HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1816-1828).

CHAPITRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT DES ROYALISTES MODÉRÉS (1816-1820).

 

 

I. — L'ŒUVRE LÉGISLATIVE DU PARTI CONSTITUTIONNEL.

LA dissolution fut accueillie avec satisfaction à l'étranger par les gouvernements alliés, avec joie en France par les constitutionnels et les libéraux. La nation se sentit délivrée de la menace obsédante de l'ancien régime. Richelieu fut acclamé à l'Opéra, et la rente monta de trois francs. Les ultras tout entiers à la préparation de nouvelles victoires, Monsieur, occupé à dresser la liste des prochains ministres, exprimèrent leur stupéfaction et leur colère. Chateaubriand donnait à l'impression la Monarchie selon la Charte le jour même où paraissait l'ordonnance. C'était comme un manuel du régime parlementaire à l'usage des royalistes ; il y résumait les arguments, devenus familiers au parti ultra-royaliste, sur le droit des majorités, sur la responsabilité politique du gouvernement devant la Chambre des députés organe de l'opinion populaire, sur l'obligation pour le Roi de laisser gouverner les ministres qui avaient la confiance de la Chambre. Nul doute que la majorité de 1815 ne représentait l'opinion dominante des Français : d'ailleurs disait Chateaubriand, s'il n'y a pas de royalistes en France, il faut en faire. Le moyen est simple :

Un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie el un commandant des cardes nationales, que ces sept hommes soient à Dieu et au Roi, je réponds du reste.

Ainsi la Contre-révolution sera faite, qui dénoncera et déjouera la conspiration morale des intérêts révolutionnaires, c'est-à-dire l'association naturelle de tous les hommes qui ont à se reprocher quelque crime ou quelque bassesse, en un mot, la conjuration de toutes les illégitimités contre la légitimité. L'ordonnance publiée, Chateaubriand avait perdu sa peine. Son dépit douloureux éclata dans un post-scriptum ; Vive le Roi quand même ! Et comme il n'eût pas été prudent, dans la bataille électorale prochaine, de combattre ouvertement le Roi, Chateaubriand insinuait, non sans ironie :

On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité de ses vues et la profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France satisfaite lui renverrait ces mêmes députés dont il était  si satisfait... et qu'alors, il n'y aurait plus moyen de nier la véritable opinion de la France.

La lactique des ultras imita l'attitude de Chateaubriand : ils donnèrent à entendre que le Roi avait cédé à des préoccupations secrètes, peut-être aux menaces des Puissances, mais qu'au fond, il désirait la réélection de l'ancienne majorité ; et l'attaque fut tonte dirigée contre les ministres. On accusait, avoue l'ultra-royaliste Ferrand, Lainé de vouloir rétablir la république et Decazes de vouloir ramener Napoléon et son fils. On mena surtout, au dire de Pasquier, une guerre à mort contre Decazes. Celui-ci tint tête aux attaques avec une vigueur et une audace qu'on ne s'attendait pas à rencontrer chez un ministre. La brochure de Chateaubriand fut saisie, sous le prétexte que l'imprimeur, sans doute pour en hâter la diffusion, avait omis de remplir, avant de la mettre en vente, les formalités de la loi du 21 octobre 1814. Le Roi, violemment irrité contre l'écrivain, le révoqua de ses fonctions de ministre d'État. Puis Decazes donna l'ordre de suspendre l'application de la loi sur la liberté individuelle ; la plupart des suspects placés en surveillance hors de leurs départements furent autorisés à y rentrer : c'était faire appel au concours des libéraux contre les royalistes. Les journaux ultras furent invités à se taire ; la censure fut confiée à un jeune professeur de tendances libérales, Villemain, qui, dans une brochure sur Le Roi, la Charte et la monarchie, venait de réfuter Chateaubriand en lui reprochant de rajeunir les théories de Benjamin Constant. Le Moniteur attaqua résolument, la politique ultra-royaliste :

Le royalisme n'est pas une frénésie.... Le temps des délations est passé. C'est déshonorer le règne de Titus que de reproduire les manœuvres de celui de Tibère. Point de réaction !

Mais Richelieu restait attaché au parti qu'il venait d'abattre, et les autres ministres, effrayés de l'audace de Decazes, entrai évent son énergie. On omit de prendre toutes les précautions qui eussent efficacement empêché la réélection des ultra-royalistes. Les préfets étaient pour la plupart leurs amis : on n'osa en révoquer que deux. Lainé leur laissa le soin de désigner les présidents des collèges d'arrondissement, et beaucoup choisirent les députés sortants. L'ordonnance leur conservait la faculté d'adjoindre aux collèges des membres de leur choix : Decazes se contenta de leur recommander de ne pas user de leur droit de haute police pour empêcher certains électeurs de voter. Le ministre n'osa pas éliminer tous les ultras de la liste des présidents de collèges de département. Le résultat de ces demi-mesures fut qu'en province on ne sut que penser des intentions du gouvernement. Les fonctionnaires ignoraient ce qu'on attendait d'eux ; au point que le préfet de la Dordogne fit circule' un pamphlet ayant pour titre : Têtes à couper ; il s'agissait des têtes des ministres.

Les ultras furent battus à Paris et dans les départements du Nord et de l'Est ; le Midi leur resta, le Centre et l'Ouest se partagèrent. La nouvelle majorité, qui comptait 160 membres sur 262, se composait de royalistes constitutionnels et modérés, auxquels s'adjoignaient quelques libéraux élus sous le nom d'indépendants. Le Roi constata sa victoire dans le discours du trône où l'on vit l'expression de sa pensée personnelle, et annonça qu'il se tiendrait dans la ligne politique qu'il avait adoptée :

Que mon peuple soit bien assuré de mon inébranlable fermeté pour réprimer les attentats de la malveillance et pour contenir les éclats d'un zèle trop ardent.

Les constitutionnels conservèrent la majorité et le pouvoir pendant trois ans et demi, de septembre 1816 à février 1820. Ils votèrent la loi électorale (1817) ; ils réorganisèrent l'armée par la loi militaire : ils réglèrent la situation financière et obtinrent la libération du territoire (1818) ; ils mirent fin au régime provisoire et exceptionnel de la presse en fixant par une loi les limites de sa liberté (1819).

 

La loi électorale, œuvre de Lainé, ministre de l'Intérieur, l'ut discutée à la Chambre du 26 décembre 1816 au 8 janvier 1817. Elle se bornait à ajouter au texte de la Charte les précisions et les développements nécessaires. Tout Français, âgé de trente ans, payant 300 francs de contributions directes, est électeur. Le préfet dresse la liste des électeurs de chaque département ; ils se réunissent en un collège unique au chef-lieu sur convocation royale ; le président du collège est nominé par le Roi. Les électeurs nomment directement pour la première fois depuis 1789 — et au scrutin de liste les députés à élire dans le département. La loi ne faisait mention ni du renouvellement par cinquième, ni du cens (1.000 francs), ni de l'âge (40 ans) des éligibles, fixés par la Charte.

Les ultras comparèrent Lainé, auteur du projet, à Lafayette, à Carnot ; il n'était pas d'injure plus grave.

Si l'on adopte la loi, dit Bonald, on aura une Chambre démocratique prise dans les classes inférieures de la propriété, et l'équilibre entre les pouvoirs sera rompu. Par cette loi, née des habitudes révolutionnaires, un exclut de fait les chefs de la propriété, et, dans l'armée destinée à repousser l'invasion des prolétaires, on place l'autorité dans la main des simples soldats.

En réalité, 90.000 personnes réunissaient les conditions de l'électorat, et 16.000 celles de l'éligibilité. Mais la loi. en établissant le suffrage direct, trompait l'attente des ultras, et leur ôtait l'espoir d'exercer une influence décisive sur les paysans groupés en collèges primaires de canton et d'arrondissement ; elle donnait au gouvernement, qui dressait les listes et nommait les présidents, une influence décisive. Villèle reprit avec franchise l'argument démocratique qui avait déjà servi en 1816 :

Plus vous vous éloignerez du point où vous vous êtes arrêtés, plus vous rendrez à la garantie de la fortune que vous cherchez la force tutu votre système lui enlève. Si vous aviez étendu votre système en descendant au-dessous des imposés à 300 francs pour faire élire les électeurs, vous admis au droit de choisir les boulines qui exercent une industrie... qui sont les auxiliaires naturels des possesseurs des grandes propriétés et des grandes fortunes. Vous auriez certainement augmenté l'influence de la fortune sur les élections, et mieux atteint. le but que vous vous proposez, puisque c'est dans la fortune que vous cherchez une garantie.

D'autres alléguèrent l'impossibilité, pratique de réunir tant d'électeurs au chef-lieu, le danger de faire alitant de foyers révolutionnaires que de collèges. Les libéraux et les constitutionnels défendirent le projet pour les raisons mêmes qui le rendaient populaire dans le pays et qui exaspéraient les ultras ; ce qui faisait dire au Journal général :

La loi sur les élections offre une singularité remarquable ; elle obtient l'assentiment presque général de ceux qu'elle exclut des fonctions d'électeur, et la plus (orle opposition qu'elle rencontre vient de quelques grands propriétaires à qui elle garantit non seulement le droit d'élire, mais le droit d'être élus.

La loi fut votée à la Chambre des députés par 132 voix contre 100 : aux Pairs, après cinq jours de discussion (24-29 janvier), par 95 voix contre 77.

Battus dans les deux Chambres, les ultras tentèrent d'intimider le Roi. Monsieur et ses enfants lui écrivirent qu'en qualité de princes du sang, de pairs et de conseillers d'État nés, ils avaient eu le droit d'espérer d'être appelés à donner leur opinion sur une loi qui allait décider du caractère et de la marche du gouvernement en France ; que, ne l'avant pas été, ils prenaient le seul parti qui leur restait, celui de faire à Sa Majesté des représentations respectueuses et de la prier de changer ou au moins de suspendre la loi proposée. Les mêmes princes, appuyés par Talleyrand, s'adressèrent à Wellington qui penchait en leur faveur : les autres ambassadeurs refusèrent d'intervenir. La loi fut promulguée le 5 février. On fit l'expérience de la loi en septembre 1817, pour le renouvellement du premier cinquième ; les ultras furent battus ; la majorité ministérielle fut accrue, mais 25 indépendants étaient élus à la fois contre les ministériels et contre les ultras : quelques, uns d'entre eux, Laffitte, Casimir Perier, Benjamin Delessert-Bignon, Dupont (de l'Eure), le marquis de Chauvelin, allaient être les chefs ardents et écoutés d'un nouveau groupe qui dissimulait à peine son hostilité à la dynastie. Le Journal général, qui représentait les idées des royalistes constitutionnels, se félicita de ce que le parti de l'ancien régime avait à peu près disparu, et qu'il ne restait plus dans la lice que des hommes également dévoués à la Charte, et divisés seulement sur la manière de l'interpréter.

La loi militaire fut l'œuvre du maréchal Gouvion Saint-Cyr, qui avait remplacé à la Guerre le duc de Feltre (12 septembre 1817). Gouvion Saint-Cyr était un ancien soldat de la Révolution ; on le disait resté, au fond de l'hile, républicain. Il se proposa d'assurer le recrutement régulier d'une année nationale, et de régler l'avancement des officiers de manière à réduire l'arbitraire dans la collation des grades. La noblesse royaliste, depuis 1811, tendait à considérer les grades de l'année comme sa propriété, et les princes du sang en disposaient à leur gré en sa faveur, sans tenir compte ni de l'ancienneté, ni du mérite. La loi décida que l'année se recruterait par engagements volontaires et par un tirage au sort entre les jeunes gens de vingt ans. Le mot de conscription ne fut pas prononcé, l'article 12 de la Charte ayant déclaré la conscription abolie. Le contingent annuel fourni par le tirage au sort serait de 40.000 hommes : le service durerait six ans dans l'armée active, et six ans dans la vétérance ; mais les vétérans ne seraient appelés qu'en cas de guerre et ne quitteraient pas le territoire. Nul ne pourrait devenir officier sans avoir été deux ans sous-officier ou élève d'une école militaire où l'on n'entrerait qu'après avoir subi un examen. L'avancement se ferait à l'ancienneté pour les deux tiers des grades jusqu'à celui de lieutenant-colonel, avec un minimum de quatre ans de service dans le grade inférieur.

La droite combattit l'institution de la vétérance, parce que les anciens soldats de l'Empire libérés depuis moins de six ans devaient en faire partie.

La loi, dit un ultra, Salaberry, rappelle sous les drapeaux les ennemis du Roi, ceux qui ont fait le 20 mars, ceux sur qui comptent encore aujourd'hui les hommes qui aspirent mi renversement. La conspiration contre la monarchie, la légitimité et la Charte me parait flagrante  Ce que la conspiration a obtenu pour le civil, elle veut, elle doit l'obtenir pour le militaire.... Il ne manque plus au génie du niai qu'une année ; il vous la demande !

Mais les ultras attaquèrent encore plus vivement le titre de l'avancement : c'était violer la Charte et porter atteinte au pouvoir royal que de le régler par une loi ; c'est, avec le vote annuel, dit Villèle, un moyen de faire comprendre à l'armée qu'elle ne dépend plus du Roi, mais des Chambres ; la Charte avait Lien prévu une loi sur le recrutement, mais elle avait laissé au Roi, en le déclarant chef de l'armée, le soin de pourvoir à l'avancement par simple ordonnance ; la loi qui prétendait interdire à un noble d'entrer directement dans l'année comme officier était une loi révolutionnaire.

La loi passa ; mais, en fait, les deux titres qui avaient provoqué l'opposition de la droite ne furent guère appliqués. Les vétérans de la classe 1816 furent seuls appelés (en 1823), et il y eut un grand nombre d'insoumis. On renonça à la vétérance. Quant à la règle d'avancement, on en éluda les prescriptions, soit en les violant ouvertement, soit par un subterfuge : comme le Roi conservait les nominations dans les corps de nouvelle formation, on réorganisa fréquemment d'anciens corps sous de nouveaux noms, de manière à permettre des choix arbitraires.

Les difficultés de la situation financière provenaient des dépenses de l'occupation et de l'obligation d'acquitter l'indemnité de guerre (l'arriéré avait été provisoirement payé en reconnaissances de liquidation), charges trop lourdes pour le budget ordinaire. Il fallut recourir à l'emprunt. Six millions de rentes 5 p. 100 furent créées en 1816, 30 millions en 1817, 15 millions en 1818. Le premier emprunt fut placé directement à la Bourse par l'agent de change du Trésor, au taux moyen de 58 fr. 35, et produisit près de 70 millions ; le second fut traité de gré à gré avec des banquiers français et étrangers, au prix moyen de 57 fr. 51, et produisit 345 millions ; l'emprunt de 1818 fut souscrit dans le public au prix de 66 fr. 30, et produisit f38 millions. Ces emprunts mirent à la disposition de l'État une somme de 613 millions à un taux qui variait de 8 à 9 p. 100. Ils payèrent les 3/5 de l'indemnité de guerre et les frais de l'occupation étrangère. La France, s'étant engagée à acquitter le reste de l'indemnité avant les délais fixés, demanda à profiter de l'article 5 du traité de Paris qui permettait, en ce cas, si les alliés ne jugeaient plus l'occupation nécessaire de la réduire à trois années. Mais il était difficile d'évaluer le solde à payer, qui comprenait, outre le reste de l'indemnité de guerre, le montant d'autres créances de toute nature et de toute date réclamées à la France. Les articles 18, 19 et 20 du traité du 30 mai 1814, confirmés par l'article 9 du traité du 20 novembre 1815, avaient stipulé que la France et les puissances contractantes renonçaient réciproquement à toutes réclamations pour des fournitures ou avances quelconques faites à leurs gouvernements respectifs depuis 1792 ; mais ils stipulaient d'autre part que le gouvernement français s'engageait à faire liquider et payer les sommes qu'il se trouverait devoir dans des pays hors de son territoire, en vertu de contrats ou d'autres engagements formels, passés entre des individus ou des établissements particuliers et les autorités françaises, tant pour fournitures qu'à raison d'obligations légales. Ces dernières clauses avaient permis à certains souverains de présenter la facture de réquisitions restées impayées depuis la guerre de sept ans et d'arriérés de solde qui remontaient à Henri IV. L'Autriche à elle seule réclamait 170 millions. Le tsar Alexandre insista pour que la France ne fût pas tenue d'exécuter à la lettre les engagements du 20 novembre ; c'eut été ruiner son crédit, accroître la durée de l'occupation, compromettre les Bourbons et la paix générale. Il écrivit personnellement à Wellington pour l'engager à se prononcer en faveur d'un système de conciliation équitable. Wellington céda. Le gouvernement prussien accepta de voir l'esprit du premier traité de Paris présider à la conclusion de l'arrangement exécutif de la convention du 20 novembre.

Une convention nouvelle, signée à Paris le 25 avril 1818, limita à 265 millions les obligations de la France concernant ses dettes particulières, et arrêta ainsi le flot des prétentions. Les alliés, réunis en congrès à Aix-la-Chapelle, décidèrent que les alliés et les créanciers loucheraient 100 millions en titres de rentes au cours de 75 fr. 75, soit une inscription de 6.600.000 francs de rente, et que les 165 autres millions leur seraient versés en acomptes mensuels par les banquiers Hope et Baring, qui reçurent pour ce service 12.313.000 francs de rentes 5 p. 100 cédées au taux de 67 francs ; l'opération fut confiée à des étrangers, parce que le gouvernement prussien élevait des doutes sur la solvabilité des banques françaises. Enfin les alliés accordèrent l'évacuation du territoire français par la convention du 9 octobre 1818 ; les troupes devaient être retirées avant le 30 novembre[1].

Depuis la dissolution de la Chambre introuvable, Richelieu négociait cette libération de la France. C'était son grand souci : il n'avait cessé de représenter aux puissances que la charge de l'occupation était trop lourde à la France pour qu'elle fût capable de payer l'indemnité qui devait la délivrer des armées étrangères ; mais il s'était heurté à la résistance tenace de Wellington, qui se considérait, comme responsable de la tranquillité de la France devant l'Europe. L'emprunt de 1817, qui permit à la France de verser 300 millions aux alliés, lui permit également d'obtenir la sortie de 30.000 soldats étrangers (1er avril). A Aix-la-Chapelle, où il représenta la France, Richelieu trouva, dans l'amitié personnelle du tsar et dans son attachement à la cause de la paix, un appui utile contre la malveillance des autres alliés. La modération de son gouvernement donnait à penser que la monarchie restaurée se refuserait à une réaction violente qui menacerait la paix de l'Europe ; les partisans de Monsieur, desquels Pozzo di Borgo écrivait qu'il serait impossible de décrire la présomption et l'ineptie, semblaient alors définitivement mis hors de cause. La monarchie bourbonienne paraissait suffisamment forte par son crédit, sa politique, son armée réorganisée et augmentée, pour se passer du corps d'occupation.

Richelieu remporta à Aix-la-Chapelle un autre succès : il obtint que la France reprît sa place et son rang parmi les grandes puissances. Ce fut l'objet d'une négociation longue et délicate. Les quatre alliés avaient, au lendemain du second traité de Paris, renouvelé le traité de Chaumont. Consentiraient-ils à faire de la quadruple alliance une quintuple alliance ? Mettraient-ils désormais la France dans la confidence de leurs délibérations, après l'avoir tenue à l'écart, sous une surveillance étroite et une impérieuse tutelle ? Le tsar inclinait à penser que l'évacuation devait marquer le terme de la punition infligée à la France, et c'était l'avis formel de son ambassadeur Pozzo di Borgo. Mais l'ambassadeur de Prusse, Goltz, et Wellington se prononçaient pour le maintien de la quadruple alliance, quitte à admettre la France à des délibérations communes dans de certains cas dont les alliés resteraient juges. Richelieu représenta avec chaleur que la rentrée de la France dans la communion de la grande famille européenne aurait une influence décisive sur l'avenir de la dynastie : ce serait relever Louis XVIII aux yeux de la nation, faire de lui un vrai souverain, l'égal des autres, indépendant comme eux ; ce serait sceller la réconciliation définitive des Bourbons avec la France. Le ministère attachait un tel prix au succès de cette négociation qu'il en exagérait la portée : le maintien de la quadruple alliance après l'évacuation, écrivait Decazes à Richelieu, serait regardé par la nation entière comme un outrage et entraînerait tôt ou tard le gouvernement vers la guerre ou vers sa ruine.

Mais l'appui que la Russie offrit à Richelieu n'était pas désintéressé ; et le bénéfice qu'Alexandre entendait tirer de son attitude amicale pesa sur la négociation plus lourdement encore que l'hostilité anglo-prussienne. Le tsar comptait entraîner Louis XVIII dans l'attaque qu'il méditait contre les révolutionnaires au nom des principes de la Sainte-Alliance. Dans toute l'Europe s'éveillaient des agitations menaçantes pour les trônes. Le goût des institutions représentatives gagnait l'Allemagne en Hesse-Cassel, en Wurtemberg, en Bavière, les peuples pressaient les princes de réformer les vieilles constitutions historiques ; des sociétés populaires, des professeurs, des étudiants réclamaient l'exécution de l'article 13 du pacte fédératif de 1815, où il était dit qu'il y aurait des assemblées d'États dans tous les pays de la Confédération. La nation italienne laissait éclater sa haine contre les maitres que l'Europe lui avait imposés. En France même, les élections ne prouvaient-elles pas le progrès accompli par les jacobins ? L'exemple de l'Amérique était pire encore : les colonies espagnoles s'étaient impunément insurgées contre leur roi légitime : et ce scandale laissait les gouvernements indifférents. Alexandre les eût traduites devant le congrès d'Aix-la-Chapelle, s'il n'avait dû reculer devant l'hostilité résolue de l'Angleterre, qui avait mis à sa participation au congrès la condition que la question américaine n'y serait pas posée. L'émancipation des colonies révoltées (toutes prêtes à devenir des clientes de son commerce et des alliées de sa politique), avait trop de prix à ses yeux pour qu'elle permît qu'on liait leur cause à celle des révolutionnaires, des jacobins, contre lesquels Alexandre rêvait une croisade ; elle craignait qu'à l'exemple de Catherine II poussant en 1702 la Prusse et l'Autriche à la guerre contre les jacobins de France, Alexandre n'eût l'arrière-pensée de profiter d'une guerre en Amérique pour avoir les mains libres en Orient. Si le tsar montrait tant d'ardeur à soutenir la rentrée de la France dans le concert européen, c'était donc pour trouver en elle un appui et au besoin une collaboration. Mais quand en échange de ses bons offices il réclama de Louis XVIII l'intervention arillée contre les colonies révoltées qu'il n'avait pas pu demander au congrès, le roi de France se contenta d'offrir une promesse de médiation L'Autriche et l'Angleterre, satisfaites de voir écartée la guerre que souhaitait Alexandre, acceptèrent alors d'admettre la France aux délibérations communes des grandes puissances.

Pourtant, le traité de Chaumont et celui du 21 novembre 1813 ne furent pas abrogés ; on se borna à convenir qu'ils ne seraient pas publiquement renouvelés, et le protocole de la séance plénière du 15 novembre, que signa le représentant de la France, porta que la France, associée aux autres puissances par la restaura-gon du pouvoir monarchique et constitutionnel, s'engageait à concourir désormais au maintien et à raffermissement d'un système qui avait donné la paix à l'Europe et qui seul pouvait en assurer la durée. La France, à dater de ce jour, cessa d'être tenue en surveillance ; le 20 novembre, la conférence hebdomadaire que les ambassadeurs tenaient à Paris depuis le traité de Paris fut officiellement close. Le tsar, irrité et déçu, donna à entendre à la France qu'elle n'avait pas, autant qu'elle se le figurait, recouvré sa liberté. Faisant allusion au renouvellement secret du traité de Chaumont, il fit écrire à Richelieu :

Les actes d'Aix-la-Chapelle nous ont laissé des moyens. Nous y aurons recours au premier signal. Ce signal sera donné. Je ne vous menace pas d'un casus fœderis et belli. Mais je vous préviens que ce casus fœderis devient chaque jour plus salutaire dans l'opinion des cabinets. Mille et mille pardons si j'ajoute ces indications à vos peines ; mais je vous dois la vérité tout entière.

Les élections de 1818 (20 et 26 octobre) furent une nouvelle défaite pour les ultras. Le comte d'Artois avait été dépouillé de son grand moyen d'influence : une ordonnance lui avait retiré l'autorité qu'il avait gardée sur les chefs de la garde nationale en les subordonnant aux pouvoirs locaux sous la surveillance du ministère de l'Intérieur. Comme en 1817, les royalistes ministériels partagèrent la victoire avec les indépendants, qui à eux seuls gagnaient 20 sièges. Des libéraux notoires, combattus par les préfets, furent élus : Lafayette dans la Sarthe, Manuel, ancien représentant à la Chambre des Cent-Jours, dans la Vendée et dans le Finistère, qui nommait en même temps trois autres libéraux. Des ultras soumis à la réélection, aucun ne fut réélu. Bien que le ministère eût encore la majorité avec les seuls constitutionnels, il lui devenait difficile de gouverner avec leur seul appui ; bientôt il se trouverait contraint de se rapprocher soit de la droite ultra-royaliste, soit de la gauche libérale.

Les ministres se divisèrent sur la tactique qu'il convenait d'adopter : Richelieu, qui restait attaché à la droite qui le combattait et méfiant envers la gauche qui l'avait soutenu, écrivait alors :

Il est bien dur que nous soyons obligés de frapper des hommes qui sont, à la vérité, nos ennemis, mais qui ont été, pendant vingt-cinq ans, les défenseurs du trône et de la monarchie.... La chose est tellement affligeante que je suis souvent prêt à aller me cacher au fond de quelque désert.

Il n'osait pas user de la force très réelle qu'il tenait de l'opinion publique, ni du soutien que lui offraient les ambassadeurs étrangers. Le mécontentement du tsar l'avait beaucoup ému. Ses relations personnelles encombraient de scrupules et d'hésitations sa conduite politique : en deux ans, il n'avait pas su donner de l'unité à son cabinet ; son aménité de caractère l'éloignait des décisions énergiques : il n'osait même pas blâmer les préfets qui refusaient de recevoir les députés ministériels. Le ministre de l'intérieur Lainé gémissait d'être condamné plutôt qu'attaché à son poste, cherchait l'occasion de le quitter, et depuis longtemps se désolait de ne pouvoir, au dire de Pozzo di Borgo, le déserter sans déshonneur. Tandis que Decazes et les autres ministres restaient hostiles à tout-rapprochement avec les ultras, qui y mettaient une condition inacceptable, la modification du système électoral, Richelieu semblait disposé à négocier avec eux. On disait qu'il avait promis au tsar, à Aix-la-Chapelle, de réviser la lui qui avait favorisé le succès des libéraux. Dans le public, la crise latente du ministère faisait l'objet de discussions inquiètes. Était-on une fois de plus, comme le disaient les libéraux, à la veille de la contre-révolution ? L'aristocratie, écrivait la Minerve, ne cache plus ses desseins : elle a jeté le masque, c'est l'oligarchie qu'elle veut rétablir ; tandis que le Conservateur s'écriait : La France est sur les bords d'un abîme ; un pas de plus, elle y tombe.... La démocratie nous envahit ; la presse reproduit son esprit ; la lithographie, son image.

Le Roi, indécis, sembla tout d'abord pencher pour Richelieu, malgré son amitié pour Decazes : car il s'imaginait que le départ de Richelieu l'obligerait de reprendre Talle. rand qu'il n'avait jamais aimé, et qu'il redoutait beaucoup depuis que l'intrigant avait réussi, en faisant sa cour à Monsieur et en rompant bruyamment avec Decazes, à redevenir, dans le camp des ultras, l'homme nécessaire. Mais lorsqu'il fut convaincu que le maintien de Richelieu exigerait l'éloignement de Decazes et sa nomination dans quelque ambassade, il ne put se résigner à ce sacrifice, et Richelieu se retira (25 décembre 1818). Il fut remplacé par le général Dessoles, soldat de l'empire, rallié aux Bourbons depuis 1814, homme nouveau dans la politique. qui prit les Affaires étrangères et la présidence du Conseil. Decazes, devenu ministre de l'Intérieur, gouverna de fait avec de Serre à la Justice, Louis aux Finances, Portal à la Marine, Gouvion Saint-Cyr resta à la Guerre (29 décembre). La cour fut exaspérée ; le centre et la gauche satisfaits ; les ambassadeurs étrangers inquiets.

La Chambre des pairs, pour manifester son mécontentement des progrès libéraux, prit l'initiative d'une attaque contre la loi électorale : sur la proposition de Barthélemy (20 février), elle vota une résolution qui suppliait le roi de changer l'organisation des colliges (2 mars). L'émotion publique fut aussi vive qu'au jour de la crise ministérielle. Decazes avait dit aux Pairs : Je considère une telle proposition comme la plus funeste qui puisse sortir de la Chambre. Les libéraux s'alarmèrent : Une nouvelle lutte s'engage, écrivait la Minerve... mais la France est debout, et elle ne se laissera ni outrager, ni dépouiller de ses droits par une faction qu'elle a si souvent vaincue. — Les éternels ennemis de la France, disait la Bibliothèque historique, s'indignaient du repos dont elle commençait à jouir ; ils veulent la replonger dans les révolutions et dans les horreurs de la guerre civile. Benjamin Constant traduisit avec sa vigueur coutumière le sentiment général : On veut des électeurs pauvres pour n'avoir que des élus riches... on veut, par une assemblée comme celle de 1815, ramener le régime de 1815. Français, vous avez connu ce régime.... Quelques jours après, les Pairs, pour affirmer leur hostilité, repoussèrent sans discussion un projet qui transportait du 1er janvier au 1er juillet le commencement de l'année financière : cette mesure, déjà votée par les députés ; devait mettre fin à l'usage devenu annuel de voter au début de chaque session six douzièmes provisoires (4 mars). Ainsi la Chambre des pairs marquait une opposition systématique. Decazes y changea la majorité en nommant une fournée de 60 pairs dévoués à sa politique, anciens sénateurs exclus en 1815, gens d'affaires, maréchaux et nobles d'empire.

Le ministère Dessoles-Decazes adopta ouvertement la politique de gauche. Il réintégra des généraux de l'armée de la Loire, rappela quelques bannis, l'évoqua une douzaine de préfets, déplaça un grand nombre de fonctionnaires. La droite s'indigna ; les ambassadeurs étrangers, malgré le scandale de tant de jacobinisme uni à tant de bonapartisme, restèrent indécis sur la conduite à tenir ; car Decazes, s'appuyant sur la gauche, qu'ils détestaient, détruisait le parti ultra-royaliste, dont ils avaient redouté l'avènement ; mais la guerre implacable menée par Decazes contre les ultras ne risquait-elle pas de compromettre la succession de Monsieur et. -de favoriser une révolution ? La question était d'importance à un moment, où la santé de Louis XVIII était à la merci d'un accès de goutte.

Les ambassadeurs n'étaient pas au bout de leurs inquiétudes : Decazes proposait une loi sur la presse. Le régime de la presse restait provisoire depuis la rentrée de Louis XVIII : la censure et l'autorisation préalables avaient été rétablies pat' ordonnance en juillet et août 1815 ; quelques mois plus tard, la loi relative aux cris séditieux et aux provocations à la révolte et. la loi de sûreté générale avaient frappé indirectement, mais durement, les journaux. Il est vrai qu'on n'appliquait plus l'ordonnance sur la censure ; qu'on avait supprimé les Cours prévôtales à la fin de la session de 1817 ; et que les deux lois avaient été adoucies par la loi du 12 février 1817, qui réservait le droit d'arrêter un suspect au président du Conseil et au ministre de la Police[2]. Mais l'autorisation préalable continuait d'être exigée par deux lois qui avaient prolongé l'effet des ordonnances de 1815 d'abord jusqu'au 1er janvier 1818, puis jusqu'à la fin de la session de cette année. Il importait de légiférer à nouveau avant le terme de la session, pour éviter le double inconvénient de prolonger davantage un régime despotique et condamné en principe, ou de rendre aux journaux une liberté, trop complète si l'on ne le prolongeait pas.

Ce fut l'objet des trois lois déposées le 22 mars 1819 par le Garde des sceaux de Serre. La première traitait des délits commis par la voie de la presse ; la seconde, de leur poursuite et de leur jugement, la troisième, des conditions d'existence des journaux et écrits périodiques. Ces lois marquaient un recul de la répression : les délits (provocation au crime, offense au Roi, au gouvernement, à la morale publique, injure et diffamation) n'étaient plus punis de la déportation, tuais seulement de la prison et de l'amende ; le jugement en était enlevé aux tribunaux correctionnels et donné au jury. L'autorisation préalable était remplacée par une simple déclaration ; mais un cautionnement de 10.000 francs de rente était exigé pour les journaux quotidiens, et rien n'était changé à la loi du 6 prairial an VII, qui assujettissait les écrits périodiques à un timbre de 5 centimes par feuille[3]. La droite combattit ces propositions. Depuis l'ordonnance du 5 septembre, les ultras réclamaient la liberté de la presse, et ils avaient protesté chaque fois que des lois avaient été votées qui prolongeaient le régime provisoire de l'autorisation préalable Les lois de Serre leur parurent, dit le Conservateur, dérisoires, perfides, pleines de pièges ; si elles passaient, la liberté de la presse ressemblerait à la liberté de discussion dont on jouissait dans les Chambres de Bonaparte. Ils ne réussirent qu'à faire insérer dans la loi un délit que le gouvernement n'avait pas prévu, l'offense à la morale religieuse qu'on ajouta à l'offense à la morale publique. Les libéraux protestèrent contre le cautionnement, qui créait un privilège en faveur des riches, et obtinrent qu'il fia abaissé à 5.000 francs de rente pour les journaux quotidiens de province (tous les départements sauf la Seine. Seine-et-Oise, Seine-et-Marne). Les trois lois furent votées en mai et juin, à la Chambre des députés, par une majorité qui varia de 140 à 150 voix sur 200 votants environ ; à la Chambre des pairs, par 130 à 160 voix ; il n'y eut d'opposition marquée qu'à la première loi, la loi pénale, qui fut repoussée par 50 Pairs.

La présence au pouvoir du parti constitutionnel et la durée de son règne permirent l'organisation d'une vie parlementaire régulière. Le ministère ne cessa pas d'être soutenu par une majorité dont il adopta les vues, dont il appliqua le programme et la politique. La question capitale du régime parlementaire était résolue en fait, puisque le Roi, les ministres et la Chambre élue se trouvaient d'accord. On ne songea plus à contester à la Chambre le droit d'amendement sous le prétexte que le Roi avait seul l'initiative des lois. Les partis se plièrent aux nécessités tactiques de la lutte politique ; la minorité comprit l'utilité de l'opposition systématique, et la majorité, l'utilité de la discipline devant laquelle s'inclinent les goûts particuliers. Quelques tentatives de coalition entre l'extrême droite ultra-royaliste et l'extrême gauche libérale contre les royalistes ministériels n'eurent aucun succès Seul un petit groupe de constitutionnels, les doctrinaires, persistait à planer dans une région supérieure entre la droite et la gauche, ils prétendaient relever uniquement de leur raison et de leur conscience, attribuant à leurs opinions une valeur supérieure aux raisons de circonstances.

Ils sont quatre, disait un journal libéral, la Renommée, qui tantôt se vantent de n'être que trois, parce qu'il leur parait impossible qu'il v ait au inonde quatre têtes d'une telle force, et tantôt prétendent qu'ils sont cinq, mais c'est quand ils veulent effrayer leurs ennemis par le nombre.

Ils s'érigeaient en censeurs des paroles et des actes, et se retranchaient dans une indépendance qui les mettait à l'aise pour prononcer leurs sentences. Royer-Collard était le modèle el le maitre de cette coterie qui n'aspirait pas au pouvoir, mais prétendait à la suprématie intellectuelle. Les doctrinaires à la Chambre dictaient à tous, et surtout à leurs amis, les libres arrêts de leur incorruptible sagesse Royer-Collard répondait à de Serre, qui lui reprochait de ne pas le suivre : Moi, je ne suis pas, je reste. Maintes fois ils mirent en danger le gouvernement. bien qu'il représentât l'idéal qu'ils s'étaient fait de la monarchie restaurée, et leur talent faillit disloquer la majorité, au bénéfice des ennemis irréductibles de la Charte ou de la légitimité, qu'ils aimaient toutes deux d'un amour égal.

Les séances des Chambres furent souvent passionnées. L'ancien régime et la Révolution étaient au fond de toutes les discussions. En dépit du Roi, qui avait déclaré qu'il ne voulait pas être le roi de deux peuples, en dépit du gouvernement, qui travaillait, comme on disait, à royaliser la nation et à nationaliser le royalisme, le conflit fut permanent entre les deux Frances, et éclata à tout propos. Le ministère, haï de la droite, semblait provoquer la lutte ; son attitude avait parfois un air de défi, ses paroles un ton révolutionnaire qui provoquaient la colère des royalistes exaspérés. Gouvion Saint-Cyr, défendant l'institution des vétérans attaquée par la droite, fut amené à l'aire, du haut de la tribune, un éloge ému des soldats de la Révolution, au grand scandale des ultras qui ne voyaient en eux que de dangereux bandits ; il y eut un tumulte le jour où de Serre, ancien soldat de l'armée de Condé, déclara que la majorité des assemblées révolutionnaires avait été presque toujours saine. — Quoi ! interrompit La Bourdonnais, même la Convention ?Oui, Monsieur, même la Convention, et si la Convention n'eût pas voté sous les poignards, la France n'eût pas eu à gémir du plus épouvantable des crimes. La gauche applaudissait d'autant plus vivement à ces paroles ministérielles qu'elle éprouvait plus de gène pour dire sa vraie pensée ; car elle était contrainte de masquer son hostilité à la dynastie sous des phrases élogieuses pour le Roi. Tandis que la gauche restait attachée aux souvenirs de la Révolution, la droite puisait arguments et émotions dans l'histoire de l'ancienne France : Bonald, combattant la vente des anciens bois du clergé, rappelait que Colbert avait dit que la France périrait faute de bois ; Chateaubriand, voulant prouver l'antiquité de la propriété ecclésiastique, affirma : Lorsque saint Rémy baptisa Clovis, saint Rémy était propriétaire, et Clovis ne possédait même pas le vase de Soissons. Et le budget de la marine inspirait M. de Marcellus

Les lis sont connus et révérés sur toutes les mers et dans les contrées les plus lointaines. L'Océan inique, eu quelque sorte, soumet toutes ses vagues à cette fleur royale, et semble courber avec respect ses ondes sous le poids des heureux vaisseaux où flotte l'étendard de la légitimité.

Il se trouva parfois des orateurs plus substantiels. Quand le banquier Laffitte, élu de Paris, prit la parole dans la discussion du budget de 1817, il s'abstint des banalités coutumières sur le digne petit-fils d'Henri IV, sur la bonté ineffable des Bourbons. Le duc d'Orléans qui, pour obéir au Roi, était retourné en Angleterre en 1816, venait de rentrer à Paris (février). Tout le monde voyait en lui, espérait ou craignait en lui un prétendant possible. Laffitte osa mentionner Guillaume III et la révolution de 1688 : L'Angleterre, dit-il, est redevable de sa prospérité à son système de crédit et à la force que l'opinion publique a acquise chez elle depuis l'époque mémorable où Guillaume III reçut la couronne en échange des garanties qu'il donnait à la liberté. Rappel d'un célèbre changement de dynastie opéré dans l'intérieur d'une famille royale sans révolte et sans troubles, plus efficace pourtant que les violences révolutionnaires, souvenir où le parti libéral tout entier chercha bientôt et trouva la vertu d'un exemple et la force d'une tradition : l'histoire fournit un programme aux politiques quand ils ne la savent pas très bien.

 

II. — LA LUTTE POLITIQUE DANS LE PAYS.

LES débats des Chambres agitaient l'opinion pendant la durée des sessions. Ceux de la Chambre des pairs, dont les délibérations étaient secrètes, n'étaient connus que par la publication de certains discours dont elle votait elle-même l'impression. Ceux de la Chambre des députés étaient reproduits au Moniteur, que les journaux résumaient. Mais il est malaisé de se faire une idée précise de l'influence exercée par la presse. On lisait probablement beaucoup à Paris. Un voyageur allemand à Paris, Bœrne, écrivait :

Il faudrait bouleverser de fond en comble le sol français, si l'on voulait extirper l'intérêt que tous prennent à la chose publique. Tout le monde lit : le cocher sur son siège en attendant son maitre, la fruitière au marché, le portier dans sa loge. Au Palais-Royal, le matin, mille personnes ont des journaux lins la main et se montrent dans les attitudes les plus diverses. L'un est assis, l'autre debout, un troisième marche d'un pas tantôt phis lent, tantôt phis pressé.... Le garçon boucher s'essuie la main pour ne pas salir la feuille qu'il tient, et le pâtissier ambulant laisse refroidir ses gâteaux pour lire la gazette.

Mais ce spectacle, qui émerveillait un Allemand libéral, était proprement parisien. Les lecteurs des journaux ne pouvaient pas être très nombreux en province : les journaux assez rares n'étaient vendus qu'aux abonnés ; le prix de l'abonnement était élevé ; parfois, plusieurs personnes se réunissaient pour en payer un seul. L'influence du journal, médiocre en étendue, était sans cloute profonde ; le journal qu'on lisait, qui faisait l'objet des conversations, dominait l'esprit sans concurrence : on devait être en ce temps-là, plus qu'on ne le fut dans la suite, de l'opinion de son journal. La presse ne s'adressait d'ailleurs guère qu'au corps électoral et à ceux qui, sans en faire partie, étaient en état de l'inspirer.

Avant la loi de 1819, les journaux, soumis à l'autorisation préalable et à la censure, ne discutent pas les actes du gouvernement ; leur polémique se nourrit d'anecdotes. C'est le temps où la Quotidienne ne laisse pas mourir un émigré au fond de sa province sans donner à l'univers l'histoire un peu bourgeoise de sa vie ; où le Constitutionnel est à l'affût des militaires qui expirent dans leur lit. Le gouvernement, depuis le à septembre, surveille les intempérances royalistes autant que les attaques libérales. L'ultra-royaliste Fiévée est condamné à trois mois de prison (1818) pour avoir écrit dans sa Correspondance politique el administrative : Les rois se croient aimés quand on leur dit qu'ils le sont ; et quelquefois ils le répètent avec une rare bonhomie. Les rédacteurs de la Bibliothèque historique, revue qui collige avec une application minutieuse les excès du royalisme et critique la politique extérieure, sont condamnés à six mois de prison pour des articles qu'ils avaient pourtant, sur injonction de la censure, renoncé à publier (1818).

Attendu, disait le jugement, que le dépôt équivaut à la publication ; et que leur ouvrage, examiné dans son ensemble et dans toutes ses parties, est répréhensible..., dénote une malveillance constante et réfléchie et des intentions ennemies du bien public.

Le Constitutionnel fut cinq fois supprimé et reparut cinq fois sous des noms nouveaux. Le Mercure, journal de Benjamin Constant, supprimé à son tour, fut remplacé par la Minerve, où les Lettres sur Paris, œuvre d'Étienne, eurent grand succès : elle fut l'organe préféré des libéraux. Les doctrinaires (Royer-Collard et Guizot) publiaient leurs réflexions sur la science politique dans les Archives philosophiques, politiques et littéraires, mais s'abstenaient de polémique. Chateaubriand voulut donner au parti ultra-royaliste un organe qui combattit le succès de la Minerve ; il fonda en 1818 le Conservateur, et y convia tous les ennemis de Decazes.

Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France ; j'affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis ; je convoquai l'arrière-ban ; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse.

Le Conservateur eut un vif succès. Mais, comme la Minerve, il s'occupait moins des faits quotidiens que des questions générales de la politique. En somme, aucun journaliste, qu'il fût de droite ou de gauche, n'avait assez d'indépendance pour parler franchement.

C'est dans les journaux anglais, sous le titre de Correspondance privée, que les partis allaient exprimer les opinions qu'il y avait danger à publier en France. Le ministère usa lui-même de ce procédé pour combattre la politique ultra-royaliste et pour attaquer le comte d'Artois. Decazes défendit sa conduite dans le Times. La Gazette d'Augsbourg était ouverte aux libéraux français ; mais on ne la lisait guère qu'en Alsace. Aux Pays-Bas, où s'étaient réfugiés beaucoup d'exilés et de régicides, paraissaient des pamphlets et des journaux, l'Observateur allemand, la Gazette de Brême, la Gazette du Rhin ; les Bourbons y étaient attaqués ; la Conférence des ambassadeurs protestait ; mais le roi Guillaume faisait la sourde oreille et laissait dire les journaux.

Quand la liberté de la presse fut rétablie (1er mai 1819), les journaux de droite et de gauche se déclarèrent plus franchement, ultra-royalistes ou libéraux. L'opinion moyenne, constitutionnelle, ministérielle, ne fut plus guère représentée dans la presse. Le Moniteur resta presque seul à défendre avec assiduité le gouvernement.

La presse provinciale est peu nombreuse, et, sauf quelques exceptions, sans indépendance et sans influence. Chaque chef-lieu a son Journal du département, son Écho, ses Annales ou sa Feuille d'annonces, paraissant une, deux ou trois fois la semaine, chargé de publier les communiqués du préfet, les nouvelles locales, les mercuriales. Les rares articles qu'insère le journal sont empruntés à la presse de Paris. Un petit nombre de journaux, dans une douzaine de villes, ont, à partir de 1819, une rédaction politique et font de la polémique de parti. Leur influence dépasse parfois les limites du département. La Gazette universelle de Lyon, fondée en 1819, devient l'un des organes français les plus actifs et les plus influents du catholicisme ultra-royaliste. L'Écho du Midi (Toulouse) a la même opinion et une influence analogue, mais moindre. L'Ami de la Charte, de Clermont-Ferrand, celui de Nantes, le Journal libre de l'Isère, l'Écho du Nord (Lille), le Journal de la Meurthe (Nancy), l'Indicateur de Bordeaux, le Journal politique de la Côte-d'Or, le Phocéen de Marseille, le Courrier du Bas-Rhin sont des feuilles libérales combatives, qu'on lit dans toute une région. Mais, en province comme à Paris, la liberté rendue à la presse ne profite qu'aux partis extrêmes ; les oppositions seules ont assez de vie pour intéresser le public.

Le succès va aux pamphlets de P.-L. Courier, aux chansons voltairiennes et patriotiques où Béranger tourne en ridicule les émigrés (Paillasse, le Marquis de Carabas), les députés ministériels (Le Ventru), attaque les jésuites (Les hommes noirs) :

Hommes noirs, d'où sortez-vous ?

Nous sortons de dessous terre.

Moitié renards, moitié loups.

Notre règle est un mystère....

Nous rentrons, songez à vous taire,

Et que vos enfants suivent nos leçons.

Le public témoigne à la philosophie du XVIIIe siècle une faveur plus significative encore. On réédite Rousseau et Voltaire. Les ultras n'ont pas d'ennemis plus redoutables. Aussi Bonald demande-t-il, dans les Débats, que les auteurs, morts sans laisser d'héritiers, tombent dans le domaine de l'État connue les propriétés eu déshérence : pourquoi l'État, défenseur (le la morale publique, hésiterait-il à user de son droit de propriétaire pour détruire les œuvres de Voltaire et de Rousseau ?

L'influence de la presse étant peu étendue, ses moyens d'action toujours précaires, même sous une législation libérale, les partis en cherchèrent d'autres, plus rapides et plus efficaces. Les ultras avaient conservé, même après l'ordonnance du 5 septembre, presque tontes les positions dont ils s'étaient saisis en 1815, la plupart des préfectures, et surtout les commandements militaires. Disposant de l'administration locale, de la police et des troupes, ils pouvaient agir dans les départements à peu près à leur guise, sans tenir grand compte du changement opéré dans la direction politique. Ils essayèrent de profiter de leurs moyens d'influence pour intimider les ministres et pour obliger le Roi à en prendre d'autres. Leur tactique fut de montrer que la politique du 5 septembre, qui favorisait les espérances et autorisait les audaces du parti révolutionnaire, conduisait au renversement de la monarchie. Il fallait donc prouver que le parti révolutionnaire agissait, conspirait, qu'il était sur le point de triompher, si les vrais royalistes n'étaient là pour veiller au salut de la France et du Roi.

La démonstration fut tentée à Lyon. Les ultras y occupaient depuis 1815 tous les postes utiles, la mairie, les tribunaux, la préfecture ; seule, la police leur échappait, étant confiée à un lieutenant de police modéré. Mais ils avaient par le général Canuel, commandant la 19e division, une gendarmerie dévouée et une police militaire occulte. Depuis le 5 septembre, ils tenaient la ville en alerte constante par l'annonce de dangers imminents ; chaque semaine la vigilance de Canuel déjouait une conspiration, arrêtait une insurrection toute prèle à tenter un coup de main sur Lyon. Mais, de son côté, le lieutenant de police enquêtait patiemment, et trouvait, chaque semaine aussi, parmi les chefs de complot, les agents du général. On réussit à éloigner ce fâcheux. Aussitôt après son départ, le 8 juin 1817, une rébellion éclate, le tocsin retentit dans une dizaine de communes voisines de Lyon. On s'attroupe ; la misère était grande à cause de la disette (le pain coûtait alors onze sous la livre) ; des paysans réclament le pain à deux sous ; d'autres crient : Vive Napoléon II ! Voilà donc enfin un complot qui n'est pas niable. Canuel fait savoir au gouvernement que Lyon est menacé, d'un assaut concerté entre les paysans de l'extérieur et les libéraux de la ville, que le mouvement a des complices organisés en Auvergne et en Dauphiné. L'armée se met en campagne, parcourt les villages, fait des arrestations en masse ; la Cour prévôtale se réunit, condamne à la prison, à la déportation, à mort, avant même que l'enquête soit commencée, et la guillotine circule dans le Lyonnais. Le gouvernement, renseigné par le préfet. Chabrol, homme médiocre, probablement dupe de Canuel, crut d'abord à un danger réel. Mais quand des témoins, des inculpés vinrent déclarer qu'ils avaient agi sur la suggestion du nouveau lieutenant de police, agent de Decazes, le gouvernement eut de la méfiance. Marmont fut. envoyé pour étudier l'affaire. Son aide de camp, le colonel Fabvier, n'eut pas de peine à découvrir la vérité : tout le complot était l'œuvre de Canuel. Il fallut gracier ceux que la guillotine avait épargnés ou n'avait pas encore atteints. La grande manœuvre royaliste avait échoué. Déconsidérés, les ultras furent battus à Lyon aux élections de 1818. Mais le gouvernement n'osa ni publier la vérité, ni poursuivre les vrais coupables.

Aussi l'échec de Lyon ne les découragea-t-il pas. Ils tentèrent contre Decazes une attaque directe ; leur chef, Monsieur, s'en chargea. Il présenta au Roi un mémoire où le renvoi des ministres était exigé ; si le Roi refusait, il adresserait, comme héritier de la couronne, un manifeste à la nation. Le Roi ne fut pas intimidé, et répondit que si Monsieur voulait renouveler l'exemple du vil frère de Louis XIII, il était décidé de le contenir et de le combattre par tous les moyens qui seraient nécessaires (février 1818). D'autres songèrent à un coup de force romanesque. Il fut question, dans l'été de 1818, sur la terrasse des Tuileries qui longe la Seine, entre officiers royalistes, d'enlever le Roi, de le contraindre à abdiquer en faveur du comte d'Artois ou à changer de ministres : Carmel aurait la Guerre et Donadieu (de Grenoble, le vainqueur de Didier) aurait le commandement de Paris ; Villèle, l'Intérieur ; la Bourdonnaie, la Police. Decazes fit arrêter les plus bavards des conspirateurs et mit à profit leur sottise pour achever de brouiller Louis XVIII avec son frère ; puis il relâcha tous les conjurés du bord de l'eau.

La libération du territoire fut pour les ultras une nouvelle défaite. Ils ne comptaient plus que sur les étrangers pour fournir l'appui militaire nécessaire à un mouvement de réaction. Les ultras sont aux pieds du duc de Wellington, écrivait Pozzo di Borgo à son gouvernement le 8 avril 1818, pour le conjurer de prolonger l'occupation. Mal accueillis des ambassadeurs, leurs chefs, d'accord avec Monsieur, décidèrent de renseigner l'Europe sur les dangers qu'elle courrait en libérant la France. La Révolution occupe tout, exposa Vitrolles dans un mémoire destiné aux souverains, depuis le cabinet du Roi, qui en est le foyer, jusqu'aux dernières classes de la nation qu'elle agite partout avec violence. La position et la marche actuelle du gouvernement conduisent au triomphe certain et prochain de la Révolution. Il y a heureusement des moyens de l'arrêter ; Vitrolles les énumère : partager la France ou l'occuper militairement (pensée à coup sûr exécrable et sans doute peu pratique) ; changer la dynastie (mais le principe de la légitimité en souffrirait) ; détruire le gouvernement représentatif (mais il faudrait rétablir l'ancien régime et toutes ses institutions, entreprise ardue) : amener le Roi et le gouvernement à de meilleurs principes (mais comment l'espérer ?) : un seul moyen est efficace, c'est de changer les ministres. Decazes eut connaissance de ce mémoire, qu'on appela la note secrète de M. de Vitrolles, et le fit aussitôt publier. On apprit ainsi que les ultras envisageaient la libération du territoire comme un malheur et le faisaient savoir aux alliés au moment où s'ouvraient les conférences d'Aix-la-Chapelle.

Ainsi échouaient les unes après les autres toutes les combinaisons politiques des ultras. Quelques-uns, hobereaux de province, se mirent à espérer en un hypothétique Louis XVII, qui démasquerait un jour prochain l'usurpation de Louis XVIII. Un paysan, Mathurin Bruneau, qui affirma être le dauphin, trouva de la considération chez les royalistes de Normandie ; d'autres à Lyon attendaient l'heure où paraîtrait le vrai Dauphin, réfugié en Savoie sur la frontière de son royaume.

Il y eut plus de profit pour les ultras à se servir du clergé. Déjà, la Chambre de 1815 avait, par des mesures législatives, préparé la restauration de son autorité morale et de son domaine matériel. Mais rien d'essentiel n'était changé tant que le clergé vivrait sous le concordat napoléonien. La grande affaire était de revenir au régime ecclésiastique de l'ancienne monarchie, c'est-à-dire de changer la constitution du clergé, de lui procurer un nouveau concordat.

On en parlait depuis 1814. Il y avait sans doute motif à négocier avec le pape. Depuis l'occupation des États romains (1808), le pape avait cessé d'instituer les évêques français. Bien qu'il eût, par le concordat dit de Fontainebleau (13 février 1813), accepté de donner l'institution canonique aux évêques dans les six mois qui suivraient leur nomination par l'Empereur, il n'avait tenu aucun compte d'un engagement où, déclara-t-il deux jours après l'avoir signé, sa volonté n'avait pas été libre. Depuis lors, il avait tenu pour nulles ses conventions avec le gouvernement français. Le rétablissement des relations avec le Saint-Siège permettait clone d'en finir avec l'état de guerre ; mais la droite prétendait en outre en profiter pour accomplir une réaction décisive et complète contre l'œuvre impie de Bonaparte. Il restait à venger et à réparer l'humiliation et la défaite subies par le clergé papiste et royaliste en 1801 : humiliation des évêques démissionnaires mis sur le même rang que les évêques constitutionnels, et obligés de vivre dans le voisinage de ces intrus ; défaite des évêques non démissionnaires qui avaient résisté à la fois au pape et au Premier Consul, et qui avaient continué de porter des titres supprimés ou transférés à des successeurs illégitimes. Le Roi légitime devait abolir ce passé odieux. On exigerait enfin des constitutionnels la rétractation que Bonaparte avait toujours empêché qu'on leur demandât. La vieille et véritable Église de France serait, elle aussi, restaurée : tous ceux qui, par attachement à leurs rois, refusaient encore' après quinze ans de reconnaître les évêques concordataires, parce que le concordat avait été lait sans la participation du Roi légitime, rentreraient triomphants dans leurs diocèses. Le scandale cesserait d'une Petite Église que sa fidélité taisait schismatique. On n'aurait plus, après le retour du Roi, deux clergés en France, celui de Bonaparte et celui du Roi. C'est donc dans le retour à l'ancien régime, dans le rétablissement de tous les diocèses d'avant 1789, qu'il fallait chercher le remède qui guérirait toutes les blessures, réparerait toutes les iniquités.

Un concordat ainsi compris, restauration du personnel et de la France ecclésiastiques, n'est, dans la pensée de ses partisans, que la préface d'une restauration plus complète de l'Église dans ses Liens et dans ses prérogatives. Une commission ecclésiastique composée d'évêques pris en nombre égal parmi les refusants de 1801, parmi les démissionnaires non employés, parmi les titulaires en fonctions, avait été nommée en 1814 pour étudier la situation de l'Église. Le choix de ses membres trahissait les intentions du gouvernement d'alors. Mais les Cent-Jours interrompirent cet heureux début ; l'hostilité devint plus ardente entre les évêques de l'ancien régime et ceux du concordat. Louis XVIII réussit à obtenir une démission collective des 13 évêques réfractaires en leur promettant une place dans l'Église reconstituée On reprit ensuite (avril 1816) les négociations avec la cour de Rome. Blacas, nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège, rédigea avec le cardinal Consalvi un nouveau concordat le traité de 1801, les articles organiques seraient abrogés ; le concordat de 1516 serait rétabli. La conséquence, ce serait le rétablissement des évêchés supprimés en 1801, au moins en tel nombre qui sera convenu d'un commun accord ; le Roi s'engagerait à y replacer les 13 anciens évêques, à pourvoir les évêchés ainsi que les chapitres, les cures et les séminaires d'une dotation convenable en biens-fonds ou en rentes sur l'État ; il promettrait d'employer tous les moyens propres à faire cesser les désordres et à supprimer les obstacles qui s'opposaient au bien de la religion et à l'exécution des lois de l'Église. Le pape ne renoncerait pas en principe à ses droits sur Avignon, mais il consentirait en fait à les échanger coutre une indemnité. L'entente paraissait complète quand le Roi prétendit insérer dans le traité une réserve qui empêchât de penser que son intention puisse jamais être de porter atteinte aux libertés de l'Église gallicane et d'infirmer les sages règlements que les rois ses prédécesseurs avaient faits à diverses époques contre les prétentions ultramontaines. Le pape s'opposa vivement à la clause gallicane et protesta en outre contre l'obligation imposée aux pairs ecclésiastiques de prêter serment à une Charte qui assurait l'égalité des cultes. Il fallut négocier à nouveau. Le pape consentit finalement qu'on ajoutât à la phrase du traité qui abolissait les articles organiques, cette addition : en ce qu'ils sont contraires à la doctrine et aux lois de l'Église, et la question du serment fut réglée par une note où le Roi déclara que le serment ne saurait porter atteinte aux dogmes ni aux lois de l'Église... qu'il n'était relatif qu'à l'ordre civil.

Ce projet de traité était l'œuvre personnelle de Blacas ; les ministres, sauf Richelieu et Lainé, n'avaient pas été mis dans le secret. On comptait se passer de l'approbation des Chambres. Mais les autres ministres, qu'il fallut enfin consulter, protestèrent : Portalis, Garde des sceaux, démontra dans un mémoire que, le concordat de 1801 étant loi de l'État, on ne pouvait l'abroger sans une loi nouvelle. On n'osa pas soumettre aux Chambres le texte complet du traité Blasas ; le projet du gouvernement porta seulement que le concordat du 15 juillet 1801 cessait d'avoir son effet à compter de ce jour, sans que néanmoins il fût porté atteinte aux effets qu'il avait produits, que le Roi seul nommerait, conformément au concordat passé entre Léon X et François Ier et en vertu du droit inhérent à la couronne, aux archevêchés et évêchés dans toute l'étendue du royaume ; il réédita les vieilles formules sur le droit du Roi à autoriser l'exécution des bulles et sur l'obligation de transformer en lois de l'État les actes pontificaux concernant l'administration de l'Église pour qu'ils fussent applicables. Le plus grave des changements annoncés, c'était la création de 42 évêchés nouveaux. Le pape, mécontent, déclara s'en tenir au texte du traité, qu'il ne reconnaissait plus dans le projet de loi : la commission de la Chambre ne sut comment s'y prendre, ni pour créer de nouvelles circonscriptions, ni pour trouver les crédits à affecter aux évêchés nouveaux. Le gouvernement, intimidé par la polémique ardente des libéraux qui dénonçaient un retour hypocrite à l'ancien régime, bien que les dispositions relatives à la nomination des évêques fussent l'unique emprunt fait au concordat de Léon X, était fort embarrassé ; Portalis partit pour Rome, espérant obtenir du Pape une approbation du projet de loi, Il échoua. Le cardinal de Périgord, au nom de l'épiscopat français, supplia le Roi d'accepter le concordat de Blacas et d'agir comme législateur suprême, c'est-à-dire de se passer du consentement des Chambres. On finit par retirer le projet. L'opération était manquée pour avoir été trop retardée. Le pape consentit à conserver provisoirement les limites actuelles des diocèses, à proroger les pouvoirs des évêques concordataires, à inviter les évêques nouveaux déjà nommés (il y en avait 20) à s'abstenir d'exercer leur autorité. Le gouvernement s'engagea à créer 39 diocèses nouveaux par conventions séparées, ce qui porterait graduellement le nombre total des diocèses à 80 (14 archevêchés et 66 évêchés). L'opération fut achevée en 18422 ; il y eut à peu près un diocèse par département[4]. Le budget des cultes, qui était de 10 millions et demi en 1815, atteignit 35 millions en 1829.

En attendant la restauration intégrale de l'ancienne Église, les ultras cherchèrent dans la milice du clergé régulier des alliés plus indépendants, plus agiles, plus audacieux. La propagande royaliste trouva ses meilleurs agents dans le personnel des Missions de France.

C'était une entreprise de prédications, organisée sur le modèle des antiques Missions étrangères qui convertissaient les païens d'Asie et d'Amérique Les Missions de France se donnèrent pour objet de ranimer la foi religieuse et monarchique. Trois prêtres, les abbés de Rauzan, Liautard et de Forbin-Janson les fondèrent en 1816, en groupant en congrégation des prêtres sans emploi. Elles commencèrent leur propagande dans les départements de l'Ouest. Les missionnaires — quatre ou cinq à la fois — arrivaient dans une ville, prêchaient durant quelques semaines, puis organisaient en grande solennité une cérémonie de réparation : une croix était portée en procession jusqu'au lieu où elle devait être plantée : là, en présence du préfet, du maire, des corps constitués, on faisait publiquement réparation à la croix pour les outrages qu'elle avait reçus depuis la Révolution ; réparation des offenses faites au prochain ; réparation à Louis XVI, à Louis XVII, à l'auguste Marie-Antoinette, à l'inimitable Élisabeth, au Roi et à la famille royale, de toutes les injures qu'ils avaient subies. La foule donnait son assentiment par des acclamations, et la cérémonie se terminait généralement par le serment de maintenir la religion et la légitimité. En 1817, on ajouta à ce programme la guerre aux mauvais livres. La fête de clôture comporta le brûlement des œuvres de Voltaire et de Rousseau, dont les fidèles purgeaient leur bibliothèque. Le succès des missionnaires fut très vif : ils distribuaient des chapelets, des médailles, des scapulaires, des images ; on les recevait au son des cantiques que des jeunes gens et des jeunes filles avaient appris dans les églises à chanter sur des airs en vogue ; le plus populaire, Le Triomphe de la Religion, se chantait sur l'air du Chant du Départ.

La religion nous appelle,

Sachons vaincre, sachons périr

Un chrétien doit vivre pour elle ;

Pour elle un chrétien doit mourir.

Quand les missionnaires quittaient le pays, c'étaient des scènes d'enthousiaste attendrissement : la foule les accompagnait sur la route, se disputait la faveur de les toucher, de conserver d'eux quelque souvenir. Parfois s'organisaient des manifestations hostiles, et il en résultait des troubles qui donnaient à la police l'occasion d'intervenir et à la magistrature celle de condamner. La majorité des fonctionnaires, les municipalités appartenaient à la clientèle des ultras ; le ministère laissait triompher en province un parti qu'il combattait à la Chambre.

Les libéraux, qui ne disposaient pas de pareils moyens de propagande, donnaient tout leur effort à la préparation des élections. Les chefs du parti, réunis en comité central depuis l'élection du premier cinquième en 1817, répandaient des brochures dans le pays, correspondaient avec les électeurs influents, qui, à leur tour, formaient des comités locaux, où se discutaient les candidatures. La liste en était arrêtée d'un commun accord entre le comité de Paris et les délégués des comités de province ; les électeurs votaient avec une parfaite discipline. Mais les libéraux sentirent le besoin de créer une œuvre plus efficace en vue de résultats plus durables. Pour reconquérir le pouvoir, il suffisait d'agir sur le corps électoral par la propagande ; pour reconquérir la Franco, il l'allait agir sur les générations nouvelles par l'éducation.

Le gouvernement s'était montré très indécis dans la question de l'enseignement. Il n'avait lias osé abolir ouvertement le monopole universitaire, parce que la destruction du système napoléonien fat apparue comme un acte trop évident de contre-révolution, mais il gardait ses sympathies an clergé et favorisait ses usurpations[5]. Il exerça une surveillance sévère sur l'esprit libéral qui se faisait jour dans l'enseignement officiel. En 1815, dix-sept facultés des lettres et trois facultés des sciences furent supprimées ; les collèges (ci-devant lycées) furent peuplés de professeurs et d'administrateurs ecclésiastiques. Malgré ces précautions, des difficultés éclataient ; les étudiants en droit de Paris protestèrent violemment contre la suspension du cours d'un professeur libéral, Bavoux : on ferma l'École de droit ; Bavoux, traduit en cour d'assises, fut acquitté (1819). L'École de médecine de Montpellier fut fermée pour des raisons analogues. Il se produisait fréquemment de l'agitation dans les collèges contre les dévotions imposées. Les journaux conservateurs s'indignaient. Royer-Collard, attaqué comme président de la Commission d'instruction publique, alla presque jusqu'à reconnaître devant la Chambre que tant de désordres à la fois ne pouvaient être que l'effet d'un complot :

Il n'y a point d'exemple d'une attaque de ce genre, dirigée sur un grand nombre de points à la fois, et qui ne peut s'exécuter que par la corruption la plus odieuse de la jeunesse et même de l'enfance. Ce crime est nouveau : il manquait à l'histoire des partis !

L'enseignement primaire n'était pas une affaire d'État : il ne figurait au budget, depuis l'ordonnance du 29 février 1816, que pour 50.000 francs, mis par la liste civile à la disposition de la Commission d'instruction publique, soit pour faire composer et imprimer des ouvrages propres à l'instruction populaire, soit pour établir temporairement des écoles modèles... soit pour récompenser les maîtres... La même ordonnance avait créé des comités cantonaux chargés de surveiller et d'encourager l'instruction primaire, et imposé à tout instituteur l'obligation d'avoir un brevet de capacité de l'inspecteur d'Académie, un certificat de bonne conduite du curé et du maire. Mais ces dispositions restaient inappliquées. L'enseignement primaire était donc un terrain vacant laissé aux initiatives privées. Les partis s'y heurtèrent. La bataille éclata entre l'enseignement simultané des Frères et l'enseignement mutuel des laïques.

L'enseignement mutuel datait des Cent-Jours. Quelques Français avaient rapporté d'Angleterre en 1814 la méthode de Bell et Lancaster, dont le principe consistait dans la réciprocité de l'enseignement entre les écoliers, le plus instruit servant de maitre à celui qui l'est moins. Grâce à ces services mutuels, un seul instituteur pouvait donner l'enseignement à un grand nombre d'enfants. Carnot, alors ministre de l'Intérieur, fut instruit de cette nouveauté : il y vit un procédé peu coûteux pour poursuivre l'œuvre scolaire interrompue de la Révolution, et fit signer par Napoléon un décret qui décidait la fondation à Paris d'une école d'essai. Une commission travaillait, à l'organiser quand tomba l'Empire. Ses membres formèrent alors la Société pour l'encouragement de l'instruction élémentaire, qui se donna pour but de réaliser le projet de Carnot. Cependant, les Frères continuaient, de pratiquer l'enseignement simultané de tous les élèves par le maitre. Il y eut donc rivalité de deux pédagogies ; mais l'enseignement mutuel était une œuvre libérale ; la méthode et l'enseignement des Frères firent dès lors partie du programme des ultras. La concurrence de clientèle fut avivée par la rivalité politique. Le clergé dénonça l'enseignement mutuel comme dangereux. Decazes, sans prendre ouvertement parti, voulut exiger des Frères, comme l'ordonnance de 1816 l'exigeait des laïques, le brevet individuel de capacité délivré par les Académies ; il prétendit aussi n'accorder l'exemption du service militaire qu'aux congréganistes qui prendraient individuellement l'engagement d'enseigner pendant dix ans : c'était le régime auquel étaient astreints les laïques. Les Frères refusèrent, déclarèrent qu'ils n'avaient que faire de brevets, que la capacité d'enseigner était reconnue à leur ordre, qu'ils n'avaient pas à prendre d'engagement individuel, ni à demander d'autorisation, puisqu'ils ne tiraient pas leur pouvoir d'un certificat académique, mais de la lettre d'obédience de leur Supérieur général. Celui-ci écrivit à Decazes : Vouloir obliger chaque frère à un diplôme particulier, ce serait séparer les membres de leur chef, et détruire en France la congrégation des Frères des écoles chrétiennes. Le ministre transigea : les Frères consentirent à recevoir un brevet d'instituteur, mais ils furent dispensés d'examen et d'inspection ; leur Supérieur général eut, seul, le pouvoir de les déplacer.

Les Frères ne pouvaient guère prospérer que dans les villes. Trop peu nombreux pour s'installer dans les campagnes, ils eussent été trop coûteux aussi ; car les statuts de leur ordre leur imposaient de s'établir par groupe de trois partout où ils étaient appelés. En 1818, 4 Académies sur 26 n'avaient pas de Frères, les autres n'avaient en tout que 26 écoles, toutes installées dans les villes. Au contraire, l'enseignement mutuel était en plein succès dans les villes aussi bien que dans les campagnes, où il s'imposait par sa simplicité et son bas prix. Il fut l'origine de l'enseignement primaire laïque. Certes, le rôle politique de l'école était encore presque nul : l'indigence à peine croyable des instituteurs, l'obligation où ils étaient presque tous d'exercer simultanément un autre métier suffisaient à les écarter de toute idée ambitieuse de conquête sur les esprits. Du moins, il importait aux libéraux qu'il y eût dans la commune, en face du presbytère ultra-royaliste et de l'église d'où partait la menace des supplices infligés en enfer aux acquéreurs de biens nationaux, une maison et un maître d'école qui n'en fussent pas les alliés naturels et nécessaires.

 

III. — LA CHUTE DU PARTI CONSTITUTIONNEL.

LE ministère Dessoles-Decazes, ébranlé par l'attitude des doctrinaires qui affaiblissait la majorité constitutionnelle déjà réduite par les élections de 1818, ne pouvait durer qu'en trouvant des appuis dans les partis extrêmes de droite et de gauche. La droite haïssait Decazes, qui était resté au pouvoir malgré elle, et à qui elle faisait remonter toutes ses défaites. Mais la droite avait pour elle ses adversaires de 1816, les ambassadeurs étrangers, de plus en plus inquiets des progrès libéraux. Le tsar, désireux de prendre sa revanche de l'échec qu'il avait subi à Aix-la-Chapelle, témoignait en toute occasion à l'ambassadeur de France, La Ferronays, sa malveillance à l'égard du cabinet français ; en avril 1819 il proposa aux alliés une représentation collective faite auprès du Roi et de son ministère au nom de l'Europe alarmée. L'ambassadeur russe, Pozzo di Borgo, qui avait été l'adversaire le plus résolu de la droite jusqu'à la chute de Richelieu, déclara à son gouvernement en mai :

Il est une vérité qui n'admet aujourd'hui ni doute, ni contradiction, c'est-à-dire que la France est livrée à la fois aux personnes, aux intérêts et à l'esprit de l'ancienne armée et à celui des doctrinaires idéologues ou anarchiques... que cet état de choses, appliqué à un tel pays, est en contradiction avec l'esprit des traites, parce que, loin d'être une question d'administration intérieure... il tend à amener par ses conséquences la chute de la dynastie légitime, base de la pacification, et une guerre inévitable en Europe.

C'était exprimer exactement l'opinion que la droite avait intérêt à répandre pour ébranler le ministère. Quant à la gauche libérale, elle ne se souciait pas de consolider un gouvernement qui ne combattait les ultras qu'à la Chambre, et qui n'osait pas en débarrasser les préfectures, les mairies, les tribunaux, les administrations et l'armée. Tout l'espoir du ministère reposait donc sur l'élection du cinquième de 1819. Elle allait montrer s'il y avait encore entre les deux partis extrêmes, entre les ennemis de la Charte et les ennemis des Bourbons, entre l'ancien régime et la Révolution, place pour un tiers-parti.

L'expérience fut décisive. En vain Decazes essaya-t-il, pour renforcer le centre, de rallier gauche les commerçants et les industriels en organisant une Exposition, en leur distribuant des décorations, à droite le clergé en créant 12 diocèses nouveaux ; il fut battu. Sur 54 sièges à pourvoir, ses candidats n'en obtinrent que 15 ; la droite en eut 4 ; les libéraux, 35. Le corps électoral se désintéressait manifestement de la politique royaliste modérée. Il subissait l'influence ou partageait les vues de la masse populaire, pour qui il n'y avait en France que deux partis.

L'échec du gouvernement, indice certain des sentiments dominants des électeurs, était dû aussi en partie à la tactique des ultras.

Dans plusieurs collèges, jugeant leur propre succès impossible, les ultras avaient mieux aimé porter leurs voix sur le candidat jacobin que sur le candidat ministériel. Les choses s'étaient ainsi passées à Grenoble, où les libéraux présentaient l'ancien conventionnel Grégoire. Tenu en échec au premier tour, il passa au second, contre le candidat ministériel, grâce à une centaine de voix de droite. Les ultras pensaient déconsidérer ainsi la loi électorale. La presse royaliste, à la nouvelle de l'élection de Grégoire, fit éclater son indignation : un évêque révolutionnaire, sacrilège, entrait à la Chambre, fantôme de la Convention ressuscité par une loi régicide.

Decazes se résigna et s'apprêta à faire des concessions à la droite. La politique de gauche, qui risquait d'attirer sur lui la colère de tous les gouvernements de l'Europe, ne lui garantissait même pas une majorité durable et solide.

Les progrès du libéralisme étaient alors pour les souverains un grave sujet d'inquiétude. Ils en poursuivaient avec une rigueur nouvelle les manifestations. En Allemagne, la réunion de la Martbourg, où des étudiants libéraux avaient brûlé solennellement des écrits absolutistes (1817). suivie bientôt d'une entente générale des professeurs de quatorze universités pour la fondation d'une association générale (Iéna, mai 1818), l'assassinat de Kotzebue, poète allemand qui avait mis sa plume au service du tsar, par l'étudiant Sand (23 mars 1819), les conflits qui agitèrent les territoires où les princes s'étaient laissé imposer des constitutions , tous ces désordres offraient à Metternich l'occasion qu'il cherchait d'intervenir contre le particularisme des États, si dangereux pour le repos public. Les ministres des cours allemandes réunis à Carlsbad obéirent aux injonctions de l'Autriche ; les résolutions qu'ils votèrent en août 1819, confirmées en septembre par la diète de Francfort, déclaraient tout à la fois la guerre au libéralisme et reconnaissaient la suprématie du gouvernement fédéral sur les princes :

1° l'article 13 de l'acte fédératif — il y aura des assemblées d'États dans tous les pays de la Confédération —, ne devait s'appliquer qu'à des assemblées reconstituées sur les modèles des anciens Etats et non à des institutions représentatives formées d'après des modèles étrangers ;

2° la diète aurait désormais le pouvoir de faire exécuter ses ordres dans le domaine de chaque prince sans qu'aucune législation locale pût lui être opposée ;

3° les associations de professeurs ou d'étudiants seraient dissoutes, et chaque université serait soumise à la surveillance d'un commissaire extraordinaire muni de pleins pouvoirs pour éloigner les suspects ; la censure de la presse serait établie dans toute la Confédération ;

4° une commission de la diète, siégeant à Mayence, serait chargée d'une enquête sur les menées démagogiques et dirigerait les enquêtes parallèles des pouvoirs locaux ;

5° enfin, les troupes de la Confédération interviendraient contre les résistances que la diète rencontrerait soit chez les individus, soit auprès des gouvernements.

Les décisions de Carlsbad et de Francfort mirent en émoi libéraux et absolutistes en tous pays. En France, les ultras les commentèrent avec une ardente satisfaction. La France y était. disaient-ils, évidemment visée ; n'était-elle pas le foyer révolutionnaire qui mettait l'Europe en péril ? Les royalistes, écrivait la Quotidienne, n'ont aucune objection à ce qu'il soit reconnu à Carlsbad que le système ministériel de la France est funeste à la liberté européenne. Chateaubriand proposa, dans le Conservateur, comme un modèle, le gouvernement de Ferdinand d'Espagne. Decazes, attaqué par les journaux de droite avec une nouvelle violence, menacé dans son existence ministérielle (une intrigue nouée au Pavillon de Marsan préparait l'avènement au pouvoir de Villèle et de Corbière) jugea qu'il était temps de se faire à son tour le défenseur de l'ordre. Brusquement, il supprima la Société des Amis de la presse, qui existait depuis deux ans. qui avait. soutenu le ministère, et qui comptait parmi ses membres les plus notoires des libéraux et des doctrinaires. Puis il proposa à ses collègues de modifier la loi électorale et leur soumit un projet préparé par le Garde des sceaux, de Serre : le renouvellement annuel serait supprimé ; la Chambre serait élue pour sept ans, au scrutin public, par deux sortes de collèges, collèges d'arrondissement où les électeurs paieraient 200 francs d'impôt direct, collèges de département composés d'électeurs à 400 francs ; les électeurs de département pourraient voter une première fois en qualité d'électeurs d'arrondissement. Les trois ministres les plus libéraux, Dessoles, président du Conseil, qui venait de défendre la loi existante contre les critiques des ambassadeurs étrangers, Gouvion Saint-Cyr, à qui la droite reprochait de réintégrer peu à peu, sournoisement, la plupart des officiers de l'ancienne armée, le ministre des Finances, Louis, honni des ultras qui ne lui avaient pas pardonné son ministère de 1814, refusèrent de suivre Decazes et donnèrent leur démission. Elle était attendue et escomptée depuis quelques mois par Decazes : elle lui permettait d'offrir la présidence du Conseil au duc de Richelieu, et ainsi de regagner à la fois la confiance de la droite et la sympathie des gouvernements étrangers. Il espérait surtout regagner le tsar, toujours hostile et parfois menaçant et qui, dans le même temps, déclarait à notre ambassadeur :

Je ne vous cache pas que ce qui se passe chez vous m'a donné beaucoup d'inquiétude.... Les Conférences d'Aix-la-Chapelle ont créé entre les Puissances une union qui est et qui doit rester indissoluble.... La France a été volontairement agrégée à cette union formée d'abord contre elle ; elle en a accepté les conditions et les conséquences, et dès lors, elle a pu compter sur le même appui, sur les mêmes garanties que les autres. Ce serait un grand malheur pour la France, si elle cherchait à s'isoler, à séparer ses intérêts de l'intérêt général, ou si, par de nouveaux bouleversements inquiétants pour la tranquillité commune, elle dirigeait derechef contre elle l'attention de l'Europe.

Mais Richelieu refusa son concours ; Decazes fit faire des ouvertures à Villèle et Corbière, qui se montrèrent peu disposés à l'écouler. Il dut se contenter de remplacer Dessoles par Pasquier, Louis par Roy et Gouvion Saint-Cyr par Latour-Maubourg. Aucun des ministres nouveaux n'appartenait à la droite, mais tous étaient désireux de se rapprocher d'elle. Decazes garda pour lui la présidence du Conseil (20 novembre).

Cette manœuvre eut peu de succès. Les journaux ultras continuèrent à injurier le vil esclave des libéraux jacobins ; les journaux de gauche accueillirent froidement le nouveau cabinet, bien qu'il eût deux jours après sa formation rappelé les bannis autres que les régicides et rendu à la Chambre des pairs les huit derniers pairs des Cent-Jours non encore réintégrés. La gauche attendait, pour se prononcer, de connaitre les projets qu'on prêtait à Decazes.

Le discours du trône (29 novembre) annonça le dépôt d'un nouveau projet de loi sur les élections :

Une inquiétude vague, mais réelle, préoccupe tous les esprits. Chacun demande au présent des gages de sa durée.... Le moment est venu de fortifier la Chambre des députés et de la soustraire à l'action annuelle des partis en lui assurant une durée plus conforme aux intérêts de l'ordre public et à la considération extérieure de l'État.

Ce langage fut approuvé à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg. En France, il causa une anxiété générale, plus vive et plus fondée que l'inquiétude provoquée l'année précédente par la proposition Barthélemy. Ainsi, la Charte était une fois encore remise en question ! Les journaux libéraux protestèrent : La Contre-révolution relève la tête, et Decazes devint aussitôt pour eux, comme il l'était pour la droite, l'insolent favori. Dans les Chambres, la gauche, passionnément attachée à la loi électorale, afficha son hostilité : des 73 pairs de gauche nommés par Decazes dix mois auparavant, on calculait qu'un cinquième seulement lui restait fidèle. Quant à la droite, elle ne sut aucun gré à Decazes de sa volte-face ; elle ne lui pardonnait rien. La validation de Grégoire lui fournit un prétexte à manifestations théâtrales contre la politique qui avait préparé un aussi effrayant résultat. Grégoire était de droit dans le cas d'être invalidé comme inéligible, la Charte stipulant que la moitié seulement des députés pouvaient être choisis hors du département, et l'Isère en ayant déjà deux sur quatre. Mais la droite réclama son expulsion comme indigne. La Chambre se contenta de voter sa non-admission, sans préciser la raison. Jamais les circonstances n'avaient été aussi favorables aux ennemis de Decazes. Il était à leur merci. Que la droite s'entendit avec les libéraux mécontents pour lui refuser les six douzièmes provisoires qu'il demandait pour 1820, et il était abattu tout de suite. Quelques-uns y songèrent ; Villèle, plus politique, s'y opposa : une entente de la droite et de la gauche eût brouillé la droite avec le centre droit ; il fit voter les douzièmes. Le favori, dit la Gazette, a obtenu six mois de vivres (24 décembre 1819).

Cependant le ministère, après avoir annoncé solennellement la réforme électorale, ne réussissait pas à la mettre sur pied. De Serre, l'auteur du premier projet, tomba gravement malade en décembre, et Decazes n'osait pas, en l'absence de son Garde des sceaux, défendre certaines dispositions dont il était l'auteur, telles que le double vote. Les libéraux provoquaient à Paris et en province des mouvements d'opinion en faveur de la loi de 1817. A Paris, ils en célébrèrent l'anniversaire dans un banquet (5 février). Le public était de jour en jour plus impatient. Les ambassadeurs étrangers insistaient auprès du gouvernement pour qu'il fit connaître sa décision. Un complot militaire organisé en Espagne, au mois de janvier, par Riego et Quiroga contre le roi Ferdinand VII, épouvantait à nouveau les absolutistes de toute l'Europe. Il fallait en finir une bonne fois avec la Révolution : voici que ce n'étaient plus seulement des colonies lointaines, mais un royaume qui s'insurgeait contre son roi.... Le ministère annonça pour le 14 février une communication officielle, le dépôt de la nouvelle loi électorale ; mais, la veille du jour où la bataille allait s'engager, le duc de Berry fut assassiné.

L'attentat était l'œuvre d'un fanatique isolé, Louvel, qui avait voulu anéantir les espérances d'avenir de la famille royale — le duc d'Angoulême n'ayant pas d'enfants, c'était le duc de Berry ou sa descendance qui se trouveraient appelés dans l'avenir à occuper le trône —. L'occasion était bonne d'abattre enfin Decazes. Le lendemain, un député de droite, Clauzel de Coussergues, demanda sa mise en accusation comme complice de l'assassinat : Oui, monsieur Decazes, c'est vous qui avez tué le duc de Berry, écrivit la Gazette. Pleurez des larmes de sang, obtenez que le ciel vous pardonne, la patrie ne vous pardonnera pas. En vain, Decazes, pour désarmer ces colères, apporta trois projets, l'un rétablissant la censure, l'autre suspendant la liberté individuelle, et enfin la loi électorale nouvelle : les Débats l'appelèrent Bonaparte d'antichambre ; le Drapeau blanc énumérait avec éloges les bons coups d'État, celui par exemple du roi Gustave III changeant la constitution de la Suède, et celui de Louis XIII se débarrassant du maréchal d'Ancre ; le moment était venu d'user des mêmes procédés pour détruire à la fois la Charte et Decazes, le Séjan libournais. Si M. Decazes reste ministre, déclara la Gazette, l'Enfer prévaut. Les journaux de gauche raillèrent les larmes fastueuses des énergumènes, leur joie féroce éclatant au milieu des pleurs, mais n'eurent garde de défendre le ministre.

Malgré tout, Decazes conservait la faveur du Roi, que rien n'ébranlait ; elle suffisait à le maintenir au pouvoir :

Les ultraroyalistes veulent me porter le dernier coup, dit Louis XVIII, ils savent glue le système de M. Decazes est le mien, et ils l'accusent d'avoir assassiné mon neveu. Je veux sauver la France sans les ultras....

Les ennemis du ministre eurent recours à l'intimidation : la duchesse de Berry déclara à Louis XVIII qu'elle ne reverrait jamais Decazes ; la duchesse d'Angoulême supplia le Roi de l'éloigner, pour épargner peut-être un crime. Quelques amis de Monsieur parlèrent de l'enlever quand il se rendrait aux Tuileries. D'autres proposèrent, si les menaces ne suffisaient pas de provoquer, avec l'appui de quelques régiments de la Garde, une sédition dans les faubourgs en promenant la chemise sanglante du duc de Berry : la faction, écrit le royaliste Barante, était aux ordres de tous les coupe-jarrets des cafés de Paris. Le Roi, effrayé, demanda à Decazes sa démission, le nomma due et ambassadeur en Angleterre, et ne dissimula rien de la douleur qu'il éprouvait à se séparer de lui : il écrivit en entier de sa main le brevet du titre de duc et lui remit deux lettres autographes où il traduisit son indignation. Le portrait de Decazes remplaça celui de François Ier dans le cabinet du Roi. Richelieu fut appelé à la présidence du Conseil (20 février).

La politique du tiers-parti, qui rêvait de concilier le royalisme avec le libéralisme, qui concevait la Restauration comme une transaction entre la Révolution et l'ancien régime, avait échoué. L'assassinat du duc de Berry fut l'accident qui la renversa ; mais elle avait une existence fragile et précaire depuis les élections. Acceptée par la gauche comme un moyen de salut après la Chambre introuvable, elle ne lui suffisait plus après trois années de succès électoraux. Obstinément détestée et combattue de jour en jour plus violemment par la droite, elle ne satisfaisait plus la minorité indécise du centre, qui se dissolvait peu à peu dans les partis extrêmes. Decazes lui-même ne l'avait-il pas jugée impraticable et condamnée le jour où il s'était prononcé contre la loi électorale ? Au moment, où il tomba, il ne la représentait, déjà plus. La politique du 5 septembre était morte. Il y avait trois partis au lendemain de l'ordonnance : maintenant, il n'y avait plus place en France que pour deux partis.

 

IV. — L'ESPRIT PUBLIC EN 1820.

L'EFFORT qu'avait tenté le parti constitutionnel pour concilier le royalisme et la révolution, pour adapter la monarchie restaurée à la société égalitaire. laissa dans le pays, malgré sa timidité, ses insuffisances et ses maladresses, des traces appréciables : des preuves certaines montrent que l'esprit public se transforma graduellement de 1816 à 1820.

Ce n'est sans cloute pas aux élections qu'il faut demander soit un témoignage suffisant de l'opinion générale, soit les données essentielles d'une carte politique de la France. Il y a, en 1820, 96.525 électeurs pour 10.085.056 contribuables et 29 millions d'habitants. Ils sont répartis de la façon la plus inégale entre les collèges : la Seine en a 10.000, la Corse, 30. Encore faut-il noter que ces électeurs s'abstiennent, volontiers de voter, un tiers en général, souvent la moitié. En 1819, sur 4.800 électeurs de la Seine-Inférieure, 2.500 votèrent, et sur 1.700 électeurs d'Eure-et-Loir, 938. Il y a dans le Nord, en 1817, 1.864 votants sur 2.303 inscrits ; dans les Landes, en 1819, 338 sur 674 ; dans les Basses-Pyrénées, 238 sur 321. Les majorités qui décident de l'élection sont généralement faibles, du dixième des votants tout au plus. Le cens d'éligibilité étant très élevé, la qualité d'éligible est rare : il y a 18.561 éligibles pour toute la France en 1820. Certains départements n'en comptent, au taux de 1.000 francs, qu'une dizaine ; les trois quarts n'en ont pas cent. La Charte, il est vrai, a prévu cette insuffisance, et décidé qu'en tout cas il y aurait au moins 50 éligibles par département ; mais le choix est fort restreint, les fonctions législatives étant gratuites. Le paiement de 1.000 francs d'impôt présume alors, estime-t-on, un revenu de 5 à 6.000 francs, insuffisant pour permettre un long séjour à Paris. Deux ou trois candidats tout au plus, et le plus souvent fonctionnaires, voilà dans quelles limites trouve à s'exercer dans la plupart des collèges le choix des électeurs. Enfin, l'action du gouvernement dans l'élection est prépondérante, et les mœurs électorales la favorisent. L'administration dresse les listes sans contrôle ; personne n'a qualité pour relever les erreurs, volontaires ou non, qu'elle fait en calculant le chiffre total des impositions directes d'un citoyen ; n'étant pas tenue d'indiquer à côté du nom de l'électeur celui de la commune où t'impôt est payé, elle y inscrit impunément des intrus. Les listes sont affichées trop tard pour permettre les réclamations des oubliés. La pression officielle est la règle ; les présidents des collèges, les préfets ont l'habitude d'alléguer la véritable pensée du Roi, le mécontentement qu'éprouverait le Roi ; ils désignent parfois ouvertement les candidats agréables. Et le Roi lui-même intervient directement par des proclamations. Les électeurs résistent mal aux sollicitations du gouvernement. Éloignés les uns des autres, ils ne se rencontrent qu'au jour du scrutin, et n'entendent ce jour-là que des paroles officielles. Leur vote n'est pas toujours secret ; et le scrutin dure plusieurs jours si, après un ballottage, le préfet croit utile de prendre son temps pour agir sur le collège électoral. Il est rare que, avant 1820, on fasse acte public de candidat. Ceux qui, les premiers, essayent de répandre des bulletins et des professions de foi passent pour des démagogues. La majorité des électeurs vole le plus souvent au hasard, pour des hommes qu'elle ne connaît pas ; et il est possible, au demeurant, que le souci de se faire une opinion lui ait souvent manqué.

Pour toutes ces raisons, le résultat des votes ne saurait être qu'un élément, et un élément de médiocre valeur, dans l'analyse de l'opinion politique des Français. Tel département qui nomme des ultras est d'un libéralisme notoire. C'est le cas du Rhône, de l'Yonne, du Haut-Rhin. de nombreux départements de l'Est. En revanche, la Vendée nomme trois libéraux, dont Manuel ; la Charente-Inférieure, Beauséjour, Faure, Tarayre, le Morbihan, Villemain, Robert et Fabre, la Mayenne, Lepescheux : tous députés d'extrême gauche, A ne considérer que la carte électorale, il semblerait qu'il n'y a pas en France de division régionale des partis.

Elle existe pourtant, créée par des causes permanentes ou passagères qui marquent profondément les conditions de la vie. L'étendue de la propriété, la présence ou le manque de grands centres urbains, le nombre et la qualité des voies de communication d'où dépendent pour les hommes et pour les choses la mobilité ou l'isolement, la prédominance d'un mode d'activité économique sur un autre, par exemple de l'agriculture sur l'industrie, sont les facteurs tout-puissants de l'opinion d'une région Mais les accidents de la politique en modifient le jeu. Dans un pays tel que la France, où les sentiments contribuent plus que les intérêts à former l'opinion, il n'est pas indifférent que telle région ait subi plus qu'une autre les horreurs de l'invasion et les duretés de l'occupation étrangère Les souvenirs de la Révolution, très proches, sont partout des causes encore agissantes ; la présence de certains personnages dont le rôle politique ou militaire fut important détermine les actes et les sentiments de leurs compatriotes. Plus encore, le degré de perfection qu'a atteint l'organisation de tel parti, l'habileté de sa propagande par la presse, par les associations secrètes, l'hostilité ou le soutien qu'il trouve dans le clergé, sont des causes locales, passagères ou profondes, qui façonnent l'esprit public. Reste enfin, sans doute, un élément irréductible à l'analyse, ou qui du moins résiste à la recherche historique. On ne peut complètement expliquer ni la prédominance du traditionalisme dans l'Ouest et dans le Centre, ni celle de l'esprit rationaliste dans l'Est ; et les raisons dernières qui font de tel individu un libéral ou un ultra échappent. Mais la constatation des divergences régionales est possible. Elle démontre que, si la France de 1820 a des institutions uniformes et centralisées, si la vie politique et administrative y est réglée par le gouvernement, elle obéit, dans le choix de ses tendances et de ses opinions, à des causes locales qui échappent à l'action du pouvoir central.

La France septentrionale semble avoir pris peu de part aux agitations politiques. On est, dans le département du Nord, soumis au Roi et à la Charte, et on fait peu de politique. Bon esprit public, déclare le préfet. On est tout entier aux affaires ; l'industrie grandit ; six mines de houille sont en exploitation, et deux mines de fer. Le Pas-de-Calais est indifférent les ultras voisinent avec les constitutionnels, et les libéraux sont inoffensifs tant qu'ils n'ont pas à redouter un ministère d'extrême droite. Seul le clergé s'agite ; il manque de tolérance et de charité, promet la restitution des biens des émigrés et refuse les sacrements aux acquéreurs de biens nationaux. Les Picards sont plus agités, plus impressionnables. Comme leurs voisins du Soissonnais, du Laonnais (Aisne), ils sont par tempérament attachés à la Révolution, raisonneurs, avides de nouvelles, de discussions politiques il y a à Saint-Quentin 8.000 ouvriers qui parlent politique dans leurs manufactures ; la classe moyenne est nombreuse, riche ; elle a ôté à la noblesse toute influence sur le peuple, elle est égalitaire, elle est mécontente de l'hérédité de la pairie. Le clergé voit chaque jour diminuer sa puissance, mais ne veut pas renoncer à dominer. Il ne se recrute plus dans la bourgeoisie et diminue en nombre ; beaucoup de cures sont vacantes.

Dans l'Est ardennais, lorrain, alsacien, le sentiment démocratique, moins expansif mais non moins profond, se renforce de patriotisme et de haine pour l'étranger les Bourbons n'y trouvent pour le mieux que de l'indifférence. C'est un pays où on ne crie pas Vive le Roi ! ; le royalisme pur ne s'y rencontre guère, l'ancienne noblesse étant rare. L'opposition de gauche n'y est pas ultralibérale ; mais la noblesse qui entoure le trône offusque les Lorrains, qui, au demeurant, sont fidèles sujets, moins par amour que par crainte de nouveaux malheurs. Dans cette population calme, froide, réservée, il n'y a pas de querelles religieuses : protestants et catholiques se supportent ; mais la bourgeoisie reste hostile au clergé, et souvent le déteste. Le peuple est instruit ; les écoles, nombreuses, sont chaque jour plus fréquentées ; l'enseignement mutuel y a le plus grand succès. En Alsace, la vieille noblesse a presque complètement disparu : ce qui en reste est sans influence. La terre est aux propriétaires ruraux, cultivateurs aisés, aux bourgeois commerçants des villes. L'Alsacien est aussi bon Français que mauvais royaliste.

Les Bourguignons ont l'esprit d'opposition et de censure. Les partis sont chez eux très animés. La bourgeoisie tout entière, propriétaires, négociants, chefs d'industrie, est libérale. Un préfet de Decazes, Stanislas de Girardin, l'a encouragée et soutenue dans la Côte-d’Or, se disant l'élève de Jean-Jacques Rousseau dans le moment où les missionnaires faisaient brûler ses livres, fondant des écoles d'enseignement mutuel. Les paysans, profondément empreints de l'esprit révolutionnaire, lisent avec avidité le Journal de la Côte-d'Or, qui est un écho du Constitutionnel. Dijon est un foyer de jacobinisme. II faudrait, pour rallier la bourgeoisie, la convaincre que tout avancement ne lui est pas fermé ; les négociants, riches marchands de vin, haïssent et méprisent la noblesse. N'était la crainte d'une nouvelle invasion, ils adopteraient volontiers les intérêts de tout usurpateur qui leur ferait entrevoir l'espérance de redevenir les premiers dans l'État. C'est le pays où a circulé le plus longtemps la nouvelle du retour de Bonaparte, ou du prince Eugène arrivant avec une armée pour rétablir Napoléon Il. Le duc d'Angoulême y voyage en 1820 ; l'accueil est froid. A Beaune, on ne crie que : Vive la Charte ! et des gens à mauvais principes gardent leur chapeau sur le passage du prince. Le libéralisme bourguignon a quelque chose d'insolent et de brutal. Le clergé est mal vu, et loin d'inspirer le respect. Les sentiments religieux sont très faibles : en Côte-d'Or, 80 communes sur 400 sont sans curé ; dans l'Yonne. la proportion est plus forte ; en Saône-et-Loire, il n'y a que 232 succursales sur 605 communes ; les écoles sont bien plus nombreuses que les presbytères.

En Franche-Comté, l'ultraroyalisme est nul : à Besançon, la police dit que, sur quarante-neuf cafés où on lit les journaux, trente et un ne reçoivent que le Constitutionnel, dix le Constitutionnel et les Débats, huit les Débats seulement. A Pontarlier, on ne lit que le Constitutionnel ; le préfet, en 1822, décide de payer l'abonnement des cafés aux journaux royalistes. Les villes sont libérales, et aussi les bourgeois de village. C'est encore un pays d'enseignement mutuel. Le clergé y est rare, au moins dans le Jura. Il y a des bonapartistes à Pontarlier, à Besançon : influence du pays de Vaud tout voisin, qui est resté un foyer d'agitation bonapartiste ; en 1817, on y a parlé couramment de la chute prochaine du gouvernement ; dans la suite, on s'est montré fortement attaché à la Charte, au système constitutionnel, s'il était ébranlé, ce serait déterminer la population industrielle et agricole à ne négliger aucun moyen pour en accumuler les garanties avec plus d'ardeur peut-être que de mesure et de réflexion.

Lyon est resté, dans la littérature royaliste, le modèle souvent cité de la ville fidèle à ses rois. C'est une réputation que Lyon doit à l'insurrection de 1793 ; en réalité, le parti ultra y est numériquement très faible : une poignée de nobles, c'est-à-dire d'anciennes familles consulaires anoblies par l'échevinage, dépossédées depuis la Révolution de tout pouvoir politique et de toute influence morale sur la cité. Mais le parti est organisé, et il a essayé de faire de Lyon un centre d'action ; les massacreurs du Midi y sont en nombre ; toute une bande est au service des nobles et des prêtres. Ce sont les anciens compagnons de Jésus, à qui les mots de roi constitutionnel et de Charte donnent des crispations, inventeurs et dénonciateurs de complots sous tous les régimes. Avec la complicité et sous la direction du général et du préfet, ils ont pu organiser la terreur de 1817. Mais, l'affaire ayant échoué, le calme est revenu. et les vrais sentiments de la population se sont fait voir. Les élections, qui ailleurs laissent si indifférente la masse qui ne vote pas, se sont faites dans une explosion irrésistible de sentiment populaire. Le collège qui nommait encore des ultras en 1817 a élu en 1818 l'homme qui avait protesté le plus éloquemment contre les vrais conspirateurs, Camille Jordan ; et, Jordan ayant opté pour un autre siège, c'est un libéral d'extrême gauche, Corcelles, qui le remplace au milieu des acclamations populaires. La bourgeoisie commerçante, les employés, les avocats sont restés bonapartistes. La foule ouvrière. qui a acclamé le Bonaparte jacobin revenant de l'ile d'Elbe, confond dans sa haine révolutionnaire le clergé ultra, qui veut reprendre une autorité qui fut immense, et le gouvernement, qui le soutient ou n'ose pas le contenir. Les conscrits, dans la campagne du Lyonnais, crient : Vive l'Empereur ! et circulent avec trois guidons, un blanc, un bleu, un ronge. Le Beaujolais Seul, pays de réfractaires, où l'on a lutté contre la Constitution civile, où le concordat même a fait naître une Petite église, est resté un pays d'ancien régime ; mais c'est un îlot sans rapport direct avec Lyon. Partout ailleurs, les passions qui, dans une population naturellement peu démonstrative, restent volontiers contenues, subsistent et éclatent parfois en violences. Nulle part on n'a sévi davantage contre les chansons et les cris séditieux poussés au cabaret, au théâtre, ou dans les fêtes populaires ; la police a fort à faire pour saisir tous les emblèmes fabriqués en secret qui rappellent l'usurpateur. Et, en dépit de la légende royaliste, c'est sur les faits qu'est fondé le jugement souvent exprimé dans les rapports préfectoraux : Lyon est la capitale du libéralisme.

Les Dauphinois de l'Isère sont restés du parti de la Révolution comme les Lyonnais. D'ailleurs, les relations sont entre eux continuelles ; la moindre agitation lyonnaise a son écho à Grenoble. et réciproquement ; Lyon a eu son Cannet, et Grenoble, son Donadieu ; et le résultat fut le même. Dans les campagnes, les prêtres sont sans influence ; l'école mutuelle s'étend. Au contraire, dans les Hautes et Basses-Alpes, pays pauvres, où la population travailleuse émigre volontiers, où elle est éparse, et sans le lien, le rendez-trous d'une ville importante, on est resté religieux, et le clergé, tout entier paysan d'origine, a conservé son influence ; il exerce, sans qu'on proteste, son intolérance. La vie politique est faible ou nulle. On aime la Charte et le Roi, disent les préfets.

Pour rencontrer une population royaliste, il faut arriver au Midi provençal. Encore le royalisme y est-il plus bruyant que solide, et est-il de jour en joui- menacé de plus pi-ès par le libéralisme. Avignon, cité comme un modèle par les préfets de l'Est qui envient son royalisme, et qui avouent que leurs administrés ne l'égaleront jamais, est, en effet, u très prononcé pour la légitimité et l'on sait avec quelle fureur le populaire a prouvé ses sentiments en 1815. Les esprits y sont inquiets, incorrigibles ; il y a encore des bagarres jusqu'en 1817. Pourtant l'apaisement se fait, et le dévouement pour le Roi, qui reste général, n'irait pas jusqu'au désir d'un retour au passé. Les prêtres sont nombreux, et l'enseignement mutuel n'y réussit pas. Dans le Var, les opinions sont plus partagées et plus modérées. A Marseille, le parti royaliste a été fortement organisé : il a envoyé deux bataillons au duc d'Angoulême en 1815, et il a coordonné les efforts de Toulon, d'Aix, de Toulouse, de Bordeaux : il a eu pour lui les commerçants, que la guerre napoléonienne a ruinés, et même les marins, brutaux, fanatiques et dévots. Il a accueilli lord Exmouth et ses 5.000 Anglais, en héros, avec un enthousiasme demeuré fameux. Toute cette flamme s'est éteinte, ou pour le moins refroidie. Rassurés sur leurs intérêts matériels, les Marseillais se sont laissés aller à la pente libérale où tout glisse : le Phocéen, journal indépendant, traduit depuis 1820 l'opinion bourgeoise qui domine.

Le Languedoc est toujours un champ de bataille entre protestants et catholiques. Dans le Gard, la bataille est moins vive depuis que la garde nationale, qui était la maîtresse absolue du département, a perdu son influence. Le gouvernement l'a désarmée en 1818, à la grande consternation des ultras, et il n'a plus toléré le désordre. Mais les haines subsistent, surtout dans les classes supérieures. On y est impropre à tout service public, chacun ne sachant servir que son parti ; le préfet voudrait des fonctionnaires et des juges étrangers au département. Le peuple est ignorant et fanatique ; il faudrait l'instruire, développer l'enseignement mutuel ; mais les catholiques le combattent. Aucun gouvernement modéré ne peut compter sur eux ; la politique constitutionnelle n'a d'appui que chez les protestants, qui sont la majorité dans l'arrondissement d'Alais, si le gouvernement sait les soutenir, et tirer parti de leur influence qui, pour le moment, s'exerce au profit de l'esprit de républicanisme. Les ultras de l'Hérault sont moins exaltés que ceux du Gard, et surtout moins puissants ; leur force, tout apparente, s'appuie sur le clergé catholique, qui fait voter pour eux, qui s'occupe autant d'administration que de son ministère, qui combat, l'enseignement mutuel ; c'est lui qui dissimule la faiblesse réelle de leur parti, miné de jour en jour par le progrès du libéralisme, tandis que celui-ci se renforce tous les jours de la plus grande partie de la jeunesse. Il n'y avait guère que des royalistes dans l'Aude en 1815 ; aucun département n'était animé d'un meilleur esprit : quatre ans plus tard, il semble que les idées libérales aient pris une sorte d'empire jusque-là inconnu. La Minerve et le Constitutionnel font des ravages dans la bourgeoisie des Pyrénées-Orientales et même dans les campagnes. Il est peu de villages où l'on ne reçoive la Minerve, la Bibliothèque historique, les Lettres normandes. Le Conservateur a des lecteurs, mais en plus petit nombre. C'est encore un pays qui donne au royalisme une déception. Les émigrés, très nombreux et de toutes classes, riches et pauvres, qui ont suivi les troupes espagnoles dans leur retraite en 1793, sont revenus animés d'une haine qui semblait assez forte et assez agissante pour créer et soutenir un parti d'ancien régime. Mais la masse ne les a pas suivis ; le clergé est sans force ; le nombre des prêtres diminue tous les jours ; in plupart des paroisses sont, sans pasteurs. L'anarchie de la Corse, où les noms des partis dissimulent plus qu'ailleurs les rivalités et les appétits individuels, la met pour le moment hors de la vie politique.

La vallée de la Garonne et le raidi pyrénéen ont eu, comme la Provence et le Bas-Languedoc, leurs violences en 1815. Là aussi, les seuls partis agissants sont les partis extrêmes ; quelques bourgeois riches, les nobles, les prêtres, les dévots sont ultras ; les ouvriers des villes, anciens fédérés des Cent-Jours, les petits bourgeois sont libéraux et révolutionnaires ; le reste, c'est la masse paysanne, les neuf dixièmes de la population, indifférente, irréligieuse, docile ; on ne sait ce que c'est que la légitimité, on obéit à l'autorité de fait. Les écoles sont délabrées, et les curés manquent dans la plupart des communes de l'Ariège. Dans les Hautes-Pyrénées, pays d'eaux thermales et d'étrangers, où les mœurs sont faciles, le clergé est peu décent et a peu de fidèles ; le Gers est plus religieux ; dans les Landes, le peuple est indifférent en matière de religion ; il n'y a que 285 ecclésiastiques pour 400 paroisses. Mais toute cette froideur à l'égard de la religion et du Roi cache une passion démocratique profonde : Au fond de l'âme, ils sont pour une entière égalité et presque pour la loi agraire.... Les clubs et la faim sont deux moteurs capables de les soulever. Le royaliste modéré est ici inconnu ; un tiers-parti perdrait son temps s'il prêchait une conciliation entre la Révolution et les Bourbons : Les nobles regretteront toujours leurs biens, et leurs femmes ne cesseront de crier que ceux qui les ont achetés sont des coquins, et que ceux qui soutiennent ces acheteurs, tels que les ministres du Roi, le sont presque autant.

Il y eut à Bordeaux en 1814 un parti royaliste qui ne correspondait pas à une classe : amalgame de nobles, de viticulteurs, de commerçants, d'ouvriers, ruinés par la déchéance commerciale de la ville ; ce sont eux qui ont fait de Bordeaux la ville du 12 Mars. Cette coalition d'enragés, dont l'idolâtrie se portait plus encore sur le duc et la duchesse d'Angoulême que sur le Roi et sur la monarchie, fut maîtresse de la Gironde jusqu'à l'ordonnance du 5 septembre ; le parti des modérés, de ces hommes à qui les idées saines de liberté et des droits du peuple sont chères, n'existait pas, ou cachait ses opinions dans le sein de la famille. Mais cette domination n'a pas survécu à la Chambre introuvable ; après la crise, les partis se sont classés normalement. Les ultras n'ont plus aucune consistance en 1817 : ils répandent des brochures alarmistes, annoncent, depuis l'ordonnance du 5 septembre, la ruine de la monarchie et croient au prochain avènement de Louis XVII. Les libéraux, révolutionnaires et bonapartistes, reconstitués aux Cent-Jours, ont repris confiance : ils sont nombreux et dangereux, se passent de mains en mains les journaux de gauche, la Bibliothèque historique et la Minerve, et aussi les petits journaux si propres à ramener les paysans aux idées de 1792, le bonapartiste Homme Gris et le Père Michel. L'annonce d'une modification à la loi électorale en 1819 a réuni modérés et libéraux dans une indignation commune : les modérés craignant tout changement apporté à la Charte, quel qu'il soit, les libéraux étant attachés à la loi électorale comme au fondement de leurs espérances, et disposés à sacrifier la Charte entière à sa conservation. Les paysans, les ouvriers du port retournent, comme fait tout le populaire de France, à un bonapartisme sentimental ; la nouvelle du retour prochain de Napoléon répandue par les navires venus des États-Unis rencontre peu de sceptiques : déjà le prince Eugène a proclamé à Lyon Napoléon II ; le Roi a quitté Paris, les princes sont en fuite, les protestants du Languedoc sont insurgés, ainsi que les faubourgs de Paris....

La Dordogne, agricole, arriérée, peu commerçante, est sans passion : depuis 1818, on n'y a poursuivi aucun délit politique, on n'y a pas entendu un cri séditieux ; la proposition de changer la loi électorale n'y a fait qu'une médiocre sensation. C'est un pays sans opinion. De même les Charentes, où les mœurs sont douces et les fortunes médiocres. On n'y conspire pas, même dans les cabarets des villes. Il y a des mécontents sans doute, les anciens fédérés exclus non seulement des fonctions civiles, mais des relations civiles ; cependant, toutes les dissidences se fondent vite dans l'indulgence naturelle aux habitants. Le clergé est sans fanatisme ; la noblesse est sans influence : jadis dominante en Saintonge, elle a émigré et s'est ruinée : les commerçants de l'Aunis sont ruinés, eux aussi, par la destruction des grandes fortunes coloniales de Saint-Domingue, par la guerre maritime, qui a arrêté l'exportation du sel et des eaux-de-vie. Personne n'a de sentiment réactionnaire ; le jour où le peuple a cessé de craindre le retour aux droits féodaux, il a continué sans inquiétude et sans ardeur sa vie monotone, médiocre et douce.

Les populations du Massif central, agricoles, pauvres, laborieuses, ignorantes et pieuses, ignorent l'aisance confortable, comme le luxe des grandes fortunes. Les prêtres y sont nombreux ; tels départements, comme le Lot, l'Aveyron, la Haute-Loire en ont trop et en fournissent aux voisins : prêtres sans instruction, recrutés dans les dernières classes, d'une nullité incontestable, mais très influents. Les jeunes ont l'esprit de domination ; tous entretiennent la routine : on célèbre et on chôme rigoureusement dans le Lot les fêtes supprimées par le concordat. L'enseignement mutuel, combattu par le clergé, n'y réussit pas ; les écoles populaires sont rares, la vie politique est très réduite ; les teintes des partis sont, pales. Nobles et prêtres sont ultras ; mais les nobles n'ont pas d'argent. Les bourgeois sont libéraux, mais il y a peu de bourgeois, dépourvus de penchant à l'enthousiasme, ils ne commenceront jamais une révolution, et ils les suivront toutes. Le peuple, depuis qu'il est à peu près rassuré sur la dîme et les ventes nationales, étant doux et soumis, garde une tranquillité parfaite, obéit aux lois, ne polisse pas de cris séditieux, et désire que le calme continue ; mais il n'en est pas sûr : le moindre retard dans le courrier de Paris cause des inquiétudes et t'ait naître des bruits extravagants : le gouvernement parait toujours fragile, ce qui alarme les intérêts. Le repos, le Roi, la Charte, et rien au delà, si ce n'est pourtant la haine de la conscription, qui est générale.

Les plaines qui bordent au nord le Massif central, de la Limagne à la Vendée, sont habitées par des gens d'habitudes paisibles, qui ne font pas d'émeutes ; ils ont pourtant des passions. Les hommes de loi, nombreux et influents, organisent les libéraux dans les villes et y sont les maîtres, toutes les villes berrichonnes ont mauvais esprit ; l'armée de la Loire y a laissé un ferment actif de bonapartisme Les campagnes, malgré les grands propriétaires, très nombreux, tous ultra-royalistes, sont indifférentes, peu religieuses ; on y manque de prêtres. En Poitou, le schisme très prospère de la Petite Église, en groupant les énergies catholiques, a réduit d'autant les forces du clergé officiel.

Il n'y a pas place dans l'Ouest breton pour les nuances intermédiaires où peut se plaire pour un temps l'indifférence placide. le scepticisme politique et religieux des pays de la Loire. La bourgeoisie des villes est libérale, les campagnes sont à la discrétion du clergé. Les libéraux, écrasés après les Cent-Jours, se sont reconstitués en 1817 dans les cadres des anciennes Fédérations. lis dominent à Nantes, et même dans les petites villes du Morbihan (Pontivy passe pour être un centre de fanatisme républicain). A Brest, la marine et l'artillerie sont toutes libérales, officiers et troupes ; c'est le principal foyer d'agitation de la province. Partout, de Rennes à Quimper, le barreau, la magistrature même sont liés à la l'action libérale et antimonarchique. Ce libéralisme breton est tout révolutionnaire, sans mélange de bonapartisme, Au contraire, la religion maintient le peuple des campagnes dans la soumission, l'obéissance. La masse rurale, fière de sa fidélité à la religion et au Roi, reste dans une ignorance que le clergé, borné lui-même, pauvre, intéressé, dominateur, entretient en combattant l'enseignement mutuel. Un département tout entier, le Morbihan, est sans écoles rurales. La noblesse, moins influente que les prêtres, tient tonte pour l'ancien régime. Pourtant, ce vieux pays royaliste ne tenterait pas l'aventure d'une nouvelle guerre pour son Roi. Les paysans ont encore leur fusil ; mais c'est une relique. Les souvenirs de la guerre civile, écrit le préfet de la Loire-Inférieure en 1819, font illusion ; les paysans n'iraient pas loin.

La Normandie est très partagée. Dans la Manche, il n'y a pas de villes importantes, sauf Cherbourg, monde à part, qui est, comme Brest, un foyer dangereux. Le pays appartient aux grands propriétaires ruraux résidants, gentilshommes d'ancien régime ; point de vie politique. Dans le Calvados, la richesse est aux mains des cultivateurs, marchands de bestiaux, herbagers, attentifs à leurs intérêts commerciaux et soucieux avant tout de la stabilité gouvernementale qui convient aux affaires. Un gouvernement toujours menacé, sans racines profondes. les inquiète et leur déplaît. Ils inclinent au libéralisme par esprit de conservation. Autour d'eux, dans les villes, des misérables et de petits commerçants qui ne comptent pas. Devant un état de choses qui ne peut pas durer toujours, c'est la même inquiétude qui se manifeste dans l'Orne : personne ne songe à s'y agiter ; mais on est mécontent de n'être pas rassuré sur l'avenir. Les hobereaux ultra-royalistes gémissent de voir dédaignés les bons serviteurs du Roi, et le clergé, toujours dans l'attente du jour où disparaîtra le concordat détesté, grossit les rangs de la Petite Église. L'Eure est un pays de petits propriétaires qui ont horreur des privilèges comme de l'anarchie, la tranquillité est générale ; les prêtres rares ; la moitié des paroisses n'ont pas de curés. La Seine-Inférieure a un parti libéral puissant, formé des fabricants orgueilleux de leur richesse ; c'est une classe arrivée à un point de prospérité et de force où elle se juge digne du pouvoir et s'étonne des obstacles qui l'en écartent. En somme, dans la Normandie riche, tranquille, conservatrice, où les esprits sont plus portés au négoce qu'à la politique, la monarchie restaurée a satisfait peu de gens et n'a enthousiasmé personne.

Le voisinage de Paris, c'est le désert politique, insignifiant et vide. De Beauvais à Orléans, de Chartres à Reims, il n'y a aucune classe assez forte, aucune influence dominante qui puisse contrebalancer celle du gouvernement. Un clergé peu nombreux et sans influence, une noblesse rare, toute parisienne, qui ne réside pas, qui vient passer les semaines d'été, une population surtout agricole, tranquille, curieuse seulement des nouvelles que la diligence apporte, mais sans vie propre. Les éléments actifs sont manifestement absorbés par Paris. où vont les denrées et où se concentre la vie. Mais Paris, siège du gouvernement et point de rencontre de plusieurs populations qui diffèrent par les intérêts, la culture et les sentiments, est placé dans des conditions de vie économique et morale sans analogue dans le reste de la France. Ces conditions n'apparaissent pas encore en 1820 ; elles ne seront sensibles que lorsque les actes du gouvernement auront déterminé des mouvements d'opinion où se révélera la vie complète de la capitale.

Si l'on néglige quelques îlots de royalisme pur, épars dans le Midi et dans l'Ouest. il semble bien que la France soit politiquement divisée en deux régions : l'Est en majorité hostile à la Restauration, démocratique et, révolutionnaire ; l'Ouest où la vie politique est faible, où l'on accepte le gouvernement de fait, sans enthousiasme, à la condition qu'il offre un minimum de garanties sociales contre l'ancien régime, et qu'il ait des chances de durée. On est donc attaché aux Bourbons sous conditions, quand on l'est. Nulle part le royalisme n'est appuyé sur un sentiment profond de fidélité à la dynastie ; nulle part il n'est assis sur les intérêts dominants des classes les plus nombreuses. Le régime Decazes a un peu rassuré les paysans acquéreurs de biens nationaux ; mais sa chute peut faire renaître toutes les craintes. Les bourgeois sont dans l'opposition pour n'avoir pas obtenu ce qu'ils désirent toujours, les hautes fonctions, l'administration, le gouvernement. Ils se réfugient dans les offices qu'on achète, depuis que, par un détour, la vénalité a été rétablie. Car elle eut de grandes conséquences sociales, la mesure d'apparence purement fiscale que fit voter Corvetto en 1816 quand, pour équilibrer son budget, il eut ajouté 50 millions au chiffre des cautionnements, les agents du trésor ne protestèrent pas, mais les officiers ministériels, depuis les notaires jusqu'aux commissaires-priseurs, réclamèrent et obtinrent en échange le droit de présenter leurs successeurs. D'où ce résultat, que 25.000 carrières, jadis ouvertes à la concurrence, furent désormais constituées en monopole au profit de la bourgeoisie. Les transactions, les contrats privés furent grevés de l'intérêt d'un capital fictif de deux milliards que la nation versa aux gens de loi. Une influence sociale proportionnée leur fut conférée. Et sans doute c'est un fait important que le gouvernement qui créa cette puissance ait cette influence contre lui.

Le système de la Restauration ne garantit que les intérêts de deux minorités : la noblesse et le clergé. Encore ne leur assure-t-il que des faveurs personnelles, puisqu'il n'a pu reconstituer leurs privilèges de classe. L'influence de ces deux minorités est médiocre : la noblesse n'est forte que dans les pays où elle a gardé la propriété de la terre, mais elle est le plus souvent appauvrie, suspecte ou détestée ; le clergé n'est puissant que dans les régions (Auvergne, Vivarais, Quercy, Bretagne) où il est nombreux ; c'est l'exception ; en général, il se recrute, et difficilement, dans les classes rurales, et il ne suffit pas à assurer le service du culte. Quelques anciens prêtres, dit à la Chambre Castelbajac, le 23 décembre 1815, dont les cheveux sont blanchis autant par l'infortune que par la durée de leurs jours, parcourent à pas lents un territoire immense, auquel leur zèle ne peut suffire. Un autre député de droite déclare en 1816 que, sur 50.000 places ecclésiastiques, 17.000 sont vacantes, et que, d'après les calculs ordinaires sur les probabilités de décès, on doit s'attendre à voir en moins de douze ans ce déficit de 17.000 augmenter de 27.000. Pour remplir ce vide de 44.000 prêtres, on ne prévoit que 6.000 ordinations : c'est le chiffre total des douze années écoulées depuis le concordat. Il n'y a aucune chance de le voir s'accroître, puisque le privilège d'échapper à la conscription, qui a valu des recrues au clergé, ne lui est plus réservé. Les deux tiers de la France seront sans prêtres et sans autels, s'écrie Chateaubriand en 1816. Et, en effet, la situation ne s'améliore pas après 1816. Frayssinous le déplore en 1820, dans une de ses conférences de Saint-Sulpice :

Comment n'être pas consterne à la vue de cette effrayante multitude d'églises sans pasteurs, de ce grand nombre de prêtres qui succombent sous le poids des années sans être remplacés... Il est donc vrai qu'au sein du royaume très chrétien, 15.000 places demeurent vacantes dans la carrière ecclésiastique, faute de sujets pour les remplir.

Et Bonald, en 1821, se plaint, dans son rapport sur les pensions ecclésiastiques, du manque absolu de ministres de la religion dans les campagnes. Ajoutez que les congrégations se reconstituent à peine, et qu'elles n'ont, pas encore conquis l'enseignement populaire. La place du clergé dans la nation est manifestement très petite, comparée au rôle qu'il joue dans le gouvernement.

Ainsi, les parties vivantes de la nation sont hostiles au régime ou indifférentes à son sort, au moment où un accident de la vie parlementaire enlève le pouvoir aux hommes qui s'étaient montrés un instant désireux, sinon capables, de les rassurer et de les conquérir.

 

 

 



[1] Les dépenses causées par la deuxième invasion et le traité de Paris furent en totalité de :

1° pour l'entretien des troupes d'occupation de 1815 à 1818 = 633.040.530 francs.

2° pour l'indemnité de guerre = 700.000.000 francs.

3° pour les réclamations exercées par les Puissances, qui s'élevèrent d'abord à 1.500.000.000 francs et qui furent fixées à 500 millions par une convention (15 juin 1818) = 500.000.000 francs.

En tout 1.833.040.530 francs.

[2] D'après les chiffres donnés par Decazes, il y avait encore en 1817, en vertu de la loi de sûreté générale, 419 détenus, 900 internés, et 259 suspects éloignés de leur département.

[3] Seuls les périodiques relatifs aux sciences et aux arts en avaient été exemptés par la loi de finances de 1817.

[4] Rien n'a été changé depuis lors à la géographie ecclésiastique, sauf que Cambrai devint un archevêché ainsi que Rennes, et que le diocèse du Mans se dédoubla pour former l'évêché de Laval.

[5] Les écoles ecclésiastiques furent dispensées d'envoyer leurs élèves aux collèges, de payer la rétribution universitaire et déclarées capables de recevoir des donations (5 octobre 1814).