I. — LE RÉGIME DE LIBERTÉ. NULLE part, au début du Consulat, les lois relatives aux écoles primaires n'avaient reçu leur complète exécution, et, dans les régions qui avaient eu à souffrir des troubles civils, presque tout était à faire. En mai 1801, le conseiller d'État Fourcroy écrivait : Les enfants des citoyens peu fortunés, ceux des habitants des campagnes restent sans aucune ou presque aucune source d'instruction. Deux générations de l'enfance sont à peu près menacées de ne savoir ni lire, ni écrire, ni les premiers éléments de calcul. C'est dire combien il est instant que le gouvernement prenne des mesures pour remédier à ce mal. Et, en même temps, 58 conseils généraux de département exprimaient le même vœu. Pourtant, il ne semble pas certain que le nombre des illettrés ait augmenté, malgré l'insuffisance de l'enseignement public. C'est que la Révolution a donné é tous le goût et le désir de s'instruire. C'est aussi que les écoles privées sont déjà fort nombreuses. Leur chiffre exact ne sera sans doute jamais connu, et personne n'écrira leur histoire. Tenait-elle registre, la vieille demoiselle, le plus souvent une ancienne religieuse, qui apprenait à lire à quelques enfants ? Que sont devenus les livres de comptes des modestes maîtres de pension, marchands de soupe et de science ? Du peu qu'on en sait, on a l'impression d'un obscur grouillement de vie, d'un effort intense, varié, souple. Nul souci des distinctions administratives. Les établissements les plus importants, comme l'école de Juilly rouverte en 1795 par Prioleau, Sorèze, Sainte-Barbe, réorganisée en 1798 par Lanneau, l'ancienne école bénédictine de Pontlevoy qui se vantait, dans ses prospectus, d'are la seule à n'avoir pas fermé pendant la Révolution, d'autres encore, donnaient l'enseignement qu'on appelle aujourd'hui secondaire ; les autres sont tout ensemble primaires et secondaires, ou primaires seulement, voire préparatoires au primaire. C'est en 1801 que la Société de charité maternelle, sur l'initiative de Mine (le Pastoret, ouvre à Paris les premières salles d'asile, imitant, sans le savoir, le pasteur Oberlin, qui en avait organisé au Ban de la Roche, dans les Vosges, une trentaine d'années auparavant. La liberté autorisait tuas les essais pédagogiques. Tel chef de pension, en province, appliquait la méthode directe pour l'enseignement des langues et produisait en publie des élèves qui parlaient couramment le latin à sept ans. Ailleurs, on pratiquait la discipline républicaine ; les élèves se corrigeaient les devoirs les uns aux autres, sous la surveillance du maître, décernaient au scrutin le prix d'excellence et votaient sur les permissions de sortie. Les jeux de plein air et les sports étaient en honneur. On ne comptait pas moins de 200 établissements d'instruction, de tous genres, à Paris, vers 1800, et la proportion parait avoir été aussi forte dans les départements. Mais le nombre n'emportait pas la qualité. Souvent, le personnel était médiocre ou peu recommandable. Les garanties manquaient, de durée comme de moralité. Les familles ne savaient où placer leurs enfants pour leur assurer un cours régulier d'études. On regrettait les anciens collèges, orgueil des petites villes, et l'on désirait qu'on organisât une instruction intermédiaire, ou des écoles secondaires. Le vœu était unanime. Dans 82 départements, les conseils généraux se l'approprièrent au cours de leur session de 1801. En un sens il était justifié. Le système d'instruction publique créé par la Convention ne comportait en effet que deux degrés : les écoles primaires et les écoles centrales, celles-ci ne pouvant vivre sans celles-là. Pour rester fidèle à la pensée de la Convention, le remède était bien simple : il suffisait de fortifier l'enseignement primaire, de le généraliser, sinon de le prolonger, en forme d'enseignement primaire supérieur, pour ménager de plain-pied l'accès aux écoles centrales. Mais l'esprit de réaction antidémocratique était déjà si fortement accusé au début du Consulat que l'opinion des classes possédantes préférait l'institution d'écoles particulières d'enseignement secondaire, au risque de dénaturer le caractère des écoles centrales et de laisser en stagnation l'enseignement populaire. Quoi qu'il en soit, les écoles centrales étaient alors en plein développement. Fourcroy, qu'il faut encore citer, écrivait, en mai 1801 : Les écoles centrales ont beaucoup gagné dans presque tous les départements. Elles sont l'asile de tous les hommes éclairés. Dans les sciences utiles, il y a un grand nombre de professeurs de premier mérite, surtout en mathématiques, en physique, en histoire naturelle. Elles ont produit des ouvrages très bien faits. Les écoliers y augmentent d'année en année. Ceux qui les calomnient n'en connaissent souvent pas l'organisation, et confondent aveuglément les difficultés et les obstacles qu'elles ont eu à vaincre dans les deux premières années de leur existence, avec leur amélioration et leur succès soutenu depuis trois ans. Fourcroy disait vrai, et la rapidité avec laquelle les écoles centrales avaient surmonté les premières difficultés, dans les conditions souvent les plus défavorables, est vraiment surprenante. Ouvertes à la rentrée de 1790, parfois en 1797 seulement, elles étaient presque partout déjà complètement organisées quand le Consulat succéda au Directoire. C'est alors, et non dans les premières années de leur existence, qu'il faut les regarder si l'on veut les comprendre et les juger. Il en existait une par département, généralement au chef-lieu. Les professeurs étaient rétribués par l'État, et les frais d'installation incombaient à l'administration départementale, combinaison judicieuse et pratique, qui répartissait équitablement les charges financières. Du reste, les écoles centrales n'avaient que des élèves externes, et leur établissement matériel n'était pas dispendieux. Il en résultait qu'on trouva de l'argent pour aménager, conformément à la loi, la bibliothèque, le jardin botanique, le laboratoire et les collections scientifiques. La bibliothèque de l'école centrale a été, en beaucoup de villes, le noyau de la bibliothèque municipale. Le public y était admis et le bibliothécaire faisait partie du cadre régulier de l'école. Les professeurs étaient régulièrement au nombre de 9. Ils enseignaient la grammaire générale, les langues anciennes, les belles-lettres, l'histoire, la législation, les mathématiques, la physique et la chimie, l'histoire naturelle, le dessin. Nommés au concours, par le jury départemental d'instruction, ils étaient, pour la plupart, de haute valeur. Dans chaque département, les hommes les plus distingués s'étaient présentés. Leurs titres n'étaient pas en diplômes de parchemin, mais en publications et en actes. Ils étaient connus. Presque tous étaient du pays. Ils savaient qu'ils resteraient attachés à l'école centrale de leur département, et ils ne cherchaient pas d'avancement en déménageant de ville en ville. Jamais peut-être la France n'a eu un personnel enseignant plus remarquable dans son ensemble que celui des écoles centrales. Très considérés, et dignes de l'être, les professeurs étaient aussi fort bien payés. Le traitement était en moyenne de 2.000 francs sans le casuel. La plupart des professeurs étaient logés. Tous étaient égaux. Miracle étonnant : il n'existait aucun personnel administratif. Le ministère de l'Intérieur se contentait d'assurer le traitement ; il n'inspectait pas, il ne réglementait pas. Le 8 octobre 1798, dans une circulaire aux professeurs et aux bibliothécaires des écoles centrales, le ministre François de Neufchâteau écrivait : Il faut introduire dans notre enseignement l'uniformité des principes, sans laquelle il n'existe point d'instruction publique digne d'être nommée ainsi. Il faut qu'on n'y emploie que de bonnes méthodes, sans exiger pourtant qu'elles soient les mornes partout : l'uniformité absolue serait vraiment funeste.... Vous préparez des hommes libres. Les professeurs avaient donc la responsabilité de l'école, qu'ils dirigeaient avec le concours et sous l'autorité de l'administration départementale, du conseil général et du préfet, au temps du Consulat. Étant libres, ils avaient de l'initiative. Presque partout, ils s'entendirent à l'amiable pour l'organisation de l'enseignement, et ils déléguèrent quelques-uns d'entre eux en un conseil d'administration intérieure pour les détails d'ordre courant. Il va sans dire que les administrateurs de l'école n'étaient pas les supérieurs hiérarchiques de leurs collègues. Théoriquement, l'enseignement était libre. Le professeur faisait son cours. La leçon finie, raconte un auditeur, le garçon de salle balayait, et tout était dit. Dans plusieurs villes, le public était admis : on se contentait de réserver des places aux étudiants. Entrait et sortait qui voulait. Les élèves choisissaient leurs cours au hasard, et personne, au début tout au moins, ne contrôlait leurs progrès. Le programme des écoles centrales était très vaste, et, en comparaison du vieux système d'enseignement des collèges disparus, il réalisait un progrès inappréciable. Pour la première fois dans l'histoire de la pédagogie française, les sciences étaient considérées comme égales aux lettres, et, dans les sciences non pas seulement les mathématiques et les déductions abstraites, mais les sciences d'observation : la physique, la chimie, l'histoire naturelle, qu'on devait enseigner expérimentalement, avec manipulations au laboratoire, et au jardin botanique. L'enseignement du dessin, organisé partout avec autant de soin que de succès, développait l'habitude de l'observation. Les élèves apprenaient le dessin artistique et le dessin technique, la bosse et les épures. Ils furent toujours nombreux au cours de dessin, même dans les premiers temps, même dans les écoles centrales les moins bien organisées : ils y trouvaient, faute de mieux, une manière d'instruction professionnelle et pratique. Dans les lettres, la fin de l'instruction n'était plus d'apprendre le latin, mais le français. Elle n'était plus d'exercer l'élève à des travaux purement formels, mais de meubler son esprit de connaissances positives. Ainsi, la chaire de langue ancienne, ci-devant dominatrice et exclusive, était maintenant l'auxiliaire et en quelque sorte la subordonnée de la grammaire générale et des belles-lettres. Et les cours de lettres proprement dits se complétaient de l'histoire et de la législation. En histoire, les professeurs racontaient la civilisation générale et ses progrès, de préférence aux menus événements de la généalogie, de la politique, de la diplomatie et des guerres. En législation, ils s'attachaient d'abord à faire comprendre les institutions nouvelles que la France s'était données. Si donc il n'existait pas de chaire de philosophie, c'est que la philosophie était partout, depuis la psychologie et la logique en grammaire générale, jusqu'à la morale civique au cours de législation. La religion, il est vrai, n'était nulle part. Le programme des écoles centrales dérive, en ligne directe, de la philosophie du XVIIIe siècle. Les écoles spéciales ou de haut enseignement professionnel étaient pour la plupart entretenues par l'État. La plus importante était l'école Polytechnique. L'organisation primitive que lui avait donnée la Convention était très libérale et très large. L'école était civile et placée sous la dépendance du ministère de l'Intérieur. Mais déjà le Directoire avait apporté quelques réserves : il obligea les élèves à porter un uniforme, par mesure d'ordre, et à suivre tous le même enseignement. La réaction s'accentua quand Bonaparte arriva au pouvoir, et d'autant plus que les polytechniciens, recrutés très démocratiquement, passaient pour Jacobins. La loi du 16 décembre 1799 commença la militarisation de l'école Polytechnique. A leur sortie, les élèves passaient aux écoles d'application ou de services publics. Ils avaient dès lors rang dans la hiérarchie et touchaient un traitement. Les écoles d'application dépendaient de la Guerre, de la Marine et de l'Intérieur (artillerie, génie, artillerie de marine, génie maritime, ponts et chaussées, mines). La République n'entretenait que trois écoles de médecine : à Paris, Montpellier et Strasbourg. Elles ressortissaient au ministère de l'Intérieur. L'école de Santé militaire du Val-de-Grâce à Paris soutenait la comparaison avec l'école de médecine de Paris, tant par le nombre de ses chaires que par la science de ses professeurs. Le ministère de l'Intérieur entretenait les deux écoles vétérinaires d'Alfort et de Lyon. Il n'existait plus d'écoles de droit, et l'on sait que le cours de législation des écoles centrales petit à certains égards y suppléer. S'il n'y suffit pas, l'initiative privée intervient. A Paris, l'Université de jurisprudence ; qui date de 1800-01, et l'Institut de jurisprudence et d'économie politique, ouvert le 25 novembre 1801 et devenu ensuite l'Académie de législation, donnèrent pendant quelques années un enseignement juridique très remarquable. Une brillante renaissance des études juridiques apparaissait, que le gouvernement tua net, quand il intervint avec ses procédés autoritaires. Le Musée, fondé en 1781, devenu ensuite le Lycée, puis, après 1802, l'Athénée ou Société académique des Sciences et des Arts, donnait, à l'usage du public mondain, des cours et conférences fort goûtées. Les sociétés savantes se réorganisaient, et la foule se pressait à leurs séances solennelles. La Société philomathique, qui n'admettait de membres qu'en nombre limité, était considérée comme le vestibule de la classe des sciences physiques et mathématiques à l'Institut, de même que plus tard l'Académie celtique, fondée en 1802 ; et devenue la Société des antiquaires de France, deviendra l'antichambre de l'Académie des inscriptions, ou que la Société de médecine (1800) est aujourd'hui l'Académie de médecine. Dans les départements, le mouvement n'était pas moins actif ; il se poursuivait sans interruption depuis la fin de la Convention, et les Lycées, les Athénées, les Musées, les Portiques, les Instituts, les Sociétés académiques, d'émulation, philomathiques, philotechniques, des sciences, des lettres, d'agriculture, des manufactures, du commerce, de médecine, des recherches utiles et des arts attestent par leur nombre et leur variété — une centaine en 1802 dans toute la France — la reprise de la vie intellectuelle orientée surtout vers la pratique. A Paris, l'Institut national des sciences et des arts, créé par la Convention, appartenait à toute la République. Il résumait en lui-même et il complétait tous les établissements scientifiques et d'instruction ; il était l'Encyclopédie vivante et agissante. II. — LE RÉGIME DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. OR, voici comment s'exprimait le ministre de l'Intérieur Lucien Bonaparte, dans un rapport flamboyant qu'il adressait aux consuls le 22 mars 1800 : Depuis la suppression des corps enseignants, l'instruction est à peu près nulle en France. Ce n'est pas qu'il n'existe, soit à Paris, soit dans les départements, plusieurs professeurs habiles et zélés pour le progrès de leur art, mais ces hommes précieux, épars et disséminés, ne se prêtent aucun secours, et sont comme autant d'étincelles qui, faute d'être réunies dans un foyer commun, ne donnent qu'une faible et mauvaise clarté. Mais, chez un grand peuple, dont les institutions sont fixes, l'éducation nationale doit être en harmonie avec ses institutions. Il faut donc un système permanent d'instruction. Lucien vient d'en trouver le secret ; il l'avoue modestement ; il a la consolation de voir s'élever, pour ainsi dire du milieu des ruines, un dernier asile ouvert à l'instruction publique : c'est le Prytanée français, qui va devenir le centre de l'organisation nouvelle. Le Prytanée français n'est autre que le vieux collège Louis-le Grand. Après l'expulsion des Jésuites, on y avait réuni les bourses des petits collèges de l'ancienne Université de Paris, supprimés et reconstitués en un seul grand collège de plein exercice. Puis la Révolution avait supprimé, avec l'Université, tous les collèges, sauf celui-ci, dont elle avait conservé les fondations et les élèves sous le nom d'Institut des boursiers ou de l'Égalité. Un professeur de seconde, Jean-François Champagne, qui faisait fonction de principal avant la suppression du collège Louis-le-Grand, était devenu directeur de l'Institut, auquel le Directoire donna le titre de Prytanée, en souvenir d'Athènes. Dans toute la France, le Prytanée était donc le seul collège d'autrefois qui eût conservé, avec son personnel universitaire, ses élèves internes et boursiers. L'arrêté du 22 mars 1800, pris à la suite du rapport de Lucien, le divisa en quatre sections, soumises à une administration commune : à Paris, au Prytanée primitif de Louis-le-Grand, à Fontainebleau, à Versailles, à Saint-Germain ; trois autres sections ou collèges y furent ajoutés : le 9 avril à Bruxelles, le 17 août à Compiègne et le Ils septembre à Lyon ; par là, citoyens consuls, la réorganisation des collèges s'annonce à la France, prophétisait Lucien. Mais le Prytanée n'eut d'élèves qu'à l'ancien Louis-le-Grand qui existait antérieurement, à Saint-Cyr où l'on réunit un certain nombre de boursiers, et à Compiègne oh La Rochefoucauld-Liancourt avait obtenu d'installer les élèves dune école professionnelle qu'il venait d'organiser. Le Premier consul nomma les boursiers de préférence parmi les fils d'officiers. Il imposa aux élèves un uniforme d'allure militaire : habit, veste et culotte bleues, collet et parement bleu céleste, boutons jaunes en métal, le chapeau rond aux enfants de moins de quatorze ans, le tricorne ensuite. Il y eut exercice militaire deux fois par décade. Champagne, le directeur du Prytanée de Paris, était un vieil universitaire, imbu des méthodes classiques et littéraires d'autrefois. Il se défiait des sciences, qu'il ne pouvait cependant pas supprimer, ne fût-ce qu'à cause des écoles centrales. Il crut pouvoir tout concilier en un règlement que Chaptal fit approuver par le Premier consul (6 juillet 1801), et qui ressuscita un demi-siècle plus tard, sous le nom de bifurcation. Les élèves optaient entre les sciences et les lettres dès l'âge de douze ans. A Paris, les littéraires achevaient leurs études avec Luce de Lancival en rhétorique et Laromiguière en philosophie. Enfin, dès 1802, les collèges du Prytanée eurent chacun leur oratoire. — Ainsi, pendant que les écoles centrales marchaient seules, d'un pas agile et souple, le gouvernement expérimentait au Prytanée un système d'éducation diamétralement opposé, avec internat, uniforme, militarisme, religion, études latines restaurées tout au moins pour une partie des élèves, et intervention réglementaire jusque dans le minutieux détail. Toute l'Université impériale existe déjà en puissance dans le Prytanée français. Comme le remarque Thibaudeau, le Premier consul n'avait pas la prétention d'agrandir le cercle de l'instruction publique, mais il y régnait de la liberté et, de l'indépendance, et il n'en voulait pas. D'autre part, il voulait se donner la gloire de réorganiser l'enseignement comme tout le reste. Un projet était en préparation au Conseil d'État, par les soins de Chaptal (avant sa nomination à l'Intérieur), puis de Fourcroy. D'octobre 1801 à mars 1802, il fut remanié une douzaine de fois. Aucune autre question ne fut peut-être discutée plus longuement, ni plus minutieusement. A l'enseignement d'État qu'on allait organiser, il fallait une direction. Il fallait aussi suivre de plus près les productions de l'esprit. Chaptal avouait au Premier consul n'avoir ni le temps ni les moyens de lire avant la représentation toutes les pièces de théâtre. La direction qu'on allait instituer aurait dans son ressort avec les écoles, les établissements littéraires et les spectacles. Mais quel nom lui donner ? Direction de l'esprit public ? Les écoles n'y sont pas nettement désignées. Direction de Renseignement public ? L'esprit public n'y parait pas assez. Le consul Lebrun fit remarquer que le titre de direction de l'Instruction publique correspondait tout ensemble aux écoles et à l'esprit public. Le consul Cambacérès pressentit Rœderer, qui avait pris une part active aux discussions du Conseil d'État, et se hâta d'accepter. L'arrêté consulaire du 8 mars 1802 attacha au département de l'Intérieur un conseiller d'État chargé de la direction de tout ce qui concerne l'instruction publique, et Rœderer, nommé le 12 mars, prit soin de définir ses fonctions : L'instruction publique peut et doit être une machine très puissante dans notre système politique. C'est par elle que le législateur pourra faire renaitre un esprit national et s'en aider ensuite lui-même. Le département de l'Instruction publique n'est pas comme les autres une administration des choses, et susceptible d'être réglée par des lois précises : c'est une direction d'esprits par l'esprit. Et voilà pourquoi la France jouit depuis le Consulat d'une administration de l'Instruction publique. Sous l'Empire, on désigna par le titre de la nouvelle direction la période intermédiaire entre la liberté d'enseignement et l'organisation de l'Université : le régime de l'Instruction publique. Le surlendemain du Te Deum célébré à Notre-Dame en l'honneur du Concordat, Fourcroy déposa au Corps législatif le projet de loi si longuement élaboré, et lut l'exposé des motifs (20 avril 1802). L'enseignement était divisé en quatre degrés : les écoles primaires, les écoles secondaires, les Lycées et les écoles spéciales. L'État ne prenait en charge que les Lycées et les écoles spéciales ; il laissait aux administrations locales et à l'initiative privée les écoles primaires et secondaires. La discussion au Tribunat fut d'une pauvreté lamentable. Carrion-Nisas fit l'éloge des congrégations religieuses d'autrefois, Daru s'étonna que le projet de loi ne portât aucune mention des idées de religion à donner aux enfants. Seul, le tribun Duchesne osa parler démocratiquement : La Révolution française, observa-t-il, ne s'est pas opérée en faveur seulement de certaines classes de la société ; elle a eu pour but l'avantage commun d'une masse d'hommes absolument égaux quant à leurs droits civils et politiques.... Le plus dangereux privilège serait celui qui priverait la majeure partie du peuple français des avantages inappréciables de l'instruction publique pour reporter toute la munificence nationale sur des écoles particulières, inaccessibles au plus grand nombre des citoyens. La loi fut adoptée par 80 voix contre 9 au Tribunat et 251 contre 27 au Corps législatif (le 11 floréal an X, 1er mai 1802). Rœderer s'occupa d'en assurer la mise en train. Mais le Premier consul le fit sénateur et nomma Fourcroy à sa place (14 septembre 1802). Le rédacteur de la loi du 11 floréal an X sera jusqu'à la création de l'Université impériale le chef de l'Instruction publique. Il était intelligent, actif et dévoué, mais il manquait de fermeté. Pour plaire à son maître et faire oublier qu'il avait été Conventionnel et sans-culotte, il renia successivement toutes les notions qu'il savait justes. L'arrêté par lequel avait été créée la direction de l'Instruction publique stipulait expressément qu'il ne devait y avoir dans le département de l'intérieur ni addition d'employés ni augmentation de dépenses. Mais peut-on se représenter une administration sans fonctionnaires ? Déjà un personnel nouveau se groupait autour du directeur général : des inspecteurs généraux de l'Instruction publique, des commissaires adjoints aux inspecteurs généraux, puis des chefs et sous-chefs de division, et ce n'était qu'un commencement. Ce fut avec le concours de son personnel administratif et sous la direction immédiate du Premier consul que Fourcroy rédigea les arrêtés complémentaires de la loi sur l'Instruction publique. Les plus importants sont le plan d'études (10 décembre 1802), le règlement général des Lycées (10 juin 1803, en 149 articles) et des écoles secondaires communales (10 décembre 1803, en 59 articles). En un an, du 16 octobre 1802 au 17 octobre 1803, 4 arrêtés consulaires décidèrent la création d'autant de Lycées, dont les deux tiers seulement étaient organisés trois ans plus tard. Mais toutes les écoles centrales furent fermées en 1803 et 1801, et il ne serait rien resté de leur outillage si, dans certaines villes, les municipalités n'avaient pris à leur charge la bibliothèque, le jardin botanique, ou encore le cours de dessin de l'établissement supprimé. Parfois, il arriva même — tant avait été grande la hâte de détruire — que l'enseignement des écoles centrales prit fin avant que les Lycées fussent en état de commencer le leur. L'organisation des Lycées fut en effet des plus difficiles, et les déconvenues ont été nombreuses. Le personnel des Lycées se composait de trois administrateurs. le proviseur, le censeur des études et le procureur-gérant, de huit professeurs au moins — quatre de lettres et quatre de sciences —, de l'aumônier et enfin des maîtres d'exercices militaires, d'études et d'arts d'agrément. Après la première formation, les administrateurs étaient tenus d'être mariés, veufs ou divorcés : précaution singulière contre les prêtres au lendemain du Concordat. D'autre part, il était interdit aux personnes du sexe de vivre dans l'intérieur du Lycée. Or les administrateurs devaient loger dans l'établissement. Ainsi leurs élèves les éloignaient de leur famille, et leur famille de leurs élèves. Ils n'avaient d'autre ressource, pour conserver leur place, que de perdre leur femme ou de s'en séparer. La plupart des Lycées restèrent longtemps avec leur minimum de S professeurs. On compta donc 1 administrateur pour 2 ou 3 professeurs : proportion monstrueuse, mais qui ne doit pas surprendre. On sait de reste que, sous le gouvernement de Napoléon, l'abus du fonctionnarisme administratif était d'usage courant. Il va sans dire que les administrateurs sont à tous égards au-dessus des professeurs. Leur traitement moyen est de X400 francs, celui du professeur de 1.500 francs, celui du maître de 700 francs. A Paris, les traitements sont majorés, et atteignent respectivement 3.800, 2.500 et 1.000 francs en moyenne. Pourtant la vie est aussi chère, sinon plus, dans nombre de villes départementales. Un casuel, de calcul fort compliqué, et qui est alimenté en grande partie par la rétribution des externes, n'augmente les traitements que dans une proportion modique. Les professeurs célibataires sont logés gratuitement au Lycée, quand il y a de la place ; ceux qui sont chargés de famille ne touchent pas d'indemnité de logement, de sorte que, par une incohérence assez amusante, le célibat qu'on interdit aux administrateurs devient pour les professeurs un avantage officiel. Administrateurs et professeurs sont nommés par le Premier consul. Au cours de leur première tournée d'inspection, en 1803, les inspecteurs généraux ont examiné les professeurs des écoles centrales et les candidats aux fonctions d'enseignement, ils ont envoyé leurs notes à Paris, et les nominations ont été faites à la direction générale de l'Instruction publique d'après l'état des dossiers et des recommandations, plutôt que d'après le souci des intérêts locaux. Un certain nombre de professeurs des écoles centrales ont été compris dans la nouvelle organisation, et avec eux d'anciens régents des collèges universitaires, d'anciens membres des congrégations enseignantes, d'anciens prêtres réfractaires ou assermentés, laïcisés en apparence ou en réalité, restés en France ou revenus d'émigration. Le personnel ainsi recruté est sans aucune homogénéité, et de valeur médiocre. Il est à tous égards inférieur au personnel des écoles centrales. Presque toujours les administrateurs sont étrangers à la ville où on les envoie, et bon nombre de professeurs viennent aussi du dehors. La loi du 11 floréal an X détermine que l'avancement aura lieu des Lycées les plus faibles dans les Lycées les plus forts, et ainsi les fonctionnaires de l'Instruction publique auront gradation par déménagement. Nulle part, sauf à Paris, ils ne se sentiront chez eux. Tenus en défiance par la population dans les villes où ils sont nouveaux venus, où souvent ils se déplaisent et ne font que passer, il leur faudra presque partout de longues années avant d'acclimater le Lycée dans le milieu où on l'a artificiellement colloqué. Dès le 10 juin 1803, l'emploi du temps dans les Lycées a été réglé quart d'heure par quart d'heure. La base de l'enseignement, dans les classes littéraires, était le latin, qu'on commençait dès la 6e, et, dans les classes scientifiques, les mathématiques. La bibliothèque de l'établissement devait avoir 1.500 volumes, pas plus, et les mêmes dans toute la France, d'après une liste dressée à Paris. Les élèves étaient autorisés à y emprunter des livres, pour les récréations, les jours de fête et les vacances. Le maître de dessin était assimilé au maître de danse, avec celle différence toutefois que sa leçon n'était pas prise sur le temps des récréations. Théoriquement les deux séries mathématique et littéraire étaient égales. Mais il semble bien que dans la plupart des Lycées les classes de lettres l'aient rapidement emporté sur les classes de mathématiques, et, dans les classes de lettres, l'enseignement du latin sur le français. En 1805, les élèves de belles-lettres au Lycée de Rouen n'avaient rien lu de Corneille. La même année, le nombre minimum de professeurs fut, pour raisons d'économie, abaissé de 8 à 6, dont 4 littéraires et 2 scientifiques seulement. Sans la nécessité du concours d'entrée a l'école Polytechnique, il est probable que l'enseignement des mathématiques aurait totalement disparu de la plupart des Lycées. Enfin, on a été obligé presque partout d'organiser des classes élémentaires avant la 6e lettres, car les élèves nouveaux, les boursiers eux-mêmes, arrivaient au Lycée sans avoir reçu une instruction primaire suffisante. Dans quelques rares Lycées, on plaça un ou deux maîtres de langues vivantes. Ainsi les Lycées descendent au lieu de monter ; ils vont rejoindre l'enseignement primaire par les classes élémentaires. Au plan d'études du 10 décembre 1802, le Premier consul ajouta : Il y aura un aumônier dans chaque Lycée, et les évêques furent admis dans les bureaux d'administration des Lycées. Les lycéens internes portaient l'uniforme bleu des prytanéens, et, de même, les professeurs du Prytanée reçurent l'uniforme des professeurs de Lycée : l'habit noir avec cravate de batiste, le tricorne et un manteau noir à collet vert. A l'intérieur du Lycée, les pensionnaires étaient divisés en quartiers de 30 et en compagnies de 25, l'un et l'autre se correspondant à peu près. Le quartier était surveillé par un maître d'études, la compagnie commandée par un sergent et quatre caporaux, choisis parmi les élèves les plus distingués. A la tête de toutes les compagnies était placé un militaire en retraite qualifié officier instructeur maître d'exercices, et que suppléait au besoin un élève pourvu du grade de sergent-major. Tous les mouvements de la journée, dont le signal était donné au tambour, s'opéraient militairement, sous la surveillance de l'officier instructeur on du sergent-major. Les élèves de plus de douze ans apprenaient le maniement des armes et l'école de peloton. Il arriva parfois élans les premiers temps que les élèves gradés se considéraient comme les délégués de leurs camarades auprès de l'administration ; mais les procédés libres de discussion n'étaient plus de mode, et on y renonça bien vite. Et pouvait-on regretter la liberté passée, quand le Lycée paradait an dehors, dans tout l'éclat de sa gloire militaire ? En tête marchait le censeur des études, son manteau noir à collet vert rejeté en arrière, conformément au règlement. Il était accompagné d'un maitre d'études, tout de noir habillé. Venait ensuite l'officier instructeur maitre d'exercices, l'allure conquérante dans son vieil uniforme : à Bordeaux il épousa la lingère. Quelques Lycées avaient organisé une musique, et le plus grand des élèves, devenu tambour-major, manœuvrait sa canne de commandement pour déchaîner le rythme des tambours et les harmonies du chapeau chinois. Le bataillon bleu des élèves défilait par compagnies, les gradés en serre-file, leur uniforme agrémenté d'épaulettes et les galons cousus à la manche. Rien n'y manquait, même pas le drapeau, symbole de la patrie. La comptabilité elle-même fut militarisée, et le procureur-gérant avait à appliquer le système des masses régimentaires. En 1805, quand Fourcroy procéda lui-même à une inspection générale, il se fit accompagner par un sous-inspecteur aux revues et par un capitaine, qui devaient, vérifier l'un la tenue des élèves et l'autre la tenue des registres. Or, les finances des Lycées laissaient autant à désirer que les études. Pourtant, la combinaison imaginée pour parer aux dépenses était, comme la pédagogie militariste, l'invention personnelle du Premier consul. Les frais d'installation matérielle incombaient aux villes. Les frais d'entretien étaient à la charge de l'État, qui, pour y faire face, s'engagea à entretenir dans les Lycées 6 400 boursiers, au prix moyen de 700 francs. En 1805, le chiffre était déjà tombé à 3 600. Au prix de la pension, il fallait ajouter un trousseau fort complet. et une somme de 100 francs à Paris et 50 francs dans les départements pour les fournitures et livres de classe. Les Lycées furent donc très onéreux dès l'origine, et leur accès ne fut possible qu'aux élèves du gouvernement et aux enfants de riches. Les pensionnaires, les demi-pensionnaires et les externes, pour qui les familles contribuaient de leurs deniers aux dépenses du Lycée, ne furent jamais très nombreux, et même ils diminuèrent. A Orléans, en 1804-05, on comptait 153 boursiers, 27 pensionnaires et 45 externes ; à Bordeaux les pensionnaires étaient 82 en 1804, 75 en 1805, 67 en 1807 et 25 en 1808. Très tôt, dès la fin de 1803, l'idée se répandit qu'un enfant devenu élève du gouvernement était perdu pour sa famille, qu'il appartenait à l'État et l'armée. De 1796-97 à 1802, l'histoire des écoles centrales fut celle de progrès constants, de 1803 à 1808-09, l'histoire des Lycées est celle de déconvenues et d'insuccès. — La réforme des écoles secondaires a donné de meilleurs résultats. Les maisons d'éducation étaient nombreuses, mais de valeur inégale, et leur personnel ne présentait pas toujours les garanties désirables. La direction générale de l'Instruction publique centralisa les rapports des inspecteurs généraux et des préfets, et accorda au nom du gouvernement le titre d'école secondaire aux institutions privées les mieux agencées. Mais d'année en année les écoles secondaires communales (collèges) supplantèrent les écoles secondaires privées, qui elles-mêmes étaient placées avant les maisons d'éducation et les écoles autorisées, non pourvues du titre d'écoles secondaires. Ainsi s'opérait peu à peu un tassement et un classement. En 1806, on comptait 370 écoles secondaires communales et 377 écoles secondaires privées. Malgré les résistances de Monge et de Fourcroy, l'Empereur promulgua le décret du 16 juillet 1804 qui achevait la militarisation de l'école Polytechnique et la plaçait aux attributions de la Guerre sous le commandement d'un général. La loi du 11 floréal an X prévoyait la création d'une école spéciale militaire, qui fut établie à Fontainebleau par l'arrêté du 28 janvier 1803. Une réglementation nouvelle interdit l'accès des écoles d'application des ponts et chaussées et des mines à tout autre public qu'aux élèves ingénieurs de l'État. Les cours ne duraient que quatre mois d'hiver. Pendant le reste de l'année, les élèves des ponts et chaussées étaient envoyés en campagne d'instruction pratique auprès des ingénieurs en activité. De même, pour assurer aux élèves ingénieurs des mines une solide instruction professionnelle, l'arrêté du 14 février 1802 érigea en écoles pratiques certaines mines de la Sarre et du Mont-Blanc. Plus tard, une saline fut adjointe à l'école des mines du Mont-Blanc (13 décembre 1804), et l'école de la Sarre reçut le privilège exclusif d'exploiter les minerais de fer et les forêts domaniales dans une bonne partie des départements de la Sarre et de la Moselle (18 août 1811). Quand les deux écoles pratiques furent en pleine activité, au point qu'on peut les considérer comme des essais d'exploitation directe des mines par l'État, tous les élèves ingénieurs y furent attachés d'emblée, dès leur sortie de Polytechnique, et les cours théoriques professés jusqu'alors à Paris cessèrent complètement : au vrai, l'école des mines cessa d'exister. La loi du 10 mars 1803 portait que désormais nul ne pouvait exercer la médecine sans avoir été examiné et reçu, soit docteur en médecine ou en chirurgie, soit officier de santé, et l'arrêté du 9 juin 1803 institua de nouvelles écoles de médecine à Turin et à Mayence. Enfin la loi du 13 mars 1801, complétée par le décret du 21 septembre, créa 12 écoles de droit, à Paris, Aix, Bruxelles, Caen, Coblence, Dijon, Grenoble, Poitiers, Rennes, Strasbourg, Toulouse et Turin. Chaque école devait avoir cinq professeurs, un pour le droit romain, trois pour le code civil, un pour la procédure, et deux suppléants au moins. Le traitement des professeurs de droit et de médecine était de 3.000 francs à la charge de l'État, avec un casuel alimenté par les droits levés sur les étudiants. La pauvreté de l'enseignement officiel, la timidité de ses méthodes exégétiques, le nombre restreint des chaires, la suppression de tout enseignement philosophique, historique et économique, contrastent avec les hardiesses intelligentes des écoles libres de droit au cours de la période précédente. Enfin l'arrêté du 23 janvier 1803 divisa l'Institut en 4 classes qui reconstituaient les académies de l'ancien régime. La classe des sciences physiques et mathématiques, avec ses 65 membres, ses deux secrétaires perpétuels et ses 100 correspondants, n'était autre que la ci-devant académie des sciences ; la classe de langue et littérature française, avec ses 40 membres, était l'académie française ressuscitée ; la classe d'histoire et de littérature ancienne, qui compta 40 membres, 8 associés et 60 correspondants, représenta l'académie des inscriptions et belles-lettres, et les anciennes académies de peinture, sculpture et architecture se retrouvent, en raccourci, dans l'académie des beaux-arts, où l'effectif est seulement de 29 membres, 8 associés, et 36 correspondants. La section de musique et déclamation qu'y avait établie la Convention devint section de musique (composition), et les dévots eurent la consolation de penser que les comédiens seraient désormais exclus de l'Institut. La classe des sciences morales et politiques disparut ; ses membres furent répartis dans les autres classes et cessèrent de l'aire groupe. L'esprit changea, et, par suite, l'action de l'Institut sur l'instruction publique. Bref, la réforme consulaire a défiguré jusqu'à le rendre méconnaissable l'Institut national des sciences et des arts, tel que la Convention l'avait établi. III. — CRÉATION DE L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE. L'INSUCCÈS des Lycées préoccupait Napoléon. Loin de diminuer, les sommes payées par l'État augmentaient. Or, quand on a fondé les Lycées, on a au contraire pensé que cette dépense serait nulle. Elle le sera lorsque les Lycées seront parvenus à un nombre suffisant d'élèves. Alors S. M. ne nommera plus d'élèves nationaux pour soutenir les Lycées ; car les bourses n'ont été qu'une subvention fiscale déguisée, et non un moyen de faciliter l'instruction de jeunes gens sans fortune. Il est temps d'aviser. Et l'Empereur se demande dans une note (16 février 1805) s'il faut former un corps enseignant. Ce corps ou cet ordre doit-il être une association religieuse, faire vœu de chasteté, renoncer au inonde ? Il ne parait pas qu'il y ait aucune connexion cuire ces idées. Néanmoins, il y aurait un corps enseignant si tous les proviseurs, censeurs, professeurs de l'Empire avaient un ou plusieurs chefs, comme les Jésuites avaient un général, des provinciaux, etc., si l'on ne pouvait être nommé à une fonction qu'après avoir occupé successivement toutes les fonctions inférieures, et si l'on n'était autorisé à contracter mariage qu'après avoir franchi plusieurs degrés de la carrière. Ainsi l'enseignement apparaît comme intermédiaire entre la profession religieuse et les professions civiles : le professeur se mariera comme un laïque, mais il sera au préalable célibataire obligatoirement, comme s'il était d'Église. Le désir d'avancement tiendra lieu de dévouement professionnel. L'effort sera déterminé, comme dans la société hiérarchique que l'Empereur veut créer de toutes pièces, par l'émulation, les prix et l'argent. Enfin ce corps aurait un esprit. En effet, il n'y aura pas d'État politique fixe s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu'on n'apprendra pas dès l'enfance s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, etc., l'Etat ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues, et sera constamment exposé aux désordres et aux changements. Lorsque la question vint devant le Conseil d'État (de février à avril 1806), l'Empereur reprit, en les développant, les idées qu'il avait déjà formulées précédemment (dans sa note du 16 février 1805). Je désire qu'il y ait un corps d'instruction publique et qu'on lui donne de grands motifs d'émulation : les pieds de ce grand corps seront dans les bancs du collège et sa tête dans le Sénat. Je veux surtout une corporation, parce qu'une corporation ne meurt point. Mon but principal... est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. L'essentiel est que les membres de l'Université — parce que c'est ainsi qu'on l'appellera — aient le privilège exclusif de l'enseignement. Mais il est plus aisé d'énoncer des principes que de trouver les procédés pratiques d'application. Le projet préparé par Fourcroy fut remanié ou recommencé neuf fois de suite au cours des discussions au Conseil d'État, et la dernière rédaction n'était pas encore satisfaisante. De guerre lasse, l'Empereur se décida à faire voter par le Corps législatif, le 10 mai 1806, une loi très courte : 1° Il sera formé, sons h' nom d'Université impériale, un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'éducation publics dans tout l'Empire ; 2° Les membres du corps enseignant contracteront des obligations civiles, spéciales et temporaires. La loi passa par 210 voix contre 42. L'opposition muette eut donc quelque importance. Mais, depuis qu'il n'existait plus aucune espèce de discussion politique, on était si mal renseigné sur l'état des esprits, qu'il l'ut impossible de discerner si les voix négatives contestaient surtout le principe du monopole universitaire, posé à l'article ter, ou le principe de la laïcité du corps enseignant, posé à l'article 2. A peine la loi était-elle votée que Fourcroy se remit à l'œuvre, et, de nouveau, le Conseil d'État recommença la discussion. Le 4 juillet 1806, il adoptait enfin le projet encore remanié plusieurs fois. La campagne de Prusse interrompit le travail, qu'on reprit à pied d'œuvre après le retour de Napoléon en France. Le Conseil d'État délibéra encore (février 1808). Fourcroy calculait qu'il avait, depuis près de trois ans, établi 23 rédactions successives. Mais le Conseil d'État ne comptait pas d'ecclésiastiques parmi ses membres, et, comme, par la force des choses, le projet touchait à des questions d'Église, l'Empereur en donna communication au cardinal Fesch qui le corrigea. Enfin, le décret du 17 mars 1808 (en 144 articles) posa les bases de l'enseignement dans les écoles de l'Université. 1° Les préceptes de la religion chrétienne (Fesch fit écrire : catholique), les maximes et libertés de l'Église gallicane (Fesch fit rayer ces mots), les maximes sur lesquelles reposent les lois organiques des cultes : 2° la fidélité à l'Empereur, à la monarchie impériale, dépositaire du bonheur des peuples, et à la dynastie napoléonienne, conservatrice de l'unité de la France et de toutes les idées libérales proclamées par les constitutions : 3° l'obéissance aux statuts du corps enseignant, qui ont pour objet l'uniformité de l'instruction et qui tendent à former pour l'État des citoyens attachés à leur religion, à leur prince, à leur patrie et à leur famille... Tous les mots avaient été, ici, soigneusement pesés. L'Université sera catholique, gallicane, loyaliste, conservatrice, libérale et uniforme. Son programme est de défense sociale et monarchique, et en effet, tant que l'Église fut incapable de lui opposer ses propres écoles, elle prétendit. se substituer à l'Église, toute laïque que fût son origine. Le même jour (17 mars 1808), un autre décret nommait les trois premiers titulaires de l'Université : grand maître le sieur Fontanes, président du Corps législatif, chancelier le sieur Villaret, évêque de Casal, et trésorier le sieur Delambre, secrétaire perpétuel de la première classe de l'Institut. Fourcroy, que Napoléon fit comte pour le consoler de sa disgrâce (26 avril 1808), mourut de chagrin l'année suivante (16 décembre 1809). Son passé philosophique et révolutionnaire l'avait exclu d'une charge que l'Empereur réservait à l'un des chefs du parti néo-catholique. Fontanes croyait-il à la religion ? Peut-être. Mais il ne croyait guère à l'Empire. On peut rire des augures, mais il est bon de manger avec eux le poulet sacré. Il touchait à la cinquantaine. Il n'avait jamais été laborieux : il devint fainéant. Il prit la grande maîtrise de l'Université comme une retraite agréable et lucrative. Il se fit invisible et inaccessible. Il se ménagea l'avenir en ménageant l'Église, mais pour le présent il ne dédaignait pas les faveurs impériales. Il vivait en artiste, musardant sur une rime, dans un petit cercle d'amis et dans les salons aristocratiques. Nul mieux que lui ne sut désobéir avec adresse, glisser la critique sous l'éloge et sauvegarder son quant-à-soi. Quand l'Europe entière est mise en coupe réglée, que peut-on de plus que faire le moins mal possible, et préparer tout pour des temps meilleurs ? — Voyez-vous, mon enfant, disait-il à Villemain, de tout temps et même dans notre siècle de fer, les questions religieuses sont les plus graves, les plus dangereuses, les plus mortelles à qui se trompe. Il parlait ainsi en février 1813, au lendemain du concordat de Fontainebleau, mais il était devenu grand maître de l'Université six semaines après l'entrée de Miollis à Rome. Or, il eut soin de s'entourer de collaborateurs qui pensaient comme lui : au conseil de l'Université, Émery, supérieur de Saint-Sulpice, de Bausset, ancien évêque d'Alais, membre du chapitre impérial de Saint-Denis, de Bonald ; comme conseillers et inspecteurs généraux : Joubert, Guéneau de Mussy, Ambroise Rendu, Lefèvre-Gineau ; à l'inspection académique de Paris : l'abbé Frayssinous et Becquey, qui tous étaient, non pas seulement hostiles par système aux idées philosophiques du siècle précédent, mais nettement dévoués à l'Église. Dans leurs tournées d'inspection, Rendu et Lefèvre-Gineau déclaraient que l'Instruction publique sera par la force des choses entraînée dans la main des prêtres, et Rendu se montrait très passionné en fait de religion. Pour sauver la face, on avait eu soin de placer Georges Cuvier au conseil de l'Université, et son frère Frédéric à l'inspection académique de Paris : ils étaient luthériens. Mais, lorsque le protestant genevois de Candolle, professeur de botanique à la Faculté de médecine de Montpellier, voulut devenir recteur. il s'aperçut que la qualité de catholique romain était la première de toutes pour obtenir la place, et de Bonald fils fut nommé. Dans les académies, des prêtres fanatiques et intolérants obtinrent souvent le premier rang : tel cet abbé Eliçagaray, qui devint recteur à Pau, au retour d'une longue émigration en Espagne. Précédemment, les ecclésiastiques qui entraient dans l'Instruction publique avaient tout au moins l'apparence d'être sécularisés. Quand Luce de Lancival, professeur de belles-lettres au Lycée impérial, mourut en 1810, on fut surpris de voir sur son cercueil les insignes du sacerdoce : il était prêtre et on l'ignorait. Quand au contraire d'Humières devint recteur de l'académie de Limoges, il tint à garder publiquement son titre d'abbé, et il accepta de l'évêque les dignités du grand vicaire et de chanoine honoraire. Il serait aisé de multiplier les exemples. Plusieurs fois, l'Empereur eut à réprimander Fontanes de son excessive condescendance pour le clergé. Le haut personnel universitaire à Paris et dans les académies constituait l'élite du parti qu'on appellerait aujourd'hui clérical. La mise en train de l'Université dura plus d'un an, après le décret constitutif du 17 mars 1808, qui réglait principalement la hiérarchie de l'organisation nouvelle. Après un premier délai de six mois, le décret du 17 septembre 1808 donna les dates d'application et réglementa les finances de l'Université. L'enseignement public dans tout l'Empire devait être confié exclusivement à l'Université à partir du 1er janvier 1809, et tout établissement non autorisé par le grand maître cessera d'exister. Puis le conseil de l'Université promulgua, le 19 septembre 1809, trois statuts fondamentaux : sur l'enseignement (29 articles), sur la police (131 articles), et sur l'administration économique (120 articles) des Lycées. Les recteurs et les autorités académiques venaient à peine de s'installer dans leurs fonctions. La rentrée de 1809 fut à proprement parler la première rentrée universitaire dans les Lycées, avec le nouveau plan d'études. En 1810, le grand maître fit élaborer par le conseil de l'Université le statut des Facultés des lettres et des sciences (10 février 1810), de l'École normale (30 mars) et des agrégés (24 août). Mais le conflit religieux avec le pape devenait de plus en plus aigu. L'Université remplissait-elle fidèlement sa mission ? Une circulaire envoyée par le ministre de la Police aux préfets et aux commissaires généraux de police le 17 juillet 1810, et, complétée le 24 septembre, prescrit une enquête générale pour savoir quels sont les principes des maîtres, la direction qu'ils donnent à leurs élèves, les textes sur lesquels les élèves composent, et si l'histoire glorieuse de la 4e dynastie est employée dans les devoirs des élèves, quelle est la composition du personnel des académies universitaires et l'état exact des séminaires, avec leurs écoles préparatoires, ou petits séminaires, qui se multipliaient depuis peu et dont une partie seulement des élèves se destinaient au sacerdoce. Ce fut à leur sujet que commença, dès 1806, le conflit, devenu séculaire, entre l'Église et l'Université. Des prêtres ne doivent pas avoir de collèges, écrivit alors l'Empereur (30 juillet), et un petit séminaire serait un véritable collège. Il était urgent de donner à l'Université son organisation définitive. Si les trois statuts de 1809 étaient appliqués dans les Lycées, et aussi dans les collèges qui étaient maintenant soumis à la même discipline, les trois statuts de 1810 avaient à peine reçu un commencement d'exécution, et l'Université n'avait encore rien fait pour réduire à son obédience les écoles secondaires privées, laïques (institutions et pensions) ou ecclésiastiques (petits séminaires). Napoléon demanda, le 23 février 1811, qu'il n'y eût en principe qu'une seule école ecclésiastique par diocèse. Fontanes essaya de résister et fit proposer par le conseil de l'Université, le ter mars, qu'on prendrait des mesures particulières pour chaque diocèse. Napoléon accorda, le 9 mars, une école secondaire ecclésiastique par département. Mais il borna là ses concessions. Après de longues discussions au conseil d'administration de l'Intérieur, au Conseil d'État et au conseil de l'Université, le décret du 15 novembre 1811 sanctionna enfin (en 193 articles) les décisions prises. La partie la plus longue constitue un véritable code pénal et de procédure à l'usage des membres de l'Université. Par ailleurs, le décret ordonnait l'augmentation du nombre des Lycées, réglait la subordination à l'Université des écoles secondaires communales (collèges), privées (institutions et pensions) et ecclésiastiques, il plaçait après le corps municipal, et avant les officiers de l'état-major de la place et les membres du tribunal du commerce, le rang du corps académique, et organisait enfin le régime des dotations et fondations universitaires. Autant le décret du 17 mars 1808 a été rédigé avec soin, autant la hâte, la disproportion des parties et l'incohérence de leur succession apparaissent dans le décret du 15 novembre 1811. Quand l'Empereur abdiqua, l'organisation de l'Université n'était pas encore terminée, même théoriquement, et le décret du 15 novembre 1811, énumérant quelques-unes des questions à étudier, citait, entre autres, un projet indiquant les professions auxquelles il conviendra d'imposer l'obligation de prendre des grades dans les diverses Facultés, un autre sur les études médicales et juridiques, un troisième enfin, et qui n'est pas le moins intéressant, sur les moyens d'assurer et d'améliorer l'instruction primaire. IV. — LE RÉGIME DE L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE. LE caractère politique de l'Université a été défini par l'histoire même de son établissement. Il convient maintenant d'en décrire l'organisation. De toutes les grandes créations sociales de l'Empire, l'Université est en effet la seule qui ait survécu, et qui par conséquent ait agi — ou pesé — sur les destinées de la France au XIXe siècle. Le décret du 17 mars 1808, reprenant et précisant la loi de 1806, affirma à nouveau et dans les termes les plus nets que l'enseignement public dans tout l'Empire est confié exclusivement à l'Université, qu'aucune école, aucun établissement quelconque d'instruction ne peut être formé hors de l'Université impériale et sans l'autorisation de son chef, et que nul ne peut ouvrir d'école ni enseigner publiquement sans être membre de l'Université impériale. Le décret du 15 novembre 1811 énonce les pénalités : fermeture des écoles clandestines, poursuites en police correctionnelle, amende de 100 à 3.000 francs, sans préjudice de peines plus fortes, le cas échéant. Les écoles tenues ou reconnues par l'Université sont au nombre de six, d'après le décret de 1808 : les Facultés, les Lycées, les collèges ou écoles secondaires communales, les écoles secondaires privées : les institutions, tenues par des instituteurs particuliers, où l'enseignement se rapproche de celui des collèges, et les pensions, où les études sont moins complètes, enfin les petites écoles, écoles primaires, où l'on apprend à lire, à écrire et à calculer. Entre les collèges et les institutions le décret de 1811 a inséré les écoles secondaires ecclésiastiques. Les Facultés sont de cinq ordres (théologie, droit, médecine, sciences, lettres), et délivrent trois grades : baccalauréat, licence et doctorat. Il est implicitement entendu que la collation des grades appartient à l'État, et à lui seul ; et ce sera le fonctionnement du régime universitaire qui donnera aux Français, pour de longues années, l'habitude et le respect des diplômes parcheminés ; ils l'ignoraient auparavant. L'Université a juridiction sur ses membres en tout ce qui touche l'observation de ses statuts et règlements. Les obligations que contractent par serment les membres du corps enseignant sont au nombre de quatre : ils obéiront à leurs chefs et respecteront les règlements, ils ne quitteront l'Université qu'après autorisation, laquelle le grand maître est tenu de leur accorder après trois demandes consécutives de deux en deux mois, ils n'accepteront aucune fonction publique ou particulière sans permission, ils dénonceront les abus. De ces quatre obligations, la première seule a une portée positive et directe. Il est vrai qu'elle fut aggravée par une réglementation de plus en plus stricte et étendue. Même pendant les vacances, les fonctionnaires de l'Université y étaient assujettis. Ils devaient faire déclaration des endroits où ils se rendaient, et il leur était interdit d'aller à Paris sans une autorisation spéciale du grand maître. La pénalité disciplinaire comportait quatorze degrés, des arrêts, à la détention (d'un an au maximum) et aux poursuites devant la juridiction ordinaire. Mais l'unité de discipline ne fit pas de l'Université une corporation, au sens véritable du mot. Les rangs, définis par le décret du 17 mars 1808, formaient deux séries : administration et enseignement. Comme il convient, les rangs d'administration précédaient les rangs d'enseignement, et ceux des membres de l'Université qui n'étaient que professeurs subissaient tous les désavantages d'une condition inférieure. Pour avancer, ils n'avaient d'autre ressource que de quitter l'enseignement et d'entrer dans l'administration. Toute l'impulsion venait de haut en bas et jamais de bas en haut. L'Université n'est pas une corporation, mais une hiérarchie, et une hiérarchie où ceux qui enseignent sont les subordonnés passifs de ceux qui n'enseignent pas. L'administration d'enseignement, dont on a vu les débuts modestes sous le régime de l'Instruction publique, a pris dans l'Université un développement gigantesque. Le grand maitre régit et gouverne l'Université et touche 100.000 francs par an — auxquels s'ajoutèrent 10.000 francs de rente sur les biens réservés en Westphalie, une gratification de 100.000 francs en 1809 et le traitement de sénateur —. Il est assisté d'un chancelier et d'un trésorier à 15.000 francs chacun, d'un conseil de 30 membres (à 6 ou 10.000 francs), de 10 inspecteurs généraux (à 6.000 francs), d'un personnel bureaucratique réparti dans deux secrétariats généraux, l'un pour le conseil, l'autre pour les bureaux, dans deux divisions avec de nombreux bureaux. Même en tenant compte des cumuls (plusieurs des inspecteurs généraux sont aussi conseillers), l'état-major parisien de l'Université dépasse quatre-vingts fonctionnaires. Les cumuls sont d'autant plus fréquents qu'on monte plus haut dans la hiérarchie. On s'y retrouve en famille. Ambroise Rendu, avocat, est conseiller et inspecteur général, Sébastien Rendu est sous-chef du secrétariat général des bureaux, Athanase Rendu est notaire de l'Université, Armand Rendu est économe du lycée Bonaparte. Dans les départements, il y avait en principe autant d'académies que de cours d'appel, et le chef-lieu de l'académie était presque toujours établi dans la même ville que la cour. A la tête de chaque académie était placé un recteur (à 6.000 francs), assisté d'inspecteurs (au nombre de deux) à 3 ou 4.000 francs, et d'un conseil (de 10 membres nommés par le grand maître parmi les principaux fonctionnaires de l'Université dans l'académie). A Paris, le conseil de l'Université faisait fonction de conseil d'académie, mais les inspecteurs d'académie étaient au nombre de cinq. Une hiérarchie si splendide devait coûter cher. Mais il ne fallait pas qu'on s'en aperçût. De plus, l'Empereur entendait réduire au minimum la contribution de l'État. A cette double fin, deux procédés furent imaginés. D'abord, les recettes et dépenses de l'Université restaient pour une bonne partie en dehors du budget de l'État. Mais elles ne formèrent pas un compte unique. La comptabilité des Lycées, jointe à celle des Facultés de théologie, des sciences et des lettres, était centralisée dans chaque académie. De plus, l'Université avait à Paris sa caisse centrale. Ainsi, les 18 caisses des Facultés de droit, les 11 caisses des Facultés ou écoles de médecine, les 41 caisses d'académies et la caisse universitaire de Paris forment (en 1812) 71 budgets particuliers dont la juxtaposition constitue théoriquement le budget de l'Université impériale. La balance de la caisse centrale de Paris se chiffrait, en 1812, par 2 614 493 francs. Près des deux tiers des dépenses (60 p. 100) servaient à entretenir le personnel administratif nouveau qui se groupait autour du grand maitre à Paris et autour des recteurs dans les académies. Les recettes étaient alimentées principalement par les taxes (72 p. 100), si bien qu'en dernière analyse, la création de l'Université apparaît comme une création de taxes destinées à payer le traitement d'une hiérarchie nouvelle, parasitaire, créée magnifiquement de toutes pièces, et qui se superpose sans nécessité au personnel enseignant. Mais il y a mieux. Les taxes étaient de deux sortes. Les unes étaient payées par les chefs d'institutions et les maîtres de pension (droit de diplôme), les élèves des Lycées, collèges, institutions, pensions et petits séminaires (rétribution universitaire). Or, si l'on soustrait du total général des deux taxes le montant de la rétribution des Lycées, qui étaient les seuls établissements pris en charge par l'Université, on constate que le reste équivaut, à quelques centaines de francs près en 1812, à ce que coûte la hiérarchie de la grande maîtrise et des académies. Ainsi, ce sont exactement les maîtres et les élèves des établissements que l'État ne subventionne pas, qui sont obligés de payer les traitements des fonctionnaires administratifs auxquels l'État les subordonne. Ils paient, non pour reconquérir leur liberté perdue, niais pour assurer leur sujétion. Le plan d'études dans les Lycées a été profondément
modifié par le statut du 19 septembre 1809. Les élèves ont de neuf à dix-huit
ans, âges extrêmes pour les boursiers, mais le cours normal des classes est
de six ans seulement : deux ans de grammaire, deux ans d'humanités, un an de
rhétorique et un an de mathématiques spéciales. Les élèves de grammaire
apprennent le français, le latin, l'histoire sainte, la mythologie et
commencent le grec, ceux d'humanités continuent le grec, le latin, le
français et reçoivent quelques notions d'arithmétique, de géométrie et le
commencement de l'algèbre ; en rhétorique, on leur enseigne, avec les règles de tous les genres d'écrire et les plus beaux exemples des auteurs anciens et modernes,
un peu de trigonométrie ; en mathématiques spéciales, ils achèvent l'algèbre
et la géométrie, et commencent la physique, la chimie et l'histoire naturelle.
De plus, dans les principaux Lycées, deux classes supérieures facultatives
sont organisées : la philosophie et les mathématiques transcendantes. En
philosophie, les professeurs développaient, en latin ou en français, les
principes de la logique, de la métaphysique et de la morale, avec l'histoire
des opinions des philosophes : les professeurs de sciences faisaient un cours
élémentaire de chimie, de physique, d'optique et d'astronomie. La classe de
mathématiques transcendantes semble avoir été destinée aux meilleurs élèves
de mathématiques spéciales. Mais l'arrêté du conseil de l'Université en date
du 10 février 1810 institua une classe de philosophie dans tous les Lycées
sans exception. Il en résulta que les élèves, en sortant de rhétorique,
passèrent presque tous en philosophie. Seuls les candidats à l'école
Polytechnique entrèrent en mathématiques spéciales, dont le programme parait
dès lors s'être confondu avec celui de mathématiques transcendantes. On en
est donc revenu au régime de la bifurcation, dont l'idée première remonte au
Prytanée du Consulat. Mais la séparation entre littéraires et scientifiques
n'a lieu qu'après la rhétorique, dont le cours est obligatoire pour tous.
Ainsi, l'enseignement est devenu littéraire. Les sciences n'intéressent plus
que les spécialistes. Mais dans les lettres ne figurent plus ni l'histoire ni
la géographie. Le latin l'emporte sur le français. On supprime le vers
français, on maintient le vers latin. Le prix d'honneur du concours général
des Lycées de Paris est réservé à la classe de rhétorique, et, dans la classe
de rhétorique, à la composition latine. L'usage est, dans les Lycées les plus
importants, de recommencer la classe de rhétorique, comme s'il ne suffisait
pas d'une année pour en épuiser les vertus intellectuelles, et les vétérans de rhétorique passent pour les élèves les
plus distingués du Lycée. Bref, on en est revenu au plan d'études des
collèges de l'ancienne Université. La transformation est visible jusque dans
les détails extérieurs. Les professeurs font classe en robe d'étamine noire,
par-dessus laquelle, sur l'épaule gauche, ils portent une épitoge dont la
bordure varie selon le grade et la couleur selon la Faculté (amarante pour les sciences, orange pour les
lettres). Dans l'ancienne France, en 1809, lorsque le régime universitaire entra en activité, le nombre des institutions et pensions s'élève à 697, celui des collèges à 273 et des Lycées à 35. En 1813, dernière année du système impérial d'enseignement, les chiffres sont respectivement de 1001, 346 et 36. Le total des élèves a progressé de 51.249 à 69.439, mais les proportions se sont légèrement modifiées : les institutions et pensions recrutaient 48 p. 100 de la population scolaire en 1809, elles n'en ont plus que 41 p. 100 en 1813 ; par contre, les collèges passent de 36 à 43 p. 100. Quant aux Lycées, ils restent stationnaires à 16 p. 100. Il est vrai que les boursiers du gouvernement (de l'État ou des communes), qui représentaient 8 p. 100 en 1809, ne sont plus que 5 p. 100 en 1813 ; les élèves libres (externes, demi-pensionnaires et internes) montent de 8 à 11 p. 100. Il y a donc eu, si l'on veut, un petit gain. Mais c'est par les collèges et non par les Lycées que l'enseignement universitaire progresse au détriment de l'enseignement libre et s'élève de 52 à 59 p. 100 des élèves. D'ailleurs, il semble vraisemblable qu'on a compté parmi les collèges les écoles ecclésiastiques départementales récemment incorporées à l'Université. S'il en est ainsi, l'échec a été complet. Malgré sa hiérarchie majestueuse, malgré les charges de la rétribution universitaire, et les droits de diplôme, malgré les vexations constantes d'une réglementation de plus en plus autoritaire et méticuleuse, l'enseignement libre — ecclésiastique et laïque — a réussi à maintenir toutes ses positions contre l'enseignement d'État. Enfin cette lutte longue et infructueuse a absorbé toute l'activité du grand maître et de ses collaborateurs. L'Université a été réduite, en fait, à l'enseignement secondaire ; elle ne s'adresse qu'aux fils des classes moyennes et supérieures ; elle n'est pas démocratique ; et elle ne donne pas l'instruction intégrale, car elle se trouve incomplète à la fois par en haut et par en bas, et elle n'a rien fait ni pour l'enseignement supérieur ni pour l'enseignement primaire. Les Écoles spéciales restèrent hors des cadres universitaires. D'après le décret constitutif du 1 mars 1808, il devait être institué des Facultés des sciences et des lettres auprès du Lycée sis au chef-lieu d'académie. Composées de trois ou quatre professeurs seulement, les Facultés n'ont guère été que la prolongation des classes supérieures du Lycée. Tout était commun : le local, le personnel presque en entier, les élèves. Si, dans quelques villes, les cours ont été publics, ils ne paraissent pas avoir eu grand succès. Soit par économie, soit par manque de candidats sérieux, l'administration multiplia les cumuls. A Pau, l'abbé Éliçagaray fut à la fois recteur de l'académie, président du conseil académique, doyen de la Faculté des lettres, professeur de philosophie à la Faculté, proviseur du Lycée et professeur de philosophie au Lycée. Ce maître Jacques de l'Université, d'accord avec son aumônier, cessa de faire chanter les prières pour l'Empereur, quand il eut connaissance de la bulle d'excommunication. Au surplus, il n'y eut dans les 41 académies de l'Université impériale que 19 Facultés des sciences et 31 Facultés des lettres. Elles servaient à la collation des grades autant qu'à l'enseignement. Seules, les Facultés parisiennes des sciences et des lettres s'élevèrent à l'enseignement supérieur. Leur personnel augmenta vite, tant en professeurs titulaires qu'en adjoints et en suppléants. II fut, dès l'origine, très remarquable. Il suffit de citer les noms de Royer-Collard, Laromiguière, Lemaire, Lacretelle, Guizot, Barbier du Bocage, Boissonnade à la Faculté des lettres, de Biot, Thenard, qui professait aussi au Collège de France et à Polytechnique — les cumuls dans l'enseignement supérieur étaient plus fréquents encore à Paris que dans les départements —, Haüy, Poisson, Gay-Lussac, Lacroix, Geoffroy Saint-Hilaire à la Faculté des sciences. Les cours publics de la Faculté des lettres attiraient la foule. Enfin, les professeurs avaient des élèves réguliers. L'École normale devait, d'après le décret constitutif de 1808, recevoir jusqu'à 300 jeunes gens qui y seraient formés à l'art d'enseigner les lettres et les sciences, pour prendre leurs grades et devenir ensuite professeurs. Ils suivraient les cours des Facultés des sciences et des lettres de Paris et les compléteraient sous la direction de maîtres de conférences particuliers. La réalité fut tout ensemble plus modeste et très glorieuse. L'École ne fut installée qu'en 1808, sous les combles, au Lycée impérial (Louis-le-Grand), avec 45 élèves seulement pour les deux sections des lettres et des sciences, mais elle eut, comme maîtres de conférences, Burnouf et Villemain, et comme élèves Damiron, Dubois, Guigniaut, Patin, Victor Cousin, Augustin Thierry. Deux sortes d'écoles restèrent en dehors de toute organisation : l'enseignement des jeunes filles et l'enseignement primaire. Je ne pense pas qu'il faille s'occuper d'un régime d'instruction pour les jeunes filles, déclarait l'Empereur au Conseil d'État : elles ne peuvent être mieux élevées que par leurs mères. Les pensionnats de demoiselles et les couvents, parfois très mondains, parfois trop austères, eurent, par une exception unique dans la société napoléonienne, toute liberté. L'enseignement primaire était régi par la loi du 1er mai 1802. Les maîtres d'école, nommés par les maires et les conseils municipaux, avaient pour traitement le logement fourni par la commune et la rétribution payée par les parents suivant le tarif établi par le conseil municipal. Un an après la promulgation de la loi, Fourcroy s'enquit aux préfectures de ce qu'on avait fait (17 mai 1803). On n'avait rien fait, ou presque rien. Mais, entre l'État et les communes, un troisième personnage se glissa modestement. Il ne demandait rien, sinon qu'on le laissât faire. C'était le frère ignorantin, l'instituteur séculaire, humble et dévoué. Je crois, déclarait Napoléon au Conseil d'État, le 22 mai 1804, qu'il faudra, quoi qu'on en dise, rétablir les frères ignorantins. L'organisation de l'Université modifia la condition légale de l'enseignement primaire : les instituteurs seront, en théorie du moins, membres de l'Université. L'idée est neuve, elle est féconde, et sera dans l'avenir une grande force ; mais elle est née de la préoccupation que rien ne doit échapper au monopole centralisateur de l'administration universitaire. Les circulaires du grand maître, en date du 30 janvier et du 16 mars 1809, permettent de supposer que, dans son esprit, l'école primaire devait être confessionnelle. En 1812,1e ministre de l'Intérieur promit une subvention de 23.000 francs au noviciat des ignorantins ; bien plus, il en paya une partie : il versa aux frères 4.250 francs ; et cette somme, renouvelée peut-être l'année suivante, représenta exactement le total des dépenses faites par le Consulat et l'Empire pour l'instruction primaire. Dans quelques départements, où il était nécessaire de faire connaître aux instituteurs la langue française, les préfets avaient organisé des classes normales ; seules, les classes normales de Strasbourg se sont poursuivies sans interruption depuis 1810, date où le préfet Lezay-Marnésia les inaugura : et c'est ainsi que l'école normale primaire du Bas-Rhin est devenue la plus ancienne de France. L'enquête de 1810 porte que dans l'Oise les instituteurs appelés à des leçons normales données sur différents points du département, ont ensuite été examinés par un jury tant sous le rapport de l'instruction que sous celui des mœurs et de leur attachement aux institutions : toutes les garanties étaient ainsi rassemblées. Et elles n'étaient pas superflues : souvent le personnel primaire était des plus médiocres, surtout dans les campagnes, et les conditions matérielles déplorables. — Mais la pédagogie, si vivante à l'époque révolutionnaire, commençait à se ranimer. Un article de la Décade en 1804 rappela le nom de Pestalozzi, et on publia plusieurs précis ou exposés de son système. Deux recteurs de l'Université impériale, précédemment professeurs, l'un et l'autre, dans les écoles centrales, Ordinaire à Besançon, Jacotot à Dijon, tiraient de la pratique leur méthode personnelle. Techniquement, un progrès important s'accomplissait de proche en proche : le calcul décimal remplaçait le calcul fractionnaire ; on écrivait, par exemple, 3,80 au lieu de 3 4/5. L'orthographe s'ankylosait : le rigorisme graphique qui subsiste encore aujourd'hui parait dater des premières années du siècle ; peut-être même est-il, chronologiquement, le premier des bienfaits dont l'Université a doté la France. |