussit pourtant pas à donner le change sur ses sentiments intimes et son zèle fut assez vite jugé insuffisant. Un groupe d'extrême droite ne lui avait pas pardonné ses hésitations dans l'affaire d'Espagne. La Bourdonnaie, dont les griefs s'aggravaient d'antipathie personnelle, en prit la direction, et cette contre-opposition l'attaqua dans les journaux. Comme la loi de tendance ne permettait guère de poursuivre la presse royaliste, Villèle fit acheter secrètement les feuilles de droite qui le combattaient. La Foudre, l'Oriflamme, le Drapeau blanc, la Gazette de France, le Journal de Paris devinrent en effet ministériels ; mais le directeur de la Quotidienne, Michaud, que les nouveaux actionnaires voulurent évincer, plaida contre eux et gagna son procès. Toute l'affaire fut dévoilée au tribunal ; le scandale fut tel que Villèle dut renoncer à poursuivre l'opération. Au reste, la presse ministérielle, ancienne ou achetée, ne gagnait pas de lecteurs : on calculait que les six journaux parisiens d'opposition, tant de gauche que de droite, réunissaient 41.000 abonnés ; ceux du ministère n'en comptaient que 14.000.

La contre-opposition de droite se fortifia bientôt de l'adhésion de Chateaubriand. Ce fut un événement considérable. Villèle, depuis la guerre d'Espagne, redoutait les grandes pensées de son ministre des Affaires étrangères. Il n'aimait pas davantage sa prétention à agir à sa guise, à échapper à l'autorité du chef du gouvernement. Des froissements d'amour-propre avaient rendu leurs relations difficiles ; Villèle s'en plaignit, et le Roi prit son parti : le tsar Alexandre ayant envoyé à Chateaubriand le cordon de Saint-André, oubliant le Président du Conseil : J'ai reçu, dit Louis XVIII à Villèle, un soufflet sur votre joue. D'autres griefs étaient plus graves : on soupçonnait Chateaubriand d'avoir, par son attitude à la Chambre des pairs (et aussi, disait-on, par ses conversations privées) fait échouer un projet de conversion des rentes (3 juin). Le Roi s'en montra très irrité et dit le surlendemain à Villèle : Chateaubriand nous a trahis comme un gueux. Faites l'ordonnance de son renvoi. Qu'on le cherche partout et qu'on la lui remette à temps. Je ne veux pas le voir. L'ordonnance, datée du 6 juin, fut remise à Chateaubriand au moment où il allait saluer Monsieur au Pavillon de Marsan. C'était le jour de la Pentecôte. Le Roi, après la messe, réunit le Conseil, qui approuva son énergie : le ministère était sauvé, et vengé de l'échec qu'il avait subi devant la Chambre des pairs. Chassé du pouvoir, et mortellement blessé, Chateaubriand ne pardonna pas. Il entra à la rédaction du Journal des Débats que dirigeait son ami Bertin : Souvenez-vous, dit Bertin à Villèle, que les Débats ont renversé les ministères Decazes et Richelieu ; ils sauront bien renverser le ministère Villèle. — Vous avez renversé les premiers en faisant du royalisme, répondit Villèle : pour renverser le mien, il vous faudra faire de la révolution. Bertin et Chateaubriand ne firent pas de la révolution, mais ils déclarèrent une guerre sans merci au ministère. Le Journal des Débats écrivit :

C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle. Il fut destitué, en 1816, comme ministre d'État, pour avoir attaqué la fameuse ordonnance du 5 septembre.... MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle. En 1824, M. de Chateaubriand es1 encore destitué ; et c'est par MM. de Villèle et Corbière qu'il est sacrifié. En 1815, il est puni d'avoir parlé : en 1824, il est puni de s'être tu. Son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion de la loi sur les rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs. L'opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe il faut placer celle de M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été la plus fatale, des vainqueurs ou du vaincu.

Quinze jours après. les lecteurs des Débats pouvaient reconnaître la main de l'ancien ministre des Affaires étrangères dans le réquisitoire que le journal dressait contre ses anciens collègues :

Une administration timide, sans éclat, pleine de ruse, avide de pouvoir : — un système politique antipathique au génie de la France et contraire à l'esprit de la Charte ; — un despotisme obscur, prenant l'effronterie pour de la force ; — la corruption érigée en système ; — les hôtels des ministres devenus des espèces de bazars où les consciences étaient mises a l'encan ; — la liberté des élections violée par de déplorables circulaires ; — la France, enfin, livrée à des baladins politiques...

Les libéraux — c'est l'un deux, Duvergier de Hauranne, qui le constate — n'en avaient jamais dit davantage. Ils rendirent grâces à leur nouvel allié.

Ainsi la défection de Chateaubriand rapprocha les deux oppositions, celle de gauche et celle de droite, auparavant impuissantes et divisées ; car Chateaubriand journaliste dut prendre, pour combattre un ministère détesté, la défense des libertés publiques dont sa plume avait besoin ; il s'exprima comme les libéraux, usa des mêmes arguments qu'eux, mais avec l'autorité que lui donnaient son dévouement notoire à la dynastie, l'éclat d'un talent sans égal, la hauteur de vues, les lumières prophétiques d'un poète affranchi des réalités contingentes. Lui seul pouvait se permettre, après avoir sur terre livré bataille contre l'amortissement ou contre le licenciement de ]a garde nationale, de monter dans des régions inaccessibles au vulgaire ; son regard de prophète y apercevait la prochaine révolution qui pourrait se réduire à une nouvelle édition de la Charte, dans laquelle on se contenterait de changer seulement deux ou trois mots, et, plus au loin, la République. Ce conservateur eut, comme dit Guizot, la sympathique intelligence des impressions morales de son pays et de son temps : cet ultra libéré donna des ailes au libéralisme.

Malgré ces défections retentissantes, les deux oppositions réunies ne groupèrent jamais plus de 60 à 70 voix à la Chambre des députés. La Chambre des pairs était plus redoutable. Elle comprenait, outre les anciens fonctionnaires de l'Empire qui avaient arrêté la fougue de la Chambre introuvable, la collection complète — l'expression est de Villèle — de tous les anciens ministres ; il est naturel qu'ils fussent peu portés à juger favorablement leurs successeurs. Aussi est-ce dans cette Chambre que se forma l'opposition la plus vigoureuse et la plus efficace au programme de la droite victorieuse.

La mort de Louis XVIII (16 septembre 1824) donna le trône au chef du parti contre-révolutionnaire. Cet événement fit redouter à la France et à l'Europe une réaction immédiate et violente, qui eût compromis la monarchie. On savait de longue date les opinions du nouveau Roi, son rôle, son entêtement d'émigré, son imperturbable incorrigibilité, disait Pozzo di Borgo, la guerre qu'il avait faite à Decazes, la part qu'il avait prise à la chute de Richelieu. Rien n'avait entamé la conviction qu'il exprimait à Wellington en 1817 : la majorité du peuple partagerait son opinion dès que le pouvoir appartiendrait à ses amis ; à quoi Wellington avait répliqué que Monsieur le prenait pour une bête. Les succès électoraux de la réaction royaliste depuis 1820 l'avaient encore raffermi dans la certitude que son parti était le plus fort dans le pays.

Pourtant, on put croire un instant qu'on s'était trompé sur Charles X. Ses premières paroles, qui furent, conciliantes, ses premiers actes, l'abolition de la censure (20 septembre), les grâces accordées à quelques condamnés politiques, rassurèrent tout le monde, même les libéraux de gauche. Guizot écrivit : Pour la première fois, les libéraux ont reconnu les Bourbons. On crut même prochaine la chute de Villèle, que l'attitude du nouveau Roi semblait désavouer. Metternich jugeait que Charles X allait un peu loin dans ses avances au côté gauche. L'illusion fut courte, et chacun reprit vite sa place accoutumée. Frayssinous, faisant l'oraison funèbre de Louis XVIII, parla de la Charte comme d'une expérience dont le temps révélerait les avantages et les inconvénients. Dans le discours du trône, le Roi ne prononça pas le mot de Charte ; il ne fut question que des institutions dues à la sagesse du feu Roi. La méfiance mise en éveil se fit subtile : on remarqua que le libre exercice des cultes, la garantie promise aux acquéreurs de biens nationaux n'étaient pas des institutions. Dans l'adresse de la Chambre, l'omission de la Charte fut plus significative, la gauche ayant demandé qu'elle y fût mentionnée. Une ordonnance (3 décembre) mit à la retraite les officiers généraux qui, ayant droit à la retraite, n'avaient pas été employés depuis le let janvier 1816, et ceux qui, n'ayant pas été employés depuis cette époque, mais ayant cessé d'être en service actif depuis le 1er janvier 1823, avaient droit au maximum de leur retraite ; cette mesure frappait 56 lieutenants-généraux et 3 maréchaux de camp de l'armée impériale ; mais elle n'atteignit aucun des officiers (ils étaient près de 400) créés en 1814 et en 1815 sans aucune condition de service, choisis dans l'armée des Princes, dans celle de Condé, ou dans les armées étrangères. La réaction de 1815 semblait renaître ; on s'attendit à revoir bientôt la contre-révolution et le règne des prêtres.

L'inquiétude grandit quand le Roi annonça l'intention de se faire sacrer à Reims. C'était une idée de Chateaubriand : Charles X, disait-il dans sa brochure Le Roi est mort, Vive le roi ! paraîtra plus auguste encore en sortant, consacré par l'onction sainte, des fontaines où fut régénéré Clovis. Mais la Sainte Ampoule avait été brisée en 1794. Le cardinal de Latil, archevêque de Reims, qui avait été confesseur de Charles X et l'avait jadis ramené dans les voies du salut, retrouva miraculeusement quelques gouttes d'huile échappées à la destruction. On discuta longtemps si, dans le serment qu'il prononcerait le jour de la cérémonie, la Charte serait nommée. Le Roi finit par s'y résoudre, sur le conseil de Villèle ; mais le nonce du pape ne cacha pas son mécontentement. Dans la cathédrale, transformée en temple grec, lorsqu'on vit Moncey connétable porter l'épée de Charlemagne, Soult le sceptre, Mortier la main de justice, et Jourdan la couronne, quand on entendit tout un peuple ivre d'enthousiasme et d'amour, crier : Vivat rex in æternum ! il apparut que la Révolution n'était plus dans l'histoire de France qu'un accident, une rébellion dont le souvenir serait bientôt effacé (29 mai 1825). Le devoir des députés était tout tracé : seconder les vues de la Providence, travailler hardiment à abolir ce qui subsistait d'une œuvre malfaisante et impie.

La Chambre élue en 1824 travailla à reconstituer la propriété foncière noble, en indemnisant les émigrés et en rétablissant le droit d'aînesse ; — à restaurer la puissance morale et sociale de l'Église, en rétablissant les communautés religieuses, en donnant aux tendances dominatrices du clergé l'appui d'une législation spéciale et d'un privilège de droit. Mais cette œuvre ne fut qu'ébauchée ; la Chambre allait disparaître avant d'avoir pu l'achever, et le parti qui l'avait tentée perdre pour toujours la majorité.

 

II. — LE MILLIARD DES ÉMIGRÉS ET LE DROIT D'AÎNESSE.

LA Charte ayant garanti l'irrévocabilité des ventes de biens nationaux, il n'était pas possible, sans la violer, de rendre aux  émigrés leurs anciennes propriétés. L'article le plus important du programme de la droite, remettre toutes les classes de la société dans l'état où elles se trouvaient avant la Révolution, était donc irréalisable, au moins tant que serait respectée la Charte. On ne pouvait dès lors que fonder en théorie le droit des émigrés, leur caractère de propriétaires légitimes, et leur donner la satisfaction positive d'un acompte. Le problème était aussi ancien que la Restauration. La loi du 5 décembre 1814 avait décidé naguère la remise aux anciens émigrés de la portion non vendue de leurs biens ; les propositions et les discussions fréquentes concernant les biens vendus avaient fait considérer comme précaires, inférieurs et toujours menacés les droits de leurs nouveaux propriétaires. Villèle pensa régler la question en donnant aux émigrés en rentes sur l'État la valeur de leurs immeubles vendus ; ces rentes seraient créées sur les ressources fournies par une conversion. Un premier projet échoua en 1824 ; un second, analogue, fut voté en 1825.

Le premier projet attribuait un intérêt de trois pour cent aux rentes qui avaient été créées à cinq pour cent. L'économie de 30 millions par an, représentant un capital d'un milliard, aurait été consacrée à fermer les dernières plaies de la révolution, disait le discours du trône, c'est-à-dire à indemniser les émigrés. Ce chiffre d'un milliard (exactement 987.819.962 francs) était obtenu par les estimations faites des biens d'après le revenu de 1790, ou, à leur défaut, d'après le prix de vente ; déduction était faite des dettes payées au moment de la vente à des tiers pour le compte des émigrés, et, au cas de rachat par l'émigré dépossédé, de la différence entre le prix de rachat et la valeur du bien. Mais l'État devait être en mesure de rembourser les porteurs de titres désireux d'éviter une réduction de leurs rentes ; il fallait donc attendre que le cours de la rente eût atteint le pair, ou provoquer un mouvement de hausse pour l'y faire monter, de manière à rembourser le 3 p. 100 en vendant les nouveaux titres 3 p. 100 au taux de 75, c'est-à-dire à l'intérêt réel de 4 p. 100. Les banquiers Rothschild. Laffitte et Baring s'engagèrent à prendre ces titres nouveaux et à fournir, en échange, les capitaux nécessaires au remboursement, moyennant l'abandon des bénéfices de la conversion jusqu'au 1er janvier 1830. La rente 5 p. 100 étant montée, en janvier 1824, à 90 francs, le 17 février à 100 francs, et le 5 mars à 104 francs, le moment sembla favorable. Le projet passa péniblement à la Chambre. Les deux oppositions, celle de gauche et celle de droite, contestèrent à l'État le droit de rembourser le capital de la dette, et attaquèrent l'opportunité de la mesure : la hausse du 5 p. 100, dit-on, était factice ; il retomberait à la moindre alerte, l'intérêt réel des capitaux étant supérieur à 4 p. 100, puisque le taux des Bons du Trésor se maintenait entre cinq et six ; il fallait donc que le concours offert par les banquiers pour le remboursement fût singulièrement onéreux pour qu'ils consentissent à courir le risque de prêter à 4 p. 100 ; l'augmentation d'un tiers du capital nominal de la dette pèserait sur les rachats de la caisse d'amortissement ; enfin, il n'était pas laissé aux rentiers un délai d'option suffisant entre la conversion et le remboursement : M. le ministre, déclara Casimir Perier, n'a laissé, pour ainsi dire, entre l'éveil qu'il leur a donné et l'opération dont ils sont victimes, que l'intervalle entre l'éclair qui éblouit et la foudre qui écrase. La grande majorité des rentiers étaient des Parisiens ; la conversion leur enlèverait 20 millions de revenus ; on distribuerait aux propriétaires fonciers de province les dépouilles prélevées sur les propriétaires mobiliers de la capitale. Ce qu'on visait, c'était en réalité l'appauvrissement d'une classe d'adversaires politiques, c'était, concluait Perier en s'adressant à la majorité, mettre à votre merci la seule classe de Français qui pouvait vous offrir aujourd'hui le danger d'une lutte personnelle. La loi fut votée par 238 députés contre 145 ; le chiffre de la minorité parut très élevé dans une Chambre presque entièrement ministérielle. La Chambre des pairs repoussa le projet (135 voix contre 102) comme dangereux (3 juin 1824) : il lui parut impolitique de réduire le revenu des petits rentiers.

La combinaison financière qui devait permettre d'indemniser les émigrés ayant échoué, le gouvernement présenta directement le projet d'indemnité. Trente millions de rentes au capital d'un milliard à créer en cinq ans y seraient affectés. Quant aux moyens de se les procurer, Villèle annonça qu'il les demanderait pour moitié aux fonds laissés libres par les rachats annuels de la Caisse d'amortissement[1], pour l'autre moitié aux excédents du budget. Le projet d'indemnité se trouva donc lié à un projet sur la dette publique et sur l'amortissement : l'économie obtenue par les rachats de la Caisse d'amortissement à réaliser du 25 juin 1825 au 23 juin 1830, et évaluée par Villèle à 13 millions de rentes[2], assurerait en effet le paiement de la moitié des rentes à créer pour l'indemnité ; mais l'État ne rachèterait plus les rentes dont le cours était au-dessus du pair, et les propriétaires des titres à 5 p. 100 pourraient pendant trois mois les convertir en 3 p. 100 au taux de 75 ou en 4 ½ au taux de 100 francs, non remboursable pendant dix ans ; enfin, le bénéfice réalisé par la réduction de charges résultant de la conversion de l'ancienne dette serait employé à diminuer les quatre contributions.

Le double projet du gouvernement donna lieu à deux débats, l'un politique, l'autre financier. Dans le débat financier, l'opposition des deux Chambres produisit à nouveau le principal argument de la discussion de 1824 : le taux réel de l'intérêt de l'argent en France était de 5 p. 100 ; si la rente était au-dessus du pair (elle était montée à 102 francs), cette hausse était due à la spéculation et aux manœuvres du gouvernement ; la conversion serait le signal d'un effondrement des cours. Le débat politique porta autant sur l'émigration elle-même que sur l'indemnité. L'exposé des motifs présenta l'indemnité comme une sorte de créance, et comme une suite de l'inviolabilité des contrats passés sous l'empire des confiscations ; l'heure d'acquitter cette créance n'avait été jusqu'ici retardée que par l'état des finances, par la nécessité de faire face à de plus pressantes obligations. Toutefois l'exposé ne disait pas avec clarté si l'État acquittait une dette juridiquement fondée ou s'il faisait une générosité spontanée, sans y être contraint sinon par une obligation morale. Les conséquences financières pour l'État étaient pareilles dans l'un et dans l'autre cas ; mais les conséquences juridiques étaient, selon la réponse faite à cette question de principe, différentes pour les intéressés ; et surtout, la loi prenait, dans le cas où l'on adopterait la première théorie, une autre signification politique. L'opposition de droite considérait que l'indemnité n'était que le remboursement légitime d'expropriations restées nulles en droit (ayant été faites par des gouvernements illégitimes), jusqu'au jour où la Charte les avait légalisées. Cette théorie ouvrait la porte à toutes les réclamations fondées sur l'inobservation des formalités prescrites par les lois révolutionnaires relatives aux ventes, et qu'évidemment la Charte n'avait pas pu légaliser. La seule possibilité de cette recherche suffisait à remettre en question la validité de tous les achats de biens nationaux.

Ce fut bien là, en effet, l'intention de la commission de la Chambre quand, distinguant entre la restitution de grâce et la restitution de justice, elle déclara non avenus tous les actes commis avant le rétablissement de l'autorité légitime. Les orateurs de droite appuyèrent ces vues. La Bourdonnaie soutint que l'article de la Charte avait maintenu aux acquéreurs la possession de fait dans l'intérêt de la tranquillité publique, mais n'avait pu leur donner le droit de propriété ; M. de Beaumont dit que les émigrés étaient restés légitimes propriétaires de leurs biens, comme Louis XVIII l'était resté de son royaume : La succession légitime de chaque famille en particulier garantit à la famille royale sa succession légitime. La vraie solution était de rendre les terres aux émigrés ou à leurs descendants, et de donner l'indemnité aux acquéreurs. Si l'on recherche, dit Duplessis-Grenedan, le sens vrai de l'article 9 de la Charte, on voit d'abord qu'il s'entend nécessairement des propriétés légitimement acquises. Il serait trop absurde d'interpréter une loi de manière qu'on pût en induire que les propriétés sont inviolables même lorsqu'elles ont été volées ; et il concluait à la restitution pure et simple. L'opposition de gauche, après avoir contesté la compétence de la Chambre qui, comprenant une majorité d'intéressés, ne pouvait être juge dans sa propre cause, nia que l'indemnité eût un fondement de droit. C'était une pure générosité, inopportune d'ailleurs et injustifiée : inopportune, parce que l'état de la richesse publique ne permettait pas une telle dépense ; injustifiée, lo parce que l'émigration avait été volontaire et non forcée, parce qu'elle avait causé tous les malheurs de la France et du Roi, parce que la confiscation avait été une mesure de légitime défense contre des hommes qui allaient demander l'appui de l'étranger ; 2° parce que les émigrés n'étaient pas les seuls à avoir souffert dans leur fortune, pendant la Révolution ; les créanciers de l'État, les commerçants, les industriels, les Vendéens même auraient, à ce compte, des droits égaux à réclamer une indemnité. Ainsi recommença à la tribune le procès de l'ancien régime et de la Révolution. Si la Révolution a été juste et bienfaisante, dit-on à gauche, si les moyens qu'elle employa pour vaincre ont été imposés par la nécessité de vaincre, nous ne pouvons les condamner. A-t-on le droit de punir la nation, dit Méchin, jusqu'à ce que l'on ait prouvé que l'affranchissement du sol, l'égalité devant la loi, l'égalité de l'impôt, la liberté de la conscience et de la pensée ne sont pas des biens appréciables ?... En doit-il coûter un milliard à 29 millions de Français pour avoir voulu ce que repoussaient cinquante mille ? A quoi on répondait à droite que le Roi eût émigré s'il avait été libre, et que la patrie était où était le Roi...

Le gouvernement essaya dans ce débat de justifier sa manière de voir. Il n'admettait d'autre point de départ à la discussion que le texte de la Charte, qui ne faisait aucune différence entre les propriétés, qui les plaçait toutes sous la même garantie ; il n'était, question que de donner à des victimes un dédommagement de leurs, souffrances et de leurs pertes. Villèle déclara que l'introduction dans le projet de dispositions qui pourraient être en opposition avec le pacte fondamental ne permettrait pas au gouvernement de porter plus loin le projet de loi. Il dut pourtant accepter que l'indemnité fût dite, dans l'article 1er, due par l'État, et non pas qualifiée de juste libéralité. Un autre amendement appela à recueillir l'indemnité, en cas de mort de l'ancien propriétaire, non ses héritiers naturels à l'époque de la promulgation de la loi, mais les héritiers institués par sa volonté ou par la loi au moment de son décès, ce qui impliquait la reconnaissance du droit des émigrés à la propriété confisquée, postérieurement à la confiscation. Quand tous les articles de la loi furent votés, la droite proposa un amendement qui réduisait à 3 francs les droits d'enregistrement pour toute restitution faite par les acquéreurs aux anciens propriétaires. C'était encore créer une distinction juridique entre les propriétés. C'était affirmer que la loi d'indemnité n'éteignait pas chez les émigrés tout espoir de rentrer en possession de leurs terres, et par conséquent qu'elle ne terminait rien. J'ai toujours cru, dit Benjamin Constant, que le véritable but de la loi était de faire rentrer les émigrés dans leurs biens. Aujourd'hui, cela est évident. A quoi La Bourdonnaie répondit qu'en effet la tranquillité ne serait assurée que lorsque les classes de la société seraient replacées dans l'état où elles étaient avant la Révolution.

Les propriétaires des domaines nationaux, dit le général Foy, sont presque tous les fils rie ceux qui les ont achetés : qu'ils se souviennent que, dans cette discussion, leurs pères ont été appelés voleurs et scélérats, et qu'ils sachent que transiger avec les anciens propriétaires, ce serait outrager la mémoire de leurs pères et commettre une lâcheté... Que si l'on essayait de leur arracher par la force les biens qu'ils possèdent légalement, qu'ils se souviennent qu'ils ont pour eux le Roi et la Charte et qu'ils sont vingt contre un !

L'amendement fut voté ; par contre, une proposition qui tendait à interdire toute recherche sur les actes de vente des biens confisqués et qui était destinée à rassurer les acquéreurs, fut repoussée. La Chambre des pairs vota l'amendement sur le droit d'enregistrement, mais rétablit l'article destiné à rassurer les acquéreurs.

Ainsi les commentaires de la droite et les dispositions qu'elle fit insérer dans le projet ministériel en modifièrent profondément le caractère ; les anciens propriétaires n'avaient jamais cessé de l'être et le milliard n'était qu'une amende infligée à la nation coupable, un acompte donné aux sujets fidèles, en attendant mieux. Mais il en résulta que la nation fut irritée, et les fidèles sujets, déçus. L'effet qu'attendait Villèle du dégrèvement prévu de 19 millions sur l'impôt foncier fut également manqué : il passa pour un stratagème politique destiné à diminuer encore le nombre des électeurs. Le temps fera voir, dit Royer-Collard, si c'est bien servir le Roi et l'État que de calomnier la Restauration, en mettant sans cesse en doute la stabilité de ses promesses. D'ailleurs le dégrèvement fut beaucoup plus faible que Villèle ne l'avait espéré, parce que la conversion réussit mal. Pour que les rentiers fussent attirés par la plus-value probable, pour qu'ils consentissent à échanger leurs titres contre du 4 ½ au pair garanti pendant dix ans contre toute conversion nouvelle, ou contre du 3 p. 100 à 75 francs, il fallait une hausse : elle ne se produisit pas. Le 5 p. 100, voté le 28 avril à 102,80, tomba le 9 mai à 100 fr. 85, le 3 p. 100 à 74 fr. 70. Villèle essaya de relever les cours ; les trésoriers généraux de soixante-dix-huit départements furent constitués en une association dont l'objet était de faire toutes les opérations (le banques et de finances que le syndicat (comité directeur) jugerait avantageuses aux intérêts de la compagnie et principalement celles qui seraient utiles au service du Trésor ; ils furent invités à peser sur leur clientèle ; les bureaux de bienfaisance, les fabriques, les hospices, les fonctionnaires reçurent l'ordre de convertir, les missionnaires prêchèrent contre le prêt à intérêt ; pourtant, à l'expiration du délai, au 1er août, 31.722.950 francs de rente seulement (sur 157 millions)[3] étaient convertis Le capital de la dette se trouva augmenté de 204 millions, et le budget ne fut allégé que de 6.230.157 francs. Le 3 p. 100 émis à 75 francs tomba en août à 72 francs, puis, en novembre, à 62 ; le 5 p. 100 tomba à 96. Le mécontentement des rentiers et des indemnisés s'ajouta à l'indignation des libéraux et à l'inquiétude des acquéreurs de biens nationaux.

Le projet de loi sur les successions, qui tendait à rétablir sous LE une forme atténuée l'ancien droit d'aînesse, avait, dans la pensée de ses auteurs, une portée sociale et une portée politique. Il visait d'abord à arrêter le morcellement des propriétés foncières : le code laissait, sans doute, au père de famille la faculté d'augmenter la part d'héritage d'un de ses enfants, mais, en fait, les pères de famille ne profitaient guère de cette disposition, il fallait que la loi vînt au secours de leur volonté défaillante. A moins donc que le père n'eût, par donation ou par testament, décidé que le partage serait égal, la quotité disponible, ou préciput légal, serait — d'après le projet — attribuée de droit à l'aîné de ses enfants mâles. C'était l'article du code retourné ; mais cette attribution était limitée aux successions payant 300 francs d'impôt. L'exposé des motifs ne dissimulait pas que le projet avait de l'importance pour l'avenir de la monarchie :

Que la règle légale des successions soit l'égalité dans les républiques, cela se conçoit. Dans les monarchies, rien n'est plus certain, ce doit l'inégalité... La conservation des terres, outre qu'elle inspire des idées d'ordre, de modération et de prévoyance, maintient la famille dans le rang où elle est déjà parvenue et fournit sans cesse à l'État des gardiens et des protecteurs.... Elle amène cet ordre de choses si conforme à la nature du gouvernement monarchique et par lequel la société générale ne se compose phis que d'un nombre infini de sociétés domestiques dont l'intérêt se confond avec celui de l'État, et dont l'existence dépend de celle du gouvernement.

Il apparut, à l'agitation que le projet souleva dans l'opinion, qu'il ne satisfaisait même pas tonte la droite. L'Aristarque, journal de La Bourdonnaie, à qui sa haine pour Villèle donnait parfois du bon sens, écrivit : On ne peut pas refaire tout ce que la Révolution a détruit. Conformez-vous au temps : c'est la maxime du sage.

La gauche manifesta une indignation que justifiait, sinon la teneur du projet, du moins la tendance qu'il révélait ; un grand nombre de pétitions, de brochures et d'articles éclairèrent le public sur les dangers qu'il cachait, et formulèrent les répugnances qu'il provoquait Ne faut-il pas des cadets et des filles pour repeupler les couvents ? écrivit le Constitutionnel. Les Débats appuyèrent la campagne de la gauche. Il n'y avait peut-être, dans toute cette affaire, qu'un piège tendu à Villèle par les gens de cour, las, comme il l'écrivait lui-même dans son Journal, de voir la confiance du Roi reposer si longtemps sur un petit gentilhomme de province. On le savait secrètement hostile au projet, et l'on eût voulu que sa tiédeur à le défendre le compromît auprès de Charles X.

Le projet, porté d'abord à la Chambre des pairs, fut passionnément discuté, et longuement (11 mars-8 avril 1826). L'opposition s'attarda à réfuter le gouvernement qui prétendait changer les mœurs par une loi, à démontrer l'utilité du morcellement de la propriété, le danger d'ôter de la circulation un tiers ou un quart des terres, et de créer une classe de mécontents ; elle allégua l'égalité devant la loi violée, les principes du droit moderne bouleversés par la création d'un privilège civil qui tendait à reconstituer une aristocratie, les familles divisées, la France irritée, etc. : En ne testant pas, dit Molé, les pères ôtent évidemment aux cadets qu'ils pouvaient leur rendre, et, en rétablissant l'égalité, ils ôtent à l'aîné ce que la loi lui donnait. Ainsi, quoi qu'il fasse ou qu'il ne fasse pas, le père le plus tendre se trouve frapper l'un de ses enfants ; le droit que la loi donne aux aînés les rendra odieux à leurs frères et sœurs ; ... en voulant faire de l'aristocratie avec les fils aînés, le système fera bien plus sûrement de tous les autres enfants une démocratie redoutable ; enfin, en faisant sortir de la circulation le tiers ou le quart des propriétés, la loi tarira la source principale de la richesse de la France, diminuera son revenu territorial... Pasquier montra le danger qu'il y avait à diminuer le nombre des propriétaires : Avec une plus grande division de la propriété, l'esprit propriétaire se répand nécessairement dans une grande partie de la société, et cet esprit, chacun le sait, est éminemment conservateur ; la loi allait donc contre son but. Le garde des Sceaux Peyronnet et ses amis répondirent que le projet conciliait la loi politique et la loi civile, que les lois devaient are l'expression non des mœurs, mais des besoins de la société, et que la petite culture avait des inconvénients.

A la vérité, il s'agissait de bien autre chose : c'était peu, ce n'était rien qu'une disposition d'ailleurs facultative, qui ne touchait pas plus de 80.000 familles sur millions ; à la prendre telle quelle, elle était sans audace comme sans conséquence ; ce qui causait tant d'émotion, c'est que la loi renfermait la pensée d'un autre ordre social. Le duc de Broglie le dit clairement :

Cette loi n'est pas une loi, mais une déclaration de principes... un manifeste contre l'état actuel de la société.... une pierre d'attente... le préliminaire de vingt autres lois qui, si votre sagesse n'y met ordre, vont fondre sur nous tout à coup, et ne laisseront ni paix ni trêve à la société française telle que les quarante dernières années nous l'ont faite.... Il s'agit coûte que coûte, sous un prétexte ou sous un autre, de réinstaller en France le droit de primogéniture. Le droit de primogéniture, c'est le fondement de l'inégalité des conditions, c'est le privilège pur, absolu, sans déguisement ni compensation.... C'est l'inégalité des conditions par amour pour elle-même, c'est l'inégalité légale entre les diverses branches d'une nième famille, entre les diverses familles dont la nation se compose, entre les diverses natures de propriétés... ce qui se prépare ici, c'est une révolution sociale et politique, une révolution contre la Révolution qui s'est faite en France, il y a quarante ans.

La Chambre des pairs repoussa le projet par 120 voix contre 94, et n'en laissa subsister qu'une disposition secondaire, qui accordait, pour la portion disponible, la faculté de la donner ou de la léguer à charge de la rendre à un ou plusieurs enfants du donataire, nés ou à naître, jusqu'au deuxième degré (le code civil n'autorisait cette substitution que jusqu'au premier degré). Il y eut à Paris des illuminations, des feux d'artifice ; des transparents, dans les quartiers commerçants du centre, portaient : On n'illuminera jamais assez pour éclairer les ministres ! On cria : Vive la Chambre des pairs ! et aussi : A bas les jésuites ! Le gouvernement rapporta aux Réputés la loi mutilée, triste débris d'une défaite célèbre, et ne prit aucune part à la discussion de l'article unique que la Chambre adopta.

 

III. — LE PROGRAMME RELIGIEUX DE LA DROITE.

L'ALLIANCE de la droite et du clergé devint plus agissante à partir de 1824. Louis XVIII, quelques jours avant sa mort, avait créé un ministère spécial des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique, et l'avait confié à Frayssinous. Puis, il avait fait entrer deux archevêques, ceux de Reims et de Besançon, au Conseil d'État, et le cardinal de la Pare au Conseil privé. Ces mesures avaient un air de réaction et une odeur d'ancien régime. Charles X ne s'en tint pas aux manifestations symboliques : il donna ouvertement son appui à l'Église, et l'encouragea, par son attitude, à réclamer et à obtenir une prépondérance de fait dans le gouvernement et une situation légale privilégiée dans la nation.

Le clergé ne chercha plus à dissimuler son esprit d'envahissement : en mainte occasion, des actes précis, des paroles significatives marquèrent son espoir prochain de dominer la société civile. L'ordonnance du S avril 18'2.4 enleva aux recteurs le droit qu'ils avaient, depuis 1816, de conférer et de retirer l'autorisation d'enseigner aux écoles primaires catholiques ; elle l'attribua aux évêques et à des comités présidés par l'évêque ou son délégué. Les missionnaires, chaque jour plus actifs, exigèrent la présence à leurs exercices et le concours aux plantations de croix commémoratives, des fonctionnaires, des magistrats, des officiers. Le zèle religieux des agents de l'État devint un titre — le seul efficace, disait-on, — à l'avancement ; ou s'étonna de la conversion de Soult qui allait communier à Saint-Thomas d'Aquin, suivi de ses enfants, de ses aides de camp, de ses gens en grande livrée, des gardes-chasse de ses terres on cita l'ordre donné aux troupes par le général commandant à Strasbourg de se rendre par compagnies dans les églises, officiers en tête, pour assister aux fêtes religieuses. Le jubilé de 1816 (c'était le premier du XIXe siècle) fut célébré avec un éclat extraordinaire : à Paris, l'archevêque de Quélen prescrivit quatre processions générales. Le Roi y figura avec toute sa famille, escorté des Cent-Suisses et des gardes du corps, suivi des Chambres, des magistrats de la Cour de cassation, de la Cour royale, des tribunaux, du Conseil royal de l'Université, des élèves des séminaires. La dernière procession, qui eut lieu le 3 mai, se termina par une cérémonie expiatoire sur la place Louis XV, où Louis XVI avait été guillotiné : Cette vieille nation française, écrivit le Moniteur, l'héritier de ses soixante rois en tête, marchait précédée des présents que Charlemagne fit à l'Église de Paris et des conquêtes que saint Louis rapporta des Lieux saints. Les pontifes et les prêtres montent à l'autel. Trois fois de suite, ils élèvent vers le ciel le cri de pardon et de miséricorde. Tous les spectateurs tombent à genoux.... Le Roi était habillé de violet, couleur de deuil ; le bruit courut qu'il s'était t'ait prêtre et disait la messe secrètement. La police interdit aux cabinets (le lecture le prêt des livres condamnés eu chaire ; le Grand aumônier de France, archevêque de Rouen, M. de Croy, invita, dans un mandement, ses curés à afficher à la porte des Églises la liste de ceux de leurs paroissiens qui s'abstenaient d'assister aux offices et de faire leurs pâques ; l'abbé Liautard remit en 1826 à Charles X un mémoire intitulé Le Trône et l'Autel, où il demandait que, pour venir à bout de la presse, on ne laissât plus former d'ouvriers imprimeurs ni ouvrir de nouvelles fabriques de papier ; les tribunaux condamnèrent un ancien colonel devenu libraire, Touquet, à neuf mois de prison, pour avoir publié les Évangiles sans les miracles : c'était un outrage à la religion de l'État.

Le clergé semblait viser à se placer au-dessus des lois et de la constitution. Une brochure, dont la presse de droite regrettait l'anonymat qui la privait de l'autorité d'un nom célèbre, proposa en 1823 de créer un Conseil, supérieur aux ministres, chargé de défendre la religion, ayant pouvoir de requérir du bras séculier la poursuite des délinquants. M. de Pins, administrateur de l'archevêché de Lyon, proposa à Villèle de placer le temporel du clergé sous la direction d'un ministre ecclésiastique travaillant directement avec le Roi, hors du Conseil, et responsable vis-à-vis d'une commission de dix membres du clergé. La Chambre, saisie fréquemment de pétitions qui demandaient la restitution de l'état civil aux curés, se prononça, sinon en leur faveur, du moins en faveur de l'obligation du mariage religieux et de sa célébration avant le mariage civil. Le projet n'alla pas plus loin. Il eût abouti à rendre le mariage religieux obligatoire, au moins le mariage catholique : la Religion de l'État avait droit à des privilèges.

Le gouvernement ne pouvait se montrer moins zélé pour la religion que ses amis. Il ne proposa aucun changement à la législation de l'état civil, mais il offrit à la majorité et à la religion de l'État deux projets de loi, l'un sur les communautés religieuses de femmes, l'autre sur le sacrilège. L'importance pratique du premier, la valeur symbolique du second seraient du moins une garantie mie ses bonnes intentions.

Les congrégations étaient encore régies par le décret du 3 messidor an XII, dont l'article 4 portait qu'aucune agrégation ou association d'hommes ou de femmes ne pourra se former à l'avenir, à moins qu'elle n'ait été formellement autorisée par un décret impérial. Napoléon avait autorisé plusieurs congrégations de femmes, en particulier les religieuses hospitalières, dont l'établissement fut réglé par le décret, du 18 février 1809, et quelques congrégations d'hommes, les frères des écoles chrétiennes, les trappistes du Saint-Bernard, du Mont Genèvre, de la forêt de Sénart, les Chartreux ; les autorisations d'abord accordées aux congrégations de Saint-Lazare, des Missions étrangères et du Saint-Esprit, furent révoquées en 1809. Jusqu'à l'année 1824, la Restauration ne s'occupa pas du régime légal des congrégations. La loi du 2 janvier 1817, qui permettait aux établissements ecclésiastiques d'accepter des dons et legs, et d'acquérir des biens immeubles et des rentes avec l'autorisation du Roi, profitait aux seuls établissements reconnus par une loi, c'est-à-dire aux fabriques, aux cures, aux séminaires, aux évêchés. Pour admettre les congrégations à en bénéficier, il fallait assimiler les autorisations faites ou à faire par voie d'ordonnance à une reconnaissance légale ; une simple ordonnance aurait ainsi suffi à créer une personne civile capable de posséder et d'acquérir. Le 4 juin 1824, le gouvernement en fit la proposition à la Chambre des pairs ; elle la rejeta. En janvier 1825, le gouvernement déposa un projet analogue, mais restreint aux congrégations de femmes : nulle congrégation de femmes ne sera autorisée qu'après vérification et approbation de ses statuts par l'évêque diocésain et le Conseil d'État ; l'autorisation sera accordée par ordonnance du Roi ; — les acceptations de donation, les acquisitions, les aliénations de biens seront soumises à l'autorisation royale ; — nul membre d'une congrégation autorisée ne pourra disposer en faveur de celle-ci ou d'un de ses membres que d'un quart de ses biens. — Le rapporteur, Mathieu de Montmorency, protesta contre la restriction dérisoire et cruelle apportée à la liberté des congréganistes dans la disposition de leurs biens. L'opposition représenta que donner au Roi le droit de conférer la personnalité civile aux congrégations de femmes, c'était se mettre dans l'impossibilité logique de lui refuser de pratiquer le même droit à l'égard des congrégations d'hommes. La Chambre des pairs donna pourtant au gouvernement une demi-satisfaction. L'autorisation royale fut assimilée à une reconnaissance légale, mais seulement pour les congrégations de femmes antérieures au 1er janvier 1825 (on en comptait environ dix-huit cents), en y comprenant les nouveaux établissements fondés par les congrégations déjà autorisées ; mais une loi fut déclarée nécessaire pour conférer la personnalité civile aux congrégations fondées postérieurement au 1er janvier 1825. Les Députés n'osèrent pas élargir le texte voté par les Pairs. Ainsi, la loi n'eut plus la portée que le gouvernement avait voulu lui donner pour plaire aux catholiques. Lamennais écrivit que la loi faisait des religieuses une classe de parias.

La loi sur le sacrilège causa plus d'émotion. Le ministère avait obtenu en mai 1824 de la Chambre des pairs une loi assimilant les vols et autres délits commis dans les églises et dans les édifices consacrés aux cultes légalement établis aux vols et délits commis dans les lieux habités ; c'était aggraver la pénalité encourue. Pourtant, le ministère avait refusé de faire mentionner dans la loi, comme punissable, la profanation, le sacrilège qui, dans les églises catholiques, s'ajoutait au délit. Pourquoi ne pas introduire le mot sacrilège, avait dit l'évêque de Troyes ? Pourquoi semble-t-on punir l'attentat contre la propriété beaucoup plus que l'attentat contre la sainteté des choses ? Est-il convenable, d'ailleurs, de mettre sur la même ligne nos tabernacles où réside le Saint des saints et les meubles des autres cultes ? La Chambre des députés, décidée dès ce moment à punir les offenses à la religion de l'État, jugea le projet si insuffisant que le ministère le retira. La Congrégation, c'est-à-dire la fraction ardente des gens d'église et les dévots de cour, qui tenait — pour parler comme le duc de Broglie — à M. de Villèle et consorts le pied sur la gorge, l'obligea de le reprendre et de le compléter.

Le ministère apporta aux Pairs en 1825 un nouveau projet où le sacrilège simple était puni de mort, et la profanation des hosties consacrées de la peine du parricide, si elle avait été commise en haine de la religion. Nous avons, dit le garde des Sceaux Peyronnet, consulté l'expérience des temps anciens et des nations étrangères. L'Égypte religieuse et savante punissait de mort même le parjure, comme une offense sacrilège envers la divinité. A Athènes, les contempteurs des dieux buvaient la ciguë. A Rome, dans la Rome de Numa, du Sénat et des Décemvirs, le profanateur des choses sacrées était enfermé dans un sac de cuir avec un singe et une vipère, et précipité dans le Tibre.... Le péché devait donc tomber sous le coup des lois ; le code, punir une infraction au droit canonique. Un dogme était, pour la première fois depuis la Révolution, érigé en vérité légale. Bonald déclara :

On a dit que le sacrilège était non un crime, mais un péché, qu'en cette qualité, il n'appartenait qu'à la religion de le punir. Mais le Décalogue, source et germe des lois criminelles de tous les peuples, et dont se trouvent partout des feuillets épars, le. Décalogue a été donné à la société comme à l'homme, pour le politique comme pour la religion.... L'homicide, l'adultère, le vol, qui sont autant de péchés, cessent-ils pour cela d'être des crimes ?

L'application de la peine de mort lui semblait particulièrement de mise dans la circonstance :

Le Sauveur a demandé grâce pour ses bourreaux ; mais son père ne l'a pas exaucé. Il a même étendu le châtiment sur tout un peuple qui, sans chef, sans territoire et sans autel, traîne partout l'anathème dont il est frappé. Quant eu criminel sacrilège, d'ailleurs, que faites-vous par une sentence de mort, sinon de l'envoyer devant son juge naturel[4] ?

A quoi Chateaubriand répondit ironiquement : L'homme sacrilège, conduit à l'échafaud, devrait y monter seul et sans l'assistance d'un prêtre, car que lui dira ce prêtre ? Il lui dira sans doute : Jésus-Christ vous pardonne ; et que lui répondra le criminel ? Mais la loi me condamne au nom de Jésus-Christ. On reconnut volontiers que les crimes de ce genre étaient si rares que la loi ne serait peut-être jamais appliquée, mais il s'agissait d'élever un monument de piété, C'était, dit le garde des Sceaux, comme une expiation nécessaire après tant d'années d'indifférence et d'impiété. A la Chambre des députés, Royer-Collard résuma vigoureusement les arguments de l'opposition :

Ce crime sort tout entier dit dogme catholique de la présence réelle.... C'est le dogme qui fait le crime, et c'est encore le dogme qui le qualifie.... Autant de fois qu'on le lira, je répéterai que le projet de loi admet le sacrilège légal, et qu'il n'y a point de sacrilège légal envers les hosties consacrées, si la présence réelle n'est pas une vérité légale.... Dès qu'un seul des dogmes de la religion catholique passe dans la loi, cette religion tout entière doit être tenue pour vraie et les autres pour fausses.

Pourquoi punir le sacrilège seul et non les outrages à Dieu, le blasphème par exemple, et l'hérésie ?

L'extrême droite protesta, comme l'évêque de Troyes avait protesté en 1824, contre l'application de la loi à tous les cultes. La religion prétendue réformée, dit Duplessis-Grenedan, a été tantôt proscrite, tantôt tolérée, jamais traitée à l'égal de la religion véritable. Lamennais, dans le Mémorial catholique, s'indignait contre une loi athée, et le même journal publiait le Catéchisme du sens commun rédigé par le Supérieur général des missionnaires du diocèse de Nancy ; on y lisait cette demande : Un souverain temporel peut-il faire de la religion une loi politique pour ses sujets ? et cette réponse :

Pour faire trouver la réponse à tout le monde, je distinguerai les divers sens de cette question. S'agit-il de la religion catholique, cela veut dire : un souverain temporel peut-il faire du sens commun une loi politique pour ses sujets ; autrement : peut-il leur faire une loi d'être raisonnables ? S'agit-il au contraire d'une hérésie, la même demande signifie : un souverain temporel peut-il d'une opinion contraire au sens commun faire une loi à ses sujets ? autrement : peut-il faire à ses sujets une loi d'être fous ?

La loi fut votée par 250 voix contre 95. On n'eut jamais l'occasion de s'en servir Les Chambres ne tentèrent pas d'en tirer les conséquences logiques que Royer-Collard avait déduites de son principe. Peut-être le temps leur manqua-t-il, ou l'audace. Elles se tinrent pour satisfaites d'avoir fait une manifestation retentissante. En protestant contre la laïcité du code, elles avaient ébranlé le principe de la liberté des cultes inscrit dans la Charte et posé par la Révolution. C'était un résultat utile, puisqu'elles pensaient, comme le Roi, que l'œuvre de la Révolution devait être détruite, et que la Charte devait être déchirée.

 

IV. — L'AGITATION GALLICANE.

LES doctrines théocratiques et la pratique cléricale du gouvernement provoquèrent des protestations même dans les rangs de la droite. Certains royalistes s'effrayèrent de voir l'influence du clergé dominer le gouvernement et asservir la monarchie. Sous couleur de défendre la religion de l'État, le parti-prêtre élevait la religion au-dessus de l'État, préparait les voies à la mise en acte des doctrines ultramontaines qui affirmaient la supériorité du pape sur les rois : l'Église devenait un danger pour la Monarchie.

Cette crainte, exprimée sans trouver d'écho dès 1821 par un royaliste, Dumesnil, fut reprise et traduite, avec une fougue convaincante par un vieux pair, Montlosier. C'était un gentilhomme auvergnat connu pour sa piété et pour sa haine du gouvernement des curés. Il s'indignait depuis longtemps de leurs prétentions : Les prêtres se regardent comme Dieu, écrivait-il en 1816 ; ils périront, et feront périr la nation et le Roi avec eux. Il s'irritait de voir renaître la lutte contre l'ancien clergé constitutionnel rallie après le Concordat, et il détestait les missionnaires. Il était gallican à la manière des anciens parlementaires. Dans deux lettres adressées au Drapeau  blanc (juillet-août1825), puis dans un Mémoire à consulter sur un système religieux tendant à renverser la religion, la société et le trône (février 1826), Montlosier dénonça la Congrégation maîtresse du gouvernement et la Compagnie de Jésus rétablie, malgré son abolition sous les anciens rois ; il les montrait toutes deux s'emparant de l'Église gallicane et de l'éducation publique ; il demandait le retour à une politique traditionnelle de la monarchie, l'application de ses principes et de ses lois, l'enseignement de la déclaration de 1682.

En même temps que paraissait ce retentissant Mémoire (il eut huit éditions en quelques semaines), la magistrature eut l'occasion de donner son avis sur la question des jésuites et de la propagande ultramontaine. Deux des journaux qui leur étaient le plus hostiles, le Constitutionnel et le Courrier Français, poursuivis pour leur tendance à déverser le mépris sur les choses et les personnes de la religion, furent acquittés par la Cour de Paris (3 décembre 1825). Le jugement portait que ce n'est ni manquer au respect [dû à la religion de l'État], ni abuser de la liberté de la presse que de discuter et combattre l'introduction et l'établissement dans le royaume de toute association non autorisée par les lois, que de signaler... les dangers et les excès... d'une doctrine qui menace tout à la fois l'indépendance de la monarchie, la souveraineté du Roi et les libertés publiques garanties par la Charte constitutionnelle et par la Déclaration du clergé de France en 1682, déclaration toujours reconnue et proclamée loi de l'État. Lamennais fut en même temps poursuivi pour la seconde partie de son livre La Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil, qui parut le même jour que le mémoire de Montlosier. C'était une attaque virulente, où Lamennais avait ramassé toutes les invectives qu'il semait périodiquement dans le Mémorial catholique. Sa pensée était qu'il n'y avait pas de moyen terme entre l'athéisme et le catholicisme romain. Tout compromis était illusoire ; il n'y aurait bientôt plus en France que deux partis, celui qui se soumettrait, d'une manière absolue à la puissance spirituelle du pape, et celui qui ne reconnaîtrait que la souveraineté humaine,le parti du ciel et le parti de l'enfer. Lamennais fut condamné par le tribunal à 30 francs d'amende. Ainsi, la magistrature se considérait, à l'exemple des anciens parlements, comme compétente en matière théologique. Un substitut, dit le Mémorial, a déterminé la nature et posé les limites du pouvoir de l'Église universelle dans le ressort du département de la Seine. On remua les souvenirs des luttes du XVIIIe siècle : l'Étoile, journal ultramontain, qualifia de magistrat félon le procureur général la Chalotais qui avait, sous Louis XV, attaqué les jésuites, et déclara que le fils d'un tel père avait été justement guillotiné. en 1794. Le haut clergé était divisé : la majorité semblait favorable aux jésuites ; les gallicans, durement malmenés par le Mémorial catholique, s'inquiétèrent : 14 évêques et archevêques signèrent (12 avril) un manifeste en faveur de la Déclaration de 1682, sans pourtant oser la nommer.

Ainsi se divisait l'opinion royaliste inquiète. A la Chambre, un député royaliste de la majorité, Agier, protesta contre l'espionnage et la délation organisés dans l'armée par la Congrégation :

Par son esprit inquisitorial, elle éloigne de la religion et aliène les cœurs au Roi ; elle trouble la foi au lieu de la fortifier ; elle divise les familles et, les amis ; elle ne craint pas d'attaquer les dévouements les plus absolus, de nier, de, chercher à flétrir les phis incontestables services.... C'est elle, elle seule, qui a divisé les royalistes ; ne croyez pas qu'elle tienne autrement aux amis de la royauté et du Moi, car elle protège et adopte des hommes qui sont loin d'avoir paru jamais dans leurs rangs, s'ils veulent se donner à elle. Elle fait, trembler les préfets, les sous-préfets sous son influence secrète, quand ils ne sont pas ses adeptes ; elle domine le ministère lui-même.

Le gouvernement dut prendre parti, ou tout au moins intervenir. Frayssinous, à l'occasion du budget des cultes (25 mai 1891), déclara : Assurément, si quelque ministre devait être placé sous le charme de ce pouvoir magique, ce serait moi. Eh bien, j'ai beau m'interroger et passer en revue tous les actes de mon administration, je déclare qu'aucun d'eux n'a été dirigé par cet ascendant mystérieux. Puis il tâcha de rassurer les gallicans : Parmi les quatre articles, il en est un sur lequel il n'est pas permis d'hésiter, celui qui consacre l'inviolabilité des souverains et proclame leur indépendance absolue dans l'ordre temporel. Mais il avoua que les jésuites étaient, sinon reconnus, au moins tolérés ; on exagérait d'ailleurs leur influence. Ils ne possédaient en France que sept petits séminaires. Quant à l'ultramontanisme, Frayssinous le dit entièrement suranné, inoffensif à force de paraître ridicule.

L'aveu de Frayssinous relatif à l'existence de la Congrégation (les journaux ministériels l'avaient niée) et des jésuites provoqua une nouvelle attaque de Montlosier. Il adressa une Dénonciation formelle aux cours royales contre la Congrégation, association illicite, contre les jésuites, contre l'esprit d'envahissement du clergé. La Cour de Paris se déclara incompétente, mais un considérant de son arrêt rappela que la législation interdisait l'établissement des jésuites en France. Montlosier se retourna vers la Chambre des pairs et lui envoya une pétition. Elle fut prise en considération, malgré Frayssinous qui soutint que, si une maison de jésuites avait besoin d'une autorisation légale pour jouir des droits civils, elle ne lui était pas nécessaire pour exister (18 janvier 1827). Après les jugements des tribunaux, le vote des Pairs mettait le ministère en échec.

Pourtant, le Roi et ses ministres restèrent fidèles au parti-prêtre. Charles X donna comme gouverneur au duc de Bordeaux l'évêque de Strasbourg, Thurins, connu pour ses mandements en faveur des jésuites : Le petit-fils du Béarnais, écrivirent les Débats, sera donc le seul Français qui ignorera l'histoire d'Henri IV et qui ne saura pas quels ont été les premiers apologistes des régicides. Les jésuites ne furent pas inquiétés. Ils conservèrent leurs établissements, noviciats ou collèges. Leurs moyens d'action semblèrent même s'accroître : une Société de la propagation de la foi, fondée à Lyon en 1822, passa pour leur être étroitement subordonnée ; le public n'en connut guère l'existence qu'en 1826 par un extrait de son règlement, qui fut alors imprimé. Elle était composée de sections de dix membres ; dix sections formaient une centurie, dix centuries formaient une division ; le tout était placé sous la direction d'un conseil général par diocèse, de deux conseils centraux, l'un à Paris, l'autre à Lyon, et d'un conseil supérieur à Paris. Ses membres payaient des cotisations hebdomadaires. Comme l'association était placée sous le patronage de saint François-Xavier et dirigée par le Grand aumônier de France, on y vit une milice laïque aux ordres de la Compagnie de Jésus.

L'agitation gallicane eut pour premier résultat de faire apparaître aux yeux les progrès des ultramontains. Ils étaient assez forts pour contraindre Frayssinous, évêque et ministre gallican, à défendre les jésuites. C'est au cours du débat soulevé contre eux par Montlosier que ce parti nouveau, purement catholique, fit son entrée dans la politique active. Affranchir l'Église de l'autorité de l'État, au risque de perdre momentanément son appui, mais avec l'espoir de le dominer, ce ne fut plus uniquement le rêve d'un petit groupe d'hommes, de l'entourage immédiat de Lamennais. Il se trouva des hommes pour penser que la cause de l'Église était indépendante de la cause de la monarchie ; que le devoir des prêtres était de s'abstenir dans la lutte entre la droite et la gauche, d'abandonner à elle-même la société politique. Sortez donc, sortez de la maison de servitude ; brisez les fers qui vous dégradent, écrivait Lamennais. Un de ses amis disait à la duchesse d'Angoulême, à propos de La Religion considérée dans ses rapports avec le pouvoir civil : Voici ce que c'est que l'ouvrage de M. de Lamennais : il a prouvé que vous perdiez la monarchie et la religion. Pour la monarchie, cela lui est égal, mais il veut sauver la religion.

L'agnation gallicane eut un autre résultat plus directement tangible : elle fournit à l'opposition anticléricale de gauche un appui inattendu et de nouveaux arguments.

 

V. — L'OPPOSITION DE GAUCHE.

LA gauche, affaiblie par l'échec des conspirations et par ses défaites électorales, changea de tactique. A dater de l'avènement de Charles X. son opposition se fit dynastique. Le libéralisme apparent du nouveau Roi à ses débuts facilita sa conversion. L'abolition (en septembre 1834) de la censure que Villèle avait rétablie le 16 août, quelques jours avant la mort de Louis XVIII, causa une joie générale. La gauche s'y associa : Tous les cœurs s'ouvrent à l'espérance, écrivit le Constitutionnel. Lafayette parut aux Tuileries. La joie fut courte, il est vrai, et ne survécut guère au premier discours du trône ; mais la gauche garda sa nouvelle attitude. Elle adopta pour programme de défendre la légalité et de s'y retrancher. Le cri de Vive la Charte ! devint la formule libérale de ralliement ; on n'en entendit plus d'autre. Les députés protestèrent en toute occasion de leur royalisme sincère : J'ai entendu l'orateur (La Bourdonnaie), disait, le 11 avril 1827, à la Chambre, Casimir Perier, vous parler de l'opposition royaliste, et vous donner à entendre que les membres qui siègent de ce côté (la gauche) ne sont pas de l'opposition royaliste. Nous sommes tous ici députés défendant les intérêts du pays et ceux du trône ; il ne peut y avoir qu'une opposition, celle des royalistes constitutionnels. Et Benjamin Constant, acclamé à Strasbourg (14 août 1827) par la jeunesse libérale, répondait : Vive la Charte, rien que la Charte, toute la Charte !

La Restauration n'étant plus contestée publiquement, c'est contre la politique du Roi et de ses ministres que la gauche concentra sa polémique et organisa l'agitation.

Les missions, les fêtes du Jubilé furent l'occasion de troubles populaires, à Rouen, à Brest, à Lyon. La fouie, en signe de protestation, réclamait la représentation de Tartufe : des tumultes éclataient dans les églises et dans les théâtres. Des caricatures circulaient contre le Roi ; la police saisissait des pièces de cinq francs ; où Charles X était costumé en jésuite et Louis XVIII en chanoine. La propagande anticléricale se faisait surtout par les livres, les pamphlets et les journaux : le Mémorial catholique affirmait qu'il circulait en France 2.159.500 volumes de Rousseau et de Voltaire publiés depuis 1817 ; l'Histoire de l'Inquisition de Llorente et des Résumés historiques à l'usage de la jeunesse étaient répandus par milliers ; Tartufe fut réédité à 100.000 exemplaires. Le théâtre étant étroitement surveillé, depuis que le public affectait d'y saisir des allusions même étrangères aux intentions de l'auteur, on publiait les œuvres satiriques au lieu de les faire jouer, et les pamphlets dialogués revinrent à la mode. Il y eut abondance de comédies politiques et de proverbes. La Congrégation et la diplomatie (1826), comédie politique anonyme (probablement de A. Senty), les Proverbes de Théodore Leclercq s'attachaient à montrer l'hypocrisie des piétés récentes et profitables ; ses M. Mitis, ses Père Joseph eurent de la célébrité. C'est peut-être des années 1824 et 1827 qu'il faut faire dater la haine qui poursuit dans le prêtre, autant que sa solidarité avec l'ancien régime, sa personne et son habit. Sainte-Beuve pense qu'Eugène Sue n'a fait, en créant plus tard le type odieux de Rodin, que s'inspirer des animosités et des rancunes de sa jeunesse. Barthélemy, poète royaliste qui avait chanté le sacre, passa en 1826 au libéralisme sous l'influence de son compatriote le marseillais Méry, et tous deux inaugurèrent la satire politique en vers par la Villéliade, qui eut quinze éditions dans l'année et qui fut bientôt suivie d'une Peyronéide (1827), des Jésuites, de Rome à Paris, et d'une Corbiéréide. Béranger donna en 1825 le troisième recueil de ses chansons ; le Sacre de Charles le Simple, l'Ange gardien, qui ne parurent que dans le Recueil de 1328 et lui valurent alors neuf mois de prison, étaient déjà populaires en 1826.

Parmi les journaux de gauche, le Constitutionnel s'était fait de la polémique anticléricale une spécialité. Cauchois-Lemaire y collectionnait, sous la rubrique Gazette ecclésiastique, tous les faits divers d'intolérance catholique. La querelle gallicane lui fournit une ample matière. Il approuva l'initiative de Montlosier, et soutint le droit du gouvernement à imposer au clergé la Déclaration de 168'2, le droit des tribunaux à juger les doctrines ultramontaines. A vrai dire, le gallicanisme des libéraux était surtout une arme de guerre contre les jésuites. Attaquer l'ultramontanisme comme illégal, soumettre l'enseignement et les principes du clergé de France au contrôle du pouvoir laïque, c'était armer ce pouvoir contre la Société qui professait l'infaillibilité pontificale et la soumission des Églises nationales à l'autorité absolue du Saint-Siège. Mais cette attitude, toute politique qu'elle fût, n'allait pas sans être parfois embarrassante. Quand les tribunaux condamnaient les Évangiles Touquet, quand la Cour de cassation assimilait les piétistes de Bischwiller, secte protestante, à une réunion non autorisée passible des rigueurs de l'article 291, ils obéissaient au même principe qui leur avait rait condamner Lamennais ; et le Constitutionnel en était fort gêné. Le Globe, au contraire, refusait, avec la hauteur qu'il affichait volontiers à l'égard des vieux libéraux, de faire fléchir les principes devant les contingences des luttes. An risque de passer pour indulgent aux jésuites, il professait la neutralité absolue du pouvoir politique en matière de religion, et il refusait de reconnaitre au gouvernement et aux tribunaux le droit de statuer sur l'ultramontanisme, qui était une opinion, comme le déisme, le protestantisme ou l'athéisme. Il protestait aussi vivement contre la condamnation de Lamennais que contre celle de Touquet : Le pouvoir spirituel que les peuples ni le Roi ne veulent plus concéder au pape, le voilà concédé à la magistrature ! Les tribunaux étant nombreux et n'étant pas nécessairement d'accord, il faudra en venir à une jurisprudence de cassation qui remplacera les conciles. Montlosier n'était aux yeux du Globe qu'un hobereau irrité de voir le clerc rebelle au donjon. Les vieux libéraux blâmaient cette attitude. Le Constitutionnel protesta contre les philosophes qui, renfermés dans le cercle de certaines théories abstraites, voulaient protéger au nom de la tolérance des étrangers qui ne toléraient personne ; il signala l'analogie des positions occupées par le Globe et par le parti religieux. Les casuistes de la congrégation politique invoquent le silence sur les disciplines de Loyola ; les casuistes de la congrégation religieuse invoquent aussi ce silence ; pour le Constitutionnel, une pareille rencontre était une présomption de complicité. A quoi le Globe répliquait : Nous avons aussi nos jésuites libéraux... mais le temps n'est plus où le Constitutionnel a pu disposer de la réputation de quiconque ne partageait pas ses haines. Plus habile, Kératry, dans le Courrier, fit remarquer que, le catholicisme étant en France religion de l'État, l'État avait le droit de savoir si ce culte privilégié était gallican ou ultramontain ; mais le Globe niait que le mot religion de l'État eût un autre sens que celui de religion de la majorité : la Charte, dit-il, ne professait, en réalité, aucune religion.

Le Globe resta à peu près isolé. La gauche de la Chambre suivit le Constitutionnel. Elle ne pouvait pas, au nom de principes abstraits, se désintéresser d'une lutte qui passionnait le pays, qui disloquait la majorité, et qui pouvait renverser le ministère ; car la querelle gallicane accroissait les défections du côté droit. En grandissant, la contre-opposition fortifiait la coalition qui s'était naturellement nouée entre elle et la gauche. Chateaubriand, aux Débats, groupait des hommes qui avaient combattu jadis sous des drapeaux divers... et qui resteraient unis pour le salut commun, et il démontrait que la république et l'empire ne lui avaient pas fait plus de mal que la monarchie ; les journaux ministériels le comparaient au connétable de Bourbon ; mais Benjamin Constant, en revanche, le comparait à Montesquieu, et Lafayette lui envoyait une branche de laurier. Tout ce qui discréditait le ministère augmentait la force de la gauche. L'opinion publique réservait à ses membres l'enthousiasme des manifestations populaires : Lafayette, revenant d'Amérique, fut accueilli en héros ; Casimir Perier fit un voyage triomphal dans l'Isère ; les funérailles du général Foy (26 novembre 1825) produisirent un élan de sympathie douloureuse qu'on n'avait pas revu depuis la mort de Mirabeau. Celles de Talma, qui refusa le concours de l'Église, furent une protestation contre le parti-prêtre.

 

VI. - LA LUTTE DU GOUVERNEMENT CONTRE L'OPPOSITION.

L'OPPOSITION parlementaire souvent victorieuse à la Chambre des pairs, grandissante à la Chambre des députés, les jugements des tribunaux, les agitations de l'esprit public, les manifestations de la rue donnèrent de l'inquiétude à Charles X. Sans retirer sa confiance à Villèle qui n'avait fait, au demeurant, qu'obéir le plus souvent aux indications royales, il écoutait volontiers les critiques formulées parfois avec animosité par les adversaires que son ministre avait à l'extrême droite, et Villèle se sentait ébranlé. Pour rétablir sa situation, le ministère présenta deux projets destinés à anéantir la presse politique, et un projet sur le jury (décembre 1826).

La presse politique appartenait presque tout entière aux deux oppositions. Le ministère ne disposait que de quatre journaux à Paris : le Moniteur, la Gazette de France, le Journal de Paris et l'Étoile (le Drapeau blanc disparut en janvier 1827) ; ils étaient sans crédit et ne vivaient que des subventions officielles. Seuls, les journaux du parti catholique, du parti libéral et de la droite dissidente avaient des lecteurs et une influence. La majorité ministérielle le constatait non sans peine ni sans inquiétude. Elle protestait souvent contre la liberté laissée à l'imprimerie qui inondait la France de productions factieuses. Bonald, dans une brochure sur La liberté de la Presse (1826) déclarait que le gouvernement avait le droit de donner des juges à nos pensées comme il donnait des juges a nos intérêt et à nos actions. Chambre vota d'abord, sur la demande du gouvernement, une augmentation du tarif des transports par la poste, sous le prétexte de couvrir les frais d'une amélioration dans le service : la taxe du transport des journaux fixée par une loi de l'an IV à quatre centimes par feuille, et deux centimes par demi-feuille, fut élevée à cinq centimes par feuille de trente décimètres carrés et au-dessous. C'était, à peu de chose près, doubler les frais de port des journaux qui, à l'ancien tarif, ne payaient, eu raison de leurs dimensions habituelles, que deux ou trois centimes. La gauche protesta contre l'effet moral de la mesure, préface, avant-coureur, auxiliaire d'une autre loi, et contre son effet matériel, qui émail, de grever les journaux d'un impôt supplémentaire que Dupont de l'Eure estimait à 600.000 francs. La droite ne cacha pas qu'elle verrait disparaître sans chagrin une foule de petits journaux, enfants éphémères de la plus dégoûtante licence, comme disait Castelbajac. La discussion sur le tarif ne fut en effet qu'une escarmouche ; la bataille fut livrée à l'occasion du projet concernant la répression des délits de la presse.

Il fut apporté à la Chambre des députés par le garde des Sceaux Peyronnet (29 décembre 1826). La presse, disait l'exposé des motifs, est arrivée au dernier terme de la licence la plus effréné ; et l'insuffisance des lois a été si grande que la justice, souvent réduite à rester muette, a été forcée, quand elle a pu rompre le silence, de prononcer des châtiments illusoires.... Il proposait les remèdes suivants : Aucun journal ou écrit périodique quelconque ne pourra être établi sans une déclaration préalable énonçant le nom des propriétaires et de l'imprimeur. Nul écrit de vingt feuilles et au-dessous ne pourra être mis en vente ou distribué que cinq jours après le dépôt fait à la direction de la librairie ; au-dessus de vingt feuilles, la durée du délai sera de dix jours. Chaque exemplaire d'un écrit non périodique de moins de cinq feuilles sera imposé d'un timbre de 1 franc pour la première feuille, et de dix centimes pour les suivantes ; pour les journaux, le droit de timbre sera élevé à dix centimes par feuille de 30 décimètres carrés ou de dimension inférieure. La contravention à toutes Ces dispositions sera punie de 3.000 francs d'amende et de la destruction de l'édition entière. Ces peines seront indépendantes de celles encourues pour les crimes ou délits que les publications pourront contenir. De ce chef, les propriétaires de journaux. dont le nom devait figurer en tête de chaque exemplaire, encourront, sans préjudice des peines corporelles, des amendes de 2.000 à 20000 francs, pour l'outrage au roi, aux princes, aux dépositaires de la force publique, etc. L'imprimeur sera, dans tous les cas, civilement responsable des amendes, des dommages et des frais.

Casimir Perier s'écria qu'autant valait déposer un projet de loi plus court : L'imprimerie est supprimée en France au profit de la Belgique. En effet, hors les discours de députés, les mandements d'archevêques et les livres de prières, déclarés exempts de timbre, le seul prélèvement du fisc tuait les écrits de. moins de 5 feuilles ; et, le dépôt — censure préventive imposée à tous les livres de 20 feuilles — exposant un volume quelconque à la saisie avant publicité, personne n'oserait désormais en risquer la publication. Les journaux jetèrent feu et flamme contre la loi de haine et de vengeance qui sort du Comité inquisitorial et de la Congrégation (Constitutionnel). On se demande si c'est à Paris ou à Constantinople qu'a été élaborée l'œuvre inepte, violente, ignoble, sans probité politique, déclara l'Aristarque. Lamennais appela le projet, un monument peut-être unique d'hypocrisie et de tyrannie.

Chateaubriand fit tirer à 300.000 exemplaires sa réponse, insérée dans les Débats, à la loi vandale. L'Académie française elle-même, puis des Académies de province s'émurent et protestèrent : les académiciens Michaud et Lacretelle y perdirent leur titre de lecteurs du Roi, et Villemain fut révoqué de sa fonction de maître des requêtes. Peyronnet se défendit dans le Moniteur : La loi présentée veut être une loi de justice et d'amour, et non un acte arbitraire et une mesure de haine.

La discussion dura du 13 février au 12 mars. La majorité vota le projet avec quelques amendements ; mais elle laissa le ministère le défendre à peu près seul. Les rares interventions que risquèrent ses orateurs ne furent pas heureuses. Salaberry, après avoir exposé que chez les Hébreux la lecture des prophéties n'était pas permise avant trente ans, proclama son horreur de l'imprimerie.

La presse est une baliste perfectionnée qui lance des torches et des flèches enflammées ; la presse est l'arme chérie du protestantisme, de l'illégitimité, de la souveraineté du peuple. Redoutons, messieurs, les fléaux de l'imprimerie, seule plaie dont Moïse oublia de frapper l'Égypte.

Les deux oppositions attaquèrent la loi avec la même violence. On entendit La Bourdonnaie déclarer : C'est la Charte, toute la Charte que la France demande. Royer-Collard, d'abord méprisant, se tourna vers les ministres : Qu'avez-vous fait jusqu'ici qui vous élève à ce point au-dessus de vos concitoyens, que vous soyez en état de leur imposer la tyrannie ?... La loi que je combats annonce la présence d'une faction dans le gouvernement aussi certainement que si cette faction se proclamait elle-même et si elle marchait devant nous, enseignes déployées. Je ne lui demanderais pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va : elle mentirait.... Puis, ironiquement, il déclare la loi insuffisante : Des bibliothèques, des livres ont passé dans les esprits. C'est delà qu'il faut les chasser. Avez-vous pour cela un projet de loi ? Tant que nous n'aurons pas oublié ce que nous savons, nous serons mal disposés à l'abrutissement et à la servitude. Une loi pareille tendait un piège aux éditeurs ; Casimir Perier demanda, au nom de la bonne foi, que le gouvernement fit une liste des livres interdits, un index, comme à Rome : Je demande si on poursuivra Voltaire et Rousseau. — Tous les mauvais livres, quels qu'ils soient, répondit le juriste Pardessus, doivent être poursuivis, Voltaire comme les autres. On nous rappelle sans cesse les arrêts qui ont chassé les jésuites ; n'y a-t-il donc que ceux-là qui soient respectables ? Regardez-vous comme non avenus les arrêts des Parlements qui ont condamné à être brûlés plusieurs ouvrages de Voltaire ?

L'opposition réunit, au scrutin sur l'ensemble, 134 voix contre 233 (12 mars). La majorité apparaissait affaiblie. La Chambre des pairs ayant nommé une commission hostile, le ministère craignit une défaite et retira le projet (17 avril). Paris illumina ; la joie fut générale et populaire ; car Paris comptait un grand nombre d'ouvriers imprimeurs que la loi, eût réduits au chômage. On cria : Vivent les Pairs, à bas les ministres, à bas les jésuites ! Il y eut quelque tumulte. Les députés, ministériels, qui se virent compromis par le vote d'une loi impopulaire, gardèrent rancune au gouvernement pour avoir manqué de courage.

La loi sur le jury n'avait pas, en apparence, de portée politique. Le ministère comptait même y gagner quelques sympathies, son projet donnant satisfaction aux critiques que soulevait la législation en vigueur sur la formation des listes de jurés ; car le code d'instruction criminelle (1808) donnait au préfet une telle autorité dans le choix des jurés que leur indépendance semblait médiocre. Le projet laissa la confection de la liste aux préfets, mais les obligea à choisir le jury parmi les électeurs. Cette restriction à l'arbitraire fut jugée insuffisante et le choix trop borné. Les Pairs ajoutèrent à la liste des électeurs une liste de capacités et votèrent la permanence obligatoire des listes. Le ministère se résigna mal à ces amendements et son intention fut peu goûtée. De plus, la loi eut une conséquence politique que le gouvernement n'avait pas voulu lui donner : la première partie de la liste du jury n'étant autre que la liste électorale, et cette liste — publiée chaque année au plus tard le 15 août et dose le 30 septembre — devenant permanente et publique, il fut difficile aux préfets d'y faire les éliminations et les additions coutumières. Ainsi, par cette loi du jury, le ministère n'acquit pas la réputation de justice dont il espérait bénéficier, et il détruisit, sans le vouloir, un des moyens de fraude qui avaient fait sa victoire électorale et qui pouvaient la lui conserver (17 avril 1827).

Charles X était impopulaire ; on l'accueillait froidement dans les rues de Paris. Il en était inquiet. Ses ministres lui proposèrent de reconquérir la sympathie des foules en passant la revue de la garde nationale. C'était la première depuis son avènement. L'épreuve, dont tous les partis attendaient le résultat avec une égale curiosité, eut lieu le 29 avril. On cria : Vive le Roi ! mais aussi Vive la liberté de la presse, à bas les ministres, à bas les jésuites ! Au retour, quelques légions manifestèrent contre Villèle et Peyronnet, sous leurs fenêtres. Le lendemain, tandis que les journaux ministériels, qui laissaient ignorer ces incidents à leurs lecteurs, célébraient la beauté de cette fête de famille, la garde nationale de Paris fut dissoute par ordonnance. Ce fut la rupture entre le Roi et la bourgeoisie parisienne. Le ministère, dupé et discrédité, retourna à la politique autoritaire.

La censure fut rétablie le 24 juin, deux jours après la clôture de la session : C'est, dit le Moniteur, la leçon d'un père qui laisse toujours percer sa sollicitude à travers sa sévérité. La présidence du Conseil de surveillance fut donnée à Bonald, qui, dans une nouvelle brochure, De l'opposition et de la liberté de la presse, formula une fois de plus son opinion sur la presse.

La censure est un établissement sanitaire fait pour préserver la société de la contagion des fausses doctrines, tout semblable à celui qui éloigne la peste.

Bonald contestait l'utilité des journaux politiques :

Dans un gouvernement où 7 à 800 propriétaires, pris dans les rangs les plus honorables de la société, viennent tous les ans, de tous les points du royaume, se réunir sous les veux de l'autorité, exposer tous les besoins, faire entendre toutes les réclamations,... quel besoin ont-ils de journaux politiques, pour voir, entendre, ou parler ?

La censure ne supprima pas les journaux, mais elle les empêcha de parler pendant quatre mois. Il fut interdit de nommer les jésuites, de faire l'éloge de la petite culture, d'avertir les électeurs de se faire inscrire, d'annoncer les changements dans l'administration de l'Opéra, de dire que les rentes étaient en mauvais état, de emparer le 3 p. 100 anglais au 3 p. 100 français ; on raya des journaux les annonces de mauvais livres ; on ne toléra plus la petite revanche que les journalistes prenaient jadis contre les censeurs, en remplaçant les passages supprimés par des ligues de points. Alors l'opposition eut recours aux brochures, et la Société des Amis de la liberté de la presse se forma. La contre-opposition y entra bruyamment, avec Chateaubriand, Salvandy, qui releva toutes les suppressions dans ses Rognures de la Censure, avec Hyde de Neuville, qui recueillit les phrases favorables à la liberté de la presse autrefois prononcées par Corbière. Villèle et Bonald lui-même. Il ne restait plus qu'à recourir aux tribunaux, ce fut l'occasion de nouveaux déboires : la Cour de Paris acquitta Senancour qui, dans un Résumé des traditions religieuses des différents peuples, avait appelé Jésus-Christ un jeune sage ; Mignet, poursuivi pour avoir raconté les funérailles de Manuel dans une brochure, fut acquitté par le tribunal correctionnel.

Villèle se rendit compte de l'inefficacité de la répression et fit à ses intimes la confidence de son inquiétude. Mais le Roi, rassuré par les acclamations qui l'accueillirent pendant un voyage dans les départements du Nord, se résolut à une mesure qu'il jugeait nécessaire contre l'opposition, la dissolution de la Chambre des députés. Six élections partielles avaient donné en 1827 d'énormes majorités à la gauche ou à la droite dissidente. Tout au plus pouvait-on espérer que la majorité se maintiendrait encore pendant une session, qui devait être la dernière de la Chambre élue en 1824 : car la loi de septennalité n'avait pas prévu que la Chambre actuelle, élue pour cinq ans, eût la faculté de prolonger son existence de deux ans, par un effet rétroactif de la loi. Villèle redoutait un débat sur cette question, et beaucoup de députés fidèles auraient craint de le soutenir jusque-là. Charles X le décida à engager la bataille tout de suite, comptant surprendre l'ennemi par la soudaineté de l'attaque : le 5 novembre, une ordonnance parut qui dissolvait la Chambre et convoquait les collèges électoraux pour le 17 et le 24 ; une seconde ordonnance retirait la censure ; une troisième nommait une promotion de 76 pairs : quatre archevêques figuraient en tête de la liste : le reste, où les députés sortants étaient en majorité, passait pour appartenir à la portion la plus militante de la Congrégation.

L'opposition ne fut pas prise de court. Depuis plusieurs mois, elle craignait une brusque dissolution et prenait ses précautions. Profitant de la publicité des listes électorales, des comités s'étaient formés pour vérifier les inscriptions. Une société libérale Aide-loi, le ciel t'aidera, formée de royalistes du centre gauche (Guizot, Odilon Barrot, Barthe), unie à une association de jeunes républicains, les Francs parleurs (Bastide, Cavaignac, Joubert, Thomas, Hippolyte Carnot), avait fait distribuer à 80.000 exemplaires le Manuel de l'électeur juré. Ce fut partout, dit Pasquier, une lutte à outrance entre les préfets et les électeurs. Unis dans la bataille contre les lois Peyronnet, les opposants de droite et de gauche n'eurent pas de peine à s'entendre pour établir des listes de coalition. Nous autres, disait Michaud, rédacteur à la Quotidienne, nous tirons par les fenêtres de la sacristie. Le Constitutionnel recommanda La Bourdonnaie, Delalot, Hyde de Neuville ; et les Débats, Laffitte, Lafayette, Casimir Perier, Benjamin Constant.

Les collèges d'arrondissement donnèrent 195 sièges à l'opposition, 83 au ministère ; ceux de département ne réparèrent pas sa défaite : l'opposition enleva encore 55 sièges sur 172. Peyronnet fut battu à Bourges, où son gendre était préfet. A Paris, où le ministère n'avait réuni que 1.100 voix sur 8000, les résultats du premier scrutin furent fêtés par des illuminations ; il y eut des troubles dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin la troupe tira sur la foule (19 et 20 novembre). La police, dirigée par deux congréganistes, Franchet, directeur de la police, et Delavan, préfet de police, passa pour avoir organisé l'émeute de manière à intimider les électeurs de département en rendant visible le péril révolutionnaire.

Villèle voulut espérer, malgré sa défaite. Ses journaux constatèrent qu'en ajoutant les royalistes ministériels à ceux de l'opposition, on avait encore une majorité royaliste. Mais l'alliance entre les opposants de droite et de gauche était plus solide que Villèle ne le pensait ; et se fût-elle rompue, ses adversaires de droite le haïssaient trop furieusement pour lui laisser le bénéfice de la rupture.

 

VII. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA CHUTE DE VILLÈLE.

VILLÈLE avait obéi, dans sa politique intérieure, aux gens de cour qu'il n'aimait pas ; à l'extérieur, il subit les conséquences de l'intervention en Espagne qui s'était faite malgré lui.

La guerre d'Espagne avait coûté cher, et avait failli amener une guerre avec l'Angleterre. Villèle, l'aventure terminée, ne se préoccupa plus que d'éviter semblable imprudence. Il pensait que la France n'est assez forte ni pour résister à l'Angleterre sur mer, ni pour lutter sur le continent avec l'alliance formidable qui y existe. Que doit-elle faire ? Défendre son honneur et sa sûreté, renoncer à la prétention d'imposer aux autres des lois que nous ne sommes pas en mesure de faire exécuter, et attendre.

Cette attitude modeste le rapprochait naturellement de l'Angleterre, adversaire de la politique d'intervention. Elle le garantissait contre son hostilité, et lui fournissait le moyeu de résister à l'Autriche et à la Russie ; l'expérience des derniers congrès avait prouvé que ces puissances, toujours prèles à la guerre, visaient moins à faire respecter dans le monde les principes de la Sainte-Alliance qu'à satisfaire leurs convoitises personnelles sous le couvert de ces principes. La Russie recherchait l'empire dans les Balkans comme l'Autriche la domination en Allemagne et en Italie ; l'Angleterre ne se montrait pas plus désintéressée dans son désir de garder l'empire de la mer et le commerce colonial mais l'antagonisme de ces ambitions concurrentes permettait à Villèle de conserver la neutralité qui convenait à ses goûts. Il n'eut donc, après la chute de Chateaubriand, aucune peine à renoncer à une politique extérieure active et brillante. C'est pourquoi on le vit successivement, de 1824 à 1827, refuser d'agir contre les colonies espagnoles d'Amérique révoltées, malgré le tsar et Metternich qui l'y poussaient, laisser l'Angleterre intervenir seule dans les affaires du Brésil et du Portugal, et s'entendre avec elle pour régler la question grecque. Eu somme, sans se prononcer ouvertement contre le système de Metternich, il en prépara la chute en favorisant le système de Canning.

Les colonies espagnoles s'étaient constituées en États indépendants. Il avait été question au congrès de Vérone d'aider le roi d'Espagne, leur souverain légitime, à les soumettre, comme on l'aidait à soumettre les libéraux de la Péninsule ; c'était le désir du tsar et de Chateaubriand qui rêvait de conquérir l'Amérique à main armée ; l'opposition de l'Angleterre avait coupé court à ces projets. Une intervention européenne eût risqué de compromettre sans retour les intérêts commerciaux des Anglais dans les nouvelles Républiques. Mais l'affaire américaine, après 18'2t. se compliqua par l'entrée en scène des États-Unis ; ils avaient menacé (le soutenir les insurgés si une puissance européenne les attaquait, et la doctrine, très populaire chez les Américains du Nord, de l'indépendance du nouveau Monde vis-à-vis de l'ancien, avait trouvé son expression définitive et retentissante dans la déclaration faite au Congrès le 2 décembre par le président Monroe : L'Amérique doit être à l'avenir affranchie de toute tentative de colonisation et d'occupation étrangère. L'Amérique aux Américains ! Presque au même moment (26 décembre), Ferdinand VII demandait qu'une nouvelle conférence fût réunie pour délibérer sur la révolte de ses sujets d'outre-mer Canning ne voulait ni soutenir la prétention des États-Unis qui, poussée à l'extrême, allait jusqu'à contester à l'Angleterre son établissement du Canada, et qui, appliquée aux républiques nouvelles, les mettait sous leur tutelle politique et commerciale, ni combattre ouvertement une intervention opportune qui mettait les colonies révoltées à l'abri d'une expédition européenne. Il se rapprocha de Villèle qui était tout disposé à l'écouter, et celui-ci se hâta quelques jours après la révocation de Chateaubriand d'annoncer à Metternich (18 juin 1824) qu'il n'accorderait pas son appui à une action des puissances contre les colonies espagnoles. La Sainte-Alliance et ses congrès étaient battus ; six mois plus tard (janvier 1825), Canning reconnut officiellement les républiques : J'ai dans ces dernières années, déclare-t-il fièrement à la Chambre des communes en décembre 1826, appelé un nouveau monde à l'existence, et, la balance se trouvant ainsi réglée, j'ai laissé à la France les résultats de son invasion.

C'était encore un des résultats fâcheux de cette invasion que d'avoir prêté un appui moral apparent aux absolutistes portugais. Depuis que le Brésil s'était séparé de sa métropole (octobre 1823), le roi de Portugal. Jean VI, avait dû, pour n'être pas chassé de son royaume, se mettre à la tête d'un mouvement absolutiste provoqué par son fils don Miguel, abolir la constitution de 1821 et renvoyer lés Cortés. La colère populaire imputait aux libéraux la perte du Brésil ; tous les Portugais s'unissaient dans un commun désir de revanche sur la colonie rebelle. Ce conflit mettait l'Angleterre dans un grand embarras. Elle ne voulait ni perdre l'influence qu'elle exerçait depuis près d'un siècle sur le gouvernement de Lisbonne, ni contrecarrer les Brésiliens au moment où elle favorisait les colonies espagnoles. Pour ne mécontenter personne, Canning se bornait à des déclarations vagues, assurant à l'envoyé brésilien qu'il professait un égal intérêt pour la prospérité des deux royaumes, et tâchant de convaincre le Portugal que mieux valait renoncer au Brésil. Mais l'ambassadeur français. Hyde de Neuville, disciple et ami de Chateaubriand, belliqueux comme lui, offrit à Jean VI les troupes françaises qui avaient terminé leur campagne espagnole : leur présence à Lisbonne eût permis au roi d'envoyer son armée au Brésil. Chateaubriand félicita son agent de montrer tant d'initiative (24 mai 1824). Mais Canning, qui venait de conseiller à Jean VI de demander le concours d'une armée anglaise, laissa voir une telle irritation qu'une rupture avec la France faillit, en résulter. Les engagements pris par Hyde étaient si formels que le renvoi même de Chateaubriand ne permit pas à Villèle de les désavouer tout de suite. C'est au bout de six mois seulement que Hyde l'ut rappelé (décembre 1824). Canning, les mains libres, obtint, de Jean VI la reconnaissance de l'indépendance du Brésil (13 mai 1825). En mars 1826, la mort de Jean VI remit tout en question. Dom Pedro, fils aîné de Jean VI, qui régnait au Brésil, était le légitime Lévi lier du trône de Portugal : s'il faisait valoir ses droits, les deux États se trouveraient de nouveau réunis et la guerre recommencerait. Les agents anglais négocièrent à Rio de Janeiro et à Lisbonne un arrangement : Dom Pedro renoncerait au Portugal en faveur de sa fille aînée Maria, qui, plus tard, épouserait son oncle don Miguel ; Maria n'ayant que sept ans, on prévoyait dans ce contrat qu'elle se marierait à quinze. Don Miguel jugea qu'une attente de huit années était longue, et sollicita l'appui de Ferdinand VII d'Espagne. Le nouvel ambassadeur français, Moustiers, ami politique d'Hyde de Neuville et désireux de venger son échec, encouragea ardemment les visées de Miguel. Canning vint à Paris, y resta un mois (18 sept.-20 oct.), et obtint que Villèle désavouât Moustiers, le rappelât et laissât les Anglais débarquer 10.000 hommes à Lisbonne (décembre 1820).

La politique de Villèle fut considérée par la droite dissidente comme une trahison : il se faisait ouvertement le soutien des libéraux, des rebelles et des Anglais. On s'indigna plus encore lorsqu'il alla jusqu'à sacrifier par pusillanimité une partie du sol national. Du moins ce fut le sens que les amis de Chateaubriand donnèrent à l'ordonnance qui émancipa Saint-Domingue (17 avril 1825). Cette ancienne colonie française avait rompu depuis 1803 tout lien avec la métropole ; la Restauration, en 1814, avait vainement tenté de lui faire accepter un simple droit de suzeraineté. Villèle négocia une transaction honorable. En échange d'une réduction de moitié des droits de douanes en faveur des marchandises françaises, et du versement de 150 millions destinés à indemniser les anciens colons dépossédés, le roi concédait aux habitants l'indépendance pleine et entière de leur gouvernement. L'opposition de droite contesta violemment à Villèle le droit d'aliéner une part du domaine de la couronne, s'indigna de voir le roi reconnaître une république fondée sur la rébellion, et sacrifier pour une somme de 150 millions, jugée insuffisante et dont le recouvrement était incertain (en fait, elle ne fut jamais intégralement payée), les droits imprescriptibles des colons propriétaires. C'était renier, dit le député Kergorlay, les deux principes fondamentaux de la société française, le principe de la souveraineté légitime et celui de la propriété. — C'est admettre, disait un autre, que l'on peut conquérir la liberté par le crime.

Du moins, si la politique du cabinet en Amérique, en Portugal, à Saint-Domingue, excitait la colère des royalistes, les libéraux y applaudissaient. Mais son attitude dans la question d'Orient mécontenta également les uns et les autres.

Les massacres de Chio (avril 1822) renouvelèrent l'émotion des premiers épisodes de l'insurrection grecque et l'indignation causée par l'abandon de la Grèce en 1821. Après le sac de la Thessalie, de la Béotie, de l'Attique, elle sembla perdue. Mais l'héroïque résistance de Kolokotronis en Morée usa l'armée ottomane qui laissa les Grecs reprendre Nauplie, Corinthe et Athènes (janvier 1823). Malheureusement ces succès furent suivis d'une guerre civile entre les chefs de partis rivaux depuis le commencement de la guerre (1823-1825), et la ruine de la Grèce eût été certaine si le gouvernement turc eût alors possédé l'argent et l'armée nécessaires pour continuer la lutte : comme il ne trouva pas 10.000 hommes à opposer aux trois centres insurgés (Grèce orientale, Grèce occidentale et Morée), comme sa flotte ne pouvait résister aux corsaires grecs. il demanda du secours à son vassal le pacha d'Égypte, Mehemet-Ali, qui disposait d'une bonne marine et d'une armée de terre organisée à l'européenne. Mehemet exigea d'abord que son fils Ibrahim, qui commandait l'armée de terre, fût nommé pacha de la Morée ; puis il y envoya (juillet 1824) 16.700 hommes portés par 400 navires, escortés par 57 vaisseaux de guerre. Après six mois de croisière dans l'archipel, Ibrahim débarqua à Modon (mars) et s'installa à Navarin dont il fit sa base d'opérations (mai 1825). Quelques semailles après, maitre de Tripolitza, il menaçait Nauplie, siège du gouvernement grec, tandis que le général turc Rechid assiégeait Missolonghi : la Grèce semblait de nouveau condamnée à succomber.

Il ne lui était venu jusque-là d'Europe que des sympathies. En France, une Société philanthropique pour l'assistance des Grecs réunissait dans son comité Chateaubriand, Lafayette, Laffitte et Benjamin Constant ; les souscriptions qu'elle organisa montrèrent la profondeur et l'étendue des sympathies philhellènes. Les journaux protestèrent contre l'appui fourni par les instructeurs français au vice-roi d'Égypte ; Chateaubriand, dans sa Note sur la Grèce que la Gazette dénonça comme un manifeste en faveur de toutes les rébellions, demanda que la France reconnût l'indépendance des Grecs, comme l'Angleterre avait fait pour les colonies espagnoles. Le comité de Paris, associé à celui que le banquier Eynard fonda à Genève avec le patriote grec Capo d'Istria, devint le centre des associations philhellènes allemandes et suisses, formées à Stuttgart, à Munich, à Zurich, à Berne. Il eut assez d'argent pour envoyer un convoi d'approvisionnements et de volontaires en Grèce. Déjà deux officiers français, le colonel Fabvier et le général Boche, avaient prêté aux insurgés leur appui moral et leur concours personnel. Lord Byron était allé mourir à Missolonghi (19 avril 1820). La cause grecque provoquait de jour en jour plus d'enthousiasme.

Les gouvernements du continent y répondirent mal. Villèle voulait dans l'affaire grecque, comme dans les autres, ne rien risquer, rester effacé. Le tsar Alexandre, intimidé par Metternich, n'osait prendre parti ni pour les Grecs ni pour le sultan : il proposa une conférence. Canning lui ayant demandé quelle organisation conviendrait à la Grèce libérée, il proposa sa division en trois principautés vassales de la Porte. Les Grecs protestèrent. Canning aperçut alors le parti que l'Angleterre pouvait tirer de tant d'hésitations ; comme elle l'avait fait en Amérique, elle aurait le mérite d'appeler une nouvelle nation à l'existence. Une menace de la flotte anglaise empêcha Ibrahim d'attaquer Nauplie et l'obligea de se retirer à Tripolitza. Les Grecs mirent tout leur espoir dans les Anglais ; leur gouvernement demanda sa protection officielle à la cour de Londres. Canning, qui désirait ne pas rompre avec la Turquie, ne répondit pas : son intention était de préparer une médiation anglaise entre Grecs et Turcs qui eût éloigné des Balkans les ambitions russes. Mais Alexandre mourut, et la politique russe changea aussitôt d'allure. Nicolas Ier déclara immédiatement et sans détour sa volonté de faire la guerre aux Turcs ; l'empire ottoman était, à ses yeux, un héritage à partager ; il somma la Porte de proclamer dans les six semaines l'indépendance des provinces roumaines et de la Serbie (24 mars 1826). Canning, déconcerté, empêché de régler seul, comme il l'espérait, la question grecque, dut s'entendre avec Nicolas (protocole du 4 avril 1826) pour une médiation commune. La France fut tenue à l'écart des négociations. Faisant allusion à la Grèce, à propos de la discussion du budget, le ministre des Affaires étrangères, baron de Damas, déclara :

On nous a accusés d'avoir manqué d'humanité, et cependant, depuis le commencement des troubles dans le Levant, les vaisseaux du Roi n'ont pas cessé de secourir les infortunes de tous les genres. Nous ne pouvons donc comprendre le reproche d'inhumanité que sous un point de vue général : dés lors, ce n'est pas l'intérêt de telle ou telle localité que lys gouvernements doivent considérer, mais bien l'intérêt commun de tous les peuples.

L'opposition releva vivement le mot de localité appliqué à la Grèce, et protesta contre l'indifférence des gouvernements : Les cabinets sont pour les Turcs et l'islamisme, les nations pour le christianisme et pour la Grèce, dit Alexis de Noailles. Les cabinets, inexorables contre la traite qui se fait à 3.000 lieues de nous, autorisent la vente des esclaves pris au milieu des Grecs. Il proposa le vote d'un crédit pour le rachat des captifs. Villèle s'y opposa, ne voulant pas mettre en opposition la politique des peuples avec la politique des cabinets.

Le gouvernement français ne sortit de son inaction qu'à la prière de Canning qui, ayant besoin de la France pour refréner l'ambition de Nicolas, sollicita, après l'avoir écartée, son adhésion au protocole du 4 avril. Il obtint, pendant son séjour à Paris, avec l'adhésion de la France, l'assurance que Villèle ne désirait pas plus que lui faire la guerre aux Turcs. Canning pensait avoir ainsi calmé l'enthousiasme belliqueux du tsar ; il comptait s'en servir comme d'une menace propre à intimider le sultan et à l'obliger d'accepter la médiation des trois puissances. Mais le sultan, enhardi par la prise de Missolonghi (avril 1826) et d'Athènes (juin 1827), se déroba. Alors l'entente des trois puissances se transforma en une alliance (traité de Londres, 6 juillet 1827), où elles affirmèrent leur intention d'imposer leur médiation. C'était, au cas probable d'un nouveau refus du sultan, la guerre inévitable. Canning espérait encore maintenir la paix, quand il mourut (8 août 1827). Ses successeurs comptaient, comme lui-même, empêcher l'intervention armée de la Russie ; mais les événements déjouèrent les calculs des gouvernements : deux mois après la mort de Canning, les flottes réunies des trois puissances détruisirent la flotte ottomane dans la rade de Navarin (20 octobre).

La bataille de Navarin était le résultat d'un accident. Aucun des trois amiraux russe, anglais, français (Heyden, Codrington, de Rigny) n'avait l'ordre d'engager le combat contre l'escadre turco-égyptienne. Codrington s'employait au contraire, conformément aux ordres de son gouvernement, à négocier un armistice avec Ibrahim ; mais Rigny, ancien serviteur de Napoléon, qui commandait depuis 1822 la station du Levant, n'avait vu dans le traité de Londres que l'occasion d'une action glorieuse pour la marine française. Profitant de l'imprudence d'Ibrahim qui, pendant les négociations, ne craignit pas, en manière de défi, d'envoyer des troupes dévaster la Morée, Rigny fit décider que les trois escadres se présenteraient le 20 octobre à l'entrée de la rade de Navarin pour sommer la flotte ottomane de se disloquer immédiatement. Sa frégate amirale, la Sirène, fut accueillie la première par un coup de canon turc. La bataille aussitôt engagée fut terminée en deux heures. Ibrahim, sa flotte détruite, promit de ne plus servir contre la Grèce. Ainsi commença cette guerre si longtemps et si savamment différée. L'Angleterre, qui ne voulait pas rompre avec la Porte, n'y joua aucun rôle ; les Russes envahirent la Roumanie, prirent Varna et s'arrêtèrent devant le camp turc de Choumla qui gardait les défilés des Balkans ; 15.000 Français, sous les ordres du général Maison, occupèrent la Morée.

Le gouvernement français, entraîné par l'Angleterre à intervenir en Grèce pour maintenir la paix et contenir la Russie, se trouva donc amené à faire la guerre et à soutenir les ambitions russes. C'est pourquoi Navarin fut un deuil pour l'Autriche, une déception pour les Anglais : Wellington l'appela un accident déplorable, Metternich une épouvantable catastrophe. C'est aussi pourquoi l'enthousiasme qui, en France, accueillit la nouvelle ne profita pas au ministère : la bataille était due à un heureux hasard que Villèle avait tout fait pour éviter ; le mérite en revenait à la politique des peuples, et non à celle du cabinet. C'est enfin pourquoi Navarin — victoire nationale — contribua à la défaite de Villèle qui l'avait pourtant préparée.

Villèle n'avait pas eu de politique extérieure personnelle. Son attitude indécise, effacée, timide, toute subordonnée au désir de ne pas mécontenter l'Angleterre, lui valait l'hostilité de tous les partis. Les griefs de la contre-opposition de droite étaient partagés même par la majorité. On jugeait dans tous les partis que Villèle, comme disait Chateaubriand, attachait la France en bas. Le moment était mal choisi. Jamais peut-être l'épopée républicaine et impériale n'était apparue plus belle, ni la honte de 1815 plus haïssable. Thiers achevait l'histoire de la Révolution, Norvins celle de l'Empire, et le somptueux lyrisme d'Hugo en orchestrait la gloire. La nation vivait fortement et hors d'une réalité qui ne correspondait pas à l'état de son âme. Le mot de Chateaubriand est vrai : On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires.

Villèle ne comprit rien à ce tumulte. Il n'aimait que l'administration et les finances. Il leur donnait le meilleur de son temps, et il y rendait des services. Les habitudes nouvelles qu'il introduisit dans l'usage, dans le maniement des deniers publics sont encore suivies : telles l'ordonnance du 14 septembre 1822, qui définit l'exercice, fixa les termes de l'ordonnancement et du payement des dépenses, et interdit tout payement qui ne serait pas justifié par des pièces régulières ; celle du 9 juillet 1826, qui régla le contrôle de la Cour des comptes ; celle du 19 novembre 1826 sur la comptabilité, complétée par l'instruction générale du 15 décembre, qui établit des règles définitives et uniformes pour tous les comptables de l'État ; celle du 1er septembre 1827, qui décida qu'à partir de 1829, le projet du budget général de l'État présenterait les dépenses prévues non seulement par ministère, mais par sections spéciales ; que les dépenses de chaque subdivision de section seraient seules variables ; que les crédits supplémentaires rendus nécessaires par des dépenses urgentes et imprévues pendant les vacances des Chambres, ne pourraient être désormais engagés sans une ordonnance royale qui devait être dans la plus prochaine session convertie en loi. Villèle pensait que la prospérité financière et la prospérité matérielle lui ramèneraient les sympathies que la politique lui aliénait ; cette dernière ressource lui manqua : un accident discrédita jusqu'à sa politique économique et sa capacité financière.

La guerre d'Espagne, le milliard des émigrés avaient alourdi son budget. Une crise commerciale[5], d'origine anglaise, qui eut son contre-coup en France, en détruisit l'équilibre. En 1827, les produits des impôts furent inférieurs aux évaluations. Le prestige de Villèle fut atteint : l'opposition affecta de voir dans la crise le résultat de la méfiance et de l'inquiétude causées par la politique ministérielle ; ce fut un argument de plus contre le gouvernement.

Aussi les élections ne firent-elles que traduire l'impression qui, des deux oppositions, s'était répandue jusque dans la majorité. Villèle succombait sous le discrédit d'une politique dont il avait eu la responsabilité plutôt que la direction. Ses efforts pour garder le pouvoir furent vains : il essaya de négocier avec la contre-opposition ; il offrit même, s'il faut en croire Pasquier, des portefeuilles au centre gauche. à la gauche[6]. Tous les partis le repoussèrent. Il se résigna de mauvaise grâce à disparaître (3 janvier 1828).

 

 

 



[1] La caisse d'amortissement avait été créé, par la loi de finances du 26 avril 1816 ; qui avait décidé en outre que les rentes acquises par la Caisse au moyen de sa dotation et des arrérages accumulés ne pourraient être ni vendues, ni mises en circulation. Une loi fixerait les époques et la quotité des annulations. La loi du 25 mars 1817, Art. 189 attribua à la caisse une dotation annuelle de 40 millions. La caisse avait, au 1er mai 1825, racheté pour 37 millions de rente 5 p. 100. Villèle proposait que pendant cinq ans, c'est-à-dire, jusqu'à 1830, les rentes à acquérir par la caisse fussent rayées du Grand Livre au fur et à mesure de leur achat.

[2] L'évaluation de Villèle resta au-dessous de la réalité. En juin 1830, les rachats opérés depuis 1825 s'élevèrent à 16 millions de rentes. Une ordonnance intervint alors (9 juin), qui rendit à la Caisse d'amortissement la jouissance des rentes quelle rachèterait à partir du 22 juin 1830.

[3] Il y avait 197 millions de rentes 5 p. 100 ; mais la caisse d'amortissement en possédait environ 40.

[4] Les dernières phrases de Bonald produisirent un tel effet de scandale qu'il les supprima du Moniteur où son discours fut publié le 15 février.

[5] Voir Livre III, chapitre premier, § IV.

[6] Il est difficile d'ajouter foi aux Révélations sur la fin du ministère de M. le comte de Villèle, ou Détails d'une négociation pour former au nom du Roi un ministère constitutionnel, ouvrage publié en 1829 par J.-B. Flandin, commissaire des guerres, qui y relate longuement ses entretiens avec Villèle, Laffitte. C. Perier, Royer-Collard, etc. Mais l'intention d'un rapprochement avec la gauche ne parait pas avoir été douteux chez Villèle à la fin de 1827.