HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LE RÉGIME IMPÉRIAL.

CHAPITRE II. — L'ORGANISATION SOCIALE.

 

 

I. — LA POPULATION.

LA population de l'ancienne France s'est élevée de 27 millions en 1801-1802 à 29 millions en 1814. Les conditions démographiques sont donc restées favorables, malgré les guerres napoléoniennes. Les années qui apparaissent comme les plus heureuses sont 1802 et 1809. Entre celles-ci, il y a baisse, diminution d'accroissement suivie de 'hausse, autour des années critiques 1805-1807 ; à partir de 1810, la crise recommence, et elle dure sans interruption jusqu'à la fin du règne. Les départements les plus peuplés sont ceux du Nord. De la Manche au Nord, tous les départements maritimes ont plus de 75 habitants au kilomètre carré, et leur ligne se prolonge en Belgique avec la Lys, l'Escaut, les Deux-Nèthes, la Dyle, la Meuse inférieure et la Bœr. Le centre de gravité est formé par les trois départements du Nord, de la Lys, et de l'Escaut (avec 140, 125 et 200 habitants par kilomètre carré). Avec les départements limitrophes de la Manche, ceux du Rhin marquent une avance démographique ; l'augmentation commence dans la région du Rhône, elle est à peine sensible dans la vallée de la Garonne. La densité kilométrique moyenne est de 50 à 55 habitants. Avant la Révolution, Paris comptait sans doute plus de 600.000 habitants. Le recensement de 1802 ne lui en donne plus que 547.736, et pourtant, il est probable que, depuis plusieurs années, l'immigration avait recommencé vers la grande ville. Elle continua sous l'Empire, et les chiffres les plus vraisemblables sont de 580.000 en 1808, 620.000 en 1811, et peut-être 650.000 en 1814. Dans le même laps de temps, Lyon s'est élevé de 109.000 en 1802 à 115.000 en 1814, mais Bordeaux et Marseille sont tombés de 112 et 111.000 à 90 et 96.000 habitants. Viennent ensuite (en milliers d'habitants) Rouen (87), Nantes (77), Bruxelles (66), Anvers (de 61 en 1802 à 55 en 1814), Gand (55), Lille (54), Liège et Toulouse (50), Strasbourg (49), Amiens et Orléans (40), Nîmes (39), Angers, Bruges et Montpellier (33), Metz (de 32 en 1802 à 41 en 1814), Reims (31), Besançon, Caen et Clermont (30), Nancy (29), Versailles et Rennes (25), Aix-la-Chapelle, Troyes, Genève, Grenoble, Tours, Mayence, Dijon, Avignon et Limoges (de 25 à 20). Le fond de la population est presque exclusivement rural et, par conséquent, agricole.

L'Empereur, notait Chaptal, plaçait l'agriculture au premier rang parmi les arts utiles. Il n'avait cependant aucune connaissance de cette partie. Il était même à ce sujet d'une ignorance qui dépasse les bornes. D'autre part, les guerres, les réquisitions, les conscriptions et les contributions auraient dû faire abhorrer l'Empereur du paysan. Mais on se trompa. Ses plus chauds partisans étaient là, parce qu'il les rassurait sur le retour des chines, des droits féodaux, de la restitution des biens des émigrés et de l'oppression des seigneurs.

Pour d'autres causes, les conditions n'étaient pas moins favorables en ce qui concerne la production industrielle. L'usine et la fabrique mécanique progressent à côté de l'ancienne manufacture, avec leur personnel nombreux d'ouvriers, d'ouvrières et d'enfants, leur production intensive, rapide et à bon marché. Dans certaines filatures le personnel ouvrier dépassait déjà mille personnes ; mais une statistique de la population ouvrière de Paris (1807) énumérait 126 métiers différents, dont la moyenne n'atteignait pas mille artisans, le total étant seulement de 90 400. Dans l'ancien comme dans le nouveau personnel industriel, l'esprit d'entreprise était si vif qu'il prenait souvent des façons quelque peu aventureuses, concordait d'ailleurs avec l'élan général du temps. La Révolution est finie, et la carrière est ouverte à l'avenir. On est optimiste. La loi a posé le principe de la liberté du travail. Chacun est son maitre. Dans la grande industrie qui commence, tout est à créer, tout est neuf. Pas de traditions gênantes, ni de coutumes qui sont des obstacles. Du reste, s'il faut chercher des traditions et le souvenir d'exemples à suivre, où les grandes fortunes trouveraient-elles des antécédents, sinon parmi les brasseurs d'affaires du précédent gouvernement, avec leur audace, leur mépris de la routine, et ces allures conquérantes par lesquelles ils se permettaient de vivre dans le luxe le plus coûteux avant même d'avoir assis leur richesse ? L'ère de l'instabilité politique était close, officiellement tout au moins. Mais l'instabilité économique persistait. On était à la merci d'une guerre, ou des prohibitions qui, établies ou levées, pouvaient, du jour au lendemain, jeter à bas les entreprises les mieux conçues. Chacun sentait que le blocus continental strictement appliqué ne serait, pas d'une très longue durée, et pourtant des industries nouvelles étaient nées, qui ne pouvaient vivre qu'à l'abri du blocus. De là une insécurité économique qui donnait aux entreprises industrielles, même les plus prudentes, quelque chose d'aléatoire.

Les ouvriers, qu'on appelait encore compagnons, garçons, artisans, agents des arts et métiers, étaient systématiquement tenus dans une condition inférieure. La loi du 12 avril 1803 interdisait toute coalition. Les employeurs qui tentaient, en se coalisant, d'abaisser les salaires injustement ou abusivement, étaient menacés d'amende (jusqu'à 3.000 francs) et de prison (jusqu'à un mois) ; mais ils pouvaient toujours alléguer que leur coalition n'était ni injuste, ni abusive. Au contraire, toute coalition de la part des ouvriers pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans certains ateliers, empêcher de s'y rendre et d'y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s'il y a eu tentative ou commencement d'exécution, sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins et de trois mois au plus. Le code pénal maintint textuellement les dispositions énoncées dans la loi du 12 avril 1803, mais en les aggravant à l'égard des ouvriers : les chefs ou moteurs seront punis d'un emprisonnement de deux ans à cinq ans (art. 415), et ils pourront, après l'expiration de leur peine, être mis sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus (art. 416). Le contrat de travail est libre. En énumérant les obligations entre les ouvriers et ceux qui les emploient, la loi du 12 avril 1803 surveille l'exécution du contrat de travail par l'ouvrier à l'égard du patron, mais elle omet l'inverse, car elle admet en principe que le patron sera toujours fidèle aux engagements pris à l'égard de ses ouvriers. Et elle confie au maitre ou au patron seul le soin d'attester que le contrat a été exécuté par l'ouvrier. L'arrêté du 1er décembre 1803 ordonne que tout ouvrier devra se pourvoir d'un livret. S'il voyage, il lui faudra en outre un passeport. Le livret sera délivré par la police ou la municipalité, suivant les lieux. Tout manufacturier, entrepreneur, et généralement toutes personnes employant des ouvriers seront tenus, quand ces ouvriers sortiront de chez eux, d'inscrire sur leurs livrets un congé portant acquit de leurs engagements, s'ils les ont remplis. Pendant la durée de l'engagement, l'ouvrier est tenu de déposer le livret entre les mains de son maitre. Le congé d'acquit sera visé par la municipalité. L'ouvrier qui voyagerait sans être muni d'un livret ainsi visé, sera réputé vagabond et pourra être arrêté et puni comme tel (jusqu'à six mois de prison). Il est privé de la liberté d'aller et de venir. Il ne peut même pas rompre son engagement, sauf à courir le risque d'un recours civil : il est supposé n'être pas en état de payer les dommages et intérêts auxquels il s'exposerait. Il est, à la lettre, lié par son engagement.

A Paris, la préfecture de police poussa la réglementation plus loin encore. Ni les patrons ni les ouvriers ne pouvaient organiser de bureaux de placement, puisqu'il leur était interdit de s'associer, et il paraissait dangereux de laisser quelque liberté à l'initiative privée. On rechercha les vieux usages, les lettres patentes et les ordonnances du XVIIe et du XVIIIe siècle, et, à partir de 1801, le préfet de police réglementa, en une série d'ordonnances nouvelles, le placement dans les divers corps de métiers. De même, il détermina l'ordre et la durée du travail. L'ordonnance du 26 septembre 1806 porte que, pour les ouvriers du bâtiment, la journée de travail durera de six heures du matin à sept heures du soir, du 1er avril au 30 septembre, les repas devant être pris de neuf à dix heures et de deux à trois, et qu'elle durera de sept heures du matin au jour défaillant du 1er octobre au 31 mars, les repas étant reculés à dix-onze heures et après le soleil couché. Il est inutile de multiplier les exemples. Toute l'ancienne et minutieuse réglementation d'autrefois reparaissait ainsi peu à peu. Il est aisé d'en définir l'esprit. Le gouvernement veut maintenir l'ordre, et éviter les contestations. Du reste, les ouvriers acceptèrent sans difficulté la situation inférieure qui leur était faite. Les tentatives de grèves furent très rares sous le Consulat et l'Empire, et toutes échouèrent : à peine commençaient-elles, que la force armée était appelée (comme en septembre 1802 contre les vendangeurs de Tarascon), ou que la police procédait à des arrestations préventives (comme en octobre 1803, contre les boulangers d'Agen). A Paris, les rapports quotidiens de police notaient soigneusement les propos des ouvriers, qui presque toujours étaient paisibles. Dans les villes comme dans les campagnes, la main-d'œuvre était rare et par conséquent les salaires élevés. La reprise des affaires, visible dès l'époque directoriale, y contribua aussi, si bien que les patrons prirent de plus en plus l'habitude d'employer des enfants — dont on ne peut pas dire qu'ils soient proprement des apprentis — et des femmes, parce que leur travail était moins rémunéré. La réglementation napoléonienne assura donc pour un temps la paix sociale. La question serait de savoir si, même pour un temps limité, elle était nécessaire. Et il n'est pas douteux qu'elle a gravement compromis l'avenir. Avant même que le régime de la grande industrie livrée à la libre concurrence ait réalisé ses conséquences économiques, l'ouvrier, par la condition qui lui a été faite en France sous Napoléon, était déjà condamné à devenir un prolétaire.

 

II. — GROUPEMENTS OUVRIERS ET PATRONAUX.

CEPENDANT, les associations professionnelles n'étaient pas absolument proscrites. Quand la question économique du salaire ne se trouvait pas en cause, le gouvernement laissait faire ; parfois il encourageait, il provoquait même la création des groupements. Les confréries d'ancien régime constituaient, à certains égards, de véritables sociétés de secours mutuels. Toutes ne disparurent pas avec la Révolution. La plus ancienne paraît être la Confrérie de Sainte-Anne, fondée en 1691 à Paris par les menuisiers, et qui, devenue en 1792 société fraternelle de secours, a traversé tout le XIXe siècle. D'autres groupements, issus de la philanthropie du XVIIIe siècle, persistèrent aussi. Telle est la Société des amis de l'humanité, créée en 1789 par les typographes de Paris, et qui se reconstitua en 1801. On comptait au total 45 sociétés de secours mutuels en France en 1799, dont 16 à Paris. De ces dernières, 5 avaient été créées pendant la période thermidorienne et directoriale. De nouvelles associations furent organisées sous le Consulat et l'Empire. Le 17 avril 1803, 108 gantiers de Grenoble, avec l'assentiment du maire, instituèrent entre eux une Société de prévoyance et de bienfaisance mutuelles, afin d'aider au soulagement de leurs confrères malheureux en cas de maladie, et même en cas de chômage. Cette société existe encore aujourd'hui. Dès lors, et sans interruption jusqu'à la fin du règne, il se fonda chaque année d'autres groupements de secours mutuels : à Paris, parmi les typographes (qui n'organisèrent pas moins de 10 sociétés de 1805 à 1813), les chapeliers (3 sociétés), les charpentiers, les orfèvres, les peintres et décorateurs, à Lyon, parmi les ouvriers en soie (4 sociétés de 1804 à 1811), les chapeliers et les cordonniers, à Saint-Étienne, parmi les veloutiers (1810), à Grenoble, parmi les chamoiseurs, mégissiers, tanneurs et corroyeurs (1807), à Bordeaux, à Roubaix et sans doute dans d'autres villes encore. On peut estimer que le nombre des associations professionnelles de secours mutuels en France à la fin de l'Empire dépassait la centaine : modeste commencement d'une organisation destinée à prendre plus tard une importance sociale considérable.

Un autre type d'organisation semblait au contraire être sous Napoléon déjà mieux constitué, mais, s'il fit en effet quelques progrès dans la première moitié du XIXe siècle, il resta ensuite à l'arrière-plan. Il s'agit du compagnonnage. Antérieur à la Révolution et peut-être d'antiquité lointaine, au moins pour certains corps de métiers, il avait survécu à la ruine des corporations, et, bien que la police s'en défiât, craignant les coalitions et les désordres, il échappa à l'interdit qui frappait toutes les associations non autorisées. C'est qu'il n'était à proprement parler ni une corporation de métier, ni une association, se faufilait à travers les définitions légales. Le compagnon est l'ouvrier qui fait son tour de France. Quand il s'établit à demeure, il est remercié, et sa participation n'est plus qu'honoraire. Du temps des corporations, on pouvait rester indéfiniment compagnon errant, puisque la maîtrise n'était pas accessible à tous. Maintenant que les professions sont libres, la durée du compagnonnage ne dépasse guère la durée du tour de France. Les compagnons aspirants ou reçus sont donc jeunes pour la plupart, et ils ont d'autant plus d'intérêt, ayant moins d'expérience, que les étapes du voyage leur soient facilitées. Ainsi, le compagnonnage, sans être ni le groupement de tous les ouvriers d'un même métier qui habitent la même ville, ni le groupement de tous les corps d'un même métier dans toutes les villes du tour de France, apparaît tout ensemble comme une association professionnelle permanente, encore que constamment renouvelée, et comme une fédération nationale d'associations professionnelles, encore que sans siège fixe, sans chefs reconnus et sans statuts écrits. Ses traditions sont, orales et ses rites sont secrets. On compte, sous Napoléon, une trentaine de métiers affiliés au compagnonnage. L'initiation, instituée de métier à métier, devait être reconnue par les autres corps, qui n'y consentaient que lentement. Ainsi les compagnons boulangers, initiés en 1811 par les tonneliers de Blois, n'ont été admis qu'un demi-siècle plus tard. Une assemblée générale des principaux corps, tenue à Lyon en 1807, essaya de dresser la liste des préséances d'après l'ancienneté de l'affiliation.

L'État prenait l'initiative et la direction d'autres groupements professionnels. A cet égard, le décret, du 26 mai 1813 est des plus instructifs ; il apparaît comme le précurseur du socialisme d'État. Tous les ouvriers et les employés des mines de houille dans l'Ourthe sont autorisés à faire partie d'une Société de prévoyance, dont le siège est fixé au chef-lieu du département, à Liée, et qui sera administrée par une commission de dix membres : cinq inamovibles, le préfet, l'évêque diocésain, le procureur impérial, le maire de Liège et l'ingénieur en chef des mines, et cinq amovibles, désignés par les inamovibles et rééligibles annuellement : un propriétaire de mines, un directeur des travaux, deux maîtres mineurs et un ouvrier bouilleur. Les fonctions d'administrateurs sont gratuites, mais la commission nommera un receveur comptable qui déposera un cautionnement et recevra un traitement. Les fonds dont il tiendra la comptabilité auront une triple origine : l'État versera une contribution, les sociétaires subiront une retenue de 2 p. 100 sur leur salaire, et les propriétaires des exploitations y ajouteront le produit d'un demi pour cent calculé sur le montant des salaires des ouvriers et employés sociétaires. Sur ces ressources, la commission administrative accordera des secours de durée variable et des pensions. Les règles qu'elle établira seront soumises à l'approbation du ministre de l'Intérieur, et les comptes seront chaque année imprimés et publiés. On le voit, c'est ici une organisation officielle d'assurances ouvrières contre la vieillesse, l'invalidité, les accidents, et peut-être même, si les ressources le permettent, contre la maladie. Le plan d'ensemble présente de singulières affinités avec l'assurance d'État telle qu'elle fonctionne aujourd'hui en Allemagne. Que serait-il advenu du socialisme d'État napoléonien, si l'Empire autoritaire et protecteur avait duré ? L'expérience commencée dans l'Ourthe aurait-elle été étendue aux autres départements miniers, et des bouilleurs aux autres corps de métier ? Pourquoi pas ?

La Société de prévoyance de l'Ourthe était mixte et comprenait à la fois les patrons et les ouvriers. Voici maintenant d'autres groupements, dont les propriétaires et les patrons seuls font partie. Les ateliers de tréfilerie sont devenus si nombreux, rapporte Chaptal, que les fabricants de Franche-Comté se sont vus forcés d'en réduire le nombre en accordant une indemnité à ceux qui ont consenti à suspendre les travaux, et que, par une convention écrite, ils se sont partagé les heures de travail. N'est-ce pas là ce qu'on appellerait aujourd'hui un cartel de producteurs ? — Dans le Jura, les propriétaires s'entendaient pour mettre leur lait en commun et fabriquer ensemble leurs fromages. Leurs associations, qu'on appelait les fruitières, n'étaient-elles pas de véritables syndicats de production ? — Le ministère de l'Intérieur distribuait quelques secours aux victimes de la grêle et des épizooties, mais de façon irrégulière et insuffisante. En 180'2, il se fonda à Toulouse une Compagnie d'assurances mutuelles contre le ravage de la grêle et des épizooties, qui, réorganisée en 1805, étendit ses opérations à sept départements du Midi ; une autre compagnie semblable se constitua en 1808 dans les Landes.

Enfin, certains groupements professionnels n'ont dû leur existence qu'à la volonté de l'administration. Par mesure d'ordre public, la police des bourses de commerce fut soigneusement réglementée, et semblablement les professions d'agents de change et de courtiers, ou d'agents de change-courtiers, de courtiers de commerce et de courtiers de marchandises, de soie (à Lyon), de courtiers gourmets piqueurs de vin, de courtiers de transports, d'assurances, de courtiers maritimes, interprètes et conducteurs de navires. Dans les principales places, et d'abord à Paris, les agents de change et les courtiers reçurent une organisation corporative, en compagnies, avec leurs syndics et adjoints. Le commerce d'approvisionnement alimentaire fut soumis à une surveillance spéciale. Napoléon craignait le peuple, il redoutait les insurrections, non pas celles que peut causer la politique, parce qu'alors on peut mitrailler sans pitié, disait-il, mais celles que provoque le manque de travail et de pain. Aussi s'efforça-t-il toujours d'assurer à bon compte les subsistances dans les grandes villes, et principalement à Paris. La surveillance des foires et marchés, des halles, des marchands forains, des ports, chantiers, des quais et des gares fut confiée au préfet de police (arrêté du 1er juillet 1800), et dans les départements aux commissaires généraux de police (arrêté du 27 octobre 1800) et aux municipalités. L'arrêté consulaire du 11 octobre 1801 porte qu'à l'avenir, nul ne pourra exercer dans Paris la profession de boulanger sans une permission spéciale du préfet de police, et, peu à peu, la boulangerie fut réorganisée corporativement à Paris et dans quelques, villes de province, avec charges en nombre limité, monopole exclusif, officiers élus et discipline spéciale. La transformation fut toute pareille pour la boucherie parisienne. Dans les départements, le commerce de la boucherie, tout en étant surveillé de près, ne fut pas, comme à Paris, organisé corporativement. Il en fut ainsi, à Paris même, pour les tripiers, les charcutiers, les marchands de vins en gros et en détail, et les tentatives d'organisation corporative, provoquées parfois par les intéressés eux-mêmes, n'aboutirent pas.

Au fond, qu'on le voulût ou non, on revenait toujours à une même question : fallait-il rétablir les corporations d'autrefois ? On en discuta longuement, et à plusieurs reprises, dans les conseils du Premier consul et de l'Empereur. Les partisans de l'ancien système se plaignaient de ce que rien ne garantissait plus la qualité des marchandises mises en vente, ni l'exécution des contrats d'apprentissage et des engagements d'ouvriers ; ils espéraient être protégés contre la concurrence et mis à l'abri des risques commerciaux, ils escomptaient le plaisir et le profit des honneurs réservés aux dignitaires des corporations, et le rétablissement du régime monarchique leur paraissait de bon augure. Mais, à défaut de la liberté politique, la liberté économique avait encore des défenseurs convaincus, qui pouvaient, en développant leurs arguments d'affaires, ne pas être confondus avec les idéologues. Tant qu'il fut ministre de l'Intérieur, Chaptal soutint de son mieux la liberté du travail. Il trouva d'utiles auxiliaires dans le haut commerce parisien, et le mémoire qu'écrivit Vital-Roux contre le rétablissement des corporations est encore aujourd'hui d'une lecture instructive. Dès 1802, le Conseil d'État se déclarait en majorité hostile aux corporations. Quant au Premier consul, il avouait au cours de la discussion : Je n'ai pas d'opinion faite sur cette question, mais je penche pour la liberté. Dans une conversation avec Mollien, l'année précédente, il avait défini son point de vue :

Le grand ordre qui régit le monde tout entier doit gouverner chaque partie du monde. Le gouvernement est au centre des sociétés comme le soleil : les diverses sociétés doivent parcourir autour de lui leur orbite sans s'écarter jamais. Il faut donc que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d'elles de manière qu'elles concourent toutes au maintien de l'harmonie générale. — En conservant tout ce que la Révolution a dû proclamer de nouveautés utiles, je ne renonce lias aux bonnes institutions qu'elle a eu le tort de détruire.

En d'autres termes, la législation napoléonienne ne sera pas systématique, mais pratique. Elle va jusqu'à créer des corps constitués, qui ne seront pas des corporations, mais donneront aux intérêts comme une représentation officielle auprès du gouvernement, en même temps qu'ils serviront à l'organisation du commerce et de l'industrie.

A la vérité, le Bureau consultatif de l'agriculture, des arts et du commerce, devenu en 1801 le Conseil général de l'agriculture, des arts et du commerce, et maintes fois réorganisé ensuite, notamment après la création du nouveau ministère des Manufactures et du Commerce en 18H, ne fonctionna jamais de façon satisfaisante ; mais, en principe, il instituait à Paris une représentation complète des intérêts économiques, comme un parlement technique à côté du Corps législatif et du Sénat. A défaut d'une représentation officielle à Paris auprès du gouvernement, l'agriculture, l'industrie et le commerce eurent tout au moins leurs représentations privées. Deux sociétés y suffirent : la Société d'agriculture du département de la Seine et la Société pour l'encouragement de l'industrie nationale, qui toutes deux avaient eu leurs antécédents au XVIIIe siècle, en 1761 et en 1789, et furent organisées, la première sous la présidence du sénateur François de Neufchâteau, la seconde en 1801. La représentation centrale des intérêts économiques fut complétée par une représentation locale. Dans les départements, les sociétés locales, créées ou réorganisées par les préfets, s'efforcèrent de faire œuvre pratique. Plusieurs subsistent encore aujourd'hui parmi les sociétés savantes de province. En outre, l'arrêté du 24 décembre 1802 rétablit les chambres de commerce, et la loi votée le 12 août 1803 porte qu'il pourra être établi, dans les lieux où le gouvernement le jugera convenable, des chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers. Enfin, un mode nouveau de représentation industrielle et commerciale avait été imaginé par François de Neufchâteau sous le Directoire. Il a servi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à mesurer l'étiage des progrès mondiaux de la production. Il était d'avenir. Le type analogue du passé subsistait encore, et la fameuse foire de Beaucaire, celle de Bordeaux, avaient encuve leur importance économique. La coexistence de deux types qui généralement s'excluent caractérise assez bien le stade économique où en était alors la France. On a deviné qu'il s'agit des expositions. La première en date, celle de 1798, avait groupé 110 exposants, presque tous Parisiens. Chaptal essaya d'organiser des expositions universelles, nationales et annuelles. Il n'y réussit que deux fois, en 1801 et 1802. Plus tard, l'exposition de 1806 fut très brillante, avec ses 1.422 participants venus de tous les points de la France agrandie.

 

III. — L'AISANCE ET LA MISÈRE.

A Paris, en 1807, d'après les indications de la préfecture de police dans un relevé de la population ouvrière, divisée en 12 ordres de profession et 126 métiers ou industries, la moyenne des salaires était de 3 fr. 35, la moyenne des salaires les plus bas de 2 fr. 51 et des salaires les plus hauts de 4 fr. 20. Il est probable que la plupart des ouvriers étaient salariés d'après le chiffre minimum. En effet, ce n'est guère qu'une élite qui dans chaque corps de métier arrive aux gains les plus élevés. Près du tiers de la population ouvrière (31 p. 100) était réparti dans des métiers ou des industries où le salaire minimum moyen était inférieur à la moyenne générale de 2 fr. 51, et, inversement, les salaires les plus élevés des deux tiers des ouvriers étaient inférieurs à la moyenne maxima de 4 fr. 20. Si l'on considère chaque métier isolément, on constate que pour 10 d'entre eux seulement l'écart entre les salaires extrêmes est de plus de 2 francs : carrossiers, rubanniers, faïenciers (2 fr. 50), peintres, porcelainiers, teinturiers (3 fr. 50), tailleurs de pierres et parfumeurs (4 francs), serruriers (4 fr. 50), sculpteurs (8 francs) ; pour les autres métiers l'écart est presque nul ou seulement de 0 fr. 50 (31), de 1 franc (17), de 1 fr. 50 (13) ou de 2 francs (10 corps de métiers). Pour 3 corps de métiers le salaire minimum est de 1 fr. 50 — terrassiers, fileurs, colleurs de papiers, ciriers et cordiers — auxquels on peut joindre les hommes de peine et journaliers sans profession déterminée — ; il est de 2 francs pour 29 métiers, de 2 fr. 50 pour 46 et de 3 francs pour 27. Chez les bijoutiers, il est de 3 fr. 50, chez les confiseurs, les sculpteurs, les peintres de voiture, les graveurs, les joailliers, les orfèvres, les émailleurs et les protes d'imprimerie, il atteint 4 francs. Dans les autres métiers, les ouvriers sont payés aux pièces. Le salaire maximum ne dépasse pas 2 francs chez les cloutiers, les taillandiers, les fileurs et les colleurs de papiers, il est de 2 fr. 50 pour 12 corps de métiers, de 3 francs pour 16, de 3 fr. 50 pour 3, de 4 francs pour 25, de 4 fr. 50 pour 1 seul, de 5 francs pour 13, de 6 francs pour 5 (peintres, parfumeurs, carrossiers, orfèvres, porcelainiers, teinturiers), de 7 francs pour 2 (tailleurs de pierre et serruriers) et de 10 ou 12 francs pour les sculpteurs. En résumé, l'ouvrier pauvre est salarié à 1 fr. 50 ou 2 francs, l'ouvrier à son aise gagne 3 ou 4 francs, et les plus favorisés vont de 5 à 10 francs.

Dans les départements, l'échelle des salaires variés entre les diverses professions est la même qu'à Paris. Autant qu'on en peut juger, les métiers les plus mal ou les mieux payés à Paris sont aussi les plus pauvres ou les mieux rétribués dans les départements. Mais, d'une façon générale, les salaires sont nettement inférieurs. Il est difficile de donner une indication d'ensemble, car les différences paraissent avoir été parfois considérables suivant les régions. Sans doute étaient-elles en corrélation avec le prix et le coût de la vie. Mais, si l'on dit que d'une façon générale les salaires départementaux étaient en moyenne plus bas d'un quart que les salaires parisiens, on ne sera probablement pas loin de la vérité. Une réserve doit cependant être faite pour les salaires les plus modiques, qui variaient moins, étant à la limite. C'est ainsi que les journaliers, manœuvres, hommes de peine et travailleurs sans spécialité recevaient environ 1 fr. 50 (ou 1 franc, 1 fr. 10, quand ils étaient nourris). Dans la Seine-Inférieure, les salaires étaient, comme les prix, presque à égalité, et leur moyenne est évaluée à 2 fr. 50. Dans les Deux-Sèvres au contraire, les ouvriers gagnaient le tiers, sinon même (suivant les cas) la moitié moins qu'à Paris. Il serait aisé de multiplier indéfiniment les exemples.

Deux catégories d'ouvriers méritent une mention spéciale, parce qu'ils sont mieux que les autres les précurseurs des prolétaires de demain : ce sont les ouvriers de l'industrie textile et les mineurs. A Paris, les ouvriers en coton se classent parmi les plus mal payés. Il semble que leur salaire ne soit pas inférieur de beaucoup dans les fabriques des départements, soit que le chiffre de 1 fr. 50 ait été un minimum au-dessous duquel on ne pouvait guère descendre, soit que, déjà spécialisés, peu nombreux, et disputés par des patrons qui se concurrençaient vivement, les ouvriers ne soient restés là où ils se trouvaient que par l'égalisation approximative des salaires. Mais les patrons savaient par d'autres moyens abaisser le prix de la main-d'œuvre. Ils employaient des femmes et des enfants, qu'ils payaient les unes 1 franc ou 1 fr. 25, les autres 0 fr. 40 à 0 fr. 50, quand ils donnaient 1 fr. 50 à l'homme. Les jeunes filles étaient employées comme enfants jusque vers quinze ans. Il est à noter qu'à Paris, dans quelques-uns des métiers où les salaires étaient également réduits au minimum, ou presque (cire et pain à cacheter, brochage, reliure), l'usage existait déjà couramment d'utiliser la main-d'œuvre féminine. Enfin, pour les tisserands, les fileuses de lin, les canuts, le travail à la pièce ou à domicile est très difficilement évaluable. Pour les mineurs au contraire, et surtout pour les bouilleurs, il parait certain qu'en France comme en Belgique, dans le Nord comme dans l'Est, ils n'avaient qu'un salaire de misère. Le prix de la journée de travail ne dépassait pas 1 franc ou 1 fr. 20. Il haussa légèrement dans le courant de l'Empire, mais, comme ici le salariat des grandes exploitations avait déjà fait de l'ouvrier un prolétaire, l'État (on l'a vu plus haut) est intervenu : l'évolution sociale pour l'ouvrier des mines de charbon est à la fois plus simple et plus rapide.

Dans les campagnes, les journaliers ruraux, domestiques, valets, charretiers, manouvriers, bergers avaient des gages divers suivant leur spécialité, et il serait intéressant d'étudier de près leur hiérarchie. Peut-être le prix moyen de leur journée de travail est-il évaluable à 1 fr. 20. Mais presque toujours ils étaient entretenus, nourris et logés, et alors ce qu'ils recevaient en argent (environ 0 fr. 60) n'était qu'un complément du salaire. Pour les filles de fermes et les domestiques femmes, le prix oscillait autour de 0 fr. 15 par jour. Si minimes que soient ces chiffres, ils représentaient cependant, en comparaison de ceux qui avaient cours en 1789, au moins un quart en plus. L'augmentation paraît avoir été légèrement moindre pour les ouvriers des villes.

Elle semble avoir été parallèle à l'augmentation du prix des denrées. La question n'a pas encore été étudiée avec méthode, mais il paraît probable que d'une façon générale les salaires se sont élevés plus vite que les prix. Si le fait était démontré, il serait un des indices les plus notables du bien-être grandissant. Ici plus que jamais il serait nécessaire d'entrer dans le plus minutieux détail, pour ne pas sortir de la vérité. L'histoire des prix est l'une des plus décevantes (et des plus attirantes) qui soient. En France, la denrée typique et qui, à certains égards, sert de norme à toutes les autres, est incontestablement le blé. Or, le cours moyen du blé a subi, sous le Consulat et l'Empire, des variations considérables. Il était de 21 francs l'hectolitre en 1800 : il monte à '24 ou 25 en 1801 et 1802 et redescend à 20 en 1803 et 1804 ; la moyenne pour le Consulat est d'environ 22 francs. De 1804 à 1810, elle s'abaisse à 18 francs avec des oscillations périodiques de courte amplitude. Le minimum a été réalisé en 1809, au cours de 15 francs, mais on atteignait déjà 19 et 20 francs en 1810. Les dernières années sont critiques. L'année 1811 fut exceptionnellement sèche et la récolte désastreuse. Les cours montèrent à 26 et 28 francs en 1811, à 33 et 34 francs en 1812, pour revenir enfin à 22 en 1813. Ainsi, le prix a plus que doublé de 1809 à 1812. La France était isolée économiquement, et les importations des pays Barbaresques et d'Égypte furent insignifiantes. Il n'existait pas encore de marché mondial pour le blé. A peine le marché national commençait-il à se constituer. En nivôse an XII (décembre 1804-janvier 1805), par exemple, à la limite de la période consulaire à prix forts et de la période impériale à prix bas, le cours moyen pour la France était de 18 ou 19 francs. Mais, en réalité, il allait, suivant les départements, de 10 (Meurthe, Moselle, Haute-Marne) à 27 et 28 francs (Bouches-du-Rhône, Gard et Var), et il n'était à la moyenne de 18 ou 19 francs que dans 25 départements seulement. Au cours moyen du Consulat (1800-1804), le pain blanc coûtait 0 fr. 45 le kilogramme ; il fut de 0 fr. 35 au cours moyen de l'Empire (1804-1810) ; il devait dépasser 0 fr. 50 au cours de 1812, mais, malgré la tendance du commerce à uniformiser les prix, et les efforts du gouvernement pour assurer les subsistances dans les grandes villes et surtout à Paris, les variations de détail furent beaucoup plus amples et plus fréquentes que ne peuvent l'indiquer les moyennes.

Il est par conséquent presque impossible d'indiquer des chiffres qui aient une signification précise pour les autres denrées. Une livre de viande de boucherie se payait de 0 fr. 35 à 0 fr. 55 ; le porc coûtait moins cher. Le vin ordinaire était vendu de 0 fr. 50 à 1 franc le litre, suivant les endroits, les années, ou la quantité d'achat. Dans les campagnes, on avait un couple de poulets pour 0 fr. 60 ou 0 fr. 80 et de canards pour 0 fr. 75 ou 1 franc, mais dans les villes une dinde coûtait de 3 à 5 francs. Un stère de bois valait de 7 à 14 francs suivant les régions ; à Rouen, l'hectolitre de houille anglaise était coté 5 francs en mars 1803 ; il valait 14 francs un an plus tard : il est vrai que l'augmentation est causée ici par la reprise de la guerre maritime. D'autre part, l'industrie commençait à produire à bas prix. Mais il semble bien que, dans l'ensemble, les prix aient eu une tendance à augmenter de 1800 à 1814.

Peut-être l'afflux de numéraire y a-t-il contribué. On estimait à 1.200 millions en argent et à 650 millions en or, soit à 1.850 millions au total ou à 69 francs par tête d'habitant, la valeur du numéraire en circulation dans l'ancienne France au commencement de l'Empire, mais il est probable que la guerre et l'organisation particulière du domaine extraordinaire ont déterminé une importation d'or et d'argent. D'autre part, le système monétaire fut réorganisé. La loi du 10 décembre 1799 maintint le système métrique décimal. Il est vrai que la vulgarisation en fut longtemps retardée dans le peuple, à cause de l'arrêté du 4 novembre 1800 et du décret du 12 février 1812 qui autorisaient l'usage simultané des anciennes et des nouvelles mesures. On abandonna même la mesure du temps telle que la Révolution l'avait instituée en concordance avec le système décimal. Déjà la semaine avait été substituée à la décade. Le sénatus-consulte du 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805) rétablit le calendrier grégorien à partir du 11 nivôse de l'an XIV (1er janvier 1806). Par contre, la nouvelle unité de poids servit à l'établissement définitif du système de monnaie. La loi du 28 mars 1803 maintint comme unité monétaire le poids de 5 grammes d'argent au titre de 9/10 de fin sous le nom de franc. L'or était estimé à 15 fois ½ la valeur de l'argent : rapport qui correspondait au cours commercial des deux métaux précieux, à cette date. C'était, on le voit, un bimétallisme, ou, si l'on y regarde de plus près, un monométallisme argent : on se rendait bien compte, en effet, que le rapport entre le volume de l'or et de l'argent ne pourrait rester constant indéfiniment. Dans l'esprit de la loi de 1803, la monnaie d'or pouvait avoir un cours variable, calculé d'après le cours de l'argent. On sait que les circonstances économiques ont amené le pays à adopter en fait le monométallisme or, tout en conservant le bimétallisme nominal de 1803. La souplesse du système est la preuve de son excellence. Sur le moment même, la loi garantissait l'équivalence d'un certain poids d'argent ou d'or avec une valeur déterminée : il n'en fallait pas plus pour assurer alors à la France un régime monétaire sain et stable, en principe tout au moins. Mais, en pratique, les anciennes pièces de monnaie continuèrent à circuler pendant longtemps encore. Naturellement, elles perdirent au change. Un sou ne valait que 0,049, une livre tournois que 0,987, et 5 francs représentaient 5 livres 1 sou 3 deniers. Il en résulta qu'on eut en circulation deux sortes de monnaie : l'une bonne et l'autre médiocre, et, comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, celle-là n'a pas fait de grands progrès contre celle-ci. La nouvelle monnaie se cachait, elle filait à l'étranger, et sa disparition provoqua parfois de courtes crises de circulation.

De tout ce qui précède, il résulte que la difficulté est grande d'évaluer le coût de la vie sous le Consulat et l'Empire. Quand les journaliers ou les ouvriers sont nourris par leurs patrons, leur entretien est généralement évalué aux environs de 0 fr. 50 par jour. Les dépenses quotidiennes d'un manouvrier de la Moselle et de sa famille en 1801 s'établissaient comme suit : pain bis (5 livres) 0 fr. 50, légumes (2 livres) 0 fr. 15, lard (un quart de livre) 0 fr. 15, bois, sel, 0 fr. 10, total : environ 1 franc pour la nourriture avec la boisson ; le reste du salaire était consacré au logement, à l'entretien, aux vêtements. Au reste, les différences étaient parfois considérables d'après les endroits, et la vie coûtait particulièrement cher dans les grandes villes et à Paris. Les ouvriers papetiers de Paris et de Bourg (Ain) étaient payés également 24 francs par mois quand ils étaient entretenus, mais, à Bourg, le coût de leur entretien était évalué à 200 francs, soit 0 fr. 55 par jour, à Paris il s'élevait au triple (600 francs) et les ouvriers libres recevaient 2 fr. 50 de salaire quotidien. En Alsace, un jeune homme trouvait pension, nourri, logé, meublé et chauffé, pour 45 francs par mois. C'est un pays de cocagne que celui-ci, écrivait-il, tout y abonde, on y vit mieux avec 600 francs de revenu qu'à Paris avec 1.000 écus. Sans doute exagérait-il. Mais, à l'autre extrémité de la France, dans un petit bourg de l'Ouest, il était possible aux vieilles demoiselles de vivre bourgeoisement, en robe de soie, avec 120 francs de rente annuelle. Du pain, deux livres de viande, une bouteille de vin par semaine, les légumes du jardin suffisaient. Quant aux vêtements, on les avait par héritage avec la maison, et ils duraient toute la vie : une vie bien modeste. Voici maintenant, par contraste, quelles étaient les dépenses d'un jeune et brillant auditeur au Conseil d'État, à Paris : chambre 36 francs et valet de service 6 francs, soit 42 francs pour le logement, 105 francs pour la nourriture et la pension, 75 francs pour les habits, dont 15 francs pour le blanchissage, et 60 francs pour les menus plaisirs : au total 282 francs par mois. Avec 3.384 francs par an, on pouvait donc faire honorablement figure à la Cour et dans les ministères.

L'inertie de l'assistance publique sous le Consulat et l'Empire pourrait surprendre s'il ne fallait l'interpréter d'abord comme la preuve indirecte d'une aisance générale. Frochot, le préfet de la Seine, allait jusqu'à mettre en doute l'utilité des services d'assistance, à laquelle il voulait substituer la prévoyance sociale ; aux hôpitaux, il préférait les soins médicaux à domicile, aux hospices, l'établissement des infirmes à la campagne, aux maigres secours qui étaient accordés aux indigents, les prêts sur gages, les caisses d'épargne et de bonnes écoles populaires, avec le concours d'associations privées, comme la Société de charité maternelle ou la Société philanthropique. L'assistance publique s'organisa dans les cadres tracés sous le Directoire, avec les commissions ou conseils administratifs et les bureaux de bienfaisance. Une seule innovation notable date du règne de Napoléon. Les mendiants étaient nombreux, à Paris et dans les départements. On estimait qu'il y avait en France, vers 1800, près de 300.000 indigents qui ne vivaient que de mendicité et de vagabondage — y compris sans doute les mutilés de guerre et les anciens brigands qu'on pourchassait —. En 1800, 10 conseils généraux seulement, et 26 en 1801 demandaient l'institution d'ateliers de charité et de dépôts de mendicité. Le décret du 5 juillet 1808 répondit à leur vœu. L'institution des workhouses napoléoniens a été généralisée presque partout en 1809-10-11-12. Le code pénal punit la mendicité comme le vagabondage, qui lui-même était un délit.