I. — NAPOLÉON ET LA HIÉRARCHIE POLITIQUE. TROIS manifestations décoratives inaugurèrent le régime impérial. — Le 19 mai 1804, Napoléon nomma 14 maréchaux d'Empire, qui sont (par ordre d'âge) Berthier (né en 1753), Moncey, Masséna, Augereau, Jourdan, Bernadotte, Brune, Murat, Mortier, Bessières, Soult, Lannes, Ney et Davout (né en 1770), et 4 honoraires choisis parmi les sénateurs : Kellermann (né en 1735), Sérurier, Pérignon et Lefebvre (né en 1756). Furent promus ultérieurement : Victor (1807), Oudinot, Macdonald et Marmont (1809), Suchet (1811), Gouvion Saint-Cyr (1812) et Poniatowski (1813). Les premiers choix n'ont pas été dictés seulement par la valeur et, les services rendus, mais par le souvenir des campagnes communes (notamment en Italie), et par l'obéissance que l'Empereur attendait de ses subordonnés. A Rœderer qui lui disait un jour que, si l'hérédité devait être contestée par quelqu'un, ce ne pourrait être que par les généraux, Napoléon répondait sèchement : Les généraux ne sont rien ! et il déclarait au Conseil d'État que si la France comptait une vingtaine de bons généraux de division, aucun n'a l'étoffe d'un général en chef, encore moins d'un chef de gouvernement. Quand, le lendemain (20 mai), un brillant cortège dirigé par les présidents des trois Chambres parcourut les rues de Paris en proclamant, aux principales places, l'établissement de l'Empire, les badauds s'amusèrent à le regarder, mais sans acclamation de joie. Le 14 juillet 1804 eut lieu en grande pompe, aux Invalides, la distribution des premières étoiles de la Légion d'honneur. Un décret récent (11 juillet), sans supprimer les cohortes dotées de biens nationaux, avait profondément modifié l'institution. Au lieu de former le corps social intermédiaire qu'elle devait être à l'origine, elle n'était plus qu'une décoration. Une étoile à cinq rayons doubles avec l'effigie de Napoléon, Empereur des Français et, au revers, l'aigle et les mots Honneur et Patrie, attachés à un ruban moiré rouge, servait d'insigne. L'aigle avait été choisi au Conseil d'État, de préférence à l'éléphant et au lion accroupi ; l'étoile était, dit-on, utilisée par les Philadelphes, une secte maçonnique militaire et républicaine : on y peut en effet discerner quatre triangles maçonniques géminés deux par deux, avec un compas, pointes en l'air ; quant au ruban, Mme de Staël rapporte qu'une caricature anglaise représenta l'Empereur découpant un bonnet rouge pour en faire ses décorations, et elle s'écrie : Quelle parfaite image de cette noblesse inventée par Bonaparte ! Mais il faut plutôt s'en référer, semble-t-il, à l'édit royal de 1693, qui donnait à la croix de Saint-Louis un ruban large couleur de feu. Ainsi, le symbolisme de la décoration réunissait Napoléon et, l'aigle impérial avec l'ancienne et la nouvelle France, le ruban de la royauté et l'étoile de la philosophie. Le grand chancelier Lacépède célébra dans son discours la conquête de l'égalité et la prise de la Bastille, et Berthier prit, une à une, dans le casque de Bavard, les étoiles que l'Empereur distribuait aux légionnaires. Mais l'amiral Truguet et le général Lecourbe, qui assistaient à la cérémonie, furent invités à déguerpir : ils étaient républicains. Le décret du 30 janvier 1805 institua la grande décoration de la Légion d'honneur (grand aigle, aujourd'hui grand'croix), au-dessus des grands officiers. Au 5 avril 1814, on comptait 62 grands aigles, 218 grands officiers, 616 commandeurs, 2.641 officiers et 27.300 chevaliers, soit 30.837 membres de la Légion d'honneur, dont 96 p. 100, environ, étaient militaires. Les civils n'avaient pas encore pris le goût et l'habitude de la décoration. Dans les premiers temps, ceux qui l'avaient reçue en étaient comme gênés. En 1813, un médecin de Lille, proposé pour les services qu'il avait rendus à l'armée, refusait, disant : Le signe des braves ferait, à mon avis, mauvais effet sur ma redingote noire. Le 2 décembre 1804, à Notre-Dame, le pape, qui avait consenti à venir à Paris, donna devant l'autel l'onction à Napoléon et à Joséphine sur le front et aux deux mains ; il célébra la messe, bénit l'anneau, l'épée, le manteau, le globe, le sceptre, la couronne ; et Napoléon, prenant la couronne, la mit lui-même sur sa tête. Il couronna ensuite Joséphine agenouillée devant lui. Les préparatifs de la cérémonie avaient été longs et difficiles. Ne serait-il pas possible de choisir une autre ville que Paris ? avait demandé Napoléon au Conseil d'État : Cette ville a toujours fait le malheur de la France. Les négociations avec le pape, annoncées dès le 9 mai, durèrent plusieurs mois. Pour les activer, Fesch remplaça Cacault à Home. Le pape se décida enfin, dans l'espoir que l'Empereur lui saurait gré de sa docilité. Napoléon lui fit quelques cadeaux : il rétablit en sa faveur (14 mars 1805) l'ancien droit des annates sous la forme de frais de chancellerie à payer en cour de Home pour expédition des bulles d'institution canonique aux prélats nommés par le gouvernement : ce fut tout ; le Saint-Siège n'obtint aucune concession, ni au temporel pour les Légations, ni au spirituel pour les organiques. Au cours des pourparlers, François Il prit, avec l'assentiment du pape, le titre d'empereur d'Autriche (1er septembre 1804). Dans la famille Bonaparte, la zizanie régnait plus que jamais. Hortense, fille de Joséphine et femme de Louis, qu'on accusait, sans doute à tort, d'avoir été la maîtresse de Napoléon, venait d'avoir un second fils, Louis-Napoléon — elle en eut un troisième en 1808, Charles-Louis Napoléon (Napoléon III) et un quatrième en 1811, adultérin, le duc de Morny — ; et Joseph observait avec amertume que le couronnement de Joséphine était contraire à ses intérêts, puisqu'il faisait les enfants de Louis petits-fils d'une impératrice, tandis que les siens seront fils d'une bourgeoise. Joseph oubliait qu'il n'avait que des filles ; mais Mme Joseph refusa énergiquement de porter la traîne de Joséphine à la cérémonie. De son côté, Joséphine prévint le pape qu'elle n'était mariée que civilement ; Pic VII réclama le mariage religieux que Fesch célébra en hâte, sans témoins attitrés (1er décembre). Napoléon pris de court avait dû céder, mais la précaution que Joséphine avait prise contre un divorce toujours à craindre était bien illusoire. La cérémonie, qui coûta fort cher, fut plus fastueuse que populaire. La foule s'esclaffa au passage de la mule du pape, que montait un prélat italien, en violet, porteur de la croix patriarcale. Le prélat, gagné par la gaîté du public, riait, lui aussi. Plus loin, on le prit pour le pape et on fut tenté de s'agenouiller devant lui, car le pape fut, toujours respectueusement accueilli pendant son séjour en France. Fontanes, qui, comme président du Corps législatif, avait prononcé devant Pie VII un magnifique discours de bienvenue, racontait le soir à ses familiers que la cavalcade impériale ressemblait pas mal à celle qui suit le bœuf gras. Les costumes dessinés par David et Isabey étaient somptueux et théâtraux. Les mauvaises langues rapportèrent qu'après le couronnement et avant l'intronisation, on avait vu l'Empereur couvert, debout (de boue), devant un trône sans glands (sanglant), qu'il portait son manteau flottant parce qu'il ne savait pas passer la manche ; qu'à l'issue de la cérémonie, il donna à Fesch, qui se trouvait devant lui, un coup de sceptre dans le dos pour l'appeler, facétie qui aurait beaucoup diverti les courtisans. A Pétersbourg, Joseph de Maistre notait que Pie VII venait de se dégrader jusqu'à n'être plus qu'un polichinelle sans conséquence. La solennelle rencontre du pape et de l'Empereur, immortalisée et idéalisée par le pinceau de David, a fait plus d'impression sur la postérité que sur les contemporains. Comme la cérémonie du sacre, la Cour impériale fut magnifique. La musique, le théâtre, les réceptions étaient splendides. Les hommes et les femmes se montraient couverts d'or et de pierreries, en toilettes d'un luxe parfois porté jusqu'à l'extravagance. La maison de l'Empereur, administrée avec la plus parfaite régularité, sous la surveillance personnelle du maître, fut un modèle d'ordre, de somptuosité et d'économie tout ensemble. Très simple pour lui-même, Napoléon portait d'ordinaire l'uniforme bleu ou vert de colonel des grenadiers ou des chasseurs de la garde avec le petit chapeau en feutre noir, sans bordure ni galon, et, quand il sortait, la redingote grise. Par contre, Joséphine dépensait sans compter. De 1804 à 1809 elle consacra une somme totale de 6.647.580 fr. à sa toilette, et Napoléon fut plus d'une fois obligé de payer ses dettes. Elle aimait le monde et recevait avec grâce et affabilité, mais le ton de la Cour, demi-théâtral et demi-camarade, resta guindé : une vraie galère, écrit Chaptal, où chacun ramait selon l'ordonnance ; tout se faisait en quelque sorte au pas de charge, ajoute Mme de Rémusat. De la décence, mais aucun laisser-aller, et rien de fondu. Le luxe des Bonaparte, observe Talleyrand, n'était ni allemand, ni français ; c'était un mélange, une espèce de luxe érudit ; il était pris partout ; il avait quelque chose de grave, connue celui de l'Autriche, quelque chose d'européen et d'asiatique tiré de Pétersbourg, et il étalait quelques manteaux pris à la Rome des Césars, mais il n'avait presque rien de l'ancienne Cour de France, où la parure dérobait si heureusement la magnificence sous le charme de tous les arts du goût. La société était composite. Les militaires, les nouveaux nobles, les anciens nobles et les nobles des pays annexés n'oubliaient pas leurs origines différentes et ne fusionnèrent jamais complètement. Napoléon eut l'orgueilleuse satisfaction d'avoir, pour le service de sa maison, les plus grands noms de l'ancienne France, des Choiseul, des Colbert, des La Rochefoucauld, des Louvois, des Montmorency, des Noailles, des Saint-Simon, des Ségur, des Turenne. A la vérité, il n'avait parfois recruté que des cadets, des femmes ou de simples homonymes des célèbres dynasties d'autrefois, mais il n'y regardait pas de si près. Les anciens nobles devinrent plus nombreux d'année en année, en même temps que s'accroissaient le personnel de Cour, le luxe et la rigueur de l'étiquette. En 1806, par exemple, on comptait 6 écuyers et 16 chambellans, on en eut 16 et 85 en 1812. Le coiffeur de l'impératrice eut son traitement quadruplé de 1807 à 1811, sans compter les gratifications. Ce fut. en 1811 qu'on réglementa, d'après les préséances, l'usage des fauteuils, des chaises, des tabourets et des pliants, ainsi que le nombre des chevaux aux carrosses. L'étiquette, devenue plus sévère, interdit peu à peu l'accès de la Cour à tous ceux qui n'étaient pas qualifiés pour en faire régulièrement partie. Elle isola l'Empereur de la nation. Elle contribua à le dépopulariser. Enfin, le dévouement des courtisans diminua à proportion des faveurs reçues. Plus ils étaient comblés, moins ils avaient à espérer. La société que Napoléon groupa autour de lui se composa, en grande partie, de royalistes secrets et de repus lassés. Napoléon oublia la maxime qu'il avait un jour énoncée : donner convenablement c'est honorer, donner beaucoup c'est corrompre. Il donna trop. La Cour impériale ne fut impérialiste que d'apparence. Même extérieurement, elle n'inculqua pas au peuple l'impression de la stabilité. Napoléon, en effet, n'était pas sédentaire. Nulle part, sauf à la Malmaison, il ne se trouvait véritablement chez lui. Aux Tuileries, à Saint-Cloud, à Fontainebleau, à Compiègne, dans ses nombreux palais de Paris et de province, il ne s'installait qu'en passant. Jamais il n'eut le temps de faire, dans ses diverses résidences, une station permanente, ni même de longs séjours. A beaucoup d'égards, il avait conservé les habitudes de l'officier de fortune qu'il était à ses débuts, et il gardait le ton d'un jeune sous-lieutenant mai élevé. Dans ses petites soirées, quand il était bien disposé, il lui arrivait d'entrer au salon en sifflotant et de fredonner tout en parlant discourtoisement aux dames. Il avait de brusques colères, mais, d'ordinaire, il était gai, familier, naturel ; il aimait à causer : il s'instruisait, et sa parole vivante, variée, pittoresque, instruisait ; il avait le verbe bref, la voix forte, le regard pénétrant ; ses yeux gris bleu causaient une sorte de fascination, et son sourire levantin, caressant et beau, selon l'expression de Chateaubriand, était ravissant, au témoignage de Mme de Rémusat, qui n'est pas suspecte de bienveillance. Vers la quarantaine, ses allures changèrent. Très sobre jusqu'alors et mangeant rapidement, il s'attarda à table. Sa démarche, svelte et dégagée, devint pesante. La figure maigre se remplit, puis s'empâta aux joues et à la mâchoire, sans perdre cependant, en profil, sa netteté de médaille romaine. Les cheveux, châtain sombre, se firent rares sur le front, qui parut plus grand et souvent soucieux. Les veux perdirent de leur vivacité, la vue baissa, la parole s'alourdit, l'attitude se fit distante. La journée s'entrecoupa de sommeils malsains. La taille, qui était médiocre (5 pieds 2 pouces : 1 m. 68), parut se rapetisser, avec le buste court et épais sur les jambes petites et charnues. Le bedon commença vers quarante-cinq ans. Le teint olivâtre, cuivré, sulfureux de la jeunesse prit un ton blanc mat et plombé. L'activité diminua. Au temps du Consulat et au début de l'Empire, Napoléon était capable, sans fatigue apparente, de travailler douze heures et plus dans la journée. Il n'avait rien de fixe pour ses repas ni pour son sommeil. Il se couchait à huit heures du soir comme à quatre heures du matin ; il dormait huit et dix heures ou deux et trois heures seulement, et il se délassait au bain. Il voulait tout voir par lui-même, tout connaître et tout diriger ; il appliquait à la lettre sa règle qu'on ne fait bien que ce qu'on fait soi-même. Un monarque n'est rien s'il n'est tout ; pour qu'un monarque soit tout, il faut qu'il soit partout. Les lettres et les ordres qu'il dictait dans son cabinet (il écrivait rarement, d'une plume presque illisible) attestent un surprenant labeur, presque surhumain. Avec l'âge, il régla mieux son temps. Réveillé vers sept heures, il travaillait en déshabillé avec ses secrétaires, donnait ses premières audiences de neuf à dix ou onze heures, déjeunait seul, allait ensuite chez l'impératrice, puis il sortait ou travaillait, il dînait de sept à huit heures et se couchait à dix. L'effort constant d'autrefois n'était plus qu'exceptionnel, mais il n'avait rien perdu de sa lucidité et de sa puissance de conception. Moins visibles, les changements moraux ne sont pas moins profonds. Arrivé au sommet du pouvoir, Napoléon avait, en apparence, son ambition satisfaite. Mais, disait-il (8 mars 1804), je n'ai point d'ambition, ou, si j'en ai, elle est si bien attachée à mon existence, qu'elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l'air que je respire ; elle ne me fait point aller plus vite ni autrement que les mobiles naturels qui sont en moi. Il constatait souvent, rapporte Ségur, que sa marche ambitieuse fut graduelle et proportionnée aux événements, et que son ambition s'accrut successivement. Comme le note Stendhal, il fit sans cesse de nouveaux projets à mesure que sa fortune s'élevait, attentif à saisir les circonstances et ne comptant d'une manière absolue que sur soi-même. L'impossible, dit-il un jour à Molé, est un mot dont la signification est toute relative. Chaque homme a son impossible, selon qu'il peut plus ou moins. L'impossible, ajouta-t-il en souriant, est le fantôme des timides et le refuge des poltrons. Dans la bouche du pouvoir, ce mot, croyez-le, n'est qu'une déclaration d'impuissance. Et encore : J'aime le pouvoir, moi, mais c'est en artiste que je l'aime : je l'aime comme un musicien aime son violon. Il demandait à Duroc, un des rares courtisans à qui il laissait son franc-parler : On me croit donc bien ambitieux ? — Il y a des gens qui s'imaginent que vous prendriez, s'il vous le laissait faire, la place de Dieu le Père. — Ah ! je n'en voudrais pas ! C'est un cul-de-sac. L'ambition assouvie et jamais rassasiée se muait en un orgueil immense. Napoléon avait conquis le pouvoir en développant, à un degré génial, les qualités du chef ; il avait la volonté de dominer et, à la condition de dominer, il voulait l'ordre qu'il concevait militairement dans la discipline et la subordination. Au début, il eut des amis, des collaborateurs et des serviteurs fidèlement dévoués. Mais son succès même poussa l'opinion hautainement utilitaire qu'il avait des hommes jusqu'à un pessimisme tel, qu'au regard de leur néant, rien ne subsistait plus que lui-même, et avec lui ceux qu'il jugeait utilisables au piédestal de sa propre grandeur. Avec de l'argent on a des hommes, avec des hommes on a de l'argent. — Réussissez ! je ne juge les hommes que par les résultats de leurs actes. — J'ai toujours remarqué que les honnêtes gens ne sont bons à rien. — Il meurt à Paris, année commune, 14.000 personnes : c'est une belle bataille. — J'ai 25.000 hommes à dépenser par mois. — A Daunou : Je ne vous aime pas ; je n'aime personne. A Montalivet : Vous m'aimez ? — Ah ! Sire, seriez-vous à vous en apercevoir ? — Eh bien ! cela ne me fait rien du tout..... Je ne suis pas un homme, je suis un personnage historique. Peu lui importait qu'on ne l'aimât pas. Il n'y a qu'un secret pour mener le inonde, c'est d'être fort, parce qu'il n'y a dans la force ni erreur ni illusion, c'est le vrai mis à nu. — Que penseriez-vous qu'on dirait de moi si je venais à mourir ? demandait-il un jour devant Fontanes. Et comme chacun s'évertuait aux plus puissants éloges : Eh bien ! on dirait tout simplement : Ah ! l'on respire enfin ! Quand Napoléon était jeune, sa qualité d'esprit dominante était l'imagination, une imagination prodigieuse, telle qu'il ne s'en trouve pas de seconde dans une même génération d'hommes, à la fois représentative et constructive, froide et ardente, concrète et illusoire, véridique et mensongère, apte à révéler comme à cacher la réalité, à meubler la mémoire de faits précis et classés, comme à sacrifier constamment le présent réel à l'avenir hypothétique. Je travaille toujours, je inédite beaucoup, disait Napoléon à Rœderer, le 6 mars 1819.... Je travaille toujours, en dinant, au théâtre, la nuit.... La nuit dernière, je me suis levé à deux heures, je me suis mis dans ma chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m'avait remis hier soir le ministre de la Guerre ; j'y ai relevé 20 fautes. A Berthier, le 28 avril 1804 : Je lis les états de situation avec autant de goût qu'un livre de littérature. — Et, d'autre part : Je sens en moi l'infini ! A Joseph, en novembre 1804 : Je suis appelé à changer la face du monde. L'imagination chez Napoléon était concentrée dans l'action et discursive dans les projets ; elle mettait toutes les possibilités sur le même plan, sans perspective et sans proportion, forçant les faits et les hommes à être doublement immédiats, à obéir directement, sans intermédiaire et sans délai. Elle a fait du génie de Napoléon une longue impatience. Elle a tué en lui les facultés réceptives. L'âme du maitre n'était à aucun degré passive, sensitive, artiste, religieuse. Elle n'a jamais compris la puissance du sentiment. Napoléon croyait faire l'éloge du soldat français en disant qu'il servait par honneur et non par devoir. Mais comment définissait-il l'honneur ? Tout homme qui estime la vie plus que la gloire nationale et l'estime de ses camarades, disait-il, ne doit pas faire partie de l'armée française. Il ne se représentait l'honneur que du dehors, et non du dedans. Son imagination n'était ni intuitive, ni novatrice, ni créatrice. Elle voyait grand, parce qu'elle ne voyait que par lui, et rien au delà, puisque lui, c'était tout. Aussi, dès que la toute-puissance fut devenue un fait accompli, par un effet naturel de l'âge et des circonstances, s'ingénia-t-elle de toutes manières à maintenir et à continuer. Le désir de stabilité, de conservation et de perpétuité, visible déjà sous le Consulat, tourne à l'obsession sous l'Empire, à mesure que les années passent, que le temps presse et que les difficultés se renouvellent. Il se révèle dans la création de la noblesse impériale, après l'échec des listes de notabilité et l'avortement de la Légion d'honneur comme classe intermédiaire. A partir de l'an XII, des titres honorifiques nouveaux apparaissent dans la hiérarchie des fonctionnaires de l'État auditeur au Conseil d'État, conseiller d'État, ministre d'État — outre les distinctions honorifiques de la Légion d'honneur. Le fameux décret du 24 messidor an XII (13 juillet 1801) définit les préséances dans les cérémonies publiques des dignitaires et des fonctionnaires (le l'ordre administratif, judiciaire, ecclésiastique. Rédigé avec une minutie extrême (il a près de 260 articles), il prévoit tous les cas possibles. Les localités elles-mêmes sont hiérarchisées, et les maires des 36 bonnes villes énumérées dans le décret du 22 juin 1804 jouissent de certaines prérogatives spéciales. — La liste des bonnes villes a été complétée ensuite, au fur et à mesure des réunions à l'Empire —. La Constitution de l'an XII créait d'autre part deux autres hiérarchies honorifiques. Après les princes français, qui sont les membres de la famille impériale dans l'ordre d'hérédité, elle instituait, en combinant bizarrement les charges éminentes du Saint-Empire romain germanique et de l'ancienne monarchie française, six grandes dignités de l'Empire, savoir : le grand électeur (Joseph Bonaparte), l'archi-chancelier de l'Empire (Cambacérès), l'archi-chancelier d'État (Eugène de Beauharnais), l'archi-trésorier (Lebrun), le connétable (Louis Bonaparte), le grand amiral (Murat). Le décret du 9 août 1807 nomma ensuite Talleyrand vice-grand électeur et Berthier vice-connétable, et le sénatus-consulte du 2 février 1808 érigea en grande dignité le gouvernement général des départements au delà des Alpes, avec Borghèse, mari de Pauline Bonaparte. Après les grands dignitaires viennent les grands officiers de l'Empire. Ce sont d'abord les maréchaux de l'Empire, suivis des inspecteurs et colonels généraux, qui furent originairement au nombre de huit. Enfin les grands officiers civils de la Couronne, savoir le grand aumônier (Fesch), le grand maréchal du palais (Duroc), le grand chambellan (Talleyrand), le grand écuyer (Caulaincourt), le grand veneur (Berthier) et le grand maitre des cérémonies (Ségur), remplissent ordinairement les fonctions de leurs charges à la Cour, dans la maison de l'Empereur, et ils ont comme subordonnés la longue série des préfets de palais, des chambellans, des écuyers, des pages, des introducteurs des ambassadeurs et des aides de cérémonies, au service d'honneur et de domesticité : dans ce cas, et par exception, le titre correspond à une réalité. Mais les autres titres avaient pour effet d'enlever à la société française le caractère égalitaire et démocratique que lui avait donné la Révolution. Les princes furent qualifiés d'Altesse impériale, les grands dignitaires d'Altesse et d'Éminence, les ministres et le président du Sénat d'Excellence, et les maréchaux de Monsieur le Maréchal, tous avec l'appellation commune de Monseigneur. Ce n'était là qu'un commencement. Élisa Bonaparte avait épousé en 1797 le Corse Félix Baciocchi, que Napoléon fit colonel, puis général et sénateur (29 novembre 1804), et n'était pas satisfaite : le décret du 18 mars 1803 lui céda et donna en toute propriété la principauté de Piombino, qu'elle augmenta ensuite (30 mars 1806) de Lucques, puis, en 1809, du gouvernement général de la Toscane avec le titre de grande-duchesse. Son mari prit le titre de prince, qui fut également conféré (13 avril 1803) à Camille Borghèse, le mari de Pauline. Pour la première fois, un titre de noblesse avec attribution terrienne entrait en France par la famille de l'Empereur. Ensuite, une série de décrets en date du 30 mars 1806, et dont le Sénat eut à prendre acte le lendemain, attribuèrent à Joseph le royaume de Naples et de Sicile, la principauté de Guastalla, en toute propriété et souveraineté, à Pauline, le duché de Clèves et Berg à Murat, la principauté de Neuchâtel à Berthier, et, peu après (5 juin), le royaume de Hollande à Louis. En outre, l'Empereur se réservait en Italie un certain nombre de duchés grands fiefs domaines titrés et revenus territoriaux —, dont il donna, quand il le jugea bon, l'investiture héréditaire. Ce furent les duchés de Parme (attribué à Cambacérès), de Plaisance (Lebrun), de Massa (Regnier) ; dans les ci-devant États vénitiens réunis au royaume d'Italie, les douze duchés de Dalmatie (Soult), Istrie (Bessières), Frioul (Duroc), Cadore (Champagny), Belluno (Victor), Conegliano (Moncey), Trévise (Mortier), Feltre (Clarke), Bassano (Maret), Vicence (Caulaincourt), Padoue (Arrighi), Rovigo (Savary) ; les deux anciennes enclaves du Saint-Siège en terre napolitaine (avec le titre de prince et duc) de Bénévent (Talleyrand) et de Pontecorvo (Bernadotte) ; dans le royaume de Naples, les quatre duchés de Reggio (Oudinot), Tarente (Macdonald), Gaète (Gaudin) et Otrante (Fouché), et plus tard, en Espagne, le duché d'Albufera (Suchet), en Portugal, le duché d'Abrantès (Junot). Une nouvelle noblesse commençait, qui était toute hors de France, avec des Français comme titulaires. Napoléon poursuivit patiemment son dessein : rarement il a montré autant d'esprit de suite, de méthode et de prudence sournoise, car il lui fallait, malgré tout, tenir compte des antipathies révolutionnaires de ses sujets. Un sénatus-consulte du 14 août 1806 autorisa Pauline à céder Guastalla au royaume d'Italie, et à acquérir, du produit de cette cession, des domaines dans le territoire de l'Empire français. Les autres duchés grands fiefs institués le 30 mars pouvaient éventuellement être aliénés de la même manière, quant aux biens mais non quant au titre. Les prérogatives de tenure nobiliaire resteraient d'ailleurs attachées aux propriétés constituées ainsi par échange, ou à la dotation de tous nouveaux duchés ou titres que Sa Majesté pourra ériger à l'avenir. Puis, au cours de sa campagne de Pologne, Napoléon chargea l'Alsacien Lefebvre de faire le siège de Dantzig. C'était à dessein qu'il avait choisi le maréchal-sénateur. Lefebvre était un vieux soldat ignorant, parfaitement incapable de diriger une opération quelque peu compliquée (de fait les opérations furent menées par Chasseloup-Laubat et Lariboisière), mais, sorti du rang, sergent aux gardes françaises sous la royauté, il avait brillamment servi dans les armées républicaines, il était très brave, très populaire et surtout très roturier, comme sa femme — Madame Sans-Gêne, une ancienne blanchisseuse, solide et honnête commère, qui lui donna quatorze enfants dont douze fils. Quand la place eut capitulé, Napoléon accourut de Finkenstein en Prusse, et dit publiquement au maréchal : Viens m'embrasser, Lefebvre, je suis content de tes opérations de Dantzig et je te fais duc de ce nom (31 mai 1807). Les lettres patentes en claie du 28 mai furent enregistrées par le Sénat dans sa séance du 11 juin. La dotation du titre nouveau devait Pire constituée en domaines situés à l'intérieur de l'Empire. Un précédent était créé, auquel le décret du 1er mars 1808 donna son plein développement. Les grands dignitaires auront le titre de prince, les ministres, les sénateurs, les conseillers d'État à vie, les présidents du Corps législatif, les archevêques, seront comtes ; les présidents des collèges électoraux, les premiers présidents et procureurs généraux des cours judiciaires, les évêques, les maires des bonnes villes : barons ; les membres de la Légion d'honneur : chevaliers. Les titres seront transmissibles héréditairement après constitution de majorats rapportant annuellement 200.000 francs pour les princes, 30.000 francs pour les comtes, 15.000 francs pour les barons et 3.000 francs pour les chevaliers. L'Empereur se réservait de donner, aux mêmes conditions, les titres qu'il jugerait convenables aux généraux, aux préfets et à ceux de ses sujets qui se seraient distingués pour les services rendus à l'État, l'ancienne noblesse française restant d'ailleurs abolie. En d'autres termes, il existait une hiérarchie de grades nobiliaires personnels et héréditaires, dont les participants pouvaient faire transformer la qualité viagère en titre transmissible. Cambacérès donna lecture au Sénat du décret qui modifiait si gravement l'ordre social établi par la Révolution ; le Sénat, dans une adresse adoptée à la séance du 12 mars, présenta à Sa Majesté Impérial et Royale le tribut de sa respectueuse reconnaissance pour la bonté qu'elle a eue de lui faire communiquer par Son Altesse Sérénissime le prince archichancelier de l'Empire les statuts relatifs à l'érection des titres impériaux. Le système est désormais complet. Napoléon institua trois titres princiers après la campagne de 1809 (Wagram à Berthier, prince de Neuchâtel, Essling à Masséna, déjà duc de Rivoli, Eckmühl à Davout, déjà duc d'Auerstaedt), et un quatrième après la campagne de Russie (la Moskowa à Ney, déjà duc d'Elchingen). Le premier baron avec majorat et prédicat de Saint-Joseph fut un négociant de Marseille, Anthoine, beau-frère de Joseph et de Bernadotte (10 septembre 1808), et le premier comte avec majorat sans prédicat un chambellan de l'Empereur, beau-frère de Marmont et plus tard gendre de Macdonald, Perregaux fils (21 décembre). Son père, banquier et sénateur, dédaigna le titre nobiliaire. D'après les registres des lettres patentes, Napoléon institua 31 ducs (32 avec le duché de Navarre attribué à Joséphine en 1810), 452 comtes, 1.500 barons et 1.474 chevaliers ; 142 barons seulement étaient précédemment chevaliers, 30 comtes, chevaliers ou barons, et 8 ducs, comtes, barons ou chevaliers ; 10 chevaliers, 131 barons et 37 comtes ont été pourvus de majorats ; aucun anobli n'a gravi successivement les cinq degrés de la hiérarchie, et le cas est unique, semble-t-il, du député (puis sénateur) d'Haubersaert, premier président de la cour d'appel de Douai, qui en a escaladé trois comme chevalier de la Légion d'honneur en 1804 et chevalier de l'Empire en 1809, baron en 1810 et baron avec majorat en 1813, comte en 1813. L'attribution du titre nobiliaire ne comportait d'ordinaire pas de prédicat avec particule. Lorsque c'était le cas, le prédicat était honorifique et commémoratif (par exemple Mouton, comte en 1809, de Lobau avec majorat en 1810), ou terrien, à l'instar de la ci-devant noblesse d'ancien régime (Chaptal comte en 1808, de Chanteloup avec majorat en 1810). Le prédicat à particule est proportionnellement plus fréquent chez les chevaliers, dont le titre tout court ne semble pas avoir été fort prisé. Dans les grades inférieurs, la noblesse impériale tourna rapidement à la contrefaçon de la noblesse d'autrefois, qui s'en moquait, non sans raison. Qu'importait par exemple, à Louis-Joseph Nompar de Caumont, duc de la Force, dont la famille était déjà célèbre au temps des Croisades, d'avoir été nommé chevalier de l'Empire en 1809, comme membre du collège électoral de l'arrondissement de Montauban et commandant de la garde d'honneur de cette ville ? Mais l'ancien Conventionnel Jeanbon Saint-André, devenu préfet et baron sans majorat ni prédicat, se fit appeler baron de Saint-André. Au reste, les titres héréditaires furent beaucoup moins nombreux que les qualifiés viagers, soit que l'Empereur craignît de galvauder ses grâces, soit plutôt que la noblesse nouvelle parût peu séduisante à la vanité des Français. La répulsion est visible jusque chez les maréchaux, dont deux, Brune et Jourdan, restèrent roturiers. Mais, pour les princes, les ducs et quelques comtes, Napoléon se montra d'une extrême générosité dans les dotations destinées à la création des majorats qui devaient soutenir l'éclat des nouveaux titres. Des guerres précédentes, les généraux revenaient souvent avec un bénéfice pécuniaire. L'usage fut maintenu, mais régularisé, et l'argent passa par l'intermédiaire de l'Empereur, qui se réservait la part du lion. Les exactions particulières ne disparurent pas (en Espagne notamment, elles sévirent cruellement), mais, quand un général gardait par devers lui des indemnités ou contributions de guerre, on le forçait à en opérer la restitution au trésor de l'armée, ou caisse de l'Extraordinaire, dont les fonds contribuaient aux largesses de l'Empereur. Les distributions commencèrent dès le mois de décembre 1805 et continuèrent sans interruption jusqu'à la fin du règne. Elles eurent les formes les plus variées : gratifications en argent, une fois données et sans conditions, inscriptions en rentes perpétuelles, pensions viagères. Le montant en était très inégal. Quelques pensions de 500 à 10.000 francs furent accordées à des soldats, des sous-officiers et des officiers jusqu'au grade de colonel. Mais les dotations les plus importantes étaient réservées aux généraux, maréchaux, ministres, conseillers d'État et courtisans, hauts gradés de la nouvelle noblesse. Elles se composaient ordinairement de deux éléments : d'une part un capital pour faire valoir le titre, acheter un hôtel, monter une maison, et d'autre part des domaines à l'étranger, distraits des biens-fonds de l'Extraordinaire, dont l'Empereur accordait l'investiture, mais qui pouvaient être aliénés, et reconstitués en France même. Napoléon accorda ainsi 5.176 dotations, divisées en 6 classes d'après leur importance. Berthier eut, par dotations, plus de 1.300.000 francs de rente, Davout plus de 700.000, Masséna plus de 600.000, 30 maréchaux, généraux, dignitaires ou ministres, de 50 à 100.000. A ces chiffres, il faut joindre le montant, toujours très élevé, des traitements attachés aux fonctions que remplissaient les bénéficiaires ; il faut joindre aussi la fortune personnelle, parfois illicitement acquise grâce à ces fonctions elles-mêmes. Suivant des estimations d'ailleurs sujettes à caution, Talleyrand aurait gagné une soixantaine de millions, Masséna, aussi pilleur qu'avare, une quarantaine, et beaucoup d'autres à proportion, chacun suivant son grade. Napoléon ne concevait pas la noblesse sans la richesse, ni la monarchie sans la noblesse. Nous avons été guidé, mandait-il au Sénat en lui communiquant les décrets du 30 mars 1806, par la grande pensée de consolider l'ordre social et notre trône qui en est le fondement et la base. Il s'imaginait, en multipliant les degrés hiérarchiques entre ses sujets et lui-même, augmenter le caractère sacré de sa majesté et provoquer l'émulation de ceux qui s'étageaient maintenant au-dessous de lui. Car, disait-il, l'ambition est le principal mobile des hommes, et on dépense son mérite tant qu'on espère s'élever. II. — CONSTITUTION ET ADMINISTRATION IMPÉRIALES. LE mot de République, maintenu au seuil du sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804), fut peu à peu éliminé partout où il figurait. Ce fut pour les monnaies que l'évolution dura le plus longtemps : le décret du 6 juin 1804 prescrivit qu'à l'avers des nouvelles pièces la légende Bonaparte Premier consul serait remplacée par Napoléon empereur, et le décret du 22 octobre 1808 remplaça au revers République française par Empire français. Ainsi disparut la contradiction d'une République gouvernée par un Empereur. Au fronton des monuments publics, la devise révolutionnaire Liberté, Égalité, Fraternité était effacée, et les mauvais plaisants disaient de l'Empereur : Il gratte où cela le démange. Mais une autre contradiction constitutionnelle subsistait. La formule officielle de promulgation (article 140 du sénatus-consulte) déclarait Napoléon Empereur par la grâce de Dieu et les constitutions de la République. A la vérité, les trois derniers mots tombèrent silencieusement, vers 1806 et 1807. Mais, si le pouvoir vient de Dieu, il est superflu qu'il vienne aussi des constitutions. Néanmoins, Napoléon s'en tint à la théorie contradictoire de la formule. Dans un article qu'il passe pour avoir rédigé lui-même, en 1808, pour le Moniteur, il écrit : Le premier représentant de la nation, c'est l'Empereur, car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation.... S'il y avait dans nos constitutions un corps représentant la nation, ce corps serait souverain, les autres corps ne seraient rien et sa volonté serait tout.... Ce serait une prétention chimérique et même criminelle que de vouloir représenter la nation avant l'Empereur. Ainsi, l'Empereur a tous les pouvoirs, puisque, par la volonté de Dieu, il est le seul représentant du peuple souverain. Dans l'ordre de nos constitutions, continue Napoléon, c'est le Sénat qui est la seconde autorité représentative. La Constitution de l'an XII aggrave encore la situation faite au Sénat depuis 1802. Les sénateurs sont nommés par l'Empereur, et lotir nombre n'est plus limité. Les princes français et les grands dignitaires sont de droit sénateurs. Le président du Sénat est à la nomination de l'Empereur, qui le choisit parmi les sénateurs. Plus encore que par le passé le Sénat est sous la dépendance de Napoléon. On compte au total 181 sénateurs, dont 89 nommés sous l'Empire : 1 altesse impériale (Baciocchi), 29 hauts fonctionnaires et anciens ministres, 27 militaires, 24 nobles et grands propriétaires fonciers de France et des pays réunis, 8 prélats, et pas un savant, homme de lettres, industriel ou négociant. — Mais le Sénat disposait, en apparence, de pouvoirs nouveaux : il élisait deux commissions permanentes, pour la liberté individuelle et la liberté de la presse ; les lois votées au Corps législatif lui étaient soumises, et il pouvait exercer un certain droit de veto en exprimant l'opinion qu'il n'y a pas lieu à promulguer la loi ; enfin les sénateurs composent la majorité de la Haute Cour impériale qui juge des crimes contre la sûreté de l'État et des délits de responsabilité d'office commis par les ministres et les conseillers d'État chargés spécialement d'une partie d'administration publique. Comme les sénateurs sont nommés à vie, ils semblent en situation d'exercer pleinement leurs droits. — La commission de la liberté individuelle eut en effet quelques velléités d'action ; mais elle ne put rien contre les arrestations et détentions arbitraires ordonnées par raison d'État. A la fin de l'Empire, le Sénat s'associa même à un scandaleux déni de justice. La maire d'Anvers, Werbrouck, un personnage connu et respecté en Belgique (il comptait 64 enfants et petits-enfants), se brouilla avec son commissaire général de police qui le fit poursuivre volume complice de quelques employés d'octroi concussionnaires. Déclaré innocent en cour d'assises à Bruxelles (21 juillet 1813), il fut maintenu en prison, et le sénatus-consulte du 28 août ; voté sur le rapport de Boulay de la Meurthe, annula la déclaration du jury. Werbrouck mourut en prison avant de comparaître à nouveau devant la cour d'assises, à Douai. — La commission sénatoriale de la liberté de la presse n'avait pas à connaître des journaux et périodiques. ce qui restreignait singulièrement ses attributions, qu'annulèrent ensuite presque totalement les pouvoirs conférés à la direction générale de l'imprimerie et de la librairie (créée par décret du 5 février 1810). — La Haute Cour ne fut pas convoquée. Le droit de veto était subordonné à l'assentiment de l'Empereur. Ainsi les droits conférés au Sénat restèrent lettre morte. Les sénateurs cessèrent de discuter, même pour l'élaboration des sénatus-consultes. On n'arrive aux séances, dit Grégoire, que pour faire ce qui est fait. Le vote n'était plus qu'une formalité. Dans les cas les plus importants, l'Assemblée exprimait sa reconnaissance au gouvernement pour la communication qui lui était faite, et en termes d'une extrême platitude, mais où la distillation des éloges, l'emploi de certains mots de préférence à d'autres, les sous-entendus et les réticences révèlent parfois la survivance de l'esprit critique et d'opposition. Le Tribunat est divisé en trois sections par la Constitution de l'an XII (législation, intérieur et finances), qui délibèrent séparément, seules ou avec les sections correspondantes du Conseil d'État. Il n'en est plus que l'inutile doublure. Le Corps législatif se recruta de plus en plus parmi les fonctionnaires ou anciens fonctionnaires, et il restait toujours muet, conformément à la Constitution de l'an VIII. Le sénatus-consulte du 19 août 1807 institua au sein du Corps législatif trois commissions de 7 membres chacune, pour discuter les projets de loi et les défendre ou les combattre devant l'Assemblée réunie en séance plénière. Ces trois commissions devaient remplacer celles du Tribunal. Les tribuns furent, les uns adjoints aux législateurs jusqu'à la date d'expiration de leur mandat, les autres répartis pour la plupart en divers postes administratifs, notamment à la cour des Comptes (instituée le 16 septembre 1807). Ainsi disparut le Tribunat. Il ne resta plus que deux Chambres : le Sénat et le Corps législatif. Mais leur semblant de contrôle paraissait trop lourd encore au despotisme de Napoléon, et il renonça de plus en plus à faire des lois. Il gouverna par des sénatus-consultes qu'il soumettait directement au Sénat, ou par des décrets que rédigeait le Conseil d'État. Les princes français et les grands dignitaires font, d'après la Constitution de l'an XII, partie du Conseil d'État. Les séances sont présidées par l'Empereur ou par le grand dignitaire qu'il délègue. Mais Napoléon n'exerça plus avec la même assiduité ses fonctions présidentielles ; et il ne laissa plus comme autrefois ses conseillers discuter avec lui ou en sa présence. En 1807, à son retour de campagne, il déclara reprendre ses fonctions de premier ministre, et, pour opérer ses grandes revues, il développa l'usage des conseils d'administration, ou conseils ministériels, qui devinrent presque quotidiens, notamment pour l'Intérieur. Les conseillers d'État chefs de service participaient au travail du conseil de leur département ministériel et préparaient dans leurs bureaux les projets de loi ou de décret, en sorte que la délibération en Conseil d'État, sans être entièrement supprimée, perdit beaucoup de son importance. Aux conseils ministériels, à dater de 1811, les conseillers d'État s'assirent sur des tabourets, les ministres d'État et les grands officiers sur des chaises, le fauteuil étant réservé au président. Mais si, au point de vue politique, le Conseil d'État passait à l'arrière-plan, il accroissait son activité en matière administrative et contentieuse. Le nombre des affaires délibérées en assemblées générales passa de 3.757 en 1805 à 6.285 en 1811. Le décret du 11 juin 1806 institua des maîtres des requêtes chargés des rapports sur les affaires contentieuses. La hiérarchie du Conseil comporta dès lors quatre degrés : auditeurs, maîtres des requêtes, conseillers et présidents de section. La qualification de conseiller d'État fut, dans certains cas, attribuée à titre honorifique. Quant aux auditeurs, leur nombre s'éleva jusqu'à 350, dont 60 seulement étaient attachés aux ministères et au Conseil d'État (décret du 6 avril 1811). Les autres étaient répartis entre les diverses administrations centrales et départementales ; et leur vocable honorifique les désignait d'avance pour une nomination et un avancement rapide. L'auditorat fut ainsi comme une école pratique d'administration publique. La seconde génération des fonctionnaires napoléoniens apparaît vers 1807 et prédomine après 1810. Elle ne valut pas, à beaucoup près, celle que la Révolution avait léguée au Consulat. Les promotions sont parfois très rapides. Molé, d'une ancienne famille parlementaire, est, en 1806, à vingt-cinq ans, auditeur au Conseil d'État, de 1806 à 1807 maître des requêtes, de 1807 à 1809 préfet, de 1809 à 1813 conseiller d'État, directeur général des ponts et chaussées, en 1813, grand juge ministre de la Justice, et Napoléon lui avait déjà promis la succession de Cambacérès. Parfois très jeunes et enclins à donner, à force de morgue et de prétentions, l'illusion de l'expérience, de plus en plus souvent recrutés dans d'anciennes familles nobles ou de la haute bourgeoisie qui avaient souffert de la Révolution et lui étaient devenues hostiles, choisis moins soigneusement, à cause (le la pénurie d'hommes et de l'étendue sans cesse grandissante des territoires à administrer, par un maître qui s'accoutumait à confondre l'obéissance avec le dévouement, les fonctionnaires se montrèrent capables, certes, de beaucoup de besogne, et furent honnêtes ; mais on n'en était plus au temps où, comme le note finement Rœderer, la médiocrité se sentit du talent, le talent se crut tombé dans la médiocrité, tant le génie du chef éclairait l'une, tant il étonnait l'autre. Au reste. les grandes créations administratives sont terminées. En récompense des services qu'il avait rendus pour l'établissement de l'Empire, Fouché reçut de nouveau le portefeuille de la Police (10 juillet 1804). Il est vrai que le territoire de l'Empire fut divisé en quatre arrondissements territoriaux dont furent chargés trois conseillers d'État et le préfet de police : combinaison analogue à celle qui diminuait l'autorité d'autres ministres par le mécanisme des directions générales. Deux nouveaux ministères furent créés : Cultes (10 juillet 1804), précédemment direction générale, avec Portalis puis Bigot de Préameneu ; Manufactures et Commerce (22 juin 1811), avec Collin de Sussy. La qualification de ministre d'État fut quelquefois accordée, à titre honorifique, à de hauts fonctionnaires, ministres, diplomates, présidents de section au Conseil d'État. La direction générale de l'Instruction publique disparut à l'établissement de l'Université de France avec un grand maître (17 mars 1808). Enfin de nouvelles directions générales reçurent au ministère des Finances l'administration des forêts (1805), au ministère de la Guerre les revues et conscription militaire (1806), au ministère de l'administration de la Guerre les vivres de la guerre (1808), au ministère de l'Intérieur la comptabilité des communes et hospices, la surveillance de l'imprimerie et de la librairie, l'administration des mines. Tandis que le mécanisme législatif se simplifiait en un bicamérisme plus fictif que réel, l'administration se morcelait en compartiments de plus en plus nombreux et à cloisons étanches. Il en résultait que les chefs de service conservaient une certaine initiative, mais qu'ils étaient constamment en conflit entre eux. Vaublanc, préfet de la Moselle, observe : Que le morcellement de l'administration fut poussé à un degré si inconcevable, que, dans les quatre dernières années de l'Empire, l'administration était un vrai chaos ; que la séparation multipliée des parties avait détruit tout ensemble, et produit un enchevêtrement continuel des affaires les unes sur les autres. Avec un travail toujours croissant, il était impossible aux préfets d'y suffire ; ils s'en plaignaient tous les jours. III. — LA JUSTICE. LA codification générale, entreprise sous le Consulat, continua sous l'Empire. Les travaux, commencés en 1801 et 1802, étaient confiés, pour chaque code, à une commission particulière, dont le projet, après avoir été soumis pour enquête et examen aux groupements compétents, passait au Conseil d'État, et était enfin voté et promulgué en forme de loi. Le code de procédure civile fut terminé en 1806, le code de commerce en 1807, le code d'instruction criminelle en 1808 et le code pénal en 1810 ; le projet de code rural, achevé en 1808, s'arrêta eu cours d'enquête (1810), et il ne fut pas question d'un code industriel, de sorte que la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803), pour ne citer que celle-là, sur les manufactures et ateliers, contre les coalitions d'ouvriers et pour la protection des marques de fabrique, resta exclue de la codification. Malgré ces lacunes, le travail fut considérable. Le Conseil d'État consacra 23 séances au code de procédure civile, 68 au code de commerce, 63 au code d'instruction criminelle et 41 au code pénal, mais l'Empereur n'en présida qu'une pour le premier et le dernier, 4 pour le code de commerce, et 11 (sur 20) pendant la première partie de la discussion du code d'instruction criminelle (en 1804). Des traces de hâte et de négligence apparaissent par endroits dans la confection des codes. Mais surtout, l'esprit de réaction contre les principes révolutionnaires devient de plus en plus visible. Les rédacteurs firent des grandes ordonnances royales du XVIIe siècle la base de leur travail : celles de 1667 pour le code de procédure civile, de 1673 et 1681 pour le code de commerce, de 1670 pour le code d'instruction criminelle et le code pénal. On rétrogradait dans le passé, et l'on chargea d'entraves l'avenir de la France. La procédure civile resta, comme autrefois, un duel judiciaire, où les parties, représentées par les avoués et les avocats, luttent à coup d'actes devant le juge qui donne raison au plus habile, parce qu'il a le mieux su observer les règles. Il est vrai que les jugements seront désormais motivés, et les débats publics. — Comme le déclare Regnaud de Saint-Jean d'Angély, le code de commerce restreint les droits accordés par le code civil, et fait intervenir l'État en contrepoids nécessaire du relâchement de la morale des classes commerçantes. Mais il dédaigna de définir la lettre de change, les assurances, les sociétés, comme il aurait fallu pour mettre en droit les méthodes commerciales d'accord avec les pratiques modernes déjà courantes à l'étranger et même en France. — Le code d'instruction criminelle fut un compromis. Napoléon était hostile au jury, auquel il reprochait d'acquitter presque toujours les coupables (dans les procès politiques). L'instruction redevint secrète, le jugement resta public ; le jury d'accusation fut supprimé, et l'on ne conserva le jury de jugement qu'en mettant les jurés à la nomination du préfet. Dans le code d'instruction criminelle et le code pénal, les pouvoirs réservés à l'État sont si monstrueusement développés qu'ils réduisent presque à néant le droit de liberté individuelle. — Quant au code pénal, le dernier en date et le plus réactionnaire, son énumération des peines afflictives et infamantes contre le crime est véritablement barbare : la mort par décapitation publique, avec exposition sur l'échafaud, en chemise, pieds nus, tête couverte d'un voile noir et poing droit coupé pour les parricides, la déportation avec la mort civile, les travaux forcés à perpétuité ou à temps avec boulet au pied, enchaînement deux par deus et marque au fer brûlant sur l'épaule droite, la réclusion de cinq à dix ans, dans une maison de force, avec le carcan préalable en place publique, sans parler de l'affichage et, en de certains cas, de la dégradation civique et de la confiscation générale. La Constitution de l'an XII posait en principe que la justice est rendue au nom de l'Empereur par les officiers qu'il institue. Il en résultait que l'élection des juges était supprimée de droit. Elle avait déjà disparu en fait, la Constitution de l'an X ayant restreint jusqu'à les supprimer les deux derniers vestiges qui en subsistaient : les juges de paix et leurs suppléants étaient nommés pour dix ans par le Premier consul sur les listes choisies par l'assemblée de canton à raison de deux candidats par place ; les juges de cassation étaient élus par le Sénat sur la présentation faite par le Premier consul de trois sujets pour chaque place vacante. L'inamovibilité est le corollaire nécessaire de la nomination des juges par l'État. La Constitution de l'an VIII déclarait effectivement que les juges autres que les juges de paix conservent leurs fonctions toute leur vie, mais elle ne confirmait pas les juges en place. Il en résulta une première épuration, qui fut suivie de deux autres. Le sénatus-consulte du 12 octobre 1807 confia à une commission sénatoriale nommée par l'Empereur l'examen des juges qui se seront signalés par leur incapacité, leur inconduite et des déportements dérogeant à la dignité de leurs fonctions : de nombreux magistrats furent révoqués ou invités à démissionner. Les juges maintenus en place ne devaient recevoir leur nomination à vie qu'après cinq ans d'exercice (au cours desquels ils auraient à fournir la preuve de leur docilité politique). Une nouvelle épuration survint auparavant. L'importante loi du 20 avril 1810, qui coïncide avec la mise en application des codes d'instruction criminelle et pénale, réorganisa l'administration de la justice, substitua aux cours de justice criminelle les cours d'assises telles qu'elles fonctionnent encore aujourd'hui, laissa subsister les tribunaux de première instance sous leur forme actuelle et les tribunaux criminels spéciaux sous le nom de cours spéciales, réglementa la discipline des magistrats, et remania les cadres, les modes et conditions de nomination. Dans la seule cour de Paris, 15 magistrats sur 32 furent éliminés. Autant dire que le gouvernement impérial ignora l'inamovibilité des juges. Les professions d'avocat, d'avoué, de notaire, d'huissier, de greffier furent réglementées, soumises au contrôle de l'État, organisées corporativement, avec la vénalité des charges reconstituée dans certains cas. Mais, tout en s'assujettissant ainsi le personnel judiciaire, Napoléon prétendait restituer aux tribunaux supérieurs l'éclat solennel des Parlements d'ancien régime. La Constitution de l'an X avait déjà ressuscité le vocable de cour en faveur des tribunaux de Cassation, d'appel et de justice criminelle ; elle donna le nom de procureurs généraux impériaux et de procureurs impériaux aux commissaires du gouvernement ; la loi de 1810 dénomma cours impériales les cours d'appel, et conseillers de Sa Majesté les membres des cours. La justice était politiquement domestiquée, mais la loi de 1810 ne craignit, pas de dire qu'elle était rendue souverainement par les cours impériales. Théoriquement, on comptait trois sortes de prisons : la maison d'arrêt pour les prévenus, de justice pour les accusés et de détention pour les condamnés, ces dernières classées en maisons de correction, maisons de force et bagnes. Le code d'instruction criminelle les plaçait sous l'inspection permanente et obligatoire de la magistrature, de la préfecture, de la police et des municipalités. Mais leur situation fut toujours déplorable à tous égards. Les conseils généraux du département étaient unanimes à le constater en l'an IX, et 41 d'entre eux exprimaient le vœu qu'on y séparât les sexes et les diverses variétés des détenus. La promiscuité dans les prisons en faisait une école d'immoralité. S'il faut en croire Montalivet, dans l'exposé de la situation de l'Empire pour 1813, le gouvernement napoléonien aurait, au contraire, enregistré une notable diminution de la criminalité. De 1806 à 1811, malgré les réunions territoriales, le nombre des affaires criminelles serait tombé de 8 500 à 6.000, les prévenus de 12.400 à 8.600, les condamnations de 8.000 à 5 500, et les condamnations à mort de 882 à 392. Mais la statistique des bagnes suggère des conclusions très différentes. Le nombre moyen annuel des forçats dans les trois bagnes de Brest, Rochefort et Toulon était de 5.972 entre 1772 et 1781, 5.366 entre 1782 et 1791, 5.416 de 1792 à l'an IX (avec les trois nouveaux bagnes de Nice, Lorient et du Havre, ce dernier transféré ensuite à Cherbourg), de 10.342 de l'an X à 1810 (avec Anvers, Gènes et la Spezzia, soit 9 bagnes), de 14 .39 en 1811, 14.979 en 1812, 16.213 en 1813 et, 16.303 en 1814. Enfin, le décret du 3 mars 1810 consacra l'existence des prisons d'État, où les suspects étaient incarcérés sans qu'il soit convenable ni de les faire traduire devant les tribunaux, ni de les faire mettre en liberté. Les lettres de cachet pour l'envoi dans ces nouvelles bastilles étaient délivrées par le grand juge et le ministre de la Police, en Conseil privé, et valables pour un an, mais indéfiniment renouvelables. Au Temple, à Vincennes, à Bicêtre, aux forts, citadelles ou châteaux de Bouillon, d'If, de Joux, de Lourdes, du Mont Saint-Michel, en plus de vingt endroits, des prisonniers d'État étaient détenus sans jugement. Leur nombre, qui alla sans cesse croissant, a été évalué à plus de 2.500 vers la fin de l'Empire. Le chiffre est-il exagéré ? L'odieux mystère des prisons d'État favorisait les légendes. Lorsque Thibaudeau, préfet à Marseille, visita le château d'If dont la rumeur publique voulait qu'il fût toujours comble, il ne trouva qu'une vingtaine de prisonniers : des paysans brigands royaux, des conspirateurs corses, des condamnés du grand procès politique de l'an XII. Quand ils ne subissaient pas l'incarcération, les suspects et les opposants étaient relégués dans certaines îles, ou placés sous la surveillance de la police dans des localités désignées. En 1804, Desorgues, le poète de l'Etre suprême, qui était resté républicain, fut interné à Charenton, et il mourut parmi les fous. Je l'ai vu quelques jours avant son arrestation, témoigne l'ancien Conventionnel Baudot : il n'y avait pas chez lui la plus légère trace d'aliénation mentale. D'autres opposants étaient, par faveur spéciale, autorisés à séjourner à leurs frais dans des maisons de santé. La police napoléonienne procède de la police directoriale, qui continue elle-même la sûreté générale de l'époque Conventionnelle. Elle est, d'après une circulaire de 1805, le pouvoir régulateur qui, sensible partout sans être aperçu nulle part, tient au milieu de l'État la place que tient dans l'Univers le pouvoir qui soutient l'harmonie des corps célestes et dont la régularité nous frappe sans que nous puissions en deviner la cause.... Chacune des branches d'administration a une partie qui la subordonne à la police... Dans le morcellement de l'administration napoléonienne, la police devait donc assurer la coordination des mouvements. Mais elle fut elle-même morcelée. Outre le ministère de la Police, sectionné, comme on sait, en 4 arrondissements, avec sa hiérarchie de commissaires généraux et de commissaires, quatre ministères au moins avaient leur police particulière : les Affaires étrangères, l'Intérieur, les Finances avec le cabinet noir de la direction générale des postes, et la Guerre avec la gendarmerie dirigée par Moncey et la police de l'état-major de la place de Paris. De plus, Duroc entretenait auprès de l'Empereur une police d'information et de surveillance. Tout aboutissait à Napoléon, qui donnait pour mot d'ordre : Surveillez tout le monde, excepté moi. Il avait lui-même des correspondants personnels et secrets, comme Fiévée, Mme de Genlis, peut-être Regnaud de Saint-Jean d'Angély, d'autres encore, dont il recevait directement les rapports, qu'il lui arrivait de brûler après les avoir lus. La police entrecroisait ses ramifications concentriques et concurrentes, elle se recrutait dans tous les mondes, du haut en bas de l'échelle sociale, elle était partout. La menace de l'espionnage et de la délation engendrait une défiance constante et générale. La police politique, en abaissant les âmes, a tué l'esprit public. Comme le note Fiévée, l'opinion était devenue ce qui ne se disait pas, et, suivant un expressif néologisme du temps, elle tomba à un rienisme affreux. IV. — LES FINANCES. LA loi du 16 septembre 1807 substitua aux 7 membres de la coin--mission nationale de comptabilité instituée par la Constitution de l'an VIII la hiérarchie somptueuse de la cour des Comptes. Il ne fut pas apporté de changement notable aux contributions directes (foncière, personnelle, mobilière, patente, portes et fenêtres). Mon système de finances consisterait, disait Napoléon, à établir un grand nombre de contributions indirectes, dont le tarif très modéré serait susceptible d'être augmenté à mesure des besoins. Une série de mesures prises de 1804 à 1810 définirent, remanièrent et aggravèrent les droits sur les boissons. En 1806, le sel fut imposé, malgré l'impopularité de l'ancienne gabelle, et en 1810 le tabac monopolisé. Les tracasseries des rats de cave, causées en partie par les fréquents changements de réglementation, les rendirent bientôt aussi odieux que les gabelous d'ancien régime, et, quand l'Empire tomba, on criait : A bas la conscription et les droits réunis ! En 1841, les recettes auraient été del 309674 642 francs, avec une proportion de 40 p. 100 pour les impôts indirects. Napoléon se refusa toujours à l'emprunt par appel direct au crédit. La rente, sans jamais atteindre le pair, fut cependant assez bien tenue. Quand elle baissait (lors de la capitulation de Baylen, par exemple), l'État intervenait par des achats faits secrètement. Le cours monta de 55 à 70 francs entre 1804 et 1806, et se maintint ensuite aux environs de 80. Le maximum de 93,40 fut atteint le 27 août 1807, après Tilsit. La chute irrémédiable commença au troisième trimestre de 1812,1e minimum étant de 45 francs le 29 mars 1814. Les guerres continentales donnèrent des recettes extraordinaires. L'usage était, pour Napoléon, que l'armée devait tirer son entretien des pays ennemis. Le budget ordinaire ne prenait en charge que les frais de solde et de matériel, tant qu'ils n'étaient pas couverts par les contributions étrangères. Alors le montant devenu disponible servait à la préparation et à l'équipement des nouvelles formations de recrues. Ainsi la France payait la préparation de la guerre, mais non la guerre elle-même. La guerre devait nourrir la guerre. Dès le début de la campagne contre l'Autriche, le 28 octobre 1805, Napoléon institua une caisse spéciale, dite Trésor de l'armée, ou caisse des contributions ou de l'Extraordinaire, dont il confia l'administration à La Bouillerie, maître des requêtes au Conseil d'État, sous les ordres de Clarke, gouverneur général, et de Daru, intendant général des pays occupés, pour recevoir les diverses contributions de guerre levées sur le pays vaincu. La caisse reçut en chiffres ronds 75 millions, dont 27 passèrent à l'entretien de l'armée, 28 furent utilisés en France, et 20 déposés en réserve à la caisse d'amortissement. La Bouillerie datait son rapport final du 9 octobre 1806. Le mois n'était pas terminé qu'il était nommé receveur général de la caisse de l'armée d'occupation en Prusse (30 octobre), avec Clarke et Daru. Une nouvelle campagne commençait. L'occupation des pays prussiens dura plus de deux ans. Combien rapporta-t-elle ? Rœderer raconte que Napoléon lui déclara (le 6 mars 1809) : J'ai tiré un milliard de la Prusse. D'après une statistique allemande, le chiffre serait de 1.129.374.217 francs. Mais, fin 1809, La Bouillerie n'avait encaissé que 482 millions, dont 202 ont été dépensés en Allemagne, principalement pour l'entretien de l'armée ; il est vrai qu'il n'avait pas à tenir compte des fournitures faites en nature et non comprises dans les contributions, des réquisitions, exactions, dilapidations, spoliations, des ruines, des pertes et des manque-à-gagner dont les pays occupés eurent à souffrir. Quoi qu'il en soit, la guerre contre la Prusse a rapporté un bénéfice net de 280 millions, desquels 46 furent versés au budget ordinaire, laissant une disponibilité de 234 millions. En outre, l'Empereur s'était réservé des biens-fonds dont la valeur a été estimée, non peut-être sans quelque exagération, à 100 millions de capital pour l'Italie et 300 millions pour les pays germaniques. Vers le milieu de 1810, les domaines réservés n'avaient rapporté, au total, que 20 millions (dont 5 furent consacrés aux dépenses militaires et 15 ajoutés au disponible de l'Extraordinaire). La deuxième campagne d'Autriche fut de meilleur rendement, moins pourtant que ne l'espérait l'Empereur : Cette campagne ne m'a pas rendu autant que la précédente, mandait-il à Mollien le 5 octobre 1809 ; elle ne m'aura rendu que 150 millions. La recette finale l'ut de 164 millions, les dépenses militaires de 76, et le bénéfice net de 88 millions. Une accalmie commençait, la plus longue du règne. Napoléon fit ses comptes. Avec les revenus des domaines réservés et les rentrées diverses, la caisse de l'Extraordinaire avait reçu, de 1805 à 1809, 743 millions, versé à l'armée 311, au budget ordinaire 75, et il lui restait 357 millions, dont 150 en obligations à long terme des gouvernements prussien et autrichien. Or, la guerre d'Espagne coûtait déjà 220 millions. On estime que, de 1808 à 1814, elle nécessita au moins 350 millions en fournitures et subsistances, outre 24 à 30 millions par an pour la solde des troupes et les frais accessoires, notamment la pension des princes espagnols, fixée primitivement à 10 millions par an. L'Espagne paya environ 350 millions de contribution (le montant des exactions particulières restant d'ailleurs inconnu), et l'Empereur se réserva pour 200 millions de domaines, dont il ne profita pas. La guerre d'Espagne fut, au point de vue financier, une très mauvaise opération. En 1810, la politique la plus honnête et la plus simple eût été de couvrir le déficit péninsulaire par les disponibilités de l'Extraordinaire. Napoléon n'y songea pas. Il laissa la guerre d'Espagne à la charge du budget ordinaire, et donna au Domaine extraordinaire son organisation définitive par le sénatus-consulte du 30 janvier 1810. Les fonds, retirés de la caisse d'amortissement, furent administrés par tin intendant général (Defermon, jusqu'alors directeur général de la liquidation de la dette publique), et un trésorier (La Bouillerie), qui devaient se contrôler l'un par l'autre conformément au principe administratif de gémination dont il y a tant d'exemples sous Napoléon. En outre, un conseiller d'État devait chaque année vérifier les comptes de La Bouillerie. Le Domaine extraordinaire ne dépendait d'aucun ministère. Seul l'Empereur en disposait, par décrets et par décisions : 1° pour subvenir aux dépenses des armées ; 2° pour récompenser les grands services civils ou militaires rendus à l'État ; 3° pour élever des monuments, faire faire des travaux publics, encourager les arts et ajouter à la splendeur de l'Empire. Mais les campagnes fructueuses ont pris fin. Le Domaine extraordinaire ne donna plus rien aux armées. Il ne fit d'avances au Trésor qu'en cas de nécessité absolue (en 1811 et 1813), sous forme de prêts renouvelables ou contre une somme équivalente d'inscriptions à 5 p. 100, ce qui constitue, en fait, un emprunt déguisé. Le total dépasse une centaine de millions. D'autres avances, de montant beaucoup moindre, au taux de 1 à 5 p. 100, ont été exceptionnellement consenties à des villes, des agriculteurs, des industriels et des commerçants. Le Domaine extraordinaire collabora avec les caisses d'amortissements et de service au maintien du cours de la rente ; il acheta des actions de la Banque de France, il se rendit propriétaire des canaux du Midi, du Loing, d'Orléans ; il prêtait et il plaçait plutôt qu'il n'achetait. L'intention de l'Empereur était évidemment de garder ses capitaux intacts. Les dépenses du Domaine extraordinaire furent consacrées aux palais impériaux, à leur embellissement, à leur mobilier, au rassemblement des diamants de la Couronne, au luxe de l'Empereur, mais non à l'intérêt public. Quant aux libéralités, dotations et pensions pour services rendus, elles n'ont pas toutes été effectuées, tant s'en faut, aux frais du Domaine extraordinaire. En 1814, le montant des rentes viagères, dotations et pensions civiles ou militaires inscrites à la Dette publique dépassait la somme de 57 millions : il n'était inférieur que de 6 millions au chiffre de la Dette perpétuelle. A la même date, le capital du Domaine extraordinaire était encore d'un demi-milliard en biens-fonds, obligations à longs termes de gouvernements étrangers pour solde de leurs contributions de guerre, renies et placements mobiliers ; les revenus s'élevaient à 37 millions, dont 32 étaient absorbés par les dotations. Le Domaine extraordinaire constituait donc une fortune considérable, mais en majeure partie irréalisable, car la valeur des domaines réservés à l'étranger et le paiement des obligations dépendaient des circonstances politiques, et la presque totalité des revenus disponibles se trouvait immobilisée par le service des dotations. La suprême ressource que l'Empereur avait voulu se ménager n'était plus qu'une fiction. Si je suis obligé d'entreprendre une nouvelle guerre, disait Napoléon peu avant la campagne de Russie, ce sera sans doute pour quelque grand intérêt politique, mais ce sera aussi dans l'intérêt de mes finances, précisément parce qu'elles présentent quelques premiers symptômes d'embarras : n'est-ce pas par la guerre que je les ai rétablies ? n'est-ce pas ainsi que Rome avait conquis les richesses du monde ? Le raisonnement n'était valable que par la victoire. Après 1814 et 1815, les gouvernements étrangers ont repris, du droit de leur indépendance reconquise, les domaines que Napoléon s'était réservés sur leur territoire. Les obligations prussiennes et autrichiennes ont été annulées. La Restauration incorpora au budget de l'État ce qui restait du Domaine extraordinaire. La rançon que la France a dû payer aux alliés, en indemnités de guerre, restitutions diverses et frais d'occupation, dépasse 1.800 millions. L'emprunt, que Napoléon s'était toujours flatté d'éviter, devint nécessaire. Tout compte fait, les guerres napoléoniennes se soldent, financièrement, par un déficit, et c'est l'épargne française qui a payé de ses deniers la gloire d'avoir mis l'Europe au pillage. |