I. — POLITIQUE CONTINENTALE. BONAPARTE se représentait la paix comme un moyen et non comme un but. Il en voulait profiter pour accroître sa puissance à l'intérieur et à l'extérieur. A l'en croire, ce n'était pas là pour lui ambition, mais nécessité : Un Premier consul ne ressemble pas il ces rois par la grâce de Dieu qui regardent leurs États comme un héritage, disait-il à Thibaudeau peu après la paix d'Amiens. Leur pouvoir a pour auxiliaire les vieilles habitudes. Chez nous, au contraire, les vieilles habitudes sont des obstacles. Le gouvernement français ne ressemble à rien de ce qui l'entoure. — Un gouvernement comme le nôtre a besoin, pour se consolider, d'éblouir et d'étonner.... Il faut qu'il soit le premier, ou qu'il succombe. Évidemment, la paix laisserait les habitants vaquer librement à leurs affaires et faciliterait la réorganisation intérieure de la France. Mais des succès militaires ne sont-ils plus nécessaires pour éblouir et contenir cet intérieur ? Pour contenir les malveillants, le gouvernement a besoin d'actions d'éclat, et par conséquent de la guerre. A l'extérieur, pour que la paix devienne solide, il faut, ou que la forme des gouvernements qui nous environnent se rapproche de la nôtre, ou que nos institutions politiques soient un peu plus en harmonie avec les leurs. Il y a toujours un esprit de guerre entre de vieilles monarchies et une république toute nouvelle. La paix actuelle ne durera pas. L'Angleterre nous craint, les puissances continentales ne nous aiment pas ; comment avec cela espérer une paix solide ? Bref, gardez-vous bien de croire que je veuille rompre la paix. Non ! Je ne jouerai point le rôle d'agresseur, j'ai trop d'intérêt à laisser l'initiative aux étrangers. Je les connais : ils seront les premiers à reprendre les armes ou à me fournir de justes motifs pour es reprendre. Je me tiendrai prêt à tout événement, et mou principe est que la guerre vaut mieux qu'une paix éphémère. L'avenir sera selon les circonstances. Ainsi la paix consulaire de Lunéville et d'Amiens était encore trop républicaine pour Bonaparte. Elle ne lui apparut pas comme un repos. Elle fut mobile comme le flot de la marée montante, mouvante comme le sable de la plage, incertaine et dangereuse. L'Empire n'était pas encore fait, et le mot même d'impérialisme n'a été créé que plus tard, mais aucun terme ne qualifierait mieux la politique d'expansion en Europe et dans le monde suivie par le Premier consul dès qu'il eut la paix. En Italie, non content de sa domination déjà consolidée sur la République italienne, Lucques et le royaume d'Étrurie, Bonaparte, en 1802, acquiert le Parmesan à la mort du vieux duc, transforme la constitution ligurienne en augmentant le pouvoir du doge qui est désormais à sa nomination, et annexe l'île d'Elbe sur l'Étrurie (26 août), le Piémont (11 septembre) sur le nouveau roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel Ier, qui vient de monter sur le trône après l'abdication de son frère Charles-Emmanuel. Le Valais, qui commande le Simplon et les autres voies d'accès en Italie, reçut d'autorité une constitution autonome calquée sur celle du Consulat (28 août), avec la garantie commune des républiques française, italienne et suisse. Depuis que l'ancienne Confédération suisse avait été transformée en République helvétique, par la constitution du 12 avril 1798, qui a fait d'elle une nation au sens moderne du mot, la lutte était constante entre unitaires et fédéralistes. Les premiers étaient révolutionnaires, démocrates, centralisateurs, partisans de la France, de l'égalité des cantons entre eux comme de l'égalité des citoyens dans les cantons : les seconds, aristocrates, soutenus secrètement par l'Angleterre et l'Autriche, voulaient le retour à l'ancien ordre de choses, l'indépendance réciproque des cantons et, si possible, la restauration de leur domination sur les pays sujets qui venaient d'être émancipés. Une nouvelle constitution, de tendance fédéraliste, fut approuvée par Bonaparte à la Malmaison (29 mai 1801) ; puis, quand elle eut été remplacée par une autre, de tendance unitaire (19 mai 1802), Bonaparte autorisa le retrait des troupes françaises. Aussitôt, les fédéralistes prirent les armes contre les unitaires. Rapp accourut en chaise de poste pour mettre le holà (5 octobre). Ney ramena le corps d'occupation qui rétablit l'ordre. Une délégation des deux partis se rendit à Paris auprès du Premier consul reconnu comme médiateur, et qui présida ses conférences. L'acte de médiation est daté du 19 février 1803. Il réconcilie, dans un heureux compromis constitutionnel, unitaires et fédéralistes. Les cantons ne peuvent ni se faire la guerre, ni s'allier entre eux ou séparément avec l'étranger. La république est neutre sous la garantie de la France, par traité d'alliance défensive valable pour cinquante ans. En échange, une capitulation militaire assure à la France le concours de 16.000 soldats suisses. Ainsi, la constitution consulaire n'est pas exportée en Suisse, comme elle l'avait été dans les républiques vassales déjà organisées. Rarement Bonaparte a été mieux inspiré. Ni les unitaires, ni les fédéralistes n'obtiennent gain de cause. La paix fédérale est faite. Les cantons retrouvent leur indépendance locale, et la nation suisse, née sous le Directoire, sans maîtres ni sujets, se consolide librement sous le régime napoléonien. Les intrigues austro-anglaises auxquelles elle donnait asile cessèrent définitivement. Wickham était retourné en Angleterre dès le mois de mars 1802. Militairement enfin, la Suisse neutre assurait la sécurité des frontières de France et d'Italie, comme de leurs relations communes. Le pouvoir de médiation que la France venait d'exercer en Suisse était pour elle de tradition et de droit en Allemagne, mais, depuis la fin du siècle précédent, une autre puissance médiatrice s'était imposée, en raison des accointances germaniques de sa dynastie et de ses visées hégémoniques. Le tsar, allemand par ses origines et ses alliances, par sa mère wurtembourgeoise, sa femme badoise, sa sœur devenue mecklembourgeoise, et ambitieux autant qu'il était allemand, n'entendait pas laisser tomber l'habitude russe d'intervention en Allemagne. Le protectorat de la France en Allemagne était donc balancé par le protectorat russe. La liberté germanique pouvait en profiter, et d'autant plus que jamais peu t-être les terres allemandes n'avaient paru si aisément malléables. Tout était possible. Le traité de Lunéville indiquait qu'on allait procéder à des sécularisations. Mais dans quelle mesure ? L'Autriche prit les devants, et elle ouvrit la campagne diplomatique par une double manœuvre : à la Diète et auprès des puissances, à Berlin, Paris et Pétersbourg. La Diète désigna une délégation ou députation (2 octobre 1801), qui compta 8 membres, dont 4 du collège des Électeurs et 4 du collège des Princes. L'empereur y consentit (7 novembre), mais en se réservant le droit chi ratification. Les suggestions qu'entre temps il avait faites comme Autrichien à la France, à la Prusse et à la Russie voulaient tout à la fois désavantager la Prusse, maintenir les électorats ecclésiastiques, limiter les sécularisations et faire la part belle au Toscan exclu d'Étrurie. Avec l'appui du tsar, l'Autriche se croyait déjà au moment des réalisations, lorsqu'une nouvelle manœuvre diplomatique commença, dont la Prusse, très habilement, prit l'initiative. De Berlin, Haugwitz intervint à Paris. En octobre 1801, Beurnonville transmettait de sa part à Talleyrand un ingénieux projet. Le Toscan recevrait la part que l'Autriche demandait pour lui (sécularisation de Salzbourg, Berchtesgaden, Passau, Brixen et Trente), mais la Prusse revendiquait une indemnité équivalente, en compensation des territoires perdus sur le Rhin et de l'accroissement de la puissance autrichienne en Allemagne. La sécularisation des principautés ecclésiastiques pouvait n'être pas totale, mais les trois électorats disparaîtraient. Tout au plus l'électorat de Mayence, dont les préséances traditionnelles faisaient le personnage le plus éminent en dignité dans l'empire après l'empereur, serait-il conservé, mais on le transférerait à Ratisbonne, quitte à le pourvoir de domaines prélevés par virement sur d'autres territoires ecclésiastiques. En même temps Haugwitz agissait auprès du tsar, que la Bavière avait déjà rendu attentif aux visées autrichiennes. Les souverains se joignirent à Memel (10 juin 1802) ; ils se plurent, et l'amitié personnelle des monarques consolida leur politique commune. On dansa des polonaises sans fin, raconte la reine Louise, on fit les enfants, on sauta comme des cabris, et chacun fut heureux et content. Quant on se sépara (16 juin), la reine, le roi, le tsar avaient les grosses larmes aux yeux. Frédéric-Guillaume, l'aîné, n'avait que trente-deux ans, la reine Louise vingt-six, Alexandre vingt-cinq : entre jeunes, l'accord est toujours prompt, surtout quand il y a similitude de répulsions. Car on doit présumer que les paroles échangées sur le compte de Bonaparte n'ont pas été toutes élogieuses. Le tsar, au surplus, ne faisait pas mystère de ses sentiments. Il n'admettait pas que Bonaparte eût pris le Consulat à vie et préféré singer les cours tout en violant la constitution de son pays (comme il l'écrivait à La Harpe le 7 juillet 1802) : c'est un des tyrans les plus fameux que l'histoire ait produits. A Paris, les accords étaient déjà signés. Les principaux princes allemands eurent tôt fait de s'adapter à la situation nouvelle, et leurs envoyés avaient fait diligence auprès du Premier consul. Deux politiques étaient possibles : lier partie avec l'Autriche, restreindre les sécularisations et maintenir les électorats ecclésiastiques, qui avaient si souvent et si longtemps été parmi les alliés de la France, ou lier partie avec la Prusse, élargir les sécularisations, supprimer les électorats et fortifier les princes héréditaires dont on pouvait espérer qu'ils seraient ainsi attachés à la France plus solidement encore que par le passé. On pouvait, au début tout au moins, gagner la Russie aussi bien par l'Autriche que par la Prusse. Des deux alternatives, la première était la plus conforme aux intérêts immédiats et lointains de la France, celle qui altérait le moins la figure séculaire de l'Allemagne et qui pouvait le mieux consolider la paix en donnant satisfaction à l'Autriche. Mais on persistait à Paris à croire au roi de Prusse, on n'hésita plus quand la Prusse eut l'appui de la Russie. Et, dès le 23 mai 1802, Lucchesini signait à Paris un traité qui attribuait à la Prusse deux évêchés, un troisième en partie, six abbayes et trois villes libres. Le même jour, Bonaparte mandait à Frédéric-Guillaume : Je regarderai toujours comme politique pour la France et extrêmement doux pour moi de faire quelque chose qui puisse accroître la puissance et la force de votre royaume, et de réunir par des liens plus étroits la France et la Prusse. Le lendemain (24 mai 1802), le ci-devant stathouder, parent du roi de Prusse, et la Bavière, puis, les jours suivants, le Wurtemberg, Bade, Hesse-Cassel, concluaient avec Talleyrand leurs traités d'indemnités, et, le 3 juin, Talleyrand colligeait avec Markof, pour en donner communication au tsar, les idées directrices de tous les accords. L'introduction du Toscan dans le système germanique, avec la part que l'Autriche avait demandée pour lui, menaçait de rompre l'équilibre au profit de l'Autriche. L'assertion n'eût été exacte qu'à la condition qu'on fit abstraction de la clientèle que l'Autriche perdait avec les principautés ecclésiastiques ; mais peu importe. Il avait fallu donner aux princes héréditaires, non plus seulement une indemnité pour ce qu'ils perdaient sur la rive gauche du Rhin, mais une compensation pour ce que l'Autriche gagnait. Le résultat était qu'on devait séculariser toutes les principautés ecclésiastiques, grandes et petites, et médiatiser toutes les villes libres (sauf 6), ainsi que la plupart des petits seigneurs laïques immédiatisés par l'Autriche depuis deux siècles. Un seul électorat ecclésiastique subsistait : Mayence, avec transfert à Ratisbonne ; mais Hesse-Cassel, Wurtemberg et Bade, ces deux derniers spécialement avantagés sur la recommandation du tsar, recevraient le bonnet électoral. En d'autres termes, la France s'était mise à la remorque de la Prusse, et, quand la Russie donna son assentiment (4 juillet 1802) au plan du 3 juin, elle ne faisait en définitive que consacrer le projet prussien d'octobre 1801. La politique française avait été passive, presque servile. Mais tout s'était passé à Paris. La face était sauve. Talleyrand célébra ses hauts faits au Sénat (20 août 1802) : la Prusse fera contrepoids à l'Autriche, les indemnités territoriales ont été choisies de manière qu'il n'y ait contact de la France ni avec la Prusse ni avec l'Autriche ; l'équilibre germanique est maintenu, la paix du continent consolidée. En fait, la France venait de travailler pour le roi de Prusse. Il ne restait plus qu'à obtenir l'assentiment de la Diète et la ratification de l'empereur. A Ratisbonne, nulle difficulté sérieuse. La députation tint sa première séance le 24 août : dès le 23 novembre elle avait achevé son travail. Elle acceptait le plan du 3 juin. Mais l'empereur fit valoir sa ratification : il obtint le bonnet électoral pour le Toscan, qui dut céder Trente et Brixen destinées à arrondir le Tyrol autrichien, mais reçut un évêché pris sur la part de la Bavière, laquelle annexait en compensation quelques domaines ecclésiastiques sécularisés supplémentairement (traité austro-français du 26 décembre 1802). L'électeur de Mayence venait de mourir ; il eut pour successeur son coadjuteur Charles de Dalberg, et non un archiduc, comme on avait espéré à Vienne. Enfin l'Autriche reconnaissait les changements survenus en Italie. — Les petits princes laïques qui n'avaient pas obtenu satisfaction à Paris, les ducs d'Aremberg, de Brunswick-Wolfenbüttel, de Croy, de Holstein-Oldenbourg, de Looz, les princes de Salm-Salm, de Nassau-Dillenbourg, Usingen et Weilbourg, et tous leurs congénères s'agitaient fort. Ce fut à Ratisbonne, et non à Paris, qu'eurent lieu les ultimes marchandages, les doléances suprêmes et sans doute aussi les cadeaux suspects. Ce serait être dupe que de paraître content de son lot, écrivait Laforest, l'envoyé français ; il n'y a moyen de se défendre qu'en se mettant à demander. L'acte final, recès ou conclusion principale de la députation d'empire, a été adopté le 25 février 1803, approuvé par la Diète le 24 mars, et ratifié par l'empereur le 27 avril. La Prusse, la Bavière, mais plus encore le Wurtemberg et Bade, pour ne citer que les quatre États les plus importants, obtenaient en terres et en hommes beaucoup plus qu'ils ne perdaient. La Prusse s'établit solidement entre Elbe et Rhin, en Westphalie. Elle n'a pas le Hanovre, et même l'électeur, duc de Brunswick-Lunebourg, roi d'Angleterre, reçoit un évêché en compensation de territoires devenus prussiens ; mais la Prusse serre ses États de tout près. Les pays de Bade, qui jusqu'alors ne formaient qu'une série d'enclaves, sont réunis en groupe presque compact. De même, le Wurtemberg, la Bavière gagnent en concentration. L'Autriche aussi. Les remaniements territoriaux dont elle bénéficie et le voisinage du domaine dont elle a obtenu l'attribution pour le Toscan complètent la transformation territoriale commencée avec l'échange de la Belgique contre Venise. L'Autriche a été constamment vaincue, diplomatiquement et militairement, et pourtant elle sort consolidée de la lutte, comme ramassée sur elle-même pour reprendre son élan. — Ainsi tous les princes allemands, et d'abord les plus forts, se trouvent fortifiés. Les plus faibles ont disparu : les princes ecclésiastiques, les villes libres et les derniers venus des princes immédiats. Le mouvement commencé par la Réforme du XVIe siècle continue, et l'on ne saurait nier la concordance des sécularisations avec l'œuvre intérieure de la Révolution en France. L'Allemagne est politiquement comme laïcisée. Elle prend une nouvelle figure. Sans doute, la Prusse et l'Autriche n'ont pas obtenu d'avantages décisifs l'une contre l'autre, elles restent rivales même quand elles ont été alliées, et se font contrepoids ; l'équilibre n'est pas rompu. Mais les domaines ecclésiastiques qui longeaient le Rhin ne sont plus. A leur place se trouvent maintenant des États nouveaux, jeunes, ambitieux, capables peut-être d'avoir une politique propre et, s'ils s'entendent, de neutraliser les ambitions de la Prusse et de l'Autriche. La France les considère comme des clients naturels, et la raison pour laquelle Bonaparte a fait sien le plan prusso-russe d'indemnité est sans aucun doute qu'il voulait se ménager leur alliance, par quoi il les aurait maintenus d'accord entre eux. Le calcul était juste, pour l'avenir immédiat, mais il n'allait pas sans périls. L'influence de la France en Allemagne était grande, certes, mais l'influence de la Russie était-elle moindre ? Les États de Bade, de Wurtemberg, de Bavière, de Prusse étaient-ils moins les obligés d'Alexandre que de Bonaparte ? L'Autriche a été une fois de plus mise en dehors des combinaisons françaises, elle reste l'ennemie. Mais, en secondant la Prusse et la Russie, Bonaparte s'était-il assuré leur concours ? Le tsar n'a pas reconnu les changements survenus en Italie. Le 21 octobre 1802, il écrivait à Bonaparte qu'il s'y refusait aussi longtemps que cet ordre de choses subsistera, et quel que soit du reste mon désir sincère de vous faire plaisir. Néanmoins, comme les affaires d'Italie étaient pour le moment rejetées au second plan, il a provisoirement passé condamnation. Il a même approuvé la médiation française en Suisse ; son ancien précepteur La Harpe, qui est Suisse et démocrate, lui en a fait comprendre les avantages pour son pays. Mais il reste plus que jamais, et en raison même du succès de sa politique, jaloux de son hégémonie en Europe centrale. Et. la Prusse, qui a toujours tant reçu d'avances de la France, n'a jamais voulu se lier à elle. Plus elle est forte, plus elle se sent libre. Si Bonaparte a escompté, par sa politique d'entente non conditionnelle à l'égard de la Prusse et de la Russie dans les affaires d'Allemagne, leur alliance contre l'Angleterre, comme il semble bien qu'il en ait eu le secret désir, il s'est leurré. II. — POLITIQUE COLONIALE. LES ménagements dont
usait Bonaparte avec la Prusse et la Russie lui paraissaient inutiles avec
l'Angleterre. Il ne la comprenait pas. C'était pour lui un pays méprisable et
mal administré, sans finances, sans armée, sans marine, gouverné par des imbéciles, et qu'on a le tort d'admirer sur parole. Elle n'a qu'un avantage sur la France,
disait-il au Conseil d'État : son immense étendue de
côtes qui lui fournit beaucoup de matelots. La France au contraire a peu de côtes et un ventre considérable. La nature nous a
maltraités : l'Angleterre est une bosse que
nous avons toujours sur le nez, elle a la nature pour elle. Mais,
quant au reste, quelle misère ! On dit que Shakespeare est le premier écrivain du monde. Je l'ai lu : il n'y a rien
qui approche de Corneille et de Racine. Il n'y a pas moyen de lire une de ses
pièces ; elles font pitié. Et Milton ! Il n'y
a que son invocation au soleil et deux ou trois morceaux : le reste n'est
qu'une rhapsodie. J'aime mieux Vély que Hume. La France n'a rien à envier à
l'Angleterre, un pays que ses habitants désertent dès qu'ils le peuvent. Il y
en a actuellement plus de 40.000 sur le continent. Contre un pays
comme celui-là, on peut donc agir sans scrupule ni précaution. Bonaparte s'en prit d'abord au commerce. Pour commencer, il réorganisa grandement, à sa façon, l'administration des douanes (arrêtés des 16 septembre et 28 novembre 1801). A la hiérarchie ainsi constituée, il donna son commandement autocratique. Il fit voter la loi du 19 mai 1802, d'après laquelle le gouvernement pourra provisoirement hausser ou baisser la taxe des douanes, suivant les formes usitées par les règlements d'administration publique, quitte à présenter ensuite les tarifs qu'il aura fait appliquer, en forme de projets de loi. Et il fit aussitôt usage du droit nouveau qui lui était ainsi conféré. Par arrêté du 22 juillet 1802, il élevait sensiblement les droits d'entrée sur les produits coloniaux, et par celui du 15 décembre sur les toiles de coton. Le commerce anglais devait être le premier atteint par ces mesures. Enfin la loi du 28 avril 1803 (dite du tarif de l'an XI), complétée le 3 mai par des dispositions spéciales pour la répression de la contrebande, réglemente le commerce du transit et du cabotage, établit par une innovation heureuse des entrepôts réels à Marseille, Rouen, Bruges, Strasbourg, Mayence, Cologne et Cherbourg, coordonne et complète les modifications successivement apportées au tarif de 1791, dont elle maintient le caractère protectionniste, notamment pour les produits coloniaux et les tissus. Un an auparavant, le 10 avril 1802, Hawkesbury disait à Otto qu'il avait l'espérance, non d'un traité de commerce, chose impossible, mais de quelques relations partielles de commerce à établir entre les deux pays, non pour ouvrir un nouveau marché à nos manufactures, mais pour intéresser plusieurs classes à la conservation de la paix : il espérait trop. Aucune exception n'était consentie. La France restait fermée, et le commerce britannique devait subir la loi commune. L'Angleterre avait encore d'autres motifs d'inquiétude et de déception que la politique continentale du Consulat et son protectionnisme commercial. La France ne détenait plus ni l'Égypte, ni Malte, ni Corfou ; pour complaire au tsar, qui s'était posé comme le champion de l'indépendance napolitaine, elle évacuait même la terre d'Otrante (Tarente, Otrante et Brindes), mais il était visible que Bonaparte considérait toujours la Méditerranée comme un lac français. Dès que la paix eut enfin été signée avec la Sublime-Porte, et les capitulations rétablies (25 juin 1802), le général Brune fut envoyé comme ambassadeur à Constantinople, et ses instructions (18 octobre 1802) portaient qu'il devait restaurer par tous les moyens la suprématie que la France avait depuis deux cents ans dans cette capitale, tenir constamment son rang au-dessus des ambassadeurs de toutes les nations, reprendre sous sa protection tous les hospices et tous les chrétiens de Syrie et d'Arménie, principalement dans les Lieux saints. Et, sous main, les agents français encourageaient, contre les Turcs, les Serbes du Monténégro et les Grecs des îles. Une mission fut confiée au colonel Sébastiani en Tripolitaine, en Égypte et en Syrie (5 septembre 1802). Son rapport, publié à grand fracas dans le Moniteur, constatait que les Anglais n'avaient pas encore évacué l'Égypte, mais que le corps d'occupation ne valait rien, qu'il était mal vu de la population, et qu'il suffirait de quelques milliers d'hommes pour les bouter dehors, comme si la France avait en vue une nouvelle expédition d'Orient. Il semblait qu'elle voulût conquérir aussi les États barbaresques. Non seulement elle signait des traités de paix avec la régence de Tripoli (16 juin 1801) et le beylicat de Tunis (23 février 1802), mais elle parut à la veille d'envahir l'Algérie. Il est vrai que, l'Angleterre n'eut d'abord à s'en prendre qu'à elle-même. C'est à son instigation que le dey recommença les hostilités (24 janvier 1801), quatre mois à peine après qu'il eût fait la paix avec la France (le 30 septembre 1800). Mais bientôt il rappelait le consul Dubois-Thainville, qui s'était réfugié à Alicante avec la petite colonie française (140 têtes), et il concluait un nouveau traité de paix (28 décembre 1801). Or, quinze jours plus tard, un vaisseau qui transportait des troupes de Toulon à Saint-Domingue sombrait sur la côte d'Afrique ; les naufragés furent pillés, tués, réduits en esclavage. Bonaparte perdit patience. Il réclama une punition exemplaire des coupables, sinon, déclarait-il, je débarquerai 80.000 hommes sur vos côtes et je détruirai votre régence. Ses menaces concordaient arec son désir. Decrès demanda à Jeanbon, l'ancien Conventionnel devenu préfet de Mayence après avoir été consul à Alger, un plan d'opération. Jeanbon conseilla de frapper à Alger un coup rapide comme la pensée, et de séparer par une défaite décisive les Maures des Turcs. Il indiquait où il fallait débarquer pour enlever promptement la ville ; le plan qu'il indiquait a été suivi en 1830. Je préfère effectivement avoir une rupture avec les Algériens et leur donner une bonne leçon, grondait Bonaparte (7 juillet 1802) ; mon intention est de ne rien souffrir de ces bandits. A Paris, on imprimait le règlement d'une Société de l'Afrique intérieure et de découvertes, dont le comité directeur devait siéger à Marseille. Une division navale se présenta devant Alger ; Hulin en débarqua, prêt, à agir. Mais le dey céda, consentit à tout : punition des coupables, libération des prisonniers, rétablissement de la paix (7 août 1802). Bonaparte rêvait alors d'un grand empire colonial, et, avant même d'en avoir pris possession, il le réglementait déjà. On sait que la Révolution avait assimilé les colonies à la métropole et admis les députés coloniaux à siéger dans les assemblées nationales. La Constitution de l'an VIII supprima la députation coloniale ; de sorte que les colonies ne furent plus admises à concourir à la confection des lois auxquelles elles devaient être assujetties. Du moins seraient-ce encore des lois votées après délibération régulière du pouvoir législatif, et la Constitution le stipulait expressément. La loi du 20 mai 4802 supprima cette dernière garantie : Nonobstant toutes lois antérieures, le régime des colonies est soumis pendant dix ans aux règlements qui seront faits par le gouvernement. Ainsi les colonies sont en dehors du droit commun et soumises à un régime d'exception, sans aucun contrôle législatif. Le texte même de la loi du 20 mai 1802 montrait dans quel esprit le gouvernement allait procéder. L'esclavage avait été supprimé dans les colonies françaises. Il est vrai qu'aux Mascareignes (îles de France et de la Réunion), les planteurs, devenus en fait autonomes, avaient maintenu leur autorité sur les esclaves ; qu'à la Martinique et dans les autres colonies occupées par les Anglais l'esclavage subsistait ; l'émancipation n'était devenue complote qu'à Saint-Domingue, et l'on sait avec quels résultats. Rétablir l'esclavage, c'était aussi rétablir la traite. 11 n'y a là qu'un mal nécessaire, déclarait un tribun ; si, comme magistrats, nous versions des larmes sur la traite, nous serions comme un général qui avant la bataille pleurerait sur ceux qui vont être tués. Au Corps législatif, Regnaud (de Saint-Jean-d'Angély) démontra eu trois points qu'il est nécessaire, il est juste, il est honorable de rétrograder, pour l'intérêt politique de la France qui ne doit pas se singulariser, pour l'intérêt des cultures coloniales et du commerce, pour l'intérêt de l'humanité et d'une philosophie éclairée. Ainsi fut votée, par 54 voix contre 27 au Tribunat et 211 contre 63 au Corps législatif, la loi du 20 mai 1802, qui rétablissait l'esclavage et la traite. La disposition qui substituait dans les colonies le pouvoir réglementaire, de l'État au régime de la loi ne fut même pas discutée. Pour inaugurer sa prérogative nouvelle, le gouvernement interdit, sous peine de déportation, l'entrée libre en France des noirs, mulâtres et autres gens de couleur (arrêté du 2 juillet 1802), et défendit aux officiers de l'état civil d'inscrire des mariages entre blancs et négresses ou nègres et blanches (arrêté du 8 janvier 1803). Aux Indes orientales, le Premier consul associait sous sa domination les colonies hollandaises de la Sonde et du Cap aux colonies françaises. Un corps de 3000 Hollandais était arrivé au Cap le 21 décembre 1802 pour en reprendre possession. A Mascate, l'ancien Conventionnel Cavaignac, nommé résident et commissaire des relations commerciales (20 juin 1802), devait s'assurer l'amitié de l'iman et lui remettre de riches présents (27 octobre 1802). Ainsi, la France tenait en quelque sorte les trois extrémités de l'Océan Indien, par le Cap, Java et Mascate. Il ne restait plus qu'à prendre pied en Inde. Le général Decaen fut nommé capitaine général des cinq comptoirs (18 juin 1802). Il détestait les Anglais, et les instructions qu'il reçut portaient que les Anglais sont les tyrans des Indes ; ils sont inquiets et jaloux. Il faut s'y comporter avec douceur, dissimulation et simplicité. En d'autres termes, Decaen devait observer et préparer. Au cas où la guerre éclaterait trop tôt (car le Premier consul jugeait déjà la guerre inévitable), Decaen se replierait sur l'Ile de France, avec Madagascar comme dépendance à ressaisir : dès le 13 janvier 1801, une enquête sur l'opportunité d'une expédition dans la grande île avait été ordonnée à la Marine. Mais, si au contraire les circonstances étaient favorables, la mission de Decaen en Inde même pouvait le mettre à portée d'acquérir un jour cette gloire qui prolonge la mémoire des hommes au delà de la durée des siècles. Decaen comprenait si bien qu'il ne s'agissait de rien de moins que de la conquête de l'Inde sur les Anglais, qu'il avait proposé un neveu de Dupleix comme préfet colonial. Il partit de Brest le 6 mars 1803. Mais, en cours de route, contre-ordre lui fut dépêché, le 25 mars, de s'arrêter à l'He de France. Au reste, dès le 47 octobre 1802, Londres avait décidé de différer provisoirement la restitution des colonies encore occupées en Inde. Aux Indes occidentales. la pensée coloniale du Premier consul semblait se développer avec une ampleur illimitée. Peut-être les récits créoles de Joséphine ont-ils contribué à alimenter l'imagination de Bonaparte. Il fallait reprendre Saint-Domingue, qui avait été la plus belle de toutes les colonies européennes avant la Révolution, et, avec les Antilles que devaient restituer les Anglais, en faire le centre géographique de l'expansion française dans les deux Amériques, au nord en Louisiane (cédée par l'Espagne le 21 mars 1801), au sud en Guyane, de limites encore indéfinies l'une et l'autre. Pendant quelques mois, Bonaparte se donna toutes les apparences de vouloir réaliser son programme gigantesque. Il opéra, non sans fracas, partout simultanément, sauf en Guyane. Il organisa en Hollande une expédition grandiose dont il voulut d'abord donner le commandement à Bernadotte, pour se débarrasser de lui. Bernadotte refusa. Ce fut le général Victor qui devint capitaine général de la Louisiane (à 70.000 francs, outre la solde de son grade), avec un lieutenant du capitaine général, un préfet colonial (Laussat, à 50.000 francs), assisté d'un sous-préfet de Haute-Louisiane, un grand juge (à 36.000 francs), 40 fonctionnaires supérieurs (dont 23 militaires et 17 civils), 2 demi-brigades d'infanterie, un régiment d'artillerie, 12 vaisseaux, des approvisionnements et des marchandises pour les Indiens (arrêté du 24 septembre 1802). En lisant cette nomenclature, on est obligé de se demander contre qui Victor devait faire la guerre, puisqu'il n'y avait pas d'ennemi en Louisiane. Où aurait-il à opérer ? Ne débarquerait-il pas en Angleterre ? en Irlande ? au Canada ? Tous les préparatifs étaient terminés le 10 mars 1803, mais le mauvais temps retarda le départ imminent. Cependant, Laussat avait pris les devants : il quitta Paris le 1er décembre 1802 et arriva à la Nouvelle-Orléans le 26 mars 1803. Là, il obtint que le pavillon français fût hissé à côté du pavillon espagnol (5 avril), et il négociait avec la commission espagnole de cession venue de la Havane (le 10 mai), quand brusquement la nouvelle parvint de la vente de la colonie aux États-Unis (7 août). Laussat refusait d'y croire : une bourde, disait-il ; mais bientôt, il en reçut la confirmation officielle. Le 10 avril, dans un Conseil extraordinaire à Saint-Cloud, Bonaparte s'était décidé. Je considère déjà la colonie comme perdue (à cause de la guerre imminente contre l'Angleterre), dit-il ; elle sera plus utile à la politique et même au commerce de la France que si je tentais de la garder, et, dès le lendemain (11 avril), Talleyrand informait Livingston, le ministre américain à Paris, des intentions du gouvernement. Or, le président Jefferson venait d'envoyer Monroe en mission extraordinaire en France (8 mars) pour obtenir le rétablissement des avantages commerciaux dont les Américains jouissaient en Louisiane sous le régime espagnol, et Monroe arrivait à Paris le 12 avril. Ni lui, ni Livingston n'avaient mandat pour traiter de la cession. Ils passèrent outre. Barbé-Marbois, chargé de la vente, traita pour 80 millions de francs (30 avril), et Bonaparte le gratifia d'une commission de 192.000 francs. Le payement devait être effectué en dollars, acceptés par la France au cours surfait de 5 francs 33 le dollar ; soit 15 millions de dollars. De plus, la France consentait à déduire une somme de 20 millions de francs comme indemnité, plus surfaite encore, aux Américains lésés au cours des récentes difficultés maritimes. Enfin, les banques Hope et Labouchère en Hollande et Baring de Londres, qui transmirent les fonds, prélevèrent un escompte accru par les risques de guerre. Bref, l'opération rapporta tout au plus une cinquantaine de millions au Trésor. Jamais, dans l'histoire, on n'avait vendu un continent si bon marché. Et jamais on n'avait été si loin des principes révolutionnaires et du droit des hommes à disposer d'eux-mêmes. Les signatures furent échangées le 3 mai 1803. Le soir même, Victor était avisé que son expédition n'aurait pas lieu. La Louisiane, qui n'était plus espagnole, mais pas encore française officiellement, se trouvait donc américaine. Deux cérémonies solennelles et identiques, célébrées à la Nouvelle-Orléans avec salves de canon, fanfares, discours et protocoles, marquèrent tout ensemble le commencement rétrospectif et la fin de la domination française : le 30 novembre 1803, on rendit les honneurs au pavillon espagnol et on arbora le pavillon français ; le 20 décembre, devant un détachement américain arrivé l'avant-veille, on recommença, mais avec d'autres couleurs ; le pavillon étoilé de l'Union remplaça pour toujours le drapeau tricolore. Aux Antilles, la Martinique était occupée par les Anglais, qui ne tirent aucune difficulté pour restituer Pile avec les petites Antilles, également en leur possession. A la Guadeloupe, les blancs avaient réussi à conserver leur autorité sur les nègres ; mais ceux-ci se soulevèrent à la fin de 1801. La répression fut très difficile et dure ; le général Richepanse y mourut (3 septembre 1802), ainsi que presque tous ses soldats. Près de 8.000 noirs furent tués, emprisonnés, déportés. La Guadeloupe était complètement dévastée quand la paix fut rétablie. Du moins, l'île restait française. A Saint-Domingue, l'expédition tourna au désastre. Le général en chef, le nègre Toussaint Louverture, avait été confirmé dans son commandement au début du Consulat. A l'est de l'île, l'ancienne partie espagnole de Santo-Domingo était placée depuis le traité de Hâle sous un régime singulier : les fonctionnaires espagnols y avaient été maintenus sous la direction d'un résident français. Il en résultait de nombreuses difficultés pour Toussaint. Les fugitifs et les mécontents trouvaient toujours bon accueil à Santo-Domingo. Sans prendre l'avis du gouvernement, et malgré l'opposition du commissaire civil qui lui était adjoint, Toussaint pénétra dans l'ancienne colonie espagnole, prit possession de Santo-Domingo (27 octobre 1801), et devint ainsi le maître incontesté de toute la grande île. Il estimait le moment venu de l'organiser. Une assemblée centrale d'une douzaine de membres désignés par lui (tous blancs, sauf un mulâtre et deux inconnus) élabora une constitution. Le texte, daté du 9 mai 1801, fut approuvé par Toussaint le 3 juillet et envoyé à Paris le 16. Saint-Domingue était définie comme une colonie faisant partie de l'Empire français, mais elle s'administrait elle-même sous l'autorité du gouverneur nommé par l'assemblée centrale. Par exception, Toussaint, gouverneur à vie, était autorisé à désigner son successeur. Le gouverneur proposait les lois, l'assemblée centrale les votait. L'abolition de l'esclavage était maintenue, mais les nègres, devenus cultivateurs à leur propre compte, devaient rester attachés à la glèbe. La traite était rétablie. D'autre part, Toussaint disposait d'une solide armée de 15.000 hommes ; les finances étaient en bon état ; les relations commerciales avec la France et les États-Unis reprenaient ; la vie sociale recommençait ; Toussaint lui-même donnait des réceptions ; les négociants et les planteurs revenaient peu à peu ; l'ordre régnait partout, et, sous le gouvernement de Toussaint, l'île était en passe de retrouver rapidement son ancienne prospérité. La manière dont Toussaint se représentait l'organisation de l'île sous l'égide de la France apparaît comme le premier exemple historique d'autonomie d'une colonie de peuplement. Mais Bonaparte n'admettait pas qu'un autre que lui prit des allures de chef. Il refusa de reconnaître la constitution de Saint-Domingue comme l'annexion de Santo-Domingo, et décida de procéder à la manière forte, pour restaurer l'ancien ordre de choses. Dés octobre 1801. il organisa une grande expédition militaire, dont il donna le commandement à son beau-frère le général Leclerc. avec de vieux soldats, rompus à toutes les fatigues et prêts à toutes les besognes, qui venaient de faire les campagnes d'Égypte, d'Allemagne et d'Espagne. Des colons signalaient les dangers de la fièvre jaune. Leclerc s'en moquait. Il répondait avec un air de mépris : Tous les propriétaires des colonies parlent de même. Il était sûr de lui, et la belle Pauline l'accompagnait comme en partie de plaisir. L'expédition, forte de 21 vaisseaux et de 23.000 hommes, partit de Brest dans la nuit du 11 au 12 décembre 1801. Le 1er février 1802, elle arrivait en vue du Cap-Haïtien. Au lieu d'entrer d'abord en relations avec Toussaint., Leclerc agit en conquérant. La guerre dura trois mois. Les troupes de Toussaint résistèrent avec acharnement. Leclerc fut vainqueur, mais il perdit la moitié de son armée : 6.000 morts de fièvre ou tués, autant de blessés et de malades. Le 5 mai il conclut avec Toussaint une convention de paix et d'amnistie. Puis, déloyalement et par surprise, il fait Toussaint prisonnier aux Gonaïves et (7 juin) l'expédie en France (15 juin). Là, Bonaparte l'incarcère au fort de Joux (où il devait mourir de consomption le 7 avril 1803). Seul maître de l'île grâce à ce guet-apens, Leclerc organisa aussitôt la réaction. Dans leur parler franco-nègre, les Haïtiens disent encore aujourd'hui en proverbe : Z'affé mouton pas z'affé cabrite, les affaires des moutons — les noirs — ne sont. pas celles des chiens — les blancs. Leclerc le leur fit bien voir. Des créoles d'ancien régime étaient revenus, assoiffés de vengeance et de richesses. Les armateurs français, qui ne doutaient pas du succès, avaient envoyé pour plusieurs dizaines de millions de marchandises de toutes sortes. On spéculait, on volait. On jouissait, on se plongeait dans les plaisirs et la crapule. Pauline devenait la maîtresse du beau général Humbert. Les chefs donnaient l'exemple aux soldats survivants. qui se muaient en bandes d'aventuriers et de brigands. Les nègres, apeurés, fuyaient dans les montagnes. On dressa des chiens pour les poursuivre, on les arrêtait, on les pendait. on les noyait, on les asphyxiait par groupes avec du soufre à fond de cale. Leclerc, qui commençait à comprendre qu'on suivait une voie dangereuse, écrivait à Decrès : Ne pensez pas rétablir l'esclavage avant quelque temps (4 juillet 1802) : quelques jours après (16 juillet), il apprenait le vote de la loi qui restaurait l'esclavage. En même temps, la nouvelle des exploits de Richepanse à la Guadeloupe arrivait à Saint-Domingue. Leclerc demanda des renforts (août 1802), et reçut successivement environ 10.000 hommes. Déjà quelques petites bandes de révoltés parcouraient la campagne, avec des chefs nouveaux : Sylla, Sans-Souci, Petit-Noël. Les négresses étaient plus ardentes encore que les hommes à la résistance. Dessalines, Christophe et les anciens officiers de Toussaint, indignés de la trahison commise à l'égard de leur chef, se concertèrent en secret. Le soulèvement général commença le 13 septembre. La lutte prit aussitôt un caractère de férocité inouïe de part et d'autre. Leclerc n'en pouvait plus. Il demanda le rappel de son heureux rival Humbert, en l'accusant lâchement de lâcheté. Il écrivait le 7 octobre : Depuis que je suis ici, je n'ai eu que le spectacle d'incendies, d'insurrections, d'assassinats, de morts et de mourants. Mon âme est flétrie. Ce fut sa dernière lettre. Il mourut le 2 novembre 1802. Des 33.000 hommes qui avaient été mis à sa disposition, 24.000 étaient morts, 1.000 agonisaient dans les hôpitaux ; le reste était découragé et démoralisé. Parmi les marins de guerre et de commerce, les employés civils (au nombre d'environ 2.000), et les colons libres (3.000), les pertes n'étaient pas moindres. La race blanche allait à l'extermination. Le général Rochambeau, successeur de Leclerc, donna, au dire de l'évêque constitutionnel Mauviel, qui faisait partie de l'expédition, l'exemple de la plus hideuse crapule, et chacun crut pouvoir forniquer à son aise. Les hôpitaux, pris au rabais par une compagnie de prévaricateurs, tuèrent plus d'hommes à la France que l'épidémie et le feu de l'ennemi réunis. Et Mauviel ajoutait, de Santo-Domingo où il s'était réfugié : C'est une terre maudite ; l'expédition de Saint-Domingue est une chose inouïe : un pays français a été traité en pays ennemi par des Français. Les chefs indigènes étaient de nouveau les maîtres d'Haïti, les nègres Dessalines dans le Nord et Christophe à l'Ouest, les mulâtres dans le Sud ; mais Toussaint n'était plus là pour leur imposer l'autorité de son génie. Dessalines, à la tête d'une troupe de 20.000 hommes, prit Port-au-Prince et mit le siège devant le Cap (11 novembre 1803), où Rochambeau fut obligé de capituler (19 novembre). Il obtint de revenir en France avec la poignée d'hommes qui lui restait : il s'embarqua le 28 novembre ; quelques jours après il était fait prisonnier par les Anglais. 1789, on comptait dans la colonie française de Saint-Domingue environ 520.000 habitants ; vers 180i, il restait 10.000 métis et 230.000 noirs : les blancs avaient disparu et la population avait diminué de plus de la moitié. Tous les chefs se haïssent, se détestent, écrivait encore Mauviel, et, s'ils ont été quelque temps unis, c'est parce qu'ils avaient tous en tête un ennemi commun. Mais, le 1er juillet 1804, ils réussirent à s'entendre, et, réunis aux Gonaïves, là même où le héros de la race était devenu victime de la trahison des blancs, ils reconnurent à Dessalines l'autorité suprême. Devant l'autel de la Patrie, ils proclamèrent l'indépendance de la République avec serment de haine éternelle à la France. L'immense empire colonial que Bonaparte avait projeté s'était effondré avant même d'avoir existé. Il est vrai qu'on ne s'improvise pas colonial, et que tous les peuples ont eu à enregistrer, dans l'histoire de leur colonisation, d'illustres erreurs. Pourtant, il ne faudrait pas dénier à Bonaparte tout sens pratique, ni l'intelligence des possibilités. Le désastre de Saint-Domingue n'est que trop authentique ; mais il ne s'agissait là que d'une reprise à opérer : Bonaparte avait-il sérieusement le dessein de conquérir l'Égypte après l'expérience qu'il en avait faite lui-même ; de conquérir Alger avec Hulin ; de conquérir on ne sait quoi avec les troupes de Victor en Louisiane ; de conquérir l'Inde avec Decaen ? L'énorme disproportion des projets et des moyens d'exécution, leur inquiétante simultanéité, la facilité même avec laquelle le Premier consul renonce à ses entreprises, avant la rupture de la paix et la reprise de la guerre maritime, tout permet de douter qu'il ait réellement voulu ce qu'il annonçait. Son machiavélisme était-il plus profond que ses ambitions d'outre-mer ? Son programme d'expansion en Afrique, en Asie, en Amérique, ne serait-il qu'un épouvantail, monté pour exaspérer les Anglais, et d'autant plus efficace qu'il était plus chimérique ? L'empire colonial de la France, au temps du Consulat, n'aurait-il été qu'une machine à déclencher la guerre ? Si, au contraire, Bonaparte doit réellement être classé parmi les coloniaux, son échec a été total. III. — RUPTURE DE LA PAIX D'AMIENS. LES conversations entre Paris et Londres après la paix d'Amiens manquèrent constamment d'aménité. Plaintes, récriminations, fins de non-recevoir se succédèrent, de plus en plus aigres et nombreuses, surtout à partir d'août et septembre 1802, lors des progrès faits par la France en Suisse et en Italie. Le détail chronologique des reproches qui furent inutilement échangés pendant, de longues semaines serait interminable : il suffira d'en dresser le bilan sommaire. Le gouvernement français se plaignait des intrigues de la presse anglaise ; mais la presse n'était-elle pas libre en Angleterre ? Il avait nommé une demi-douzaine d'agents commerciaux, qui ne pouvaient entrer en fonctions parce que l'exequatur leur était refusé aussi longtemps qu'un arrangement commercial n'aurait pas été conclu entre les deux pays. Il demandait l'expulsion des conspirateurs, des émigrés, des princes, ou que tout au moins il leur fût interdit de s'étaler trop ouvertement, de porter en public leurs décorations d'ancien régime ; mais l'Angleterre ne voyait aucun motif de ne pas leur continuer son hospitalité. Le pamphlétaire royaliste Peltier multipliait à Londres ses attaques contre la personne même de Bonaparte, qui s'en irritait, et n'obtenait pas qu'on lui imposât silence, même quand Peltier demandait qu'on l'assassinât. Alors que la France avait finalement évacué la terre d'Otrante, les troupes anglaises restaient à Malte et en Égypte, au mépris des engagements pris. Mais, de son côté, le gouvernement anglais se déclarait mécontent. Il relevait aigrement les articles hostiles du Moniteur, qu'il considérait, non sans raison, comme officieux. Il était fâché du régime imposé à son commerce en France. Et surtout, il s'inquiétait de la politique extérieure du consulat. Il ne dissimulait pas qu'il prenait parti pour les adversaires de l'action française dans les pays limitrophes. Il constatait (19 octobre 1802) que la position respective des deux gouvernements n'a cessé de changer, et toujours à l'avantage de la France, en Italie, en Suisse, en Batavie, en Allemagne. Ainsi, la politique générale de la France était mise en cause. La discussion changea aussitôt de caractère. Bonaparte répondit avec hauteur, et par des menaces de guerre. La dépêche qu'il dicta le 23 octobre 1802 à Talleyrand pour Otto révèle, semble-t-il, le fond de sa pensée, et que la guerre se présentait pour lui tout ensemble comme une opération de politique intérieure et extérieure. Le Premier consul ne peut croire que l'Angleterre n'évacue pas Malte, car il est impossible de soupçonner un seul instant que le cabinet britannique veuille donner au monde l'exemple odieux de la non-exécution d'un traité. Il n'est question ni de la Suisse ni de l'Allemagne dans le traité d'Amiens. Toutes les fois que le ministre vous parlerait directement ou indirectement de la guerre, vous devez répondre sur un ton très élevé. Car la France est en meilleure posture que l'Angleterre. La guerre maritime ne fera que nuire au commerce britannique. Peut-être l'Angleterre coulera-t-elle des bateaux de pêche ; elle bloquera Brest et essayera de s'emparer de quelques-unes de nos colonies des Indes occidentales, mais la France a dès maintenant 25.000 hommes acclimatés à Saint-Domingue. La guerre continentale trouvera l'Angleterre isolée, sans aucun allié en Europe ; la France occupera la Suisse et la Batavie, elle mettra fin à toutes les tentatives d'opposition que l'Angleterre fomente, et, pour éviter tout embarras, elle pourrait se les annexer, de même que les républiques italienne et ligurienne, sans parler du Hanovre et du Portugal. Alors l'Angleterre devra se mettre tout entière sous les armes pour parer aux projets de descente qu'immanquablement on tentera. A l'intérieur, les individus naguère émigrés, avec lesquels le gouvernement britannique entretient des intelligences, seront mis, dès que la guerre éclatera, dans l'impossibilité de nuire. Les ministres anglais paraissent croire que le Premier consul reculerait à faire la guerre. Ils se trompent, mais leur erreur ne doit pas les entraîner à des actes qui sont de véritables hostilités. Voici en deux mots le résumé du gouvernement : tout le traité d'Amiens, et rien que le traité. Le Premier consul ne craint aucune des chances de la guerre dont on paraîtrait vouloir le menacer. — Laissez entrevoir que le premier coup de canon peut créer subitement l'empire gaulois. Donnez è entendre jusqu'à quel degré la nouvelle guerre peut porter la gloire et la puissance du Premier consul. Il a trente-trois ans, et il n'a encore détruit que des États de second ordre : qui sait ce qu'il lui faudrait de temps, s'il y était forcé, pour changer de nouveau la l'ace de l'Europe et ressusciter l'empire d'Occident ? Bonaparte traçait ainsi, non sans rodomontade, mais avec une extraordinaire précision, tout le programme de sa destinée. Otto se garda bien d'en faire part à lord Hawkesbury. Je lui ai fait, mandait-il à Talleyrand le 29 octobre, le résumé de votre dépêche en disant : tout le traité d'Amiens et rien que le traité. Voici sa réponse, également laconique : l'état du continent tel qu'il était alors, et rien que cet état. L'ampleur et la gravité qu'avait prises la discussion réclamaient le truchement d'ambassadeurs attitrés. Andréossy arriva à Londres le 5 novembre 1802, et Whitworth à Paris le 14. La question de Malte était maintenant au centre du conflit. Elle était devenue comme le symbole de la force respective des deux adversaires. Selon que les Anglais évacueraient ou garderaient l'île, c'est que la volonté de Bonaparte aurait été ou non la plus puissante. En droit, l'évacuation s'imposait, et l'argumentation britannique parait insoutenable. Un traité dûment signé ne perd pas son caractère obligatoire parce que les conditions ne sont plus les mêmes qu'au temps de la signature. S'il en était ainsi, le droit international public serait un pur néant. Mais aucune question juridique n'est simple. La France arguait avec raison que les affaires continentales étaient sans rapports avec l'exécution du traité d'Amiens, mais plusieurs des prétentions qu'elle avait elle-même soulevées contre l'Angleterre, notamment en ce qui concerne les émigrés et les princes, se trouvaient, elles aussi, sans connexion directe avec le traité. D'autre part, l'évacuation de Malte était, sinon subordonnée, du moins liée à une série de conditions fort compliquées, dérivant toutes de la reconstitution de l'Ordre et de son indépendance sous la garantie des six grandes puissances (la France, la Grande-Bretagne, l'Autriche, l'Espagne, la Russie et la Prusse). Or ces conditions n'étaient pas toutes remplies, tant s'en faut, et ici, la question de droit se compliquait d'une question de fait. Si le cabinet britannique jugeait pouvoir résister victorieusement aux injonctions de Bonaparte, c'est qu'il se savait soutenu en secret par deux au moins des puissances garantes : la Prusse et la Russie. L'erreur de Bonaparte fut de s'imaginer que, parce qu'il était entré dans leurs vues pour les affaires d'Allemagne, elles entreraient dans les siennes pour les affaires d'Angleterre. Jusqu'à la fin du conflit, la Prusse se garda d'accepter ou de refuser de devenir une des puissances garantes : son silence même était utile à l'Angleterre. Quant à la Russie, son attitude sournoise et contradictoire est foncièrement hostile à la France. Le tsar prétendait exercer un protectorat sur l'Italie et la Méditerranée comme sur l'Allemagne. Il n'admettait pas qu'on eût l'intention de menacer la Turquie. II affecta de croire aux vues de Bonaparte sur l'Égypte, et il y avait mis son veto de la façon la plus hautaine. Sa Majesté ne veut ni commander ni que personne lui commande, déclarait-il dans une note que Marke transmit à Bonaparte (le 20 février 1803). L'empereur, satisfait du lot que la Providence lui a assigné, ne songe à s'agrandir d'aucun côté : il entend que personne ne s'agrandisse aux dépens de la Turquie. D'autre part, le tsar mandait à Woronzof, son ambassadeur à Londres : Les intérêts de la Russie et ceux de l'Angleterre ont tant de points communs entre eux, que ces deux puissances peuvent se considérer comme alliées sans avoir besoin de l'écrire sur le papier, et Woronzof, qui n'avait aucune sympathie pour la France, suivait fidèlement ses instructions. Non seulement la Russie refusa sa garantie, mais encore elle fit des difficultés pour donner son agrément au plan de réorganisation de l'Ordre. Ainsi, tout restait en suspens. L'Angleterre n'était pas isolée, comme se l'imaginait Bonaparte. Elle savait pouvoir compter secrètement sur la neutralité bienveillante de la Prusse et l'appui effectif de la Russie. Bonaparte l'ignorait. Il ignorait aussi la situation parlementaire du cabinet Addington. Grenville, et derrière lui Pitt, qui préparait sa rentrée au Parlement, voulaient la guerre. Otto reprochait au Premier d'être plutôt passager que pilote sur le vaisseau de l'État. En fait, Addington suivait sa majorité. Le parti de la paix et de l'entente avec la France, dirigé par Fox, n'était qu'une minorité. La guerre apparaissait comme nationale. Les intérêts de l'industrie, du commerce, des colonies, se confondaient avec les traditions de la politique d'équilibre en Europe et de lutte contre la rivale héréditaire. L'orgueil britannique entrait en action. En France, on ne s'en faisait pas exactement l'idée. La résistance semblait artificielle. Et les réclamations se faisaient de plus en plus vives. Le 10 février 1803, à la suite d'une longue et orageuse entrevue de Bonaparte avec Whitworth, Talleyrand dressait une liste des griefs contre l'Angleterre : sur les conspirateurs, les princes, l'Égypte et Malte, puis, le lendemain (20 février), dans un message aux Assemblées, le Premier consul disait que le gouvernement garantit à la nation la paix du continent, mais en laissant entendre que la paix maritime était compromise par les intrigues du parti ennemi de la France à Londres. Habilement, le cabinet britannique céda sur deux des cinq points en litige, pour prouver qu'il n'était pas intransigeant : le mois n'était pas achevé que l'Égypte était enfin évacuée et Peltier condamné. Mais, quant à Malte, l'Angleterre se dérobait toujours. La France menaça d'occuper à nouveau la terre d'Otrante (7 mars). Mais déjà Londres prenait aussi une attitude menaçante. Un message du roi au Parlement (8 mars) déclarait qu'en présence des préparatifs militaires très considérables qui sont en cours dans les ports de France et de Hollande (il s'agit des expéditions coloniales, notamment pour la Louisiane), alors que de grandes discussions dont le résultat est incertain sont en cours entre les deux gouvernements, il paraissait nécessaire, par mesure de précaution et de sûreté, de convoquer et organiser les milices : mesure que le Parlement approuva aussitôt, et dont les journaux de Londres estimèrent qu'elle avait tout le caractère d'une déclaration de guerre. Le duel diplomatique se poursuivait à la manière forte, comme l'avait souhaité Bonaparte, et, de fait, le message royal du 8 mars n'est qu'une réplique au message consulaire du 20 février. Mais l'Angleterre tenait tête à la France devant l'Europe attentive, et pour Bonaparte rien n'était plus intolérable. Il fit une sortie retentissante. A la réception dominicale du 13 mars, au cercle de Joséphine, en présence d'une cinquantaine de personnes, dont les diplomates accrédités à Paris, il interpella brusquement Whitworth à très haute voix, et, sur un ton irrité : Il faut évacuer Malte, dit-il, sinon ce sera la guerre ! A ce moment critique, il semble bien que le Premier consul ait marché plus vite que ses adversaires. Il se croyait déjà au seuil de la guerre quand à Londres on ne songeait peut-être encore qu'à marchander. Une note remise par Hawkesbury à Andréossy (15 mars) semble le prouver. Lorsque l'Angleterre a conclu le traité d'Amiens, il a été bien entendu qu'elle retenait sur ses propres conquêtes une compensation pour les importantes acquisitions territoriales faites par la France sur le continent. Or la France a, depuis le traité, opéré de nouveaux agrandissements. Donc l'Angleterre est fondée à réclamer des équivalents qui puissent servir de contrepoids à l'augmentation de pouvoir de la France. Elle lime un gage qui est Malte : elle ne l'évacuera qu'après avoir obtenu satisfaction. L'argumentation est, dans sa première partie, identique à celle que la France avait trouvée valable, à l'instigation de la Prusse et de la Russie,-contre l'Autriche, pour justifier les sécularisations et les médiatisations en Allemagne au recès germanique du 25 février 1803. Bonaparte, calmé par Talleyrand, se ressaisit. Et l'on marchanda. Les deux adversaires sont alors également disposés à la guerre, mais il n'est peut-être pas impossible qu'ils s'entendent. La discussion dura près de deux mois. Le programme maximum de l'Angleterre comportait : Malte, l'évacuation de la Batavie et de la Suisse, une indemnité pour le roi de Sardaigne. La seule concession de la France fut d'offrir Lampédouse aux dépens de Naples contre l'évacuation de Malte. On piétinait sur place. L'Angleterre alla de l'avant. Le 26 avril, Whitworth remit un ultimatum dont le délai de réponse était fixé au 2 mai : occupation de Malte pendant dix ans, acquisition de Lampédouse et maintien des autres conditions. Pendant huit jours, du 2 au 14 mai, Talleyrand réussit à traîner les choses en longueur. Alors, dernier ultimatum, plus pressant ; le délai n'est que de deux jours, Whitworth quittera Paris s'il n'a pas reçu réponse le 12 : la France accepte-t-elle l'occupation de Malte jusqu'à la cession de Lampédouse ? A ce moment suprême, le mercredi 11 mai 1803, Markof remit une offre de médiation du tsar. 11 plaisait à l'orgueil d'Alexandre d'éteindre majestueusement le feu qu'il avait sournoisement attisé, et d'intervenir comme arbitre entre les deux grandes puissances de l'Occident. Admettre la médiation russe, c'était s'avouer battu par l'Angleterre, et Bonaparte ne voulait pas céder. Il réunit en conseil ses deux collègues, son frère Joseph, les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine. Seuls Talleyrand et Joseph parlèrent encore du maintien possible de la paix. Ordre fut donné de préparer le passeport de Whitworth. Bonaparte venait de prendre la décision la plus grave de sa vie entière. Toutes les guerres qui vont suivre sont issues en ligne directe de la guerre qui commence. Whitworth quitta Paris le 12 mai 1803 au soir. Il voyagea lentement, peut-être à dessein : Talleyrand et Joseph essayèrent encore de négocier. Il était trop tard. Le Moniteur du 14 annonçait le départ de l'ambassadeur, et, le 16, un message royal accompagné d'un ordre en conseil interdisait le commerce avec la France et la Batavie, mettait l'embargo sur les bâtiments français en Angleterre, ainsi que sur les personnes et marchandises trouvées à bord desdits bâtiments ; la course contre les navires français était autorisée. Le 17 mai, Whitworth arrivait à Calais ; il rencontra Andréossy à Douvres, et le même bateau qui avait à l'aller transporté l'ambassadeur britannique transporta au retour l'ambassadeur français. Le 19, deux frégates anglaises saisissaient dans la baie d'Audierne deux bâtiments de commerce français ; le 20, un message de Bonaparte annonçait la guerre aux Assemblées ; le 21, par un premier appel à l'opinion publique, le Moniteur publiait les documents de la rupture, et, le 22, un acte de gouvernement ordonnait de courre sus aux Anglais sur mer, rétablissait les lettres de marque, et, comme représailles à l'embargo britannique du 16, déclarait prisonniers de guerre tous les Anglais de dix-huit à soixante ans en résidence en France, par la raison qu'ils pouvaient être incorporés dans la milice. Jusqu'au dernier moment, la rupture pouvait probablement être évitée. Elle a été provoquée moins peut-être par la volonté des deux adversaires que par la manière dont la discussion avait été engagée, au sujet de la paix, mais en marge du traité. Le ton était devenu de plus en plus vif, et il avait fini par exclure toute possibilité de compromis honorable. Dans le bilan des responsabilités, les paroles les plus graves sont à la charge de Bonaparte, les actes les plus graves à la charge de l'Angleterre. Les deux partis étaient prêts à la guerre, et peut-être désireux de l'éviter, au moins provisoirement ; ils se sont enferrés en s'affrontant. Le plus violent a (l'abord été Bonaparte, et, s'il semble ensuite plus calme, c'est peut-être autant par feinte diplomatique et satisfaction de voir réussir la manœuvre projetée que par désir sincère de conciliation. De fait, c'est l'Angleterre qui a franchi le pas décisif et déclaré l'état de guerre. Mais il est bien certain que le développement de la politique continentale, commerciale, coloniale et mondiale du Consulat a constamment pesé sur les négociations. — Du moins Bonaparte n'avait pris pied que dans les pays les plus voisins de la France, et la rupture n'était pas encore consommée qu'il avait déjà renoncé à la fantasmagorie de son empire colonial ; l'hégémonie qu'il se ménageait pour la France était somme toute précise, positive et limitée. Au contraire, l'Angleterre prétendait à l'hégémonie maritime et mondiale, dont elle trouvait la garantie dans l'équilibre européen et l'abolition de toute puissance prépondérante sur le continent. Je vois en général que le système de l'équilibre va reprendre ici toute sa force, notait Otto dès le 29 octobre 1802, à Londres. Et le tsar, de sa lointaine capitale, se considérait comme muni tout à la fois du protectorat de l'Europe centrale, du nord de l'Allemagne au sud de l'Italie, et du monopole de tout l'Orient turc, sa chasse réservée. Deux politiques d'hégémonie universelle se dressaient, contre l'hégémonie française, et ni l'Angleterre ni la Russie n'avaient été vaincues jusqu'à présent. — Bonaparte préférait nantir un vaincu comme l'Autriche, combler un neutre suspect comme la Prusse, dépouiller ou asservir les alliés traditionnels de la France, créer de toutes pièces des États nouveaux dont l'existence dépendrait du créateur ; il ne pouvait admettre, dans son esprit de domination, d'en être réduit à traiter de pair à égal avec des rivaux qu'il n'avait pas encore pu forcer à courber la tête. |