HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — L'ÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE.

CHAPITRE II. — LE SILENCE L'AVÈNEMENT DE L'EMPEREUR.

 

 

I. — LE MONARQUE CONSULAIRE ET LE ROI LÉGITIME.

AU début de 1803, Napoléon Bonaparte, Premier consul à vie, maitre sans contrôle de la politique intérieure et extérieure de la République, est plus que roi. Toute opposition a cessé. La session du Corps législatif pour l'an XI (ouverte le 21 février 1803) se déroula sans incident. La loi votée le 28 mars 1803 ordonnait qu'à l'avers des monnaies nouvelles figurerait la tête du Premier consul, au revers les mots République française, et, sur la tranche des pièces de 5 francs, la légende Dieu protège la France. Les royalistes se lamentaient dans leurs salons. C'est fini ! Cela ne peut plus tenir ! C'en est trop. Plaintes vaines. La résistance était impossible. Louis XVIII avait encore à Paris un bureau de renseignements. Il en recevait, avec les commérages des coulisses, de l'institut et du boulevard, des considérations parfois intéressantes, dues, semble-t-il, à la plume de Royer-Collard. Les correspondances durèrent du 31 mai 1802 au 7 décembre 1803 : elles cessèrent dès qu'elles devinrent dangereuses ; les informateurs du roi n'étaient pas des hommes d'action. Les libéraux se taisaient ; ils réservaient leur doctrine, comme l'écrit l'un d'eux, pour un petit nombre d'amis sûrs. C'est que les mouchards étaient partout, et leurs dénonciations toujours à craindre.

On est très réservé sur la Cour, notait l'Allemand Reichardt le 1er février 1803. L'étranger qui se hasarde à en parler ne trouve pas d'écho. Les Parisiens coupent court par quelques mots brefs : C'est ça ! C'est égal ! Si on Trouve à qui parler, se délier. On a peut-être affaire à un écouteur à gages.

Seuls les frères de Bonaparte et le général Moreau ne craignaient pas de se poser en récalcitrants, et d'offusquer l'orgueil grandissant du Premier consul.

Rentré en grâce après son retour d'Espagne, Lucien avait été l'un des agents les plus actifs de la, transformation monarchique du Consulat. Napoléon voulait lui ménager un mariage brillant, avec une infante d'Espagne, la veuve du roi d'Étrurie. Mais Lucien préféra se lier avec Mme Jouberthon de Vauberty, née de Bleschamp, dont le mari, ruiné et divorcé, mourut à Saint-Domingue en 1802. La naissance d'un fils (24 mai 1803), puis un mariage secret (26 octobre) unirent Lucien et sa maîtresse. Dès lors, ce fut la brouille entre les deux frères, et Lucien, par haine de Napoléon devenu autocrate, retrouva ses principes libéraux de l'avant-veille. Pauline, veuve de Leclerc, avait été fiancée par l'intermédiaire de Joseph, mais avec l'assentiment de Napoléon, à Camille Borghèse, issu d'une illustre famille romaine, mais elle se maria religieusement en secret (fin d'août), et civilement en l'absence de Napoléon (6 novembre), sur le conseil de Joseph, qui avait saisi avec empressement l'occasion de prouver qu'il était l'aîné de la famille. Quant au jeune Jérôme, qui servait dans la marine et revenait des Antilles en France par les États-Unis, il épousa à Baltimore, le 24 décembre 1803, Élisabeth Patterson, sans avoir demandé, bien qu'il fût mineur, le consentement de sa mère, de Joseph ni de Napoléon. Le Premier consul pouvait être le maître de la France et de l'Europe : Napoléon n'était pas encore le cher des Bonaparte.

L'opposition de Moreau serait difficile à définir si le mot de niaiserie n'existait pas en français. Moreau était avec Napoléon le général le plus illustre des armées de la République ; c'était un Breton froid, sérieux, calme, d'une grande dignité de caractère et de vie. Il n'avait pas profité de ses campagnes pour s'enrichir scandaleusement ; sous son commandement, les troupes étaient restées d'esprit républicain, et sans doute était-il lui-même libéral en toute sincérité. Mais, comme le remarquait finement un de ses amis politiques, il manquait de fermeté, et il ne s'était jamais cru capable de jouer un premier rôle. Modestie ou faiblesse ? Peut-être l'un et l'autre. Moreau était capable d'affronter de sang-froid tous les périls de la guerre, et la noblesse de son attitude ne fléchit jamais durant les cruelles épreuves morales que Napoléon allait lui ménager, mais, au fond, il paraît avoir été un faible et un timide. Sa belle-mère faisait de lui ce qu'elle voulait. Le 9 novembre 1800, Moreau avait épousé une jeune et capiteuse créole, dont la mère, l'impérieuse Mme Hulot, devint jalouse de la situation nouvelle que Mme Bonaparte prenait dans la société grâce à son mari, et ce fut elle, à n'en pas douter, qui dirigea Moreau dans son opposition. Certes, il y avait alors, pour un homme énergique, adroit et convaincu, comme un devoir à remplir, dans l'intérêt de la France, de l'Europe, de Bonaparte lui-même. Moreau pouvait être cet homme, et nul autre que lui. Il avait des amis et des partisans chez les généraux, dans les troupes, au Sénat, chez les idéologues, dans le peuple. Mais il fallait agir. Or, il adopta une attitude, la plus maladroite et la plus vaine, de bouderie passive, de fronde féminine et d'animosité personnelle. Invité à dîner aux Tuileries, il refusa : on ne l'invita plus. Mme Hulot, ayant dû attendre un jour que Joséphine la 'reçût, déclara qu'elle n'avait pas à faire antichambre, et partit : on n'alla pas la chercher. Lorsque tout le monde officiel prit le deuil de Leclerc, Mme Moreau fit ses visites en robe jaune. Pour récompenser son cuisinier, Moreau lui décerna devant les convives une casserole d'honneur, en dérision de la Légion d'honneur. Il se rendit en petit costume civil à un bal donné par le ministre de la Guerre, alors que tous les officiers étaient en grande tenue d'uniforme ; quand, à son tour, il donna un bal, aucun personnage officiel ne répondit à son invitation : il n'eut que des royalistes, des nouveaux riches et des étrangers. Que voulait-il ? Devenir chef du parti républicain ? rétablir les Bourbons ? On ne savait. Il s'était fait du Premier consul un ennemi implacable, qui voyait dans toutes ses puériles manifestations comme autant d'offenses personnelles, et il ne représentait ni une idée politique, ni même un groupement d'hommes.

Il n'était donc pas dangereux pour les ambitieux desseins de Bonaparte. La seule question était de savoir de quelle manière on procéderait à l'installation de la quatrième dynastie, et sous quel titre. Bonaparte s'imagina qu'il pourrait y arriver pacifiquement, avec le concours du prétendant lui-même. En montant sur le trône, Alexandre Ier avait restitué à Louis XVIII la pension précédemment faite par la Russie, mais il émit l'avis que la France devait au souverain déchu une indemnité pour la nationalisation des biens patrimoniaux de l'ancienne famille royale. L'idée fut transmise par Berlin à Paris, où elle trouva le meilleur accueil, à la condition toutefois que le prétendant renonçât formellement à ses droits. Trois ans auparavant, c'était Louis XVIII qui avait essayé de gagner le Premier consul ; les rôles étaient maintenant renversés. Le roi de Prusse chargea le président von Meyer, le plus élevé en gracie des fonctionnaires civils en résidence à Varsovie, de transmettre discrètement à Louis XVIII les ouvertures faites par Bonaparte. L'entrevue eut lieu le 9.6 février 1800 ; le surlendemain, le roi répondit en termes hautains par un refus catégorique :

Je ne confonds pas Buonaparte avec quelques-lins de ceux qui l'ont précédé. J'estime sa valeur, ses talents militaires, je lui sais gré de quelques actes d'administration, car le bien qu'on fera à mon peuple me sera toujours cher. Mais il se trompe s'il croit m'engager à transiger sur mes droits. Loin de là : il les établirait lui-même, s'ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu'il fait en ce moment.

La note du roi fut transmise à toutes les Cours européennes, et les princes du sang donnèrent par écrit leur adhésion. Le prétendant maintenait donc tous ses droits, et, comme Bonaparte ne séparait jamais sa personne de sa politique, il eut désormais une affaire personnelle contre les Bourbons, comme il en avait déjà une contre Moreau.

Pour rendre le prétendant définitivement inoffensif, une guerre victorieuse suffirait. La sortie de Bonaparte contre l'ambassadeur d'Angleterre au cercle diplomatique du 13 mars 1803 est une réponse aussi bien aux déclarations de Louis XVIII qu'aux tergiversations du gouvernement britannique sur l'exécution de la paix d'Amiens. La guerre maritime recommença (16-22 mai 1803), et, comme d'ordinaire, le cabinet anglais pensa à utiliser les services des royalistes. De son côté, l'ancien ministre de la Police, Fouché, désirait vivement revenir au pouvoir ; et il se morfondait au Sénat. Le grand juge Regnier avait la police dans ses attributions, mais il lui manquait le goût et l'habileté nécessaires pour se démêler dans les intrigues obscures que la guerre allait multiplier. Bonaparte enfin savait par expérience que rien n'est utile comme une conspiration, quand on a l'art de l'exploiter. Il a sa police personnelle. Fouché a conservé des agents à sa solde, et il les mettra au service du maitre au moment opportun. Ainsi les machinations anglaises, de caractère royaliste, vont être traversées par les machinations de la police occulte française, qui elle-même agit à l'insu de la police officielle du grand-juge. Ce n'est pas tout. Un complot ne suffit pas : on en aura plusieurs, près d'une vingtaine, authentiques ou frelatés, parallèles ou qui s'enchevêtrent dans un imbroglio historique, tel qu'il en est sans doute peu de plus compliqués, ni de plus difficiles à élucider.

 

II. - LES DERNIÈRES CONSPIRATIONS.

LA première affaire parait être une invention de la police. Un cafetier de Rouen, Lebourgeois, lié avec les Chouans et quelque peu brigand lui-même, passe en Angleterre avec son garçon de café Dujardin et un tailleur d'habits, Roullier. A Londres, il fréquente un ancien Chouan de Frotté, nommé Picot. Il espérait gagner facilement de l'argent ; la vie au contraire lui est difficile. Il revient en France avec Picot. Mais Dujardin et Bonifier sont des mouchards, qui peut-être obéissent aux suggestions de Fouché par l'intermédiaire de Lucquet, policier à Rouen. Ils dénoncent Picot et Lebourgeois, qui, disent-ils, veulent assassiner le Premier consul. Peu après leur débarquement, Picot et Lebourgeois sont arrêtés (15 février 1803), menés à Paris, mis au secret, pendant que les journaux font grand bruit de leur criminel dessein. Roullier et Dujardin sont rappelés en France (mai), grassement payés et munis d'une pension qu'ils touchent encore en 1822 ; ils chargent de leur mieux leurs victimes, qui protestent de leur innocence quand enfin on se décide à les interroger (juillet). On les laisse en prison sans les faire passer en jugement.

Au moment où Picot et Lebourgeois se faisaient prendre, le plus amusant des mouchards arrivait à Londres (février 1803). Il s'appelait Méhée de la Touche. Impliqué comme Jacobin dans les proscriptions de la machine infernale, il avait été interné à Oléron. Le 7 décembre 1802, il s'évada, et vint à Paris. Il était lié avec Réal, qui lui-même était un ami de Fouché ; il reçut d'eux ses instructions. A Londres, il raconta à qui voulut l'entendre que les Jacobins et les républicains formaient un parti puissant, bien organisé et tout disposé à s'unir aux royalistes pour abattre le tyran. On se défiait, et, pendant plus de trois mois, l'agent secret intrigua sans succès. Mais l'idée était si séduisante, et Méhée si persuasif, que peu à peu les émigrés et le cabinet anglais se laissèrent convaincre. Le jacobinisme est le premier instrument de la contre-révolution, écrivit Bertrand de Molleville ; il faut ramener la désorganisation générale et l'espèce de chaos dont la Révolution est sortie, et, comme le notait plus tard le policier Desmarest, la bannière ne portera plus : Guerre à la Révolution ! mais : Union des révolutionnaires avec les royalistes ! Méhée, que déjà soldait l'occulte police française, obtint des subsides des royalistes et des Anglais ; il se vante d'avoir reçu au total près de deux cent mille livres, et, lorsqu'il quitta Londres, le 22 septembre 1803, pour passer en Allemagne, il était devenu, en apparence, l'agent le plus actif de la grande conspiration royaliste et républicaine, anglaise et française qu'on préparait contre Bonaparte.

Mais il en est des conspirations bien organisées comme des sociétés secrètes : les initiés eux-mêmes ne savent jamais tout, et la vérité ne se dévoile qu'à mesure qu'on monte en grade. D'ailleurs les royalistes, qui étaient restés en Angleterre et dont l'émigration n'avait pas été amnistiée, étaient loin de s'entendre. Le comte d'Artois — Monsieur, le frère du roi —, son fils, le duc de Berry, le duc d'Orléans et ses jeunes frères, le vieux prince de Condé et son fils le duc de Bourbon, Puisaye et d'Antraigues, habiles en machinations, les généraux Dumouriez, Willot et Pichegru, qui avaient servi dans les armées de la Révolution, le marquis de Rivière, Armand de Polignac et son jeune frère Jules de Polignac, et quelques autres gentilshommes encore prêts à l'action, Cadoudal et son petit groupe de Chouans, le journaliste Peltier, et les évêques anticoncordataires, leurs serviteurs et leurs acolytes, — bref, le résidu final de l'émigration était disparate comme l'émigration elle-même, sans homogénéité, sans direction, sans unité d'action, non faute de chefs, mais plutôt, parce que chacun se croyait chef.

En grand secret, à l'insu de Méhée, qui ne paraît même pas avoir connu sa présence à Londres, à l'insu de Louis XVIII qu'on renseignait fort mal, peut-être même à l'insu de Monsieur et des princes, mais avec l'appui et les encouragements du cabinet britannique, le plus hardi des réfugiés français à Londres. Georges Cadoudal, prit la résolution de tenter la fortune et d'aller voir sur place, à Paris, s'il était vrai, comme le bruit en courait, que les républicains marchaient d'accord avec les royalistes. Le 21 août 1803 il quitta Londres avec quelques affidés : L. Picot, son serviteur fidèle, La Haye Saint-Hilaire et Joyaux, deux Chouans qui avaient échappé par contumace aux condamnations prononcées contre les complices de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, Querelle, un ancien chirurgien de marine endetté, qui s'était réfugié à Londres pour échapper à ses créanciers de Bretagne et avait déjà servi d'indicateur à la police lors de la pacification de l'Ouest en 1800, et trois autres Chouans. La petite bande passa le détroit sur un cutter de la flotte britannique commandé par le capitaine Wright, débarqua de nuit à Biville, près de Dieppe, se dirigea sur Paris. En route, La Haye Saint-Hilaire et Querelle se détachèrent vers la Bretagne pour y réorganiser la chouannerie ; Georges et ses compagnons, guidés par quelques amis sûrs, de Sol de Grisolles, Charles d'Hozier, Bouvet de Lozier, se cachèrent à Paris. Georges avait reçu du gouvernement anglais un million en lettres de change : il pouvait commencer efficacement ses opérations. Il croyait qu'il lui serait aisé de grouper autour de lui une petite troupe, afin de commencer l'insurrection. 11 ne lui fallait que deux cents hommes résolus, de quoi tenter un coup de main et lutter à forces égales contre l'escorte du Premier consul. Que si d'ailleurs Bonaparte était tué au cours de l'opération, le mal ne serait pas grand ; mais Cadoudal se défendit toujours d'être un assassin à la façon de Limoélan et Saint-Rejant.

La police officielle, dirigée par le grand juge Regnier et le chef de bureau Desmarest, avait surpris certaines allées et venues, et se doutait qu'il se tramait quelque chose ; mais quoi ? En septembre, elle apprenait qu'à Toulouse le royaliste Christol s'était abouché avec un groupe de Jacobins — comme si le plan préconisé par Bertrand de Molleville ou propagé par la contre-police se développait déjà jusque dans le Midi —. D'opportunes arrestations mirent fin aux pourparlers. Mais, à Paris, d'autres royalistes, La Rouzière, de Mézières, de Villatte entrèrent alors en relations avec un prétendu comité Jacobin (novembre) : on les arrêta au moment où ils se préparaient à demander à Londres les instructions de Monsieur. Entre temps, la police s'était aperçue que l'abbé de Montesquiou entretenait des correspondances suspectes (avec Louis XVIII) : elle l'interna à Menton (octobre). Charles d'Hozier ayant disparu mystérieusement, son frère Antoine d'Hozier fut mis en prison pour n'avoir rien voulu dire (octobre) : peut-être ne savait-il rien, mais peu importait. D'autres suspects furent encore arrêtés (en octobre), comme à tâtons : l'ancien parlementaire Talon (qui passe pour avoir eu des accointances avec Fouché), de Montfort, dont Bonaparte avait signalé le nom au grand juge, Querelle, qui s'était en quelque sorte dénoncé lui-même : au lieu d'aller en Bretagne, il s'était contenté d'y écrire ; la lettre fut naturellement interceptée, et Querelle arrêté (12 octobre). De Sol se laissa prendre quelques jours plus tard (24 octobre). La police ne savait que penser. Sans doute n'était-elle pas dupe des affaires Christol, La Rouzière et consorts, qui vraisemblablement étaient frelatées, grâce à d'obscurs agents provocateurs ; mais rien n'indiquait encore que l'arrestation de Querelle et de de Sol eût une importance particulière.

Pourtant, il était certain qu'une agitation dangereuse commençait ; les nouvelles reçues de l'Ouest en faisaient foi. On savait que les Chouans irréconciliables s'étaient réfugiés à Jersey et Guernesey. A la fin d'octobre, Debar, un des compagnons les plus entreprenants de Georges Cadoudal, quitta Guernesey et débarqua près du Portrieux, dans les Côtes-du-Nord. Sa présence fut aussitôt signalée ; et même, le 22 novembre, la gendarmerie saisissait deux lettres intéressantes : Debar informait Georges de son arrivée, et il écrivait à Monsieur que la présence d'un prince serait fort utile au mouvement projeté. Les mesures de précaution furent, il est vrai, si bien prises, que Debar et La Haye Saint-Hilaire furent réduits à se cacher, puis à se rembarquer, sans avoir rien pu faire, trois mois plus tard. La chouannerie bretonne était bien finie. Mais, soit coïncidence ou par l'effet d'un mystérieux accord, on signalait des troubles dans d'autres départements de l'Ouest, autour de la Loire-Inférieure, en Maine-et-Loire, dans la Vendée et les Deux-Sèvres (novembre) ; de nouveau des bandes de brigands et de conscrits réfractaires parcouraient le pays. La gendarmerie n'eut pas de peine à les disperser, et un commissaire général de police fut institué à Nantes (14 décembre 1803).

Pendant ce temps, les préparatifs de la conspiration allaient leur train, et des personnages nouveaux faisaient leur apparition. Un brave Alsacien. le général Lajolais, se trouvait alors à Paris, ne sachant que faire. Compromis avec Pichegru sous le Directoire, il avait été acquitté, mais on avait refusé de le reprendre au service. Il avait des dettes et ne savait comment se tirer d'affaire. En juin, il rendit visite au général Moreau, puis il voyagea en Alsace, revint à Paris, et passa à Londres. Son voyage lui avait été payé par un certain Couchery, qui était au service de Moncey, le chef de la gendarmerie et d'une des polices personnelles de Bonaparte. Lajolais parait avoir été de bonne foi, et c'est à son insu qu'il joua le rôle d'agent provocateur. Il raconta à Pichegru qu'il avait parlé de lui à Moreau, que Moreau s'était exprimé en termes affectueux sur son ancien compagnon d'armes. Lajolais en avait conclu et annonçait que Moreau était prêt à se joindre à Pichegru, si Pichegru entrait dans la combinaison projetée. En réalité, Moreau n'avait rien promis, et Lajolais prenait son désir pour la réalité. Mais Pichegru se laissa convaincre. A la fin de décembre 1803 et le 16 janvier 1804, Pichegru, Lajolais, Rivière, les deux Polignac, Coster Saint-Victor (un contumace du procès de la machine infernale) débarquaient à leur tour à Biville et se rendaient secrètement à Paris.

Il ne restait plus aux royalistes qu'à s'entendre avec Moreau, chef des républicains, pour l'action commune. Lajolais ménagea une entrevue entre Pichegru et Moreau (24 janvier). Rendez-vous fut pris pour le 27 janvier 1804 vers sept heures du soir, boulevard de la Madeleine, en terrain vague. Moreau s'y rendit avec Lajolais. Mais Pichegru avait un compagnon. Lajolais le nomma : c'était Cadoudal. Moreau s'éloigna aussitôt. Les jours suivants (les 2 et 8 février). Pichegru alla trouver Moreau chez lui ; mais il insista en vain : Moreau n'avait jamais voulu, et maintenant moins encore que jamais, s'associer aux royalistes.

La police officielle était sur les dents. Vous ne connaissez pas le quart de cette affaire, disait Bonaparte à Desmarest. Mais ce qui fait de la conspiration de 1803-1804 un chef-d'œuvre de perversité policière, c'est qu'elle était réelle, et que Bonaparte lui-même ne savait pas tout, malgré l'aide de Fouché. En prévision des événements qui se préparaient, il nomma son beau-frère Murat gouverneur de Paris, avec le commandement des troupes de la 1re division militaire et de la garnison de la ville (15 janvier 1804). Puis, dans son exposé annuel de la situation de la République, il prépara les esprits aux horreurs à venir (16 janvier).

Le gouvernement britannique, disait-il, tentera de jeter et peut-être il a déjà jeté sur nos côtes quelques-uns de ces monstres qu'il a nourris pendant la paix pour déchirer le sol qui les a vus naitre.

En même temps, il se faisait adresser par Regnier un rapport sur cinq des prisonniers qu'on tenait en réserve : Piogé dit Sans-Pitié — un Chouan qui avait été arrêté dans l'Anjou en janvier 1801, à la suite de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, et qui n'avait pas encore passé en jugement —, Picot et Lebourgeois, Querelle et de Sol. Ordre fut donné de les faire passer devant une commission militaire (21 janvier). Je crois nécessaire de faire un exemple, écrivait Bonaparte ; j'ai des renseignements secrets qui me font croire que Querelle n'était ici que pour assassiner. La commission se réunit le ce janvier, Querelle, Picot et Lebourgeois furent condamnés à mort, Piogé et de Sol acquittés (on les garda en prison par mesure de sûreté). On eut soin de faire passer Picot et Lebourgeois les premiers devant le peloton d'exécution. Au moment d'y aller à son tour, Querelle s'écria qu'il avait de graves révélations à faire : on l'interrogea, il révéla le débarquement de Biville et la présence de Georges à Paris (27 janvier). Il fut gracié quelques mois plus tard.

Il venait de rendre un grand service, car il est probable que ni Regnier, ni Fouché, ni Bonaparte ne se doutaient que Georges se cachât si près. Nul doute qu'il ne fût venu pour tuer Bonaparte, comme ses anciens compagnons Limoélan et Saint-Rejant. Il était temps de se garer. L'arrêté du 1er février 1804 adjoignit au grand juge un conseiller d'État pour continuer l'instruction des affaires relatives à la tranquillité intérieure de la France : ce fut Réal que Bonaparte désigna, et, par Réal, Fouché reprit officieusement la direction de la police. On pourchassa les brigands à Paris. L'évêque d'Orléans Bernier fut invité à envoyer quelques traîtres Chouans pour dépister ceux qui se cachaient. Picot, le domestique de Georges, fut découvert dés le 8 février, et le lendemain on arrêta Bouvet de Lozier, chez qui Pichegru était descendu à son arrivée à Paris. En Bretagne, les gendarmes s'emparèrent de Debar (6 et 7 février). En Normandie, Savary, avec un détachement de la gendarmerie d'élite, alla se poster à Biville (6 février) pour guetter les conspirateurs qui pouvaient débarquer encore et, qui sait ? le prince dont Debar réclamait la venue : Monsieur ou le duc de Berry. En attendant, Savary arrêta ceux qu'on soupçonnait d'avoir aidé au voyage des conspirateurs de Biville à la capitale. Tous les prisonniers furent dirigés sur Paris.

En prison, les interrogatoires étaient menés rondement. Bouvet de Lozier voulut se suicider. On le dépendit à temps, et, tout suffoquant encore, il déposa comme on désirait (le 14 février à minuit) :

C'est un homme qui sort des portes du tombeau et, encore couvert des ombres de la mort, qui demande vengeance contre ceux qui, par leur perfidie, l'ont jeté, lui et son parti, dans l'action où il se trouve.... Je m'explique : Monsieur devait passer en France pour se mettre à la tête du parti royaliste, Moreau promettait de se réunir à la cause des Bourbons ; les royalistes rendus en France, Moreau se rétracte ! Il leur propose de travailler pour lui et de le faire nommer dictateur....

Enfin le nom de Moreau était prononcé ! Bouvet déclarait expressément que Moreau avait refusé de se joindre au parti de Monsieur, mais il n'y fallait pas regarder de trop près, puisque aussi bien Moreau était accusé d'avoir voulu devenir dictateur. Bonaparte réunit un Conseil privé : l'arrestation de Moreau fut décidée, ordonnée et exécutée aussitôt (15 février).

Alors c'est un fracas retentissant qui succède brusquement au mystère des manœuvres silencieuses. Le 17 février, on affiche dans Paris une proclamation de Murat, le nouveau gouverneur. La population apprend avec épouvante qu'il y a, cachés dans la ville, cinquante brigands, ayant à leur tête Georges et Pichegru. Leur arrivée a été provoquée par un homme qui compte dans nos rangs, par le général Moreau. Le même jour un dramatique rapport du grand juge au Premier consul sur la conspiration de Georges, Pichegru et Moreau, des Anglais et des royalistes était communiqué simultanément au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat. Les généraux qu'on soupçonnait d'intelligence avec Moreau, Lajolais, Lahorie, commandant la division de Tours, Souham, commandant la division de Périgueux, étaient arrêtés, ou éloignés comme Dessolles qu'on venait de diriger sur le Hanovre, disgraciés comme Macdonald ou Lecourbe, sur lequel on faisait peser par surcroît une infamante accusation d'assassinat, ou surveillés étroitement comme Masséna. Aucun n'osa broncher.

Un sénatus-consulte, préparé en Conseil privé le 25 février et voté le 28, suspendit pour deux ans l'exercice du jury pour les crimes de trahison, d'attentat contre la personne du Premier consul et contre la sûreté extérieure et intérieure de la République : ils devaient être justiciables de tribunaux criminels spéciaux de composition particulière. Ainsi Moreau était enlevé d'avance à ses juges naturels. Une autre loi d'exception (votée le 29 février par le Corps législatif) punit de mort le recèlement du nommé Georges et des soixante brigands cachés dans Paris. Les ordres les plus sévères furent donnés par Bonaparte (28 février). Les portes de Paris devaient être fermées rigoureusement de sept heures du soir à six heures du matin, personne ne pouvait sortir, la navigation nocturne était interdite sur la Seine, des patrouilles parcouraient les rues, les assassins semblaient être partout, et l'émotion publique était à son comble quand enfin la police découvrit et arrêta Pichegru (29 février), Georges (9 mars), puis, dans le courant du mois, la plupart des autres conjurés. Toute cette mise en scène avait été machinée de main de maître.

Pichegru s'était caché rue Chabanais chez un certain Leblanc ; sa retraite fut découverte par un agent de la police personnelle du Premier consul, nommé Joliclerc, qui devint ensuite commissaire général de police. Leblanc a facilité l'arrestation, que la gendarmerie opéra de nuit et par surprise ; car le conquérant de la Hollande, âgé de quarante ans à peine, était un homme résolu et de taille à se défendre énergiquement. Georges était caché rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Se sachant découvert, il monta en cabriolet pour aller chercher refuge ailleurs ; les agents se mirent à sa poursuite (jusqu'à la rue Monsieur-le-Prince, près de l'Odéon) ; il en tua un, en blessa un autre, mais la foule l'empêcha de fuir. Au début d'avril, la police avait fait deux ou trois cents arrestations. Elle avait même découvert deux petites conspirations supplémentaires. Jean de la Rochefoucauld et son ami de Vaudricourt étaient depuis la fin de décembre en pourparlers avec un pseudo-Jacobin ; ils demandèrent des instructions à Louis XVIII à Varsovie et, quand ils furent suffisamment compromis, on les arrêta (2 mars 1801). Le général en réforme Desnoyers s'était entendu avec Puy-vert et Mme de Montpezat (une cousine de Barras) sur l'opportunité d'une entente entre les royalistes et les républicains. Il se rendit à Varsovie, où on lui conseilla la circonspection : filé à son retour, on l'arrêta à Strasbourg (13 mars) en même temps que ses complices à Paris. Enfin, une certaine agitation parut se manifester à Wissembourg, en Alsace, la ville natale de Lajolais, et où le général avait séjourné, l'année précédente : le Premier consul ordonna des mesures de surveillance et de répression (19 mars).

 

III. — LE DUC D'ENGHIEN.

OR, Méhée de la Touche, poursuivant son voyage de propagande fictive, avait quitté Londres (22 septembre 1803) et s'était rendu à Munich. Là, le faux conspirateur avait trouvé un conspirateur vrai. Drake, ministre d'Angleterre à la cour de Bavière depuis 1802, logeait dans un endroit écarté, afin de recevoir plus commodément les visites secrètes de ses affiliés. Dans son bureau, il avait trois coffrets et trois armoires blindées de fer. La clé de chaque coffret était renfermée dans le coffret voisin, la clé du dernier coffret dans la première armoire, la clé de chaque armoire dans l'armoire suivante et la clé de la dernière armoire était attachée par un cordon à ressort à la montre du ministre. Pour renverser le gouvernement en France, disait Drake, il ne faut, Monsieur, que deux choses : de la prudence et de la discrétion. Méhée se présenta comme missionnaire du cabinet britannique et correspondant d'un général républicain provisoirement anonyme, mais désireux de faire cause commune avec les royalistes et les Anglais. Drake accueillit l'espion à bras ouverts. Il l'initia à ses projets, il lui montra ses coffrets, ses armoires et son cordon de montre. Il avait de l'argent et de grands desseins. Il était l'élève de Wickham, sous qui il avait précédemment servi, et il prétendait reprendre l'œuvre interrompue par la catastrophe de Marengo. Déjà il avait des affiliés partout, en Allemagne, en Suisse ; les émigrés étaient moins nombreux, mais d'autant plus résolus, et l'appui du général républicain lui parut une nouvelle garantie de succès.

Méhée passa quelques jours avec son nouvel ami. Il quitta Munich le 20 octobre 1803. En route il s'arrêta à Offenburg, où il conféra avec de Musset, un des correspondants de Drake. Musset prit soin de le munir d'un faux passeport, afin qu'il pût sans danger rentrer en France. Quelques jours plus tard, Méhée, de retour à Paris, communiquait au Premier consul les heureux résultats de sa mission. Bonaparte fut enchanté. L'intrigue qui se dessinait plaisait à sa duplicité. Il dicta lui-même les renseignements faux que Méhée était censé tenir des amis du général républicain et de l'entourage immédiat du Premier Consul, où les conjurés avaient des attaches. Drake répondait en grand mystère, et ses missives étaient précieusement conservées. Puis la conspiration, fictive et réelle tout ensemble, s'élargit. Spencer Smith, nommé de Constantinople à Stuttgart, passa par Munich (11 janvier 1804) pour rejoindre son poste. Drake lui montra ses coffrets, ses armoires et sa chaîne de montre. Spencer Smith, émerveillé, voulut, lui aussi, collaborer au grand dessein ; il se fit envoyer de Londres, comme précepteur pour ses enfants et comme agent auprès des royalistes, un des ecclésiastiques qui bourdonnaient autour de. Monsieur, l'abbé Péricaud. D'autre part, le gouvernement apprenait (le 10 janvier 1804), de Mayence (chef-lieu du département du Mont-Tonnerre), qu'un certain Charles Thum avait formé le projet de soulever les départements réunis de la rive gauche du Rhin, et que, depuis le printemps précédent, il était entré en relation avec Taylor, le ministre anglais en Hesse-Cassel. Thum fut arrêté (1er mars), et de nouveau Méhée partit en mission. Le 23 février 1804, il était à Strasbourg, d'où il explora les villes rhénanes et les rassemblements d'émigrés. Un officier de la garnison de Strasbourg, le capitaine Rosey, alla se présenter à Spencer Smith comme l'aide de camp du général républicain (1er mars), tandis que Drake, le grand chef, dictait l'ordre et la marche de l'imminente insurrection, et adressait au général ses recommandations suprêmes, à l'encre sympathique.

Le premier des rapports que Méhée envoya à Paris au cours de sa seconde mission est daté de Strasbourg, le 27 février 1804. De la comédie, brusquement il fit un drame. Méhée venait de retourner à Offenburg, il avait revu Musset, il dénonçait en les exagérant singulièrement le nombre des émigrés, leurs relations avec les royalistes d'Alsace, leurs agissements et leurs espérances. Incidemment, il signalait, à quelques lieues de là, dans la petite ville d'Ettenheim, presque au bord du Rhin, la présence du duc d'Enghien, le petit-fils du prince de Condé. Ce fut pour Bonaparte un trait de lumière. D'urgence, il réclama des renseignements complémentaires. Dans son rapport du 6 mars, le préfet du Bas-Rhin Shée compléta les indications données par Méhée et déjà confirmées (le 29 février) par le général Laval, commandant la division militaire, et le commissaire général de police. Non seulement il était exact que le duc d'Enghien résidait à Ettenheim, niais, auprès de lui, il avait Dumouriez en personne, et un commissaire anglais récemment venu de Londres, le colonel Smith, qui évidemment correspondait avec Drake. Le rassemblement d'émigrés à Offenburg était considérable, et le duc était déjà venu plusieurs fois en secret à Strasbourg. Talleyrand rappela que, deux mois auparavant, le duc avait poussé la témérité jusqu'à demander à passer en Angleterre pour y prendre du service, en faisant route par la France. Aucun doute n'était possible : le prince que les conjurés attendaient n'était autre que le duc d'Enghien.

Dès le 5 mars, Savary fut rappelé à Paris : sa faction à Biville devenait sans objet puisqu'il était maintenant évident que le chef de la conspiration ne devait pas pénétrer en France par la Normandie, mais par l'Alsace. Le 9 mars, Cadoudal était arrêté. Le 10 mars, un Conseil privé réunit les trois consuls, le grand juge, Talleyrand et Fouché. Fallait-il s'emparer du prince conspirateur ? Regnier exposa les preuves de sa culpabilité. Talleyrand et Fouché se prononcèrent pour l'affirmative, Cambacérès pour la négative ; Lebrun ne dit rien de précis, à son ordinaire. Bonaparte conclut pour l'enlèvement, et dicta aussitôt les ordres nécessaires. Deux petites expéditions, commandées par les généraux Ordener et Caulaincourt, le premier contre Ettenheim, le second contre Offenburg, devaient s'emparer du duc, de Dumouriez et des émigrés. Caulaincourt était en outre chargé de faire parvenir à la cour de Karlsruhe une note diplomatique où Talleyrand, pour justifier la violation du territoire badois, se plaignait que le gouvernement du margrave ne prit aucune mesure contre les conspirateurs. On passa le Rhin dans la nuit du 14 au 15 mars. Musset s'était enfui d'Offenburg, et on ne trouva qu'une douzaine d'émigrés dont quelques vieillards impotents qu'on n'arrêta même pas — c'était là tout le rassemblement annoncé —, mais, à Ettenheim, le duc, surpris dans sa chambre au petit jour, fut fait prisonnier. Puis, sur un ordre arrivé à Strasbourg, le 17 mars au soir, il fut immédiatement envoyé à Paris (vers minuit).

Entre temps, les papiers saisis à Ettenheim et les rapports de l'expédition parvenaient à Bonaparte (15, 17 et 19 mars). Tout annonçait qu'on s'était trompé. Le duc ne conspirait ni avec Georges ni avec Drake, et Drake lui-même ne connaissait Georges que par les journaux. Après le licenciement de l'armée de Condé, le duc avait rejoint à Ettenheim sa cousine et maîtresse, Charlotte de Rohan-Rochefort, une nièce du célèbre cardinal de Rohan-Guemenée. Le bailliage d'Ettenheim dépendait de l'évêché de Strasbourg, le cardinal s'y était réfugié, et avait continué à y résider après la sécularisation du bailliage (en 1803). Peut-être bénit-il secrètement, avant sa mort (en 1803), le mariage de sa nièce avec le duc. Rien n'indiquait avec certitude que le duc se fût jamais rendu à Strasbourg en cachette, et il avait demandé à passer en Angleterre, non par la France, mais par l'Autriche. Il vivait très paisiblement à Ettenheim. Il avait auprès de lui, non pas Dumouriez, mais le vieux marquis de Thumery, dont le nom, estropié par les gosiers germaniques, avait été mal transmis. Enfin Schmitt, et non Smith, venait de Fribourg et non de Londres ; c'était un ancien officier de Condé, et non un colonel anglais.

Tels étaient les faits à décharge. Mais il en restait d'autres le duc avait servi contre la France, il avait été à la solde de l'Angleterre dans l'armée de Condé, il était encore pensionné par elle, il était même chargé de recevoir pour les distribuer les pensions faites par les Anglais aux émigrés qui résidaient dans le voisinage. Il avait adhéré à la protestation récente de Louis XVIII, et il demandait à reprendre du service contre la France ; il croyait à la possibilité d'un soulèvement contre le Premier consul, et il se flattait de grouper rapidement autour de lui un petit corps de déserteurs et d'officiers royalistes. Aucune pièce ne prouvait, il est vrai, que le duc correspondit avec Drake, mais était-il interdit de le supposer, quand chaque jour amenait la découverte de nouvelles manœuvres ? Enfin les affaires de la Rochefoucauld et Vaudricourt, de Desnoyers et Puyvert, de Wissembourg, dont Bonaparte venait d'avoir connaissance, semblaient indiquer que les conspirateurs regardaient autant à Varsovie qu'à Londres, et que le danger n'était pas moins grand à l'Est que sur la Manche. Le duc avait des intelligences parmi les mécontents d'Alsace. Il se trouvait en Suisse, comme par hasard, lors des troubles qui précédèrent l'acte de médiation, et ses relations amicales avec les chefs de l'insurrection sont indéniables. Il était jeune, ambitieux, actif, aux aguets. A tout le moins, sa présence si près de la frontière semblait à bon droit étrangement suspecte.

Une série de coïncidences malheureuses avait livré le duc à Bonaparte ; la volonté de Bonaparte livra le duc à la mort. Peut-être le Premier consul voulait-il prouver aux Français qu'entre les Bourbons et lui le sang répandu rendrait impossible pour l'avenir toute réconciliation et que, même devenu monarque héréditaire, il ne serait jamais l'homme de l'ancien régime. Le 20 mars au matin, un Conseil privé composé des trois consuls et du grand juge décida que le gouverneur de Paris, Murat, aurait à nommer une commission militaire de sept membres, et Bonaparte dicta l'arrêté de mise en accusation contre le ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la République, d'avoir été et d'être encore à la solde de l'Angleterre, de faire partie des complots tramés par cette dernière puissance contre la sûreté intérieure et extérieure de la République. Vers onze heures, Murat, informé de cet ordre, désigna le président — qui fut le général Hullin, commandant les grenadiers consulaires — et les membres de la commission. Ils devaient se réunir à Vincennes pour y juger, suivant l'expression de style dans la procédure expéditive des commissions militaires, sans désemparer, le prévenu qui comparaîtrait devant eux ; mais, afin d'éviter toute indiscrétion, ils ne devaient être avisés que dans l'après-midi, après l'arrivée du prisonnier. A trois heures, le duc entrait dans Paris : on le dirigea sur Vincennes. Le capitaine Harel (celui-là même qui avait été un (les agents provocateurs dans la conspiration de l'Opéra) fut prévenu qu'il aurait à garder un individu dont le nom ne doit pas être connu. A peine eut-il le temps de faire quelques préparatifs : vers cinq heures et demie, le duc arrivait à Vincennes. Son voyage avait duré soixante-cinq heures. Il mangea un peu, et prit quelque repos.

Vers neuf heures du soir, les membres de la commission militaire arrivèrent isolément au château, ainsi qu'un détachement de gendarmes commandés par Savary. A onze heures, on réveilla le duc, et le capitaine rapporteur lui fit subir un premier interrogatoire dans sa chambre. Puis il comparut devant ses juges. La commission ne disposait d'aucune autre pièce de procédure que l'arrêté consulaire du matin. On a dit que Réal devait apporter un questionnaire préparé par Bonaparte lui-même, mais qu'il en eut communication trop tard ; on l'a nié : peu importe, puisque la condamnation était certaine. L'interrogatoire fut bref, et ne révéla rien. Savary se tenait derrière le président. Le duc demanda à être mis en présence de Bonaparte, Hullin parut disposé à lui donner satisfaction : Savary l'en empêcha. Il agissait par ordre. Le duc avait été reconduit clans sa chambre. A deux heures et demie, Harel le fit descendre dans les fossés du château ; le peloton d'exécution était rangé, la fosse creusée. Le duc subit la mort avec courage.

A midi, le 21 mars, les crieurs de journaux publiaient déjà la nouvelle dans les rues de Paris, et le Moniteur l'annonça officiellement le lendemain. L'impression fut profonde : moins pourtant qu'on aurait pu croire. Depuis quelques semaines, les Parisiens étaient trop violemment secoués ; ils se lassaient de tant de drames. Les Bourbons leur étaient devenus déjà tellement étrangers, que beaucoup ne connaissaient même pas de nom le duc d'Enghien. La bourse baissa de deux francs : les spéculateurs craignaient des complications extérieures ; mais seules la Russie et la Suède marquèrent leur réprobation. De larges gratifications furent accordées aux juges de Vincennes, à Savary, Réal, Murat. Leurs services étaient payés plus qu'ils ne valaient. Un mot circulait, qu'on attribuait à Fouché, sur l'exécution du duc d'Enghien : C'est pis qu'un crime : c'est une faute. En effet, le sang versé ne servit à rien. Il n'empêcha pas la proclamation de l'Empire héréditaire, il n'y aida pas, et l'épisode est d'autant plus dramatique qu'il apparaît inutile.

 

IV. — CRÉATION DE L'EMPIRE.

NAPOLÉON BONAPARTE s'en rendait si bien compte qu'il résolut de frapper un nouveau coup. Le 22 mars 1804, il se fit adresser par le grand juge Regnier un rapport sur les menées de Drake. Aucune allusion n'y était faite au duc d'Enghien. Le rapport fut publié au Moniteur. Quelques jours plus tard (10 avril 1804), Regnier dénonçait de la même façon Spencer Smith. Les deux agents anglais quittèrent leur poste et s'évanouirent. Le mois suivant, ce fut le tour de Taylor. Enfin, le 25 octobre 1804, une centaine de cavaliers, détachés de l'armée de Hanovre, arrêtèrent à Hambourg sir George Rumbold, ministre anglais accrédité auprès de la ville libre et du cercle allemand de Basse-Saxe, l'emmenèrent prisonnier à Paris et saisirent ses papiers. On n'y trouva rien de compromettant, et Rumbold, libéré, eut permission de revenir en Angleterre (12 novembre). Les intrigues anglaises n'étaient plus guère à craindre.

Mais le rapport du grand juge tut communiqué au Sénat (le 23 mars 1804). Une commission de cinq membres eut à en faire l'examen. Elle conclut qu'il fallait féliciter le Premier consul d'avoir échappé à ce nouveau danger. Or Fouché était de la commission. Prêt à tout pour redevenir ministre, il déclara que ce n'était pas suffisant, qu'il en avait conféré la veille avec le Premier consul, qu'il fallait réclamer des institutions propres à détruire à jamais les espérances des conspirateurs, et à prolonger l'existence du gouvernement au delà de la vie de son chef. Après avoir voté sur le rapport de sa commission, le Sénat adopta donc une adresse au Premier Consul. Il y constatait d'abord que le gouvernement lui avait en quelque sorte confié pour le moment les fonctions de ce grand tribunal national dont l'établissement manque à nos institutions, et qui assurera d'une part la responsabilité des fonctionnaires publics, d'autre part offrira aux conspirateurs un tribunal tout prêt : toutes nos constitutions, excepté celle de l'an VIII, avaient organisé ou une Haute Cour ou un jury national, et le Sénat présente toutes les garanties pour eu assumer les attributions. La critique tournait à la revendication, sinon même au marchandage discret : donnant donnant. En effet, le Sénat ajoutait :

Mais ce jury national ne suffit pas encore pour assurer en même temps et votre vie et votre ouvrage, si vous n'y joignez pas des institutions tellement combinées que leur système vous survive.... Grand homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire !

L'adresse fut adoptée à la séance du 27 mars 1804, tenue sous la présidence de Cambacérès. Le soir même, le vice-président, Le Couteulx, alla à la Malmaison demander au Premier consul quand il pourrait recevoir la délégation du Sénat. Napoléon Bonaparte le prit à part et lui dit :

Ma raison me persuade que le gouvernement de plusieurs, de cinq, de trais, ne convient pas à la France. D'autre part, il faut une forte garantie pour ceux qui ont adopté le nouvel ordre de choses, pour les acquéreurs de liens nationaux, pour eux, pour leur famille, pour leurs enfants : il faut un chef héréditaire de la nation française, et je sens si profondément la nécessité d'assurer ce bienfait à la France, que ma raison considère cette mesure comme l'un de mes devoirs. N'importe sur quelle tête, dans quelle famille le vœu des Français place cette dignité ! Je conseillerais même de reprendre les Bourbons, s'ils ne s'en étaient pas rendus indignes. — La France ainsi que l'Europe, répondit Le Couteulx, placent sur votre tête cette dignité héréditaire.

Mais il n'était question de rien de pareil dans l'adresse du Sénat, et quand, le lendemain, une députation vint la présenter au Premier consul, Napoléon Bonaparte ne put faire autrement que de répondre en termes vagues (28 mars 1804). Il est vrai qu'après le départ des sénateurs, il dit à quelques conseillers d'État restés près de lui, que l'hérédité pouvait seule empêcher la contre-révolution.

D'obscures intrigues, dont l'histoire précise ne sera jamais connue, remplissent les quatre semaines qui suivent. En public, les choses eurent un autre aspect. Chaque jour, les colonnes du Moniteur se remplissaient d'adresses au Premier consul. Tous les corps de fonctionnaires, civils et militaires, protestaient de leur dévouement et de leur enthousiasme. Ils félicitaient Napoléon Bonaparte d'avoir échappé aux embûches des ennemis de la France. Quelques-uns demandèrent l'Empire héréditaire. Le mouvement a été en partie spontané, en partie provoqué. Il devait donner l'illusion d'une grande poussée d'opinion. En fait, le pays resta indifférent. Mais presque tous ceux qui devaient leur place à Bonaparte eurent, bon gré mal gré, à manifester. Le Corps législatif, la seule des assemblées délibérantes qui eût un caractère quelque peu représentatif, venait de clore sa session de l'an XII (24 mars 1804), après avoir voté le code civil et adopté par acclamation le vœu qu'un buste du Premier consul fût placé dans la salle de ses séances. L'adulation succédait à l'opposition d'autrefois ; néanmoins, soit qu'on se défiât d'eux, soit qu'on les négligeât, les députés du Corps législatif ne furent pas conviés aux préparatifs impériaux.

La famille du Premier consul était dans l'agitation. Il ne suffisait pas que le principe de l'hérédité fût admis : il fallait encore savoir sous quelle forme. Le plus simple était évidemment que Napoléon eût un fils. Mais il n'en pouvait avoir que s'il divorçait, et l'avenir fut désormais pour Joséphine une angoisse quotidienne. Si Napoléon ne divorçait pas, deux solutions étaient possibles. Ou le procédé le plus voisin du système de descendance : la succession devait alors revenir à Joseph, l'aîné, puis à ses fils, puis aux frères puînés, selon l'ordre de naissance, et à leurs fils ; ou le procédé d'adoption, par lequel Napoléon pouvait désigner celui de ses frères ou de ses neveux qu'il préférerait. Le premier procédé reposait sur une fiction inadmissible, car il était évident que Joseph et ses frères ne pouvaient prétendre tenir de leur père, qui n'était rien dans l'ordre politique, leurs droits à la succession de Napoléon au trône impérial. Le deuxième procédé n'était qu'une transformation du droit de désignation donné au Premier consul par la Constitution de l'an X. Dans les deux cas, le trône devenait la propriété de la famille Bonaparte, mais, suivant qu'on adoptait l'ordre de naissance ou les préférences d'adoption, Napoléon pouvait ou non imposer aux siens la volonté de sa désignation.

On raconte qu'il chercha à faire reconnaître son neveu Napoléon-Charles comme héritier par ses frères, et que Joseph et Lucien auraient été très mécontents de voir ainsi le pouvoir suprême leur échapper. Joseph se drapa dans son orgueil. Il consulta ses amis : Stanislas Girardin, Miot, Rœderer (qui oscillait du cadet à l'aîné), Le Couteulx, Fabre ; il rappela ses principes libéraux, et il affecta d'abord de dénigrer l'Empire en préparation. Lucien, plus passionné, de nature plus indépendante, aurait été trouver Louis, qui jusqu'alors s'était toujours montré fort soumis et dévoué à Napoléon ; il lui aurait révélé les infamies qu'on débitait contre Napoléon et Hortense, et que Napoléon-Charles passait pour leur fils. Louis se révolta, et, n'étant pas de force à lutter, devint hypocondriaque. Puis Lucien, sa vengeance satisfaite, quitta Paris (12 avril 1804), rompant toute relation avec Napoléon. Resté seul coutre ses deux frères, le Premier consul réussit à leur faire admettre qu'ils pourraient devenir régents pendant la minorité éventuelle de Napoléon-Charles, et que par conséquent ils devaient dès maintenant se préparer à leurs fonctions possibles de chefs d'État. Ils se résignèrent. Joseph avait jusqu'alors servi au civil : il devint colonel, et le même jour Louis. qui avait le grade de général, fut nommé conseiller d'État (14 avril 1804).

Entre temps, le Conseil d'État avait été saisi de la question. Le 5 avril 1804, à l'issue d'une séance ordinaire. Regnaud, président de la section de l'Intérieur, annonça que le Premier consul désirait, à titre privé, connaître l'avis du Conseil sur le principe de l'hérédité, l'opportunité de l'établir et les procédés de réalisation. On discuta à plusieurs reprises. Berlier, Bérenger. Boulay (qui jusqu'alors avait fidèlement suivi Bonaparte), Réal (l'ami de Fouché et dont il n'est pas invraisemblable de supposer qu'il agissait d'accord avec lui), trois autres conseillers, firent des objections, soit sur l'opportunité, soit même sur le principe de l'hérédité. Les présidents de section, Regnaud, Bigot, Defermon, Lacuée et Fleurieu s'étaient concertés pour rédiger un projet d'avis, et ils concluaient qu'il était de l'intérêt de la nation française de déclarer les fonctions de Premier consul héréditaires dans la famille. Le titre d'empereur était passé sous silence. Les opposants firent remarquer qu'ils n'étaient pas réunis en séance régulière, et que, consultés officieusement, il ne leur appartenait pas d'émettre un avis en forme. Napoléon Bonaparte fit alors demander individuellement et par écrit l'opinion de chaque conseiller, et se tint pour satisfait de son demi-succès : le Sénat avait posé la question, et l'hérédité était maintenant admise en principe.

Ce fut en petits comités que Napoléon fit admettre le titre impérial. Un important, Conseil privé eut lieu le 23 avril 1804. Le Premier consul y convoqua des sénateurs, des conseillers d'État, des ministres, le président du Corps législatif, Fontanes. Il annonça qu'il voulait l'Empire héréditaire, avec le droit d'en régler la succession à son gré, il reconnut qu'il fallait remanier les institutions existantes pour leur donner plus de force, il ajouta qu'il était urgent de prendre une décision, que les troupes commençaient à s'impatienter, et que, si l'on tardait plus longtemps, elles proclameraient de force l'Empire devenu nécessaire.

Le même jour, le tribun Curée, secrètement choisi d'avance, déposait sur le bureau du Tribunat une motion d'ordre, tendant à ce que Napoléon Bonaparte, actuellement Premier consul, fût déclaré Empereur des Français, et à ce que la dignité impériale fût déclarée héréditaire clans sa famille. Le 25 avril, Napoléon répondit par un message à l'adresse que lui avait remise le Sénat un mois auparavant. Certain maintenant de ne plus être démenti, il disait audacieusement : Vous avez jugé l'hérédité de la suprême magistrature nécessaire.

Plusieurs de nos institutions, continuait-il, vous ont en même temps paru devoir dire perfectionnées pour assurer sans retour le triomphe de l'égalité et de la liberté publiques.... Je vous invite donc à me faire connaitre votre pensée tout entière.

Le Sénat nomma une commission de dix membres qui prépara son rapport. Au Tribunat, la motion Curée vint en discussion le 30 avril. Nombreux furent les orateurs. Un seul, Carnot, se prononça contre la proposition. A l'unanimité moins une voix, la motion Curée, augmentée de l'indication que celles de nos institutions qui ne sont que tracées soient définitivement arrêtées, fut transformée en vœu (3 mai 1804).

Le lendemain, une députation porta solennellement au Sénat le vœu du Tribunat (4 mai) et, suivant la procédure du mois précédent, le Sénat adopta le rapport de sa commission, avec le texte d'une adresse. Sieyès, Grégoire, Volney, Lanjuinais votèrent contre, d'autres s'abstinrent : l'idéologue Cabanis, le ci-devant noble Choiseul-Praslin. Le rapport énumérait les réformes constitutionnelles que le Sénat demandait en retour de l'établissement impérial ; elles étaient nombreuses, et ne tendaient à rien de moins qu'à faire du Sénat une Chambre Haute législative et une Haute Cour politique, permanente, inamovible, sinon même héréditaire, et garante constitutionnelle, par l'organe de commissions spéciales, de la liberté de la presse et de la liberté individuelle. Ces revendications n'étaient pas sans hardiesse, encore qu'elles fussent toutes à l'avantage du Sénat lui-même. Dans son adresse (4 mai 1804), le Sénat rappelait en termes non équivoques les garanties légales qui lui paraissaient nécessaires :

Il faut que la liberté et l'égalité soient sacrées, que le pacte social ne puisse pas être violé, que la souveraineté du peuple ne soit jamais méconnue et que, dans les temps les plus reculés, la nation ne soit jamais forcée de ressaisir sa puissance et de venger sa majesté outragée.

Mais, en retour, le Sénat déclarait que la gloire, la reconnaissance, l'amour, la raison, l'intérêt de l'État : tout proclame Napoléon Empereur héréditaire.

 

V. — PROCLAMATION DE L'EMPIRE.

DEPUIS quelques jours, Napoléon Bonaparte s'occupait, en Conseil privé, de la rédaction d'un nouvel acte constitutionnel. Il y convoqua, avec ses collègues et les ministres, des conseillers d'État, des tribuns, des législateurs, des sénateurs. Chacun comptait bénéficier du prochain ordre de choses. Les législateurs espéraient le traitement des tribuns, les tribuns, le traitement des sénateurs, et les sénateurs comptaient sur les garanties constitutionnelles qu'ils avaient déjà précédemment revendiquées à leur profit. Mais Napoléon Bonaparte décidait seul, en maitre absolu. Quand le projet fut terminé, il fut en trois jours soumis pour la forme à l'assentiment du Conseil d'État, d'un dernier Conseil privé, et communiqué au Sénat (16 mai 1804) : Vos yeux exercés reconnaîtront dans le projet qui vous est présenté l'empreinte du génie qui l'a tracé, dit Cambacérès qui présidait. Portalis lut, au nom du gouvernement, un exposé des motifs composé dans le style abstrait dont il s'était fait une spécialité. Une commission avait été instituée, qui chargea Lacépède du rapport. Le projet était loin de donner satisfaction à toutes les demandes du Sénat, mais il n'était plus temps de résister. Lacépède fit un éloge grandiloquent et dithyrambique de la nouvelle constitution ; Grégoire seul osa émettre un avis contraire et, avec lui, deux sénateurs seulement votèrent négativement (Garat et Lambrechts) ; deux autres s'abstinrent. Adopté ainsi à l'unanimité moins 5 voix, le projet devint le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804).

Par l'article 1er, le gouvernement de la République est confié à un empereur qui prend le titre d'Empereur des Français ; par l'article 2. Napoléon Bonaparte, Premier consul actuel de la République, est Empereur des Français ; par l'article 3, la dignité impériale est héréditaire. L'article 142 et dernier fixait que la proposition suivante sera présentée à l'acceptation du peuple : Le peuple veut l'hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle et légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu'il est réglé par le sénatus-consulte organique. Sitôt le vote émis, le Sénat se rendit en corps à Saint-Cloud, et là, Cambacérès, second consul et président du Sénat, salua Bonaparte du titre de Majesté Impériale

La dénomination plus imposante qui vous est décernée, dit-il, n'est qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité. — J'accepte, répondit l'Empereur, le titre que vus croyez utile à la gloire de la nation. Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité. J'espère line la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environne ma famille.

Un nouveau plébiscite était donc ouvert. Il eut lieu à la fin de mai et dans le courant de juin 1804. Par une coïncidence qui, vraisemblablement, n'était pas due au hasard, les conspirateurs, qu'on oubliait, passèrent en jugement.

Nous avons fait plus que nous ne voulions, disait Georges Cadoudal ; nous venions donner un roi à la France, et nous lui donnons un empereur.

On ne comptait pas moins de 47 accusés (dont 7 femmes), 139 témoins à charge, 16 à décharge. Les débats durèrent du 28 mai au 10 juin, et l'acte d'accusation fut publié le jour même de la proclamation de l'Empire (18 mai). L'instruction avait commencé dès le lendemain de l'arrestation de Georges (9 février). Elle fut d'abord dirigée par la police, le préfet Dubois et Desmarest, sous la direction de Réal. 11 est hors de doute que plusieurs accusés ont été torturés en prison. Le 6 avril au matin, on trouva Pichegru mort dans sa prison. Certains détails sont tellement suspects que l'hypothèse d'un assassinat n'a rien d'invraisemblable. Le tribunal criminel spécial, institué en exécution de la loi d'exception du 26 février 1804, devait siéger sans l'assistance du jury, et fut composé de 12 juges, y compris le président Hémart (ancien membre des Cinq-Cents), et le rapporteur Thuriot (ancien Conventionnel Montagnard), à qui fut confié le soin d'achever l'instruction. Aux audiences, un seul accusé répondit de manière à charger Moreau : son avocat avait d'ailleurs retourné son dossier, ne voulant pas, disait-il, prendre la défense d'un mouton du gouvernement. Tous les témoins à décharge qui occupaient des fonctions publiques (et ils étaient pour la plupart dans ce cas) furent invités à ne point comparaître. Par contre, on amena le capitaine Wright, qui avait été fait prisonnier de guerre : Wright refusa de déposer, estimant avec raison qu'il n'avait pas à rendre compte, devant un tribunal étranger, des ordres qu'il avait reçus de son gouvernement. Il fut dès lors traité comme un prisonnier d'État, et on le suicida dans sa prison l'année suivante.

Le public suivait avec passion ces dramatiques débats. A plusieurs reprises, il hua le tribunal et applaudit Moreau. Néanmoins, comme il ne fallait pas trop se compromettre, il jugea dans les derniers jours plus prudent de trépigner sous lei bancs cille de battre des mains. Le général Lecourbe ne manqua pas une audience (il avait un frère qui siégeait parmi les juges), et il osait serrer publiquement la main à Moreau. On vendait le portrait des accusés. Les soldats présentaient les armes au passage de Moreau. Les troupes étaient si peu sires à Paris qu'on dut les consigner. A mesure que les débats se prolongeaient, la fermentation augmentait. On parlait tout haut contre l'Empereur. Un anagramme circulait : Bonaparte : Nabot a peur. Je me suis cru vingt fois à cette époque de 87, 88, 89, écrivait un témoin, où l'on se permettait partout de dire tout contre la Cour. Mais la police veillait. A lui seul, Moncey avait trois mouchards, inconnus les uns des autres, sur les rapports lesquels il rédigeait chaque soir son bulletin quotidien à Napoléon. Il fut défendu aux journaux de publier d'autre compte rendu que celui que l'administration prenait soin de rédiger pour eux. L'agitation ne dépassa guère les abords de la salle d'audience, et, dans l'ensemble du pays, l'opinion parait avoir été assez aisément dupe de la réalité du complot.

 Après une dernière audience, le 9 juin au matin, les juges commencèrent à délibérer. L'accusateur public avait requis la mort de tous les accusés sauf quatre. Quand vint le tour de Moreau, les juges se divisèrent : par 7 voix contre 5 ils votèrent l'acquittement. Mais Savary et Réal se tenaient dans une pièce voisine, et Thuriot les mettait au courant. Napoléon, instruit du vote. exigea une seconde délibération. Les juges votèrent donc à nouveau, Trois de ceux qui, quelques heures auparavant, estimaient Moreau innocent s'accordèrent avec Thuriot pour penser que c'était une affaire politique plus qu'une affaire judiciaire, et, par 8 voix contre 4, Moreau fut condamné à deux ans de prison. Le jugement fut rendu le 10 juin à quatre heures du matin : 20 accusés étaient condamnés à mort, 5 à deux ans de prison, 5 renvoyés en police correctionnelle, et les autres acquittés ou mis hors de cause. L'Empereur, bien que très irrité du jugement, gracia Moreau (qui partit, le 25 juin, pour l'Espagne d'où il devait s'embarquer pour l'Amérique) ; sur la prière de Joséphine il commua en détention la peine de mort prononcée contre 8 condamnés, dont Lajolais, Rivière, A. de Polignac, Charles d'Hozier, Bouvet de Lozier. Les autres, tous roturiers, furent exécutés, avec leur chef Georges Cadoudal, le 24 juin. Presque tous les accusés, qu'ils eussent été acquittés, graciés, ou condamnés à la prison, furent retenus indéfiniment dans des prisons d'État ou plus tard mis en surveillance dans de petites villes. La plupart de ceux qui survécurent n'avaient pas encore recouvré leur liberté en 1814.

Les résultats du plébiscite ne furent proclamés par le Sénat que le 6 novembre 1804, et encore les chiffres primitivement donnés dans le sénatus-consulte ont-ils dû être rectifiés. Les relevés définitifs portent 3.574.908 votants sur 61.968 registres dans 104 départements, avec 3.372.329 oui et 2.579 non. Mais les chiffres n'ont ici qu'une valeur médiocre.

Le procédé fut fort simple, écrit le sénateur Cornet. C'est un vieux proverbe qui en fit les frais : qui ne dit mot consent. De cette manière, ceux qui votèrent furent additionnés avec ceux qui ne votèrent pas. Ainsi l'unanimité ne fut troublée que par quelques non trop austères.

La commission sénatoriale du recensement ne craignait pas d'inscrire d'office 450.000 oui, dont 400.000 pour l'armée de terre et 30.000 pour l'armée de mer, alors qu'aucun registre de vote parmi les militaires n'avait été établi. Au surplus, le plébiscite de l'an XII ne portait, comme on l'a vu, ni sur la création de l'Empire, ni sur la désignation de Napoléon comme Empereur, ni sur la constitution nouvelle, mais seulement sur l'hérédité. Napoléon n'a même pas fictivement été fait Empereur par le peuple en ses comices. Il n'a dû son titre impérial qu'au Sénat, et Lacépède, dans son rapport du 18 mai 1804, l'avait expressément déclaré. Le peuple sera consulté, disait-il aux sénateurs, et nous attendons avec respect sa décision souveraine. Mais, à l'instant où vous aurez imprimé le sceau de votre autorité au sénatus-consulte, Napoléon est Empereur des Français !