HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME PARLEMENTAIRE (1814-1815).

CHAPITRE PREMIER. — LA PREMIÈRE RESTAURATION.

 

 

I. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE (31 MARS-14 AVRIL 1814).

LE 30 mars 1814, dans la soirée, pendant que les aides de camp des chefs d'armées, Orloff et Parr, au nom du tsar et de Schwartzenherg, Fabvier et Denys, au nom de Marmont, discutaient les conditions d'un armistice, une proclamation, rédigée par Pozzo di Borgo, signée par Schwartzenberg, fut affichée à Paris. Les souverains alliés y disaient leur désir de trouver en France une autorité salutaire, qui pût cimenter son union avec toutes les nations et tous les gouvernements ; il appartenait à la Ville de Paris, dans les circonstances actuelles, d'accélérer la paix du monde.... Qu'elle se prononce, et, dès ce moment, l'armée qui est devant les murs devient le soutien de sa décision. Ainsi, à entendre les vainqueurs de Napoléon, les Parisiens avaient le devoir et la faculté de choisir un gouvernement à la France. Mais une solution était discrètement recommandée à leur bon vouloir : Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie, la conduite de Bordeaux, l'occupation de Lyon, les maux attirés sur la France et les dispositions véritables de vos concitoyens. Vous trouverez dans ces exemples le terme de la guerre étrangère et celui de la discorde civile ; vous ne sauriez le chercher ailleurs. Bordeaux avait, le 12 mars, accueilli en triomphe le duc d'Angoulême, et son maire, bonapartiste ardent en 1813, avait, dans une proclamation, remercié les Anglais, les Espagnols et les Portugais de s'être réunis dans le midi de la France, comme d'autres dans le nord, pour remplacer le fléau des nations par un monarque frère du peuple ; les souverains semblaient donc, en rappelant la conduite de Bordeaux, adhérer à une restauration monarchique et la proposer aux Parisiens. Mais ils ne voulurent pas le dire clairement ; Pozzo avait d'abord écrit : Cherchez dans l'autorité légitime le terme de la guerre, et Alexandre avait rectifié : Vous trouverez dans ces exemples... Les alliés hésitaient visiblement à se prononcer les premiers.

Les alliés avaient leurs raisons. Déjà, un agent royaliste, Vitrolles, avait été envoyé au congrès de Châtillon par Talleyrand et Dalberg, pour leur demander la reconnaissance explicite de Louis XVIII, la remise des provinces occupées à son frère le comte d'Artois, et l'établissement de trois quartiers généraux, Lunéville, Bordeaux et Lyon, où se grouperaient les partisans de la monarchie ; mais il n'avait rencontré qu'indifférence où hostilité à l'égard des Bourbons Castlereagh jugeait leur cause tout à fait impopulaire en Angleterre ;  on trouverait difficilement, disait-il, un journal qui osât se prononcer en leur faveur. Alexandre, qui avait été surpris de découvrir une France hérissée de soldats et d'inimitiés au lieu du concours d'opinions y cherchait, redoutait pour les Bourbons l'hostilité de l'armée, des générations nouvelles, de l'esprit du temps. Si vous les connaissiez, disait-il à Vitrolles, vous seriez persuadé que le fardeau d'une telle couronne n'est pas pour eux. Il citait d'autres noms : Bernadotte, Eugène Beauharnais, la République même était peut-être une solution. Metternich, mieux disposé pour les Bourbons, s'étonnait pourtant de n'avoir pas encore, depuis deux mois, rencontré un royaliste en France. Nous la traversons, cette France, nous habitons au milieu d'elle depuis plus de deux mois... nous ne trouvons dans cette population... rien de ce que vous annoncez... pas même une expression générale de mécontentement contre l'Empereur. Nous avons bien vu quelques émigrés venir à nous et nous demander bien bas à l'oreille si nous avions l'intention de ramener le Roi. Mais ils se sont éloignés sans mot dire lorsque nous leur avons déclaré que nous n'avions point embrassé de semblables pensées. Le vague des formules de la proclamation où Schwartzenberg faisait appel à l'opinion de Paris, traduisait donc exactement la réserve intentionnelle des alliés.

Les fonctionnaires impériaux de Paris, Pasquier, préfet de police, Chabrol, préfet du département, accompagnés de huit maires et conseillers municipaux, se rendirent, dans la nuit du 30 au 31 mars, au quartier général des alliés, à Bondy. Mais ils n'osèrent pas se considérer comme qualifiés pour exprimer le sentiment de Paris. Alexandre leur ayant affirmé qu'il prenait la ville entière sous sa protection, qu'il espérait n'y avoir pas d'ennemis, qui n'en avait en France qu'un seul, Napoléon, ils se bornèrent à parler des conditions de l'occupation, et, quand ils eurent obtenu que la garde nationale partagerait le service de garde avec les troupes étrangères, ils se retirèrent. Personne, à vrai dire, ne pouvait prétendre à exprimer la pensée d'une population qui n'avait pas de représentants élus. Il ne restait donc, à défaut d'un procédé régulier et clair de consultation, qu'à attendre une manifestation confuse dans la rue.

Quelques royalistes probablement conseillés par Talleyrand l'organisèrent. Le 31 mars, au matin, ils distribuèrent des cocardes blanches et des écharpes blanches aux passants. A midi, quand Alexandre, Schwartzenberg, le roi de Prusse, prenant possession de leur conquête, suivis de 50.000 hommes, défilèrent dans les rues de Paris, de petits groupes de royalistes se portèrent sur le parcours et, de distance en distance, surtout dans les quartiers riches de l'ouest, crièrent : Vive Alexandre ! Vivent les Bourbons ! La foule, déjà disposée à croire que les alliés venaient rétablir la royauté, et surtout résignée après tant de malheurs à subir leur volonté, se tut. Alexandre ne se méprit peut-être pas sur la valeur des acclamations royalistes ; mais il fut tout heureux de son succès personnel ; c'était aussi, depuis son arrivée en France, la première manifestation hostile à Napoléon dont il était le témoin. Il en l'ut frappé, et ses dispositions se modifièrent.

Le soir, il s'installa dans l'hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin : il y réunit, pour délibérer en commun, le roi de Prusse, Schwartzenberg et Lichtenstein, chefs de l'armée autrichienne, Nesselrode et Pozzo, Dalberg et Talleyrand. On décida une fois de plus et sans débat qu'on ne traiterait pas avec Napoléon ; mais il fallait donner à la France un gouvernement qui pût signer la paix. Dalberg proposa le roi de Renie sous la régence de sa mère. Alexandre n'aimait pas Louis XVIII, l'ayant connu à Mitau, où le prétendant avait affecté vis-à-vis de son hôte une supériorité arrogante ; il craignait aussi que le retour des Bourbons ne fût le signal d'une réaction politique contre laquelle les Français s'insurgeraient et qui soulèverait l'armée ; il parla de Bernadotte. Ce Béarnais subtil intriguait auprès des alliés, mais les Anglais et Metternich lui étaient hostiles, irréductiblement : ils ne voulaient pas mettre sur le trône de France une créature du tsar. Alexandre n'insista pas ; il tenait surtout à écarter le roi de Renie et demeurait préoccupé de connaître le vœu des Français. Talleyrand demanda à la Conférence d'entendre M. de Pradt et l'abbé Louis. Le premier était un ambassadeur disgracié, le second, un fonctionnaire des finances qui passait pour habile et bien informé. Tous deux, confidents des intentions de Talleyrand, affirmèrent que la France était tout entière royaliste. Talleyrand conclut : les Bourbons sont la meilleure garantie de. la paix générale, et la France les désire ; la régence, Bernadotte, la république ne sont que des intrigues ; la Restauration seule est un principe, c'est le triomphe de la légitimité. Alexandre cessa de combattre la candidature des Bourbons, mais il refusa de se prononcer immédiatement pour eux, et l'on se sépara sans rien décider encore que de publier une nouvelle proclamation.

Talleyrand la tenait prête depuis le matin. Il y était dit que les alliés ne traiteraient plus avec Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille ; qu'ils conserveraient l'intégrité de l'ancienne France et pourraient même faire plus, qu'ils reconnaîtraient et garantiraient la constitution que la nation française se donnerait ; en conséquence, ils invitaient le Sénat à désigner un gouvernement provisoire qui pût pourvoir aux besoins de l'administration et préparer la constitution qui conviendra au peuple français. Il était donc bien clair que les alliés ne voulaient pas prendre l'initiative d'une restauration : comme, la veille, à l'opinion des Parisiens, ils faisaient, maintenant appel à l'opinion des Français ; ils affirmaient le principe de la souveraineté nationale, Talleyrand, qui s'était l'ait fort, auprès d'Alexandre, d'obtenir l'assentiment du Sénat, se ménageait les moyens de continuer à jouer le premier rôle.

Mais les alliés, cette fois encore, ne trouvèrent devant eux que des fonctionnaires impériaux ; Talleyrand rassembla 64 sénateurs sur 140, qui nommèrent un Gouvernement provisoire de 5 membres, Dalberg, Jaucourt, le général Beurnonville, l'abbé de Montesquiou et Talleyrand. Sauf Montesquiou, connu pour être un agent de Louis XVIII, les autres avaient servi la République et l'Empire. 2uis, le Sénat se mit immédiatement à l'œuvre de la constitution ; aucune parole ne fut dite en faveur des Bourbons.

C'est de l'Hôtel de Ville de Paris que partit la première manifestation officielle de royalisme. Un avocat conseiller municipal, nommé Bellart, avait proposé dès le 30 mars à quelques-uns de ses collègues de proclamer la déchéance de Napoléon et l'avènement de Louis XVIII. Le préfet Chabrol s'y était opposé, jugeant l'heure peu favorable — Alexandre n'avait pas encore déclaré qu'il prenait Paris sous sa protection, et qu'il ne traiterait plus avec Napoléon ; — mais le 1er avril au matin, rassurés par la parole du tsar et la présence de cent mille soldats étrangers, treize conseillers sur vingt-quatre se réunirent et votèrent une violente proclamation : le Conseil y déclarait, abjurer toute obéissance envers l'usurpateur pour retourner à ses maîtres légitimes, il exprimait le vœu le plus ardent pour que le gouvernement monarchique fût rétabli dans la personne de Louis XVIII et de ses successeurs légitimes. Cette proclamation fut imprimée immédiatement, distribuée dans les rues, affichée sur les murs, commentée dans d'innombrables placards injurieux pour l'Empereur et sa famille, expédiée à tous les Conseils généraux des départements. Zèle un peu prématuré, qui gêna Talleyrand : n'importait-il pas de paraître laisser au Sénat toute initiative ?

Le Sénat n'avait pas encore formellement condamné l'Empire. Sa longue servilité l'avait, à coup sûr, privé de l'autorité morale qui lui eût été nécessaire pour juger Napoléon. Mais obtenir un verdict de culpabilité de ceux-là même, qui, choisis par l'Empereur pour sanctionner ses actes de despotisme et empressés à obéir au moindre de ses ordres, lui devaient tout, leurs dignités et leurs fortunes, n'était-ce pas porter au régime un coup décisif et anéantir les espérances de ses partisans ? Talleyrand, qui ne visait qu'à faire proclamer la déchéance, voulait qu'elle fût solennelle ; le Sénat répondit à son appel : le chef fut désavoué par ses complices, le maître par ses serviteurs.

Le 2 avril, sur la proposition d'un républicain, Lambrechts, le Sénat déclara Napoléon Bonaparte et sa famille déchus du trône, le peuple français et l'armée déliés du serment de fidélité. Puis les sénateurs allèrent en corps porter leur décision à Alexandre qui leur dit : Je suis l'ami du peuple français.... Il est juste, il est sage de donner à la France des institutions fortes, libérales, et qui soient en rapport avec les lumières nouvelles. Le 3 avril, les sénateurs rédigèrent un décret de déchéance, longuement motivé : Napoléon y était accusé d'avoir levé illégalement des impôts, des soldats, d'avoir supprimé la liberté de la presse, attenté aux di' dis du peuple et à l'indépendance des juges. Ils le votèrent à l'unanimité.

Le même jour, pour achever de donner un air de légalité au coup d'État, le Gouvernement provisoire convoqua le Corps législatif. Cette assemblée avait, en décembre 1813, manifesté quelque indépendance. On se souvenait, en France, d'un rapport rédigé par Lainé, voté à la presque unanimité, qui condamnait la politique belliqueuse de l'Empereur, qui réclamait de lui l'observation des lois en termes si énergiques que Napoléon en avait interdit l'impression, et avait dissous l'assemblée. Ce courage avait valu au Corps législatif l'estime de la bourgeoisie libérale de Paris. Soixante-dix-sept députés se réunirent et adhérèrent, presque sans débat, à l'acte sénatorial. Considérant que Napoléon Bonaparte a violé le pacte constitutionnel, le Corps législatif reconnaît et déclare la déchéance de Napoléon Bonaparte et des membres de sa famille. Puis députés et sénateurs se rendirent auprès des souverains alliés. D'autre part, les grands corps constitués de Paris, tous les tribunaux, la Cour des Comptes, le Conseil d'État, demandèrent dans des adresses au gouvernement le rétablissement des Bourbons. Cependant les royalistes multipliaient les manifestations extérieures ; quelques-uns essayèrent de renverser la statue de Napoléon. Le soir du 2 avril, à l'Opéra, le tsar et le roi de Prusse assistèrent à une représentation de gala. Ils y furent acclamés par l'élite royaliste, hommes et femmes, en grande toilette. Le ténor chanta, sur l'air de Vice Henri IV, des vers improvisés :

Vive Alexandre,

Vive ce roi des rois !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Vivent Guillaume

et ses guerriers vaillants !

De ce royaume

il sauve les enfants....

Le Gouvernement provisoire, installé dans la chambre à coucher de Talleyrand, ne délibéra pas régulièrement ; il enregistra, dans une conversation confuse à laquelle se mêlaient les amis et les visiteurs de Talleyrand, les mouvements de l'opinion royaliste, qui semblait être l'opinion générale parce qu'elle était seule active. Le 3 avril, il lança deux proclamations, l'une aux Français, l'autre à l'armée ; c'étaient des commentaires de l'acte de déchéance : la proclamation à l'armée, rédigée par Fontanes, invita les soldats à refuser l'obéissance à un homme qui n'est pas même français. Au Sénat, une commission, composée de Lebrun, Barbé-Marbois, de Tracy, Émery et Lambrechts, rédigea, d'accord avec le gouvernement, la constitution demandée. Ce travail fut expédié en deux jours (4 et 5 avril). Un commissaire, Lebrun, déclara même inutile de rédiger une constitution nouvelle, puisque la France en possédait une, et il sortit de sa poche le texte de la Constitution de 1791. Un des gouvernants provisoires, Montesquiou, soutint lui aussi qu'il fallait s'abstenir, mais pour la raison que le pouvoir constituant n'appartenait qu'au Roi. Qui êtes-vous ? disait-il à Lambrechts, qui sommes-nous ? qui vous a donné le droit de parler au nom du Roi ? où sont vos pouvoirs ? où sont les miens ? une constitution sans la nation et sans le Roi, voilà, je crois, la chose la plus étrange qui se soit jamais faite ! La majorité se montra favorable au régime royaliste constitutionnel. On convint de proclamer quelques-uns des principes révolutionnaires, la souveraineté, du peuple, l'égalité civile, le jury, la liberté des cultes et de la presse. et de garder les institutions impériales, le Code civil. le Sénat et le Corps législatif avec leur mode de recrutement ; on eut soin de garantir aux sénateurs et aux législateurs leurs fonctions et leurs avantages matériels et de maintenir la noblesse impériale :

Il y a 150 sénateurs au moins, et 200 au plus. Leur dignité est inamovible et héréditaire de mâle en mâle par primogéniture. Ils sont nominés par le roi. Les sénateurs actuels, à l'exception de ceux qui renonceraient à la qualité de citoyens français, sont maintenus et font partie de ce nombre. La dotation actuelle du Sénat et des sénatoreries leur appartient ; les revenus en sont partagés entre eux et passent à leurs successeurs.... Les sénateurs qui seront nominés à l'avenir ne peuvent avoir part à cette dotation.

La constitution serait soumise à la sanction populaire, et c'est seulement après lui avoir prêté serment de fidélité que le roi prendrait possession du trône. Ce projet fut voté, presque sans modifications, le 6 avril, par le Sénat (66 sénateurs étant présents) et, le 7, par le Corps législatif (99 députés étant présents). Le Gouvernement provisoire promulgua la constitution. L'article Ier portait : Le gouvernement français est monarchique et héréditaire de mâle en mâle par ordre de primogéniture ; l'article II : Le peuple français appelle librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi.

La Restauration était faite.

Elle était l'ouvre, non des alliés, mais de Talleyrand et de quelques fonctionnaires impériaux :

J'ai pu mieux qu'un autre connaître les dispositions des Cours, écrit un témoin bien informé, Beugnot, et je reste persuadé que, si le Sénat eût appelé au trône une famille autre que celle des Bourbons, elle eût été acceptée de l'Europe, je ne dirai pas sans difficulté, mais avec une sorte de complaisance, tant était répandu autour des souverains le préjugé, ou plutôt cette prédiction de l'empereur Alexandre, que les princes de la maison de Bourbon trouveraient de grandes difficultés à s'établir en France.

Napoléon, réfugié à Fontainebleau, tout en hâtant la concentration de son armée, ne désespérait pas d'obtenir la paix. II envoya Caulaincourt au tsar Alexandre. Caulaincourt n'arriva que pour apprendre les résolutions prises par les alliés chez Talleyrand. Pourtant, le tsar, en le congédiant, lui avait laissé entendre que, si Napoléon abdiquait, il ne serait peut-être pas hostile à une régence exercée au nom du roi de Rome. Napoléon décida aussitôt de reprendre l'offensive, de marcher sur la capitale et de livrer bataille (2 avril).

Le lendemain, dans la cour du Cheval-blanc, il passa longuement en revue deux divisions de sa garde, interrogeant les soldats, distribuant des croix, puis il les harangua : Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde ! l'ennemi nous a dérobé trois marches. Il est entré dans Paris, J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée par de grands sacrifices... non seulement il a refusé, il a fait plus encore : par les suggestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de mes bienfaits. il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à la cocarde nationale. Dans peu de jours, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur vous. Comme les soldats restaient silencieux (ils croyaient, a dit l'un d'eux, inutile de répondre) l'Empereur reprit : Ai-je raison ? Une immense clameur s'éleva : Vive l'Empereur ! A Paris ! A Paris ! Et les troupes défilèrent au son du Chant du Départ et de la Marseillaise.

Mais les maréchaux étaient las de la guerre, et ne voulaient pas courir une dernière aventure. Ney, à Fontainebleau. parlait tout haut d'abdication. Lefebvre, Moncey, Oudinot, Macdonald, moins hardis, mais soutenus par Caulaincourt qui représentait l'abdication comme le seul moyen de sauver la dynastie, déclaraient : Il ne faut pas exposer Paris au sort de Moscou. A bout d'énergie, désespérant d'obtenir d'un seul de ses compagnons d'armes une parole de soldat, Napoléon signa une formule d'abdication conditionnelle, sous 'réserve des droits de son fils el de la régente (4 avril), et l'envoya porter à Paris par Caulaincourt, Ney et Macdonald. Ils devaient prendre en route Marmont, qui commandait le 6e corps à Essonnes, ou, tout au moins, l'informer de la décision prise. Napoléon avait pour Marmont, son ancien camarade du siège de Toulon, son aide de camp d'Égypte, une affection particulière : il désirait l'associer à une démarche qui devait, dans sa pensée, prouver au tsar Alexandre la fidélité de l'armée à son Empereur.

Marmont avait reçu le 2 avril la proclamation de Schwartzenberg, et le lendemain une lettre où Schwartzenberg l'invitait à se ranger à la bonne cause française. L'émissaire, qui s'était chargé d'apporter lettre et proclamation, était un royaliste ardent, qui sut représenter à Marmont la gloire réservée au Monk français qui attacherait son nom à la restauration de la dynastie.

Marmont. à qui la bataille et la capitulation de Paris avaient déjà valu l'admiration des milieux royalistes et bourgeois de la capitale, et qui en avait recueilli les témoignages enthousiastes, répondit aussitôt à Schwartzenberg qu'il était prêt à quitter avec ses troupes l'armée de Napoléon. C'était ouvrir aux alliés la route de Fontainebleau, rendre à peu prés impossible tout retour offensif de l'Empereur. Marmont y mit pour conditions que son corps d'armée se retirerait librement avec armes et bagages en Normandie, et peut-être pour parer sa bassesse morale d'une apparence de grandeur d'âme — que Napoléon recevrait quelque part un petit domaine en toute souveraineté Schwartzenberg accepta (4 avril). Le mouvement de trahison fut décidé pour le soir du même jour à cinq heures. Mais à quatre heures arrivèrent les plénipotentiaires de Napoléon.

Ils apprirent à Marmont l'abdication conditionnelle, et Marmont en fut troublé. L'abdication, si Alexandre acceptait la régence de Marie-Louise, rendait sa trahison inutile. Il se décida à avouer aux maréchaux ses négociations avec Schwartzenberg, mais qu'il n'était pas engagé ; et, pour prouver sa sincérité, il consentit à accompagner les plénipotentiaires à Paris. Le départ de ses troupes fut ajourné sur son ordre, mais, sur son ordre également, on annonça aux soldats l'abdication, bien qu'il fût assez clair qu'étant conditionnelle elle devait l'ester secrète ; mais il importait d'énerver leur courage et, d'ébranler leur fidélité.

Ney, Macdonald et Caulaincourt furent reçus par le tsar le 5 avril vers une heure du matin, Marmont n'assistait pas à l'entrevue. Ils plaidèrent, avec chaleur, la cause de Napoléon, insistant surtout sur les sentiments de l'armée. Quelques heures après les avoir congédiés, le tsar apprit que le corps tout entier de Marmont passait dans les lignes autrichiennes. Souham qui le commandait avait évidemment outrepassé les instructions de son chef ; mais, ayant reçu un ordre de Berthier qui convoquait à Fontainebleau les commandants de corps, Souham craignait que la colère de Napoléon ne s'abattit sur lui, tandis que l'auteur responsable de la défection du 6e corps s'était mis en sûreté à Paris. Les troupes furent mises en mouvement ; on fit croire aux soldats qu'ils allaient s'unir aux Autrichiens pour rétablir l'Empereur. Cependant Caulaincourt, Ney et Macdonald ne pouvaient plus plaider, au nom de l'armée fidèle, la cause d'un Napoléon désarmé et trahi par ses soldats. Quand ils retournèrent chez Alexandre, le roi de Prusse était présent, et les deux souverains déclarèrent qu'ils exigeaient l'abdication pure et simple. Marmont triompha publiquement. Il reçut les félicitations du Gouvernement provisoire, et fit insérer au Moniteur du 7 avril une proclamation à ses troupes : C'est l'opinion publique que vous devez suivre, et c'est elle qui m'a ordonné de vous arracher à des dangers désormais inutiles. La responsabilité de la défection, qu'il revendiquait alors avec allégresse, il en porta le poids pendant les quarante-deux ans qu'il lui restait à vivre. Le duc de Raguse ne put ignorer le sens qu'amis et ennemis donnèrent, les uns avec mépris, les autres avec horreur, au mot de ragusade, ni que la compagnie des gardes du corps que lui donna la reconnaissance du Roi s'appela pour tout le monde la compagnie de Judas

La trahison de Marmont enlevait 11.000 hommes à Napoléon et découvrait le reste de son armée. Il donna des instructions pour préparer une retraite derrière la Loire. Mais quand les trois maréchaux revinrent de Paris, Napoléon ne put les décider à continuer la guerre. C'était l'avis de presque tous les généraux. Napoléon signa l'abdication sans conditions (6 avril) ; les mêmes plénipotentiaires en rapportèrent à Paris la formule : Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à ses serments, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.

La convention qui réglait le sort de Napoléon et de sa famille fut signée par les plénipotentiaires le 11 avril. Elle assurait à Napoléon la possession de l'île d'Elbe, avec le titre d'Empereur et deux millions de rentes réversibles pour moitié à l'impératrice ; celle-ci recevait les duchés de Plaisance, Parme et Guastalla ; son fils, le roi de Rome, devenait prince de Parme. Les frères et sœurs de Napoléon gardaient leurs biens et recevaient en outre deux millions et demi de rente. Ou promettait au prince Eugène une dotation hors de France (son beau-père le roi de Bavière lui donna le duché de Leuchtenberg). Ce traité, garanti par une déclaration du Gouvernement provisoire (11 avril), fut ratifié le 13 par Napoléon.

Il quitta Fontainebleau le 20 avril. La garde y était campée. Napoléon la réunit dans la cour du château et lui adressa ses adieux :

Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans, je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire... avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse.... Il me reste une mission, c'est pour la remplir que je consens à vivre, c'est de raconter à la postérité les grandes choses que nous avons faites ensemble....

Puis, ayant serré dans ses bras le général Petit qui portait le drapeau de la vieille garde, il baisa l'aigle : Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le cœur de tous les braves ! Adieu, mes enfants !... Conservez mon souvenir ! Les soldats pleuraient. Il monta en voiture, ou, pour parler comme Chateaubriand, il leva sa tente qui couvrait le monde.

L'impératrice qui était à Blois refusa de se transporter au delà de la Loire, comme l'y invitaient Jérôme et Joseph, sans doute avec l'intention de résister au Gouvernement provisoire. Un commissaire russe vint la chercher et la conduire à Rambouillet chez l'empereur d'Autriche (16 avril).

Les débris de l'armée impériale livrèrent encore quelques combats : Soult arrêta à Toulouse la marche de Wellington (10 avril) et se retira dans le Bas-Languedoc ; Carnot résista à Anvers jusqu'au 18 avril ; le prince Eugène signa le 16 avril la convention de Mantoue, qui permit à 30.000 hommes de rentrer en France ; Davout n'évacua Hambourg que le 31 mai.

 

II. — LE GOUVERNEMENT DU COMTE D'ARTOIS (14 AVRIL-2 MAI).

LOUIS-STANISLAS-XAVIER, le prétendant, était en Angleterre, Hartwell, retenu par un accès de goutte, mais son frère, Monsieur, comte d'Artois„ et les deux fils de celui-ci, les ducs d'Angoulême et de Berry, avaient, en janvier, obtenu du gouvernement anglais l'autorisation de se rendre sur bâtiments anglais, le premier en Hollande, le second à Saint-Jean-de-Luz occupé par Wellington, le troisième à Jersey. La présence du duc de Berry à Jersey n'émut pas les Bretons. Le duc d'Angoulême annonça simplement qu'il était là : J'arrive ! Je suis en France ! (2 février). Le comte d'Artois se rendit de Hollande en Suisse, puis à Pontarlier (19 février), à Vesoul et à Nancy ; mais, effrayé par l'état d'esprit des paysans lorrains qui s'organisaient en corps francs, il pensait repasser la frontière ou rejoindre à Langres le camp autrichien, quand Vitrolles arriva à point pour le retenir ; il lui offrit, de la part de Talleyrand, avec le titre de lieutenant général du royaume, le gouvernement de la France jusqu'à l'arrivée du Roi. Monsieur partit aussitôt pour Paris, répétant à chaque étape : Plus de conscription ! Plus de droits réunis ! Les foules applaudissaient. A Vitry-le-François, il trouva une lettre du Gouvernement provisoire qui lui communiquait la constitution votée par le Sénat et l'invitait à y adhérer au nom du Roi. Il y aurait eu sûrement imprudence de sa part à adhérer à un acte officiel qui faisait dériver d'un vote du Sénat les droits que son frère croyait tenir de sa naissance ; mais il était probablement inopportun de le repousser. L'avisé Vitrolles répondit au nom du comte d'Artois que les principes de l'acte sénatorial étaient pour la plupart dans sa pensée et dans son cœur, mais que le concours du Roi serait utile pour l'améliorer. Le Gouvernement n'insista pas, mais comme Monsieur continuait sa route sur Paris, le tsar Alexandre lui fit savoir que, dans un conflit entre le Sénat et lui, il soutiendrait le Sénat. Il n'y eut pas conflit : le Gouvernement provisoire reçut le comte d'Artois à son entrée dans Paris, et ne dit rien de la constitution. Le Moniteur fit prononcer au prince, qui l'approuva, une phrase rédigée par Beugnot, ministre de l'Intérieur : Je revois la France, rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus (12 avril). Deux jours après, le Sénat conféra au comte d'Artois le gouvernement provisoire de la France avec le titre de lieutenant général du royaume, en attendant que Louis-Stanislas-Xavier de France, appelé au trône des Français, ait accepté la charte constitutionnelle.

Le comte d'Artois gouverna une quinzaine de jours. Il imposa la cocarde blanche à l'armée ; il organisa un Conseil d'État composé des membres de l'ancien Gouvernement provisoire et de trois généraux de l'Empire ; il conserva à la tête des services publies les hommes qu'y avait placés Talleyrand : les chefs militaires, les préfets (sauf cinq) restèrent à leurs postes ; des bonapartistes notoires furent l'objet de faveurs ; le duc de Valmy eut le gouvernement de Metz, et un comte de Sainte-Aulaire, chambellan de  l'impératrice, reprit sa préfecture qu'il avait quittée pour accompagner Marie-Louise. Mais le pouvoir réel n'appartint pas au gouvernement officiel ; les amis personnels du prince le prirent et l'exercèrent : dans chaque division militaire, à côté des anciens fonctionnaires, on plaça (22 avril) un commissaire extraordinaire, muni de pleins pouvoirs, et la plupart de ces commissaires furent choisis parmi les émigrés. Ce fut un étonnement de voir sur ces listes les noms disparus et redoutés des Doudeauville, des Juigné, des Boisgelin, des Polignac.

 Le gouvernement officiel expédia les affaires, continua la perception des impôts. conclut avec les alliés un armistice (23 avril) ; le gouvernement occulte organisa à Paris et dans les départements le parti royaliste ; il travailla à faire croire qu'au lieu d'être le fruit d'une intrigue nouée par quelques fonctionnaires impériaux avec les alliés, la Restauration était l'œuvre d'un mouvement national d'amour pour le Roi et de réprobation contre l'Empire et la Révolution. Les journaux louèrent les hommes qui n'avaient accepté aucune l'onction depuis la chute de l'ancien régime ; des harangues exaltèrent la race de saint Louis et le fils d'Henri IV, réclamèrent l'obéissance qui leur était due. Inquiets, ceux qui désiraient concilier la société moderne et le gouvernement représentatif avec la monarchie restaurée, les anciens révolutionnaires, les anciens impérialistes, mirent leur confiance dans le tsar Alexandre, célébrèrent sa grandeur d'âme et son amour de la liberté. Il fut le héros-citoyen, un nouveau Trajan, un Antonin. L'institut le remercia d'avoir rendu avec usure à la France les lumières que Pierre le Grand y était venu chercher. Telle fut la conséquence de l'attitude adoptée par le comte d'Artois que, à peine faite, la Restauration prenait déjà un air de réaction et de châtiment.

 

III. — LA CHARTE ET LA PAIX (2 MAI-4 JUIN).

LOUIS XVIII quitta Hartwell le 20 avril. Il y vivait depuis 1807 aux frais de l'Angleterre qui le pensionnait, désœuvré, avec son neveu le duc d'Angoulême, mari de la fille de Louis XVI, et un petit nombre de fidèles. Il avait, en1814, cinquante-neuf ans ; il émail très gros, presque impotent. Ceux qui le connaissaient s'accordaient à dire que c'était un égoïste aimable, qu'il avait de l'esprit, peu d'idées, point de passion et un grand souci de sa dignité[1]. Cette dignité sauvegardée, il était homme à faire tontes les concessions propres à lui épargner les soucis et à lui éviter les luttes que redoutait sa paresse naturelle, qui était grande. Ses premières paroles officielles donnèrent à penser qu'il ignorait ou qu'il voulait ignorer les véritables auteurs de la Restauration : C'est aux conseils de Votre Altesse Royale, dit-il au Prince Régent d'Angleterre qui le complimentait, à ce glorieux pays et à la confiance de ses habitants que j'attribuerai toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de France. Il signifiait ainsi au Sénat de l'Empire et à l'empereur Alexandre qu'il ne leur devait rien. On fut longtemps à attendre qu'il révéla ses intentions politiques. Arrivé à Calais le 24 avril, avec sa nièce. Madame, duchesse d'Angoulême, le prince de Condé et le duc de Bourbon, il voyageait à petites journées et ne prononçait que des phrases banales. A Compiègne, le 29 avril, une députation du Corps législatif lui parla de gouvernement sage et prudemment tempéré : elle ne tira de lui qu'une réponse insignifiante. A Talleyrand, sur qui le Gouvernement provisoire comptait pour sauver la constitution, Louis XVIII mantra finement la satisfaction qu'il éprouvait d'être le maître de la situation : Il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés, lui dit-il ; vous le voyez, nous avons été les plus habiles ; si c'eût été vous, vous me diriez : Asseyons-nous et causons, et moi je vous dis : Asseyez-vous et causons. Dans sa rencontre avec Alexandre il prit une fière attitude. Le tsar avait le sentiment net d'avoir fait aux Bourbons le cadeau du trône de France ; Louis XVIII lui montra qu'un Bourbon, un descendant de Louis XIV, même après vingt-deux ans d'exil, avait conservé sa majesté intacte. Il reçut le prince moscovite avec une dignité que le tsar jugea tout à fait déplacée. L'accueil de Madame, personne hautaine et d'aspect revêche, ne rendit pas l'entretien plus agréable. Déjà l'ancienne cour se reconstituait : Chateaubriand vit des nobles qui, avant que le roi eût repris possession de son palais, avaient, eux, repris derrière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions et le service de grands domestiques.

Cependant, il était important qu'avant d'entrer à Paris, le roi fit connaitre son sentiment sur la constitution sénatoriale qui était proposée à son acceptation.

Louis XVIII était si convaincu du caractère surnaturel, divin, de son droit, qu'aucun acte ne lui paraissait pouvoir le compromettre. Il eût donc volontiers, pour ne mécontenter personne, signé et juré la constitution. Mais son entourage s'inquiéta de son imprudence. Il conseilla nu subterfuge analogue à celui dont le comte d'Artois avait usé à Vitry : le Roi achèverait de plein gré ce que le Sénat prétendait lui imposer comme une condition de son avènement. Ce fut le sens de la déclaration de Saint-Ouen (2 mai) que rédigèrent MM. de Blasas, de Vitrolles et de la Maisonfort. Le roi s'y intitula Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, et déclara

Après avoir lu attentivement le plan de constitution projeté par le Sénat... nous avons reconnu que les bases en étaient lionnes, mais qu'un grand nombre d'articles portant l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils ont été rédigés, ils ne peuvent, dans leur forme actuelle, devenir lois fondamentales de l'État.

Ainsi le texte sénatorial, condition imposée à l'avènement d'un roi des Français, ne fut plus qu'un projet capable de fournir d'utiles indications au roi de France. Personne ne s'en émut. A peine publiée au Moniteur, la constitution sénatoriale s'était trouvée discréditée. Des hommes qui avaient été les complices serviles de Bonaparte, dont le souci principal dans l'infortune publique était de s'attribuer la propriété héréditaire de biens quo leur maure leur avait donnés en viager, n'étaient pas qualifiés pour doter la France d'une constitution politique. On le leur avait dit et répété dans les journaux et dans tant de brochures, que le Gouvernement provisoire avait renoncé à publier au Moniteur les adhésions à la constitution ; en même temps, pour mettre un terme à la déconsidération qu'il redoutait pour lui-même, il rétablissait la censure. Il suffisait donc, pour calmer les regrets des partisans du Sénat, s'il en restait, que Louis XVIII se montrai animé de lionnes intentions. La déclaration promit de n'inquiéter personne pour ses opinions et pour ses votes, d'établir une constitution libérale, de maintenir le gouvernement représentatif tel qu'il existe aujourd'hui, divisé en deux corps, le Sénat et la Chambre des députés des départements ; elle garantit la dette publique, l'impôt librement consenti, la liberté publique et individuelle, la liberté de la presse et des cultes ; elle affirma que ln vente des biens nationaux était irrévocable, que les ministres resteraient responsables et les juges inamovibles ; que les pensions, grades, honneurs militaires seraient maintenus ainsi que les titres de noblesse et la Légion d'honneur.

Le Sénat, que Talleyrand avait amené à Saint-Ouen, prit acte des promesses du roi et se déclara satisfait. Le lendemain (3 mai), Louis XVIII entra à Paris, dans une calèche attelée de huit chevaux blancs, coiffé d'un chapeau à plumes blanches, en habit bleu à épaulettes d'or : à sa gauche la duchesse d'Angoulême. dont la robe était lamée d'argent, parure de deuil — il convenait que la fille de Louis XVI portât un deuil éternel — était assise, immobile, maussade et dure comme une vengeance. Le roi, de temps en temps, la désignait à la foule. On s'arrêta à Notre-Dame, où un Te Deum fut chanté : on salua sur le Pont-Neuf un Henri IV de plâtre hissé de la veille, et on alla s'installer aux Tuileries.

Un régiment de la vieille garde, raconte Chateaubriand, formait la baie depuis le Pont-Neuf jusqu'à Notre-Darne, le long du quai des Orfèvres. Je ne crois pas que ligures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leurs capitaines, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre.... Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux, comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage ; les antres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler... Si, dans ce moment, ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé la terre.

Puis le roi constitua son cabinet (13 mai). Trois ministres de l'ancien Gouvernement provisoire, Dupont, l'homme de la capitulation de Baylen (Guerre), Malouet, jadis Constituant, alors conseiller d'État disgracié depuis deux ans (Marine), Louis (Finances), conservèrent leurs portefeuilles ; Talleyrand eut, comme il était naturel, les Affaires étrangères : Lieugnot, ancien administrateur du grand-duché de Berg, préfet du Nord, comte de l'Empire, fut nommé à la direction de la police, le ministère de la police ayant été supprimé : tous avaient été fonctionnaires de Napoléon. Les royalistes eurent l'Intérieur, qui fut confié à l'abbé de Montesquiou, et la direction des postes, qui fut donnée à un émigré, Ferrand ; la dignité de chancelier et le ministère de la Maison du roi furent rétablis, la première pour un ancien avocat général au Parlement de Paris, Dambray, et le second pour le favori du roi, M. de Blacas.

La Cour fut organisée sur le modèle de l'ancienne, avec l'étiquette. Il y eut six services : le grand aumônier de France avec ses premiers aumôniers, ses aumôniers par quartier, ses chapelains par quartier, ses clercs de chapelle, ses sacristains ; le grand maître de France avec son premier maître de l'hôtel, ses chambellans de l'Hôtel, ses maîtres de l'Hôtel, son secrétaire des commandements, ses quartiers-maîtres, et les gouverneurs des maisons royales ; le grand chambellan, avec les premiers gentilshommes de la chambre, les premiers chambellans maîtres de la garde-robe, les gentil-hommes de la chambre, le directeur des Pies et spectacles, les premiers valets de chambre, les valets de chambre par semestre, les huissiers de la chambre, les peintres, les sculpteurs, les graveurs du roi, la musique de la chapelle, la musique de la chambre et tout le service de la médecine ; le grand écuyer de France et, sous ses ordres, les écuyers cavalcadours servant par quartiers, les écuyers ordinaires, les pages du roi et leur école ; le grand veneur qui dirige les chasses à courre et les chasses à tir ; le grand maitre des cérémonies et ses aides, le roi d'armes de France et les héraults d'armes. Les titulaires encore vivants des anciennes charges y furent réintégrés le prince de Condé redevint grand maitre de la Maison du roi ; M. de Talleyrand-Périgord, grand aumônier ; MM. d'Havré, de Grammont, de Luxembourg, capitaines des gardes du corps, MM. de Duras, de Villequier et de Richelieu, premiers gentilshommes de la Chambre ; le duc de la Rochefoucauld-Liancourt ne fut pas invité à reprendre ses fonctions de grand maître de la garde-robe — Talleyrand l'avait compromis en l'envoyant à Hartwell en avril pour y plaider la cause de la constitution sénatoriale —. Les fils des titulaires qui étaient morts héritèrent des charges de leurs pères. Il y eut la maison militaire avec ses anciens corps, même les compagnies rouges (mousquetaires, chevau-légers et gendarmes), jadis supprimées par Saint-Germain. Il y eut en outre la maison de Monsieur, celles du duc et de la duchesse d'Angou1ème, du duc de Berry, du duc de Bourbon. Si l'exercice du pouvoir royal intéressait peu Louis XVIII, il tenait à sa pompe et à sa majesté.

La convocation des Chambres, fixée au 10 juin, fut avancée au 31 mai sur la demande d'Alexandre. Il avait hâte de regagner ses États, et ne voulait pourtant pas s'éloigner sans être assuré que le roi tiendrait ses engagements politiques. Peuples et souverains se montraient tous préoccupés de la future constitution française ; les souverains — sauf l'empereur d'Autriche qui n'avait pas caché au Sénat ses préférences pour un gouvernement paternel, c'est-à dire sans constitution, — y voyaient une garantie de durée pour le régime, donc pour la paix ; les peuples y voyaient l'espoir que les promesses faites par les souverains depuis les proclamations de Kalisch seraient respectées. L'armée prussienne en particulier manifestait son inquiétude en présence du déchainement des passions réactionnaires des royalistes. Les Anglais se partageaient les tories, alors au pouvoir, et leur chef Castlereagh affectaient de dédaigner la métaphysique politique de la Charte. et s'étonnaient d'une constitution qui consacrait l'égalité des cultes au regard du budget ; c'était l'effet de leur haine persistante contre la Révolution française ; mais la plupart des whigs et les radicaux protestaient contre l'attitude de leur gouvernement. Cobbett, écrivain radical, écrivit à Louis XVIII :

Le peuple français actuel n'est pas celui de l'ancien régime ; il a goûté de la liberté ; il a contracté l'habitude de la discussion ; il s'est pénétré de mépris pour les institutions aristocratiques. Vouloir le ramener en arrière, c'est préparer une nouvelle révolution... Les indignes Anglais qui vous poussent à rendre les Français esclaves auront la douleur de les voir devenir un peuple heureux et libre.

Louis XVIII nomma le 18 mai, pour rédiger la constitution, une commission de 9 sénateurs, de 9 députés et de 4 ministres, Dambray, Montesquiou, Ferrand et Beugnot. Un seul des membres du Gouvernement provisoire y figurait. Montesquiou, adversaire notoire de la constitution sénatoriale. L'exclusion de Talleyrand indiquait, sans doute l'antipathie personnelle que le roi éprouvait pour le personnage ; mais elle marquait aussi sa défiance envers les auteurs de l'acte sénatorial. D'autre part, en n'appelant à la commission ni Vitrolles, ni aucun des amis du comte d'Artois, le roi écartait également les adversaires déclarés de toute concession libérale.

La commission travailla six jours (22-27 mai). Elle mit en ordre et traduisit en formules précises les promesses de Saint-Ouen. Comme les Français se sentaient menacés autant d'une réaction religieuse et sociale que d'une réaction politique, la constitution contint, en même temps que les éléments d'une organisation politique, une énumération de principes et une liste de promesses destinées à les rassurer. Elle fut une loi organique de la monarchie, et aussi un programme, une annonce des lois que la monarchie aurait à faire.

C'est pourquoi l'on y proclama pêle-mêle l'égalité civile de tous les Français, c'est-à-dire l'égalité devant la loi, devant la justice, devant l'impôt, devant les emplois publies ; la liberté individuelle, la liberté de pétition, la liberté de la presse. La liberté des cultes fut affirmée par l'article 5. Elle ne sembla pas compromise par l'article 6, qui appelait la religion catholique la religion de l'État. Cette formule signifiait sans doute que l'intention du roi était de donner à la religion de la majorité un privilège honorifique, un droit de préséance ; qu'elle aurait plus de titres à réclamer la protection et les faveurs des pouvoirs publies ; mais qu'on ne lui réservait pas le privilège d'une liberté plus grande que celle dont jouiraient les autres cultes. La confiscation fut déclarée abolie, le jury fut conservé, ainsi que l'inamovibilité des juges, et le code civil ; les grades et les pensions militaires, la Légion d'honneur et la noblesse d'empire furent maintenus, la dette publique fut garantie, toutes les propriétés furent déclarées inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales ; enfin, toutes recherches des opinions et votes émis jusqu'à la restauration furent interdites.

Pour régler la forme du gouvernement, les commissaires avaient un texte récent, l'acte du Sénat, et un exemple fameux, la constitution anglaise. Cette constitution était très populaire : Personne n'en concevait une autre, écrit Vitrolles, depuis l'empereur de Russie qui m'en entretenait, jusqu'aux derniers employés de mes bureaux. Les commissaires l'imitèrent très exactement. Le roi gouverne avec des ministres responsables. Il fait les règlements et ordonnances pour l'exécution des lois et la sûreté de l'État. Il sanctionne et promulgue les lois ; il propose seul la loi à l'une ou l'autre des deux Chambres, celle des pairs et celle des députés, excepté la loi de l'impôt qui doit être adressée d'abord à la Chambre des députés. L'impôt n'est voté que pour un an. Les Chambres ne peuvent proposer une loi, ni l'amender ; mais seulement supplier le roi de proposer une loi sur quelque objet que ce soit et indiquer ce, qu'il leur parait convenable que la loi contienne. Le roi nomme les membres de la Chambre des pairs, à titre viager ou héréditaire, selon sa volonté. Les députés doivent avoir quarante ans et payer une contribution directe de 1.000 francs ; les électeurs qui les nomment doivent avoir trente ans et payer une contribution directe de 300 francs. La Chambre des députés est élue pour cinq ans et, renouvelée chaque année par cinquième. Le roi convoque chaque année les deux Chambres et peut dissoudre celle des députés ; mais, dans ce cas, il doit en convoquer une autre dans le délai de trois mois.

Sur la plupart des questions, les commissaires s'étaient mis d'accord sans grands débats. Tout au plus avait-on discuté un peu vivement les articles sur la religion de l'État, sur l'initiative des lois, sur le cens électoral, sur l'âge d'éligibilité — on le retarda jusqu'à quarante ans à la demande de Ferrand n'eût-ce pas été une grave imprudence de confier un rôle politique à des hommes qui n'auraient connu que la Révolution et l'Empire ? — Le Conseil privé (c'est-à-dire une réunion de Conseillers d'État groupés sous une appellation de l'ancien régime) approuva le projet. Il n'y eut plus qu'à régler la forme de la promulgation. Le gouvernement seul en délibéra.

Dambray, parlementaire de l'ancien régime, proposa d'appeler la constitution ordonnance de réformation, et de la faire enregistrer par les cours de justice ; mais on se décida pour le nom de Charte, auquel le malheur des temps, écrit Vitrolles, fit ajouter l'épithète de constitutionnelle, et pour la présentation au Sénat et au Corps législatif. La date à donner au document eut, comme son nom, une valeur de symbole. Déjà, à Saint-Ouen, on avait voulu dater la déclaration royale de la 19' année du règne, pour bien établir que Louis XVIII était roi depuis la mort de Louis XVII, et non depuis la chute de Napoléon : Talleyrand, dit-on, s'y était opposé. On inséra dans la Charte la formule : et de notre règne le 19e. Enfin, on s'avisa qu'un préambule serait utile pour préciser le sens et la portée du document. Il s'agissait de couvrir la retraite de l'ancien régime, de montrer qu'en donnant une charte, le roi ne rompait pas avec la tradition royale. Beugnot, qui passait pour savoir l'histoire de France, rédigea ce préambule :

Nous avons considéré que, bien que l'autorité tout entière résidai, en France dans la personne du roi, nus prédécesseurs n'avaient point hésité à en modifier l'exercice suivant la différence des temps ; que c'est ainsi que les communes ont dû leur affranchissement a Louis le Gros, la confirmation et l'extension de leurs droits à saint Louis et à Philippe le Bel ; que l'ordre judiciaire a été établi et développé par les lois de Louis XI, de Henri II, de Chartes IX ; enfin que Louis XIV a réglé presque toutes les parties de l'administration publique par différentes ordonnances dont rien encore n'avait surpassé la sagesse.

Puis, le préambule expliquait comment les institutions nouvelles n'étaient en réalité qu'une restauration du passé :

Nous avons vu dans le renouvellement de la pairie une institution vraiment nationale, et qui duit lier tous les souvenirs à toutes les espérances, en réunissant les temps anciens et les temps modernes. Nous avons remplacé par la Chambre des députés ces anciennes assemblées des Champs de Mars et de Mai et ces chambres du Tiers État qui ont si souvent donné tout a la fois des preuves de zèle pour les intérêts du peuple, de fidélité et de respect pour l'autorité des rois.

Ainsi était renouée la chaine des temps que de funestes écarts avaient interrompue. En conséquence, le Roi, volontairement et par le libre exercice de son autorité royale, faisait concession et octroi de la Charte constitutionnelle.

Toutes ces précautions prises, le Roi réunit, le 4 juin, au Palais-Bourbon, le Corps législatif devenu, sans modification de personnes, la Chambre des députés, et la nouvelle Chambre des pairs, composée de 84 anciens sénateurs (53 avaient été éliminés) et de 70 membres nouveaux pris dans l'ancienne noblesse et parmi les maréchaux d'empire. Il prononce un discours conciliant ; puis le chancelier Dambray insista sur le caractère de la Charte et, fidèle à son idée, l'appela dans sou discours ordonnance de réformation. Ferrand en lut le texte, suivi de quatre ordonnances qui réglaient des détails d'organisation : le traitement des anciens sénateurs était maintenu aux pairs : celui des anciens législateurs, maintenu aux députés, dont les fonctions redeviendraient gratuites après les élections ; la Chambre des pairs siégerait au Luxembourg ; celle des députés au Palais-Bourbon, provisoirement, jusqu'à l'arrangement nécessaire avec le prince de Condé, qui était propriétaire du dit palais.

En avril, au moment où l'on ignorait encore si Louis XVIII accepterait la constitution du Sénat ou s'il en ferait une autre, un prédicateur parisien, l'abbé de Rauzan, déclara en chaire : Toute constitution est un régicide. C'était l'opinion d'un grand nombre de royalistes. Quelques-uns pensaient même que le Roi ne pouvait en l'aire une sans perdre son droit à la couronne. Ils auraient, pourtant accepté qu'on fit revivre des institutions anciennes ; Vitrolles pensait à des États généraux divisés en deux chambres, qui se réuniraient de droit tous les sept ans. Un ancien doyen de l'ordre des avocats, Montigny, proposait le rétablissement des parlements, mais de parlements épurés où l'on aurait supprimé l'effervescence des jeunes conseillers aux enquêtes. Un royaliste, du Midi, encore peu connu, Villèle, écrivait : N'ont-ils pas fait assez d'essais sur nous, ces hommes à expériences constitutionnelles ? Revenons à la constitution de nos pères, à celle qui est conforme à notre caractère national, à celle qui rendit la France heureuse et florissante si longtemps. Une brochure anonyme, Constitution du temps, suppliait Louis XVIII de rejeter toutes les combinaisons pédantesques qui veulent tracer leurs lignes géométriques entre la soumission des enfants et l'autorité paternelle.

En faisant une charte, même octroyée, Louis XVIII accordait évidemment quelque chose à la Révolution. A vrai dire, ne triomphait-elle pas, cette Révolution, par cela même qu'il y avait une Charte, et parce qu'en rentrant en France, l'ancienne dynastie n'osait pas s'y présenter sans une Charte ? Mais il était encore impossible de savoir si la pratique ferait sortir du texte de la Charte une monarchie parlementaire ou un absolutisme tempéré. Les ministres dépendraient-ils du Roi et non de la Chambre élue ? Dans ce cas, des Chambres purement consultatives n'exerceraient pas un contrôle plus efficace que les anciens parlements avec leur droit de remontrance ; mais si, pour gouverner, le ministère était dans l'obligation de s'accorder avec elles, c'est en elles que résiderait la souveraineté. Or, la Charte ne tranchait pas cette question fondamentale. Elle posait encore d'autres problèmes, sans les résoudre ; la liberté de la presse, la forme du suffrage restaient, à organiser. Enfin, aucun article ne prévoyait la révision de la Charte. Le Roi qui l'avait faite et qui l'avait jurée, gardait-il pour lui seul le droit de la modifier, ou au contraire en admettrait-il le partage avec les chambres ? Le pouvoir niai défini de faire des ordonnances pour la sûreté de l'État, qui était réservé au Roi en termes peu clairs, à la fin de l'article 14, n'annulait-il pas enfin toutes les concessions faites à la nation, toute la part qu'on lui offrait dans le gouvernement ? Les contradictions et les obscurités du texte sont dus sans doute à la hâte qu'on mit à le rédiger ; mais l'inexpérience politique de ses rédacteurs est manifeste. Ce ne fut, a dit Barante, que peu à peu, à force d'en parler ou d'y réfléchir plus à loisir, qu'on lui assigna un esprit fondamental.... Mais au premier moment, on ne savait pas bien ce qu'on faisait en publiant la Charte. On ignorait alors généralement en France les conditions du gouvernement parlementaire ; les rares spécialistes qui auraient pu les enseigner aux autres, comme Benjamin Constant, ne furent pas consultés. On n'eut pas non plus le désir de préciser des droits sur lesquels on n'était pas d'accord. Les plus influents des commissaires, Dambray, Ferrand, Montesquiou, n'avouaient-ils pas sans détour qu'il avait bien fallu tenir la parole royale de Saint-Ouen, mais qu'une Charte ne convenait pas à la France ? Chacun put donc, selon son goût, trouver dans la Charte matière à se réjouir ou à s'indigner. La Chambre des députés, dans son adresse, affecta d'y voir un pacte entre le roi et la nation : C'est en accueillant les principales dispositions présentées par les différents corps de l'État, c'est en écoutant tous les vœux que Votre Majesté a formé cette Charte. Il n'était pas impossible de discerner une protestation discrète contre l'octroi de l'ordonnance de réformation dans la phrase qui terminait l'adresse et qui exprimait l'intime confiance que l'assentiment des Français donnerait à cette Charte tutélaire un caractère tout à fait national. Le Roi, aux yeux de qui elle était un traité de paix, un gage de tranquillité, ne cacha pas son ferme propos de s'y tenir. Mais son frère, le ceinte d'Artois, déclara à ses amis : On l'a voulu, il faut bien en essayer ; mais l'expérience sera bientôt faite, et si, au bout d'une année ou deux, on voit que cela ne marche pas rondement, on reviendra à l'ordre naturel des choses.

Les alliés avaient quitté Paris la veille de la promulgation, et la paix était signée. Malgré la déclaration du 1er décembre 1813, où les alliés avaient promis une étendue de territoire que n'avait jamais connue la France sous ses rois, malgré le manifeste du 25 mars 1814, où il était, question des objets qui dépasseraient les limites de la France avant la Révolution, malgré la proclamation du 31 mars, l'armistice du 23 avril (signé par le comte d'Artois) fit des limites antérieures au 1er janvier 1792 la base de la paix future. Sans discussion, 54 places, 10.000 pièces de canon, toutes les conquêtes de la République et de l'Empire furent abandonnées. Quand Talleyrand demanda l'exécution des promesses antérieures, mi lui offrit en plus un demi-million de sujets ; mais Avignon et le Comtat., Montbéliard et Mulhouse, annexés avant 1792, entrèrent dans le compte ; on y ajouta une partie de la Savoie avec Chambéry et Annecy, Philippeville, Marienbourg, Sarrelouis et Landau. Le' domaine colonial ne fut pas considéré comme partie intégrante de l'ancienne France ; en conséquence, l'Angleterre garda Malte, l'Ile clic.  France, Tabago, Sainte-Lucie, Rodrigue, les Seychelles ; l'Espagne reprit la partie de Saint-Domingue qu'elle avait cédée en 1795. Mais la Suède rendit la Guadeloupe, et le Portugal, la Guyane. Les objets d'art conquis depuis 1795 furent laissés à la France. Les alliés n'exigèrent aucune indemnité de guerre, ils renoncèrent au paiement des fournitures de guerre faites à Napoléon (la Prusse réclamait de ce chef 169 millions), à la condition expresse que la France renonce de son côté à toutes les réclamations qui pourraient être formées à titre de dotations, de donations, de revenus à la Légion d'honneur, de sénatoreries, de pensions et autres charges de cette nature.

Lu paix fut signée le 30 mai avec l'Autriche, la Russie, la Grande-Bretagne, la Prusse, la Suisse et le Portugal. L'Espagne y adhéra le 20 juillet.

 

IV. — L'OPINION DE LA FRANCE SUR LES ÉVÉNEMENTS.

LES événements d'avril et de mai furent le résultat de combinaisons et d'intrigues nouées entre des fonctionnaires impériaux. des agents royalistes et le tsar Alexandre. La nation ne fut pas consultée et n'eut pas le moyen de faire connaître son sentiment. Elle n'approuva ni ne désapprouva la restauration de la monarchie ; elle se tut. Le gouvernement interpréta ce silence comme un acquiescement unanime, lien qu'il révélât surtout une atonie complète de l'opinion. L'embarras d'Alexandre, quand il voulut, de bonne foi, connaître la pensée et les désirs des Français, fut tel qu'il en arriva à considérer le Sénat comme le représentant naturel et autorisé de la nation. L'habitude prise depuis quinze ans par la nation de se laisser conduire. la rapidité et la puissance irrésistible des événements avaient sans doute aboli momentanément en elle la faculté de penser et de vouloir. Mais ces Français frappés de stupeur, résignés, lassés, affamés de repos, chez qui l'on semblait ne plus pouvoir rencontrer une haine ou un enthousiasme, avaient une opinion commune : ils acceptaient le Roi, mais ils n'étaient plus, royalistes.

L'oubli où étaient tombés les Bourbons dans la masse de la nation frappa tout le monde.

A l'exception peut-être de quelques membres des anciennes familles, personne ne savait au juste, ou ne cherchait même à savoir ce qu'étaient devenus les frères et les neveux de Louis XIV. La sévérité de la police [sous l'Empire] et le silence prescrit aux journaux ne suffiraient pas pour expliquer un fait aussi singulier.... On aurait su ce que faisaient les princes s'il y avait en vraiment un parti royaliste.... Aux yeux des muasses populaires, la terrible et sauvage immolation de toute une famille royale et la dispersion des ossements de ses ancêtres avaient clos les destinées de la vieille dynastie ; ce qui pouvait rester quelque part de collatéraux ne comptait plus.

Ces constatations qu'un pénétrant, sincère et froid observateur, Cournot, a notées dans ses Souvenirs, tous les témoignages français et étrangers en confirment l'exactitude : c'est la surprise qu'éprouvent les alliés en mars 1814 à constater que personne, ni dans les villes, ni dans les campagnes qu'ils traversent. ne songe à l'ancienne dynastie ; ce sont les aveux de Vitrolles, qui ne recueille sur son passage que silence, étonnement, et stupéfaction, quand aux cris de : La paix ! la paix ! qu'il entend, il ajoute : Oui, la paix et les Bourbons ! : c'est la note qu'écrit alors dans son journal un officier, Castellane : Nous ne savions des Bourbons autre chose sinon que, sous l'ancien régime, les souverains de France portaient ce nom. — La restauration des Bourbons n'a été ni provoquée ni désirée avant l'événement, constate encore Pozzo di Borgo, le 26 septembre 1814. Les faits confirment les impressions des témoins. Sauf à Bordeaux, où un mouvement royaliste se produisit avant le 10 mars, les royalistes de province n'osèrent manifester leurs sentiments qu'après avoir reçu des nouvelles de Paris et acquis la certitude qu'ils seraient soutenus par les alliés. Alors seulement des agents royalistes partirent clos centres urbains importants, provoquèrent les adhésions des corps constitués, surtout des conseils municipaux des villes, et des individus influents. Le Moniteur enregistra ces adhésions, généralement rédigées en termes chaleureux. Mais le fait de la restauration était déjà accompli. Accepté ou imposé par l'Europe (on croyait partout qu'il était imposé), le rétablissement des Bourbons semblait être la condition de la paix. Ils furent un article du traité, qu'il fallait subir avec les autres. La nation ne prépara rien, ne donna de consentement explicite à quoi que ce fût. Elle assista à l'intrigue, sans s'y opposer, parce qu'elle n'en avait pas le pouvoir, sans la favoriser, parce qu'elle n'en avait pas le désir, mais souhaitant, espérant que sa résignation rendrait moins dures les conséquences de sa défaite.

Le Roi rétabli, la Charte promulguée et la paix faite, on eut le loisir d'apprécier les événements.

Dans la masse populaire, la révolution politique fut accueillie sans passion : on ne voit pas que, sauf à Lyon où Napoléon, se rendant à l'île d'Elbe, fut timidement salué, et dans le Comtat où il fut insulté, il y ait eu des bonapartistes publiquement attristés ou des royalistes ouvertement enthousiastes. Car, si l'on a ramené les Bourbons, on n'a pas opéré la contre-révolution ; la dynastie est restaurée, mais non pas l'ancien régime. C'est le fait capital qui touche les Français. Que la Charte choque par ses formules ou satisfasse par ses concessions ceux qu'elle appelle à la vie politique, elle ne peut rien changer à l'indifférence ou à la résignation du soldat, du paysan, de l'ouvrier. Elle n'est pas davantage, il est vrai, une garantie contre le réveil possible de leurs sentiments profonds : la haine des privilèges, de la féodalité, des dîmes est intacte, et il faut ne pas perdre de vue que le souvenir des victoires remportées sur ce passé malfaisant se confond avec la lutte menée jadis contre le roi et avec la victoire où il succomba Quant à la paix tant désirée, elle ne procure pas à la nation la joie attendue, escomptée ; on n'est pas reconnaissant à ceux qui l'ont faite ; on l'aime moins depuis qu'on l'a. Elle a déçu, étant plus coûteuse, plus humiliante surtout qu'on n'avait pensé. On ne la juge pas durable. Déjà l'amour de la gloire se retrouve vivant, lui aussi, chez ceux qu'on en a crus rassasiés.

Les prêtres, les nobles, les bourgeois riches pensent et sentent d'autre manière. La Restauration est pour eux le début d'une revanche à prendre des vieilles humiliations et des longues défaites.

Malgré le Concordat. le clergé est resté sous l'Empire le seul foyer vivant d'opposition ; il ne s'est jamais franchement rallié au régime nouveau. Or, pour lui, le retour du Roi est le prélude du rétablissement. de l'ancien régime, où les prêtres savent la place qu'ils ont occupée sur le sol et tenue dans l'État. Aussi font-ils au fils de saint Louis un accueil enthousiaste ; laborieusement, ils enseignent aux Français son histoire et ses vertus. Les causes du trône et de l'autel sont confondues ; la défaite du Roi fut celle de l'Église ; sa victoire, un miracle, sera la victoire de l'Église.

Les nobles ont des espérances analogues. Émigrés revenus d'hier seulement ou il y a quinze ans, à l'appel du Premier Consul, ceux de la ligne droite et ceux des transactions profitables, tous sont, au lendemain de 1814, très purs royalistes et très sûrs. Le sacrifice des uns, qui conservèrent au Roi des amis jusque dans le palais de l'usurpateur, vaut la fidélité quand même des autres : n'avait-il pas fallu montrer à la France qu'elle n'était pas abandonnée ? Car la France, terrorisée par une poignée de bandits, n'a jamais cessé d'aimer son roi ; il est temps de le dire. Chateaubriand le démontre avec une éloquence qu'on admire, dans son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons, et son audace enhardit les nobles à répéter, non seulement que les Bo irions sont nécessaires au bonheur de la France, ce qui va de soi, mais qu'ils sont appelés par le vœu national : L'horreur de l'usurpateur était dans tous les cœurs, depuis six mois on entend dire par les Français : Les Bourbons y sont-ils ? où sont les princes ? viennent-ils ? Ah ! si l'on voyait un drapeau blanc ! A lire et à dire ces faussetés les nobles si finissent par les croire ; s'ils y perdent le sentiment de la réalité et se préparent des déceptions, qu'importe ! Ils donnent à leurs rancunes un fondement historique et providentiel.

C'est pour d'autres raisons que les bourgeois riches saluent avec confiance la Restauration ; ils n'ont jamais regretté l'ancien régime, mais la chute de l'empire et l'avènement de Louis XVIII servent leurs intérêts politiques, et ils le savent. A côté de l'ordre social juridique qui est égalitaire, la Révolution a fondé sur les relations économiques des individus un ordre social réel qui est inégalitaire : l'un et l'autre, le fait et le droit, sont à l'avantage de la bourgeoisie. Car elle ne peut conserver le bénéfice de l'inégalité de fait qu'à la condition de maintenir l'égalité de droit, qui empêchera une aristocratie de naissance de se reformer. Durant l'Empire, la société bourgeoise a grandi ; les tentatives de Napoléon pour créer une noblesse nouvelle ne l'ont pas ébranlée. Le blocus continental, en constituant à son profit un quasi-monopole industriel, le rétablissement de l'ordre, les grands travaux publics, les énormes dépenses du gouvernement pour ses armées ont développé sa richesse, et par là son influence sociale. Pourtant, cette classe, qui est la première de l'État, n'a pas exercé, dans l'État impérial, le pouvoir politique. La domination de Napoléon, qui reposait sur l'armée, l'a écartée du Gouvernement. Elle en a souffert connue d'une injustice. La bourgeoisie politique, née de la Révolution, fortifiée par le régime napoléonien, ne peut que désirer la chute d'un système à qui elle doit presque tout, parce que ce système est un obstacle invincible à son avènement au pouvoir. Aussi a-t-elle assisté à la chute de Napoléon sans essayer de le sauver[2] ; c'est après une entrevue avec le banquier Laffitte que Marmont a signé la capitulation de Paris. Le bourgeois a le sentiment net et l'instinct sûr qu'il héritera du soldat.

Et de fait, quand s'est posé, au lendemain du 30 mars, le problème de l'organisation du nouveau gouvernement, tous ceux qui désirent que ce gouvernement vive reconnaissent, bon gré mal gré, qu'il doit faire une place à la bourgeoisie industrielle et commerçante. C'est pour cette raison que Louis XVIII n'osa pas entrer à Paris sans publier la déclaration de Saint-Ouen, ni régner sans promulguer la Charte. Peu importait qu'elle fût octroyée ou non ; l'essentiel, c'était que les Bourbons n'avaient pas pu reprendre possession du trône sans reconnaître la société civile issue de la Déclaration des droits, et sans appeler au partage du pouvoir les représentants de la classe capitaliste dont la Révolution et l'Empire avaient fait la première classe de la société. Les circonstances de l'acte de 1814- lui donnaient mince une portée qui dépassait les frontières de la royauté française. En imposant aux Bourbons les vues du Sénat et du Gouvernement provisoire, les alliés tenaient à Paris les promesses faites à Kalisch en 1813 à d'autres peuples. L'avènement politique de la bourgeoisie française était un fait européen.

Sans doute on ne savait pas encore au 4 juin comment s'opérerait le partage de l'autorité entre les représentants de la bourgeoisie et ceux à qui le retour des Bourbons faisait espérer un retour à l'ancien régime. Mais la Charte était le premier acte important de la dynastie restaurée ; on pouvait faire confiance à cette Charte d'autant que la royauté n'avait rien à ses débuts que de rassurant pour la bourgeoisie. Cette royauté garantissait la paix que seule elle avait paru capable de conclure ; elle était aussi une sauvegarde contre un retour offensif de la république démocratique. Entre ces deux barrières, la Charte qui la protégeait à droite et le Roi qui la protégeait à gauche, la bourgeoisie pouvait jouer son rôle, qui était de prendre l'exercice du pouvoir, c'est-à-dire, selon l'expression de Louis Blanc, d' asservir la royauté sans la détruire.

Elle pouvait, à ce prix, elle désirait, elle comptait devenir royaliste.

Au fond, l'illusion des bourgeois ressemblait à l'illusion des nobles et des prêtres. Les nobles pensaient reprendre la vie qu'ils avaient menée vingt-cinq ans auparavant ; les prêtres, retrouvant avec la dynastie leur patrie morale, pensaient reconquérir leur place de l'ancien régime ; les bourgeois imaginaient qu'ils pourraient reprendre le travail pacifiquement commencé au XVIIIe siècle, c'est-à-dire constituer à la faveur de l'égalité civile et sociale un ordre politique rationnel, sans briser la tradition de l'ancienne France représentée par l'antique dynastie. Les uns et les autres se trompaient, sans doute, mais, comme ils représentaient a eux seuls la nation visible, leur erreur ne fut corrigée par personne.

C'est pourquoi, l'armée étant vaincue, les masses populaires impuissantes et lasses, la sympathie intéressée de la bourgeoisie, la satisfaction enthousiaste des anciens nobles et du clergé firent croire que la monarchie restaurée recevait l'approbation unanime ; la vérité, c'est qu'il n'y avait contre elle. à cette date, aucune opposition organisée.

Les actes du gouvernement blessèrent assez de sentiments et inquiétèrent assez d'intérêts pour en créer une.

 

V. — LES ACTES DU GOUVERNEMENT.

LES ministres choisis par Louis XVIII ne formaient pas un corps politique pourvu d'une initiative collective. Ils n'avaient pas de programme commun. Ils n'avaient pas de chef ; chacun agissait à sa guise, au gré de ses opinions et de sa fantaisie. Talleyrand, qui aurait peut-être exercé une action dirigeante, partit pour représenter la France à Vienne, le 14 septembre. Ni son suppléant, Jaucourt, ni aucun de ses collègues ne s'empara de la conduite des affaires. Quelques-uns, comme Jaucourt. Beugnot, tentèrent de donner au ministère l'unité de vues qui eût été nécessaire pour éviter les hésitations continuelles et les contradictions fréquentes, ils rédigèrent des avis, lurent des mémoires pleins de sagesse politique : le résultat fut nul. Le Conseil des ministres n'exista pas plus dans la réalité que dans le texte de la Charte. Louis XVIII, comme Louis XIV, a son Conseil ; pour l'ordre du service, il l'a divisé en deux sections par l'ordonnance du 26 juin 1814 : le Conseil d'en haut, où siègent les princes du sang, le chancelier, et ceux des ministres-secrétaires d'État ayant département, ministres d'État conseillers de la couronne sans portefeuille, et conseillers d'État qu'il plaît au Loi d'y appeler ; et le Conseil privé ou des parties, où siègent les conseillers d'État et les maîtres des requêtes chargés, comme sous l'ancien régime, de statuer sur les difficultés d'application des lois et sur l'application des ordonnances. Louis XVIII a, sans aucun doute, tenu à donner à son gouvernement comme à sa Cour — ne fût-ce que par l'archaïsme des appellations — une couleur marquée d'ancien régime. Les ministres-secrétaires d'État ayant département sont des chefs de service, c'est-à-dire des serviteurs du Roi et non des hommes politiques. Chacun d'eux voit séparément le Roi. Le travail particulier, écrit Pozzo di Borgo à Nesselrode, que le Roi fait avec un ministre sur les affaires intérieures, s'il ne rencontre pas l'approbation du public, est immédiatement désavoué par les autres ; ainsi le gouvernement se dégage lui-même, et, expose sa propre considération. Le système ne pourrait fonctionner que si le Roi gouvernait, et, de fait, le Roi est convaincu que le système marche par sa tête, par sa pensée, que son autorité, comme sa sagesse, remettent l'unité où il y aurait diversité de vues et d'opinions. Mais cette unité reste idéale : Louis XVIII n'aime pas gouverner ; il s'y ennuie et s'y fatigue.

Son frère, Monsieur, s'en chargerait volontiers. Héritier présomptif de la couronne, très alerte malgré ses cinquante-sept ans, d'une dévotion récente, mais étroite, sa haine pour toutes les libertés n'est tempérée que par le charme de sa personne et la grâce de son accueil. Il a gardé de son passage au pouvoir comme lieutenant général une sorte de gouvernement, le ministère de l'entresol. Louis XVIII l'ayant contraint d'y renoncer, il conserve une police occulte, une correspondance active avec ses agents de province, les commandants des gardes nationales choisis par lui dans le royalisme le plus pur. Le Pavillon de Marsan où demeure Monsieur est l'asile et la forteresse du parti de l'ancien régime. On n'y prononce jamais le mot Charte, et, dans l'état-major immaculé du prince, pas un officier n'a servi la Révolution ou l'Empire. Des deux fils de Monsieur, l'aîné, le duc d'Angoulême, laid, gauche, timide, inintelligent, se tiendrait volontiers à l'écart, si on ne le faisait, pour le bien de la propagande royaliste, voyager dans les départements ; la duchesse, sa femme, fille de Louis XVI, Madame, qui l'accompagne, a, pour tout ce qui rappelle la Révolution, une haine que hérissent encore son air dur, son ton cassant, sa hauteur sans grâce. Le second fils de Monsieur, le duc de Berry, exprime à tout propos le même sentiment, avec la violence naturelle à son caractère et dans un langage grossier. Si bien que la seule volonté claire qui se manifeste est hostile à la Charte. Et, cette volonté étant celle du gouvernement de demain, puisque Monsieur est héritier du trône, les ministres sont portés à en 1enir compte. A une députation de royalistes du Midi, le comte d'Artois disait : Jouissons du présent, je vous réponds de l'avenir.

Faible et confus, le gouvernement n'est pas libre ; les étrangers, auxquels il doit d'exister, le surveillent et le conseillent ; deux surtout, l'ambassadeur d'Angleterre, Wellington, et celui du tsar, Pozzo di Borgo. Wellington est un ami de la première heure ; il a permis au duc d'Angoulême d'entrer à Bordeaux ; c'est au roi d'Angleterre — après Dieu — que Louis XVIII doit sa couronne. Sa mission est de tout voir, choses et gens, et de tout savoir. Pozzo, que sa haine de Corse pour Napoléon désigne à la sympathie des alliés et des royalistes, est le confident naturel des ministres et des courtisans. Ce guerrier et ce diplomate leur enseignent le gouvernement ; ils ont leurs hommes et leurs vues. ils sont puissants et exigeants ; on n'ose rien leur cacher, et on ne peut pas leur désobéir. Wellington se fait le syndic de tous les créanciers de la France, apporte leurs notes au ministre des Finances, Louis, qui discute et obtient des rabais, péniblement ; il appuie Montesquiou, toujours en lutte d'influence avec Blacas. Ces étrangers ont sur toutes choses une opinion et un conseil à donner, depuis ce qui touche aux principes du gouvernement restauré jusqu'à la nomination d'un fonctionnaire.

Et pourtant, le régime se soutient, parce qu'il n'y a pas devant lui de partis politiques organisés. La Chambre des députés, ancien Corps législatif de l'Empire, est isolée du gouvernement. Aucun ministre n'en fait partie. Sauf Montesquiou, ministre de l'Intérieur, ils y paraissent rarement. Timides, sans expérience de l'opposition, les députés sentent qu'une distance considérable les sépare des ministres du roi. A mesure que la matière soumise à leurs délibérations s'accroit et leur révèle l'étendue de leurs attributions, ils manifestent une soumission plus grande. Ils ne savent pas, ils n'osent pas contrôler, surveiller. Aussi arrive-t-il que les ministres ne craignent pas de laisser à la Chambre des droits qu'ils pourraient lui contester.

Les finances étaient la grande affaire. Il fallait établir un budget régulier et liquider le passif' laissé par Napoléon. Le Corps législatif de l'Empire ne votait que le budget des recettes. Lorsque le ministre des Finances, Louis, apporta son premier budget à la Chambre, la question se posa de savoir si elle avait uniquement le droit' de voler l'impôt et non celui de régler les dépenses. Louis trancha lui-même la question dans le sens le plus libéral sans attendre que lu Chambre l'eût demandé ; il proposa les deux budgets à la fois, divisés par ministères ; il s'engagea même à soumettre à la Chambre des comptes de gestion. Ainsi, dès le premier jour, la Chambre acquit sans l'avoir désiré l'essentiel de ses attributions politiques.

La situation financière, qui passait pour grave en un temps où l'État n'osait pas faire appel au crédit, était en réalité bien peu inquiétante. L'Empire laissait, un passif très léger : 63 millions en rentes de dette inscrite, auxquels il fallait ajouter 130 millions d'engagements du trésor, soit pour la rente à servir aux communes en compensation de leurs biens fonciers que le gouvernement avait fait vendre en 1813, soit pour la liquidation d'un arriéré impayé que Louis évaluait à 759 millions[3]. Ainsi le budget, après tant d'années de guerre et après l'invasion, n'était grevé que d'une charge annuelle de 193 millions, représentant, en capital, une dette de 4 milliards. Louis voulut, dans son budget, assurer le paiement de l'arriéré, le service de la dette inscrite et celui des dépenses ordinaires, sans avoir recours à l'emprunt ; il suffisait de maintenir toutes les taxes, de les faire payer, au besoin d'en créer d'autres, enfin et surtout de faire des économies. Ces principes furent vivement attaqués par les royalistes. Ils avaient, un peu partout, en mars et en avril, pour provoquer l'enthousiasme des populations, annoncé la suppression des contributions indirectes (droits réunis), et le comte d'Artois l'avait promise. S'il était impossible de rayer cette recette, qui était de cent millions, sans détruire l'équilibre budgétaire, pourquoi ne pas réduire les dépenses en répudiant les dettes contractées par les gouvernements illégitimes ? Louis repoussa aussi nettement le dégrèveraient que la faillite ; il n'accorda au comte d'Artois que la réduction du second décime de guerre sur les droits réunis et du quatrième décime sur le sel. Le paiement de l'arriéré fut assuré au fur et à mesure des liquidations au moyen d'obligations à ordre du Trésor remboursables en trois ans émises à 75 francs et rapportant 5 francs, c'est-à-dire près de 7 p. 100. Il fut fait état pour le paiement et l'amortissement de ces obligations du produit de la vente de 300.000 hectares de bois nationaux. Enfin, les dépenses de la guerre et de la marine furent réduites de moitié (251 millions au lieu de 500).

Le budget de Louis fut voté à la Chambre sans modification (23 septembre 1814). Mais il fut l'occasion d'ardentes discussions politiques. La disposition relative à la vente des bois nationaux provoqua une colère violente dans le parti royaliste, parce que ces bois venaient en partie des anciennes propriétés du clergé. Le préfet de la Nièvre, Fiévée, écrivit au ministre qu'il ne donnerait sa signature à aucun procès-verbal d'adjudication des Lois d'Église avant que le ministre lui eût fait connaître que la volonté expresse du Roi était que ces biens fussent vendus. Fiévée ne fut pas révoqué, étant des amis du comte d'Artois, mais la Chambre vota le projet de Louis, qui permettait l'amortissement de la dette et qui rassurait les anciens acquéreurs des biens du clergé. Le gouvernement de la Restauration affirmait ainsi, sans le vouloir ni le désirer, sa solidarité avec les gouvernements déchus, même avec ceux de la Révolution puisqu'il achevait de vendre des propriétés d'Église.

La réduction du budget de la guerre eut des conséquences tout opposées. Elle contraignit le gouvernement à diminuer le contingent, et par conséquent le corps d'officiers ; dix mille d'entre eux furent renvoyés et mis en demi-solde. Désœuvrés et pauvres (un capitaine en demi-solde touchait 73 francs par mois, un sous-lieutenant 41), les demi-soldiers portèrent dans leurs provinces toute la haine qui les anima dès lors contre un gouvernement qu'ils n'avaient aucune raison d'aimer. On les privait de leur commandement au montent où, dans la Maison du roi reconstituée, on appelait les Suisses, où l'on faisait place dans l'armée à 4.000 Vendéens, où des officiers de Louis XVI étaient réintégrés avec le grade qu'ils auraient eu s'ils avaient servi la France au lieu de lui faire la guerre. On pouvait rencontrer dans l'armée nouvelle beaucoup d'officiers comme ce comte de la Roche-Aymon qui, lieutenant de cavalerie des gardes du corps du roi, licencié en 1792, était entré au service de la Prusse en 1794, y avait franchi tous les grades jusqu'à celui du général major, obtenu en 1811 ; rentré en 1814, il fut nommé maréchal de camp pour prendre rang du 5 avril 1811, puis lieutenant général, puis inspecteur général de la cavalerie ; carrière brillante que justifiaient des actions d'éclat : a sauvé, dit une note de son dossier, par son intrépidité et ses bonnes dispositions, à Malawa, le 26 décembre 1806, un corps prussien de 800 hommes qui étaient sur le point de tomber entre les mains des Français... s'est particulièrement distingué dans plusieurs combats... à Braunsberg, a repris, à la tête de son escadron, un drapeau que le régiment russe de Kalouga avait perdu contre le 24e de ligne français.

 Le gouvernement proposa aux Chambres une loi sur la presse. Elle ne laissait la liberté qu'aux écrits d'au moins 20 feuilles, et soumettait les autres à la censure. Ce fut le sujet de longs débats et de pamphlets où l'on accusa le gouvernement de ramener les temps d'ignorance et de ténèbres. L'agitation fut plus vive encore lorsque la proposition de rendre à leurs anciens maîtres les biens d'émigrés non vendus sembla menacer la sécurité des acquéreurs de biens nationaux. Le projet fut voté : la Chambre était docile. Les vraies luttes politiques, âpres, violentes, eurent pour théâtre le pays.

Les royalistes montrèrent une audace de plus en plus passionnée. On décida d'élever un monument aux victimes de Quiberon. La famille de Cadoudal fut anoblie. Les princes en voyage (octobre et novembre 1814) montrèrent pour la Révolution une haine d'émigrés, refusant même de recevoir les évêques coupables d'avoir jadis prêté le serment constitutionnel. A Besançon, l'évêque Lecoz, ancien membre de l'Assemblée législative, fut, pendant le séjour du comte d'Artois, consigné dans son palais, et empêché d'en sortir par deux sentinelles. On répandit dans les campagnes des brochures demandant la restitution des biens nationaux ; leurs acquéreurs furent pourchassés en Vendée ; des députations en costumes de chouans, en uniformes de soldats de Condé, vinrent demander au comte d'Artois, à la duchesse d'Angoulême, l'annulation des ventes. Partout le clergé appuya ces revendications. On citait des prêtres qui refusaient les sacrements aux acquéreurs ; un catéchisme imprimé en Auvergne parla du devoir de payer la dîme. L'obligatoire observation des dimanches et des fêtes, la procession officielle de la Fête-Dieu (rétablies par les ordonnances des 7 et 10 juin 1814) prirent un caractère de vexation, les commerçants étant tenus de fermer leurs boutiques pendant les offices et de tapisser leurs maisons sur le passage de la procession. On nota que la première ordonnance s'appuyait sur un règlement de 1782, la seconde sur des ordonnances de 1702 et 1720. A l'occasion du transfert à Saint-Denis des cendres de Marie-Antoinette et de Louis XVI (janvier 1815), l'évêque de Troyes fit un sermon si plein d'anathèmes que le Moniteur ne l'inséra pas en entier. Chaque jour révélait un nouvel empiétement du clergé. Il prétendit bientôt mettre la main sur l'éducation de la bourgeoisie.

Conquête assez facile, puisque l'éducation appartenait à une corporation d'État, l'Université de France, que l'État pouvait transformer à sa guise. L'Université, d'ailleurs, n'avait pas, comme d'autres institutions de Napoléon, été visitée par l'esprit révolutionnaire. Sous le nom de lycées, c'étaient les anciens collèges qu'on avait reconstitués, avec leurs programmes et leur discipline ; aucune part n'y était faite aux idées et aux besoins de la société nouvelle. Mais l'Université en tant que corporation laïque était suspecte : elle pouvait, à la longue, s'infecter de l'esprit moderne. Le clergé voyait bien ce danger. Pour y parer, deux procédés s'offraient à son choix détruire l'Université, ou s'en emparer. L'un et l'autre furent proposés. Chateaubriand, dans sa brochure de mars 1814, De Buonaparte et des Bourbons, ouvrit le feu contre les écoles où, rassemblés au son du tambour, les enfants deviennent irréligieux, débauchés, contempteurs des vertus domestiques. L'Université est une œuvre profondément antisociale, déclara un jeune prêtre, Lamennais ; elle n'assure que le recrutement des casernes ; elle ne l'ait ni des chrétiens ni des monarchistes. Point d'éducation, si l'éducation ne redevient une partie du ministère ecclésiastique, écrivit l'abbé Liautard dans son Mémoire sur l'Université ; les brochures violentes se multiplièrent, demandant la mort de la fille légitime de Buonaparte. Mais l'opinion des journaux fut en général plus modérée ; ne pouvait-on essayer de royaliser l'Université avant de la détruire, et laisser vivre à côté d'elle des institutions libres ? Cette solution prévalut d'abord. Le monopole, qui, dès l'Empire, se pliait à bien des transactions, fut, en fait, détruit, le jour où la nomination des chefs et des instituteurs des écoles ecclésiastiques fut rendue aux évêques, et où leurs élèves furent dispensés de la fréquentation des collèges et de la rétribution universitaire (ord. du 5 oct. 1814). C'était rompre le lien de dépendance qui rattachait à l'enseignement officiel, sinon tous les établissements privés, du moins les plus importants et les plus hostiles. Cette mesure fut la rançon de l'Université, que la même ordonnance déclara provisoirement maintenue.

On ne lui accorda, en effet, qu'un sursis. L'ordonnance du 17 février 4815 fut un arrêt de condamnation :

Il nous a paru, disait le préambule, que le régime d'une autorité unique et absolue était incompatible avec nos intentions paternelles et avec l'esprit libéral de notre gouvernement ; que cette autorité... était en quelque sorte condamnée à ignorer ou à négliger ces détails et cette surveillance journalière qui ne peuvent être confiés qu'à des autorités locales mieux informées des besoins et plus directement intéressées à la prospérité des établissements placés sous leurs yeux ; que le droit de nommer à toutes les places, concentré dans les mains d'un seul homme, en laissant trop de chances à l'erreur et trop d'influence à la faveur, affaiblissait le ressort de l'émulation... ; que la taxe du vingtième des frais d'études... contrariait notre désir de favoriser les bonnes éludes et de répandre le bienfait de l'instruction....

En conséquence, l'Université de France sera remplacée par dix-sept universités particulières, le Conseil de l'Université el le grand maitre seront abolis et remplacés par un Conseil royal de l'instruction publique sous la présidence d'un évêque.

L'agitation des nobles et du clergé était donc ouvertement favorisée par le gouvernement ; il s'ensuivit que le mouvement d'opinion hostile qui se forma contre elle atteignit le gouvernement lui-même. Sa politique lui aliéna la classe moyenne et fit sortir le peuple de son apathie.

Aucun journal n'était ouvertement opposé à la monarchie restaurée ; la loi l'eût empêché de vivre. Le plus indépendant, le Censeur (rédigé par Comte et Dunoyer), qui pourtant détestait l'Empire et la tyrannie militaire, conseillait le ralliement à l'ordre nouveau, et dont le ton était mesuré, en fut réduit à paraître à intervalles irréguliers et en brochures de 20 feuilles pour échapper à la rigueur de la police. Le Nain jaune, satirique et caricaturiste, amusait le public par son Ordre des chevaliers de l'éteignoir, dont il expédiait à domicile le brevet aux royalistes purs. Le Journal général de France, inspiré par Royer-Collard, alors directeur de la Librairie, royaliste sincère, raillait les prétentions des nobles, combattait les violences réactionnaires de la Gazette de France, de la Quotidienne, du Journal royal, du Journal des Débats. Mais les journaux d'opposition avaient une clientèle trop restreinte, leurs attaques étaient par nécessité trop prudentes, pour que leur action fût profonde. Aucun n'exprimait assez fortement le mécontentement général qui, dit Rémusat, sous les apparences d'un acquiescement universel, se formait, sans crainte et sans impatience. Un ancien révolutionnaire, Carnot, traduisit exactement les sentiments qui se dissimulaient encore ; son Mémoire au Roi, imprimé clandestinement, répandu à profusion, fut la première attaque directe contre la Restauration. Il en énumérait tous les actes et y voyait autant de fautes : depuis le jour où le Roi n'a pas voulu recevoir la couronne des mains de ses compatriotes, les cœurs se sont resserrés, ils se sont tus. L'inquiétude plane ; le retour des lys n'a pas réuni les partis, comme on l'espérait. Tout ce qui a porté le nom de patriote s'est séparé de la cause du prince ; il faut avoir été chouan, Vendéen, ou Cosaque, ou Anglais, pour être bien reçu de la Cour. Les trois quarts et demi de la France sont blessés et détachés.

Après huit mois de Restauration, la bourgeoisie était déçue par le régime qu'elle avait bien accueilli. Éclairée par ces maladresses qu'on appela plus tard les fautes de la première Restauration, elle se mit à discuter cette restauration, qui lui était d'abord apparue comme le repos définitif, la paix perpétuelle, l'équilibre et la santé.... On pensait généralement, dit Mme de Staël, que ça ne durerait pas.

Quant aux paysans, aux petits bourgeois, aux ouvriers, ils n'eurent pas à perdre une affection qu'ils n'éprouvèrent jamais ; mais leur horreur de l'ancien régime s'accrut. Ils prirent de leurs inquiétudes une conscience plus nette quand le gouvernement laissa voir qu'il favorisait les deux groupes d'hommes dont, ils haïssaient l'autorité, les nobles et les prêtres. Et leurs sentiments se précisèrent quand revinrent au pays natal les soldats licenciés, qui mirent sous leurs yeux le spectacle de l'injustice qui les avait frappés et de la misère où ils étaient réduits.

Ce gouvernement qui mécontentait à peu près tout le monde vivait pourtant sans crainte de l'avenir. Les plus clairvoyants d'entre les ministres n'étaient préoccupés que des élections futures : ils redoutaient quelque coalition des acquéreurs de biens nationaux ; à quoi Montesquiou répondait qu'on garderait le Corps législatif de l'Empire jusqu'à 1820, s'il le fallait

La politique extérieure du gouvernement, dirigée par Talleyrand seul, avait plus d'unité et plus de suite, mais le public y prenait peu d'intérêt ; le sort de la France était réglé Elle avait encore un rôle à jouer — médiocre sans doute — dans la distribution qui se faisait des territoires de l'empire napoléonien. Le roi de France pensait bien avoir, pour régler les affaires de l'Europe au Congrès de Vienne, les mêmes droits que les autres souverains ; mais certains articles secrets du traité de Paris les limitaient singulièrement. Il y était stipulé que le Congrès ne discuterait de la disposition de ces territoires que sur les bases arrêtées par les Puissances alliées entre elles. Or, ces bases arrêtées concernaient l'Italie septentrionale et centrale, la Suisse, la Belgique et la Hollande ; la rive gauche du Rhin était, d'autre part, réservée pour les compensations à donner à la Prusse et aux autres États allemands. Il ne restait donc plus à décider que le sort de l'Italie méridionale, de la Saxe et de la Pologne : trois questions où le désaccord des alliés permettait l'intervention du représentant de la France. Il pouvait, toute ambition territoriale lui étant interdite, opposer à la compétition des intrigues et des appétits une politique de principes. Le principe révolutionnaire du droit des nations à disposer d'elles-mêmes avait été vaincu avec la France ; Talleyrand se fit le champion du principe de la légitimité monarchique, dont la Restauration était une application éclatante.

Arrivé le 23 septembre à Vienne, il protesta dès la première réunion contre l'emploi du mot alliés qui, Napoléon vaincu, n'avait plus, disait-il, de raison d'être ; puis il s'employa à dissoudre la coalition. Le premier besoin de l'Europe, dit-il, est de bannir à jamais l'opinion qu'on peut acquérir des droits par la seule conquête. Le tsar voulait annexer tout le grand-duché de Varsovie, et le roi de Prusse toute la Saxe ; ils étaient d'accord pour soutenir leurs prétentions respectives contre l'Angleterre et l'Autriche qui s'y opposaient. Le tsar était, impatient d'en finir : Il me faut mes convenances, dit-il à Talleyrand ; je garderai ce que j'occupe. — Je mets le droit d'abord et les convenances après, déclara Talleyrand. — Les convenances de l'Europe, ripostait le tsar, sont le droit. Louis XVIII, fils d'une Saxonne, se passionnait pour le sort du roi de Saxe ; il y intéressait l'honneur de sa maison. Talleyrand exploita l'affaire de Saxe assez habilement, d'abord pour grouper les États secondaires contre la Prusse et la Russie, puis, pour faire insérer dans le protocole que les arrangements seraient conformes au droit public. — Que fait ici le droit public ? dit Humboldt, l'envoyé du roi de Prusse. — Il fait que vous y êtes, répondit Talleyrand, qui en vint, quelques jours après, à offrir aux États allemands et à l'Autriche une intervention armée de la France contre la Prusse (25 octobre). L'occupation de la Saxe par les troupes prussiennes (10 novembre), combinée avec l'arrivée d'une armée russe à Varsovie, provoqua une telle émotion chez les Autrichiens que Talleyrand n'eut pas de peine à obtenir de l'Angleterre et de l'Autriche la signature d'un protocole secret avec la France (3 janvier) : les trois puissances s'engagèrent à régler les questions territoriales avec le plus parfait désintéressement et la plus parfaite bonne foi. — La coalition est dissoute, écrivit Talleyrand à Louis XVIII. Le diplomate français était très fier de son œuvre. Aussi, quand finalement on convint de laisser au roi de Saxe une partie de son royaume et de donner à la Prusse une compensation sur la rive gauche du Rhin, il sembla que la France avait remporté un grand succès. Pourtant la légitimité n'avait pas pleinement triomphé ; il avait fallu sacrifier la restauration intégrale du roi de Saxe et la tranquillité de la frontière française ; la Prusse se trouva préposée malgré elle à la garde du Rhin.

Louis XVIII était encore plus directement intéressé dans l'affaire de Naples. Il s'agissait ici d'un Bourbon dépossédé par un usurpateur, Murat. Il s'agissait surtout d'appliquer à l'usurpateur le système de persécution et de représailles que Louis XVIII voulait étendre à toute la famille impériale et à ses créatures : il demandait l'expulsion de Joseph que l'on croyait en Suisse ; protestait contre l'héritage que Bernadotte allait recueillir en Suède ; en même temps, il parlait de déporter Napoléon dans une ile de l'Océan. Talleyrand proposa de rétablir à Naples Ferdinand IV. Mais le cas de Murat, qui avait soutenu les alliés, était embarrassant. On n'eut pas à le trancher. Le lendemain du jour (24 février) où l'Autriche mobilisait, 170.000 hommes pour les envoyer en Italie. Napoléon quittait File d'Elbe.

Ainsi les Bourbons restauraient l'antique politique de famille. Et l'ancien régime. considéré de ce point de vue, n'était pas moins impopulaire. Quand, pour soutenir les stipulations du protocole du 3 janvier, on tenta en France une levée de 60.000 hommes, les appelés désertèrent en masse. Jaucourt, ministre intérimaire des Affaires étrangères, écrivit à Talleyrand : Dans la France entière, on ne lèverait pas un soldat pour la cause du roi de Saxe. La ligne du Rhin, la Belgique, la seule place du Luxembourg feraient bondir les recrues.

 

 

 



[1] Il était inflexible sur tout ce qui touchait à l'étiquette. Un jour, raconte Cuvillier-Fleury, il tomba rudement par terre. M. de Nogent, officier des gardes, s'étant empressé auprès de lui, le monarque offensé le repoussa en lui disant d'un ton fâché : Monsieur de Nogent ! Ce n'était pas à lui, en effet, de relever le Roi, qui resta le derrière par terre sur le plancher jusqu'à l'arrivée du capitaine des gardes de service.

[2] Mme de Rémusat écrit à son fils en mai 1814 : Depuis trois mois, nous appelons, votre père et moi, de tous nos vœux, la réaction qui vient d'avoir lieu, et nous sommes tous deux d'honnêtes gens.

[3] Le chiffre était exagéré. Le successeur de Louis, Corvetto, l'évalua à 593 millions en décembre 1814.