HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LE RÉGIME IMPÉRIAL.

CHAPITRE IV. — LES AFFAIRES RELIGIEUSES.

 

 

I. — L'ÉGLISE CONCORDATAIRE IMPÉRIALE.

DEVENU Empereur, Napoléon continua de protéger son Église, et les bienfaits qu'il lui prodigua dans les premières années sont tels qu'il est douteux que le prince le plus pieux ait jamais pu faire plus. En 1804-05 (an XIII) le budget des cultes s'élevait déjà à 35.426.923 francs, dont 290.000 pour l'administration centrale, 23.018.996 pour les pensions ecclésiastiques, 11.922.308 pour le culte catholique et 195.619 pour le culte protestant, sans compter les dépenses départementales et communales ni la valeur des biens restitués aux églises. On comptait, en l'an XIII, 96.320 pensionnaires, dont 63.689 prêtres et religieuses, qui recevaient en moyenne 260 francs par an, et 32.631 anciennes religieuses à 170 francs en moyenne. Théoriquement, ces chiffres ne pouvaient que diminuer, la pension étant viagère et toutes les liquidations étant régularisées. Mais le décret du 27 juillet 1808 porta que tous les individus appartenant autrefois à l'état ecclésiastique pouvaient faire liquider leur pension, même s'ils n'étaient pas réunis à leur évêque, comme le voulait l'arrêté du 23 mai 1802. Il en résulta qu'un grand nombre de pensionnaires nouveaux purent se faire inscrire, sans passer forcément dans les rangs du clergé concordataire, et qu'en 1813 le montant total des pensions payées au titre ecclésiastique ressortait, parait-il, à 31 millions.

Les dépenses du culte catholique passèrent à 14.233.849 francs en 1809 et à 16.272.868 francs en 1813. L'augmentation s'explique par les accroissements territoriaux de l'Empire. Mais, pour juger des largesses de Napoléon, il faut comparer le chiffre initial de l'an XIII avec les chiffres du Consulat. Le 22 mai 1804, Napoléon annonça au Conseil d'État son intention d'allouer en sus de la pension un traitement aux desservants des succursales. Ceux-ci se trouvaient en effet dans une situation précaire. La pension ne leur suffisait évidemment pas, le casuel était mince dans les petites églises de campagne et, malgré les invites de l'administration préfectorale, les communes ne pouvaient pas assurer un traitement supplémentaire régulier, ou elles ne voulaient pas, quand elles pouvaient. Les contributions volontaires des fidèles, sur lesquelles on avait cru pouvoir compter, semblent avoir fait complètement, défaut partout. Le décret du 31 mai 1804 accorda donc aux desservants un traitement de 500 francs, mais sur lequel devait être précompté le montant de la pension ecclésiastique. De plus, le nombre des succursales que l'État reconnaîtrait allait être déterminé, et diminué, sur une nouvelle répartition opérée d'accord entre l'autorité diocésaine et préfectorale. Le décret du 26 novembre 1804 le fixa à 24.000, que le décret du 30 septembre 1807 éleva ensuite à 30.000 (dont 26.000 pour l'ancienne France). L'Empire a été une fabrique de fonctionnaires. Il en créait par production continue. Chaque fois que Napoléon en trouvait l'occasion, il prenait comme plaisir à incorporer à l'État un nouveau personnel d'agents rétribués sur les fonds publics. Mais jamais il ne fit plus belle opération, et l'étatisation des desservants décupla d'un coup le personnel de l'Église concordataire. Elle fut du moins très avantageuse pour l'Église. Le bas clergé des campagnes eut désormais la certitude de pouvoir subsister, non richement certes, mais avec la sécurité du lendemain. Qui sait si, autrement, les paysans n'auraient pas achevé de se déchristianiser dans certaines régions ? Les desservants des succursales non maintenues dans la nouvelle répartition, les vicaires et les chapelains des annexes et des chapelles régulièrement établies dans les paroisses ou les succursales trop étendues, restaient, comme par le passé, à la charge des communes ou des fidèles qui se cotisaient. Le décret du 30 décembre 1809 leur attribua un traitement de 300 à 500 francs, payable par la commune au cas où les revenus de l'église seraient insuffisants. Comme les communes n'accordaient guère que le minimum, le ministère de l'Intérieur l'éleva d'office à 350 francs et imposa ensuite une augmentation proportionnelle au nombre des habitants, le maximum de 500 francs devenant le minimum obligatoire dans les communes au-dessus de 15.000 habitants (1812 et 1813).

La restitution des édifices consacrés au culte fut opérée par l'État de la manière la plus large, et se prolongea de longues années, mais surtout après que le traitement des desservants fut devenu une dépense d'État. La loi de finances du 15 septembre 1807 institua sur les revenus fonciers des communes un prélèvement de 10 p. 100, dont le montant devait former un fonds commun de subvention afin d'aider les communes les plus pauvres à l'entretien des églises et des presbytères. On sait en effet que les biens des églises paroissiales étaient considérés comme propriétés communales. Mais les lois organiques en avaient confié l'administration à des sociétés cultuelles qu'on appelait fabriques (art. 76). L'arrêté du 29 avril 1803 confia aux évêques le soin d'organiser les fabriques de leurs diocèses. Mais, dès le 26 juillet 1803, un autre arrêté porta que, dans les fabriques, les marguilliers seraient à la nomination du préfet, et le décret du 30 décembre 1809 donna aux conseils de fabrique et aux bureaux de marguilliers leur organisation définitive. Quant aux règlements particuliers rédigés précédemment par les évêques, on les considéra comme supprimés de droit (arrêt du Conseil d'État du 22 février 1813).

Théoriquement, les ordres religieux dans lesquels on se lie par des vœux perpétuels demeurèrent interdits. Mais le gouvernement se réservait le droit d'autoriser les agrégations ou associations d'hommes ou de femmes (décret du 22 juin 1804). Il va sans dire que les intéressés ne se prêtaient pas à la subtilité de cette distinction et qu'en fait les agrégations n'étaient rien de moins que des congrégations. En juin 1804, l'État déclarait n'avoir encore autorisé que cinq agrégations de femmes ; un an plus tard, Portalis en énumérait déjà une vingtaine, qu'il proposait de soutenir discrètement, encore que deux autorisations seulement eussent été régulièrement délivrées dans l'intervalle. Le décret du 30 septembre 1807 convoqua à Paris, sous la présidence de Madame Mère, un chapitre général pour faire connaître ses vues sur les moyens les plus propres à étendre les congrégations hospitalières. Désormais les autorisations se multiplient. D'abord accordées par congrégation en général, puis, semble-t-il, par établissements séparés, elles furent nombreuses surtout en 1810, où l'on en compte près de deux cents. La fiction administrative voulait que toutes les congrégations féminines fussent hospitalières ou charitables ; quant aux autres, les pensionnats payants, les ordres contemplatifs, on fermait les yeux.

Parmi les congrégations d'hommes, seuls les missionnaires obtinrent l'appui du gouvernement. Les missions à l'intérieur ayant eu grand succès dans quelques diocèses, Napoléon les fit subventionner (4 août 1804). Les missions étrangères agréaient à l'Empereur. Je les enverrai prendre des renseignements sur l'état du pays, disait-il au Conseil d'État le 22 mai 1804 ; leur robe les protège et sert à couvrir des desseins politiques et commerciaux. La congrégation des Lazaristes, puis celle des Missions étrangères et du Saint-Esprit reçurent l'autorisation officielle (27 mai 1804 et 23 mars 1805) et des subventions régulières. D'autres congrégations d'hommes se reconstituèrent encore, mais subrepticement : les Pères de Picpus, les Pères de la Retraite (sans doute un avatar des Chartreux), les Jésuites, enfin, dont l'histoire, par moments fort obscure, semble s'être poursuivie sans interruption dès avant la reconstitution de la célèbre compagnie en Russie (7 mars 1801) jusqu'à son rétablissement à Rome (7 août 1814), à travers la Société de la Foi de Jésus, de l'Italien Paccanari (1795), la Société du Sacré-Cœur de Jésus dans l'Allemagne du Sud, et la Société des Adorateurs de Jésus, du Français Varin (1799). Les Pères avaient déjà des établissements à Lyon, à Paris (avec noviciat), des collèges d'enseignement secondaire à Amiens, Belley, Roanne, quand le décret du 22 juin 1804 déclara dissoute leur agrégation et association. Mais il resta lettre morte, parce que, dans un acte qu'ils dataient de la veille (21 juin), les Pères déclarèrent qu'ils n'étaient pas paccanaristes. Les archevêques de Lyon et de Bordeaux leur confièrent bientôt la direction de leurs petits séminaires. A Paris, la Congrégation compta, de 1801 à 1804, 190 inscriptions, dont 2 ecclésiastiques, 38 nobles et 150 du tiers ; de 1804 à 1809, 193 inscriptions, dont 14 ecclésiastiques, 53 nobles et 19.6 du tiers. Les avocats, les médecins, les noms roturiers d'un Cauchy, d'un Laënnec, alors étudiants l'un et l'autre, voisinent sur la liste avec ceux de Mathieu de Montmorency, d'Alexis de Noailles ou de Charles de Breteuil, beau-frère de Choiseul-Praslin. Les membres de la Congrégation se confessaient presque tous au directeur, le P. Delpuits, ou à l'abbé de Frayssinous. D'autres Congrégations semblables furent fondées en province. Il y en eut à Lyon dès 1803 sous la direction du P. Roger (qui pendant son émigration était entré à Augsbourg dans la Société du Sacré-Cœur), à Bourg-en-Bresse et à Bordeaux en 1804, à Grenoble et à Langres en 1805, à Saint-Malo et à Nantes en 1806, à Paris même, parmi les jeunes élèves du Collège Notre-Dame des Champs dirigé par l'abbé Liautard en 1807, à Rennes en 1808, et la plupart étaient en relations avec la Congrégation de Paris.

Les dissidents catholiques étaient réduits au silence. La Petite Église subsistait, nullement diminuée, semble-t-il. Le juin 1805, Napoléon se plaignait encore que l'ancien évêque de Coucy lui fit le plus grand mal et correspondit toujours avec ses diocésains. Mais on organisa si bien le silence que la postérité en a été longtemps dupe. Les ci-devant constitutionnels étaient pour la plupart résignés, mais non réconciliés avec l'orthodoxie, qui de son côté ne leur pardonnait pas. Quand ils le pouvaient, ils se groupaient autour d'un des leurs, devenu curé et protégé par son inamovibilité. Dans beaucoup de villes, il y avait ainsi une église (comme Saint-Séverin, à Paris) dont le clergé était constitutionnel de cœur. Plusieurs des anciens évêques communiquants devinrent chanoines, curés, voire desservants, de préférence dans les diocèses de ceux de leurs collègues qui avaient été nommés évêques concordataires. A Besançon, Le Coz réunit ainsi près de lui quelques constitutionnels de marque. Il était du reste tenu en défiance par son clergé, mal obéi jusque dans son séminaire et mal soutenu par le préfet. D'autres prélats constitutionnels vivaient dans la retraite, à Paris, et fréquentaient chez Grégoire ou correspondaient avec Mauviel, ancien évêque de Saint-Domingue, devenu curé de Mantes. Quand ils mouraient, fidèles à leurs principes, Grégoire ou Mauviel prononçaient leur oraison funèbre. Mais, dans les départements éloignés, l'intolérance des orthodoxes était trop souvent visible. De 1802 à 1814, on compte 36 décès d'anciens évêques constitutionnels : 20 sont morts sans s'être réconciliés avec l'Église établie, 8 seulement (dont 2 évêques concordataires) s'étaient rétractés ; les autres sont douteux. Au lit de mort, la rétractation était sollicitée en de douloureuses et lamentables démarches qui parfois se prolongeaient par des polémiques posthumes sur l'authenticité ou la sincérité de la signature obtenue. Puis les obsèques provoquaient encore de nouveaux incidents. Le plus souvent, l'évêque concordataire interdisait qu'on déposât sur la bière les insignes épiscopaux, quand la réconciliation n'avait pas été effective. Ou bien le clergé orthodoxe refusait son concours et les constitutionnels seuls assistaient à la cérémonie. Il arriva même, à deux ou trois reprises, que la population s'en mêlât, prenant parti contre les orthodoxes. Les constitutionnels n'eurent de paix relative que dans les dernières années du règne, quand le clergé concordataire s'immobilisa devant la lutte entre l'Empereur et le pape.

Avec l'Église établie, la religion a droit aux honneurs publics. Le décret de messidor (13 juillet 1804) ordonne de rendre les honneurs militaires au Saint-Sacrement, lorsqu'il passera sur la voie publique. Dans la liste des préséances, les cardinaux viennent au troisième rang, après les princes et les grands dignitaires et avant les ministres ; les archevêques après les généraux de division et les premiers présidents de cour d'appel, avant les préfets ; les évêques, après les généraux de brigade et avant les commissaires généraux de police et les sous-préfets. La fête nationale se confond avec une fête religieuse, et la Saint-Napoléon est célébrée le même jour  que l'Assomption, en vertu d'un décret impérial du 19 février 1806, sanctionné par un indult du légat Caprara. Il est vrai que personne ne connaissait saint Napoléon, ce qui était fort gênant pour la prédication analogue à la circonstance. D'Osmond, évêque de Nancy, en référa à Portalis, qui en référa à Caprara, qui en référa à Rome : finalement la légende du saint, enfin retrouvée, fut transmise aux diocèses par circulaire ministérielle. Les autorités constituées devaient assister à la prédication et à la procession, laquelle, suivant le désir de l'Empereur, devait avoir un caractère propre à effacer les anciens souvenirs. On plaça au premier dimanche de décembre la fête du 2 décembre, destinée à commémorer le couronnement et la bataille d'Austerlitz, la gloire des armées françaises et l'étendue du devoir imposé à chaque citoyen de consacrer sa vie à son prince et à sa patrie. Quelques évêques auraient voulu ressusciter d'anciennes fêtes chômées, ou imposer de manière plus stricte le respect du dimanche : le gouvernement les en empêcha. Les fêtes étaient religieuses, mais d'État. L'église Sainte-Geneviève, à Paris, rendue au culte, desservie par le chapitre de Notre-Dame, devait servir, comme au temps où elle était Panthéon, à la sépulture des hauts dignitaires et fonctionnaires de l'Empire, et, comme autrefois les rois de France, les membres de la nouvelle dynastie devaient être ensevelis à Saint-Denis, où l'on établit, en attendant, une manière de chapitre noble, composé d'anciens évêques.

Ainsi le gouvernement impérial protégeait le clergé séculier dans son personnel et dans ses biens, il aidait et il tolérait le clergé régulier, il faisait taire les dissidences, il associait l'Église établie aux honneurs de l'État et les grands personnages de l'État aux honneurs de l'Église. En échange, que demandait-il ? La paix, l'unité, l'obéissance, le respect des lois, le loyalisme envers l'Empereur, et, dans certains cas, un concours discret à la direction de l'esprit public. — Le code pénal et le code d'instruction criminelle rappelèrent aux ecclésiastiques les obligations qui résultaient pour eux des articles organiques et de la législation existante. Cependant une exception aux principes du code civil avait été officieusement consentie en faveur de la hiérarchie catholique : le mariage des prêtres fut interdit et les ecclésiastiques autorisés à refuser la bénédiction nuptiale aux divorcés qui se remariaient avant que le premier mariage eût été dissous par la mort d'un des conjoints. Afin d'éviter les polémiques, tous les journaux religieux furent fondus en un seul, le Journal des curés (1806), dont la rédaction fut surveillée soigneusement, et qui fut réuni plus tard (1811), en même temps que le Journal du commerce, le Courrier des spectacles, d'autres feuilles encore, au Journal de Paris. — Les livres d'église, les heures et les prières ne pouvaient être imprimés ou réimprimés que par la permission expresse de l'évêque diocésain (décret du 28 mars 1805). Aux termes des articles organiques, il ne devait y avoir qu'une seule liturgie et un catéchisme pour toutes les églises catholiques de France. La rédaction du catéchisme, commencée dès 1803, sons la direction de Caprara, puis d'une commission d'ecclésiastiques dont faisait partie l'abbé d'Astros, neveu de Portalis, fut interrompue par l'établissement de l'Empire et achevée seulement en 1806. On s'était d'ailleurs contenté de reprendre le texte du catéchisme de Bossuet. Mais la question était de savoir comment on définirait l'obéissance due à l'autorité établie. Quand Napoléon fut devenu empereur, on donna un long développement aux devoirs des chrétiens pour les princes qui les gouvernent et particulièrement pour Napoléon. Bien que Rome, par tradition ecclésiastique et par opposition aux organiques, fût opposée à l'unité du catéchisme et tînt pour le droit épiscopal des catéchismes particuliers à chaque diocèse, le légat Caprara donna son approbation au catéchisme impérial, que le décret du 4 août 1806 rendit obligatoire dans tout l'Empire.

Parfois Napoléon, ou, sur ses ordres, le ministre des Cultes, indiquait aux évêques le sujet qu'ils auraient à développer dans leurs mandements et lettres pastorales : sur la conscription, la guerre, l'intolérance des Anglais à l'égard des catholiques irlandais, et quand, par une exception très rare (à peine s'en présenta-t-il deux ou trois fois), les prélats ne suivaient pas exactement les instructions qui leur étaient transmises, ils étaient sévèrement réprimandés. Des Te Deum solennels étaient célébrés, sur l'ordre du gouvernement, à chacune des victoires de l'Empereur. Il arrivait même qu'on faisait lire au prêtre, dans les églises paroissiales, le Bulletin de la Grande Armée.

Mais je ne trouve pas cette lecture convenable, écrivait Napoléon le 25 décembre 1805, elle n'est propre qu'à donner plus d'importance aux prêtres qu'ils ne doivent en avoir ; car cela leur donne le droit de commenter, et, quand il y aura de mauvaises nouvelles, ils ne manqueront pas de les commenter. L'Empereur ajoutait, le 4 janvier 1806 : En général, il ne faut point se fâcher ni discuter surtout avec les prêtres, lorsque cela n'est point d'une nécessité absolue. Il faut les maintenir dans leurs limites. C'est un grand mal que de leur faire sentir qu'ils ont une importance politique. Il faut porter beaucoup d'attention aux prêtres, comme hommes, les mettre à leur place selon ce point de vue, mais éviter de donner lieu à l'intérêt qu'ils attachent souvent à des enfantillages.

Paroles prudentes, de politique avisée, et qui eut plein succès. Le haut clergé concordataire était soumis au gouvernement, comme le bas clergé à l'évêque. De fait, tous les éléments d'opposition s'étaient exclus d'eux-mêmes ou avaient été écartés lors de la première formation de l'épiscopat. Pour la plupart des évêques, l'Empereur apparut vraiment comme le restaurateur de la religion. Entre eux, les évêques avaient peu de relations et restaient isolés. Au passé, les rancunes subsistaient ou tout au moins les défiances. Les origines étaient hétérogènes, tant sociales que religieuses. Le légat Caprara était bien trop prudent et dévoué au gouvernement qui le récompensait avec largesse — pour se prêter à des conciliabules épiscopaux. L'unité d'action n'était ni dans l'épiscopat, ni auprès du légat représentant du pape, mais au ministère des Cultes, et Portalis avait admirablement saisi le ton qui convenait pour donner des ordres sans paraître commander. Parfois il arrivait aux préfets, qui se croyaient investis de tous les pouvoirs, de communiquer directement avec le clergé paroissial, sans l'intermédiaire de l'évêque. Portalis, au contraire, se montra toujours respectueux de la hiérarchie. Les prélats étaient reçus à la Cour, et la Cour prenait l'allure pieuse. Quand l'amiral Bruix, un mécréant notoire, mourut en 1805, son cousin d'Osmond, évêque de Nancy, alla en informer l'Empereur. Au moins, Monsieur l'évêque, lui répondit Napoléon, avons-nous la consolation qu'il soit mort dans des sentiments chrétiens ? A-t-il reçu les secours de la religion ? Les courtisans firent en sorte d'organiser des fins édifiantes dans leurs familles, quand la mort venait. La pompe des enterrements religieux, abolie depuis de longues arillées, fut restaurée à Paris et dans les grandes villes, tandis que, dans les campagnes, les paysans retrouvaient le chemin des pèlerinages oubliés et s'y rendaient comme en partie de plaisir : grave et gaie, la religion renaissait.

Il reconstruira le temple de Dieu, et sera chargé de gloire, il s'assiéra sur son trône et il dominera : ne dirait-on pas que le Prophète a voulu peindre, dans ce peu de mots, l'auguste prince qui nous gouverne ?

Tel était, d'après Zacharie, l'exorde d'un discours prononcé, le 15 août 1805, par l'abbé d'Astros. Et l'orateur célébrait ensuite le triomphe de la religion, triomphe éclatant dont l'éclat ira rejaillir sur tous les siècles futurs ; triomphe heureux pour tous, même pour ceux qui paraissent vaincus, et dont tous ont à se réjouir. Tous les ecclésiastiques parlaient comme d'Astros, et ils s'exprimaient souvent en hyperboles plus exagérées encore. Quant au pape, personne n'ignorait qu'il vivait à Rome, hors des frontières de l'Église Impériale.

 

II. — LE TEMPLE, LA LOGE ET LA SYNAGOGUE.

COMME dans les églises catholiques, le grand nom de Napoléon était béni dans les synagogues israélites, les loges maçonniques et les temples protestants. Partout la reconnaissance s'épanchait, la gratitude et la joie de l'impériale protection. Les dépenses inscrites au budget pour les cultes protestants passèrent de 22.363 francs en l'an XI (1803) à 695.000 francs en 1813. L'augmentation est considérable. Mais les protestants étaient nombreux dans les départements nouvellement annexés. et les dépenses pour les églises protestantes de l'ancienne France ne dépassaient pas 320.000 francs à la fin du règne. L'arrêté du 5 avril 1804, et le décret du 5 mai 1806 réglementèrent le traitement des ministres protestants — de 1.000 à 2.000 francs, 3.000 francs à Paris, environ 250 postes pour l'ancienne France, dont 50 luthériens —, suivant les mêmes principes que pour les ecclésiastiques catholiques. Ce fut pour les protestants une période d'organisation paisible et de progrès matériels. La prédication était toute morale, quasi rationaliste. Presque partout, la religion naturelle avait supplanté les vieilles croyances calvinistes et luthériennes. Vers la fin du règne, en 1811 et 1812, les polémiques de Daniel Encontre, professeur à Montpellier, contre Combes-Dounous et Esaïe Gase, professeurs à Montauban, qu'il accusait d'hétérodoxie, sont les premiers indices du réveil prochain. Jusqu'alors, il semblait que les passions théologiques fussent éteintes. Or, il en était bien souvent de même chez les catholiques, dans certains milieux et dans certaines régions, du moins dans les premières années. Aussi relève-t-on des exemples parfois surprenants de concorde entre les deux confessions. Dans l'Ariège, les catholiques souscrivaient à la collecte organisée par les protestants  pour l'édification de leur temple ; dans la Drôme, ils font mieux : ils bâtissent à frais communs une église ou temple simultané, pour l'usage des deux cultes. A Mazamet, le consistoire réformé demande au gouvernement d'autoriser la procession sur la voie publique. Le 8 novembre 1804, Le Coz, archevêque de Besançon, adressa aux pasteurs les plus connus un appel à l'union.

Des protestants, en très petit nombre, exercèrent des fonctions publiques : Rabaut-Dupuis (le frère de Rabaut Saint-Etienne et de Rabaut-Pomier, l'ancien Conventionnel devenu pasteur à Paris) mourut conseiller de préfecture, Jeanbon Saint-André, pasteur et Conventionnel, fut préfet à Mayence, Jaucourt sénateur, l'ancien Conventionnel Pelet, de la Lozère, conseiller d'État. Mais bien plus nombreux étaient les francs-maçons dans les hautes dignités de l'État. Il est probable que Napoléon a été affilié ; Joseph, Lucien, Louis, Jérôme, Eugène étaient maçons. Parmi les maréchaux, on cite Augereau, Bernadotte, Berthier, Kellermann, Macdonald, Marmont, Masséna, Murat, Ney, Oudinot, soit 10 maçons sur 25 maréchaux d'Empire, et encore la liste n'est-elle certainement pas complète. Les généraux Beurnonville, Lauriston, Maison, maçons sous l'Empire, devinrent ensuite maréchaux. Dans les fonctions civiles, Cambacérès, Fouché, le sénateur Valence, Siméon, Muraire, peut-être Sieyès, Grégoire, Talleyrand ; parmi les anciens nobles, Choiseul-Praslin, Luynes, Stanislas Girardin ; parmi les savants, les artistes et les gens de lettres, Bouilly, Boïeldieu, Lacépède, Lalande, Alexandre Lenoir, et bien d'autres encore, appartenaient à la franc-maçonnerie. Le recrutement se faisait surtout dans la bourgeoisie et l'armée. La plupart des corps de troupes eurent leur loge régimentaire ambulante. Par contre, l'ancienne noblesse, qui au siècle précédent avait fourni un contingent considérable, s'abstenait maintenant.

 L'unité maçonnique, réalisée sous l'obédience du Grand-Orient (transféré rue du Four-Saint-Germain), manqua de sombrer lorsqu'Alexandre de Grasse-Tilly (fils de l'amiral vaincu par les Anglais aux Saintes) rapporta secrètement d'Amérique et des Iles le rite à nombreux grades, qu'on appelle écossais, ou, suivant les temps et les modalités, rite de perfection, ordre de Héredom, système des hauts degrés, du prince du royal secret, des chevaliers et de l'empereur d'Orient et d'Occident, ou plus communément rite ancien et accepté écossais. Le 1er novembre 1804, le Grand-Orient apprit avec stupéfaction l'existence du Suprême Conseil du 33e degré, avec Louis Bonaparte comme grand maitre et Tilly comme grand commandeur. Mais la crise fut courte. Le sacre prochain de l'Empereur par le pape inquiétait les maçons. Ils sentaient leurs principes en péril et l'unité nécessaire. Ils négocièrent, chez Kellermann, et sans doute avec l'assentiment de l'Empereur. Le grand vénérable du Grand-Orient, Roëttiers de Montaleau, s'effaça modestement devant Joseph Bonaparte, qui fut nommé grand maître (9 novembre), avec Louis comme adjoint (le 14) ; puis, au lendemain du couronnement à Notre-Dame, les hauts dignitaires des deux rites, français et écossais, se réunirent en un convent de fraternité et conclurent un concordat d'union (3-5 décembre). Plus tard, le 13 décembre 1805, Cambacérès succéda à Louis comme grand maître adjoint du Grand-Orient, et, en 1806, comme souverain grand martre commandeur du suprême conseil du rite écossais et grand maître d'honneur du rite de Héredom. Le choix était excellent. Cambacérès était solennel, soucieux d'étiquette, diplomate avisé et philosophe sincère. Il présida aux tenues avec une dignité convaincue. En sa personne, il réalisa l'union des rites, et la concorde régna jusqu'à la fin de l'Empire.

Sous son inspiration, le Grand-Orient dirigea fort habilement la maçonnerie française. 11 accepta ou toléra les variétés rituelles et les hauts degrés, mais à la condition d'adhérer à son obédience et d'être en communication régulière avec lui. C'est ainsi que, dès 1806, le rite de Narbonne à 10 degrés obtint son affiliation au Grand-Orient. Existait-il encore des Martinézistes ou disciples de Martinez Pasqualis (mort à Port-au-Prince en 1779), des Martinistes ou disciples de Saint-Martin, le Philosophe inconnu, mort en 1803 ? Il ne semble pas ; mais les groupements nouveaux étaient nombreux : les Sophisiens en 1802, la Société du réveil de la Nature en 1804, l'ordre Templier de la Miséricorde en 1807, le cercle des Philochoréites en 1808, les Chevaliers bienfaisants de la Cité-Sainte à Strasbourg. Très rares furent les dissidents. On raconte que l'ordre militaire des Philadelphes ne se serait pas rallié à l'Empire et aurait pris secrètement une attitude d'opposition politique.

L'ordre de Misraïm ou du rite égyptien, importé en France par Michel Bédarride, un Israélite comtadin, et qui comprend 4 séries, 17 classes, 90 degrés, le 90e étant l'Inconnu souverain grand maître absolu puissant suprême de l'Ordre, ne demanda son adhésion au Grand-Orient qu'après la chute de Napoléon ; le Grand-Orient refusa (1817), mais, suivant une croyance alors fort répandue et à laquelle l'expédition d'Égypte avait donné un regain de faveur, la franc-maçonnerie avait eu ses origines dans l'antiquité égyptienne. Il est difficile de se prononcer avec certitude sur l'action de la maçonnerie. Qu'elle ait été, dans son ensemble, dévouée au régime impérial, il n'en faut pas douter. Qu'elle ait conservé la tradition philosophique et politique du siècle précédent et de la Révolution, et contribué dans une certaine mesure au mouvement des idées, rien n'est plus vraisemblable. Quoi qu'il en soit, l'obédience du Grand-Orient napoléonien s'étendait en 1804 à 300 ateliers, en 1806 à 664, en 1810 à 1161, en 1814 à 1223 (886 loges et 337 chapitres), tant du rite français que du rite écossais, et elle constitue encore aujourd'hui la plus vaste organisation maçonnique qui ait jamais existé. Aussi Pie VII eut-il soin de condamner la maçonnerie, le 13 août 1814, quelques jours après qu'il eût rétabli les Jésuites.

L'organisation maçonnique s'achevait, en 1806, quand commença l'organisation israélite. Mais l'accession des Juifs au droit de citoyen proclamée, par la Constituante, n'avait pas eu que d'heureux effets. On comptait alors dans l'Empire environ 77.000 Israélites, dont 46 500 pour l'ancienne France. Ils se répartissaient en quatre groupes différents par les origines, les rites et le caractère social. Les Juifs d'Avignon ou du comtat Venaissin, au nombre de 2 500, descendaient pour la plupart des Juifs chassés de France au rive siècle et réfugiés dans les États du pape. Les Juifs de Bordeaux. de Bayonne, des Landes et des Basses-Pyrénées étaient venus du Portugal au début du XVIe siècle. Beaucoup étaient originaires d'Espagne et avaient trouvé au Portugal un premier asile. Leur nombre était d'environ 4.000. En Alsace et en Lorraine, les Juifs n'avaient reparu qu'après la guerre de Trente ans, et, depuis le XVIIe siècle, ils passaient le Rhin, de plus en plus nombreux. Ils étaient déjà 36 : ;00. Aux Juifs comtadins, on peut joindre les 5 500 Juifs italiens des départements formés au delà des Alpes et qui sont, eux aussi, d'antique établissement, et, de même, les Juifs des départements de la rive gauche du Rhin (25.000) étaient, comme les Juifs d'Alsace, des nouveaux venus. Les colonies juives de Paris (2.500) et des départements voisins (au nombre d'un millier) se recrutaient parmi les groupements juifs des autres régions. C'est à Paris que s'opérait l'amalgame entre les diverses races juives et que les Hébreux apprenaient à se connaître.

Les différences étaient profondes, en effet, entre les Juifs du Midi et les Juifs du Nord, les Sefardim originaires du pays biblique de Sefarad, que les commentaires hébreux disaient être l'Espagne, et les Askenazim, compatriotes d'Asckhenez, l'ancêtre tamuldique des Allemands. Les Juifs portugais, les descendants des Marranes (ou pseudo-convertis) espagnols, et comme eux les Juifs comtadins et italiens, établis dans le pays de temps immémorial, étaient d'esprit ouvert et de philosophie éclairée ; ils lisaient, disait-on, la Bible dans Voltaire ; ils avaient des habitudes de faste, sinon d'ostentation, et de générosité ; ils pratiquaient le négoce sans se faire une spécialité du commerce d'argent ; plusieurs avaient acquis une grande fortune ; pour eux, le sage précepte du Talmud : les lois du gouvernement font la loi, était d'application facile ; leurs concitoyens les estimaient, et ils étaient depuis longtemps devenus Français de cœur et d'âme, avant que la loi ne leur conférât les droits politiques. Tout au contraire, les humbles Askenazim, dans leurs larges vêtements sordides, avec leurs longues barbes et leurs rouflaquettes rituelles aux tempes, n'avaient ni dans leur esprit, ni dans leurs mœurs, les allures de leur condition nouvelle. Ils ne parlaient pas français, ni même allemand, mais un dialecte spécial, le judéo-allemand. Trop rapprochés du temps où ils étaient exclus de toutes les professions régulières et de la propriété foncière, ils ne vivaient que de friperie, de brocantage, de maquignonnage et d'usure. Ils pratiquaient un ritualisme rigoureux, comme au temps de l'oppression ; ils y tenaient comme au seul héritage de leur patrimoine national. Ils ne disaient plus les paroles vengeresses et haineuses du Talmud : Le meilleur des goyim, tue-le !, mais trop souvent, dans leurs transactions, ils agissaient comme s'il était écrit : Le meilleur des goyim, trompe-le. Âpres au gain et avares, ils semblaient toujours les plus misérables des hommes, même quand ils passaient pour avoir pompé tout l'argent du pays. Et pourtant, la loi les avait faits Français. Les Constituants croyaient que le meilleur moyen de régénération, c'est l'émancipation. Pour eux. la liberté n'était pas seulement le but, mais le moyen.

L'effet fut d'abord que les Juifs sortirent de leurs juiveries françaises, de leurs carrières comtadines, de leurs ghettos italiens, de leurs Judengassen allemandes. Ils s'éparpillèrent dans les villes voisines, d'Avignon à Marseille, d'Italie et des bords du Rhin en France. La colonie de Paris augmenta rapidement. Plus rapide encore fut l'immigration étrangère. Dans le Bas-Rhin, les Juifs passèrent de 11.712 en 1784 à 16.398 en 1806, et, dans la ville de Strasbourg, de 63 à 1.286. Les nouveaux venus étaient plus médiocres encore que leurs prédécesseurs. En Alsace, en Rhénanie et, à un moindre degré il est vrai, en Lorraine, l'usure juive devint un fléau plus insupportable encore qu'au temps de Louis XVI. Vers 1806. les paysans alsaciens, lorrains et rhénans se trouvaient devoir aux 60.000 juifs allemands qui les exploitaient une somme de 18 à 90 millions. Il est permis de supposer que la vérité est probablement à mi-chemin des deux chiffres extrêmes, mais on ne le saura jamais avec certitude. Dans le Bas-Rhin, le conseil général avait, à maintes reprises, signalé le mal, et indiqué le remède. Il ne demandait pas de mesures d'exception, mais qu'on fixât le taux légal de l'intérêt, qu'on interdit aux paysans non négociants de souscrire des lettres de change, que les contrats de prêt fussent établis devant notaire et qu'on organisât le crédit agricole. En janvier 1806, quand Napoléon rentra en France et s'arrêta quelques jours à Strasbourg, il fut instruit des doléances unanimes de la population et il promit d'y satisfaire. Les questions économiques et de crédit étaient alors à l'ordre du jour, et des polémiques de presse, suggérées peut-être par le gouvernement, dans les premiers mois de 1806, firent de la question juive une actualité. Le 6 mars 1806, l'Empereur ordonna au grand juge Regnier d'en saisir la section de législation du Conseil d'État. Celle-ci passa la main à la section de l'Intérieur. La discussion fut longue. Après les séances de section, il fallut au moins quatre séances plénières du Conseil, dont trois sous la présidence de l'Empereur lui-même (le 30 avril, les 7 et 21 mai). Napoléon parla avec véhémence contre les Juifs. Il affirma en propres termes qu'ils n'étaient pas citoyens français, mais étrangers, qu'ils formaient une nation dans la nation, une section et non une secte religieuse, une section avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, une population d'espions, d'usuriers, une nuée de corbeaux, de chenilles, de sauterelles qui ravagent la France. Il voulait des mesures d'exception, immédiates et rigoureuses. Les conseillers d'État étaient en grande majorité hostiles à des procédés dont l'effet eût été d'exclure les Juifs de la communauté française. Au fond, Napoléon n'en voulait pas lui-même.

Le décret du 30 mai 1806 convoqua à Paris une assemblée générale de délégués juifs désignés par les préfets, proportionnellement à la population israélite, parmi les rabbins et les Juifs notables de leurs départements respectifs. Leur nombre, fixé d'abord à 74, s'éleva à 95, quand on eut dressé un relevé plus exact des agglomérations juives. Par une inégalité d'intention bienveillante, on eut soin de désigner un délégué pour 500 Juifs dans les départements méridionaux et pour 1.000 Juifs seulement dans les départements du Nord. De plus, on eut quelques délégués du royaume d'Italie. On espérait que l'esprit des Sefardim l'emporterait sur les Askenazim, et la philosophie sur le rabbinisme de stricte observance. L'assemblée des notables juifs, réunie à Paris le 26 juillet 1806, sous la présidence d'Abraham Furtado, négociant à Bordeaux, siégea jusqu'au 30 décembre. Puis, 40 de ses membres (dont 15 rabbins), joints à 31 rabbins désignés par les communautés de France et d'Italie, formèrent une assemblée plus solennelle encore, qu'on appela le grand Sanhédrin, en souvenir de l'ancien collège des pontifes de Jérusalem. Le nombre sacré des membres était le même : 70 (sans compter le chef ou successeur de l'antique prince et patriarche), et l'autorité semblable. Les décisions du grand Sanhédrin devaient avoir pour le judaïsme universel la valeur de devoirs religieux, obligatoires au même titre que le Talmud et même que le Pentateuque : l'imagination napoléonienne est toujours grandiose.

Le 9 février 1807 on célébra, dans les formes rituelles, à la synagogue de Paris, rue Sainte-Avoye, l'ouverture du grand Sanhédrin. La cérémonie fut toute religieuse. Le chef, David Sintzheim, rabbin de Strasbourg, était en robe, avec simarre de velours noir, large ceinture et bonnet à deux cornes de velours fourré ; ses assesseurs, Cologna et Sègre, rabbins de Mantoue et de Verceil, portaient simarre de soie et bonnet sans cornes, les rabbins le collet et le rabat ecclésiastique, les laïques le manteau court et l'épée. La solennité fut majestueuse, et eut grand retentissement dans tout le judaïsme. Le vote d'ensemble ou décision eut lieu le 9 mars 1807, et la clôture du grand Sanhédrin fut prononcée le lendemain. L'assemblée générale reprit alors ses séances, elle adhéra à la décision du grand Sanhédrin le 30 mars, et se sépara le 6 avril. Mais Napoléon était alors au fond de la Vieille-Prusse, à Finkenstein, et ce qu'il avait vu de juiverie en Pologne n'était pas fait pour diminuer ses préventions contre Israël. Après son retour, pendant plus de six mois, il oublia les Juifs, et le Sanhédrin, et Moïse son prédécesseur en Israël.

Le 17 mars 1808, ii signa enfin trois décrets relatifs aux Juifs. Le premier n'est que la reproduction des articles votés à l'assemblée générale, le 30 décembre 1806. Il se rapporte à l'établissement du culte israélite, et il est accompagné d'un second décret sur les détails de la mise en train et de l'application. Il y aura une synagogue avec consistoire dans tout département ou groupe de départements dans lesquels la population israélite sera de 2.000 âmes, mais sans qu'on établisse jamais plus d'une synagogue consistoriale par département, quel que soit le nombre des Juifs. Le siège de la synagogue consistoriale sera placé dans la ville où les Juifs sont le plus nombreux. Les synagogues particulières seront autorisées sur la proposition des consistoires. Ceux-ci se composeront du grand rabbin de la synagogue consistoriale, d'un autre rabbin et de trois laïques élus par les notables que désignera le préfet. Les consistoires veilleront à l'ordre du culte, ils inviteront les Israélites à adopter des professions utiles, et ils transmettront chaque année à l'autorité administrative le relevé des Juifs domiciliés dans leur circonscription. Le décret du 20 juillet 1808 obligea les Juifs à prendre des prénoms dans la liste établie pour l'usage des chrétiens et leur interdit d'adopter, comme nom de famille, aucun nom tiré de l'Ancien Testament ni aucun nom de ville, sauf exceptions motivées. Sur leur relevé annuel, les consistoires auront à signaler les infractions dont ils auraient connaissance. A Paris, un consistoire central, composé de trois grands rabbins et de deux Israélites notables, correspondra avec les consistoires synagogaux et surveillera leur administration. Les rabbins auront au moins 1.000 francs de traitement, les grands rabbins 3.000 et ceux du consistoire central 6.000 francs. Ils devront être nés ou naturalisés français et parler couramment la langue française à partir de 1820. Ils enseigneront la doctrine du grand Sanhédrin : le respect des lois, l'obligation du service militaire, et prieront pour l'Empereur. Les frais du personnel et du culte seront levés et acquittés par les soins des consistoires, sous la surveillance de l'autorité administrative. Le culte israélite était donc placé dans une situation inférieure aux cultes chrétiens : l'État le reconnaissait, mais sans le salarier. Par suite de la complexité de leurs administrations cultuelles, financières et de police, les consistoires ressortissaient non seulement au ministre des Cultes, mais aussi au ministère de l'Intérieur.

Le troisième décret du 17 mars 1808, portait que pour une durée de dix ans les créances dues aux Juifs ne seraient exigibles que sous de multiples restrictions. De plus, les Juifs n'étaient autorisés à se livrer an commerce que pourvus d'une patente spéciale annuelle, délivrée par le préfet sur attestation d'honnêteté fournie par le conseil municipal et la synagogue. Il était interdit aux Juifs étrangers de s'établir en Alsace, et ils ne devaient être admis à domicile dans les autres départements qu'à la condition d'acquérir un bien-fonds et de se livrer à l'agriculture et non au commerce. Enfin les conscrits juifs devaient le service personnel, et le remplacement leur était interdit. Les Israélites étaient donc placés sous un régime d'exception. Il est vrai que plusieurs décrets, du 16 juin 1808 au 26 décembre 1813, exemptèrent successivement des servitudes qui leur étaient imposées presque tous les Juifs de l'Empire, sauf ceux de Rhénanie, d'Alsace et de Lorraine (les Vosges non comprises). La première exemption, consentie en faveur des Juifs de la Gironde et des Landes, figurait même dans le décret du 17 mars 1808. Bien que les tribunaux, en Alsace surtout, paraissent avoir appliqué sans beaucoup de méthode les prescriptions nouvelles, la condition des débiteurs semble s'être quelque peu améliorée. Les plaintes furent moins vives, mais elles persistèrent jusqu'à la fin de l'Empire. Souvent aussi les Juifs furent victimes et souffrirent des rigueurs édictées spécialement contre eux. L'immigration des Juifs étrangers diminua, mais sans jamais cesser, et il ne parait pas qu'à aucun moment les conditions restrictives imposées par Napoléon aient été complètement observées. Il n'est même pas certain que les conscrits israélites n'aient pas continué à se faire remplacer quand ils le pouvaient.

Pour franciser les Juifs, la vraie politique n'était pas, comme le croyait Napoléon, de revenir aux mesures d'exception, de ravaler les Juifs à une condition inférieure et de les mépriser, mais, comme l'auraient voulu le Conseil d'État, les conseillers généraux du Bas-Rhin, l'assemblée générale, le grand Sanhédrin, plus tard le consistoire central, et auparavant la Constituante, de garantir et de consolider l'émancipation par des réformes d'intérêt général. En 1818, quand le décret du 17 novembre 1808 devint caduc, il était depuis longtemps tombé en désuétude, et il ne fut pas question de le renouveler. Si, au contraire, Napoléon s'était enquis d'organiser le crédit agricole et foncier, il eût fait action durable et bienfaisante.

 

III. — LA SUSPENSION DU CONCORDAT.

APRÈS le sacre, le pape et l'Empereur s'étaient séparés en apparence dans les meilleurs termes Napoléon était satisfait de Pie VII et jugeait l'avoir satisfait : donc il ne lui devait plus rien que de respectueuses paroles. Le pape avait en effet obtenu de grands bienfaits pour l'Église, mais ses espérances pour les États pontificaux et la restitution des Légations avaient été trompées : pour lui, Napoléon n'était pas quitte. Ainsi la brouille fut à l'origine d'ordre politique. Napoléon représenta, comme il le disait lui-même, le lion qui se sentait piqué par des mouches, et Pie VII prouva que, même contre la force, il est d'autres armes que la force. La lutte devint ainsi religieuse, et pour se défendre le pape disloqua l'Église catholique impériale, que Napoléon avait organisée avec tant de soin. L'histoire de la rupture est donc celle d'un conflit transporté de la politique à la religion.

Le 16 mai 1805, Pie VII était de retour à Rome. Il se hâta d'en aviser Napoléon (18 mai). Sa lettre était affectueuse et bienveillante. L'Empereur répondit sur un ton amical et respectueux (24 mai). Il demandait au pape d'annuler le mariage de Jérôme. Il est important, sous bien des rapports et pour l'intérêt même de l'Église en France, qu'il n'y ait point aussi près de moi un fils protestant. Le pape fit savoir qu'il ne le pouvait pas, parce que le Concile de Trente n'avait pas été publié à Baltimore. Il est permis de supposer que Napoléon trouva ce scrupule canonique au moins étrange chez un pontife qui n'avait pas hésité, peu auparavant, à déposer, contre les traditions les mieux établies, tout un épiscopat coupable seulement de fidélité. L'Empereur avait été très mécontent de la mésalliance de Jérôme, et ne le fut pas moins du refus pontifical. Peut-être avait-il espéré créer un précédent, pour le jour où il se déciderait à quitter Joséphine. D'ailleurs, le mariage de Jérôme fut cassé au civil par les décrets impériaux des 2 et 21 mars 1805 (et plus tard au religieux par un jugement de l'officialité de Paris, le 6 octobre 1806). Mais, quand le pape exposa, en termes volontairement optimistes, la relation de son voyage devant le Sacré-Collège, le 26 juin 1805, l'Empereur fit insérer son discours au Moniteur, suppression faite de tous les passages relatifs à Joséphine. Telle fut la première escarmouche. Elle est toute en nuances et en sous-entendus.

La guerre continentale allait reprendre. Une descente anglo-russe était à craindre en Italie. L'Empereur demanda que le port d'Ancône fia mis en défense. La curie ne fit rien, et Fesch, déjà brouillé avec Consalvi, le secrétaire d'Etat, fut presque menacé d'expulsion. Napoléon envoya ses troupes à Ancône, quelques jours à peine avant le débarquement des Anglais et des Russes dans le royaume de Naples. Le pape protesta (13 novembre) :

Notre neutralité a été reconnue par V. M. comme par toutes les autres puissances ; celles-ci l'ont pleinement respectée, et nous avions des motifs particuliers de croire que les sentiments que V. M. professait à notre égard nous auraient préservé d'un si cruel affront ; nous nous apercevons que nous nous sommes trompé. Nous vous le disons donc franchement : depuis notre retour de Paris, nous n'avons éprouvé qu'amertume et déplaisirs.

Le pape réclamait donc l'évacuation d'Ancône. Nous ne verrions pas, continuait-il, si un refus nous était opposé, comment le concilier avec la continuation de bons rapports avec le ministre de V. M. La rupture définitive était proche. Napoléon attendit, pour répondre, qu'Austerlitz lui eût donné la victoire. Mais alors, il ne dissimula plus rien de ses vrais sentiments.

Le pape m'a écrit, mandait-il à Fesch, de Munich, le 7 janvier 1806, la lettre la plus ridicule, la plus insensée : ces gens me croyaient mort.... Je suis religieux, mais je ne suis point cagot.... Dites à Consalvi, dites même au pape que, puisqu'il veut chasser mon ministre de Rome, je pourrais bien aller l'y rétablir. On ne pourra clone rien faire de ces hommes-là que par la force ?... Il n'y a rien en vérité d'aussi déraisonnable que la cour de Rome.

Mais dans les usages entre les hommes civilisés, et même chez les despotes, la passion s'habille de raisons, et Napoléon dictera une argumentation historique :

Pour le pape, je suis Charlemagne, parce que comme Charlemagne je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon empire confine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa conduite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux apparences si l'on se conduit bien, autrement. je réduirai le pape à être évêque de Rome.

Dans une lettre qu'il écrivait le même jour au pape, l'Empereur exposait, en termes à peine atténués, les mêmes sentiments et les mêmes idées. La réponse du pape est déconcertante (29 janvier 1806) :

Le temps est arrivé où V. M. voudra réaliser l'espérance, qu'elle ne nous a jamais interdite, de voir l'Église recouvrer enfin cette partie du patrimoine de Saint-Pierre que la Révolution lui a ravie.

Ainsi le pape jugeait opportun de demander la restitution des Légations ! Napoléon lui écrivit de Paris, le 13 février 1806 :

Toute l'Italie sera soumise sous ma loi. Je ne toucherai pas à l'indépendance du Saint-Siège, je lui ferai même payer les dépenses que lui occasionneraient les mouvements de mon armée, mais nos conditions doivent être que V. S. aura pour moi dans le temporel les mêmes égards que je lui porte pour le spirituel... Tous mes ennemis doivent être les siens. Il n'est donc pas convenable qu'aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ni Suédois réside à Rome on dans vos États, ni qu'aucun bâtiment appartenant à ces puissances entre dans vos ports.

A Fesch, Napoléon mandait le même jour :

Dites bien que j'ai les yeux ouverts, que je ne suis trompé qu'autant que je le veux bien, que je suis Charlemagne, l'épée de l'Église, leur empereur, que je dois être traité de même, qu'ils ne doivent pas savoir s'il y a un empire de Russie. Je fais connaître au pape mes intentions, s'il n'y acquiesce pas, je le réduirai à la même condition qu'il était avant Charlemagne.

Le ministre anglais près du roi de Sardaigne, Jackson, qui résidait à Rome, jugea prudent de s'éloigner ; mais, quand le Sacré Collège fut appelé à délibérer sur les demandes de l'Empereur, il émit, à l'unanimité moins une voix (celle du cardinal français de curie Bayane), l'opinion qu'il fallait refuser, et, dans une longue lettre à Napoléon, le 21 mars 4806, Pie VII exposa, avec netteté, la doctrine du Saint-Siège :

V. M. établit en principe qu'elle est Empereur de Rome. Nous répondons, avec la franchise apostolique, que le Souverain Pontife devenu, depuis tant de siècles... souverain de Rome, ne reconnaît point et n'a jamais reconnu dans ses États aucune autre puissance supérieure à la sienne, qu'aucun empereur n'a le moindre droit sur Rouie, que V. M. est... Empereur des Français et non pas Empereur de Rome, que l'Empereur de Rome n'existe pas... qu'il y a seulement un Empereur des Romains, mais que ce titre reconnu par toute l'Europe... n'est qu'un litre de dignité et d'honneur qui ne diminue en rien l'indépendance réelle et apparente du Saint-Siège.... Nous ne pouvons pas admettre cette proposition que nous devons avoir pour V. M. les mêmes égards dans le temporel que V. M. a pour nous dans le spirituel.... Les objets spirituels... sont de droit divin et d'un genre supérieur et transcendant qui ne permet pas de termes de comparaison avec les objets temporels.

Napoléon ne répondit pas, et désormais il ne correspondra plus directement avec Pie VII. Le conflit était devenu aigu, dans l'ordre spirituel comme au temporel. Or, Joseph venait d'être nommé roi de Naples. Fesch en avisa Consalvi, le 23 avril 1806, sans d'ailleurs lui demander de reconnaître Joseph. Consalvi répliqua le 26 avril, en revendiquant les droits antiques de suzeraineté du Saint-Siège sur le royaume de Naples. Voulait-il pousser l'Empereur à bout et faire sortir le bien du pire ? Napoléon fit tenir à Caprara par l'intermédiaire de Talleyrand (le 16 mai) une note où il disait :

N'avoir jamais prétendu hériter des droits de la 3e dynastie, dont la souveraineté ne s'étendait pas à la moitié des domaines aujourd'hui soumis à son empire, mais hériter des droits des empereurs français, et la cour de Rome ne prétend sans doute pas que Charlemagne ait reçu d'elle l'investiture de son royaume. En conséquence Talleyrand demandera la reconnaissance pure et simple du royaume de Naples. A défaut de cette reconnaissance, S. M. ne reconnaitra pas le pape comme prince temporel, mais seulement comme chef spirituel.

Le même jour, ordre était envoyé à Fesch de quitter Rome, Alquier lui succéda. A peine venait-il d'arriver à Rome, que Napoléon prenait l'offensive. Joseph fut chargé (6 mai 1806) d'occuper Civita-Vecchia dont la possession était utile pour les communica-tions avec le nord de l'Italie, et l'Empereur l'avisa (5 juin) que les enclaves pontificales en terre napolitaine de Bénévent et de Pontecorvo étaient érigées en duchés pour Talleyrand et Bernadotte. Consalvi, menacé d'arrestation, au milieu de Rome même, à la première chose qu'il fera, se retira (17 juin). Mais Casoni, son successeur, déclarait à Alquier (le 15 juillet), et Pie VII à Caprara le 31, que Rome ne céderait pas : Nous n'avons consulté que nos devoirs. Seule, la reprise de la guerre en Prusse, puis en Pologne, sauva le Saint-Siège d'une exécution devenue imminente. Mais, après Tilsit, la retraite de Talleyrand (14 août 1807) et la mort de Portalis (25 août), Napoléon ne garda plus aucun ménagement. Le 25 septembre, Eugène reçut l'ordre d'occuper Urbin, Macerata, Ferno et Spolète. Il en prit possession dans le courant de novembre. Après quoi (10 janvier), il fut chargé d'envoyer le général Miollis à Rome sous prétexte de traverser cette ville pour se rendre à Naples, en réalité pour l'occuper. Ainsi fut fait, sans aucun incident (le 2 février 1808). Des cardinaux furent expulsés. Alquier quitta Rome et Caprara fut rappelé de Paris (le 7 mars). Un décret impérial annexa au royaume d'Italie les provinces d'Urbin, d'Ancône, de Maccrata et Camerino (2 avril). Il ne restait plus au pape que le Patrimoine de Saint-Pierre et la ville de Rome, qui étaient déjà aux mains des Français.

Pendant plus d'un an, Pie VII protesta de toutes ses forces et de toutes manières : par circulaires aux agents étrangers accrédités à Rome, aux nonces accrédités à l'étranger et aux évêques en fonction dans les États du Saint-Siège, par notes remises à Miollis, par allocutions solennelles devant le Consistoire, et par la menace des foudres prochaines de l'excommunication. Le gouvernement pontifical n'existait plus. Au secrétariat d'État, Doria succédait à Casoni, Gabrielli à Doria, Pacca à Gabrielli. Le Sacré Collège était réduit à quelques membres. Les affaires ecclésiastiques les plus urgentes demeuraient en suspens. Impuissant au temporel, le pape se défendit au spirituel. Le siège archiépiscopal de Malines étant devenu vacant, Napoléon y nomma Dominique de Pradt, évêque de Poitiers, un prélat intrigant et ambitieux, alors tout dévoué à l'impérialisme (18 mai 1808). Le pape accorda l'institution canonique, mais par un acte de propre mouvement et sans les formules concordataires, comme s'il avait de lui-même désigné le nouvel archevêque. Il agit de la même manière pour la création de l'évêché de Montauban, prévu au décret impérial du 21 novembre 1808 qui organisait le département nouveau de Tarn-et-Garonne. Le Conseil d'État refusa d'enregistrer les bulles pontificales : il n'y eut pas d'évêché à Montauban et Pradt resta, pour le gouvernement, archevêque nommé. Puis le pape refusa systématiquement l'institution à tous les évêques nommés aux sièges vacants. Pour la religion, l'arme était à deux tranchants, puisqu'elle mettait l'Église en pièces, tout en sauvegardant les droits du Souverain Pontife. Mais pour l'Empereur elle était plus dangereuse encore qu'autrefois, puisque le pape n'avait plus rien à perdre. Ainsi le Concordat cessa de jouer. Il n'avait pas duré plus de six années (1802-1808).

 

IV. — L'ÉGLISE SANS CONCORDAT.

LES affaires d'Espagne, puis la rupture avec l'Autriche donnèrent au pape quelque répit. Mais, dès que Napoléon eut inauguré victorieusement la campagne et qu'il se crut maitre de la situation, il signa, le 17 mai 1809, au camp impérial de Vienne, le décret d'annexion des États pontificaux à l'Empire. La ville de Rome, si célèbre par les grands souvenirs dont elle est remplie et premier siège de la chrétienté, était déclarée ville impériale et libre. Une dotation annuelle de 2 millions de francs devait être faite au pape. L'administration était provisoirement confiée à une consulte extraordinaire présidée par Miollis assisté de Saliceti. Le 10 juin 1809, le drapeau français remplaça le drapeau pontifical sur le château Saint-Ange.

Alors le pape utilisa la dernière arme qui lui restait. Dans la nuit du 10 au 11 juin, on afficha aux portes de la ville et de quelques églises une bulle d'excommunication, suivie, le 11 juin, d'une notification, et, le 12 juin, d'un troisième acte, dans lequel Napoléon était nominativement désigné. Il est vrai que l'excommunication du 12 juin n'est pas d'une authenticité certaine, que la notification du 11 juin n'a jamais été régulièrement transmise à son destinataire, et que l'affichage clandestin de la sentence d'excommunication du 10 juin ne satisfait peut-être pas à toutes les règles de la fulmination canonique. Napoléon affecta de s'en moquer. La bulle d'excommunication est une pièce si ridicule qu'elle ne mérite pas qu'on y fasse attention, mandait-il à Bigot le 15 juillet 1809. Mais, le 20 juin, il écrivait à Murat : Je reçois à l'instant la nouvelle que le pape nous a tous excommuniés. C'est une excommunication qu'il a portée contre lui-même. Plus de ménagement : c'est un fou furieux qu'il faut enfermer. Un général de gendarmerie, Radet, qui était en tournée en Toscane, avait reçu directement de l'Empereur l'ordre de se rendre d'urgence à Rome, avec sa légion combattante. Il arriva dans la nuit du 12 au 13 juin 1809 et prit aussitôt la direction de la police. Faites passer Pacca en France, écrivait Napoléon à Murat, le 17 juin... le général Radet doit être arrivé à Rome. Et, le 19 juin, l'Empereur ajoutait : Si le pape, contre l'esprit de son état et de l'Évangile, prêche la révolte, on doit l'arrêter. Ainsi, avant même de connaître son excommunication, Napoléon avait déjà donné l'ordre écrit d'exiler Pacca et au besoin d'arrêter le pape. Dans la nuit du 5 au 6 juillet, Radet cerna silencieusement le palais du Quirinal, et il arrêta, avec Pacca, le pape qui protestait. Une voiture était prête, Radet y fit monter ses deux prisonniers, et partit avec eux. De Grenoble, Pacca fut dirigé sur Fontenelle et Pie VII sur Savone.

Les catholiques avaient leurs correspondances secrètes, et ils les portèrent bientôt à un degré de perfection extraordinaire. Le directeur général de la police à Rome, Norvins-Montbreton, constata vingt fois que les nouvelles leur arrivaient de Paris et de Vienne plus vite que par les courriers spéciaux du gouvernement : Je n'ai jamais su, écrit-il, comment les prêtres s'y prenaient. Le pape n'était pas encore à Savone que déjà des copies de l'excommunication circulaient mystérieusement. Les diverses sections de la Congrégation s'y employèrent avec ferveur. Le marquis Eugène de Montmorency eut l'honneur de porter dans ses bottes, de Lyon à Paris, la bulle pontificale. A Paris, les membres de la Congrégation multiplièrent les copies. Un jeune homme de vingt-six ans, Alexis de Noailles, fut l'un des plus actifs. Napoléon s'étonna de la cabale des enfants de chœur, comme il disait. Qui est-ce donc qui hébète ainsi la jeunesse ? demandait-il ; les parents ont bien des reproches à se faire. Mais il ne se demandait pas si, après avoir rendu au pape sa puissance morale par le Concordat et par le sacre, il ne l'augmentait pas encore par la persécution. Chez les fidèles qui étaient de convictions romaines, la fermentation grandissait.

L'Empereur mis hors la loi religieuse ! Le pape mis hors de ses États ! Comme au moyen âge, le conflit renaissait du Sacerdoce et de l'Empire. Pour couper court aux étonnements, Napoléon interdit les missions intérieures, il raya du budget la subvention aux missions étrangères, et fit cesser les conférences que Frayssinous tenait à Saint-Sulpice ; la Congrégation dut faire semblant de se dissoudre et Alexis de Noailles fut incarcéré (ordres du 11 août au 26 septembre 1809). Les Pères de la Foi échappèrent à l'orage : d'ailleurs, n'avaient-ils pas été déjà précédemment dissous ? Quant à l'épiscopat, il était paralysé de stupeur. Le Concordat foulé aux pieds ! L'institution refusée aux évêques nommés ! Comme au siècle de Louis XIV, le conflit renaissait du gallicanisme et de l'ultramontanisme. En Belgique, où l'on était par tradition habitué à l'obéissance au Saint-Siège, le clergé essaya de petits mouvements. Maurice de Broglie, évêque de Gand, fut obligé de se séparer de son grand vicaire (2 août 1809). L'évêque de Tournai, Hirn, un Strasbourgeois tenace, avait voulu, dès les premières menaces de rupture entre l'Empereur et le pape, entrer en correspondance avec ses collègues. Notre premier devoir dans l'occurrence présente est, je crois, Monseigneur, de nous conduire avec prudence et de prier avec insistance, lui répondit un évêque ; Armons-nous de patience et de courage, dit un autre, et un troisième : Prions Dieu qu'il nous continue sa grâce ! Les prières n'agitent que les lèvres, et Napoléon ne s'en inquiéta pas.

Arrivé à Savone le 20 août 1809, le pape avait été logé dans le palais de l'évêque Vincent Maggioli. Chabrol, le préfet. du département de Montenotte, le général César Berthier, le commandant de gendarmerie Lagorse le surveillaient étroitement. A peine avait-il avec lui quelques serviteurs. Les cardinaux romains furent transférés de Rome à Paris. Privé du Sacré Collège, Pie VII se refusa plus que jamais à expédier les affaires ecclésiastiques et à instituer les évêques nommés. A la longue, la situation devenait embarrassante. Amadouer le pape pour l'amener à composition, utiliser le grand nom de Rome et les souvenirs historiques d'un passé dont l'héritage inopinément relevé avec la gloire de Charlemagne devait servir à organiser l'avenir, au moment où la répudiation de Joséphine et le mariage prochain avec Marie-Louise ouvraient à l'imagination impériale de nouvelles perspectives, résoudre politiquement le conflit religieux et faire d'un expédient adapté aux nécessités du moment la pierre angulaire du nouvel Empire : tel fut, sommairement indiqué, l'ensemble de questions que Napoléon crut pouvoir résoudre d'un seul coup, par le sénatus-consulte du 17 février 1810, acte célèbre qui reste à beaucoup d'égards comme le plus éclatant de la seconde partie du règne.

L'État de Rome (déjà annexé) fait partie intégrante de l'Empire et formera deux départements, avec une sénatorerie ; la ville de Rome est la seconde ville de l'Empire : le prince impérial (qui n'est pas encore né) porte le titre et reçoit les honneurs de roi de Rome ; un prince du sang ou un grand dignitaire tiendra à Rome la Cour de l'Empereur ; après avoir été couronnés dans l'église de N.-D. de Paris, les empereurs seront couronnés dans l'église de Saint-Pierre de Rome avant la dixième année de leur règne. Quant à l'indépendance du trône impérial de toute autorité sur la terre : toute autorité étrangère est incompatible avec l'exercice de toute autorité spirituelle dans l'intérieur de l'Empire ; lors de leur exaltation, les papes prêteront serment de ne jamais rien faire contre les quatre propositions de l'Église gallicane arrêtées dans l'Assemblée du clergé en 1682 et déclarées désormais communes à toutes les églises catholiques de l'Empire. Le pape résidera où il voudra, mais de préférence à Paris ou à Rome. Il aura 2 millions de revenus en biens ruraux. Les dépenses du Sacré Collège et de la Propagande seront inscrites au budget impérial.

Peut-être l'Empereur s'imaginait-il que le pape viendrait bénir son prochain mariage. Il donna ordre (2 février 1810) de transporter à Paris, non seulement les ornements pontificaux, mais encore la tiare et autres joyaux servant dans les cérémonies du pape. Il fit venir aussi les archives du Vatican et les services de la Pénitencerie. Il ouvrit enfin un premier crédit de 1.450.000 francs pour l'aménagement du palais du pape près de Notre-Dame à Paris. Par le décret du 23 février 1810, l'ordonnance de Louis XIV en date du 23 mars 1682, avec la déclaration gallicane des quatre articles, fut déclarée loi générale de l'Empire.

Si le pape était venu à Paris, tout eût été en règle. Mais le pape ne vint pas. Ce fut l'officialité de Paris qui cassa le mariage de Joséphine. Mais les cardinaux présents à Paris reçurent l'invitation d'assister à la bénédiction religieuse du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, au Louvre, le 2 avril. Treize sur vingt-sept s'abstinrent de venir, par manière de protestation. La colère de l'Empereur fut extrême : Les vieux imbéciles ! écrivait-il ; ils m'ont par là essentiellement manqué. Dépouillés des ornements de leur titre et, vêtus en simples prêtres, les cardinaux noirs, comme on les appela, furent envoyés en province, deux par deux, sous la surveillance de la police. Le pape restait irréductible. Napoléon envoya des cardinaux rouges prendre des informations à Savone.

Quand les opinions sont fondées sur la conscience et le sentiment du devoir, répondit Pie VII, ces opinions sont inébranlables. Il n'y a pas de force physique ou morale qui puisse l'emporter sur une force morale de cette nature.

L'Empereur était dans une impasse. Il ordonna aux évêques nommés de rejoindre leur poste et de prendre l'administration de leur diocèse, jusqu'à ce qu'il fût pourvu, d'une manière quelconque, à l'institution canonique (3 août 1810). Deux des sièges archiépiscopaux les plus importants étaient alors vacants : Paris et Florence. Napoléon nomma le cardinal Maury, évêque de Montefiascone, naguère représentant de Louis XVIII auprès de Pie VII (14 octobre), et d'Osmond, évêque de Nancy (22 octobre 1810). Maury, qui était fort avare, fit porter son traitement à 100.000 francs et s'installa à Paris ; d'Osmond se mit en route pour Florence avec une prudente lenteur. En trois brefs successifs, le pape déclara que les nouveaux archevêques ne pourraient même pas être reçus comme administrateurs. La police saisit les brefs et fit arrêter les cardinaux noirs, les nobles dames, les ecclésiastiques et les membres de la Congrégation qui en avaient assuré la transmission. Il faut, écrivait Napoléon, que l'on soit bien convaincu de mon intention prononcée de faire cesser cette lutte scandaleuse de la prêtraille contre mon autorité. Mais la fermentation croissait en France comme en Italie. De janvier à mars 1811, l'Empereur réunit un comité ecclésiastique formé de quelques prélats dévoués ; il convoqua une commission spéciale composée de Regnaud, Boulay et Merlin, sous la présidence de Cambacérès ; il examina, sur le rapport de Bigot, s'il ne conviendrait pas de provoquer une consultation générale de tous les chapitres de l'Empire ; il pensa à demander un avis motivé au Conseil d'État et particulièrement aux sections réunies de l'Intérieur et de législation ; mais toutes ces procédures étaient évidemment insuffisantes. Enfin, il annonça, le 16 mars, au comité ecclésiastique, son intention de convoquer un concile :

L'époque actuelle nous reporte au temps de Charlemagne. Tous les royaumes, principautés, duchés, qui s'étaient formés en républiques des débris de son empire, se sont renouvelés sous nos lois. L'Église de mon Empire est l'Église d'Occident et de presque l'universalité de la chrétienté. Je suis décidé à convoquer un concile d'Occident, pour que l'Église de mon Empire soit une par la discipline comme elle l'est par la foi.

Le programme était vaste. Mais la circulaire de convocation aux évêques, lancée le 25 avril 1811, ne parle que de la nécessité de pourvoir aux évêchés vacants. 149 prélats avaient été convoqués ; il en vint 104, savoir : G cardinaux, 8 archevêques, 81 évêques, au total 95 prélats constitués, et 9 évêques nommés. L'ouverture du Concile eut lieu solennellement le 17 juin 1811, et la première congrégation générale se réunit le 20 juin. Fesch, agréé comme président par l'Empereur, avait à sa droite Bigot, ministre des Cultes de l'Empire, à sa gauche Marescalchi, ministre des Relations extérieures faisant fonctions de ministre des Cultes du royaume d'Italie. Deux commissions furent élues pour rédiger une adresse de réponse au message impérial et un message sur l'institution des évêques nominés. Duvoisin, évêque de Nantes, qui en faisait partie, chercha vainement un compromis. — Mais les Pères du Concile n'étaient pas disposés à traiter le pape comme le faisait l'Empereur. L'adresse qu'ils adoptèrent fut si incolore que Napoléon refusa d'en prendre officiellement connaissance, et il accueillit les prélats qui se rendirent individuellement au palais, à la messe dominicale du 30 juin, par quelques aménités de sa façon : Voulez-vous être les princes ou les bedeaux de l'Église ? — Pour l'institution canonique, les Pères laissèrent entendre qu'ils désiraient au préalable l'admission écrite du pape (10 juillet). En réponse, Napoléon ferma aussitôt le concile et fit incarcérer à Vincennes trois des membres des commissions : Hirn, Broglie et Boulogne, évêques de Tournai, Gand et Troyes. — Alors Bigot et Marescalchi entreprirent un à un les Pères du concile. Le 20 juillet, ils avaient déjà réuni 47 adhésions individuelles, le 26, 80. Les prélats séparés étaient de composition plus facile que le concile en congrégation. Notre vin, disait Maury, n'a pas été trouvé bon en cercles, vous verrez qu'il sera meilleur en bouteilles. Le 3 août, Napoléon décréta que le concile était autorisé à se réunir et à continuer ses séances. La congrégation générale du 5 août 1811 adopta, par 80 voix contre 13 (12 Français et 1 Allemand), sous réserve de l'approbation pontificale, le projet impérial qu'après un délai de six mois laissé au pape, l'institution canonique serait conférée par l'évêque métropolitain ou l'archevêque le plus ancien suffragant. — Une délégation fut envoyée à Savone, où, après trois semaines de pourparlers, le pape signa, le 20 septembre 1811, un bref à l'adresse des cardinaux de la Sainte Église romaine, des archevêques et des évêques assemblés à Paris, dans lequel il sanctionnait les articles votés à Paris à la condition que l'institution métropolitaine fût accordée expressément au nom du Souverain Pontife.

Le bref ne donna pas satisfaction à l'Empereur. Le pape avait cru devoir rappeler en termes fort clairs la prééminence du Saint-Siège, il faisait en quelque sorte du métropolitain son délégué en matière d'institution canonique, ce qui lui permettait au besoin de priver par défenses secrètes ou ouvertes le métropolitain du droit d'institution, il qualifiait le concile d'assemblée, enfin, et surtout, il restait muet sur l'étendue territoriale de validité du décret, il ne faisait par conséquent aucune allusion aux limites nouvelles de l'Empire, ce qui eût constitué de sa part comme une reconnaissance indirecte de l'annexion des États romains. Napoléon essaya vainement d'obtenir du pape quelques concessions. Il semble que ses exigences augmentent à mesure qu'elles se succèdent (le 30 septembre, le 6 octobre, le 26 octobre), la dernière (en date du 9 février 1812) dépassant toute mesure. Avec une acrimonie méprisante et brutale, l'Empereur rappelait tous les épisodes du conflit. Pie VII est la calamité de l'Église. S'il ne cède pas, on en reviendra au droit commun des canons et aux pratiques en usage avant le concordat de François Ier ; le Saint-Siège sera exclu pour jamais de toute participation à l'institution des évêques.

L'institution canonique n'est, au vrai, qu'une usurpation de la cour de Rome. Pourquoi le pape ne se démet-il pas ? Il est incapable de distinguer ce qui est du dogme et de l'essence de la religion, de ce qui n'est que temporel et variable. Cette distinction si simple qu'elle serait entendue par le premier séminariste, si le pape ne la comprend pas, pourquoi ne descend-il pas de sa propre volonté de la chaire pontificale ?

Comme après une bataille, l'Empereur pourchassait les derniers tenants de l'ultramontanisme en apparence vaincu. Le sage et prudent Émery était mort le 28 avril 1811 : la congrégation de Saint-Sulpice, qu'il avait réorganisée et qui du reste avait déjà été dissoute le 11 juin 1810, fut obligée de se dissoudre encore une fois, le 8 octobre 1811 (ou de faire semblant). L'Empereur décida de ne plus accorder de bourses de séminaires ni d'exemptions du service militaire aux ecclésiastiques de quelques-uns des diocèses dont les évêques avaient voté contre lui au concile (22 octobre 1811). On verra plus loin comment l'Université, créée avec l'Église impériale, a été réorganisée contre elle. Le décret du 17 novembre 1811, sur le remplacement des titulaires de cures en cas d'absence ou de maladie, fut rédigé de telle sorte que les ecclésiastiques éloignés pour cause de mauvaise conduite pouvaient être privés de leur traitement et même de leur pension. Boulogne, Hirn et Broglie furent envoyés en exil sous la surveillance de la police, dans de petites communes lointaines, et contraints de démissionner (21 et 30 novembre 1811). Les décrets du 14 novembre 1811 et du 3 janvier 1812 supprimèrent, à peu d'exceptions près, les communautés religieuses dans tous les départements récemment annexés. L'Église impériale, si brillante quelques années auparavant, est maintenant dans la ruine et la désolation. Le pape est prisonnier, le Sacré Collège dispersé, des cardinaux sont internés, des évêques incarcérés, de nombreux diocèses sont sans pasteurs, les congrégations sont dissoutes, des centaines de prêtres italiens sont exilés et déportés, les esprits sont inquiets, la confiance disparait, et l'obéissance cesse ; le mystère même des correspondances secrètes, par quoi les ultramontains se tiennent au courant, augmente l'exaspération, et les poursuites tracassières donnent à beaucoup la soif du martyre ; la paix n'est obtenue qu'à la surface et par le silence imposé ; l'accord semble désormais impossible.

 

V. — LE CONCORDAT DE FONTAINEBLEAU.

L'EMPEREUR était à la veille de l'expédition de Russie. Il allait dominer l'Orient comme il dominait déjà l'Occident. A dessein, il traînait les choses en longueur pour transformer à sou retour les rêves de son imagination en projets positifs. D'abord, semble-t-il, le pape aurait à bénir le mariage de Marie-Louise : la cérémonie était d'autant plus nécessaire que la protestation des cardinaux noirs laissait entendre que l'annulation religieuse du mariage de Joséphine n'était pas valable, et que, par conséquent, la légitimité de la naissance du roi de Rome pourrait être mise en doute. Le pape résiderait à Rome ou à Paris. Mais les services du Saint-Siège seraient établis dans l'île de la Cité, et la capitale de l'Empire deviendrait la capitale de la chrétienté. L'Empereur ferait le voyage de Rome. Il se réserve d'y paraître en père ; il vient y faire, une seconde fois, placer sur sa tête la couronne de Charlemagne. Ce serait son triomphe suprême. Tournon, le préfet de Rome, commença sans tarder les préparatifs de la grandiose cérémonie. Il aménagea le Quirinal, ou devait loger Napoléon, il dégagea les voies qui serviraient à l'entrée solennelle. Au fronton de la salle impériale de spectacle, il inscrivit les mots : Theatrum imperiale (qu'une pasquinade retourna aussitôt : Imperium theatrale). Il n'agissait point sans ordre. L'Empereur voulait accomplir, comme ses prédécesseurs germaniques du moyen pige, mais plus majestueusement qu'aucun d'entre eux, le traditionnel Römerzug. En attendant, et sous prétexte que les vaisseaux anglais menaçaient Savone, mais en réalité parce que l'empereur d'Autriche venait d'intercéder pour le Souverain Pontife, Napoléon ordonna, de Dresde, le 21 mai 1812, que Pie VII fût transféré à Fontainebleau. Le départ fut organisé secrètement. Le pape eut à se revêtir comme un simple prêtre ou un cardinal noir. Il voyagea sous la surveillance du gendarme Lagorse. Il était à bout de forces quand il arriva à Fontainebleau (le 19 juin), et resta longtemps malade de ses fatigues. Les principaux personnages de l'Empire allèrent lui présenter leurs respects. Il n'eût tenu qu'à lui de s'installer à Paris, suivant le vœu de l'Empereur. Mais, se considérant toujours comme prisonnier, il vécut à Fontainebleau comme à Savone, de la manière la plus simple, avec les cardinaux rouges qui l'avaient rejoint.

Quand l'Empereur revint, il était vaincu, mais non découragé, et aussi résolu que parle passé à tirer du pape à sa merci le plus possible. Mais, comme les violences et les menaces avaient été inutiles, il changea de ton, et d'ailleurs les représentations de l'empereur d'Autriche, la situation générale de l'Europe et le mécontentement des esprits en France l'incitaient à la prudence. A l'occasion du nouvel an, il assura donc au pape, le 29 décembre 1812, que, malgré les événements, il avait toujours conservé le même attachement pour sa personne. Peut-être, écrivait-il encore, parviendrons-nous au but tant désiré de finir tous les différends qui divisent l'État et l'Église. De mon côté, j'y suis fort disposé, et cela dépendra entièrement de V. S. Successivement arrivèrent à Fontainebleau Duvoisin le 9 janvier, puis trois autres prélats impériaux, et Marie-Louise, et, le 18 au soir, Napoléon lui-même. Pendant plusieurs jours, l'Empereur et le pape habitèrent en commun le palais. Leurs conversations ont été longues et nombreuses. Mais, comme il n'en subsiste aucun témoignage certain, la légende y a suppléé de son mieux par les détails les plus dramatiques. Quand il le voulait, l'Empereur était d'une irrésistible séduction, et, comme il voulait réussir, ce fut lui qui céda, bien plus que le pape ne lui céda.

Le 25 janvier 1813, l'Empereur et le pape signaient en effet une liste de onze articles, dont ils convenaient comme devant servir de base à un arrangement définitif. La question de l'institution canonique demeurait réglée conformément au décret du concile et du bref pontifical. Tout le reste était en faveur du pape. S. S. exercera le pontificat en France et dans le royaume d'Italie de la même manière et avec les mêmes formes que ses prédécesseurs. Il n'est pas dit que la France soit synonyme d'Empire. Le pape aura auprès de lui et il entretiendra au dehors un corps diplomatique accrédité. Ses domaines non aliénés lui seront restitués et les autres seront remplacés jusqu'à concurrence de 2 millions de francs de revenus. Il nommera directement à 10 évêchés de France ou du royaume d'Italie. Les évêchés suburbicaires romains qui avaient été supprimés seront rétablis ; ils resteront à la nomination du pape, et des compensations seront assurées aux évêques dépossédés. Les réductions ou les créations d'évêchés seront concertées entre l'Empereur et le pape. La Propagande, la Pénitencerie et les Archives seront établies dans le lieu de résidence 41u Saint-Père. Napoléon rend ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, laïques, contre qui des mesures ont été prises par suite des événements actuels. Enfin, le pape se porte à ces dispositions par considération de l'état actuel de l'Église, et dans la confiance que lui a inspirée S. M. qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons : comme s'il faisait de graves concessions et comme s'il en attendait d'autres encore. Pourtant, il n'était plus question des exigences de l'Empereur, si récentes et dont il semblait que brusquement elles étaient devenues très anciennes et périmées : rien sur l'institution immédiate des évêques nommés, rien sur le nombre des cardinaux français, rien sur les quatre articles gallicans, rien sur le mariage de Marie-Louise, rien sur le lieu de résidence du pape, rien sur l'établissement des services du Saint-Siège à Paris. En vérité, le concordat de Fontainebleau a été, au point de vue impérialiste, une abdication générale. Sans cloute, le pape n'obtenait pas de revenir à Rome, mais il se refusait à aller à Paris, et il semble avoir choisi Avignon. Bien plus, le soir même du 25 janvier 1813, Napoléon dictait à Duvoisin, pour qu'il la remît au pape, une lettre singulière :

V. S. ayant paru craindre, au moment de la signature des articles du Concordat, qu'elle ne comportât une renonciation à la souveraineté de Rome, je me fais un plaisir de déclarer par la présente que, n'ayant jamais cru devoir la demander, je ne puis donc entendre qu'elle ait renoncé directement ou indirectement par lesdits articles à la souveraineté des États romains.

Ainsi la question du temporel renaissait dès les premiers avantages remportés par le pape sur l'Empereur. Néanmoins, Napoléon affecta de se montrer très satisfait. Il distribua gratifications et décorations à tout l'entourage du pape. Il ne manqua pas d'aviser l'empereur d'Autriche de l'heureuse issue des négociations, et celui-ci en montra beaucoup de satisfaction. Il envoya auprès du pape les cardinaux noirs et un grand nombre de prélats. Le gendarme Lagorse, nommé adjudant du palais, prit un costume de chambellan. Le pape célébra publiquement la messe. Puisque la paix était faite, il semblait naturel qu'il instituât enfin les évêques nommés. Duvoisin l'en priait. Mais il ne se hâtait pas. Quelques-uns des cardinaux noirs, et notamment di Pietro, Gabrielli, Consalvi, lui reprochaient d'avoir signé. Il eut des scrupules de conscience. Pour mettre fin à ces lenteurs, Napoléon promulgua, le 13 février, le Concordat de Fontainebleau comme loi d'Empire : grief nouveau, dont Pacca, arrivé le 18 février, s'empara justement ; les articles souscrits n'étaient en effet que des préliminaires. Bientôt l'Empereur allait partir en campagne. Pourquoi ne serait-il pas battu ? Enfin le pape remit à Lagorse, le 24 mars 1813, une rétractation formelle :

Notre conscience reconnaissant l'écrit mauvais, nous le confessons mauvais, et, avec l'aide du Seigneur, nous désirons qu'il soit cassé tout à fait, afin qu'il n'en résulte aucun dommage pour l'Église ni aucun préjudice pour notre âme.

Suivant le parti auquel ou appartient, la lettre de Pie VII apparaît comme admirable ou comme un manquement à la parole donnée. La réponse fut immédiate. Le décret du 25 mars 1813 porte que le Concordat sera obligatoire pour les archevêques, les évêques et les chapitres ; les cours impériales connaîtront de toutes les affaires connues sous le nom d'appels comme d'abus ainsi que de toutes celles qui résulteraient de la non-observation des lois du Concordat ; une loi déterminera la procédure et les peines applicables dans ces matières. On garda secrète la lettre de rétractation pontificale, et Napoléon nomma aux évêchés vacants, alors au nombre de 12, y compris Gand, Tournai et Troyes, dont les titulaires avaient été incarcérés et démissionnés. A Fontainebleau, les prélats français reçurent ordre de regagner leurs diocèses (25 mars). Di Pietro fut arrêté et interné au loin ; personne n'assista plus à la messe du pape, et Lagorse reprit son uniforme de gendarme (2 avril) ; quelques jours plus tard, Napoléon partait pour l'Allemagne (15 avril 1813).

Au cours de la campagne, il réprima avec sévérité, chaque fois qu'il en eut le loisir, les essais de résistance dans le clergé. L'évêque nommé à Gand est mal accueilli : on emprisonnera les directeurs du séminaire et on incorporera dans l'armée les séminaristes en âge de conscription ; les autres seront répartis dans les bons séminaires (6 août 1813). Incidents semblables à Tournai, et répression identique, contre les séminaristes ; les chanoines récalcitrants seront mis en arrestation (14 août). A Troyes, l'opposition s'aggrava du fait que Boulogne retira sa démission : il est incarcéré de nouveau (25 novembre). Dans les autres diocèses l'opposition grandissait. Les défaites de l'Empereur semblaient aux âmes pieuses une punition du ciel. Duvoisin, malade, désabusé, écrivait de son lit de mort à Napoléon : Le retour du Saint-Siège à Rome serait, je crois, nécessaire à votre bonheur. Il mourut le 9 juillet 1813, et l'Empereur comprit qu'il perdait l'un de ses meilleurs serviteurs : L'évêque de Nantes était le prêtre le plus éclairé de l'Empire, écrivait-il à Bigot le 17 juillet, le docteur le plus distingué en Sorbonne : il peut être mis à côté des évêques qui ont le plus éclairé l'Église gallicane. Mais il ne suivit pas son suprême avis. Pourtant, il se rendait si bien compte de la désaffection, sinon de l'hostilité du clergé, qu'à la veille de la campagne de France, il dissuada Bigot de demander aux évêques des prières spéciales (20 novembre 1813).

A Fontainebleau, on s'efforçait, par les correspondances secrètes, de répandre la rétractation pontificale. La surveillance devenait moins stricte, et le pape avait des affiliés dans tous les diocèses. II suivait avec attention les péripéties de la campagne, et de plus en plus il espérait recouvrer ses États. Le 24 juillet 1813, il adressa à cet effet une lettre à l'empereur d'Autriche. Il tombait mal, s'il est vrai que par la convention secrète de Prague, signée le 27 juillet et ratifiée à Londres le 23 août 1813, François Pr avait revendiqué sur les États romains un droit incontestable comme roi de Rome et, en qualité d'empereur héréditaire et chef du corps germanique. Du moins, la question du temporel était-elle posée de nouveau, et c'est par elle que se termine, comme elle avait commencé, l'histoire des relations de Pie VII avec Napoléon. Sur l'ordre de l'Empereur, l'évêque de Plaisance, Fallot de Beaumont, récemment nommé archevêque de Bourges, se rendit à Fontainebleau et soumit au pape, le 20 janvier 1814, un projet de traité d'alliance dont l'article premier porte que S. M. l'Empereur et roi reconnaît S. S. le pape Pie VII comme souverain temporel de Rome et des pays formant les ci-devant États romains et actuellement annexés à l'Empire français. Pie VII donna sa bénédiction au négociateur, mais refusa de négocier.

Dès qu'il en fut avisé, l'Empereur ordonna le renvoi du pape à Savone (21 janvier). Lagorse prit, et à petites journées, le chemin le plus long ; il eut la touchante idée de mener son prisonnier dans le village du Limousin d'où il était originaire, pour lui faire bénir sa famille. Pendant près de deux mois, le pape déambula ainsi à travers la France, avec son gendarme fidèle. A Savone, Lagorse reçut un ordre de l'Empereur (en date du 10 mars 1814) : L'officier de gendarmerie dira au Saint-Père que, sur la demande qu'il a faite de retourner à son siège, j'y ai consenti. Le pape acheva en triomphe le voyage qu'il avait commencé en captif. Le 24 mai 1814, il rentra dans la Ville Éternelle.