HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1816-1828).

CHAPIIRE II. — LE GOUVERNEMENT DE LA DROITE JUSQU'AUX ÉLECTIONS DE JUIN 1824.

 

 

I. — LA RÉACTION SOUS LE MINISTÈRE RICHELIEU (1820-1822).

LE Ministère Decazes ne succomba pas tout entier avec son chef. Richelieu prit la présidence du Conseil sans portefeuille, donna l'Intérieur à un conseiller d'État, Siméon, et conserva les autres ministres. Un assez grand nombre de préfets furent déplacés. Richelieu revint à la politique qu'il avait défendue en 1818 et qui lui avait alors coûté le pouvoir : gouverner avec des hommes du centre, en étant soutenu par une majorité de droite. Nous entreprenons, écrivit de Serre à Barante, une tâche difficile, et dont, sans doute, vous jugerez le succès improbable ; nous voulons gouverner raisonnablement en nous appuyant sur la droite. Le comte d'Artois promit son appui. Le ministère vécut un an, puis Richelieu fut contraint d'y faire entrer les chefs de la droite, et finalement de leur laisser le gouvernement (1822). Ce fut une période de transition vers le côté droit.

Decazes disparu, Louis XVIII cessa de résister à une politique qu'il avait jusque-là personnellement combattue ; il laissa son frère, dont il n'aimait ni la personne ni les idées, prendre une influence dominante sur la direction des affaires. On attribua cette nouvelle attitude du Roi, qui parut surprenante, au mauvais état de sa santé, qui accroissait sa répugnance naturelle pour les soucis, et à l'influence d'une femme placée auprès de lui pour prendre dans son cœur la place que le départ de Decazes laissait inoccupée : Mme du Cayla, que Sainte-Beuve appelle l'Esther et la Maintenon du parti dévot, se serait chargée d'abolir ce qu'il restait de volonté dans cet infirme. Il garda pourtant l'apparence du pouvoir, car sa dignité était toujours attentive à se défendre contre le moindre manquement ; le Bulletin officiel de la cour continua de publier chaque jour cette phrase : Sa Majesté a travaillé depuis midi jusqu'à une heure et demie avec le président du Conseil. En réalité, le règne du comte d'Artois commençait et, avec lui, le règne de la Congrégation.

Ce nom désignait, dans la polémique courante, le groupe des hommes de droite qui soutenaient les revendications du clergé. Mais il appartenait réellement à une association pieuse, moitié laïque, moitié ecclésiastique, installée rue du Bac, dans la maison des Missions Étrangères, et dirigée par un abbé, Legris-Duval, et par un jésuite. le P. Ronsin. Elle eut des succursales dans presque toutes les villes de province visitées par les missionnaires. Lyon fut un des centres importants de sa propagande. Son but était de combattre l'impiété. Elle créa des sociétés annexes pour étendre son action : la Société des bonnes œuvres, qui s'occupait de charité, la Maison de refuge des jeunes condamnés, la Société des bonnes études, conférence littéraire destinée à agir sur les étudiants, la Société de Saint-Joseph, qui s'adressait aux ouvriers, la Société catholique des bons livres et la Bibliothèque catholique, qui se proposaient de lutter contre la diffusion des œuvres de Voltaire et de Rousseau. Elle tenta de gagner l'armée : il y eut en 1821 une Congrégation de Notre-Dame des Victoires, elle fut dissoute : le duc d'Angoulême lui était hostile et n'aimait pas les officiers congréganistes. La Congrégation, qui comptait en 1820 12 évêques, y compris le nonce, qui en reçut 22 de 1821 à 1823, recueillit l'adhésion d'un grand nombre d'hommes politiques à Paris et de hauts fonctionnaires en province. Aussi, à mesure que la droite la peupla davantage, attribua-t-on à la Congrégation un pouvoir mystérieux, mais considérable, sur le gouvernement. Les agents du pouvoir étant recrutés de préférence parmi les hommes de la droite, la Congrégation passa pour imposer ces choix, et le gouvernement parut être à sa discrétion ; et, comme elle eut le même programme que les politiciens catholiques, ses adversaires affectèrent de les confondre en les combattant. Mais il n'est pas possible de mesurer avec précision l'influence réelle dont la Congrégation disposa.

Dans les Chambres il n'y eut plus que deux partis. La droite constitutionnelle s'unit presque toute à l'extrême droite ; les doctrinaires se rallièrent à l'opposition de gauche. La rupture de ces royalistes sincères avec le ministère fut retentissante, émouvante aussi. Elle brisa la vieille amitié qui les unissait à de Serre, le Garde des sceaux, dont l'éloquence élevée, généreuse, s'inspirait de leur esprit et de leur programme ; elle provoqua des représailles de la part du gouvernement : Royer-Collard, Camille Jordan, Barante et Guizot furent destitués de leurs fonctions de conseillers d'État (16 juillet). La nouvelle majorité, nombreuse à la Chambre des pairs (une cinquantaine de voix), fut quelque temps faible (une vingtaine de voix) et, précaire à la Chambre des députés ; elle s'accrut et se consolida à mesure qu'avança l'œuvre de réaction. Dans le pays, l'opposition de gauche, dont Decazes avait un moment rallié les groupes les plus modérés, gros commerçants, grands industriels, capitalistes, se reforma, aussi compacte qu'elle l'était en 1816 contre la Chambre introuvable.

Sitôt formé, le gouvernement courut au plus pressé : la censure fut rétablie, la liberté individuelle suspendue jusqu'à la fin de la session de 1821. Tout individu, dit l'article 1er de la loi du 26 mars 1820, prévenu de complots ou de machinations contre la personne du Roi, la sûreté de l'État et les personnes de la famille royale, pourra, sans qu'il y soit nécessité de le traduire devant les tribunaux, être arrêté et détenu en vertu d'un ordre délibéré en Conseil des ministres.... Pasquier apporta à la Chambre des pairs un projet de loi sur la presse : Je ne crains pas de l'avancer, déclara-t-il, il n'est point de système politique assez robuste pour supporter la liberté de la presse telle qu'elle existe parmi nous. Les ultras, qui s'étaient déclarés hostiles à la censure quand Decazes en avait proposé le rétablissement, applaudirent Pasquier quand il déclara sans ambages : La censure, entre les mains du gouvernement, peut devenir l'arme d'un parti : oui, sans doute ; mais du moins ce parti sera celui de la Monarchie, de la France, de la Maison de Bourbon, de la liberté, et il faut bien que ce parti triomphe. Il fut décidé (aux Pairs, le 28 février, à la Chambre, le 30 mars) qu'aucune publication périodique ne pourrait paraître sans l'autorisation royale ; que les articles des journaux politiques seraient soumis en manuscrit à l'examen d'une commission de censure ; que le gouvernement pourrait, en cas de poursuite judiciaire pour infraction à ces dispositions, suspendre immédiatement le journal, prolonger la suspension six mois après le jugement, et, en cas de récidive, le supprimer. Les peines encourues étaient de 1 à 2 mois de prison, de 200 à 1.200 francs d'amende. Ces mesures, dont l'application ne devait pas durer au delà de la session de 1820, c'est-à-dire du mois de juillet 1821, furent ensuite prorogées de trois mois par une loi nouvelle (votée en juin 1821) et déclarées alors applicables même aux journaux littéraires. Elles préludèrent à la destruction totale de la législation politique du parti constitutionnel, c'est-à-dire de la loi électorale et de la loi sur la presse. Comme la censure permettait d'ajourner les mesures définitives à prendre contre la presse, le régime électoral fut modifié le premier.

Une majorité décisive de 95 voix vota la nouvelle loi électorale. Ce fut une grande défaite pour la gauche, elle ne doutait pas que la loi de 1817 ne lui eût à la longue donné le pouvoir. Sa vive opposition réussit pourtant à atténuer le projet ministériel. Celui-ci créait l'élection à cieux degrés : chaque collège d'arrondissement dresserait une liste de candidats en nombre égal à la totalité des députés à élire dans le département ; le collège de département, composé du cinquième le plus imposé des électeurs, aurait choisi les députés sur la liste totale formée par la somme des listes de chacun des collèges d'arrondissement. C'était confier le recrutement de la Chambre aux grands propriétaires. Une partie de la gauche appuya et fit voter un amendement, émané du centre droit, qui conserva aux collèges d'arrondissement l'élection directe des anciens députés. et réserva 172 sièges nouveaux aux collèges de département composés du quart des électeurs choisi parmi les plus imposés. Ce système n'interdisait pas aux électeurs du collège de département de figurer dans les collèges d'arrondissement ; on l'interpréta en leur conférant le droit de voter dans l'un et l'autre collèges. Ce fut la loi du double vote.

Les élections de 1820 justifièrent l'espoir que la droite avait mis dans l'abolition de la loi de 1817. Les nouveaux collèges de département eurent à nommer leurs 172 députés ; les anciens collèges eurent à renouveler le cinquième sortant de l'ancienne Chambre, soit 52 membres. La lutte fut âpre. La censure[1], confiée à Paris à une commission présidée par l'abbé d'Andrezel, inspecteur général de l'Université, en province, à des censeurs choisis par les préfets et dirigés par un conseil de surveillance placé auprès du ministre de la Justice, releva des imprudences et des violences de langage chez les ultras exaltés de la Quotidienne et du Drapeau blanc ; mais ce fut moins dans l'intention de leur nuire que de garder un air d'impartialité : les censeurs prétendaient s'inspirer avant tout, du souci de calmer les passions. Contre les journaux libéraux, attentive à découvrir jusque dans les annonces les manifestations les plus timides du mauvais esprit, à diriger les lecteurs vers de bons choix, la censure engagea une lutte où la victoire lui était d'avance assurée. Toute désobéissance à un de ses ordres fut l'occasion d'une poursuite, suivie d'une suspension temporaire. Les journaux libéraux comme la Bibliothèque historique, la Minerve, le Censeur, la Renommée, disparurent volontairement ou après un procès. La censure causa indirectement la disparition d'un journal royaliste, le Conservateur : Chateaubriand ayant déclaré qu'il ne lui soumettrait pas ses articles, les rédacteurs se divisèrent, et quelques-uns fondèrent le Défenseur, qui célébra le nouveau régime. Le Constitutionnel et le Courrier survécurent, se contentant de s'amuser à des chicanes, ils laissaient en blanc les lignes supprimées, invitant ainsi malicieusement, disait le conseil de surveillance, l'imagination des lecteurs à suppléer par des inductions fâcheuses à des passages explicites qui le seraient moins, ou bien changeant, soulignant les caractères imprimés d'un mot ou d'une phrase, de manière à leur donner une valeur et un sens que la censure n'avait pas aperçus. Il fallut interdire ces pratiques. Une seule phrase répréhensible entraîna la suppression de tout l'article. On n'accorda le permis définitif que sur le vu d'une épreuve entièrement imprimée des articles déjà lus en manuscrit. Il fut interdit de reproduire en province les articles des journaux de Paris sans une nouvelle autorisation de la censure locale. De même, la censure parisienne ne toléra pas l'insertion des articles de province. Après trois mois, l'insignifiance des journaux qui survécurent devint telle qu'il n'y eut plus rien à censurer. Les libéraux publièrent des brochures contenant les rognures, c'est-à-dire les phrases et les articles supprimés par les censeurs, ou bien des brochures destinées à remplacer sous des titres nouveaux les journaux disparus Mais les tribunaux condamnèrent les auteurs si rudement à la prison et à l'amende qu'il fallut renoncer à ce subterfuge.

Le gouvernement, seul maître des journaux, devint facilement le maître de la majorité des électeurs. D'abord, il en diminua le nombre ; un dégrèvement de l'impôt foncier supprima 14.500 électeurs sur 110.000. Puis il sut intimider les opposants. La naissance (20 septembre 1820) d'un fils posthume du duc de Berry, l'enfant du miracle, qui sembla assurer la perpétuité de la dynastie, fut exploitée sans mesure. D'innombrables adresses de félicitations, des fêtes populaires, des distributions de croix de Saint-Louis agirent sur l'opinion des indécis : La Providence a fait son devoir, disait un mandement de l'archevêque de Paris ; c'est maintenant à nous de faire le nôtre. La presse royaliste célébra ce prodige : Rassurez-vous, races futures ; votre bonheur est assuré. Charles Nodier écrivit dans la Quotidienne : Le premier sourire qui effleurera ses lèvres, au jour du baptême, annoncera une rédemption immense. Le Roi adressa une proclamation aux électeurs ; chacun d'eux en reçut directement un exemplaire :

Je veux que vous entendiez ma voix... Écartez des nobles fonctions de député les fauteurs de troubles, les artisans de discordes, les propagateurs d'injustes défiances contre mon gouvernement, ma famille et moi.... La France, au milieu des agitations qui l'environnent, doit rester calme et confiante. Unie avec son Roi, ses prospérités sont au-dessus de toute atteinte. L'esprit de faction pourrait seul les compromettre ; s'il ose se produire, il sera réprimé.

Les élections furent favorables au centre et à la droite extrême : 75 membres de la Chambre introuvable furent réélus ; et seulement 35 libéraux. Sur les 450 députés de la nouvelle Chambre, la gauche n'eut plus que 80 voix. On sait maintenant ce que veut la France, écrivit un journal royaliste, le Défenseur : elle veut qu'il n'y ait plus dans la Chambre que cieux partis, et qu'on ne s'obstine plus à chercher un milieu entre la religion et l'athéisme, entre l'ordre et la licence, entre la fidélité et la trahison.

La victoire de la droite obligea Richelieu à lui faire une place dans le gouvernement. La majorité exprima dans l'adresse au Roi le désir de voir fortifier l'autorité de la religion sur l'esprit des peuples, épurer les mœurs par un système d'éducation chrétienne et monarchique. Deux jours après (21 décembre), trois de ses chefs, Villèle, Corbière et Lainé entrèrent dans le cabinet comme ministres sans portefeuille ; Chateaubriand, qui demandait à jouer un rôle, eut l'ambassade de Berlin ; d'autres ultras, de moindre importance, reçurent des Directions générales. Villèle, député de la Haute-Garonne, était connu par l'opposition qu'il avait faite à la Charte avant sa promulgation et par l'autorité que depuis 1815 il avait exercée sur le parti ultra-royaliste. Habile à discipliner son opposition, à éviter de se compromettre dans les violences de tribune et de presse, il avait donné la mesure de sa valeur de tacticien, lorsque à la fin de 1819 il avait décidé la droite à accorder à Decazes, qu'abandonnaient les libéraux, les six douzièmes provisoires qu'il demandait ; Decazes, désormais à la merci de la droite, avait dû s'engager à modifier la loi électorale. Villèle passait pour appliqué au travail ; il avait moins de goût pour les discussions d'idées que pour les discussions d'affaires, on il montrait de la clarté, du jugeaient et de la compétence. Corbière, son ami, reçut, avec l'entrée au Conseil, la présidence du Conseil royal[2] de l'Instruction publique, enlevée à Royer-Collard : un petit ministère. C'était un avocat breton, adroit, vif et vulgaire : il partageait avec Villèle les sympathies de la droite, et il avait sur elle une égale autorité. Ces deux défenseurs de la noblesse et du clergé n'étaient ni dévots ni hommes de cour : ce qui sans doute leur permit de mettre au service de leur parti une liberté d'esprit et un sens critique d'autant plus utiles qu'ils y étaient rares.

La droite, rassurée par son succès aux élections, mena la réaction au pas de course. La religion défaillante fut son premier souci. Elle y voyait la base solide et unique de toute l'œuvre de la restauration politique

Il peut exister, déclara Bonald, sans motifs religieux des vertus privées ou des habitudes qui ressemblent à des vertus. Mais il ne saurait y avoir, sans motifs religieux, des vertus publiques. La religion est comme la salubrité du climat, qui n'empêche pas les maladies particulières, mais qui prévient les maladies endémiques, et... considérée dans la société, elle en est la raison dans les dogmes, la morale dans les préceptes, la politique dans ses conseils.

Les attaques contre l'Université, vigoureusement menées par les évêques, par Lamennais, par Chateaubriand, aboutirent enfin à un résultat.

Les apologistes de l'Université provisoire, écrivit Chateaubriand, n'étoufferont pas la voix des pères de famille. Il n'y a pas un moment à perdre.... Qu'a-t-on fait pour attacher les générations [nouvelles] à la religion, au Roi légitime, au gouvernement monarchique ?... Que sont-ils, ces jeunes hommes destinés à nous remplacer sur la scène du monde ?... Croient-ils en Dieu ? Reconnaissent-ils le Roi ?... Ne sont-ils point antichrétiens dans un état chrétien, républicains dans une monarchie ?

Corbière lui donna une première satisfaction. Si l'Université provisoire, comme on disait à droite, ne fut pas supprimée au profit du clergé et des ordres religieux, elle ne subsista qu'à la condition de resserrer les liens qui doivent unir au clergé, dépositaire des doctrines divines, le corps chargé de l'enseignement des sciences humaines. Ainsi parlait le préambule de l'ordonnance du 27 février 1821, qui plaça l'enseignement secondaire public sous la surveillance du clergé :

Les bases de l'éducation des collèges sont la religion, la monarchie, la légitimité et la Charte. — L'évêque diocésain aura, pour ce qui concerne la religion, le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse. Il les visitera lui-même ou les fera visiter par un de ses vicaires généraux, et provoquera auprès du Conseil royal de l'Instruction publique les mesures qu'il aura jugées nécessaires. Il sera distribué des médailles d'or aux professeurs des collèges qui se seront distingués par leur conduite religieuse et morale et par leur succès dans l'enseignement.

La même ordonnance créa au profit du clergé une nouvelle exception au monopole universitaire : le Conseil royal fut autorisé à transformer les maisons particulières d'éducation qui auront mérité la confiance des familles, tant par leur direction religieuse et morale que par la force de leurs études, en collèges de plein exercice ; ce titre les assimilait aux collèges royaux et communaux ; enfin il fut permis aux curés de campagne de préparer les jeunes gens aux petits séminaires sans payer la rétribution universitaire.

La commission du budget proposa de supprimer le crédit de 50.000 francs affecté depuis 1816 à l'enseignement primaire, parce que ces fonds étaient employés pour la plus grande partie à favoriser un système d'enseignement peu en harmonie avec nos institutions. C'était une allusion à l'enseignement mutuel. Il fallut toute l'autorité de Corbière et de Villèle et l'appui de la gauche pour faire maintenir le crédit.

Une loi décida (21 mai) que les fonds rendus disponibles par l'extinction des pensions ecclésiastiques seraient consacrés à la dotation de 12 sièges épiscopaux nouveaux et successivement à la dotation de 18 autres. Il restait d'autres fonds disponibles sur l'ancien domaine extraordinaire de Napoléon, et qui représentaient environ 1.800.000 francs de revenus. Le gouvernement proposa de les affecter à indemniser ceux des militaires pensionnés que le traité de 1814 avait dépossédés et parfois réduits à la misère en restituant les parties de ce domaine situées à l'étranger ; la majorité s'indigna : Il y a parmi eux des juges du duc d'Enghien, cria-t-on. Le Roi ne pouvait avoir approuvé un pareil projet : il faut que la Chambre lui apprenne, dit Clauzel de Coussergues, qu'on calomnie la France à ses yeux, quand on lui dit que ses peuples désirent qu'il récompense les ennemis les plus cruels de la maison royale et de la patrie, les hommes qui se proclament ouvertement les ennemis de la chrétienté et les alliés de ces hordes d'assassins auxquels une conspiration a livré la malheureuse Espagne. Le ministère dut transiger : un amendement, qu'il accepta, stipula que les donataires dépossédés pourraient recevoir une pension viagère : c'était leur reconnaître un droit à la bienveillance royale, non une créance sur l'État. La Contre-révolution dépouille la Révolution, s'écria un député libéral, le général Foy. On renonça toutefois à mettre aux voix un amendement, proposé par la commission, qui réservait une partie des fonds aux personnes qui auraient rendu des services au Roi et à l'État ; la gauche y avait vu une allusion claire aux anciens soldats des armées royales du Midi et de la Vendée.

Richelieu se retrouva dans la situation qu'il avait connue en quand il gouvernait avec la Chambre introuvable. La majorité le jugeait tiède, et une partie de la droite l'attaquait ouvertement. La présence de Villèle et de Corbière dans le gouvernement ne suffisait ni à la rassurer ni à la satisfaire. Au reste, ces ministres affectaient auprès de leur parti de ne pas défendre la politique du cabinet. Ils restaient froids et réservés au Conseil, se bornant à demander des places pour leurs amis : Il faut bien, disait Corbière, faire quelque chose pour les royalistes. Richelieu crut les gagner en offrant à Villèle la Marine, et à Corbière l'Instruction publique. Mais Villèle déclara que son parti exigeait pour lui le ministère de l'Intérieur. Richelieu refusa. Le Roi intervint. Richelieu offrit de donner un troisième portefeuille à la droite eu mettant à la Guerre le dur de Bellune. La combinaison eût peut-être abouti malgré la répugnance des autres ministres, mais Corbière prit, dans une dernière discussion avec Richelieu, un ton si déplaisant que celui-ci perdit patience et rompit les pourparlers. La session de 1821 terminée, Villèle et Corbière cessèrent d'assister aux séances du Conseil, et après les élections d'octobre 1821, qui accrurent encore la majorité de droite, ils se retirèrent. Chateaubriand quitta l'ambassade de Berlin L'intention de Richelieu était de suivre une politique modérée et d'essayer de calmer les esprits en amenant la Chambre à s'occuper d'affaires : Nous devons, écrivait-il à de Serre le 29 juillet, présenter le moins possible de lois propres à exciter les passions : des canaux, un code rural, des chemins vicinaux, des choses d'administration et d'utilité publique. Mais la droite avait d'autres desseins. Elle avait conquis la force nécessaire pour réaliser son vieux programme contre-révolutionnaire, et son heure semblait venue.

C'est le temps où les partis libéraux de l'Europe, après avoir partout cru toucher au triomphe, sont ou vont être partout écrasés. C'est chose faite en Angleterre : l'obstination du ministère tory à refuser toute réforme politique provoque une agitation radicale contre les institutions de la vieille Angleterre ; dispersés par la force à Manchester, où ils demandaient tumultueusement la réforme du Parlement, les radicaux anglais sont réduits à l'impuissance par les lois de bâillon. En Espagne, Riego et Quiroga devaient quelque temps encore rester impunis, protégés par l'Angleterre qui s'opposait à toute intervention militaire dans la Péninsule. Mais le scandale du royaume de Naples, où l'insurrection du général Pepe avait obligé le roi Ferdinand Ier à accepter une constitution, appelait une répression énergique. La révolution de Naples, écrivait Pozzo di Borgo le 28 juillet 1820, n'est qu'une section de celle que préparent, plus ou moins, partout ailleurs, les hommes de l'Empire et ceux de la République réunis. Le duc de Campo-Chiaro et le duc de Bassano sont identiques, et le général Pepe ne diffère pas du maréchal Suchet et du général Foy. Cette révolution ne touchait pas seulement Ferdinand qui, en bon lieutenant de Metternich, s'était par un traité secret (12 janvier 1815) interdit tout changement dans les constitutions de son royaume qui ne pourrait se concilier, soit avec les institutions monarchiques, soit avec les principes adoptés par l'empereur d'Autriche dans le régime intérieur de ses provinces italiennes. Derrière lui, elle atteignait l'Autriche, et l'incendie risquait encore de gagner l'Italie tout entière : dans toutes les grandes villes, et à Milan même, dans le propre domaine de l'empereur, on comptait des adeptes à la société secrète des Carbonari qui avait, en détruisant l'absolutisme de Ferdinand, humilié la légitimité.

Ne serait-ce pas le cas d'une de ces réunions prévues à Aix-la-Chapelle ? écrivit Richelieu à Metternich (9 août 1820). Le chancelier d'Autriche eût préféré agir seul en Italie, mais le tsar, qui cherchait une revanche à son échec d'Aix-la-Chapelle, exigea la réunion ; on y parlerait de Naples et de l'Espagne : Aux mêmes maux, disait-il, les mêmes remèdes. Les souverains décidèrent de se réunir à Troppau (3 sept.).

Les conférences s'ouvrirent le 23 octobre. Elles firent apparaître les tendances divergentes, sinon opposées, du tsar et de Metternich : le tsar montra, comme à Aix-la-Chapelle, son ambition de faire jouer à la Sainte-Alliance un rôle de médiatrice universelle entre les peuples et les rois : l'Autriche était impatiente de se faire donner par l'Europe le mandat d'intervenir contre les révolutionnaires italiens. Metternich eut l'habileté de rallier le tsar à ses vues en lui proposant, d'accord avec la Prusse, une sorte de code de police international dont les prescriptions engloberaient tous les révoltés, où qu'ils fussent, tout État, disait le protocole des trois cours (Autriche, Russie, Prusse), ayant subi dans son organisation intérieure des changements opérés par la révolte, et dont les conséquences pourraient être menaçantes pour les autres États. L'Angleterre refusa de souscrire au protocole, et la France proposa que Louis XVIII, en tant que chef de la famille des Bourbons, reçut le mandat d'imposer à Naples sa médiation. Cette hésitation de la France à adopter des formules où revivaient les principes de 1815 fut considérée par le tsar comme une trahison. Le Congrès s'ajourna à trois semaines, et rendez-vous fut pris à Laybach, où le roi de Naples était convoqué.

Ferdinand, que ses sujets avaient laissé s'y rendre parce qu'il leur avait promis de défendre la constitution devant les souverains du Nord, oublia ses engagements dés qu'il se sentit en sécurité. La première conférence de Laybach (12 janvier 1821) annula la constitution, et, le 3 février, l'Autriche fût autorisée à envoyer une armée contre les Napolitains. Les souverains italiens, Victor-Emmanuel Ier de Sardaigne, les dues de Modène et de Toscane, effrayés, envoyèrent des agents à Laybach. Toute l'Italie passait donc sous la domination de Metternich. Les Napolitains sont vaincus à Rieti ; les patriotes piémontais veulent répondre à l'invasion autrichienne par une insurrection nationale ; le 12 mars 1821, ils arborent à Alexandrie un drapeau tricolore italien ; le régent de Savoie, prince de Carignan, proclame une constitution. La répression est aussi rapide que la révolte : Victor-Emmanuel abdique en faveur de son frère Charles-Félix qui demande à l'Autriche une armée, et les patriotes sont dispersés sans gloire à Novare (8 avril). Des commissaires extraordinaires font régner la terreur à Milan, à Modène. Quand les souverains quittent Laybach, le 12 mai, l'Italie tout entière est sous la surveillance de l'Autriche, comme l'Allemagne après le congrès d'Aix-la-Chapelle.

Le réveil du peuple grec n'eut pas un succès plus heureux. Profitant de la guerre que le sultan Mahmoud faisait à son pacha de Janina, Ali, les chrétiens grecs s'insurgent à Patras et entraînent la Morée (février-avril). En même temps, un Grec au service du tsar, Alexandre Ypsilanti, chef d'une société secrète, l'hétairie, dont le programme est de soulever en masse tous les chrétiens des Balkans pour expulser les Turcs, appelle les Grecs à l'indépendance (7 mars). Vaincu par les Turcs à Dragalschan (19 juin), il s'enfuit en Autriche, où il est aussitôt emprisonné. En vain, ce patriote a compté sur le tsar, sur son ami Capo d'Istria, ministre du tsar : Alexandre est captif de Metternich, et les souverains ont proclamé à Laybach la nécessité de conserver ce qui est légalement établi. La révolte grecque, disait Metternich, est hors de la civilisation ; que cela se passe là-bas ou à Saint-Domingue, c'est la même chose. Le sultan, lui aussi, est un souverain légitime ; la Sainte-Alliance le protège.

Ainsi, dans ces premiers mois de l'année 1821, sauf en Espagne, où la police de l'Internationale contre-révolutionnaire laisse provisoirement fonctionner la constitution de Cadix ressuscitée par Riego, la légitimité est partout rétablie. Par toute l'Europe, le côté gauche est un parti vaincu. Les libéraux français qui ont crié Vive Riego, vive la Constitution de 1791, vivent nos frères de Manchester ! qui ont annoncé avec le général Foy que l'Italie serait le tombeau des barbares, sont écrasés par cette défaite. C'est l'heure de la résurrection, s'écrie Metternich. Les Léonidas libéraux ont jeté leurs souliers dans les fossés pour courir plus vite, dit à Paris un journal de droite ; les ultras s'exaltent jusqu'à espérer publiquement un retour à la politique de 1815. La presse libérale est muette, La tribune jouit encore d'une liberté gênante ; une proposition tendant à donner à la Chambre le droit d'interdire la parole à un député permet à la droite de manifester son sentiment sur l'indépendance de la tribune : La souveraineté de la parole d'un individu, dit un ultra, en opposition avec la majorité que la Chambre reconnaît souveraine est une véritable révolte que cette majorité souveraine doit pouvoir réprimer ; et, pour indiquer sans équivoque le cas où la majorité sera tenue d'user d'un tel pouvoir, il ajoutait :Il est de notre devoir d'étouffer tout ce qui tend, je ne dis pas au blasphème, mais seulement à l'altération de nos sentiments de respect, et d'amour pour notre religion, nos princes et nos lois. Bonald, plus dogmatique, précise :

Les orages, dit-il, sont inséparables de la liberté. Rousseau l'a dit. Oui, Messieurs, et il a dit une sottise. C'est la liberté qui est tranquille et la servitude qui est orageuse.... Sommes-nous libres, nous qui sommes condamné-au supplice d'entendre nos adversaires ?...

Le ministère luttait péniblement et timidement contre ces violences. Richelieu se trouvait aux prises avec une seconde Chambre introuvable, mais celle-ci avait aujourd'hui pour elle les gouvernements étrangers, qui, en 1816, demandaient au Roi de débarrasser la France et l'Europe de la première.

L'attitude de Richelieu à Troppau et à Laybach avait été effacée et indécise. Depuis qu'elle était rentrée dans le concert européen, la France était astreinte à agir d'accord avec les alliés, c'est-à-dire à examiner, elle aussi, si les émeutes, les constitutions arrachées aux souverains timides étaient compatibles avec l'ordre social, avec le système politique de l'Europe et l'esprit des traités. Sans doute Richelieu ne s'y refusait pas ; il manifestait pour la Révolution une grande horreur, il se, déclarait prêt, à faire cause commune avec l'Europe, comme on disait, pour éteindre l'incendie : n'était-ce pas pour en étouffer le foyer qu'il avait été rappelé au pouvoir ? Niais il jugeait contraire aux intérêts de la France de laisser l'Autriche mettre la main sur l'Italie ; il supportait mal l'idée que les affaires d'un Bourbon fussent réglées par un Habsbourg. Ses agents, Blacas, ambassadeur à Rome, la Ferronnays, ambassadeur à Pétersbourg, et son ambassadeur à Vienne, Caraman, n'avaient au contraire d'autre désir que de montrer leur dévouement à la cause contre-révolutionnaire. Il eut fallu les retenir, on les désavouer ; Richelieu se contenta de rédiger une note par laquelle il signifiait. que l'occupation autrichienne ne devait modifier en rien la situation de l'Italie, et d'envoyer à Naples une escadre pour la sûreté de la famille royale. L'Angleterre qui, occupant. Malte et Corfou, n'aurait pas souffert un accroissement de l'influence française en Italie, joignit aussitôt ses navires à ceux de la France. En définitive, Richelieu laissa se produire une intervention qu'il redoutait et qui l'humiliait. Il réussit pourtant à empêcher que le prince de Carignan ne fût déclaré déchu de ses droits à la couronne de Sardaigne.

Sa conduite ne satisfaisait ni l'extrême droite, ni la gauche. Elles s'entendirent pour insérer dans l'adresse (novembre 1821) un paragraphe qui blâmait la politique extérieure du gouvernement :

Nous vous félicitons, Sire, de vos relations constamment amirales avec les puissances étrangères, dans la juste confiance qu'une paix si précieuse n'est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l'honneur de la nation et la dignité de votre couronne.

Villèle ne vota pas le paragraphe, mais n'intervint pas en faveur du ministère ; Corbière était absent. Le Roi refusa d'entendre la lecture de l'adresse, et déclara avec hauteur :

Dans l'exil et dans la persécution, j'ai soutenu mes droits, l'honneur de ma race et celui du nom français ; sur mon trône, entouré de mon peuple, je m'indigne à la seule pensée que je puisse jamais sacrifier l'honneur de ma nation et la dignité de ma couronne.

On crut qu'il soutiendrait son ministère contre la Chambre. Richelieu, en effet, résista au blâme ; il présenta un projet de loi sur la presse, et un projet prolongeant, la censure des journaux pour cinq ans. La Chambre élut des commissions unanimement hostiles. Richelieu se montra surpris de l'opposition systématique de la droite ; il rappela au comte d'Artois sa promesse de le soutenir, sa parole de prince donnée à un gentilhomme en un jour tragique, lorsque le cabinet s'était formé au lendemain de la mort du duc de Berry. Vous avez pris, répondit le prince, les syllabes par trop à la lettre. Richelieu porta au Roi sa démission (12 décembre). Le Roi l'accepta : il n'aimait pas le duc, et madame du Cayla était acquise aux amis de Monsieur.

Les hommes du centre avaient jusque-là gouverné, Decazes avec la gauche, Richelieu avec la droite. Les hommes de droite allaient prendre le pouvoir, et gouverner pour leur parti. Le 16 décembre, le nouveau ministère était constitué. Il comprenait uniquement des royalistes de droite. Mais, le Roi n'ayant voulu d'aucun de ceux qui avaient voté l'adresse qu'il avait jugée blessante, ils furent en majorité choisis parmi les pairs ; Villèle aux Finances. Corbière à l'Intérieur, Peyronnet à la Justice représentèrent seuls au gouvernement la droite de la Chambre. Villèle fut le chef réel de ce conseil sans en avoir pourtant la présidence, qui fut provisoirement supprimée. Pour la première fois depuis 1814, un homme arrivait au pouvoir imposé par le parti dont il était le chef, pour appliquer, franchement, avec décision, le programme de ce parti.

 

II. — L'OPPOSITION LIBÉRALE ET RÉVOLUTIONNAIRE.

LA gauche vit sans trop d'inquiétude l'arrivée de Villèle aux affaires. Elle pensait qu'avant six mois, la politique des ultras aurait provoqué une révolution et renversé le gouvernement. Cette révolution était, depuis 1820, son espoir tenace, et quelques-uns de ses chefs essayèrent de l'organiser. A mesure que la droite s'était approchée du pouvoir, s'était formée et avait grandi dans le groupe libéral une extrême gauche révolutionnaire. C'était l'effet des succès obtenus par la droite : les mesures oppressives qu'elle avait fait voter ôtaient à la gauche les moyens légaux d'action dont elle s'était contentée jusque-là.

Le rétablissement de la censure ayant interdit aux journaux les faits et les opinions qui déplaisaient au gouvernement, l'opposition, pour se produire, ne disposait plus que de la tribune parlementaire. Aussi les débats des Chambres furent-ils pour la gauche de continuelles occasions d'agiter l'opinion. Le public se passionna au récit des séances de la Chambre des députés. Il n'y eut guère de sujet qui ne devînt, comme avant 1820, prétexte à des discussions où se heurtèrent violemment la Révolution et l'ancien régime, l'invasion et la terreur blanche, le drapeau tricolore et le drapeau blanc. Chacun profitait du débat pour y jeter, sans relâche et à tout propos, l'affirmation de ses opinions historiques.

Les doctrinaires laissaient tomber leur dédaigneuse colère de toute la hauteur de leurs principes. Enfermés dans la Charte, ils l'opposaient sans défaillance aux lois d'exception, aux mesures arbitraires :

La loi proposée, dit Royer-Collard à propos du projet électoral, fait descendre le gouvernement légitime au rang du gouvernement de la Révolution, en l'appuyant sur le mensonge.... Elle serait en vain votée, en vain quelque temps exécutée. les mœurs publiques l'éteindraient bientôt par leur résistance ; elle ne régnera pas, elle ne gouvernera pas la France.

Le projet de règlement qui donnait à la Chambre le droit de priver un député de la parole rencontrait en lui un adversaire non moins inflexible :

La Charte n'a point ignoré qu'il se produirait à la tribune des opinions insensées, insolentes, factieuses, perverses. Elles ont ignoré la nature humaine.... Mais elle s'est fiée à la publicité elle-même et à la contradiction pour décrier l'erreur, démasquer l'esprit de faction, confondre l'immoralité et la perversité.... Maintenant, ce que la loi ne pourrait pas faire, il est monstrueux de vouloir le faire par un article du règlement. Il n'est pas plus au pouvoir de la Chambre de nous suspendre que de nous destituer, et si une majorité, plus imprudente que celle de t815, venait à le tenter, la soumission pourrait être conseillée par la prudence, mais l'obéissance ne serait pas un devoir.

A gauche, Benjamin Constant excellait au sarcasme hautain : Quand on veut gouverner contre l'esprit du siècle el les droits de l'esprit humain, on ne doit pas recourir à des moyens lents, mais à des coups d'État. Manuel, impassible, s'entendait à déchaîner les colères de la droite en rappelant les persécutions séculaires, depuis la Saint-Barthélemy jusqu'aux massacres du Midi, et en opposant la liberté révolutionnaire à l'ancien régime. Comme à propos de l'institution du jury, il était fait mention de la Constituante, un député de droite, le juriste Pardessus, s'écria : Personne, ni dans cette enceinte ni au dehors, ne peut faire l'éloge d'une assemblée qui a constitué son Roi prisonnier, qui a proclamé le dogme absurde et antisocial de la souveraineté du peuple.

Je vois bien, répondit froidement Manuel, que le moment est venu où tous les efforts qui ont eu pour but de donner la liberté à la France doivent être présentés comme des crimes. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a essayé de les flétrir, mais la France en juge autrement que vous.... La Révolution se consolidera.... Vous n'empêcherez pas de reconnaitre ce que nous devons à ceux qui les premiers ont immolé leur repos, leur fortune, pour arracher la France au pouvoir absolu et la donner à la liberté.

Le général Foy agitait les souvenirs de 1815 :

Croyez-vous que sans l'étranger, sans la crainte de voir notre pays livré à toutes les horreurs de la dévastation, nous aurions souffert les outrages d'hommes que, pendant trente ans, nous avions vus dans l'humiliation et dans l'ignominie ?

Pathétique, il évoquait la glorieuse, à jamais glorieuse cocarde tricolore et l'ancienne armée citoyenne : c'était la fleur de la population, le plus pur sang de la France

Ces hommes sortis comme de dessous terre au cri de : La patrie en danger ! ont défendu la patrie jusqu'au dernier moment, inaccessibles à la cupidité comme à la crainte ; ils allaient au combat, souvent à une mort certaine, en chantant.

La joie de la haine, tout l'espoir des revanches prochaines s'exhalent dans les invectives du même orateur contre les hontes de 1815 :

Ignorez-vous donc que les souvenirs de 1815 vivent encore dans toutes les âmes, et que les haines sont mille fois plus actives aujourd'hui qu'elles ne l'étaient à celle époque ?... Prenez, la caisse est ouverte ; la veine est bonne ; profitez-en ; elle ne durera pas longtemps....

Tant que la majorité resta incertaine, c'est-à-dire pendant l'année 1820, un orateur de talent réussissait parfois à déterminer l'assemblée à suivre et à adopter ses vues : les deux partis étant presque égaux en nombre, un discours pouvait déplacer quelques voix hésitantes Quand la droite eut décidément conquis la majorité, l'éloquence parlementaire perdit tout effet pratique ; elle n'en fut pas moins passionnée. De la tribune, les orateurs s'adressèrent au pays, la gauche parla par la fenêtre, comme on disait. L'action parlementaire de gauche, que la droite dénonçait comme une insurrection permanente, eut pour objet principal de préparer une attaque à main armée contre le gouvernement.

C'est l'agitation populaire contre les mesures de réaction qui décida parmi les députés de gauche la formation d'un groupe de conspirateurs. Un premier mouvement avait suivi la promulgation de la loi sur la liberté individuelle. Un comité s'était formé pour recueillir des souscriptions en faveur des victimes de la loi (30 mars 1820). Les membres du comité et les journaux qui publièrent les listes furent condamnés. Puis, la discussion de la loi électorale provoqua des bagarres devant le Palais-Bourbon. Des étudiants libéraux y attendaient chaque jour, pour l'acclamer et l'escorter, un député de gauche, M. de Chauvelin. L'un d'eux, Lallemand, fut tué d'un coup de fusil parti des rangs de la garde royale (3 juin 1820). Son enterrement, auquel assistèrent 5 à 6.000 jeunes gens, fut le signal de manifestations libérales, aux cris de : Vive la Charte ! A bas les émigrés ! A bas les missionnaires ! Sur la place de la Concorde, dans la rue de Rivoli et au faubourg Saint-Antoine, et, quelques jours après (9 juin), sur les boulevards, la foule manifesta violemment. Il y eut des blessés ; un homme fut tué par les cuirassiers de la garde royale. En province, le même cri de : Vive la Charte ! ralliait les libéraux. Les étudiants de Rennes répondirent : Vive la Charte ! lorsque à une revue le commandant des troupes cria : Vive le Roi ! ; ils furent félicités par leurs camarades de Grenoble, de Toulouse, de Caen, de Poitiers. C'est par le même cri que fut reçu dans l'Est, à Dijon, à Lyon, à Grenoble, le duc d'Angoulême envoyé pour réconforter les royalistes ; la police dut intervenir à Grenoble. Quand la session fut close, les députés de gauche furent accueillis dans leurs départements par des acclamations et des banquets. Au contraire, les députés de droite, Corbière à Rennes, Reliait à Brest, furent insultés. Un officier en demi-solde, nommé Touquet, ayant annoncé en manière de protestation une édition de la Charte à un sou, un million d'exemplaires furent souscrits

L'opposition libérale n'avait donc jamais paru plus résolue ; le parti semblait tout prêt à tenter un coup de force et capable de le réussir. Quelques chefs jugèrent que l'heure était venue de constituer un groupe d'action révolutionnaire. Le succès paraissait si facile et si prochain qu'on crut inutile de dissimuler ; Lafayette annonça presque ouvertement ses intentions à la Chambre pendant la discussion de la loi électorale :

Quand je suis venu dans cette enceinte prêter serment à la constitution, je me flattais que les divers partis, cédant enfin au besoin général de liberté et de repos, allaient, par un échange de sacrifices et sans arrière-pensées, chercher l'un et l'autre de ces biens dans l'exercice des droits que la Charte a reconnus. Mon espoir a été trompé. La contre-révolution est dans le gouvernement ; on veut la fixer dans les Chambres. Nous avons dû, mes amis et moi, le déclarer à la nation. Pensant aussi que les engagements de la notule sont fondés sur la réciprocité, j'en ai loyalement averti les violateurs le la foi jurée.

C'était une tranquille déclaration de guerre à la Restauration. La méthode de combat était tracée par l'exemple de la révolution (la Quirogade) d'Espagne : soulever une garnison, et s'emparer du gouvernement.

Les députés de la gauche n'entrèrent pas tous dans ces vues ; mais ceux mêmes qui désapprouvèrent la politique de violence paraissent n'avoir pas ignoré tout à fait la conspiration de leurs amis. Quant au centre gauche, royaliste, il fut tenu à l'écart. Les meneurs, Lafayette, de Corcelles, Voyer d'Argenson, Dupont (de l'Eure), Saint-Aignan, Manuel, Martin de Gray, Beauséjour, le général Tarayre, se réunissaient chez l'avocat Mérilhou, où ils rencontraient des membres d'une société secrète, L'Union, fondée en 1818 à Grenoble par l'avocat, Joseph Rey, et d'une loge fondée par des jeunes gens, Les Amis de la Vérité : quant aux anciennes loges maçonniques, jusque-là neutres en politique ou ralliées à la monarchie, c'est à peine si elles commençaient vers 1820 à propager le libéralisme. Il semble qu'une vingtaine de pairs aient pris part à ces réunions. Ils se mirent en relations avec un groupe d'officiers à demi-solde qui prenaient rendez-vous dans un bazar de la rue Cadet tenu par d'anciens militaires ; leur chef, Nantit, promit le concours de la légion de la Meurthe, où il était capitaine, un autre assura que la légion des Côtes-du-Nord était prête à marcher. Lafayette comptait sur la garde nationale. Voyer d'Argenson, député de l'Alsace, soulèverait Belfort ; Corcelles, ses amis de Lyon ; Saint-Aignan, ceux de Nantes. L'opération devait commencer par une attaque sur Vincennes, dans la nuit du 19 au 20 août. Le gouvernement, prévenu, arrêta la plupart des conjurés ; ils furent jugés l'année suivante (juin 1821) par la Cour des pairs qui, peut-être pour éviter de compromettre quelques-uns de ses membres, ne poussa pas l'enquête à fond, et se montra modérée dans la répression.

Les conjurés du 19 août n'étaient pas d'accord sur le résultat qu'il s'agissait d'obtenir. Les uns, bonapartistes, rêvaient de donner la Régence au prince Eugène, les autres, républicains, la Présidence à Lafayette Tous étaient unis dans la fidélité au drapeau tricolore, et s'en remettaient à une assemblée constituante du soin d'établir le nouveau gouvernement. La mort de Napoléon (5 mai 1821), qu'on connut à Paris le 5 juillet, atténua les divergences de leurs vues politiques et rapprocha plus étroitement leurs espérances. Les officiers bonapartistes acceptèrent plus facilement l'idée d'une république ; et, d'autre part, la légende d'un Empereur libéral et pacifique qui, sans l'hostilité de l'Europe, eût assuré la paix et la liberté du monde, prit corps chez les républicains : nulle contradiction profonde ne séparait plus des idéals voisins, unis par une origine commune, la Révolution. Quinet a plus tard exprimé comment la mort transforma l'image que Napoléon laissait dans la mémoire des Français :

Lorsque, en 1821, éclata aux quatre vents la formidable nouvelle de la mort de Napoléon, il lit de nouveau irruption dans mon esprit.... Il revint hanter mon intelligence, non plus comme mon empereur et mon maitre absolu, mais comme lm spectre que la mort a presque entièrement changé... Ses compagnons revenaient l'un après l'autre et, témoignaient de sa conversion aux idées qu'il avait foulées aux pieds tant qu'il avait été le maitre... Nous revendiquions la gloire comme l'ornement de la liberté.

L'échec de la conspiration du 19 août conduisit les révolutionnaires à donner à l'insurrection une organisation permanente. Une association secrète, Les Chevaliers de la Liberté, fondée à Saumur en 1821 à la suite d'une bagarre provoquée par le passage de Benjamin Constant, groupa d'abord les libéraux des bords de la Loire ; puis elle se réunit à une société fondée à Paris sur le modèle de la Carbonaria qui avait fait la révolte de Naples. Deux membres de la loge républicaine Les Amis de la Vérité, Joubert et Dugied, partis pour l'Italie après l'échec de la conspiration, mêlés aux insurgés de Naples, et initiés à la société, en avaient rapporté les règlements ; Flotard, Buchez et Bazard, membres du Conseil des Amis de la Vérité, les adaptèrent à leur objet. à la lutte contre les Bourbons, et fondèrent la Charbonnerie française. Une société mère, la haute vente, groupa sous sa direction les ventes centrales, et celles-ci, les ventes particulières. Chaque vente était composée de 20 personnes ; la haute vente se recrutait elle-même ; les ventes centrales et particulières étaient en nombre illimité. Les ventes particulières ne communiquaient pas entre elles, mais se rattachaient directement à l'une des ventes centrales ; celles-ci correspondaient avec la haute vente chargée de la direction de la société. Les affiliés juraient de garder le secret des délibérations, d'obéir aux ordres de la haute vente, d'avoir toujours prêts un fusil et 50 cartouches. Les formalités de l'initiation étaient imitées de la franc-maçonnerie : on traçait sur la poitrine du récipiendaire l'échelle symbolique de la résolution d'être fidèle jusqu'à l'échafaud et d'y monter au besoin ; il y avait des mots de passe, le ternaire foi, espérance, charité, des signes, des coups mystérieux au poignet dans les rencontres, des serrements de mains.

La Charbonnerie, recrutée d'abord parmi les jeunes membres des Amis de la Vérité, professeurs, étudiants et employés de commerce, et parmi les officiers de l'Empire, grandit rapidement. Le besoin de conspirer était si vif dans tous les cœurs, écrit un de ses membres, Trélat, que les néophytes recevaient avec un bonheur inexprimable les propositions qui leur étaient faites.... Il y eut à peine quelques exemples de refus, sans aucune importance pour la sûreté du secret, tant les communications se faisaient avec lenteur et prudence. On conçoit ce que devaient être chez ces jeunes hommes l'enthousiasme et l'espoir du succès, l'attrait du mystère et de la conspiration, lorsqu'on voit Cousin le philosophe et l'historien Augustin Thierry se faire les propagandistes passionnés de la Charbonnerie. Ils lui amenèrent deux professeurs de l'École normale, Dubois et Jouffroy, et ces adhésions prouvent le dégoût et la colère qu'inspirait le régime à la jeunesse intellectuelle.

Cousin, raconte Dubois, nous entraînait au Luxembourg, et là nous étalait ses plans d'insurrection, le rôle qu'il voulait y jouer ; il était prêt à aller partout nô il y aurait des chances, à Besançon, à Rennes ; à Besançon, Jouffroy devrait bien et devait pouvoir lui ouvrir l'accès de la citadelle ; il irait, il enlèverait par son éloquence les officiers d'artillerie et, par eux, la garnison tout entière, et l'affaire était faite, la France révolutionnée et libre. Tantôt c'était moi qui devais pratiquer l'héroïque jeunesse bretonne, l'École de droit de Rennes, et il arrivait, parlait, comme dans sa chaire de 1818, et tout allait aussi vite qu'à. Besançon. Parfois sa pantomime, son éloquence entrainante, ses chimériques projets, mêlés de demi-révélations, de vérités qu'il attaquait çà et là et arrangeait, en poète, en drames saisissants, jetaient nos imaginations en [lèvre, et nous poussaient à la curiosité, au désir de voir, de savoir, d'agir surtout....

L'idéal politique de la Charbonnerie resta imprécis. Les politiciens de gauche qui y entrèrent, Lafayette, d'Argenson, de Corcelles, Manuel, Beauséjour, Barthe, Kœchlin, Dupont (de l'Eure), Fabvier, Manguin, Mérilhou, n'étaient guère d'accord que sur le principe de la consultation nationale ; les officiers qui fondèrent des ventes militaires, appelées légions, cohortes, centuries, et composées surtout de sous-officiers, semblent avoir conservé leurs sentiments bonapartistes. Mais les jeunes gens étaient presque tous républicains ; de sentiment d'abord, car leur cœur était passionnément épris des grands souvenirs de l'époque héroïque, mais aussi de raison, car ils appuyaient leurs convictions sur une philosophie.

Il ne faudrait pas, assurément, demander à cette philosophie républicaine la précision que le pur libéralisme ou la réaction théocratique apportèrent à l'expression de leurs doctrines. Personne ne prit d'ailleurs la peine de la rédiger, bien que beaucoup aient eu le souci de justifier en doctrine l'attitude qu'ils avaient adoptée par passion patriotique et par haine des Bourbons. Leurs tendances les éloignaient de l'éclectisme de Cousin : c'est à la philosophie du XVIIIe siècle et aux idéologues qui la continuaient de leur temps en la pénétrant de l'utilitarisme de Bentham, qu'ils demandaient moins les éléments d'une métaphysique spiritualiste que les fondements d'une science pratique et positive de la politique. A la suite de Condillac, de Diderot, d'Helvétius, de Condorcet, l'idéologue Destutt de Tracy, dans son Commentaire sur l'Esprit des lois paru en Amérique en 1811 et en France en 1819, définissait la liberté par le pouvoir d'exécuter nos volontés, et en conséquence de réaliser le bonheur. Liberté et bonheur sont donc une même chose. Les meilleures institutions politiques sont celles qui assurent la plus grande somme de bonheur. L'expérience et la nature des choses enseignent que le meilleur gouvernement est celui qui représente le mieux la volonté nationale, parce qu'il permet le développement et favorise l'essor de toutes les inclinations ; la liberté politique qui en est le fondement n'est pas une fin, c'est un moyen de garantir à l'individu l'épanouissement de ses facultés. Un autre idéologue, Daunou, dans l'Essai sur les garanties individuelles (1818), réclame la liberté politique comme le seul moyen efficace de garantir la liberté civile et le bonheur individuel. Cabanis, avant de mourir, méditait, au témoignage de Destutt de Tracy, le plan d'un grand ouvrage sur les moyens possibles d'améliorer l'espèce humaine, en profitant de toutes les connaissances qu'elle a déjà acquises pour accroître encore ses forces, ses facultés et son bien-être. Tous ces idéologues, qui font profession d'ignorer l'ontologisme, qui s'enferment, pour édifier leurs doctrines, dans les limites de l'expérience et de la connaissance positive, dans la considération des intérêts réels, qui ne voient dans le gouvernement le meilleur que le meilleur moyen d'assurer, comme disait Bentham, le plus grand bonheur possible au plus grand nombre, sont, au témoignage du républicain Corcelles, les premiers maitres des républicains de la Restauration. Avant qu'ils sachent ou osent donner de leur idéal politique une formule où éclatera la divergence, c'est, au début, par cette philosophie matérialiste et athée, comme l'appelle Cousin, qu'ils se distinguent des libéraux, pour qui la Charte est une expression suffisante du droit naturel. Ils remontent par cette philosophie jusqu'à l'une des sources fécondes — non pas la seule, il est vrai — de la pensée et des œuvres de la Révolution.

La charbonnerie se développa rapidement en province. Dans les villes de l'Ouest, Angers, Rennes, Nantes, La Rochelle, Poitiers, Bordeaux, Niort, Saumur, Thouars, où les Chevaliers de la Liberté lui avaient préparé les voies, dans celles de l'Est alsacien et lorrain, Metz, Nancy, Strasbourg, Mulhouse, Neuf-Brisach, Belfort, où la haine des Bourbons ne faiblissait pas, son succès fut tel, qu'on put la croire assez forte pour faire réussir une vaste insurrection. Nous formions, écrit Dubois, membre d'une vente de Bretagne, un personnel de plus de 10.000 hommes d'élite, armés, résolus. Les illusions crurent encore à la nouvelle des premiers efforts des libéraux d'Espagne, de Naples, de Turin. Les jours de la liberté s'annonçaient. Les gouvernements étaient inquiets. Lorsqu'il fut question à Laybach d'une intervention française contre les révolutionnaires d'Espagne, l'ambassadeur de Prusse, Goltz, envoya à son gouvernement un mémoire alarmant :

Le Roi ne peut compter pour une guerre d'opinion sur aucun régiment de l'armée : un drapeau tricolore, présenté même par les Espagnols dans le midi de la France, suffirait pour y faire éclater la guerre civile et y renverser le gouvernement.

Le plan de la conspiration était vaste, presque démesuré. Deux insurrections éclateraient simultanément, l'une dans l'Ouest, avec Saumur pour centre, et l'autre dans l'Est, depuis l'Alsace, d'où partirait, le mouvement jusqu'à Marseille. Ou calculait que l'École militaire de Saumur se révolterait vers le 18 décembre, que, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1821, les garnisons de Belfort et de Neuf-Brisach s'empareraient de Colmar, y planteraient le drapeau tricolore, y proclameraient un gouvernement provisoire composé de Lafayette, de Voyer d'Argenson et de Kœchlin, député de Mulhouse ; qu'en janvier Marseille serait soulevé, et que l'insurrection gagnerait Lyon, où Corcelles, dépoté du Rhône, et son fils promettaient de trouver des hommes d'action. Mais quelques arrestations — opérées parmi les sous-officiers— firent ajourner le soulèvement de Saumur ; en Alsace, le mouvement de la garnison de Belfort, découvert en cours d'exécution, manqua d'ensemble ; une vingtaine de chefs, des officiers, des sergents, et des charbonniers venus de Paris furent arrêtés, les autres s'enfuirent ; Lafayette, en route pour Colmar, averti de l'échec par Bazard, rebroussa chemin ; à Marseille, le chef de l'insurrection, dénoncé, s'enfuit. La cour d'assises de Colmar condamna les premiers inculpés de Belfort : puis la police organisa un guet-apens pour s'emparer à la fois des autres conjurés et dos suspects du département ; un lieutenant-colonel en réforme, Caron, retiré à Colmar, persuadé par des agents provocateurs qu'il pourrait délivrer les condamnés de Belfort, entraîna deux escadrons sur la route de Mulhouse (juillet) ; à Battenheim, ses hommes le firent prisonnier : Caron fut condamné à mort et exécuté le 1er octobre.

A Saumur, le complot, qui avait échoué en décembre, fut repris en février 1823. Le général Berton devait partir de Thouars, en entraîner la garnison à Saumur, y annoncer qu'une révolution avait éclaté à Paris et que le gouvernement provisoire lui avait délégué ses pouvoirs dans l'Ouest ; des émissaires iraient soulever les garnisons voisines. Le plan réussit à Thouars (24 février) ; mais Berton, arrivé le soir du même jour devant Saumur, n'osa pas y entrer et battit en retraite le lendemain. Sa colonne se dispersa ; il s'enfuit à la Rochelle et s'y cacha ; puis, comme Caron, il tomba dans un piège de la police ; un des conjurés, Wolfel, l'arrêta au moment où il tentait à nouveau de soulever Saumur. Le conseil de guerre de Tours jugea les sous-officiers arrêtés à Saumur en décembre ; le plus compromis, Sirejean, fut condamné à mort et exécuté (2 mai). La cour d'assises des Deux-Sèvres jugea Berton et ses complices (26 août-1-2 septembre). Le procureur général Mangin refusa à Berton l'assistance de l'avocat libéral Mérilhou, et montra au cours des débats une violence dans la haine qui provoqua l'indignation des libéraux ; il regretta de ne pas avoir à sa disposition des moyens qui lui permissent d'obtenir les aveux qu'il souhaitait : Quant à Berton, écrivait-il au directeur de la police, le 29 août, il se défend pied à pied ; je crois qu'on pourrait en obtenir d'importantes révélations ; mais il faudrait pour les lui arracher d'autres moyens que ceux que nous avons à notre disposition. Réfléchissez-y ; cela en vaut la peine. Dix des accusés présents et tous les contumaces furent condamnés à mort. Quatre furent exécutés. Berton cria sur l'échafaud : Vive la liberté ! Un autre, Sauge, cria : Vive la République !

D'autres complots militaires échouèrent de même. A Nantes, des sous-officiers et des officiers du 13e de ligne, tous charbonniers, furent arrêtés, mais acquittés faute de preuves. A Toulon, le capitaine à demi-solde Vallé, compromis dans la tentative de janvier, fut exécuté. Les sous-officiers du 45e de ligne, en garnison à Paris, étaient en majorité des républicains initiés à la charbonnerie. Leur régiment fut transféré à la Rochelle en décembre 1821. Dans le trajet, le sergent Bories, qui avait fondé la vente militaire du 45e, parla imprudemment de ses projets ; il espérait encore entraîner le régiment dans le complot de Saumur. Il fut arrêté en arrivant à la Rochelle. Un des affiliés livra à ses chefs le nom des membres de la vente centrale à laquelle la vente du régiment était subordonnée. Le procès fut jugé à Paris ; il y eut 25 accusés. L'avocat général Marchangy fit, dans son réquisitoire, le procès du carbonarisme, dont l'affaire avait fait découvrir l'existence, sans pourtant en livrer tous les secrets. Les quatre sergents Bories, Pommier, Raoulx el Goubin, que l'accusation considérait comme les chefs du complot, refusèrent de rien révéler ; l'avocat général, Marchangy, ayant déclaré que toutes les puissances oratoires ne pouvaient le soustraire à la vindicte publique, Bories s'écria : M. l'avocat général me désigne comme le chef du prétendu complot : hé bien ! j'accepte. Heureux si ma tête, en roulant sur l'échafaud, peut sauver mes camarades ! Ils furent condamnés à mort. Leurs amis essayèrent de les faire évader, mais sans succès. Jusqu'au bout, on craignit qu'un mouvement populaire les arrachât aux juges. Toute la garnison de Paris fui mobilisée pour les conduire à l'échafaud. Un témoin allemand, Bœrne, écrivit :

Je ne puis songer qu'avec respect à la puissance de l'esprit humain qui dompte la mer par les digues, et assure la domination du petit nombre sur le grand. C'est dans ce moment que, pour la première fois, je me surpris à penser que les gouvernements étaient institués par la grâce de Dieu. Car, sans cela, comment certains d'entre eux se maintiendraient-ils ?

Les condamnés crièrent au moment de mourir : Vive la liberté ! Leur courage, leur jeunesse, leur désintéressement, leur amitié fraternelle, leur fermeté dans les épreuves et dans la mort firent des quatre sergents de la Rochelle des héros populaires (21 septembre).

La haute vente était restée à l'abri des poursuites, parce que l'enquête n'avait pas permis de l'impliquer. Mais, à défaut de preuves, on avait de fortes présomptions contre quelques députés de gauche. Le conseiller instructeur de l'affaire de Colmar, Golbéry, songea à arrêter le député alsacien Voyer d'Argenson ; mais il n'osa pas ; c'était, écrirait-il le dieu du pays, le colosse... le jury royaliste le plus déterminé l'acquitterait, ou plutôt il n'aurait même pas à le juger, car une armée tout entière chargée de le garder ne préviendrait peut-être pas un soulèvement. On ne poursuivit aucun des parlementaires suspects. Mangin, dans l'acte d'accusation de Saumur publié le 24 juillet, avait cité le général Foy, Benjamin Constant, Demarçay, Lafayette, Laffitte. Sauf Lafayette, aucun de ceux-là n'était conspirateur. Ils s'indignèrent, demandèrent une enquête. Lafayette prononça à la tribune de la Chambre quelques paroles menaçantes et dédaigneuses :

Pendant le cours d'une carrière dévouée tout entière à la cause de la liberté, j'ai constamment mérité d'être en butte à la malveillance de tous les adversaires de cette cause... Je ne nie plains donc point, quoique j'eusse le droit de trouver un peu leste le mot prouvé dont M. le Procureur du roi s'est servi à mon occasion ; mais je m'unis à nos amis pour demander, autant qu'il est en nous, la plus grande publicité, au sein de cette Chambre, en face de la nation. C'est là que nous pourrons, mes accusateurs et moi, dans quelque rang qu'ils soient placés, nous dire sans compliment ce pie, depuis 33 années, nous avons eu mutuellement a nous reprocher.

Le gouvernement fit rejeter la demande d'enquête. Marchangv, dans le procès des Quatre sergents, fit allusion aux seigneurs de la haute vente, mais sans pouvoir rien préciser.

La charbonnerie s'abstint désormais de conspirer. Ses chefs étaient pour la plupart découragés de tant d'échecs, de tant de sacrifices inutiles. Ils se reprochaient les uns aux autres leur défaite, et s'accusaient réciproquement d'incapacité ; les ordres qu'ils donnaient se ressentaient de leurs dissensions. Des commissaires, raconte Trélat, parcouraient la France avec des instructions différentes : les uns s'appliquaient à recommander Lafayette à la confiance de leurs concitoyens, les autres à le perdre dans l'opinion publique. Trois congrès, deux à Bordeaux, un à Paris, ne réussirent pas à rétablir l'entente.

Quelques-uns des patriotes les plus ardents s'en allèrent en Espagne pour y soutenir la révolution, d'autres se réfugièrent dans le Saint-simonisme naissant. Les parlementaires s'en tinrent à l'opposition de tribune. Armand Carrel, alors lieutenant au 29e de ligne et charbonnier résolu, reconnut plus tard dans le National (22 septembre 1830) que c'était une folle pensée que de vouloir renverser un gouvernement soutenu par la force et par les lois : Il a fallu qu'il n'y eût plus de conspirations dans le pays pour que le gouvernement cessât d'être appuyé par les intérêts et le besoin d'ordre de l'immense majorité nationale. Un autre, Trélat, écrivit en racontant l'histoire de la charbonnerie française : L'association secrète fut une phase intermédiaire entre le despotisme de l'Empire et le règne de la publicité.

 

III. — LE MINISTÈRE VILLÈLE JUSQU'A L'ANNÉE 1824.

VILLÈLE gouverna six ans avec un personnel, une majorité et un programme de droite. Mais le programme ne fut pas tout de suite publié. Une série de mesures en préparèrent l'exécution ; elles occupèrent les années 1822 à 1824.

Le délai au terme duquel la loi de censure ne devait plus être appliquée était sur le point d'expirer ; le ministère, au lieu d'en demander la prolongation, fit voter deux lois nouvelles : l'une sur la police des journaux, l'autre sur les délits de presse. Elles créèrent de nouveaux délits, l'outrage à la religion de l'État et aux cultes reconnus, l'attaque contre le droit héréditaire du Roi, l'infidélité dans le compte rendu des séances législatives et des débats judiciaires. La connaissance des délits de presse fut enlevée au jury et donnée aux tribunaux correctionnels ; il fut interdit de faire la preuve dans les procès en diffamation contre les fonctionnaires publics ; l'autorisation préalable fut rendue obligatoire pour les journaux fondés à dater du 1er janvier 1822 ; le gouvernement reçut le droit de rétablir la censure dans l'intervalle des sessions, par simple ordonnance, sauf au cas de dissolution ; enfin, il fut permis d'incriminer non seulement l'affirmation nette, mais la tendance, l'intention :

Dans le cas où l'esprit d'un journal ou écrit périodique, résultant d'une succession d'articles, serait de nature à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion de l'État ou aux autres religions légalement reconnues, à l'autorité du Roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles, à l'inviolabilité des ventes des domaines nationaux et à la tranquille possession de ces biens, les cours royales pourront... prononcer la suspension du journal ou écrit périodique pendant un temps qui ne pourra excéder un mois pour la première fois et trois mois pour la seconde. Après ces deux suspensions, et en cas de nouvelle récidive, la suppression définitive pourra titre ordonnée.

Au cours de la discussion, qui fut violente, un député de gauche, Girardin, lut le discours où Villèle, en 1817, protestait contre l'autorisation préalable des journaux, alors demandée par Decazes. Mais la droite, maintenant qu'elle détenait le pouvoir, n'avait plus besoin de la liberté. Elle refusa même d'ajouter à la phrase où était punie l'attaque contre l'autorité royale le mot constitutionnelle réclamé par la gauche ; c'était un mot factieux : ne signifiait-il pas que l'autorité royale n'était respectable qu'autant qu'elle restait dans les limites de la Constitution ? La Chambre des pairs le rétablit pourtant.

La loi fut, pour la presse de gauche, plus funeste que la censure ; car les journaux, en se soumettant à la censure, étaient à peu près assurés de pouvoir vivre ; au lieu que la loi de tendance, c'était la menace de mort quotidienne. Les poursuites furent multipliées même contre des journaux littéraires, où le parquet découvrit des allusions satiriques. Magallon, rédacteur de l'Album, fut condamné à 13 mois de prison ; on chercha à tuer par des procès le Constitutionnel et le Courrier ; aucune autorisation ne fut accordée de fonder de nouveaux journaux libéraux. La loi de tendance ne permettant pas de poursuivre les livres, on fit revivre le décret du février 1810 et l'article 11 de la loi du 21 octobre 1814, qui soumettait les libraires à l'obligation du brevet ; et, comme cette loi ne prévoyait pus de pénalité contre ceux qui n'en étaient pas munis, les tribunaux exhumèrent un règlement de 1823 qui les frappait d'une amende de 300 livres : la mise en vente d'ouvrages que la police réputait dangereux suffit pour justifier le retrait du brevet.

Le gouvernement, convaincu qu'une administration forte et une police vigilante extirperaient le libéralisme et feraient bon gré mal gré la France royaliste, ne négligea aucune occasion d'affirmer sans ménagement sa sympathie pour la contre-révolution. La famille royale souscrivit tout entière au monument que les royalistes lyonnais projetaient de consacrer à la mémoire de Précy, qui avait organisé la résistance de Lyon à la Convention. Le Roi, recevant un comité qui se proposait de dresser une statue à Pichegru, déclara qu'il verrait avec plaisir élever un monument à la mémoire d'un homme aussi recommandable. Les cendres de Voltaire et de Rousseau furent enlevées du Panthéon, qui devint une église. L'École de droit, toujours suspecte, fut fermée, à la suite de manifestations hostiles dirigées contre un professeur ultra-royaliste. Le titre de Grand maitre de l'Université fut donné à l'évêque de Frayssinous (1er juin), et, avec le titre, les attributions énumérées au décret de 1808, c'est-à-dire la nomination sans contrôle de tous les professeurs et administrateurs des lycées et des collèges. La première circulaire de Frayssinous définit avec précision le sens qu'il fallait attacher à sa nomination :

Je sais que mon administration doit être paternelle ; mais je sais aussi que la rigueur est mon premier devoir, et que la modération sans force n'est que de let pusillanimité. Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou de ne pas être dévoué à la famille régnante devrait bien sentir qu'il lui manque quelque choie pour Cire instituteur de la jeunesse. Il est à plaindre ; même il est coupable.

L'année précédente encore, le gouvernement avait défendu la cause de l'enseignement mutuel et même fondé à Paris une École normale élémentaire destinée à lui donner des maitres ; un relèvement de crédit demandé par la gauche pour l'enseignement primaire amena Corbière à déclarer que, la méthode nouvelle étant combattue par le clergé, le peuple en pouvait conclure qu'elle était hostile à la religion ; et cette considération suffit :à faire écarter la demande. L'École normale supérieure fut supprimée (6 septembre), puis, le 21 novembre, la Faculté de médecine de Paris fut fermée ; quand on la réorganisa, ce fut en éliminant les professeurs suspects de libéralisme. Les cours de Guizot et de Royer-Collard furent suspendus à la Faculté des lettres.

L'esprit d'envahissement et de domination du clergé se manifesta dans d'autres domaines. Dix-neuf évêques ou archevêques entrèrent à la Chambre des pairs. L'ordonnance du 12 novembre 1814 sur l'observation du dimanche fut rigoureusement appliquée par les tribunaux ; il convenait, comme l'expliquait le procureur général à la Cour de Cassation, de faire revivre le respect du septième jour ; il était dans le sentiment national : Si la Révolution l'a altéré, la Restauration l'a réveillé tout entier, et l'on ne doit pas craindre d'avoir trop à punir. Les Missions, appuyées par la force publique, devinrent plus agissantes ; on citait, en province, les conversions d'impies endurcis : Ils sortent de l'église, dit le Drapeau blanc, muets de ravissement, enivrés de délices inconnus, étonnés à force de félicité. Un mandement de l'archevêque de Toulouse demanda que l'état civil fût rendu au clergé, que le mariage civil et les articles organiques fussent abolis : déféré au Conseil d'État. le mandement fut déclaré d'abus, comme contraire aux lois du royaume ; mais l'arrêt reconnut aux évêques le droit de demander les améliorations et les changements qu'ils croient utiles à la religion (1823). Il fut proposé à la Chambre des pairs que le Roi pût autoriser les congrégations de femmes par simple ordonnance ; les députés repoussèrent le projet.

Certains royalistes estimaient qu'on ne viendrait à bout du parti libéral qu'en le dépouillant de la force qu'il tenait des souvenirs de la gloire républicaine et impériale. Ils rêvaient d'une politique belliqueuse qui donnerait du prestige à l'armée nouvelle, et qui satisferait l'amour-propre patriotique blessé par l'abstention de la France en matière de politique européenne depuis 1815. C'est sous leur influence que la Chambre avait voté l'adresse de 1821 contre la diplomatie hésitante et effacée de Richelieu : il l'allait que le nouveau ministère eût un programme de politique extérieure. Il donna un premier gage de ses intentions en envoyant Chateaubriand comme ambassadeur en Angleterre ; ce pays n'avait jamais caché son hostilité décidée à toute tentative d'intervention de la part de la France, Chateaubriand était, de tous les royalistes belliqueux, celui qui professait le plus ouvertement que la Restauration ne ferait en France et en Europe figure de gouvernement sérieux et durable que lorsqu'elle aurait eu sa guerre. Il fallait saisir la première occasion d'agir en Europe, sans timidité ; un grand parti, victorieux, responsable des destinées de la monarchie restaurée, devait avoir une politique étrangère, la proclamer et la pratiquer.

La révolte de la Grèce offrait à l'ambition des ultras une occasion inespérée de faire oublier l'effacement de la France depuis 1815 et l'inaction récente du roi de France en Italie. A peine le tsar eut-il, pour être agréable à l'Autriche, désavoué Ypsilanti, qu'il regretta les conséquences de son abstention : les massacres de chrétiens ordonnés par le sultan Mahmoud, la résistance courageuse des Grecs suscitèrent en Russie une émotion indignée. Un mois après avoir déclaré à Laybach les Grecs rebelles, Alexandre, prêt à la croisade contre les Turcs assassins des orthodoxes, sommait le Sultan (26 juin 1811) de relever les églises et d'arrêter les massacres ; le 8 août, il retirait son ambassadeur de Constantinople. La Sainte-Alliance qui avait abandonné les Grecs allait-elle charger le tsar de la police des Balkans contre les Turcs, ou du moins le laisser libre de la l'aire ? L'Angleterre se montra hostile, l'Autriche réservée ; la Prusse, qui d'abord inclinait à un partage de l'Empire ottoman, revint bientôt à Metternich. C'est en France seulement que le tsar rencontra une opinion disposée à le suivre A Paris, Pozzo di Borgo lit entrevoir à Monsieur la grandeur et le profit d'une action commune : la monarchie relevée aux yeux des Français, l'opposition désarmée ; à Pétersbourg, Alexandre offrait à la Ferronnays, notre ambassadeur, des colonies en Troade et en Anatolie. L'on rêvait déjà, dans le parti ultra, d'autres conquêtes ; Villèle, qui était alors le collaborateur de Richelieu, lui confiait la pensée cachée de ses amis de droite ; Rien en Orient ; la Belgique et la rive gauche du Rhin. Richelieu tombé, n'était-ce pas pour Villèle, pour Chateaubriand, pour toute la droite belliqueuse, le moment d'agir, de réaliser les espérances du parti. le vœu confus de la nation ? Fort de nos intentions, malgré, le refus des cabinets, je me chargerai seul de la tâche qu'il plaira à la Providence de m'imposer, déclara, le 14 janvier 1822, le tsar à la Ferronnays. Pouvait-on abandonner le tsar après avoir si longtemps négocié une alliance avec lui ?

Mais, subitement, toute cette flamme tomba : Alexandre, apprenant que les Grecs se constituaient, à l'assemblée d'Épidaure, en État indépendant, fit brusquement savoir, en février, qu'il maintiendrait la paix. A Paris, les ultras, mis en garde contre la cause des Grecs par l'enthousiasme unanime des libéraux, se demandaient depuis quelque temps s'ils ne s'engageaient pas imprudemment dans une cause révolutionnaire : C'est une insurrection, donc c'est mauvais, écrivait le Drapeau blanc ; ce sont des chrétiens qui veulent secouer le joug des musulmans, donc c'est bon. Et la Quotidienne : Les libéraux donnent la main aux Grecs. Entre les libéraux et les Turcs, il n'est pas aisé de choisir ; cependant les libéraux sont pires. Bonald, ayant écrit qu'un Turc ne saurait être un souverain légitime, fut vivement pris à partie par la Gazette de France, par les Débats, par le Moniteur ; c'était prêcher le droit à la révolte, la souveraineté du peuple : Grand Dieu, dit le Moniteur, est-ce sous la Restauration et sous la légitimité que nous vivons !

C'est pourquoi le gouvernement de Villèle, le parti royaliste et Monsieur renoncèrent sans trop de peine ni d'embarras à une affaire qui, à la regarder de près, leur semblait chaque jour moins belle, et que l'abstention du tsar faisait chimérique. Les événements d'Espagne se produisirent à propos pour leur fournir un champ de bataille mieux approprié à leurs principes, et d'accès plus facile.

Depuis l'insurrection de Riego en 1820, le roi d'Espagne Ferdinand VII avait laissé le pouvoir au chef des libéraux modérés Martinez de la Rosa, mais il le tolérait à contre-cœur, avait quitté Madrid et, retiré à Aranjuez, conspirait contre son ministère. Une insurrection absolutiste organisée par Quesada, en Catalogne, en Navarre, en Aragon, des troubles dans le Midi, des mouvements populaires à Madrid lui faisaient espérer une prochaine et nouvelle guerre civile d'où il sortirait vainqueur. Le 30 mai 1822, jour de sa fête, à Aranjuez, des paysans l'acclamèrent aux cris de : Vive le roi absolu ! le 21 juin, les insurgés du Nord s'emparèrent d'une ville forte de Catalogne, la Seu d'Urgel. Quand Ferdinand vint à Madrid le 30 juin pour clore la session des Cortés, sa garde se souleva, retint les ministres prisonniers au palais, et le 7 juillet prit l'offensive contre la milice. Mais il n'eut pas le courage de se mettre à la tête des absolutistes ; la garde fut vaincue et dut capituler. Ces nouvelles avaient ému la presse royaliste de Paris ; les premiers succès des bandes catalanes avaient fait dire à la Quotidienne : Quel admirable spectacle ! Pour qu'un peuple entier se soulevât contre l'anarchie, il a suffi d'élever au milieu de lui l'image d'une croix ; puis les événements de Madrid excitèrent sa colère : Guerre contre les rebelles d'Espagne ! c'est-à-dire contre le gouvernement libéral qui se défendait contre des insurgés ; le roi Ferdinand est prisonnier, comme Louis XVI... Des appels à l'étranger partirent de la Seu d'Urgel. Le roi suppliait les puissances par l'intermédiaire de son cousin le roi de Naples de l'arracher à la captivité où il était retenu. Qu'allait faire la France ?

Le gouvernement de Richelieu avait timidement encouragé à ses débuts le régime constitutionnel espagnol ; puis, devant l'hostilité déclarée du tsar, il avait cessé de le soutenir. Une épidémie de fièvre jaune ayant éclaté en Espagne, il établit le long des Pyrénées un corps de troupes chargé de protéger la France contre la contagion. Après la chute de Richelieu, quand ce cordon sanitaire cessa d'être utile, il devint, pour ses successeurs, une armée d'observation (1er octobre 1822). La France était ainsi prête à la guerre, au moment où, sur la proposition d'Alexandre, les diplomates de l'Europe allaient se réunir en congrès à Vérone pour traiter de l'insurrection grecque et des affaires d'Espagne. Comme l'Autriche et la Russie étaient décidées à abandonner les Grecs révoltés, il ne pouvait guère y être question que de Ferdinand VII. Pour les cours continentales, il ne s'agissait pas de savoir si la Sainte-Alliance le délivrerait ou le laisserait aux mains des libéraux, mais comment et par qui sa libération serait faite. L'opinion de l'Angleterre, jusqu'alors assez réservée, avait donc une valeur exceptionnelle. Seule parmi les grands États ; elle ne désirait ni sauver Ferdinand, ni lui désigner un libérateur. Elle envisageait toute intervention armée en Europe avec défiance ; en Espagne, où elle pouvait craindre de voir cette intervention s'étendre aux colonies d'Amérique dont la révolte était profitable à son commerce, sa défiance était encore plus ombrageuse. Une circonstance imprévue, la mort de Castlereagh et l'arrivée au pouvoir de Canning, la fit nettement hostile à toute entreprise dans la Péninsule.

Le cabinet tory qui avait accepté la mission de liquider les charges de la longue guerre soutenue contre la France était resté depuis huit ans fidèle à une politique pacifique. Les circonstances que traversait l'Angleterre la lui imposaient. La fin du régime napoléonien sur le continent, la brusque renaissance de l'activité industrielle et agricole de l'Europe avaient déterminé en Angleterre une crise économique et sociale. Pour se protéger contre la concurrence des marchés étrangers rouverts, les propriétaires de terres avaient fait voter en 1815 la loi sur les blés (corn law) qui, en prohibant les importations, maintenait à un prix élevé et rémunérateur les céréales anglaises. La cherté de la vie, encore accrue par le poids des impôts qui portaient sur la plupart des objets de consommation, provoqua maintes révoltes de la misère à Londres et dans les comtés (1816-1817). Les whigs et les torys du Parlement, qui, en vertu du système électoral régnant, ne représentaient dans la nation que les propriétaires, avaient un intérêt égal à maintenir un régime économique dur aux classes inférieures, tandis que la misère poussait celles-ci à réclamer un changement constitutionnel qui leur permit d'envoyer au Parlement des défenseurs des intérêts populaires. Ainsi la victoire des tores sur Napoléon risquait de préparer leur défaite politique et d'entraîner l'Angleterre dans les risques d'une réforme qui bouleverserait les fondements les plus anciens de sa vie publique. Les doctrines démocratiques qui, sous la forme que leur avait donnée la Révolution française, avaient fait horreur à la gentry anglaise, ne lui apparaissaient pas sous de plus favorables couleurs maintenant qu'elle y apercevait une machine de guerre dirigée contre ses privilèges politiques et contre sa fortune privée. Elle se défendit avec une sorte de fureur par des mesures d'exception, suspension de l'habeas corpus, peine de mort contre les fauteurs de séditions. Le massacre de Manchester et les six actes qui le suivirent — perquisitions, saisie des libelles séditieux, transportation pour les récidivistes, droit de timbre sur les brochures, restriction du droit de réunion — rétablirent l'ordre, mais la répression brutale ne guérissait pas le mal. C'est dans une activité économique nouvelle qu'il fallait chercher des marchés, des clients qui procureraient du travail aux ouvriers des fabriques de l'Angleterre et des salaires aux matelots de sa flotte.

Aussi l'insurrection des colonies espagnoles de l'Amérique avait-elle rencontré chez les Anglais une sympathie immédiate et durable. Les navires anglais approvisionnaient les insurgés de Caracas, de Buenos-lyres, de la Guayra ; des explorateurs anglais parcouraient ces pays que leurs maîtres espagnols n'avaient pas su exploiter ; ils étudiaient les gisements de minerais, découvraient une fortune qui serait prompte à jaillir du sol. De la Jamaïque voisine et de Londres même parlaient des vivres, des armes et aussi des officiers et des soldats. Fort de cet appui, tout le Sud du continent américain, d'abord hésitant, se joignit au Nord dans le même élan ; la République Argentine se constitua au moment même on le Mexique proclamait son indépendance (février 1821). Jamais révolte plus utile ne survint plus à propos pour les Anglais. Elle leur ouvrait, sans risque, un immense empire commercial, un second Indoustan. Que personne en Europe ne tente, par une intervention armée ou par une simple médiation, d'arrêter un mouvement qui sauve l'Angleterre de la misère et de la démocratie : c'est l'article essentiel de la politique du cabinet tory. Si, aux yeux des cours de l'Europe, les libéraux espagnols sont des fauteurs de désordre et de révolution, les Anglais voient en eux les garants de leur liberté d'action en Amérique : car personne. ni souverain, ni gouvernement n'aidera l'Espagne à reconquérir ses colonies si l'Espagne est gouvernée par les libéraux. Au contraire, restaurer l'absolutisme de Ferdinand, c'est le premier acte d'une guerre qui peut avoir son dénouement au delà des mers. L'Angleterre y est résolument opposée : elle veut la paix en Europe, pour que les colonies achèvent de conquérir leur indépendance sous sa protection.

Mais comment concilier ce système politique, purement anglais, dont l'unique objet est de servir les intérêts anglais, avec les dispositions que montre l'Europe, alors que la Russie prépare une lutte générale contre le libéralisme, que l'Autriche met la main sur l'Italie, que la France rêve de gloire et de batailles ? Où, l'Angleterre trouvera-t-elle la force d'imposer sa méthode et ses vues ? Chaque jour, son gouvernement s'affaiblit ; s'il a réussi à écarter par la force une réforme électorale qui l'eût rapproché de la nation, la reprise des affaires, la prospérité même sur laquelle il compte pour anéantir le parti réformateur n'a fait que le compromettre davantage. Chaque jour apparaissent en plus vive lumière les inégalités choquantes créées par une coutume vieillie, usée, discréditée ; combien de bourgs pourris sans électeurs pour un Birmingham qui a 100.000 habitants sans un seul député ! Une Angleterre nouvelle est née, grandit, que le Parlement ignore, que le gouvernement affame. Scandale qui émeut à tel point les privilégiés eux-mêmes que des dissidences éclatent dans le parti tory : eu 1821, Peel et Canning se séparent de Castlereagh, condamnent publiquement l'égoïsme de son protectionnisme économique et de son conservatisme politique ; tandis que, chez les whigs, Brougham et lord Russell dénoncent la timidité d'une politique extérieure qui, en face d'une Europe frémissante de passions libérales et de réactions contre-révolutionnaires, laisse l'Angleterre isolée, indifférente, muette, humiliée, au second rang.

 Le suicide de Castlereagh permit au gouvernement anglais de prendre une attitude plus ferme ; on l'attribua au chagrin qu'il avait ressenti en voyant son système attaqué, presque ruiné dans l'opinion anglaise ; il marque la chute du système lui-même. Canning le remplace aux Affaires étrangères et Wellington va représenter à sa place l'Angleterre au congrès de Vérone. Il y trouve (12 octobre) une diplomatie européenne à peu près d'accord pour laisser la France envoyer une armée en Espagne. Le ministre français des Affaires étrangères, Montmorency, qui subventionnait secrètement par l'intermédiaire de Franchet d'Espérey, directeur de la police, les absolutistes insurgés, représente à Vérone la droite belliqueuse, les ultras les plus ardents. Avec lui sont Chateaubriand, ambassadeur à Londres, la Ferronnays, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, Caraman, ambassadeur à Vienne, Rayneval, ambassadeur à Berlin. Tous sont impatients de donner enfin de la gloire à leur Roi, et, sans hésiter, ils vont outrepasser les instructions prudentes de leur chef.

Villèle, inquiet des visées de l'Angleterre, était avant tout attentif à ne lui fournir aucun prétexte à intervenir officiellement en faveur des rebelles américains. Les agents diplomatiques français devaient, avant de s'engager dans une politique belliqueuse, s'assurer du consentement de l'Angleterre et, en tout cas, garder leur liberté d'action, ne se laisser lier par aucun mandat de l'Europe : La France, étant la seule puissance qui doive agir par ses troupes, sera seule juge de cette nécessité. Villèle songeait même à demander au Congrès une reconnaissance officielle de l'indépendance des colonies espagnoles qui lui eût permis de conclure avec elles des traités de commerce. Montmorency ne tint aucun compte de ces précautions et de ces prudences ; il posa dès les premiers jours, dans une communication verbale, la question de la guerre : La France doit prévoir comme possible, peut-être comme probable, une guerre avec l'Espagne ; cette guerre sera défensive, sans doute, puisqu'elle ne peut que répondre à l'agression que méditent les révolutionnaires espagnols, ou aux violences qu'ils pourraient faire subir à la personne du roi, Puis, il demanda aux puissances quelle serait leur attitude au cas où la France retirerait son ambassadeur de Madrid ; car leur appui était nécessaire pour inspirer un salutaire effroi aux révolutionnaires de tous les pays. La Prusse, l'Autriche et la Russie promirent de retirer leurs ambassadeurs si la France prenait l'initiative de la rupture ; l'Angleterre protesta, refusa de les suivre, mais la guerre était devenue probable, presque certaine.

Montmorency revint à Paris en novembre. Chateaubriand, qui prit, après son départ, la direction des pourparlers, acheva l'œuvre de Montmorency. M. de Villèle et moi, avoua-t-il plus tard, nous avions chacun une idée fixe : je voulais la guerre, il voulait la paix. N'est-ce pas l'occasion de donner aux Bourbons une armée capable de défendre le trône et d'émanciper la France ? Le tsar l'encourageait dans son attitude belliqueuse, mais pour des raisons tout autres : fidèle à la politique d'intervention contre-révolutionnaire, il distinguait en Espagne un grand devoir européen à remplir. Et il flattait Chateaubriand, en lui livrant, dans le particulier, le secret des sacrifices que son gouvernement avait faits à sa grande pensée :

Il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe, prussienne, autrichienne ; il n'y a plus qu'une politique générale, qui doit, pour le salut de tous, être admise en commun par les peuples et par les rois. C'est à moi de me montrer convaincu des principes sur lesquels j'ai l'ondé l'Alliance. Une occasion s'est présentée : le soulèvement de la Grèce. Rien, sans doute, ne paraissait être plus dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opinion de mon pays qu'une guerre religieuse contre la Turquie ; mais j'ai cru remarquer dans les troubles du Péloponnèse le signe révolutionnaire : dès lors, je me suis abstenu.

Le Congrès termina ses séances le 14 décembre Villèle pourtant résistait encore, et, tâchant de gagner du temps, laissait à Madrid son ambassadeur. Les menaces anglaises l'inquiétaient, Brougham, chef des whigs, déclarait : Si le canon retentit sur la Bidassoa, nous ne resterons pas neutres, et Canning affirmait à l'agent diplomatique de France, Marcellus : L'Angleterre est prête à soutenir la guerre. Mais les attaques de la droite belliqueuse de la Chambre troublèrent Villèle davantage encore. Montmorency, stupéfait de le trouver si froid, et se jugeant désavoué, ayant donné sa démission (25 décembre), Villèle n'essaya plus de temporiser et livra les Affaires étrangères à Chateaubriand. L'ambassadeur de France à Madrid fut rappelé (18 janvier) : et, dans le discours du trône qui ouvrit la. session de 1833, Louis XVIII déclara :

Cent mille Français... sont prêts à marcher en invoquant le nom de Saint Louis pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils d'Henri IV.... Que Ferdinand VII soit libre de donner à ses peuples les institutions qu'ils ne peuvent tenir que de lui et qui, en assurant leur repos, dissiperaient les tristes inquiétudes de la France : dès ce moment, les hostilités cesseront.

Les adresses votées par les Chambres (cinquante-trois voix de majorité aux Pairs, cent voix à la Chambre des députés) approuvèrent la politique du ministère. Il demanda cent millions de crédits extraordinaires. Le débat fut passionné. Chateaubriand avoua que la France n'avait contre l'Espagne d'autre grief que l'attitude révolutionnaire prise par le parti libéral à l'égard de Ferdinand ; Manuel ayant rappelé dans sa réponse que l'intervention étrangère avait été cause de la condamnation de Louis XVI, la droite éclata eu fureur et saisit l'occasion, depuis longtemps cherchée, de se débarrasser de ce Vendéen libéral, dont la présence à la Chambre était considérée comme un scandale : Si l'Ordre des avocats, dit le Drapeau blanc, a le droit de rayer du tableau ceux de ses membres qu'il juge indignes d'y être inscrits, pourquoi la Chambre des députés n'aurait-elle pas le même droit ? Manuel fut expulsé et exclu des séances jusqu'à la fin de la session. Soixante députés de gauche le suivirent et cessèrent de siéger ; le centre gauche resta présent, mais ne prit plus part aux délibérations.

La guerre (avril-novembre 1823) n'offrit aucune difficulté. L'avinée française eut contre elle la plupart des villes incapables de se défendre, et pour elle les paysans et les moines ; c'était la situation de 1808 retournée Ces circonstances lui permirent d'avancer à son gré. L'armée franchit la Bidassoa le 7 avril. Une légion de 150 réfugiés français se présenta avec le drapeau tricolore, espérant que les soldats du duc d'Angoulême s'arrêteraient en le voyant. On dispersa la légion à coups de canon. Burgos fut occupé le 6 mai, Madrid le 23, une Régence y fut instituée pendant la captivité du roi. Les Cortès, qui s'étaient réfugiées à Séville en entraînant Ferdinand, partirent pour Cadix. Des deux armées libérales qui opposèrent une résistance, l'une, celle de Ballesteros, capitula après avoir été battue à Campillo d'Arenas (26 juillet), l'autre, celle de Mina, qui opérait en Catalogne, organisa une guérilla et resta insaisissable jusqu'à la soumission des Cortès. Le duc d'Angoulême marcha sur Cadix ; les forts du Trocadéro et de Sailli Petri furent enlevés (31 août et 21 sept.) et la défense de la ville devint impossible ; Riego, avec une bande de partisans, essaya vainement de faire une diversion pour la sauver : les Cortès capitulèrent (30 sept.). Ferdinand était délivré.

A mesure que l'armée française avançait en Espagne, les absolutistes opéraient la contre-révolution, pillant, massacrant les negros, tant et si bien que le due d'Angoulême regretta d'avoir imprudemment confié le pouvoir à la Régence de Madrid. Le 8 août, il reprit le gouvernement par l'ordonnance d'Andujar, qui interdit aux autorités espagnoles toute arrestation sans la permission des commandants français, plaça les journaux sous leur surveillance et ordonna la mise en liberté des détenus politiques. Les absolutistes espagnols crièrent à la tyrannie, et le duc, sur des ordres venus de Paris, retira l'ordonnance. Quand Ferdinand quitta Cadix après avoir promis une amnistie générale, le duc lui conseilla la modération ; il répondit par un décret qui annulait tous les actes du gouvernement depuis le 7 mars 1820 jusqu'au ter octobre 1823 ; le décret était contresigné de son confesseur. Le duc n'osa pas protester. Il partit, laissant l'Espagne en pleine terreur apostolique. La société de l'Ange exterminateur, les juntes de purification, firent la chasse aux libéraux, massacrant, pillant, torturant. Une amnistie imposée par la France (17 févr. 1824) n'arrêta ni les condamnations prononcées par des commissions militaires ni les exécutions.

A Paris, le duc d'Angoulême fut reçu en triomphateur ; les charbonniers, corporation qui se piquait de royalisme, promenèrent son buste ; on donna de grandes fêles ; il y eut Te Deum à Notre-Dame et illuminations : l'enthousiasme des corps constitués se manifesta par des adresses ; les troupes défilèrent sous l'Arc de l'Etoile. Ce qui me fâche et m'inquiète dans tout ceci, disait Oudinot, qui avait pris part à l'expédition, c'est que ces gens-là croient avoir lait la guerre.

Les résultats de la guerre d'Espagne trompèrent l'attente de ceux qui l'avaient voulue et décidée. La gloire d'avoir écrasé la Révolution et rétabli Ferdinand apparut médiocre ; le gouvernement ne trouva pas dans sa victoire le prestige européen que Chateaubriand avait annoncé et que la droite avait escompté La France ne conserva aucune situation privilégiée en Espagne. Le corps d'occupation qu'elle y laissa jusqu'en septembre 1828 ne servit qu'à protéger la politique et la personne de Ferdinand, que toute l'Europe méprisait. Il eût fallu, pour faire œuvre durable en Espagne, imposer une ligne de conduite au gouvernement du roi, mais Villèle, satisfait d'être sorti sans accident d'une aventure dans laquelle il n'avait jamais vu que des embarras possibles, se refusa à faire de cette victoire le point de départ d'une politique extérieure belliqueuse : la guerre d'Espagne resta un épisode, un accident, entre deux périodes de paix.

L'Angleterre se rassura ; la menace d'une alliance franco-russe l'avait empêchée d'intervenir par les armes ; un grand débat eu lieu à la Chambre des communes : l'opposition flétrit Ferdinand VII, l'infamie du gouvernement français, sa duplicité, sa perversité. mais personne ne demanda la guerre Canning démontra que, entre les révolutionnaires et les absolutistes qui se disputaient le continent, il n'y avait pas pour l'Angleterre de plus beau rôle que de rester neutre. Et la paix générale ne fut pas troublée

Cette démonstration ultra-royaliste coûta cher. Le ministre de la Guerre, duc de Bellune, avait été incapable d'assurer l'approvisionnement du corps expéditionnaire ; au dernier moment l'armée, faute de voitures, de chevaux de trait. de caissons pour transporter ses inanitions, ses vivres, ses armes de rechange, faillit ajourner à trois mois le passage de la Bidassoa. On eut recours à un spéculateur nominé Ouvrard, que ses entreprises et ses démêlés avec la justice avaient rendu célèbre sous l'Empire. Il était alors en état de suspension de paiements et privé du droit de signer un marché de son nom. On mit à sa disposition tons les approvisionnements réunis dans les divisions militaires de Toulouse et de Bordeaux, et les sommes nécessaires pour faire des achats sur le territoire espagnol. Trois jours après l'arrivée d'Ouvrard à Bayonne, l'armée franchit la frontière, mais la campagne, au lieu des cent millions prévus, en coûta 207, qui restèrent entièrement à la charge de la France. Villèle demanda à l'Espagne de solder au moins les frais d'entretien du corps d'occupation ; il obtint des promesses, des signatures au bas de nombreux contrats, mais pas d'argent. Après le retour définitif des troupes françaises, tous ces contrats furent fondus en un seul, le 30 décembre 1828 ; la créance de la France fut réduite à 80 millions de francs (320.000.000 réaux), portant intérêt à 3 p. 100, que l'Espagne inscrivit sur son Grand Livre et qu'elle s'engagea à amortir à raison de 1 600.000 francs par an. Le service des intérêts et de l'amortissement fut fait régulièrement jusqu'au 1er janvier 1835 : puis le gouvernement espagnol, qui devait encore 69.567.030 francs (278.268.123 réaux), cessa de payer pendant 27 ans ; En 1862, le gouvernement français consentit à lui en donner quittance moyennant l'inscription d'un capital nominal de 47 728 140 francs de rente consolidée, faisant un capital réel de 25 millions.

La guerre d'Espagne ne modifia pas sensiblement la situation respective des partis en France : les libéraux en conçurent une haine plus vive encore contre les Bourbons ; ils craignirent qu'elle ne fût le point de départ d'une nouvelle réaction, plus violente, vers l'ancien régime : Les résultats de la guerre d'Espagne, écrivait dans un rapport secret le procureur général de Lyon Courvoisier, laissent dans l'horizon quelque chose de vague et de sinistre... on craint des soulèvements dans l'intérieur. On voit la haine populaire et les vengeances... on excite les paysans contre les nobles et les prêtres, qu'on leur désigne comme les auteurs de la guerre d'Espagne, on leur persuade qu'en cas de succès, le but est de reprendre les biens nationaux et de rétablir l'ancien régime. Cette guerre ne donna pas aux Français le sentiment de la gloire reconquise. Le duc d'Angoulême ne passa pas pour un grand général. On le chansonna abondamment en province. L'air de Mabrouk revint à la mode. C'était, au théâtre, la réponse des libéraux à l'orchestre qui jouait Vive Henri IV. Mais ni la colère des libéraux ni leurs manifestations ne changèrent rien à la situation de leur parti, qui était mauvaise. Le gouvernement restait le maitre des élections. La confection des listes électorales, qui laissait aux préfets les radiations arbitraires et les inscriptions illégales, la pression exercée sur les fonctionnaires et la fraude dans le dépouillement du scrutin transformaient en victoire chaque bataille indécise et même les défaites probables. Tous ceux qui dépendent de mon ministère, disait au moment des élections de novembre 1822 une circulaire de Villèle, doivent pour conserver leurs emplois contribuer dans la honte de leurs droits au choix des députés sincèrement attachés.... L'ancien ministre Louis ayant, dans un bureau électoral à Paris, réclamé le droit de surveiller le dépouillement, fut rayé de la liste des ministres d'État. Les électeurs soucieux de ne point passer pour hostiles votèrent à bulletin ouvert. Huit députés de gauche seulement furent réélus, sur 86 sièges à pourvoir. Ce succès décida le gouvernement à dissoudre la Chambre pour procéder à des élections générales qui anéantiraient le parti libéral (24 décembre 1823). Les royalistes étaient stars de vaincre cette fois le libéralisme, puissance mensongère et factice. A l'aide d'une administration forte et sage, écrivit le procureur général de Dijon, la France redeviendra peu à peu, et tout entière, bon gré mal gré royaliste.

Dans ces élections générales, le ministère employa avec une vigueur inusitée les instruments habituels de pression et de fraude, Les listes électorales devaient être établies sur les rôles de l'impôt de 1824 ; on les publia assez tard pour que les électeurs omis n'eussent pas le temps de réclamer. Dans certains départements, la liste ne fut communiquée que le jour du scrutin ; les préfets avaient ajouté ou retranché des noms à leur fantaisie. Des circulaires ministérielles rappelèrent une fois de plus leur devoir aux fonctionnaires. Peyronnet, garde des sceaux, écrivit, le 20 janvier, aux procureurs :

Quiconque accepte un emploi contracte en même temps l'obligation de consacrer au service du gouvernement ses efforts, ses talents, son influence ; c'est un contrat dont la réciprocité forme le lien. Si le fonctionnaire refuse au gouvernement les services qu'il attend de lui, il trahit sa foi et rompt volontairement le pacte dont l'emploi qu'il exerce avait été l'objet ou la condition. C'est la plus certaine et la plus irrévocable des abdications. Le gouvernement ne doit plus rien à celui qui ne rend pas ce qu'il lui doit.

Le baron de Damas, ministre de la Guerre, parla avec une égale clarté à ses subordonnés :

Je vous prie, si votre intention est, comme j'ai tout lieu de le croire, de vous rallier à ceux qui voteront pour lus honorables candidats présentés par le gouvernement, de me mander que vous en prenez l'engagement. Je ne vous dissimulerai pas que tout autre vote, même en faveur d'un candidat connu par son attachement au gouvernement du Roi, ne pourrait être considéré que comme hostile, parce qu'il tendrait à troubler l'unanimité de l'harmonie lui est à désirer de voir régner parmi les électeurs.

Ces circulaires furent diligemment commentées et précisées par les procureurs généraux et par les chefs de corps. Les fonctionnaires protestèrent de leur obéissance : En aucun temps, écrit un magistrat, je n'ai voté en faveur des ennemis du pouvoir. C'était la réponse de tous. Les propriétaires d'offices, notaires, avoués, huissiers, furent priés d'user de leur influence et de leur crédit pour diriger dans le sens des bonnes doctrines les votes de leurs clients, sous peine de voir leur conduite signalée. Il arriva que les curés et les desservants fussent requis par les procureurs de les renseigner sur l'opinion des électeurs de leurs paroisses. Les préfets usèrent de moyens qui, au dire du Premier président de la cour de Grenoble, étaient peu délicats. Le sort de l'arrondissement, écrivit le préfet de Laon aux électeurs, est entre vos mains. Du parti que vous allez prendre résultera votre salut ou votre perte. Faire un choix offensant pour la Majesté Royale, c'est renoncer à jamais aux grâces d'un gouvernement paternel, mais juste, et qui est nécessairement sévère lorsqu'il est outragé.

Les électeurs votèrent pour le gouvernement. L'opposition de gauche n'eut qu'une quinzaine de sièges sur 430. Dans l'immense majorité de droite, 264 sièges appartinrent à des fonctionnaires du roi : 87 maires ou adjoints, 10 préfets et 2 secrétaires généraux, 5 sous-préfets, 9 conseillers de préfecture, 48 magistrats, 10 conseillers d'État, 6 maîtres des requêtes, 49 officiers, 38 directeurs ou employés d'administrations diverses. Voilà donc la France déblayée, écrivit la Quotidienne. L'œuvre des royalistes n'est pas finie, elle commence. Pour assurer la durée de l'œuvre royaliste, il fallait garantir le parti contre les accidents électoraux, toujours possibles avec le système du renouvellement annuel par cinquième ; Villèle fit voter la septennalité de la Chambre élue (juin). La Charte était modifiée une fois de plus ; mais le parti royaliste pouvait compter sur l'avenir.

 

 

 



[1] La censure en 1820 et 1821, par A. Crémieux, 1912, donne tout le détail des opérations des censeurs et du conseil de surveillance, et de la résistance des journaux. Cf. La censure théâtrale sous la Restauration, par Claude Gével et Jean Rabot (Revue de Paris, 1913).

[2] C'est à cette occasion que la Commission de l'Instruction publique prit le nom le Conseil royal.