I. — LA DEUXIÈME RESTAURATION (22 JUIN-8 JUILLET). LA France était encore une fois sans gouvernement. Après l'abdication, les Chambres nommèrent une Commission exécutive de cinq membres, Carnot, Fouché, Quinette, anciens conventionnels régicides, un ministre de Napoléon, Caulaincourt, et un ancien soldat de la République, le général Grenier. Ces choix marquaient la répugnance des Chambres pour une deuxième restauration des Bourbons. Mais la Commission exécutive joua un rôle insignifiant ; elle laissa pleins pouvoirs au président qu'elle se donna, Fouché. Le dessein de Fouché n'était pas nettement arrêté. Ministre de Napoléon pendant les Cent-Jours. il n'avait pas cessé de communiquer avec les alliés, de les renseigner sur la situation précaire de son maitre, de se donner pour le seul homme capable de refaire la monarchie. La défaite décisive de Waterloo, trop rapide, l'avait surpris : les alliés, et, derrière eux, les Bourbons étaient subitement devenus assez forts pour se passer de lui. Il n'eut plus d'autre souci que de se donner assez d'importance pour que, dans la solution qu'on adopterait, quelle qu'elle fût, sa situation personnelle fût sauvegardée. A la Chambre, trois solutions rencontraient des partisans : conserver Napoléon II, traiter avec le duc d'Orléans, accepter Louis XVIII. La dernière hypothèse était la plus redoutée ; le Roi ramènerait avec lui les contre-révolutionnaires exaspérés de leur humiliation : il y attrait des vengeances et des violences. Napoléon II n'avait guère de partisans que les bonapartistes purs ; mais en l'éliminant, ne provoquerait-on pas un mouvement révolutionnaire du peuple de Paris, resté fidèle à l'Empereur, et la dissolution violente de la Chambre ? Le duc d'Orléans, fils de Philippe-Égalité, semblait en état de rendre les services qu'on attendait d'une monarchie ; son nom, son passé étaient des garanties contre la réaction. Les Chambres se prononcèrent d'abord, le 23 juin, pour
Napoléon II, sans le proclamer toutefois, en reconnaissant simplement qu'il
était devenu empereur du fait de l'abdication et des
Constitutions de l'Empire ; mais Fouché, qui intriguait à la fois avec
les royalistes et avec les orléanistes, obtint que l'Empereur quittât Paris.
Il n'eut à employer ni la force ni la ruse : las, enfermé à l'Élysée,
engourdi dans une inaction à laquelle il n'osait mettre fin par la guerre
civile, Napoléon ne se sentait pas en sécurité dans son palais. Fouché lui
fit savoir que, de l'avis des Chambres, sa présence à Paris empêchait toute
négociation avec les alliés d'aboutir ; Davout lui tint les mêmes propos ;
Napoléon décida brusquement de partir pour la Malmaison (25 juin). La Chambre vota le 30 juin
l'impression et l'envoi aux départements d'une motion violente contre les
Bourbons, famille trop justement proscrite par les vœux
et par les intérêts de la grande majorité de la nation, mais elle
omit, dans une adresse aux Français votée l'instant d'après, de parler de
l'héritier de l'Empire ; c'est le lendemain seulement, pour satisfaire les
sentiments bonapartistes manifestés par l'armée, qu'on ajouta à l'adresse Napoléon est éloigné de nous ; son fils est appelé à
l'Empire par les Constitutions de l'État. Les alliés mirent fin à ces
manifestations. Quand cinq commissaires nommés par l'assemblée se
présentèrent à Wellington pour discuter les conditions de la paix. le
vainqueur leur déclara qu'il ne cesserait pas les opérations avant que
Napoléon fût livré aux alliés et qu'un gouvernement régulier fût établi. Les
commissaires ayant indiqué leurs préférences pour le duc d'Orléans,
Wellington leur répliqua que tout changement de
dynastie était révolutionnaire, et obligerait les alliés à chercher dans des concessions de territoire les seules
garanties qui pourraient établir leur sûreté sur des bases solides.
Alors la Chambre n'essaya plus de diriger les événements ; elle se mit à
fabriquer une constitution. Les armées anglaise et prussienne arrivèrent le 30 juin devant Paris sans rencontrer d'obstacles. Davout, qui avait fortifié hâtivement la ville, voulait résister. Mais Masséna et Soult déclarèrent que Paris ne pouvait pas être défendu. Carnot, qui avait visité les lignes de fortifications, déclara : Mes sentiments ne peuvent être douteux ; j'ai voté comme conventionnel la mort de Louis XVI, et je ne dois m'attendre à aucune grâce de la part des Bourbons qui, peut-être, vont demain rentrer dans Paris ; mais, comme Français, je crois qu'il serait coupable d'exposer cette grande cité aux chances d'un dernier combat et aux horreurs d'un siège. On ne discuta plus. Après quelques combats d'avant-postes, Davout signa le 3 juillet la capitulation aux termes de laquelle l'armée française devait se retirer derrière la Loire avant huit jours. La Commission exécutive se déclara impuissante à gouverner, et disparut. La Chambre des pairs se sépara. La Chambre des députés voulut siéger quand même ; Dessoles, un général rallié aux Bourbons, commandant de la garde nationale, envoya trente hommes occuper la salle de ses séances (8 juillet). Fouché restait seul : les alliés comprirent qu'il fallait compter avec lui. N'avait-il pas tout prévu depuis le 20 mars et tout mené depuis Waterloo ? Le Roi réapparaitrait sous la protection de ce régicide. Comme en 1814, les alliés furent beaucoup de temps à s'accorder pour restaurer les Bourbons. Le retour triomphal de l'île d'Elbe leur donnait à réfléchir. Ils jugèrent qu'ils s'étaient trompés en 1814, puisque le rétablissement de l'ancienne famille avait ramené la guerre et la révolution. Castlereagh avait l'ait des réserves en adhérant au traité du 25 mars Il ne doit pas être entendu comme obligeant Sa Majesté britannique à poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France aucun gouvernement particulier. Et les whigs anglais s'opposaient à une guerre entreprise contre la France, uniquement parce qu'elle avait changé de gouvernement. La Prusse, l'Autriche, la Russie approuvèrent la réserve de Castlereagh. Il nous faut en France un gouvernement, écrivait Nesselrode en mai, qui donne la sécurité au dehors et soit assez fort pour se soutenir sans secours étranger. Cette dernière condition ne sera jamais remplie si le Roi y revient avec les idées de Monsieur et de son pitoyable entourage. Le séjour de Louis XVIII à Gand avait confirmé les alliés dans cette opinion. Le petit nombre de Français qui avait suivi le Roi, l'impossibilité où ils furent de constituer même un noyau d'armée royale, donnèrent à penser que Louis XVIII n'était qu'un chef de parti sans troupes, le roi des émigrés, et non pas le roi de France. Que faire donc, que souhaiter, tout au moins pour assurer la tranquillité à la France et à l'Europe ? Avant Waterloo, le tsar, qui n'avait jamais aimé les Bourbons, et à qui Caulaincourt avait révélé le traité secret du 3 janvier conclu contre lui par les intrigues de Talleyrand, s'était prononcé catégoriquement : Vouloir ramener les Bourbons sur un trône qu'ils n'ont pas su conserver, ce serait exposer la France et l'Europe à de nouvelles complications dont les suites seraient incalculables. Il pensait au duc d'Orléans réfugié en Angleterre, si habile à ne pas se laisser confondre avec les émigrés de Gand. Metternich lui-même dit à un agent secret qu'il envoyait à Fouché : Si la France veut le duc d'Orléans, les puissances serviront d'intermédiaire pour engager le roi et sa lignée à se désister de leurs prétentions. Informé, Louis XVIII s'inquiéta, rappela auprès de lui le duc d'Orléans, qui fit la sourde oreille. Il conspirait de consentement, non de fait, dit de lui Chateaubriand. L'Autriche, la première, était revenue à Louis XVIII. Le roi légitime était nécessaire, non seulement au système européen, écrivit l'ambassadeur Vincent à Metternich, mais aux intérêts de l'Autriche ; tout autre gouvernement chercherait à se rapprocher de la Russie. — Puis le tsar lui-même se résigna. Mais, comme en 1814, il se préoccupa des satisfactions à donner à la Révolution : la Charte ne suffisait pas ; il fallait, pensait Pozzo, un nouveau pacte social qui serait l'ouvrage de la nation. A quoi Wellington répliquait que c'était le moyen de restaurer la Convention ; il pensait bien comme le tsar qu'il y avait des réformes à faire ; mais c'était au Roi d'en prendre l'initiative. Les alliés n'étaient donc que résignés à Louis XVIII avant la campagne de Belgique. La rapidité de la défaite napoléonienne acheva de les déterminer. Louis XVIII était tout prêt et tout proche ; il se considérait comme n'ayant pas cessé de régner ; et tout de suite après Waterloo, il se mit en route pour la France, à la suite de l'armée anglaise. Acte décisif, qui déjoua tous les calculs orléanistes. Talleyrand, arrivant de Vienne et secrètement d'accord avec le duc d'Orléans, supplia le roi d'attendre la fin de la guerre, ou tout au moins de se rendre à Lyon, non à Paris. Il donnait les meilleures raisons du monde : le roi de France ne devait pas rentrer dans les fourgons de l'ennemi, se mettre à la merci des vainqueurs exigeants. Ce fut en vain : Louis XVIII, qui se méfiait des conseils de Talleyrand, continua d'avancer. Fouché, à Paris, causant avec Vitrolles et avec Talleyrand, négociant avec Wellington, pris de court lui aussi par Waterloo, demandait du temps : mais Louis XVIII se hâta de passer la frontière. Les Français, ignorant tout de ces intrigues, ne furent pas surpris : Bourbons et alliés luttaient ensemble depuis vingt-cinq ans contre la France de la Révolution ; la victoire de la coalition, c'était, une fois de plus, le triomphe de la légitimité. Au lendemain de son arrivée sur le territoire français (25 juin), au Cateau-Cambrésis, Louis XVIII annonça par une proclamation aux Français que les puissants efforts de ses alliés ayant dissipé les satellites du tyran, il allait mettre à exécution les lois existantes contre les coupables. Mais Wellington l'ayant avisé qu'il était nécessaire de se faire précéder à Paris par une déclaration libérale et conciliante, il prépara une seconde proclamation d'un ton différent. Elle fut rédigée à Cambrai ; Louis XVIII y promit d'ajouter des garanties à la Charte, de pardonner aux Français égarés tout ce qui s'était passé depuis le jour où le Roi avait quitté Lille au milieu de tant de larmes jusqu'au jour où il était entré dans Cambrai au milieu de tant d'enthousiasme ; il n'exceptait du pardon que les instigateurs de cette trame (28 juin). De Cambrai, Louis XVIII se rendit à Roye, où il attendit les nouveaux avis de Wellington. Quand il sut la capitulation et l'occupation de Paris par les troupes étrangères, il se remit en route, et arriva à Paris le 8 juillet. Il était environ trois heures de l'après-midi. La population, prévenue par des extraits du Moniteur, affichés et distribués dans la matinée, vit, sans émoi apparent, aux Tuileries, aux Invalides, aux mairies, aux ministères, le drapeau blanc remplacer le drapeau tricolore ; la plupart des gardes nationaux arborèrent la cocarde blanche. Le cortège royal entra par le faubourg Saint-Denis. II avait à sa tête quelques centaines de gardes nationaux qui portaient des lys au bout de leurs fusils ; puis venaient, en assez grand désordre, des grenadiers, des mousquetaires et des chevau-légers. Les maréchaux fidèles sans peur et sans reproche, Gouvion Saint-Cyr, Marmont, Oudinot, Victor, en grand uniforme, précédaient le carrosse du Roi que traînaient huit chevaux blancs ; aux portières, à cheval, le comte d'Artois et le duc de Berry. Enfin, suivait une cohue de piétons et de voitures de toute forme où s'étaient entassés des Parisiens venus à la rencontre du Roi sur la route de Saint-Denis. Les acclamations, rares au début, grandirent sur les boulevards, éclatèrent sur la Place Vendôme, et s'achevèrent en manifestation délirante aux abords des Tuileries. Les Prussiens bivouaquaient dans la cour du château et faisaient sécher leur linge sur les grilles ; les factionnaires ne rendirent pas les honneurs : Moi et Wellington, disait Blücher, nous sommes les maîtres. Napoléon n'avait pas encore quitté la France. Il annonça son intention de gagner Rochefort et de s'y embarquer pour les États-Unis. La Commission exécutive lui promit que deux frégates, la Saale et la Méduse, seraient mises à sa disposition, et l'invita à partir sans délai. Napoléon y semblait décidé quand, se ravisant tout à coup, il envoya offrir à la Commission de reprendre le commandement des troupes, non comme empereur, mais comme général, promettant, foi de soldat, de citoyen et de Français, de partir pour l'Amérique le jour même où il aurait repoussé l'ennemi. La Commission refusa. Il quitta la Malmaison le 29 juin à cinq heures avec Bertrand, Rovigo et le général Becker, chargé de le surveiller. De Poitiers, il fit demander au préfet maritime de Rochefort si les frégates seraient prêtes à appareiller dès son arrivée : La rade est étroitement bloquée par une escadre anglaise, répondit le préfet ; il me paraîtrait dangereux pour la sûreté de nos frégates et celle de leur chargement de chercher à forcer le passage. En réalité, l'escadre anglaise croisait à l'ouest de la rade, mais les trois pertuis qui y donnent accès, dont l'un, le pertuis d'Antioche, est large de plus de huit milles, n'étaient gardés que par le Bellérophon et un ou deux petits bâtiments. Cette réponse parvint à Napoléon au moment où il arrivait à Niort. La population l'y acclama avec enthousiasme ; les officiers du 2e hussards le supplièrent de marcher à leur tête sur Paris, ou de rejoindre le général Lamarque en Vendée. Il refusa : l'Empereur ne voulait pas finir en chef de bande. — Il demanda encore à la Commission exécutive de l'employer comme général, et aussi de l'autoriser à négocier avec le commandant de l'escadre anglaise si sa sécurité ou son honneur l'exigeaient. Un peloton de hussards l'escorta longtemps à sa sortie de Niort ; sur la route, les paysans criaient : Vive l'Empereur ! Quand il arriva à Rochefort, le 3 juillet, les frégates étaient prêtes à appareiller, mais le préfet maritime allégua de nouveau le danger et aussi les vents contraires. Napoléon attendit. La Commission exécutive, qui le croyait encore à Niort et qui l'y savait acclamé, s'inquiétait ; elle envoya à Becker l'ordre de conduire Napoléon à Rochefort et de l'y embarquer sans délai, au besoin par tous les moyens de force qui seraient nécessaires ; on ne devait ni le débarquer sur un point de la côte de France, ni le laisser communiquer avec l'escadre anglaise. C'était — l'ordre étant muet sur le départ des deux frégates — l'obligation pour l'Empereur de rester prisonnier sur l'une d'elles : le 8 juillet, il monta à bord de la Saale. Le lendemain, rassurée par la nouvelle que Napoléon était arrivé à Rochefort, la Commission exécutive adoucit ses ordres, autorisant au besoin un aviso à partir avec lui, et, si Napoléon le demandait par écrit, à le conduire à l'escadre anglaise. Napoléon (9 juillet) négociait au même moment avec le commandant de cette escadre. Comme il ne pouvait plus espérer de s'échapper, il songea à demander un asile à l'Angleterre ; cette idée le hantait : il lui trouvait de la grandeur. Aussi écartait-il tous les dévouements qui s'offraient pour favoriser son évasion : le capitaine Baudin qui, à l'embouchure de la Gironde, l'attendait pour gagner le large ; le commandant de la Méduse, qui proposait de se sacrifier pour laisser à la Saale le temps de gagner la haute mer ; de jeunes officiers qui voulaient partir sur deux chaloupes avec lui et contraindre le premier navire marchand rencontré à l'emmener aux États-Unis ; et d'autres qui proposaient des évasions romanesques, dans des cargaisons, sur des navires étrangers.... Cependant, le commandant du Bellérophon, Maitland, qui avait l'ordre, s'il parvenait à attirer l'Empereur à son bord, de le conduire en toute diligence au premier port anglais, disait à Rovigo et à Las Cases que l'Angleterre le recevrait bien. Napoléon écrivit alors au Prince Régent : Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de votre Altesse royale connue du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. Il demanda aussi des passeports pour les États-Unis ou, à défaut, pour l'Angleterre ; il s'appellerait désormais le colonel Muiron c'était le nom de laide de camp qui l'avait sauvé jadis en le couvrant de son corps et en se faisant tuer à sa place, à Arcole.... Le 14 juillet, arrivèrent enfin les instructions précises du gouvernement de Louis XVIII : le ministre des Affaires étrangères donnait l'ordre au préfet de garder Napoléon sur la Saale ; et, comme c'était un prisonnier que tous les souverains avaient le droit de réclamer, de le remettre au commandant anglais, à la première demande. On n'eut pas à livrer l'Empereur aux Anglais. Le 15 juillet, au lever du soleil, Napoléon prit son petit chapeau et son épée, revêtit l'habit vert de la Garde, et monta sur le brick l'Épervier, qui le conduisit au Bellérophon. II. — LE SECOND TRAITÉ DE PARIS (20 NOVEMBRE 1815). LOUIS XVIII s'était hâté de constituer son gouvernement. On avait répété à Gand que c'étaient les fautes de la première Restauration qui avaient provoqué sa chute ; la plus grave de ses fautes, c'était, de l'avis unanime, la faiblesse du gouvernement, le manque de solidarité dans le ministère, l'anarchie paternelle, selon le mot de Beugnot. Aussi le Roi, dans la déclaration de Cambrai, parlant des garanties à ajouter à la Charte, avait-il cru devoir dire : l'unité du ministère est la plus forte que je puisse offrir. Il choisit donc un président du Conseil qui fut Talleyrand, qu'il détestait, mais que tout le monde désignait comme seul capable de négocier avec l'Europe ; en même temps, il confia la police à Fouché. Celui-ci était devenu l'homme indispensable. Le faubourg Saint-Germain ne jurait que par lui, disait Talleyrand ; et Wellington en avait la tête tournée. Louis XVIII sacrifia son favori Blacas, qui passait pour représenter à la cour la réaction la plus passionnée, donna la Justice à Pasquier et la Guerre à Gouvion Saint-Cyr, deux anciens fonctionnaires impériaux. Une ordonnance du 9 juillet déclara que désormais ne siégeraient au Conseil que les ministres secrétaires d'État ayant département. Le Conseil privé fut maintenu ; mais il ne se réunit jamais. Il ne servit qu'à pourvoir d'un titre, celui de ministre d'État, les personnages qu'on voulait écarter des affaires, On fit ainsi la première expérience du gouvernement de cabinet. Talleyrand l'annonça aux ambassadeurs étrangers : Un ministère est constitué, dont les membres exécutent, chacun dans sa sphère d'attributions, ce qui a été arrêté dans une délibération commune. Et des instructions furent données aux ministres pour qu'ils prissent conscience de leurs nouveaux devoirs. La règle fut établie que toutes les nominations de hauts fonctionnaires civils et militaires, que toutes les circulaires politiques, que toutes les affaires portées aux Chambres seraient préparées et concertées en Conseil : Quand on n'aurait, pour en démontrer la nécessité, que l'expérience du dernier ministère, elle serait suffisante... alors il y aura un gouvernement : les Chambres apprendront à le connaître, et on verra se former dans leur sein un parti ministériel. Hors de là, on n'aperçoit qu'incohérence, incertitude et impuissance. Le nouveau gouvernement eut à conclure la paix. Mais les alliés ne se montrèrent pas, comme en 1814, pressés de quitter la France. Les Prussiens de Blücher campèrent an Luxembourg, et les Anglais de Wellington au Bois de Boulogne. Puis les Autrichiens envahirent l'Alsace et la Savoie, les Russes arrivèrent sur le Rhin par Mannheim ; les Espagnols se disposèrent à franchir les Pyrénées. Ainsi la France fut envahie comme une terre vacante. Hormis le siège de quelques places (Verdun, Lille, Strasbourg, Thionville, Belfort, Metz, Huningue, Longwy, etc.), qui résistèrent jusqu'à la signature de la paix, il n'y eut pas d'opérations de guerre. L'armée de Paris (70.000 hommes) s'était retirée derrière la Loire avec Davout ; diminuée de moitié par les désertions quand on voulut lui imposer la cocarde blanche, elle fut licenciée à la demande des souverains alliés. Talleyrand, qui redoutait les sentiments de cette armée, accorda sans difficulté ce licenciement qui le priva de la seule force organisée, car les fuyards de Waterloo réfugiés à Laon étaient inutilisables, et les 25.000 hommes ramenés de Belgique par Grouchy, bien réduits par les désertions, furent disséminés dans le Nord. Ainsi la France ne résista pas à l'invasion : 800.000 hommes occupèrent 58 départements, vivant de réquisitions (1.750.000 francs par jour) et commettant des violences sauvages sur les personnes et sur les choses. A Paris, on n'osa pas détruire et incendier comme ailleurs (Blücher voulut pourtant faire sauter le pont d'Iéna) ; mais les objets d'art conquis depuis le Directoire en vertu des traités furent repris par les alliés. En vain Talleyrand protesta et fit remarquer que la France avait en 1811 laissé aux pays que le traité de Paris lui avait enlevés tous les dons qu'elle leur avait faits ; Wellington répondit qu'il convenait de faire sentir à l'armée et au peuple français que, malgré des avantages partiels et temporaires sur plusieurs États de l'Europe, le jour de la restitution était arrivé ; les monarques alliés ne devaient point laisser échapper celte occasion de donner aux Français une grande leçon de morale. L'agitation devint assez vive en province pour qu'on craignit des soulèvements. Il fut convenu le 6 août que les réquisitions cesseraient eu échange d'une indemnité de 50 millions ; les millions furent versés, mais les violences continuèrent. Les négociations pour la paix furent très longues ; Talleyrand prétendit qu'on ne pouvait l'aire de conquêtes sur un allié, qu'en conséquence on devait s'en tenir au premier traité de Paris : les alliés estimèrent au contraire qu'il y avait nécessité à prendre contre la France, perturbatrice de la paix et, complice du retour de l'ile d'Elbe, des garanties et des précautions. Mais leurs exigences étaient inégales. La Russie et l'Angleterre se seraient contentées d'une indemnité en argent et d'une occupation temporaire ; le représentant des Pays-Bas demandait l'annexion des départements limitrophes de la Belgique ; la Prusse demandait l'Alsace et la Lorraine ; à Colmar, le corps d'occupation n'avait pas permis d'annoncer la rentrée de Louis XVIII, et avait interdit à la Cour d'appel d'enregistrer le premier numéro du Bulletin des lois ; les nouvelles des deux provinces étaient publiées dans les journaux allemands sous la rubrique : Allemagne ; l'Autriche, craignant une extension territoriale de la Prusse, se ralliait aux vues anglo-russes. Finalement, Castlereagh rédigea un projet qui les rallia tous (12 septembre). On exigerait de la France 1° l'abandon d'une portion de territoire lui ayant appartenu avant 1790, Condé, Philippeville, Marienbourg, Givet, Sarrelouis, Charlemont, Landau, Fort de Joux, Fort l'Écluse, et la portion de la Savoie restée française en 1814 ; 2° le démantèlement d'Huningue ; 3° 800 millions d'indemnité ; 4° sept ans d'occupation militaire aux frais de la France. Talleyrand, qui avait licencié l'armée, qui avait accepté toutes les prétentions et les violences des alliés, fut sans force et sans autorité pour discuter leurs conditions. Il avait compté sur leurs dissentiments, mais ils étaient maintenant d'accord. Il ne pouvait plus, comme en 1814, s'adresser à la générosité du tsar Alexandre, qui le détestait depuis qu'il savait l'intrigue nouée contre lui à Vienne. Louis XVIII intervint alors personnellement, écrivit au tsar, renvoya Talleyrand, prit comme président du Conseil le duc de Richelieu, ami personnel d'Alexandre ; il obtint un rabais de 100 millions, sauva Condé, Givet, Charlemont, Joux et l'Écluse, et l'occupation fut réduite à cinq ans. Le traité fut signé le 20 novembre. Le lendemain, les quatre alliés renouvelèrent le traité de Chaumont ; c'était décider que leur alliance survivrait aux circonstances qui l'avaient fait naitre. Mais elle changea d'objet ; les alliés prétendirent donner à l'Europe remaniée par eux à Vienne et à Paris un système de gouvernement. Les principes en avaient été posés d'abord dans une note du 31 décembre 1814, !où le tsar définissait pour les souverains réunis à Vienne les devoirs des rois envers leurs peuples, puis dans un contrat mystique amphigourique, disait Talleyrand, signé entre Alexandre, Frédéric-Guillaume et François, le 20 septembre 1815. Au nom de la Très-Sainte et Indivisible Trinité. Leurs Majestés l'Empereur d'Autriche, le Roi de Prusse et l'Empereur de toutes les Russies, par suite des grands événements qui ont signalé en Europe le cours des trois dernières années, et principalement des bienfaits qu'il a plu à la divine Providence de répandre sur les États dont les gouvernements ont placé leur confiance et leur espoir en elle seule, ayant acquis la conviction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l'éternelle religion du Dieu Sauveur : Déclarent solennellement que le présent acte n'a pour objet que de manifester à la face de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'administration de leurs États respectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix, qui, loin d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au contraire influer directement sur les résolutions des Princes et guider toutes leurs démarches communie étant le seul moyen de consolider les institutions humaines, et de remédier à leurs imperfections. En conséquence, Leurs Majestés sont convenues des articles suivants : Art. 1er — Conformément aux paroles des Saintes-Écritures, qui ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères, les trois Monarques Contractants demeureront unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble, et, se considérant communie compatriotes, ils se prêteront, en toute occasion et en tout lieu, assistance, aide et secours ; se regardant envers leurs sujets et armées comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de fraternité dont ils sont animés pour protéger la religion, la paix et la justice. Art. 2. — En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre lesdits gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproquement service, de se témoigner par une bienveillance inaltérable l'affection mutuelle dont ils doivent être animés, de ne se considérer tous que comme membres d'une seule nation chrétienne, les trois Princes Alliés ne s'envisageant eux-mêmes que comme délégués par la Providence pour gouverner trois branches d'une même famille, savoir l'Autriche, la Prusse et la Russie ; confessant ainsi que la nation chrétienne, dont eux et leurs peuples font partie, n'a réellement d'autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu'en lui seul se trouvent tous les trésors de l'amour, de la science et de la sagesse infinie, c'est-à-dire, Dieu, notre divin Sauveur Jésus-Christ., le Verbe du Très-haut, la parole de vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plus grande sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui nait de la bonne conscience, et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes. Art. 3. — Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les principes sacrés qui ont dicté le présent acte, et qui reconnaitront combien il est important au bonheur des nations, trop longtemps agitées, que ces vérités exercent désormais sur les destinées humaines toute l'influence qui leur appartient, seront reçues avec autant d'empressement que d'affection dans cette sainte alliance. Louis XVIII donna son adhésion à la Sainte-Alliance, ainsi
que le Prince Régent d'Angleterre. Le contrat du 21 novembre, inspiré, non
plus par l'esprit mystique d'Alexandre, mais par les vues pratiques de
Metternich, précisa les moyens d'exécuter ce programme. Des congrès
périodiques entre les quatre alliés seraient consacrés
aux grands intérêts communs et à l'examen des mesures qui, dans chacune de
ces époques, seront jugées les plus salutaires pour le repos et la prospérité
des peuples, et pour le maintien de la paix de l'Europe. La France se
trouva, en vertu des conditions mêmes de la paix, placée la première, et plus
directement que toute autre, sous la surveillance de ce Directoire européen. La Sainte-Alliance fut publiée
en février 1810 ; elle fut exécrée par les libéraux français. Ainsi, le retour de l'île d'Elbe ne coûta pas seulement à la France la défaite et des pertes en argent et en territoire ; il changea profondément les relations de la France et de l'Europe. En soumettant la France à un régime de surveillance politique et d'occupation militaire, les alliés considéraient qu'ils ne faisaient que se protéger contre un voisin dangereux pour la paix générale et pour la sécurité des trônes ; la méfiance à l'égard de la France devint la règle fondamentale de leur diplomatie. Ils organisèrent méthodiquement et officiellement la tutelle de cette turbulente nation : un article du traité de Paris prévit une réunion hebdomadaire des ambassadeurs des quatre grandes puissances ; ils la tinrent régulièrement tant que dura l'occupation. Le rôle que Wellington et Pozzo, conseillers officieux, remplissaient en 1814, la Conférence le joua publiquement avec l'autorité que lui donnait l'appui d'une armée. Aucune mesure, aucun projet n'échappa à sa censure et à son contrôle. Elle fut le conseil supérieur du gouvernement français. D'autre part, ce fut pour le plus grand nombre des Français un article de foi que l'Europe s'était coalisée pour abattre en Napoléon le soldat de la Révolution, humilier la France et l'empêcher de choisir librement son régime politique. Ainsi la lutte recommença entre les deux forces, qui luttaient l'une contre l'autre depuis 1789 : d'un côté étaient les rois et l'Église ; de l'autre les peuples et la Révolution. Vainqueurs avec la France depuis vingt-cinq ans. la Révolution et les peuples étaient vaincus par sa défaite : la Révolution a rendu son épée en 1815, écrivit plus tard Quinet. Aussi les patriotes auront-ils pour programme de détruire la Sainte-Alliance, et d'effacer la honte des traités de 1815. L'occupation étrangère donna à ces sentiments une puissance et une violence durables. 150.000 étrangers, maîtres brutaux et pillards permanents, Anglais, Autrichiens. Prussiens, Russes, Allemands, s'installèrent. Contre eux, aucun recours, sauf les réclamations que le préfet envoie à Richelieu et que Richelieu transmet à Wellington. La haine fut proportionnée à la charge, qui fut ruineuse, à l'humiliation du pays, qui se sentait dégradé. III. — FORMATION DES PARTIS. LA seconde chute de Napoléon ne fut pas accueillie avec la même indifférence que la première. Partout où les soldats étrangers n'appuyaient pas les royalistes, le parti révolutionnaire tenta de s'opposer aux Bourbons. Faible résistance, sans doute, puisque la France de l'Est, où ce parti dominait, était occupée par l'ennemi. Tout au plus l'installation du nouveau gouvernement en fut-elle parfois retardée. A Lyon, le drapeau blanc ne reparut que le 17 juillet. Les représailles royalistes furent sanglantes dans le Midi. A Marseille, la nouvelle de Waterloo fut accueillie avec joie ; on massacra des bonapartistes et des soldats dans les rues ; la garnison évacua la ville le 24 juin. Le maréchal Brune, qui avait maintenu à Toulon le drapeau tricolore jusqu'au 24 juillet, puis démissionné pour éviter une occupation militaire à la ville bloquée par la flotte anglaise, fut traqué après sa sortie de la ville, découvert et massacré à Avignon. Dans toute la Provence des incendies furent allumés pour satisfaire des haines politiques. En Languedoc, les volontaires royaux de l'ancienne armée réunie par le duc d'Angoulême après le retour de l'île d'Elbe organisèrent des représailles politiques et des vengeances privées. Les fédérés de Nîmes ayant été désarmés le 17 juillet, les bandes royalistes envahirent la ville ; les soldats l'évacuèrent après avoir déposé leurs armes ; quelques-uns furent massacrés. Dans le Gard, la fureur royaliste se tourna contre les protestants ; on en tua jusqu'en octobre. Les agents de l'autorité ne dirigeaient pas ces violences, mais ils les laissaient commettre ; le gouvernement feignit de les ignorer. Le duc d'Angoulême, envoyé dans le Midi, s'installa à Toulouse (23 juillet-3 août) ; la ville était restée pendant les Cent-Jours un foyer d'action royaliste ; elle devint le centre d'un gouvernement qui s'étendit sur plusieurs départements. Le duc, entouré d'émigrés revenus d'Espagne, absolutistes purs, sembla agir moins au nom du Roi qu'au nom du comte d'Artois ; les volontaires royaux y portaient l'uniforme vert ; ils y imposèrent le drapeau blanc bordé de vert (le vert était la couleur de la livrée de Monsieur) ; la Terreur des verdets survécut au départ du duc. Le général Flamel, qui n'avait pas servi pendant les Cent-Jours et commandait la place pour le Roi, essaya de s'opposer à leurs violences ; il fut massacré. Assassinats, massacres, vengeances, colères de populaces méridionales et crimes de bandits vulgaires, telle fut la Terreur blanche. Ailleurs, dans le Nord, dans l'Ouest, c'est seulement .par des adresses, des discours et des cris que les royalistes manifestèrent leur enthousiasme pour les alliés. Le gouvernement n'osa pas s'opposer aux violences de ses partisans. Journaux et brochures royalistes le sommèrent d'agir contre les conspirateurs. On écrivit dans des brochures que ce serait une injure atroce à l'espèce humaine que de laisser subsister des Ney, des Davout, des Fouché, des Carnot ; que le Roi n'avait pas le droit d'écrire dans la proclamation de Cambrai qu'il promettait de pardonner aux Français égarés. La Gazelle de France proposa de répartir les frais de la guerre entre ceux qui avaient signé l'Acte additionnel. Les alliés poussaient aussi le gouvernement à se montrer rigoureux. Ils remirent le 13 juillet à Talleyrand une note l'invitant à donner des éclaircissements sur les mesures à prendre contre les membres de la famille Bonaparte et autres individus dont la présence était incompatible avec l'ordre public. Le gouvernement obéit. Deux ordonnances parurent le 24 juillet ; l'une révoquait 29 pairs, l'autre était une liste de proscription. Malgré la déclaration de Cambrai, qui promettait de laisser aux Chambres le soin de désigner les vrais coupables, 18 généraux furent immédiatement déférés aux conseils de guerre ; 38 autres personnes furent placées en surveillance jusqu'à ce que les Chambres eussent statué. Or, de ces 56 suspects, 31 seulement avaient accepté des fonctions de Napoléon avant le 23 mars ; le Roi avait promis le pardon pour tous les actes postérieurs à cette date. Les premiers procès furent ceux du général La Bédoyère, qui s'était rallié à Napoléon à Grenoble lors du retour de l'île d'Elbe, des frères Faucher, les jumeaux de la Réole, généraux à l'armée des Pyrénées pendant les Cent-Jours, et du maréchal Ney. La Bédoyère fut fusillé à Grenoble, le 19 août ; les frères Faucher à Bordeaux, le 27 septembre. Le procès de Ney fut le plus retentissant. Le maréchal figurait le premier sur la liste du 24 juillet. Il attendait, dans le Lot, caché dans la maison d'une parente, une occasion de passer la frontière, quand la police le découvrit. Transféré à Paris, il fut, conformément à l'ordonnance, traduit devant un conseil de guerre. Moncey, nommé président, refusa de siéger : Moi, j'irais prononcer sur le sort du maréchal Ney : écrivit-il à Louis XVIII. Mais, Sire, permettez-moi de demander à Votre Majesté où étaient les accusateurs tandis que Ney parcourait tant de champs de bataille ? Ah ! si la Russie et les alliés ne peuvent pardonner au prince de la Moskova, la France peut-elle donc oublier le héros de la Bérézina ? Moncey fut destitué et puni de trois mois de prison par un ordre du Roi contresigné du ministre de la Guerre Gouvion Saint-Cyr (29 août). Le conseil fut composé de quatre maréchaux, Jourdan, président, Masséna, Augereau. Mortier, de trois lieutenants généraux et d'un maréchal de camp. Il se réunit le 9 novembre. Une foule, où l'on remarquait des officiers étrangers, se pressait à l'audience dans la salle des Assises, au Palais de justice ; derrière les juges étaient assis le prince Auguste de Prusse, Metternich, lord Castlereagh. Interrogé, le maréchal déclara décliner la compétence du conseil, invoquant sa qualité de pair pour être jugé par la Cour des pairs. Le conseil, où le maréchal comptait des camarades qui s'étaient comme lui ralliés à Napoléon pendant les Cent-Jours, s'empressa d'accueillir l'exception et de se déclarer incompétent. Une ordonnance du 11 novembre déféra l'accusé à la Cour des Pairs ; elle y fut apportée par le procureur général Bellart accompagné des ministres ; le président du Conseil, duc de Richelieu, déclara : Ce n'est pas seulement, Messieurs, au nom du Roi, c'est au nom de la France, depuis longtemps indignée et maintenant stupéfaite ; c'est même au nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois de juger le maréchal Ney. Nous osons dire que la Chambre des pairs doit au immonde une éclatante réparation.... Vous ne souffrirez pas qu'une longue impunité engendre de nouveaux fléaux. Les ministres du Roi sont obligés de vous dire que cette décision du conseil de guerre devient un triomphe pour les factieux ; il importe que leur joie soit courte pour qu'elle ne soit pas funeste. L'instruction de l'affaire fut achevée le 21 novembre, et le maréchal comparut devant la Cour des pairs. Le public était nombreux et choisi ; il y avait là des généraux russes et anglais, Metternich, le prince royal de Wurtemberg. Après la lecture de l'acte d'accusation, les défenseurs du maréchal soulevèrent une question préjudicielle : il devait être sursis au jugement de l'accusé jusqu'au jour où une loi aurait réglé les attributions de la Chambre opérant en qualité de Cour de justice. La Cour passa outre. Ils demandèrent alors des délais pour avoir le temps de faire venir des témoins éloignés que la rapidité de la procédure n'avait pas permis de convoquer. La Cour s'ajourna au 4 décembre. Le procès dura trois jours. Ney consentit à répondre aux questions du président sous la réserve de l'article 12 de la capitulation de Paris et du traité du 20 novembre : l'article 12 contenait une amnistie formelle pour les personnes, quelles qu'eussent été leurs fonctions, leurs opinions, et leur conduite : le traité stipulait qu'aucun individu né dans les pays cédés ne pourrait être inquiété à cause de sa conduite et de ses opinions politiques. Ces réserves lui avaient été dictées par ses avocats. Quand Ney connut le sens de la seconde (il était originaire de Sarrelouis), il en refusa avec indignation le bénéfice : Je suis Français ! Je mourrai Français ! Les débats s'ouvrirent. Le témoignage de Bourmont fut capital ; il avait assisté avec Lecourbe aux angoisses de Ney à Lons-le-Saulnier, avant son ralliement à l'Empereur ; mais Lecourbe était mort ; Bourmont put sans être démenti sinon par l'accusé composer une déposition qui établit aux yeux des juges la préméditation de Ney. Ney laissa ses avocats chicaner sur l'article 12 ; aucun d'eux — c'étaient Berryer père et fils et Dupin, royalistes tous les trois, — ne pouvait avec conviction défendre, contre la Restauration victorieuse, la France impériale vaincue. Les 161 pairs présents déclarèrent à l'unanimité (sauf une abstention) que l'accusé avait excité ses troupes à la désertion et leur avait donné l'ordre de se réunir à l'usurpateur ; 159 voix (contre une abstention et un vote négatif, celui du duc de Broglie) le déclarèrent coupable de haute trahison et d attentat contre la sûreté de l'État ; 139 votèrent la mort, 17 la déportation ; 5 s'abstinrent. Il y avait, parmi les juges du maréchal, Marmont, Gouvion Saint-Cyr, Sérurier, et Kellermann, duc de Valiny ; aucun d'eux ne demanda sa grâce. Wellington, dit-on, fut prié d'intervenir en faveur du soldat de Mont-Saint-Jean : il usa de sa grande autorité pour donner de l'article 12 de la capitulation de Paris une interprétation défavorable à l'accusé : cet article n'avait, de l'avis de Wellington, engagé que les militaires qui l'avaient signée et non pas le gouvernement. Michel Ney fut fusillé le 7 octobre au matin sur la place de l'Observatoire. Il refusa de se laisser bander les veux et de se mettre à genoux : Un homme comme moi ne se met pas à genoux. En face du peloton d'exécution, il dit : Français, je proteste contre mon jugement... Quand il tomba, les troupes qui entouraient la place crièrent : Vive le Roi ! Louis XVIII avait voulu donner aux Français, aux alliés, et aux furies de salon la preuve qu'il savait régner, qu'il ne ressemblait pas à Louis XVI ; il crut avoir terrifié l'armée. Il ne fit qu'allumer en beaucoup de cœurs français une haine, qui ne devait pas pardonner. On procéda à l'épuration administrative : l'ordonnance du 12 juillet révoqua tous les fonctionnaires nommés après le 20 mars ; parmi ceux dont la nomination était antérieure au 20 mars, un grand nombre, devenus suspects, furent frappés ; une vingtaine de préfets seulement retournèrent à leur poste. Par une ordonnance du 21 mars 1816, Garat, Cambacérès, Andrieux, Rœderer, Sieyès, Merlin, Lucien Bonaparte, Étienne, Maret duc de Bassano, Arnaud, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Maury avaient été exclus de l'Académie française, et Monge, Lakanal, Carnot, le peintre David, l'évêque Grégoire, des autres sections de l'Institut. La Commission de l'instruction publique destitua des proviseurs, des principaux, des recteurs, des professeurs et des régents. Une ordonnance, le 1er août, cassa toutes les promotions militaires des Cent-Jours. Ainsi les Français se trouvent en état de guerre civile ; deux partis s'organisent : le parti royaliste et le parti libéral. Leurs théoriciens rédigèrent leurs doctrines ; mais il faut sans doute, pour exprimer toute la valeur, et pour indiquer toute la portée des philosophies, libérale et royaliste, tenir compte de leurs enrichissements ultérieurs. Les théoriciens de la monarchie restaurée s'en prirent à tous les principes rationalistes du XVIIIe siècle et de la Révolution. Ils se divisent en deux écoles distinctes, l'école théocratique et l'école historique ; mais, parties de régions très distantes, elles concluent à la même condamnation des idées révolutionnaires. Les théocrates, Bonald, Joseph de Maistre, Ballanche professent que le pouvoir vient de Dieu ; la société politique est une œuvre divine ; l'homme, qui ne l'a pas inventée, ne saurait la modifier ; sa raison est impuissante à en pénétrer les origines comme son action à en diriger le développement. L'homme, dit Bonald, ne peut pas plus donner une constitution à la société politique qu'il ne peut donner la pesanteur aux corps, ou l'étendue à la matière... bien loin de pouvoir constituer la société, l'homme, par son intervention, ne peut qu'empêcher que la société ne se constitue. Et, de ces principes, ils marquent les conséquences : l'inégalité entre les hommes est une loi de la nature, et la politique ne peut pas redresser la nature. La Charte a beau déclarer en son article 3 que les Français sont tous également admissibles à tous les emplois civils et militaires, la nature dans une loi plus ancienne et non écrite a décrété le contraire. C'est qu'à vrai dire, l'individu n'a pas de droits, la société seule en a. La société est la vraie et mente la seule nature de l'homme, dit Bonald ; et Joseph de Maistre : L'homme est un être social et que l'on a toujours observé en société. Une société constituée est formée de groupes hiérarchisés, inégaux en force et en valeur, où les individus ont une existence politique fixe, transmissible par hérédité. L'ancienne France, écrit de Bonald, était à cet égard un modèle, Elle avait partout des existences politiques, et pour toutes les fortunes et toutes les ambitions, dont chacune était satisfaite dans sa sphère particulière et locale : et j'appelle existence politique toute existence héréditaire qu'on peut transmettre à ses enfants ou plutôt à sa famille. De la noblesse aux corporations de métier, toutes les familles avaient leur place dans une catégorie naturelle où elles trouvaient à remplir des devoirs politiques spéciaux et bien déterminés. Au-dessus d'elles toutes, il y avait un pouvoir général. Dans une société constituée, dit encore de Bonald, le pouvoir général est aux mains d'un seul homme, le prince, représentant de Dieu qui a partagé les territoires entre les princes ; le prince administre son territoire comme un propriétaire ses terres. Donc, toute limitation du pouvoir du prince, tout contrôle de ses actes est une entreprise contre une force invincible, la nature des choses, c'est-à-dire contre la volonté de Dieu. Un étranger, Louis de Haller, a voulu donner dans sa Restauration de la science politique (1824) un fondement scientifique à la doctrine des théocrates français : les rois légitimes sont replacés sur le trône, nous allons y replacer la science légitime, celle qui sert le souverain maître et dont tout l'univers accepte la vérité. Replacer sur le trône la science légitime, c'est-à-dire faire la contre-révolution de la science, c'est l'objet propre des efforts de l'école historique. Ses affirmations procèdent de l'étude du passé et non d'une métaphysique, mais le résultat est le même. Le XVIIe siècle a pensé que le droit se façonnait au gré des hommes, qu'on pouvait, au bout d'un raisonnement, trouver une loi, ou une constitution. Or, l'histoire prouve que le droit, les institutions ont une vie propre ; la raison pure ne les refait pas ; ils se développent naturellement par des forces intérieures et silencieuses. Le programme pratique du royalisme, qu'il s'appuie sur une métaphysique ou sur l'histoire, est unique. Dans une société naturelle, issue de Dieu ou de l'histoire, la monarchie absolue est fondée en droit ; elle repose sur les institutions avec lesquelles elle est née et par lesquelles elle a vécu : un clergé propriétaire de terres, détenteur de l'état civil et maitre de l'éducation, une aristocratie foncière qui, par la substitution et le droit d'ainesse, conserve le régime de la grande propriété, et, par la décentralisation, administre les sujets du Roi. Or, le premier pas vers la reconstitution politique est fait depuis que le Roi est revenu. La restauration intégrale de l'autorité se fera par la destruction méthodique de la législation révolutionnaire. Mais, ces résultats acquis. il faudra refaire des goûts et des pensées légitimes à un peuple corrompu par la philosophie du XVIIIe siècle. C'est la fonction de la littérature. Bonald a donné la formule : La littérature est l'expression de la société. Une société chrétienne et royaliste doit donc avoir pour expression une littérature différente de celle qui, depuis la Renaissance, s'est rattachée aux croyances, à l'histoire, à l'art, d'Athènes et de Rome. Le mot romantique, réservé par le XVIIIe siècle à des variétés du pittoresque et du romanesque, est de plus en plus employé pour désigner la littérature autochtone qui doit réapparaître après une longue éclipse. La littérature royaliste va donc chercher sa matière dans les légendes du moyen âge et de la chevalerie. Chateaubriand a remis en honneur le merveilleux chrétien ; qui rendra aux lettres le merveilleux féodal ? Oui fera revivre dans l'âme française le sentiment de ses traditions nationales ? L'érudition vient au secours des politiques : les Chevaliers de la Table-Ronde, poème en 20 chants, tiré des vieux romanciers, par Greuze de Lesser (1813), les huit volumes de la Gaule poétique (1813-1817) de Marchangy, le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, le pastiche publié sous le nom de Clotilde de Surville, le Choix des poésies originales des troubadours de Raynouard (1816), bientôt le Voyage pittoresque et romantique de Taylor et Nodier donnent des matériaux à utiliser. Malheureusement, les écrivains manquent. L'Art poétique (1813) de Perceval de Grandmaison a beau annoncer une résurrection : ... Je crois revoir Bradamante, Angélique, Roland, le bon Roger, tous les preux du vieux temps ; Je vois les grands châteaux pleins de faits éclatants. N'entends-je pas au pied de leurs nobles tourelles Le gothique refrain des tendres pastourelles ? La tradition nationale et chrétienne ne trouve à s'exprimer que par des étrangers, et l'on est réduit à espérer que la grande épopée religieuse, Dante, Milton, Klopstock, les lyriques inspirés par la Bible feront enfin école. Le grand public, d'ailleurs, ne prend qu'un intérêt lointain aux discussions théoriques. Mais il fait, à sa manière, de la Restauration en dévorant des romans fantastiques, en faisant accueil, surtout, au rapsode moderne qui offre, avec un sens pénétrant du pittoresque historique, la fidélité la plus déterminée aux traditions, Walter Scott, que, dès 1811, l'âme inoccupée des Français adopte et naturalise d'enthousiasme. Donjons et tourelles, ménestrels et damoiseaux font irruption dans la littérature et dans les salons. Scott est le poète de la légitimité ; il a écrit un pamphlet historique contre Buonaparte. En province, les amis des Muses sont pénétrés de l'amour du temps passé ; on chante chez eux sa foi, son roi et sa belle : Gais troubadours, vos luths harmonieux Vont célébrer votre prince et les dames ; Ce feu d'amour dont brûlaient vos aïeux, Il vit encor dans le fond de vos âmes. Ainsi apparaît le premier romantisme. Ce mouvement national se précise grâce à l'influence étrangère. C'est hors de France que quelques-uns de ses représentants ont trouvé l'initiation à des formes nouvelles de sensibilité. Un esprit curieux comme Charles Nodier a appris par divers contacts à étendre sa curiosité au folklore. L'émigration est aussi un fait de l'histoire littéraire. Chateaubriand, Camille Jordan, Chênedollé, Narbonne ont en Allemagne connu Gœthe, Klopstock, Schiller, Wieland, Herder ; d'autres ont rédigé le Spectateur du Nord à Hambourg, et à leur retour les Archives littéraires de l'Europe ; Charles de Villers, officier émigré, a entrepris de faire connaître aux Français la culture et les universités germaniques. Leurs livres furent les premiers maîtres de Mme de Staël. C'est ensuite dans son Allemagne (1810-1813), dans les livres de Sismondi (De la littérature du midi de l'Europe, 1813) et de Schlegel (Cours de littérature dramatique, traduit en 1813) qu'on chercha des horizons inconnus. Sans doute, un tel mouvement, faible encore et indécis, témoigne moins d'une esthétique précise que d'une tendance favorisée par la lutte politique. On n'a pas encore en 1815 l'ambition de libérer l'art ni de renouveler les genres et le style ; on ne pense qu'à renouveler les sujets de littérature ; tout au plus cherche-t-on les ornements, ou du moins les variétés du merveilleux, ailleurs que dans la mythologie païenne où les prenait l'esthétique traditionnelle. Puisqu'il est entendu que les vieilles chroniques doivent supplanter l'histoire ancienne, on s'émeut pour des personnages et des faits de l'antiquité nationale. Au théâtre, on applaudit des Jeanne d'Arc, des Vêpres siciliennes, des Louis XI, des Marie Stuart, sujets nationaux traités dans la manière ancienne. On s'éprend du lyrisme nostalgique et rêveur qui trouvera bientôt dans les Méditations de Lamartine ses accents les plus émouvants ; les Odes, les Ballades de Victor Hugo parent de véhémence ou de pittoresque des événements de la Contre-Révolution, des épisodes ou des croyances de l'ancienne France. Biblique, ou angélique, ou mystique, ou simplement idéaliste, la poésie d'un Vigny, d'un Loyson, d'un Guttinguer, d'un Chênedollé s'écarte peu des tropes, des figures, des procédés familiers au pseudo-classicisme. Il n'y a pas encore de révolution dans le programme du premier romantisme ; il n'est encore et il ne veut être qu'une restauration ; c'est un romantisme d'émigrés ; il accompagne et célèbre la victoire du trône et de l'autel. Aussi ses ennemis détestent-ils en lui l'adversaire antirationaliste et mystique, la nouveauté littéraire à laquelle se heurtent de longues habitudes de pensée rationaliste et voltairienne. Mais l'association qui unit les champions d'une résurrection politique et les précurseurs d'une révolution esthétique profonde n'est pas durable. Au romantisme naissant, traditionaliste et réactionnaire, il ne suffira bientôt plus de satisfaire la sensibilité des émigrés et des amis des Muses. Le succès même des extravagances frénétiques d'un d'Arlincourt annonce la révolution prochaine dans la langue et dans les formes d'art, par où les romantiques de 1834 iront rejoindre les libéraux de juillet. Le parti libéral est une coalition. Il réunit les révolutionnaires des Cent-Jours, les bonapartistes, les hommes de gauche ralliés d'abord à la monarchie en 1814, puis devenus en 1815 ses ennemis irréconciliables. Leur idéal politique est certainement divers, les uns désirant une monarchie constitutionnelle avec le duc d'Orléans, d'autres l'empire avec Napoléon II, d'autres enfin — rares, à la vérité, — une république Mais il n'y a pas urgence à s'accorder d'avance sur la solution qu'il faudra trouver après la victoire. Ils ont en commun la haine de l'ancien régime, des Bourbons, du clergé, du drapeau blanc, des traités de 1815, le regret de la victoire — voyez cette histoire et cette philosophie dans les vers de Béranger et dans la prose de Courier. D'ailleurs, la forme politique mise à part, leurs doctrines s'accordent sur les points essentiels. Aucun d'eux n'est démocrate ; aucun ne réclame la participation de tous les citoyens aux droits politiques. Benjamin Constant réserve ces droits à ceux qui ont un certain degré de lumières, et un intérêt commun avec les autres membres de la cité, c'est-à-dire aux propriétaires. Mme de Staël déclare la démocratie impossible en France : Il y a une classe qui, par ses lumières, est appelée à gouverner, elle exerce son droit par le système représentatif. C'est le résultat essentiel de la Révolution, le seul durable ; car la Révolution a été dénaturée par la passion de l'égalité. Le meilleur système de gouvernement, c'est l'anglais, avec ses deux Chambres, dont l'une est directement élue, et ses ministres responsables. Le système, s'il fonctionne bien, garantit l'essentiel de la Révolution, ses conquêtes civiles, c'est-à-dire les droits individuels, la liberté personnelle, l'égalité civile, le jury, la liberté d'industrie, la propriété, la liberté de la presse ; il termine la Révolution. Les théoriciens du libéralisme devraient donc être satisfaits par la Charte. De l'ait, ils l'ont été, ils le seraient encore. ils sont prêts à le redevenir, mais à la condition que la Charte soit autre chose que ce que les Bourbons en ont fait ; car les Bourbons n'ont pas voulu qu'elle fût un contrat avec la nation ; elle n'est pour eux qu'une concession faite de mauvaise grâce et révocable ; ils ne l'aiment pas sincèrement, ils projettent de la détruire pièce par pièce. Chateaubriand n'avoue-t-il pas dans la Monarchie selon la Charte (1816) qu'il est possible qu'un beau matin toute la Charte soit confisquée au profit de l'article 14 ? En attendant, on refuse la liberté à la presse, on multiplie les lettres de noblesse, on appelle aux fonctions un personnel d'ancien régime, on prodigue les faveurs aux prêtres et aux évêques. La Charte, pratiquée par les Bourbons, n'assure ni la liberté, ni l'égalité civile, ni la tolérance religieuse. Elle promet des garanties, mais les lois d'exception, les mesures de circonstance font illusoires ses promesses. Ainsi, le libéralisme réclame un gouvernement représentatif bourgeois, qui assurera les garanties juridiques nécessaires à tous, réservera les satisfactions politiques à une clientèle un peu plus étendue que celle que visait au XVIIIe siècle le despotisme éclairé. Plus d'arbitraire, plus de proscriptions, respect de la propriété, liberté de l'industrie, indépendance des juges, indifférence du gouvernement à l'égard des religions, qui sont affaire individuelle, un état intérieur, comme dit Benjamin Constant — les libéraux ne vont pas au delà. Leur formule favorite est qu'il faut clore la Révolution. Du reste, ils aiment la liberté. C'est dans l'âme, dit Mme de Staël, que les principes de la liberté sont fondés. Ils font battre le cœur comme l'amour et l'amitié. Ils donnent à l'homme la première raison de vivre, la suprême dignité. Les deux partis, le royaliste et le libéral, cachent donc sous les noms qu'ils se donnent des arrière-pensées ; les intérêts qu'ils défendent ne sont pas toujours ceux de la liberté ou de la monarchie. Le premier veut refaire une société hiérarchisée, à privilège ; le second représente les bénéficiaires de la Révolution, banquiers, manufacturiers, avocats, acquéreurs de biens nationaux, bourgeoisie qui s'est élevée par la richesse, qui veut l'égalité civile par laquelle elle se garantit contre la noblesse, et l'inégalité politique qui assure sa domination. — Mais ni l'un ni l'autre parti ne peut dire ce qu'il pense sans réticence et sans arrière-pensée. Les libéraux haïssent les Bourbons, et les royalistes, la Charte. Si mes ouvrages doivent passer à la postérité, disait Bonald à Chateaubriand, je ne veux pas qu'on ait à me reprocher d'y trouver un mot en faveur de la Charte. Il arrive pourtant que, par tactique, les uns et les autres défendent les institutions qu'ils détruiraient le jour on ils seraient, les maîtres du pouvoir. Le Roi et la Charte ne sont que des instruments qu'on emploie ou qu'on rejette selon qu'ils servent ou menacent les intérêts profonds. Un tiers-parti se forma, qui aima à la fois les Bourbons et la Charte ; il comprit, il accepta pleinement la Restauration comme une transaction nécessaire et définitive entre l'ancienne France et la nouvelle. Ceux qui exprimèrent les idées du parti firent effort pour les fonder sur une histoire et sur une philosophie. Ils montrèrent un goût très vif pour les formules abstraites et furent portés à juger de haut les hommes et les choses. On les appela les doctrinaires. Le plus notoire d'entre eux, Royer-Collard, écrivait à Guizot, autre doctrinaire, en 1823 : Je n'ai jamais pris le mot Restauration dans le sens étroit et borné d'un fait particulier ; mais j'ai regardé et je regarde encore ce fait comme l'expression d'un certain système de société et de gouvernement, et comme la condition, dans les circonstances de la France, de l'ordre, de la justice et de la liberté. Déjà, en Fructidor, Royer-Collard voulant, lui aussi, comme tant d'autres, clore la Révolution, cherchait, comme il disait, un point fixe. Il le trouva enfin, en 1814, dans la monarchie légitime accommodée au régime représentatif. Elle est la vérité dans le gouvernement, disait-il, tenant pour certain qu'une France nouvelle se formait qui accepterait la Charte sans arrière-pensée et le Roi sans amertume. Un bon gouvernement n'est pas le produit d'une théorie, mais un système de garanties. Une nation nouvelle, déclara-t-il en 1817, s'avance et se range autour du trône, renouvelé comme elle. A mesure qu'elle s'avance, elle accueille dans ses rangs tous ceux qui n'ont été ni mazarins ni frondeurs, et qui n'ont voulu que le bien de l'État, espèce de gens qui, dit le cardinal de Retz, ne peut rien au commencement des troubles, et qui peut tout à la fin. La nation dont je parle, innocente de la Révolution dont elle est née, mais qui n'est point son ouvrage, ne se condamne point à l'admettre ou à la rejeter en arrière. Ses résultats seuls lui appartiennent.... En elle réside aujourd'hui la véritable France.... Elle veut la légitimité, l'ordre, la liberté ; mais elle ne tonnait, n'estime et ne souhaite rien au delà. Pour elle, les temps qui ont précédé notre révolution sont relégués dans l'histoire. Guizot, étant historien, cherche et trouve dans l'histoire les faits et les arguments qui font de la Charte bourbonienne l'aboutissement normal, la conséquence naturelle de toute l'histoire de France. Qu'il développe ses vues dans le cours fait à la Sorbonne de 1820 à 1822 (Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe), ou dans le grand cours de 1828-1830 (Histoire de la civilisation), ou dans les brochures de circonstance qu'il écrit depuis 1814, sa pensée apparaît toujours la même : l'histoire de France, c'est l'histoire de la lente ascension de la bourgeoisie ; la civilisation, c'est le résultat d'un équilibre entre les éléments démocratique, aristocratique, théocratique et monarchique de la société, équilibre réalisé dans les classes moyennes qui représentent ce qu'il faut de liberté et ce qu'il faut d'autorité. Guizot est pour la bourgeoisie ce que Rousseau avait été pour la démocratie, ce qu'était de Bonald pour la théocratie, Bossuet pour la monarchie pure : son historien et son théoricien. Un troisième, Victor Cousin, pourvoit la doctrine d'une philosophie. Son cours de 1818 (publié en 1836 sous le titre Du vrai, du beau, du bien) rattache la politique à la morale. La société est le développement de la morale et du droit naturel. Morale et droit naturel sont révélés par la conscience et la raison. La conscience et la raison créent le droit civil et le droit politique ; ils sont réalisés dans la Charte, qui consacre les droits de l'individu (droits sociaux ou civils) et qui donne les droits politiques à ceux qui sont capables de les exercer. Ainsi, Cousin relève du discrédit où l'ont fait tomber les théocrates, et tire de l'oubli où les libéraux le laissent, le droit naturel du XVIIIe siècle, mais pour le mettre au service de la Charte. La distance qui sépare les doctrinaires des libéraux est courte. Bien qu'ils soient haïs d'une égale haine par les partis de droite — Bonald comparera Guizot à Louvel, l'assassin du duc de Berry, ils ne sont pas des révolutionnaires, en ce sens qu'ils croient la Révolution définitivement close, par l'établissement de la liberté civile, de la liberté de conscience et de la liberté politique, réservée aux privilégiés de la Charte. C'est à l'avènement politique des propriétaires fonciers, des industriels, des commerçants, qu'aboutissent, croient-ils, la philosophie du XVIIIe siècle et la Révolution, toute l'histoire, et toute la civilisation de la société française. Que les doctrinaires restent des légitimistes obstinés, que les autres, les libéraux, aient les Bourbons en haine, tous n'en professent pas moins la même doctrine conservatrice. Il faut pourtant noter que, dans la bataille politique qui s'engage, la foule sans droits politiques, et qui ne compte pas dans le calcul des forces électorales, accompagne de son ardente sympathie les libéraux qui ne travaillent pas pour elle. C'est que le libéralisme, bien qu'il manque d'air, comme dit Jouffroy, est, aux yeux du peuple, une doctrine d'opposition. Et comme les libéraux se réclament des souvenirs, restés chers au cœur populaire, d'une révolution prodigieuse et d'une gloire inouïe, le peuple voit en elle la revanche de l'humiliation de 1815 et l'espérance confuse d'un avènement prochain de la démocratie. IV. — LA CHAMBRE INTROUVABLE. LE gouvernement, considérant les Cent-Jours comme un accident, reprit sa marche au point où elle avait été interrompue le 20 mars. Toutefois, de même qu'il avait épuré le personnel administratif, il élimina les suspects du personnel politique. Les pairs qui s'étaient ralliés à Napoléon ne reprirent pas leurs sièges ; le Roi en nomma 94 nouveaux et conféra à tous l'hérédité (19 août). La Chambre de 1814, dont beaucoup de membres avaient siégé à la Chambre des Cent-Jours, fut dissoute le 13 juillet. Et, comme la loi électorale prévue par la Charte n'était pas faite, le Roi y suppléa lui-même par deux ordonnances (13 et 21 juillet) : les collèges d'arrondissement et de département seront convoqués tels qu'ils étaient constitués par le sénatus-consulte de l'an X ; les collèges d'arrondissement éliront chacun un nombre de candidats égal au nombre des députés du département ; ceux du département éliront les députés en prenant au moins la moitié des noms dans les listes d'arrondissement : les préfets seront autorisés, comme ils l'étaient depuis le décret de 1806, à ajouter à chaque collège d'arrondissement ou de département dix électeurs pris parmi les plus imposés et dix pris parmi ceux qui ont rendu des services à l'État. L'âge de l'électorat est abaissé à vingt et un ans, celui de l'éligibilité à vingt-cinq ans : le nombre total des députés est porté de 262 à 402. Cette modification de la Charte par la seule volonté du Roi et de ses ministres était inconstitutionnelle ; pourtant personne ne protesta : Cette fois, écrit Vitrolles, le sentiment public était avec nous. On ne nous chicanait pas sur la forme. Il est vrai que le Roi donna son règlement électoral comme provisoire, et annonça qu'il soumettrait aux Chambres toutes les modifications qu'il se proposait d'apporter ultérieurement à la Charte. Les collèges électoraux se réunirent le 14 et le 22 août. Leurs présidents, nommés par le gouvernement, se trouvaient, par leurs seules fonctions, désignés comme candidats officiels, et ils pesaient fortement sur la liberté des votants. Ceux-ci étaient d'ailleurs tout disposés à se conformer aux vues du ministère : car les préfets négligèrent de convoquer les électeurs connus pour leur hostilité à la Restauration, et ceux des électeurs qui se sentaient suspects se gardèrent de paraître. Les opposants les plus dangereux étaient d'ailleurs emprisonnés ou recherchés comme complices du retour de l'usurpateur. Sur 72.199 inscrits, 48.478 seulement votèrent. Plusieurs préfets dévoués aux ultras ou intimidés par eux, ajoutèrent quelques unités au nombre de 20 électeurs qu'ils avaient le droit d'adjoindre à chaque collège : l'historien Duvergier de Hauranne, qui rapporte ces pratiques et cette illégalité, en tenait sans doute le récit de son père, député à la Chambre introuvable : un autre député, Sainte-Aulaire, avoua plus tard dans un discours à la Chambre de 1819 qu'il était possible que des électeurs eussent illégalement voté. Dans le Nord et dans l'Est de la France, on vota sous la surveillance des armées alliées, à l'Ouest et au Midi, en pleine Terreur blanche. A Nîmes, 13 protestants furent massacrés la veille du scrutin. La presse ne put jouer aucun rôle, les journaux étant soumis à une nouvelle autorisation depuis l'ordonnance du 9 août ; les feuilles opposantes se bornaient à donner des nouvelles de l'étranger et à discuter des problèmes abstraits de politique constitutionnelle ; un seul journal, le Nain jaune, continuait son opposition ouverte ; mais il était réfugié en Belgique. Le résultat fut ce qu'on pouvait attendre. Les choix définitifs faits par les électeurs de département (qui étaient au nombre de 15.000 environ) semblèrent prouver que tous les partis, sauf le royaliste, avaient disparu. A part quatre ou cinq députés dont l'attachement à la Révolution était connu, il n'y eut parmi les élus que des royalistes ardents. Chambre introuvable, déclara Louis XVIII, surpris et satisfait. La plupart des députés étaient des hommes nouveaux dans la politique : propriétaires ou fonctionnaires, riches, aisés au moins, car l'indemnité parlementaire qu'on avait maintenue en 1814 était désormais supprimée. Ils apportèrent dans la politique un royalisme provincial et rural, sans nuances, jeune, robuste et violent. Le premier résultat des élections fut la chute du ministère Talleyrand-Fouché. Ils n'étaient plus les hommes nécessaires. Leur habileté, si célèbre, avait para, à la voir de près, moins utile, moins redoutable aussi. Fouché, choisi pour rassurer le parti révolutionnaire, devint, ce parti anéanti, encombrant et odieux. Dépaysé au Conseil, tenu à l'écart par ses collègues, haï à la cour (la duchesse d'Angoulême n'avait jamais consenti à le recevoir), il essaya de donner des gages en dressant la liste des coupables des Cent-Jours, et en y inscrivant ceux dont il était le camarade politique depuis vingt ans, Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Carnot, Merlin de Douai, Barère, Garnier de Saintes, Rovigo, Lavalette, Bassano : on ne l'en estima pas davantage. Il voulut se créer une popularité personnelle en publiant deux rapports au Roi sur la triste situation faite à la France par l'occupation étrangère et par la guerre civile : Le royalisme au Midi, y disait-il, s'exhale en attentats ; les bandes armées pénètrent dans les villes et parcourent les campagnes ; les assassinats, les pillages se multiplient ; la justice est partout muette ; l'administration, partout inactive ; il n'y a que les passions qui agissent, qui parlent et qui soient écoutées. L'effet fut nul sur le parti vaincu qui méprisait Fouché. Wellington enfin cessa de le défendre. Fouché donna sa démission (19 septembre) et fut nommé ministre plénipotentiaire à Dresde. Talleyrand, lui aussi, avait cessé d'être nécessaire ; on était au moment des dernières négociations pour la paix ; on débattait le chiffre de l'indemnité, la durée de l'occupation. Louis XVIII était convaincu que Talleyrand, mal vu du tsar, obtiendrait peu de concessions. Talleyrand, inquiet de la froideur grandissante de la cour, de l'hostilité prochaine de la Chambre, crut habile de mettre le Roi en demeure de le soutenir ouvertement auprès des souverains et auprès du Parlement. Louis XVIII lui répondit : Cela est peu constitutionnel ; c'est à mes ministres à se tirer d'affaire. — En ce cas, nous serons obligés de nous retirer. — Eh bien, si mes ministres se retirent, je ferai comme en Angleterre, je chargerai quelqu'un de former un nouveau cabinet (24 septembre). Talleyrand fut nommé Grand Chambellan. Fouché et Talleyrand partis, les royalistes cessèrent d'avoir devant les yeux cette vision que Chateaubriand appelait infernale : le vice appuyé sur le bras du crime. Le nouveau ministère était tout prêt. La présidence avec les Affaires étrangères en fut donnée au duc de Richelieu. Petit-fils du maréchal, cet ancien émigré, qui avait pris du service en Russie et qui s'était distingué comme gouverneur d'Odessa, était désintéressé, modeste, loyal ; il connaissait peu la France ; il ne désirait pas le pouvoir, se sentant peut-être impropre à conduire le parti royaliste, et, s'il le fallait, à lui résister. Les portefeuilles furent distribués à d'anciens fonctionnaires impériaux et à des protégés de la droite extrême ; les premiers, Corvetto, ancien conseiller d'État de Napoléon, aux Finances, et Barbé-Marbois, ancien sénateur, à la Justice, semblaient devoir réprouver les violences que le parti royaliste avait favorisées ou commises ; les autres, duc de Feltre (Clarke) à la Guerre, Dubouchage, ancien ministre de Louis XVI, à la Marine, comte de Vaublanc, préfet des Bouches-du-Rhône, à l'Intérieur, représentaient l'opinion royaliste exaltée. Decazes, ministre de la Police, était le seul membre du cabinet qui fia député ; préfet de police après le retour de Gand, il n'était connu que par la faveur que Louis XVIII lui témoignait. La fonction de secrétaire du Conseil, exercée par Vitrolles dans le précédent cabinet, fut supprimée : Richelieu ne voulut pas tolérer, à ses côtés, une sorte de ministre sans portefeuille, agent du comte d'Artois. L'unité du ministère tant vantée trois mois auparavant, c'est-à-dire l'entente de tous les ministres sur Un programme, n'avait pas survécu à Talleyrand. La session des Chambres s'ouvrit le 7 octobre. On était déjà fixé sur l'état d'esprit des députés par les adresses des collèges électoraux ; elles réclamaient la continuation de la politique de répression inaugurée par l'ordonnance du 24 juillet ; le Roi devait mettre des bornes à sa clémence et faire justice des coupables. Chateaubriand, président du collège électoral du Loiret, rédigea l'adresse la plus significative qui fut aussitôt répandue et imitée : Sire, vous avez deux fois sauvé la France : vous allez achever voire ouvrage. Ce n'est pas sans une vive émotion que nous venons de voir le commencement de vos justices ! Vous avez saisi ce glaive que le souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples. L'adresse de la Chambre parla le même langage : Nous vous supplions, au nom de ce peuple même, victime des malheurs dont le poids l'accable, de faire enfin que la justice marche là où la clémence s'est arrêtée. Que ceux qui, aujourd'hui encore, encouragés par l'impunité, ne craignent pas de faire parade de leur rébellion, soient livrés à la sévérité des tribunaux. La Chambre concourra avec zèle à la confection des lois nécessaires à l'accomplissement de ce vœu. Les candidats présentés au Roi pour la présidence de la Chambre furent choisis parmi les royalistes les plus purs ; le Roi nomma Lainé, avocat de Bordeaux que son opposition à l'Empereur, au Corps législatif de 1813, avait rendu célèbre. Les députés, à peu près unanimes dans leurs sentiments, ne s'organisèrent pas en partis ; mais ils se réunirent par petits groupes dans quelques salons parisiens où s'échauffa leur enthousiasme royaliste. C'est la discussion des lois politiques qui fit apparaître plus tard une majorité et une minorité ; encore furent-elles toujours mal définies, mal connues, car on votait au scrutin secret. L'assemblée ne cessa pas d'obéir aux directions des contre-révolutionnaires les plus ardents on les appela les ultra-royalistes[1]. A la Chambre des pairs, les sentiments étaient plus modérés Deux pairs, Jules de Polignac, ami personnel du comte d'Artois, et La Bourdonnaie, ayant refusé de prêter serment à la Charte, parce que, disaient-ils, elle contenait des articles outrageants pour la religion, l'Assemblée refusa de les admettre aux séances. Un passage de l'adresse, telle qu'elle sortit des délibérations de la commission chargée de la rédiger, rappelait le texte voté par les députés : Sans ravir au trône les bienfaits de la clémence, nous oserons lui recommander les droits de la justice ; nous oserons solliciter humblement de son équité... l'exécution des lois existantes et la pureté des administrations publiques ; l'Assemblée lui substitua une phrase plus anodine : Nous sommes dans la parfaite confiance que V. M. saura toujours concilier avec les bienfaits de sa clémence les droits de la justice. Le gouvernement suivit les indications de l'adresse votée par les députés. Quatre projets de loi furent déposés successivement, qui devaient accélérer la punition des rebelles et supprimer toute opposition. Le premier, sur les cris, discours et écrits séditieux (loi du 9 novembre), ne prévoyait pas pour ces délits de peine plus grave que l'emprisonnement et la déportation. Un député, nommé Piet, demanda que la mort fût substituée é la déportation. Le Journal des Débats écrivit : Partout, et dans tous les siècles, on a puni de mort, excepté le cas de clémence, quiconque a, par des cris séditieux, demandé la ruine de l'ordre établi. La Chambre vota la peine de mort et aggrava la loi en rangeant, parmi les actes séditieux punissables de la déportation, les menaces contre le Roi et sa famille, même non suivies d'effet et non liées à un complot. Une faible majorité repoussa pourtant une motion de Castelbajac punissant de mort l'acte de porter ou de détenir le drapeau tricolore. La loi dite de Sûreté générale (31 octobre 1815) suspendait la liberté individuelle jusqu'à la session suivante, autorisait la détention de tout individu suspect de comploter contre la sûreté de l'État sans qu'il fût nécessaire de le traduire devant les tribunaux. Quelques députés demandèrent certaines garanties contre l'arbitraire dont les fonctionnaires investis d'un pouvoir aussi redoutable ne manqueraient pas de faire preuve. Hyde de Neuville déclara : On propose des amendements, on demande des garanties ; on redoute la force et l'arbitraire, quand on ne devrait redouter que l'indulgence et la bonté ! Ah ! messieurs, à qui allez-vous remettre l'exercice de cette loi salutaire ? C'est au Roi, au plus sage des rois ! Et l'on parle de garanties ! et l'on propose des amendements ! Et le ministre de l'Intérieur, Vaublanc, s'écria : Ce que veut la France, il est aisé de le dire : La France veut son Roi ! La loi fut votée par 291 voix contre 56. La loi sur le rétablissement des cours prévôtales (20 décembre 1815) fit revivre l'ancienne juridiction de police des prévôts des maréchaux, à moitié militaire, à moitié civile, chargée de réprimer certains crimes de droit commun. Cette juridiction, abolie en 1790, reconstituée par le Consulat (loi de pluviôse an IX) sous le nom de Cours spéciales, avait surtout pour objet de réprimer le vagabondage. L'article 63 de la Charte, qui interdisait la création de commissions et tribunaux extraordinaires, avait toutefois réservé la possibilité des juridictions prévôtales, si leur rétablissement était jugé nécessaire. Les cours prévôtales de la loi de novembre 1815, — une par département, — composées d'un président, de quatre juges choisis parmi les magistrats ordinaires, et d'un prévôt ayant au moins le grade de colonel, connaîtront, comme les Cours spéciales de l'Empire, des crimes commis par les vagabonds. les contrebandiers, les faux-monnayeurs, et aussi des actes de violence commis par les militaires en activité ou licenciés depuis moins d'un an, des crimes de rébellion armée et de réunion séditieuse, enfin, des infractions prévues par la loi sur les discours et actes séditieux. Elles prononceront en dernier ressort ; leurs jugements seront exécutoires dans les vingt-quatre heures : le Roi abdique en leur faveur son droit de grâce, sauf pour les condamnés qu'il leur plairait de recommander à sa pitié. Il n'y eut, au vote, que 10 opposants. Un député, Duplessis-Grenedan, avait demandé que, pour l'exécution des jugements prévôtaux, la guillotine fût remplacée par le gibet, suivant l'ancienne coutume. La loi d'amnistie compléta le système. L'article 2 de l'ordonnance du 24 juillet avait décidé que les Chambres statueraient sur le sort des individus exceptés de l'amnistie : ils devaient ou sortir du royaume ou être livrés aux tribunaux S'appuyant sur cet article, un ultra-royaliste, La Bourdonnaie, proposa (10 novembre) de supplier le Roi de présenter un projet d'amnistie qui excepterait de sa clémence ceux qui avaient occupé de grandes charges administratives pendant les Cent-Jours, les généraux et les préfets qui avaient passé à l'usurpateur, les régicides qui avaient accepté des places de Napoléon, siégé aux Chambres ou signé l'Acte additionnel. La peine de mort était applicable aux deux premières catégories de coupables, la déportation à la dernière. Les biens des condamnés seraient confisqués : il importait qu'ils contribuassent à réduire le dommage subi par l'État du fait de la conspiration du 20 mars. On calcula que le vote de ce projet entraînerait la mise à mort d'environ douze cents personnes. La Bourdonnaie déclara : Il faut des fers, des bourreaux, des supplices. La mort, la mort seule peut effrayer leurs complices et mettre fin à leurs complots.... Ce ne sera qu'en jetant une salutaire terreur dans l'âme des rebelles que vous préviendrez leurs coupables projets. Ce ne sera qu'en faisant tomber la tète de leurs chefs que vous isolerez les factieux.... Défenseurs de l'humanité, sachez répandre quelques gouttes de sang pour en épargner des torrents. La Chambre élut une commission favorable au projet de La Bourdonnaie. Le gouvernement s'inquiéta ; il se dit suffisamment armé par les lois précédentes pour maintenir l'ordre, déclara s'en tenir aux exceptions nominatives faites déjà dans l'ordonnance du 24 juillet, y ajouta simplement la proscription de la famille impériale. C'était le conflit entre le ministère et la Chambre. L'évasion, alors survenue, de Lavalette, arrêté parce qu'il avait été directeur des postes pendant les Cent-Jours, le rendit aigu, les ultras y virent une preuve de la mystérieuse puissance du parti révolutionnaire, qui trouvait partout, et jusque dans le gouvernement, des complices. On transigea pourtant. Le gouvernement obtint non sans peine de la Chambre (il n'eut que 9 voix de majorité) qu'elle renonçât aux catégories de La Bourdonnaie, et qu'elle repoussât la confiscation ; mais il dut, malgré sa répugnance à violer l'article de la Charte qui interdisait la recherche des opinions antérieures à la Restauration, accepter l'exil pour les régicides. La querelle de la Chambre et du gouvernement à propos de l'amnistie posait une question constitutionnelle que la Charte ne donnait pas le moyen de résoudre. Dans un conflit entre la volonté royale et celle de la Chambre, qui aurait le dernier mot ? D'après leurs principes, les libéraux et les constitutionnels auraient dû tenir pour la Chambre, et les ultras pour la couronne. Mais, en l'espèce, l'intérêt des ultras était d'affirmer la prééminence de la Chambre, où ils avaient la majorité, et celui de leurs adversaires de défendre la prérogative royale, où ils voyaient une sauvegarde. Les deux partis élaborèrent des théories de circonstance pour justifier une conduite contraire à leurs doctrines. Ils voient, écrivait un des chefs de la majorité, Villèle, que nous nous servons des institutions représentatives pour nous défendre ; aussi sont-ils devenus plus que nous partisans du retour à une autorité unique, et c'est nous qui sommes, à présent, les défenseurs des libertés de la nation. La Bourdonnaie déclara, dans la discussion sur l'amnistie, qu'il était permis, ordonné même au sujet respectueux, au serviteur fidèle, devenu législateur, de combattre les propositions du gouvernement, de les rejeter, d'accuser les ministres, d'être, en un mot, en opposition avec les sentiments personnels du monarque pour le maintien des prérogatives imprescriptibles du trône. Le ministre Decazes, dans la même discussion, ne trouva pas d'argument plus fort contre son adversaire que de lui opposer la volonté du Roi ; les paroles des ministres ne faisaient, dit-il, que la traduire : Les ministres du Roi parlent au nom de l'honneur, car ils parlent au nom du Roi ; ils parlent au nom de la nation, car ils parlent au nom du Roi ; ils parlent au nom de la raison et de la sagesse, car ils parlent au nom du Roi... Vitrolles, dans une brochure intitulée Du ministère dans le gouvernement représentatif, définit les pouvoirs comme les libéraux de 1830 : Dans les gouvernements représentatifs, l'opinion publique est souveraine, et le ministère, sorte de corps intermédiaire entre le Roi et les Chambres, doit être pris nécessairement parmi les hommes que los Chambres désigneraient si elles étaient appelées à le choisir directement. Doctrine que les constitutionnels réfutaient avec vigueur. Guizot écrivait : C'est le Roi qui veut et qui agit, qui seul a le droit, de vouloir et le pouvoir d'agir. Les ministres sont chargés d'éclairer sa volonté.... Sans sa volonté, ils ne sont rien, ils ne peuvent rien.... Un ministère gouvernant au nom du Roi et subordonné à la majorité des Chambres qui gouvernent au nom de l'opinion, telle est la plus simple expression du gouvernement représentatif ainsi que le conçoivent et l'expliquent nos adversaires. Il concluait qu'une pareille doctrine conduisait tout droit à affirmer la souveraineté du peuple. Ce renversement des attitudes et cet échange des principes furent surtout apparents dans la discussion sur la loi électorale. Les règlements portés par les ordonnances du 13 et du 21 juillet, qui avaient conservé les collèges électoraux de l'empire, n'étaient que provisoires ; le gouvernement déposa un projet de loi qui instituait l'élection à deux degrés ; les électeurs cantonaux (30 ans), c'est-à-dire les fonctionnaires civils et ecclésiastiques joints aux soixante plus imposés du canton, nommeraient, les électeurs de département (150 à 200) choisis parmi les contribuables à 300 francs ; à leur tour, ces électeurs (30 ans) réunis aux archevêques, évêques et hauts fonctionnaires nommeraient les députés. La Chambre se renouvellerait par cinquième. Ce système donnait aux agents du gouvernement le pouvoir de faire à leur gré la majorité : Si vous pouviez, disait le ministre de l'Intérieur Vaublanc, former un vœu sur les choix [à faire de ces électeurs de droit], ce serait qu'ils portassent sur une collection d'hommes aussi recommandables. Pourquoi donc ne pas former ces choix tout de suite, tels qu'on désirerait qu'ils lussent formés ? Les ultras jugèrent le projet peu libéral et peu démocratique. Le renouvellement partiel n'est bon que pour les tyrans, dit Clauzel de Coussergues. La Bourdonnaie attaqua le mode de recrutement des collèges : Par qui donc veut-on que les députés soient nommés ? Par l'intervention du souverain auquel ils doivent accorder des subsides, ou par le choix du peuple qui doit les payer ? On soutint, à gauche que la Chambre n'avait pas le droit
de changer le mode de renouvellement qui avait été fixé par la Charte : La Charte ne le veut pas et le Roi ne le propose pas ;
cela doit suffire, dit Royer-Collard.... En
France le gouvernement tout entier est dans les mains du Roi, et il na besoin
du concours des Chambres que s'il reconnaît la nécessité d'une loi nouvelle
et pour le budget. A quoi La Bourdonnaie répondait : Il est temps de faire justice de ce système vraiment judaïque qui tend à faire admettre que tout ce qui n'est pas mot à mot énoncé dans la Charte fait partie des pouvoirs que le Roi s'est réservés.... Nier la prérogative de la Chambre, c'est nier le gouvernement représentatif lui-même. La Chambre n'est pas représentative, répliquait Royer-Collard, car elle n'est pas élue par toute la population. C'est un pouvoir. La Charte est le seul titre de son existence. La Chambre est ce que la Charte la fait, rien de plus, rien de moins. Comme c'est la Charte qui constitue la Chambre et non l'élection, celle-ci ne lui donne en réalité que les membres qui la composent. Dans le fait, la Chambre n'exprime jamais que sa propre opinion, et non pas nécessairement l'opinion de la nation. La France, déclara M. de Serres, monarchique par ses habitudes, par ses affections, par toute sa constitution physique et morale, attend de ses députés un concours filial aux desseins paternels de son Roi, et non pas une indépendance qui le contrarierait. Dans cette discussion encore, les intérêts se déguisaient en doctrines. Les ultras réclamaient le renouvellement intégral tous les cinq ans parce qu'ils comptaient ainsi conserver le pouvoir au moins pendant cinq années. Ils combattaient contre un mode d'élection qui assurait au gouvernement une influence durable, parce qu'ils voyaient dans le gouvernement des tendances hostiles à leur politique. Ils réclamaient un suffrage plus étendu, plus démocratique — 50 francs d'impôt pour les électeurs du canton ; La Bourdonnaie proposait 30 francs et Villèle 25 —, d'abord parce que les mouvements populaires du Midi et de l'Ouest leur avaient donné l'illusion que le peuple était royaliste, ensuite parce qu'ils comptaient que les grands propriétaires exerceraient sur le vote des paysans électeurs une action décisive : Dans mon opinion, disait Villèle, les auxiliaires de la haute classe sont dans la dernière, et la classe moyenne est la plus à craindre. La classe moyenne était celle des électeurs à 300 francs, prévue par la Charte. Il ajoutait : Depuis que le monde existe... la classe moyenne, enviée de la dernière et ennemie de la première, compose la partie révolutionnaire dans tous les États. Si vous voulez que la première classe arrive dans vos assemblées, faites-la nommer par los auxiliaires qu'elle a dans la dernière classe, descendez aussi bas que vous pourrez, et annulez ainsi la classe moyenne qui est la seule que vous ayez à redouter. Si les ultras se trompaient, si les résultats du système électoral qui avait leurs préférences devaient leur apporter plus tard quelque déception, ils ne s'en souciaient guère à cette heure : il s'agissait pour eux de garder la majorité le temps nécessaire pour opérer la contre-révolution. De même, les royalistes constitutionnels ne croyaient pas, par leur attitude, compromettre l'avenir : ils tenaient à la Charte parce qu'elle assurait la liberté de conscience, la liberté politique, l'égalité devant la lui ; ils soutenaient le Roi, dont le gouvernement semblait disposé à les défendre. Mais si la Charte et la législation devaient servir uniquement à les dépouiller de ces con-guètes révolutionnaires, ils ne tenaient plus à la Charte. L'opposition qu'ils faisaient à leur propre doctrine passée dans le camp ennemi était momentanée ; ils ne voulaient pas admettre la souveraineté d'une assemblée contre-révolutionnaire isolée dans une nation privée des libertés publiques, et surtout de la plus impur-tante, de la liberté de la presse, et par conséquent incapable de faire connaître sa véritable opinion. La Chambre se prononça contre le projet du gouvernement, pour le renouvellement intégral, pour les électeurs du premier degré à 50 francs, pour l'éligibilité des contribuables à 1.000 francs. Le gouvernement n'accepta pas les modifications votées par les députés, et la Chambre des pairs les rejeta (3 avril). Un nouveau projet fut déposé par le ministère (5 avril), qui confirmait simplement les dispositions des ordonnances de juillet 1815. Comme il laissait indécise la question capitale du renouvellement intégral, la Chambre le modifia encore. Le ministère, obligé de faire voter le budget, n'insista pas, mais ne porta pas aux pairs le projet des députés. Le budget souleva de graves difficultés. On avait à faire face, non seulement à l'arriéré incomplètement soldé de 1814 (462 millions), mais aux déficits accumulés des neuf premiers mois de la Restauration (103 millions), des Cent-Jours et de tout le reste de l'année 1813 (227 millions, dont 180 pour frais de l'occupation étrangère), et au remboursement d'un emprunt forcé de 100 millions contracté en septembre pour parer aux besoins urgents. Le déficit de 1815 pouvait être partiellement comblé par la vente de 35 millions et demi de rentes de la caisse d'amortissement, et par une surtaxe de moitié sur les quatre contributions directes, soit un supplément de 161 millions, dont 10 seraient affectés au remboursement de l'emprunt de septembre. Mais il restait encore pour 1815 un arriéré de 131 millions, qui, ajouté à celui de 1814 et des neuf premiers mois de la Restauration, formait un total de 696 millions. On ne pouvait songer à payer une pareille somme avec les recettes de 1816. Corvetto proposa de réunir ces trois arriérés et de les liquider par le procédé qu'avait employé Louis pour l'arriéré de l'Empire : on donnerait aux créanciers, à leur choix, soit des inscriptions de rentes, soit des obligations du trésor à trois ans de terme, gagées sur la vente de 400.000 hectares de bois nationaux. Les obligations pourraient être reçues en paiement des bois dans la proportion des quatre cinquièmes de leur prix. Mais le budget devait faire face en même temps aux dépenses ordinaires et extraordinaires de 1816. Elles étaient évaluées au total à 800 millions, dont 140 millions pour le premier cinquième de la contribution de guerre, 130 millions pour l'entretien de l'armée d'occupation, et 5.300.000 francs pour divers paiements à faire en exécution du traité de paix. Corvetto proposa de continuer à percevoir les contributions directes avec la surtaxe qu'il demandait pour 1813 (soit 320 millions), d'augmenter les impôts indirects de 100 millions (soit 408 millions). Le roi abandonnait 10 millions de sa liste civile ; une retenue sur les traitements, un supplément de cautionnement demande aux comptables de l'État fourniraient 62 millions. Enfin le revenu des postes (14 millions) serait affecté à la création d'une caisse d'amortissement. Les propositions du ministre des Finances se heurtèrent à la Chambre à une opposition générale. Les ultras lui reprochèrent de faire payer à la monarchie des dettes contractées par l'Empire ou par les rebelles qui avaient renversé le Roi au 20 mars ; plus obstinément encore ils se refusaient à vendre, pour en assurer le paiement, des bois qui avaient appartenu au clergé. Ce malheureux système, écrivit Villèle, nous n'en voulons à aucun prix. Ce budget était tout empreint de l'esprit révolutionnaire. — Des révolutionnaires seuls peuvent songer à dépouiller la religion sous les yeux du fils de saint Louis, dit le député Roux-Lahorie. Un autre déclara : Si on ne vend pas les bois, l'État les rendra à leurs légitimes propriétaires, et l'on ne verra pas les dernières propriétés de l'Église devenir le gage des derniers fournisseurs de Bonaparte. — Les anciens fournisseurs, s'écria un troisième, sont-ils donc plus intéressants que les Vendéens ? La commission refusa de consentir à la vente, et proposa de payer tous les créanciers de l'arriéré — sauf ceux des Cent-Jours à qui, disait-elle, on ne devait rien — en rentes 5 p. 100, non au cours, qui était de 60 francs, mais au pair. C'était abroger tacitement la loi du 23 septembre 1814 qui consacrait les droits des créanciers de l'Empire, et obliger le Roi à violer les promesses de 1814 et de 1815. Le Roi retira du budget le projet relatif à l'arriéré de 1814 ; comme il était déjà réglé par une loi, et qu'aucune proposition ne tendait plus à la modifier, la loi subsistait, et la Chambre était dessaisie. Néanmoins. la commission tint bon. Le conflit devint aigu. A la discussion publique, la gauche soutint que la Chambre n'avait pas le droit de toucher, de sa propre initiative, à une loi existante. Quand le Roi se tait, dit Royer-Collard, si la Chambre prétend délibérer, je ne dirai pas que ses délibérations sont nulles ; je dirai qu'il lui est impossible d'en prendre. La gauche protesta, au nom du crédit de la France, contre la banqueroute de 40 p.100 que projetait la commission en proposant de payer les créanciers de l'État, en titres de rente tombés à 60 francs. Le ministère dut renoncer à la vente des bois ; quant aux créanciers, ils reçurent des reconnaissances de liquidation pot tant intérêt à 5 p. 100, mais on remit à 1820 la décision à prendre sur le mode de remboursement (27 avril)[2]. Le conflit était presque permanent entre le ministère et la Chambre dont le zèle contre-révolutionnaire allait augmentant. Le gouvernement ayant proposé, le 2 janvier, de constituer au clergé une dotation en rentes perpétuelles au moyen des pensions ecclésiastiques qui devenaient vacantes par décès, la Chambre en fit le point de départ d'une série de mesures par lesquelles elle s'appliqua à restaurer l'autorité morale, l'indépendance et la richesse de l'Église. Elle abolit le divorce sans débat, elle vota l'autorisation pour les ecclésiastiques et pour les établissements religieux de recevoir des biens par donation et par testament. La loi de finances de 1816 affecta 3 millions au relèvement des traitements ecclésiastiques et 1 million à la création de mille bourses dans les séminaires. La Chambre vota la restitution au clergé de tous les biens nationaux non aliénés. Elle prit en considération la suppression de l'Université, qui, abolie par l'ordonnance du 17 Février 1815, rétablie provisoirement le 15 août, dirigée depuis lors par le président de la commission de l'Instruction publique, Royer-Collard, avait reconquis son monopole et son autorité. Un député, Murard de Saint-Romain, le 31 janvier 1816, proposa une réorganisation de l'instruction publique qui aurait mis les collèges et les pensions sous la surveillance des évêques : Ils réformeront les abus par eux reconnus : ils nommeront aux places de principal des collèges et des pensions : le principal nommera les professeurs. Néanmoins les évêques pourront renvoyer les sujets incapables ou dont les principes seraient reconnus dangereux. Les attributions de la commission de l'Instruction publique se trouvant, ainsi transférées à l'évêque du diocèse, celle-ci serait supprimée. Lachize-Morel proposa de rendre l'état civil au clergé, dans l'intention déclarée de donner une valeur juridique aux cérémonies cultuelles qui accompagnent la naissance, le mariage ou la mort, c'est-à-dire de faire d'un sacrement un acte public : c'était augmenter l'autorité du clergé dans les campagnes, et, par conséquent, servir la cause de la légitimité, dont les prêtres sont les plus éloquents apôtres. Un des défenseurs du projet déclara : La Charte proclame la tolérance la plus entière pour l'exercice de tous les cultes ; mais elle ne parle pas de ceux qui n'en professent aucun. Il faut donc que chacun ait un culte ; et il n'en existe point qui n'ait ses ministres.... Un gouvernement ne doit aucune protection à quiconque ne croit à rien, parce que c'est un être dangereux pour la société. Ainsi la Contre-révolution développait son programme. Le ministère s'effraya ; Louis XVIII, qui n'était pas dévot, s'irrita. Sitôt le budget voté, la session fut close (29 avril). V. — LA DISSOLUTION (5 SEPTEMBRE 1816). LE gouvernement était divisé dans sa lutte contre la majorité ultra-royaliste, Richelieu combattait à regret des hommes dont la politique lui déplaisait, mais dont les principes lui étaient chers. Le ministre de l'Intérieur, Vaublanc, affirma, dans la discussion de la loi électorale, ses sympathies personnelles pour le renouvellement intégral qu'il combattait comme ministre : attitude singulière qui l'obligea de quitter le pouvoir, où Lainé, président de la Chambre, le remplaça. Les ultras s'indignèrent ; Richelieu, pour les apaiser, se sépara en même temps ale Barbé-Marbois, que les ultras détestaient, donna les sceaux au chancelier Dambray, et destitua le protestant Guizot, secrétaire général au ministère de la Justice (7 mai). Il n'osa pas imposer un terme à la répression inaugurée pal' l'ordonnance du 24 juillet ; on continua de poursuivre les officiers ralliés à l'Empereur après le retour de l'île d'Elbe. On arrêtait chaque jour, en vertu de la loi de sûreté, de nouveaux ennemis de l'État. Les délateurs en découvraient un grand nombre, une circulaire du ministre de la Police ayant déchue tel tout homme qui se réjouit des embarras du gouvernement ou de l'administration ; qui, par des discours ou des insinuations perfides, tend à dissuader les jeunes gens de s'enrôler ; qui, par ses propos, ses gestes ou son altitude, décèle sa haine ou son mépris pour les habitants paisibles et subordonnés dont la conduite prouve leur dévouement au Roi et leur soumission aux lois. Les cours d'assises, les cours prévôtales, qui jugèrent à elles seules 3 280 affaires, dont un tiers environ avait un caractère politique, répondirent au zèle de la police par un zèle égal. On condamna en masse, souvent à mort, les individus qui avaient, pendant les Cent-Jours, dispersé des bandes royalistes. Les généraux Drouot et Cambronne ayant été acquittés par le conseil de guerre, leurs avocats lurent déférés devant le conseil de l'Ordre par le procureur général Bellart, pour avoir professé des doctrines dangereuses et propres à blesser le système de la légitimité l'un de ces deux avocats était un royaliste sincère, Berryer. Un curé de l'Aude fut condamné à quinze mois de prison pour avoir dit en chaire que les acquéreurs de biens nationaux devaient être rassurés par la parole du Roi. Il y eut des exécutions capitales jusqu'en juillet 1816 : les dernières furent celles du général Chartran, Lille (22 mai), du lieutenant Mietton (29 mai) et du général Mouton-Duvernet. Ce dernier, qui figerait sur la liste du 24 juillet, était caché dans une maison cernée ; il en sortit pour se constituer prisonnier, convaincu que, les passions calmées, on ne saurait le trouver coupable. Les actes qui établissaient sa trahison étaient tous postérieurs an 23 mars. Le conseil de guerre de Lyon le condamna à mort ; le Roi refusa la grâce ; on le fusilla le 29 juillet. Le conseil de guerre de Paris prononça des sentences de mort jusqu'en septembre ; mais les condamnés avaient réussi à s'enfuir à l'étranger. Beaucoup de suspects émigrèrent : un groupe de 400 anciens soldats se réfugia au Texas sous la conduite de deux généraux, les frères Lallemand, et tenta d'y fonder une colonie, le Champ d'Asile. Menacés par les garnisons espagnoles, ils se dispersèrent en Amérique. Cette persécution permanente rendit, de l'activité au bonapartisme. On se mit à conspirer. A Grenoble, Didier, directeur de l'École de droit, royaliste ardent de 1814, orléaniste depuis Waterloo, projeta d'organiser un soulèvement contre les Bourbons ; mais il ne recruta d'adhérents — un millier environ, paysans, anciens soldats — qu'en se déclarant, pour Napoléon II. Les conjurés marchèrent sur Grenoble ; ils furent arrêtés à la porte de la ville par une fusillade qui en tua six. Le lieutenant général Donadieu, commandant des troupes, écrivit au ministre de la Guerre : Vive le Roi ! Les cadavres de ses ennemis couvrent tous les chemins à une lieue à l'entour de Grenoble. Je n'ai que le temps de dire à Son Excellence que les troupes de Sa Majesté se sont couvertes de gloire. La répression fut proportionnée au danger que l'on disait avoir couru ; le département fut mis en état de siège, la tète de Didier fut mise à prix. Un arpète du général Donadieu portait que les habitants de la maison dans laquelle serait trouvé le sieur Didier, seraient livrés à une commission militaire pour être passés par les armes. La cour prévôtale et le conseil de guerre fonctionnèrent simultanément. Vingt-quatre accusés furent condamnés à mort, et exécutés le 10 niai. Didier fut pris et exécuté un mois après. — A Paris la police découvrit le complot des patriotes de 1816. C'était une association patriotique d'ouvriers qu'un agent provocateur réussit à compromettre en leur proposant, un plan pour faire sauter les Tuileries. Trois des chefs de l'association subirent, en juillet la peine des parricides ; dix-sept autres furent condamnés à la déportation ou à la prison. Un mouvement d'opinion très vif se déclara contre le parti qui prônait les violences à la Chambre et qui les pratiquait dans le pays. La presse, n'étant pas libre, n'en fit rien connaître, mais le gouvernement le connut par ses préfets et par ses procureurs généraux. Partout grandissaient l'espoir et le désir d'être délivrés de la réaction cléricale et nobiliaire. On disait dans les villes : Les nobles et les prêtres seront massacrés. Dans les campagnes, l'espérance prenait une forme naïve : on annonçait, à tout instant le retour de Napoléon arrivant par le Piémont avec le prince Eugène, d'Amérique avec la flotte des États-Unis.... Decazes fut le premier à comprendre qu'il y avait péril à conserver la Chambre introuvable. Louis XVIII, irrité contre elle depuis la discussion de la loi électorale, se laissa persuader. Il savait que les ultras, qui n'osaient l'attaquer publiquement, se laissaient aller contre lui dans leurs conversations privées aux propos les plus indécents (Ferrand). Le cri de Vive le Roi quand même qui avait retenti a la Chambre, mesurait le dévouement qu'il pouvait attendre de la majorité et l'affection qu'elle lui portait. Les ultras mettaient ouvertement leur espoir dans l'avènement prochain du comte d'Artois. Quand ils étaient contraints de déguiser de respect, apparent leurs attaques contre les projets émanés de l'initiative royale, ils disaient que les ministres n'exprimaient pas la volonté du Roi. Or, le Roi pensait que les ministres exprimaient sa propre volonté et non leur opinion personnelle. La Chambre ayant un jour délibéré, en comité secret, de lui porter une adresse où il était déclaré que les ministres avaient perdu la confiance de la nation, il lit savoir qu'il répondrait à l'adresse : Eh bien, je consulterai la nation. La Chambre n'insista pas ; mais, la session terminée, les polémistes de la droite continuèrent à tenir des propos qu'il jugeait dangereux et inconvenants. Fiévée, l'un des théoriciens les plus notoires de l'ultra-royalisme, résumait l'histoire de la session de 1815 en écrivant que la volonté du Roi ne s'exprimait pas dans les propositions de loi qu'il envoyait aux Chambres : que sa volonté se bornait à consulter les Chambres. et, qu'à vrai (lire, la volonté royale ne pouvait être antre chose que la volonté de la société manifestée par la Chambre élue, son organe naturel. Les ultras ne cachaient pas davantage leur hostilité coutre la Chambre des pairs, qui s'était fréquemment opposée aux projets votés par la Chambre des députés La vraie noblesse s'y trouvait dépaysée au milieu des parvenus de l'Empire Cuvier écrivait dans un rapport au Conseil d'État : La presque universalité de la noblesse, regarde l'érection de la Chambre des pairs comme une atteinte à ses droits, comme un avilissement de son ordre. Les gentilshommes qui viennent d'y entrer sont presque considérés comme déserteurs. Parmi les pairs eux-mêmes, ml en est qui regardent leur nouvelle nomination comme attentatoire à leur ancienne pairie. La véritable aristocratie ne s'estimait pas représentée par cette institution artificielle ; l'unique moyen de la mettre à sa vraie place dans l'État eût été de lui rendre ses privilèges et son pouvoir. Ainsi, toute la Charte, toute l'œuvre de Louis XVIII était attaquée. Les ultras méditaient une révolution. Les gouvernements étrangers, qui ne laissaient sans protestation aucun des votes politiques de la Chambre, en craignaient depuis longtemps nue autre, la révolution populaire. qui eût de nouveau déchaîné la guerre : Je ne peux m'empêcher de voir, écrivait Wellington à Louis XVIII le 29 février 1816, que d'un jour à l'autre, il est possible que je me trouve dans le cas de mettre toute l'Europe une autre fois sous les armes. Et il lui signalait comme impérieuse la nécessité de se déclarer avec fermeté et de soutenir son ministère contre l'influence de toute la cour. Les complots militaires, comme celui de Grenoble où apparaissait un mélange d'orléanisme et de bonapartisme ; inquiétèrent fort les ambassadeurs. On envisageait en Belgique la candidature du prince d'Orange au trône de France ; nouveau Guillaume, il ferait en France une révolution de 1688. Dès octobre 1815, la Revue d'Édimbourg avait indiqué comme l'unique instrument de salut pour la France le duc d'Orléans : une catastrophe nouvelle étant inévitable, le duc d'Orléans donnerait à la paix générale de l'Europe plus de garanties. Les journaux anglais discutèrent ouvertement les chances de cette candidature. — Au sentiment des ambassadeurs étrangers, les Bourbons se perdaient une seconde fois par leur ineptie politique. Nesselrode, instruit par Pozzo di Borgo, ne cessait d'invectiver Monsieur : Faites-lui comprendre une bonne fois que les Puissances ne sont pas là pour soutenir ses sottises et pour le faire monter un jour sur le trône avec un système de réaction aussi insensé Ce n'est pas à cette France que les alliés ont rendu ses frontières militaires et un gouvernement légitime ; ce n'est pas pour soutenu cette espèce de légitimité que leurs armées restent temporairement en France. (3 avril.) Il critiquait vivement les atteintes portées à l'autorité royale, à la Charte, aux propriétaires de biens nationaux, En son nom, Pozzo remit à Richelieu une note où la dissolution était impérieusement conseillée : il n'était pas possible que le Roi gouvernai plus longtemps avec une pareille Chambre ; le renouvellement du cinquième serait insuffisant pour changer la majorité ; la dissolution était inattaquable en droit ; le succès en était éminemment probable ; et elle était enfin la condition nécessaire d'une réduction du corps d'occupation. L'action combinée de Wellington et de Pozzo l'emporta : ils savaient faire connaitre, au besoin imposer leur volonté ; Pozzo s'entendait, comme il le disait, à produire la crainte là où la raison cesse de persuader. Cette fois il était d'accord avec Decazes : le Roi céda facilement, et la dissolution fut décidée le 16 août. Decazes la prépara en grand secret. Mais, la loi électorale n'étant pas faite, sous quel régime auraient lieu les élections de la Chambre future ? Conserverait-on le règlement, électoral de l'ordonnance du 13 juillet, qui avait produit la Chambre introuvable, ou reviendrait-on au régime de la Charte, dont l'ordonnance avait annoncé la révision ? On prit un moyen terme. En conformité avec la Charte, l'fige des députés fut fixé à quarante ans et leur nombre fut ramené à 262. Pour les collèges électoraux, dont la Charte n'avait pas réglé l'organisation, on s'en tint à l'ordonnance du 21 juillet : même on laissa aux préfets le droit d'adjonction. L'ordonnance de dissolution fut signée le 5 septembre. Le Roi déclara dans le préambule que la Charte ne serait pas révisée Nous nous sommes convaincu que les besoins et les vœux de nos sujets se réunissent pour conserver intacte la Charte constitutionnelle, base du droit public en France, et garantie du repos général. C'était affirmer que le Roi répudiait tout projet tendant à préparer le retour d'un gouvernement d'ancien régime. La dissolution de la Chambre signifiait que le Roi rompait avec les hommes qui souhaitaient et préparaient le retour en arrière. |
[1] Ce nom, qui fut appliqué aux royalistes purs jusque vers 1820, aurait été employé, au dire de Duvergier de Hauranne, d'abord dans quelques salons et dans quelques journaux étrangers.
[2] L'arriéré fut liquidé en vertu de la loi du 8 mars 1821, qui créa 60 millions d'annuités applicables au paiement des reconnaissances de liquidation ; le paiement eut lieu de 1821 â 1826.