HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PACIFICATIONS CONSULAIRES.

CHAPITRE PREMIER. — L'ORGANISATION CONSULAIRE.

 

 

I. — LE CONSULAT PROVISOIRE.

LA loi du 19 brumaire an VIII (10 novembre) a servi de constitution à la France du 11 novembre au 23 décembre 1799. Elle n'avait pas été votée dans des conditions très régulières, et elle ne devait sa légalité qu'aux fictions du coup d'État, mais elle fut presque régulièrement observée. Elle instituait provisoirement une Commission consulaire exécutive de trois membres, et deux Commissions intermédiaires de 25 membres chacune, élus dans le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents.

Les Consuls de la République française étaient, en commission, investis de la plénitude du pouvoir directorial. La loi nommait d'abord les citoyens Sieyès et Roger Ducos, ex-directeurs, et, en troisième lieu, le citoyen Bonaparte, général. Sans doute Sieyès espérait-il garder la prééminence. Mais, dès que les trois consuls se réunirent pour la première fois, le 20 brumaire (11 novembre), au Luxembourg, dans la salle des directeurs, une discussion s'éleva, qui fut courtoise et courte, mais de singulière gravité. Les consuls se donneraient-ils un président ? Ils décidèrent de n'en point nommer, mais que les fonctions en seraient remplies alternativement chaque jour par l'un d'entre eux, suivant l'ordre du roule-nient alphabétique. Bonaparte fut ainsi le premier consul du jour, et Sieyès perdit sa primauté. Messieurs, vous avez un maitre, qui veut tout faire, sait tout faire et peut tout faire, aurait-il dit le soir à ses amis. Le mot n'est pas authentique, mais il est exact. Sieyès ne représentait une force, avant le 18 brumaire, que parce qu'un certain nombre de députés se groupaient derrière lui. Le coup d'État avait comme dépassé son but, et la dispersion inattendue des Assemblées par la force armée affaiblissait le parti des brumairiens. Bonaparte au contraire voulait commander. Il était né chef. Il n'avait que trente ans ; et sa popularité était immense. La gloire était pour lui sœur de la jeunesse. Depuis six ans, il avait pris aux armées l'expérience pratique des affaires, et, la veille, les soldats et leurs officiers venaient de marcher pour lui. Sitôt installé au Luxembourg, il assuma seul la direction de l'armée et de la marine, tout en participant activement aux affaires civiles et financières. Quant à R. Ducos, il louvoyait silencieusement de Sieyès à Bonaparte.

Comme les directeurs, les consuls eurent un secrétaire, qui fut Maret. Ils réorganisèrent le ministère, conservèrent Cambacérès à la Justice, et Fouché à la Police générale, ils nommèrent Berthier à la Guerre, Gaudin aux Finances, puis Laplace à l'Intérieur, et, quelques jours plus tard, Talleyrand aux Relations extérieures et Forfait à la Marine. Les ministres ne se réunissaient pas entre eux, mais ils se rendaient au palais national des consuls de la République française, soit aux jours réguliers du travail du portefeuille, soit en audience extraordinaire. Au début de leur première séance, les consuls avaient renouvelé le serment de fidélité à la République une et indivisible, fondée sur l'égalité, la liberté et le système représentatif ; ils le rappelèrent dans une proclamation au pays (12 novembre), et demandèrent le même serment aux ministres, puis à tous les fonctionnaires publies (16 novembre).

Dans ses rapports avec les commissions intermédiaires du Corps législatif, le Consulat avait l'initiative des mesures à prendre sur tous les objets urgents de police, de législation et de finance ; les deux commissions devaient statuer sur la proposition formelle et nécessaire de la commission consulaire exécutive, et la commission des Cinq-Cents discutait par initiative avant la commission des Anciens, à qui revenait l'approbation finale. Les deux commissions se réunirent aux palais des Conseils dont elles étaient les suppléantes, elles délibérèrent à huis clos, mais publièrent leurs procès-verbaux, et elles se partagèrent chacune en trois sections de législation, de finances et de constitution, pour l'examen des questions qui leur étaient soumises par les consuls, pour la préparation d'un code civil et pour l'étude des changements à apporter à la Constitution, car théoriquement la Constitution de l'an III n'était que suspendue, puisque le Corps législatif devait se réunir de plein droit le 20 février 1800, à Paris dans ses palais. Telle fut l'organisation du gouvernement consulaire provisoire. Sous le couvert de la Constitution de l'an III, elle en est comme la réduction simplifiée. Aucune difficulté sérieuse n'en gêna le fonctionnement.

Paris fut indifférent. La Révolution n'avait pas accoutumé les esprits au respect de la légalité, et d'ailleurs on connaissait mal les incidents du 19 brumaire à Saint-Cloud : Bonaparte répandait qu'il avait été victime d'une tentative d'assassinat, et l'on croyait d'autant mieux à la légende du stylet, que personne n'osait la démentir. Les soixante et un députés exclus des Conseils se terraient, et l'on chanta pendant quelques jours des couplets contre les Jacobins. Les royalistes se disaient très satisfaits, et que le Consulat était un acheminement à la restauration. La police les fit taire. Aux armées, la misère était si grande, et la désorganisation si profonde, que la nouvelle du coup d'État laissa les esprits indifférents, sinon dans une réserve hostile. Dans une demi-douzaine de départements, de faibles velléités de protestation s'esquissèrent pour la défense du gouvernement directorial. Toulouse bougea, puis se tint coi quand le général fit sortir ses soldats. A l'imitation des parlementaires d'ancien régime, le citoyen Barnabé, président du tribunal criminel de l'Yonne, refusa d'enregistrer la loi du 19 brumaire ; mais ses collègues opérèrent la transcription, et Barnabé, prévenu de forfaiture, fut envoyé en surveillance à Orléans, d'on il revint quatre mois plus tard. D'autres fonctionnaires furent révoqués : leur nombre n'atteint pas cinquante pour toute la France, et encore y avait-il parmi eux peut-être autant de concussionnaires et d'incapables que de complices des Chouans, ou de partisans de l'anarchie. Bref, le coup d'État ne causa ni grande joie, ni résistance efficace ; on attendait.

Les consuls prirent à tache de maintenir l'ordre et le calme. Le 13 novembre, ils faisaient rapporter la loi du 24 messidor an VII (12 juillet 1799), qui permettait de prendre des otages parmi les parents d'émigrés, les ci-devant nobles et les contre-révolutionnaires notoires, dans les départements en état de trouble civil. Ceux-là mêmes qui avaient eu à souffrir de la Révolution vivaient ainsi sous la menace des mesures arbitraires qu'autorisait la loi : la loi maintenant les rassurait. Plus tard, dans leur avant-dernière séance (24 décembre), les commissions votèrent une loi d'après laquelle le gouvernement pouvait autoriser le retour en France sous tel mode de surveillance qui lui paraîtra convenable de tout proscrit nominativement condamné à la déportation sans jugement préalable par un acte législatif. Le Consulat annonçait donc une politique de réparation en faveur des contre-révolutionnaires ou des victimes de la Révolution.

Mais il n'oubliait pas que le coup d'État avait été combiné pour prévenir un prétendu complot des Jacobins et, le 17 novembre, il condamna trente-six citoyens à la déportation hors du territoire continental de la République (en Guyane) et vingt à la détention en Charente-Inférieure (à l'île de Ré). Vingt députés, pris comme au hasard parmi les soixante et un qui avaient été nominativement exclus des Assemblées à Saint-Cloud, figuraient parmi les proscrits, tant déportés que détenus. De plus. la police s'occupa d'arrêter des députés qui n'étaient ni déportés, ni détenus, ni même exclus. A dessein elle entretenait ainsi une incertitude pénible et l'anxiété des esprits. Le calme de l'opinion fit comprendre aux consuls que l'indulgence était de bonne politique. Le 2i novembre, déportés et détenus furent simplement placés sous la surveillance de la police, et, le 26 décembre, la surveillance fut levée à son tour, de sorte que, finalement, personne ne fut puni.

Déjà les réformes financières étaient vigoureusement entreprises, la pacification de l'Ouest paraissait en bonne voie, et la pacification religieuse commençait, telle que Bonaparte l'entendait. La loi du 19 brumaire donnait aux consuls le pouvoir d'envoyer des délégués dans les départements. Dès le 12 novembre, le général Lannes se rendait dans le Midi comme commissaire extraordinaire, puis, le 20 novembre, pour éclairer les citoyens de toutes les parties de la République sur les causes et le véritable objet des journées des 18 et 19 brumaire, les consuls désignèrent vingt-quatre députés qui, dans chacune des divisions militaires du territoire continental répandirent partout le même mot d'ordre et d'union sous l'autorité du gouvernement. Ils devaient agir et parler avec modération, ne jamais entrer en conflit avec les autorités et ne suspendre les fonctionnaires qu'en cas de nécessité. Leur mission prit fin avec le Consulat provisoire. Ils furent les derniers et les plus pacifiques des représentants en mission ; mais, et c'était là un signe des temps nouveaux, ils tenaient leur mandat du pouvoir exécutif et non plus d'une Assemblée.

 

II. — LA CONSTITUTION DE L'AN VIII.

ENTRE temps, les commissions intermédiaires s'étaient mises à la besogne. En vertu de la loi du 19 brumaire, elles avaient à préparer, de leur propre autorité, la révision de la Constitution ; tout au plus, la commission consulaire exécutive pouvait-elle leur présenter ses vues à cet égard. Le travail devait d'abord être préparé à la section constitutionnelle de la commission des Cinq-Cents, où se concentra, dans les premiers jours, toute l'activité délibérante des brumairiens. La section se composait des cinq membres élus en tête de liste à la commission, le 19 brumaire au soir : Cabanis, Boulay (de la Meurthe), Chazal, Lucien Bonaparte, M.-J. Chénier, puis de Daunou, qui avait participé à la rédaction de la Constitution directoriale, et enfin de Chabaud (du Gard). Sauf Lucien, que ses collègues tenaient en défiance, tous les membres de la section appartenaient, à quelques nuances près, au groupe des brumairiens dont Sieyès était l'inspirateur.

Ils s'adressèrent donc à lui, comme à l'oracle de la Révolution. Quand la Convention discutait la Constitution de l'an III, Sieyès avait, dans un discours prononcé le '2.0 juillet 1795 et suivi d'un rapport complémentaire, exposé quelques-unes de ses idées ; la Convention ne s'était pas laissé convaincre, mais l'événement venait (le donner raison à Sieyès, puisque le Directoire n'avait pas vécu. Pendant que les brumairiens préparaient leur coup d'État, Sieyès avait, disait-on, repris et complété son projet d'autrefois ; dès le 17 octobre,- Rœderer en parlait à Bonaparte, et Daunou possédait un tableau schématique qui représentait la future Constitution en forme de triangle, avec trois consuls au sommet, la nation à la base. Il ne restait plus qu'à traduire en propositions concrètes les idées exposées en 1795, et esquissées dans le tableau schématique. Le 11 novembre, au matin, Boulay alla trouver Sieyès : Il n'y a pas de temps à perdre, lui dit-il, on compte généralement sur vous. — J'ai bien quelques idées dans la tête, répondit Sieyès, mais rien n'est écrit, et je n'ai ni le temps, ni la patience de les rédiger. Boulay s'offrit comme secrétaire, et Sieyès dicta. Il commença par des aphorismes, suivant son habitude. Divisez pour empêcher le despotisme, avait-il déclaré en 1795, centralisez pour éviter l'anarchie. La fin de tout l'établissement public est la liberté individuelle. La division par équilibre des pouvoirs, telle que Montesquieu l'a décrite sur le modèle de l'Angleterre, n'est qu'un système mécanique de contrepoids. Mieux vaut le système de l'unité organisée ; l'action politique dans le système représentatif se divise en deux grandes parties, l'action ascendante : le peuple nomme ses diverses représentations, et l'action descendante : les représentations font respecter la loi par le peuple ; c'est un mouvement circulaire.

Boulay transcrivit les mêmes idées sous une autre forme : la démocratie brute est une absurdité ; il faut donc l'organiser. De là, ce double principe : nul ne doit être fonctionnaire que par la confiance des administrés, nul ne doit être nommé fonctionnaire par ceux qu'il doit administrer. En d'autres termes, la confiance doit venir d'en bas, l'autorité d'en haut. Le peuple souverain ne désigne donc pas directement ses mandataires, il élira des éligibles en listes superposées, communales, départementales et nationale, sur lesquelles seront choisis les membres des assemblées et les agents de l'État. Le suffrage populaire établira les listes d'éligibilité, et c'est ainsi que la confiance viendra d'en bas. Le pouvoir a deux aspects, il est exécutif et législatif. Au sommet, un magistrat suprême, appelé d'abord Proclamateur-Électeur, puis Grand Électeur, aura pour mission de personnifier la France. Il résidera dans un palais national, avec une riche dotation. Élu à vie, sur la liste nationale, il représentera l'unité, la dignité et la grandeur de la nation. Pratiquement, il nommera sur la liste nationale les deux consuls, chefs du pouvoir exécutif, l'un pour les affaires extérieures, l'autre pour les affaires intérieures. Les consuls nommeront eux-mêmes leurs ministres et leurs agents, sur les listes de notabilités correspondantes aux fonctions ; ils auront chacun leur Conseil d'État pour proposer les lois au nom du gouvernement et rédiger les règlements d'administration. Le pouvoir législatif sera confié à deux Chambres. Le Tribunat, composé d'autant de membres qu'il y a de départements eu France, aura, concurremment avec les Conseils d'État organes des gouvernants mais au nom des gouvernés, l'initiative et la discussion des projets de loi. Le Corps ou Jury législatif prend connaissance des besoins de la société exposés devant lui par les tribuns, des besoins du gouvernement exposés devant lui par les conseillers d'État ; il écoute en silence les deux parties, et il décide d'après l'intérêt public. Son vote fait la loi. Il est le jugement national. Régulateur suprême de tout l'établissement public, le Corps législatif sera aussi le plus nombreux. Enfin, un rôle capital était assigné au Collège des Conservateurs, qui pourtant n'est rien dans l'ordre exécutif, rien dans le gouvernement, rien dans l'ordre législatif. Il est parce qu'il faut qu'il soit, parce qu'il faut une magistrature constitutionnelle. Recruté par cooptation dans la liste de notabilité nationale, il aura la garde de la Constitution, et nommera les membres du Tribunat et du Corps législatif, ainsi que le Grand Électeur. Si ce dernier, ou un citoyen quelconque dans l'État, paraît devenir dangereux pour les libertés politiques, les Conservateurs auront, par le droit d'absorption, le pouvoir de l'annuler en l'appelant à siéger parmi eux. Les Conservateurs ne pourront d'ailleurs exercer aucune autre fonction. Le pouvoir leur appartenait donc, bien plus qu'au Grand Électeur. Ou mieux, il n'appartenait à personne. Par crainte de la démagogie, Sieyès annulait l'élection populaire, par crainte du despotisme, il décapitait la hiérarchie administrative, et le Collège des Conservateurs, à qui tout aboutissait en dernière analyse, était comme suspendu dans le vide, puisqu'il se recrutait lui-même, et tuait politiquement ceux qu'il appelait à son néant. Le système était ingénieux et mortel. Au fond, il ne parait pas original : Sieyès a pu trouver dans Spinoza toutes les pièces de son mécanisme constitutionnel. Dans la forme, il donnait du pouvoir législatif une analyse amusante et personnelle à la vérité, mais qui est plus métaphorique encore que subtile ou vraie, en assimilant la confection de la loi à un procès entre gouvernants et gouvernés, instruit devant un jury impersonnel et muet, le Collège des Conservateurs faisant office de tribunal de cassation.

La dictée dura une décade (du 11 au 21 novembre) et, pendant la décade suivante, la section constitutionnelle des Cinq-Cents délibéra. Elle était disposée à accepter le projet de Sieyès, sinon dans toutes ses parties (les listes de notabilité n'étaient pas acceptées par tous les membres de la commission), du moins dans ses lignes essentielles. Pour les brumairiens, en effet, le système de Sieyès était très séduisant : ils nommeraient d'abord quelques-uns d'entre eux au Collège des Conservateurs, et le Collège nommerait ensuite les autres brumairiens au Corps législatif et au Tribunat, de sorte que tous seraient commodément casés, bien à l'abri des vicissitudes populaires et des entreprises du gouvernement. Déjà les journaux commençaient à en informer le public (30 novembre et 1er décembre), et Daunou fut désigné comme rapporteur du projet en élaboration (29 novembre). Mais Bonaparte s'impatientait. Au Luxembourg, on était plus expéditif. En quelques heures, les projets de loi étaient proposés par les ministres, discutés et acceptés par les consuls, transmis par messagers à la commission (les Cinq-Cents, de là à la commission des Anciens, et, revenus an cabinet des consuls, ils étaient promulgués et expédiés aussitôt. En vingt jours, les commissions n'avaient pas encore commencé la discussion régulière de leur projet. La nouvelle constitution serait-elle rédigée à l'insu de l'homme qui voulait y avoir la première place ?

D'ailleurs Bonaparte avait, lui aussi, ses idées constitutionnelles ; il avait même pris soin, cieux ans auparavant (le 19 septembre 1797), d'en faire pari à Sieyès par l'intermédiaire de Talleyrand. Il considérait le pouvoir exécutif comme représentant du peuple au même titre que le pouvoir législatif ; il ne le définissait pas encore, mais il laissait entendre que, par contraste avec le pouvoir législatif, il se le représentait concentré, libre et fort. Lorsqu'il apprit, par Boulay, par Talleyrand, par Rœderer, qui, très affairé, faisait la mouche du coche, comment. Sieyès dessinait la pointe de son triangle, il n'y tint plus :

Le Grand Électeur sera l'ombre, mais l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d'un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Comment avez-vous pu imaginer qu'un homme de quelque talent et d'un peu d'honneur voudrait se résigner au rôle d'un cochon à l'engrais de quelques millions ? Quoi ! vous voulez pie moi, qui me suis fait craindre de toute l'Europe, je reste les bras croisés dans mon fauteuil de Grand Électeur ! Cela est impossible ! Je ne ferais pas un rôle si ridicule ! Plutôt rien que d'être ridicule !

Car il ne doutait pas que la place ne lui revînt. Mais il la voulait à sa convenance. Deux entrevues avec Sieyès n'aboutirent pas. Sieyès tenait à son Grand Électeur. et d'autant plus que Bonaparte lui semblait plus dangereux. Alors Bonaparte invita (le 2 décembre) ses deux collègues et les membres des deux commissions à venir passer la soirée chez lui. Daunou, qui dans la journée avait été élu président de la commission des Cinq-Cents, arriva avec son rapport. Il fut pendant ces quelques jours le personnage central de toute la République. Bonaparte lui dit : Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là ! Daunou s'assit. Il devint le secrétaire des conférences nocturnes. On causa. Le sort de la République se jouait dans ces conversations familières. Plus gravement que les scènes dramatiques de Saint-Cloud, elles engagèrent l'avenir. Le premier titre du projet se rapportait à l'exercice des droits de cité. Sieyès lit admettre les listes de notabilité. Puis il eut encore gain de cause pour le Collège des Conservateurs, devenu Sénat conservateur, et pour l'organisation du pouvoir législatif. Mais, quand on en arriva au pouvoir exécutif. Bonaparte, qui n'avait pas encore beaucoup parlé, prit brusquement l'offensive. Il renouvela toutes ses critiques. Son autorité grandissait. Déjà plusieurs des députés, qui, un mois auparavant, étaient des plus dévoués â Sieyès, Boulay notamment, lui étaient tout acquis. II commençait à parler en maitre. Personne n'osa prendre la défense du Grand Électeur. Ou parla d'un président unique à l'instar des États-Unis, mais il parut, au témoignage de Bonaparte lui-même, qu'il fallait encore déguiser la magistrature unique du président. Rœderer avait suggéré l'idée que le Grand Électeur pourrait dans certains cas avoir droit de décision. Boulay imagina un Premier consul, qui départagerait les deux autres. Daunou admettait un Premier consul, mais il donnait aux deux autres consuls voix délibérative. Bonaparte accepta la rédaction, mais fit écrire voix consultative : le Premier consul devenait ainsi le monarque. Sieyès, impuissant et muet, voyait l'effondrement de son système. Il laissa entendre qu'il ne pourrait rester consul. Ducos l'imita. Et Daunou consignait comme secrétaire les décisions qu'il désapprouvait.

Bonaparte sentit des résistances. Il en était malade d'impatience. On avait encore à discuter en détail l'organisation judiciaire et départementale, et les dispositions générales. Il passa outre, et résolut d'en finir. Le vendredi 13 décembre, à la réunion quotidienne du soir, il convoqua non plus seulement les deux sections, mais les deux commissions. Beaucoup ne vinrent pas : n'importe, Bonaparte invita ceux qui étaient présents à revoir de leur signature la Constitution telle quelle. Ainsi firent-ils. Les autres signèrent ensuite. Il avait été convenu que pour la première fois les deux consuls seraient nominativement désignés dans la Constitution, et il restait à les élire. Leurs signatures données, les députés établirent leurs bulletins de vote. Au moment où on allait commencer le dépouillement, Bonaparte proposa qu'en témoignage de reconnaissance, les commissions cédassent -à Sieyès leur droit de désignation. Craignait-il que le vote ne fût pas unanime en sa faveur ? Voulait-il donner à Sieyès vaincu l'illusion d'une dernière prééminence ? et faire de lui, pour une minute, le Grand Électeur aboli ? l'associer de complicité aux irrégularités commises ? endormir les défiances naissantes ? Les commissions applaudirent à la proposition. Sieyès nomma Bonaparte comme Premier consul. Sur l'indication de Bonaparte, il désigna ensuite Cambacérès, qui avait accepté depuis quatre ou cinq jours, et Lebrun, qui ne donna son consentement définitif que le lendemain. Les bulletins de vote furent jetés au feu. Sieyès fut inscrit, avec R. Ducos, en tête de la liste des futurs sénateurs. La Constitution était faite (22 frimaire an VIII, 13 décembre 1799).

Les 95 articles dont elle se compose se répartissent aisément sous trois chefs principaux : le système électoral, les Assemblées et le gouvernement. — Le système électoral n'est autre que celui qu'avait proposé Sieyès sous le nom de listes de notabilité. Tout homme, né en France, qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s'est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal et qui y est domicilié depuis un an, est citoyen français et a droit de vote. Ainsi, le suffrage universel est rétabli. Mais les citoyens de chaque arrondissement communal désignent par leurs suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient les plus propres à gérer les affaires publiques. De là, une première liste de confiance ou liste communale, dans laquelle seront pris les fonctionnaires publics de l'arrondissement. La liste communale contient un nombre de noms égal au dixième des électeurs inscrits. Par une sélection semblable du dixième, les citoyens élus sur les listes communales dressent une seconde liste de confiance, ou liste départementale, dans laquelle sont pris les fonctionnaires publics du département. Enfin, les citoyens portés sur la liste départementale désignent pareillement un dixième d'entre eux, d'où une troisième liste, qui comprend les citoyens du département qui sont aptes aux fonctions publiques nationales. Les listes une fois dressées sont définitives, et il n'y aura d'élection (tous les trois ans) que pour pourvoir aux vacances déterminées par la radiation que les électeurs ont le droit d'opérer, par les décès ou par toute autre cause. En résumé, le suffrage superposé des électeurs inscrits sur les registres civiques des arrondissements communaux, puis sur les listes communales et départementales, désigne les candidats aux fonctions, mais n'en nomme directement aucun (à l'exception des juges de paix). La Constitution ne détermine pas de quelle manière seront opérés les scrutins multiples qu'elle ordonne, elle décide seulement que les listes de notabilité ne seront constituées qu'en l'an IX (septembre 1800 à septembre 1801) : d'ici là, les corps de l'État et les administrations publiques auront été organisés en dehors de toute désignation du suffrage ; et les listes de notabilité ne serviront qu'à pourvoir aux : vacances.

Les Assemblées sont au nombre de quatre : le Sénat conservateur, le Corps législatif, le Tribunat et le Conseil d'État. — Le Sénat conservateur a un double rôle : il élit sur la liste nationale les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation et les commissaires à la comptabilité ; il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement. Il est ainsi, comme le voulait Sieyès, le gardien de la Constitution, en même temps que le grand électeur aux fonctions nationales qui jusqu'alors étaient considérées comme électives. Quant au reste il ne peut rien, et il est soigneusement exclu de toute participation è la direction générale des affaires. Aussi ses séances ne sont-elles pas publiques. Les sénateurs, âgés de quarante ans au moins, sont inamovibles et à vie, ils restent à jamais inéligibles à toute autre fonction publique. Leur traitement est de 25.000 francs. Leur nombre sera d'abord de soixante ; chaque année, pendant dix ans, il sera élu cieux sénateurs de plus, et le Sénat sera au complet quand il aura quatre-vingts membres. Les citoyens Sieyès et R. Ducos, consuls sortants, sont d'emblée nominés sénateurs. D'accord avec le deuxième et le troisième consuls, ils désigneront la majorité des sénateurs, soit trente et un, après quoi le Sénat se recrutera de lui-même sur une liste de trois candidats pour chaque siège, présentés par le Corps législatif, le Tribunat et le Premier consul.

Le pouvoir législatif est constitué par le Corps législatif et le Tribunat. Il ne sera promulgué de loi nouvelle que lorsque le projet en aura été, proposé par le gouvernement, communiqué au Tribunat et décrété par le Corps législatif. L'initiative appartient donc au seul gouvernement. Les déclarations de guerre et les traités de paix, d'alliance et de commerce sont proposés, discutés, décrétés et promulgués comme des lois, de même que le budget des recettes et des dépenses établi chaque année en loi des finances. Le Conseil d'État est chargé, sous la direction des consuls, de rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative. Son organisation n'est pas définie par l'acte, constitutionnel.

Le Tribunat discute les projets de loi. Il en vote l'adoption ou le rejet, mais il n'a pas le droit d'amendement. Il défère au Sénat les actes qu'il juge inconstitutionnels. Il exprime son vœu sur les lois faites ou à faire, sans que pourtant le gouvernement soit obligé d'en tenir compte. Quand il s'ajourne, il peut nommer une commission de dix à quinze membres, chargée de le convoquer si elle le juge convenable. Les tribuns, âgés de vingt-cinq ans an moins, sont nommés par le Sénat sur la liste nationale, au nombre de cent, et reçoivent un traitement de 15.000 francs.

Le Corps législatif fait la loi. Il écoute les trois tribuns et, les trois conseillers d'État qui sont délégués devant lui et, sans discuter, il vote au scrutin secret. Au reste, le débat institué devant lui n'est le plus souvent contradictoire qu'en apparence, et le Corps législatif ne peut qu'être mal instruit des arguments pour ou contre. De deux choses l'une en effet : ou le Tribunal a exprimé un vœu en faveur du projet de loi, et alors ses orateurs font double emploi avec les conseillers d'État, ce qui est le cas le plus fréquent ; ou le Tribunat a rejeté le projet de loi. Son refus n'est pas un veto. Le gouvernement peul, présenter au Corps législatif le projet repoussé au Tribunat, mais d'ordinaire il le retire, de sorte que le débat cesse an moment précis on il allait devenir véritablement contradictoire. Les législateurs siègent quatre mois par an et n'ont pas de représentation permanente dans l'intervalle des sessions. Ils sont âgés de trente ans au moins et sont, nommés par le Sénat, au nombre de trois cents, sur la liste nationale, avec un traitement de 10.000 francs. Tribuns et législateurs sont renouvelés par cinquième (la Constitution ne dit pas de quelle manière) tous les ans, à dater de l'an X (1801-1802) ; leurs séances sont publiques, mais le nombre des spectateurs ne doit pas dépasser deux cents.

En somme, le pouvoir législatif était très faible, non pas seulement parce qu'il se trouvait divisé entre deux Chambres dépourvues d'initiative, que ces deux Chambres étaient elles-mêmes flanquées du Conseil d'État et du Sénat conservateur, que ni le Tribunat discutant sans voter, ni le Corps législatif votant sans discuter, ne pouvaient prendre d'autorité ; mais encore et surtout parce que derrière ces Assemblées il n'y avait rien. Elles ne pouvaient trouver d'appui ni dans le pays ni dans l'opinion. Le Sénat ne représentait que lui-même, le Tribunat et le Corps législatif procédaient du Sénat. Tout au contraire, le pouvoir exécutif était très fortement organisé. Déjà il pénétrait dans le pouvoir législatif par le Conseil d'État, et, comme la loi n'était pas définie nettement par rapport au règlement d'administration publique, le pouvoir réglementaire du Conseil d'État pouvait, dès l'abord, empiéter sur le pouvoir législatif des Assemblées. Or l'inverse est impossible. L'exécutif est hors d'atteinte. Il échappe à tout contrôle politique. Et, dans le pouvoir exécutif, toute l'autorité réelle est concentrée entre les mains d'un seul. La griffe de Bonaparte est ici.

Le gouvernement est confié à trois consuls nommés par le Sénat pour dix ans et indéfiniment rééligibles. La procédure de l'élection n'est pas déterminée ; la Constitution ne dit rien de la date et du mode de scrutin, ni de la majorité nécessaire, ni de la ratification éventuelle par un plébiscite, et la désignation faite dans la soirée du 13 décembre était vraiment trop singulière pour servir de précédent. A l'expiration de ses fonctions, ou s'il démissionne, le Premier consul devient obligatoirement sénateur ; les deux autres consuls n'entraient au Sénat que s'ils le désiraient : c'était hi tout ce qui restait du droit d'absorption préconisé par Sieyès. Les trois consuls étaient pour la première fois nominativement désignés. Le Premier consul, Bonaparte, promulgue les lois, nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d'État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l'armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux ; il nomme tous les juges criminels et civils autres que les juges de paix et les juges de cassation sans pouvoir les révoquer. Dans tous les autres actes du gouvernement sa décision seule suffit, le second et le troisième consuls n'ayant que voix consultative. Le Premier consul aura 500.000 francs de traitement, ses deux collègues 125.000. Ceux-ci peuvent momentanément suppléer, s'il y a lieu, le Premier consul ; mais, en fait, le Premier consul a seul toute l'autorité.

Il est vrai qu'aucun acte de gouvernement n'aura d'effet s'il n'est signé par un ministre, et que les ministres sont responsables, qu'ils peuvent même être poursuivis sur dénonciation du Tribunat suivie d'un décret du Corps législatif. Mais les fonctions de consul, comme celles de sénateur, de tribun, de législateur et de conseiller d'État, ne donnent lieu à aucune responsabilité. Et les agents du gouvernement autres que les ministres ne peuvent être poursuivis pour faits relatifs à leurs fonctions qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État (article 75). L'irresponsabilité consulaire et la quasi-irresponsabilité administrative annulent ainsi, par en haut et par en bas, la responsabilité ministérielle.

La hâte avec laquelle la Constitution avait été rédigée se manifeste par le désordre dans lequel se succèdent les derniers articles, par les lacunes que l'observation révèle, et par les obscurités qui peut-être ne sont pas accidentelles. Sans doute, elle garantit aux acquéreurs la propriété des biens nationaux, et elle maintient la législation existante contre les émigrés, mais, contrairement à l'usage révolutionnaire, elle ne comporte pas de déclaration de principes, elle ne fait pas même allusion à la liberté de la/presse, à la liberté de réunion, à la liberté d'association, à la liberté de conscience. Elle énumère, il est vrai, quelques garanties en faveur de la liberté individuelle et de l'inviolabilité du domicile privé, mais les articles relatifs à la suspension de la Constitution en cas de troubles, et aux arrestations en cas de conspiration contre l'État, en diminuent singulièrement la portée. L'organisation judiciaire est à peine indiquée, l'organisation départementale ne l'est pas du tout, et l'arrondissement communal, n'étant pas défini, reste une énigme vide de sens. Un article, rédigé en termes vagues et dangereux, déclare que les administrations locales sont subordonnées aux ministres. Par ce qu'elle ne dit pas, autant que par ce qu'elle dit, la Constitution est favorable à l'établissement du despotisme d'un seul.

 

III. — MISE EN ACTIVITÉ DE LA CONSTITUTION.

LES rumeurs diverses qui avaient circulé sur la confection de l'acte constitutionnel n'avaient pas empêché les Parisiens de manger ni de dormir. Pourtant, lorsque le texte fut solennellement proclamé dans les rues de Paris, le dimanche 15 décembre, chacun s'agitait si bien pour en entendre la lecture que personne n'attrapait une phrase de suite. Une femme dit à sa voisine, raconta la Gazette de France : Je n'ai rien entendu. — Moi, je n'ai pas perdu un mot. — Eh bien qu'y-a-t-il dans la Constitution ?Il y a Bonaparte. — L'anecdote décèle une mauvaise intention, déclarait, dans son rapport du lendemain, la police, déjà toute soupçonneuse au nom seul de Bonaparte qu'il n'était plus permis de critiquer. Mais quand un autre journal écrivait : Les tribuns ont 15.000 francs pour parler : c'est trop ; les membres du Corps législatif ont 10.000 francs pour se taire : ce n'est pas assez, on ne voyait là qu'un mot d'esprit ; on pouvait railler, puisqu'il ne s'agissait que de députés. La forme de gouvernement était indifférente, pourvu qu'on eût l'ordre et la paix. Et puis, la popularité de Bonaparte dominait tout.

Le dernier article de la Constitution portait qu'elle serait offerte de suite à l'acceptation du peuple français. Une loi spéciale, promulguée le Ut décembre 1799 et complétée le lendemain par un arrêté consulaire, régla l'organisation du plébiscite. Dans chaque commune, seront ouverts deux registres d'acceptation et de non-acceptation. Les citoyens devaient y consigner leurs votes, personnellement ou par procuration. D'ailleurs, on oubliait de dire si le suffrage serait universel, conformément à la Constitution qu'on allait inaugurer, ou restreint, conformément à la Constitution qu'on venait de détruire. Mais le délai du vote était nettement indiqué : les registres devaient être clos dans chaque commune trois jours après l'arrivée de l'acte constitutionnel au chef-lieu de canton. Il résulta de cette disposition que le scrutin se prolongea assez longtemps, et qu'il était déjà terminé à Paris quand il commençait à peine dans les départements. — Une proclamation des consuls était jointe à l'acte constitutionnel et à la loi du plébiscite (15 décembre) :

Français une constitution vous est présentée. Elle est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité et de la liberté. Les pouvoirs qu'elle institue seront forts et stables, tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l'État. Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée ; elle est finie.

Il était impossible de traduire en termes plus nets et plus heureux les aspirations de l'énorme majorité des Français. L'adroite politique du Consulat provisoire était pour beaucoup un gage certain d'avenir. Les premiers résultats du scrutin, à Paris et dans les environs, furent si encourageants que Bonaparte décida encore une fois de brusquer les choses. Pour procéder régulièrement, il attrait fallu attendre, soit la proclamation officielle (les résultats du plébiscite, soit le 20 février 1800, date où l'ancien Corps législatif des Anciens et des Cinq-Cents devait reprendre ses délibérations. Mais on n'en était plus à compter les irrégularités. Une loi votée le 24 décembre par les commissions intermédiaires décida que la nouvelle Constitution entrerait en vigueur le lendemain, 4 nivôse an VIII, c'est-à-dire, suivant le calendrier chrétien, le jour même de Noël. A dessein, Bonaparte choisissait ainsi la date d'une grande fête religieuse pour inaugurer son gouvernement.

Il avait hâte de sortir du provisoire. Les brumairiens n'étaient pas moins impatients. L'attente leur paraissait longue. En fait, cinq hommes seulement étaient pourvus d'avance, puisqu'ils étaient nommés dans la nouvelle Constitution : les trois consuls provisoires et les deux collègues nouveaux du Premier consul désigné. Cambacérès était un méridional prudent et délié : député é la Convention, il avait su rester relativement modéré — tout en votant, avec réserves, la mort du roi —, et consolider sa réputation méritée de juriste habile. Il aimait la représentation, la vie large et confortable ; sa table fut la meilleure de Paris, ses allures étaient pleines de dignité. Il avait le regard fauve et la voix aiguë, mais son grand corps était aussi solennel que son nom aux quatre lentes syllabes, et il avait les gestes si cérémonieusement compassés qu'on lui donnait' souvent plus de soixante ans quand il n'en avait pas encore cinquante. Sans provoquer jamais la méfiance de Bonaparte — il semble même lui avoir été loyalement dévoué —, il sut être auprès de lui un conseiller adroit et sage, toujours calme. Il ne fit rien pour empêcher Bonaparte de devenir un despote, il l'y aida même fort habilement ; mais dans les mesures de détail il tempéra souvent avec bonheur les écarts et les brusqueries de son maitre. — Lebrun avait trente ans de plus que Bonaparte. C'était un Normand froid et madré. II avait servi Maupeou dans sa lutte coutre les parlements, et il en garda plus de respect pour l'autorité, même arbitraire, que pour l'opinion publique. Pendant la Révolution, il n'avait joué aucun rôle important, mais les brumairiens l'avaient en si haute estime qu'ils l'avaient inscrit le premier de la commission intermédiaire des Anciens. On vantait les traductions qu'il avait laites d'Homère et du Tasse. On lui prêtait des talents financiers. On croyait qu'an fond il était royaliste. Peut-être, en effet, n'acceptait-il de devenir consul que dans l'espérance d'une restauration. Peut-être même Bonaparte ne le choisit-il que parce le savait connu des amis du Roi. Ses rapports avec son impérieux collègue furent corrects. Il a peu cédé à Bonaparte, écrit Chaptal, mais ne l'a ni servi, ni contrarié, ni éclairé. Il était également apte à occuper brillamment les situations inférieures et obscurément les situations les plus brillantes. Il était né subordonné. D'ailleurs, toujours poli, de conversation agréable et insignifiante, il jouait au naturel les pères nobles aux cheveux blancs. — On croyait que, Bonaparte se réservant plus particulièrement l'extérieur, Cambacérès et Lebrun allaient être ses premiers ministres, l'un pour la justice et la police, l'autre pour l'administration et les finances, et qu'ils avaient été choisis en raison de leurs compétences respectives. On se trompait. Mais Cambacérès et Lebrun, le Conventionnel et le vieux monarchiste, le Midi et le Nord, le présent et le passé, représentaient assez bien, pour encadrer le Premier consul, la France nouvelle désormais unie sous un seul chef.

Or, pour cinq brumairiens pourvus, tous les autres attendaient. Qu'allait-on faire d'eux ? Dix longues journées d'intrigues obscures et médiocres se succédèrent, autour de Bonaparte et Sieyès, maintenant réconciliés en apparence. Le 20 décembre, Bonaparte proposa de donner l'un des domaines nationaux alors à la disposition de l'État en récompense nationale à Sieyès, comme ayant éclairé le peuple par ses écrits et honoré la Révolution par ses vertus désintéressées. La loi fut votée le 22 décembre : le domaine dont Sieyès devint propriétaire fut estimé plus tard 480.000 francs. Déjà Bonaparte avait désigné ses futurs ministres et conseillers d'État. Ce fut Sieyès qui dirigea les nominations des sénateurs, des législateurs et des tribuns. Bonaparte le laissa faire : nouveau venu dans les Assemblées, il n'avait pas une connaissance suffisante du nombreux personnel à placer. La première liste, des 29 sénateurs nommés fut arrêtée le 24 décembre, la seconde liste, des 29 sénateurs cooptés, le 25 décembre, le même jour que la liste des législateurs et des tribuns ; au total 458 noms, qui constituent la plus formidable fournée de parlementaires de toute l'histoire. moderne. Les choix furent faits avec discernement et libéralisme, en harmonie avec la destination future des Assemblées. Le Sénat fut réservé à une élite. Quelques-uns des savants et des philosophes qui avaient servi la Révolution aux Assemblées ou par leurs travaux, Cabanis, Daubenton, Destutt de Tracy, Lacépède, Lagrange, Laplace, Monge, Volney, siégèrent à côté de généraux comme Kellermann, Serurier, du navigateur Bougainville, du peintre Vien, du banquier Perregaux, d'un ancien directeur comme François de Neufchâteau, d'anciens ministres comme Lambrechts et d'anciens députés. Les orateurs, les littérateurs, les hommes de parole et de plume furent placés an Tribunat : Jean De Bry, M.-J. Chénier, B. Constant, Daunou, Ginguené, Laromiguière, Laloy, J.-B. Say ; tandis que les députés moins connus, auxquels on adjoignit diverses notabilités, constituaient le Corps législatif. 330 des membres des trois Assemblées venaient de l'ancien Corps législatif (Anciens et Cinq-Cents), et 57 des précédentes Assemblées révolutionnaires (Constituante, Législative et Convention).

Le Consulat provisoire n'avait été qu'une période d'attente ; il fallait marquer, d'une façon éclatante, que l'ère était ouverte de la conciliation et de la réconciliation, de la paix réparatrice et de la concorde. Chaque jour amena de nouveaux actes. Le 25 décembre 1799, c'est une lettre retentissante de Bonaparte au roi d'Angleterre en faveur de la paix :

La guerre qui depuis huit ans ravage les quatre parties du monde doit-elle être éternelle ? N'est-il donc aucun moyen de s'entendre ? Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance.... ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ?

C'est une adjuration semblable à l'empereur François : Le premier de mes vœux est d'arrêter l'effusion du sang qui va couler. C'est le Conseil d'État, exprimant pour la première fois un avis, qui déclare, après en avoir délibéré sur le renvoi qui lui avait été fait par les consuls de la République d'un arrêté de la section de législation présentant la question de savoir si les lois qui excluent de la participation aux droits politiques et de l'admissibilité aux l'onctions publiques les parents d'émigrés et les ci-devant nobles ont cessé d'exister par le fait de la Constitution ou s'il faut une loi pour les rapporter, que lesdites lois sont implicitement supprimées par la Constitution, et que par conséquent le gouvernement a le droit absolu d'appeler aux fonctions publiques les ci-devant nobles ou parents d'émigrés qu'il jugera clignes de sa confiance. Ainsi le Conseil d'État, avant même d'être organisé (son règlement ne devait être rédigé que le lendemain), annulait par un avis les lois existantes qui gênaient la politique nouvelle. C'est encore une proclamation à l'armée d'Italie, une seconde aux soldats français, une troisième aux Français.

Rendre la République chère aux citoyens, respectable aux étrangers, formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons contractées en acceptant la première magistrature.... Français, nous vous avons dit nos devoirs, ce sera vous qui nous direz si nous les avons remplis.

Le 26 décembre, à la suite d'une ultime délibération des commissions intermédiaires, le Corps législatif et le Tribunat sont convoqués pour après-midi prochain 11 nivôse, c'est-à-dire pour le 1er janvier 1800 : comme si l'on avait voulu rendre un nouvel hommage à l'ancien calendrier chrétien. Par une première application de la loi du 24 décembre, un arrêté consulaire autorise 31 individus à revenir en France sous la surveillance de la police. Les anciens directeurs Barthélemy et Carnot, proscrits de Fructidor, voisinaient sur la liste (suivie bientôt d'autres listes semblables) avec deux Montagnards, Barère et Vadier, qui bénéficiaient également de l'indulgence nouvelle. Un autre arrêté met fin aux dernières mesures de rigueur contre les proscrits de brumaire. Au Conseil d'État, Boulay, président de la section de législation, reçoit ordre d'étudier les mesures à prendre pour la clôture de la liste des émigrés. — Le 27 décembre amène l'installation du Sénat et la dissolution des commissions intermédiaires. — Le '28 décembre, un arrêté des consuls de la République, sur l'avis motivé du Conseil d'État, d'après l'acceptation faite par le peuple français de la Constitution de l'an VIII, porte que le serment exigé jusqu'à présent des fonctionnaires publics, ministres des cultes, instituteurs et autres personnes est remplacé par la déclaration suivante : Je promets fidélité à la Constitution. Le même jour sont publiés deux autres arrêtés, non moins importants, sur l'exercice du culte, et une proclamation suivie de dispositions spéciales aux habitants des départements de l'Ouest. — Le 29 décembre, Fouché est chargé d'une enquête sur le nombre des prêtres déportés. — Le 30, quelques prêtres déportés à l'île de né sont mis en liberté ; ordre est donné de rendre les honneurs funèbres d'usage pour ceux de son rang au pape Pie VI, mort à Valence quatre mois auparavant, et dont la dépouille n'avait pas reçu de sépulture décente.

Le plébiscite s'achève sur une impression de calme, de lassitude et d'espérance. Le résultat fut proclamé le 18 février. La Constitution était adoptée par 3.011.007 oui contre 1.562 non. Le dépouillement des registres n'a pas encore été vérifié, mais il semble bien que les chiffres représentent exactement la réalité, et qu'à très peu d'exceptions près les Français aient été unanimes.

 

IV. — LE CONSEIL D'ETAT ET LES MINISTÈRES.

SI le Consulat a été, dès le début, plus solide qu'aucun des régimes antérieurs, c'est qu'il a eu des places rétribuées à distribuer en nombre beaucoup pins grand qu'eux. Tous les membres des Assemblées ont été nommés comme s'ils étaient des fonctionnaires, et voici maintenant que le Premier consul nomme les fonctionnaires de l'État. Le personnel nouveau est, du haut en bas de l'échelle, intéressé au maintien du régime nouveau qui lui assure la sécurité et les appointements. Une des forces majeures du Consulat est dans son fonctionnarisme. En face des brumairiens, devenus sénateurs, législateurs et tribuns, Bonaparte organise son groupe à lui : les conseillers d'État et les chefs de service, ministres et directeurs généraux.

Le règlement du 5 nivôse an VIII (26 décembre 1799) suppléa au silence de la Constitution sur les attributions et l'organisation du Conseil d'État. Dès l'avant-veille (24 décembre), les conseillers avaient été nommés par le Premier consul, et ils avaient tenu leur première séance au Luxembourg, le jour inaugural (le la Constitution (25 décembre). Cette première promotion portait trente noms, y compris le secrétaire général du Conseil, Locré. Dans le courant de Fan VIII, leur nombre s'éleva à quarante ; en 1803 (sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X) il fui fixé à cinquante au maximum, mais eu fait il ne dépassa jamais quarante-cinq. Les conseillers étaient divisés en cinq sections, chacune avec son président : législation civile et criminelle (section présidée par Boulay, de la Meurthe), finances (Defermon), guerre (Brune, puis Lacuée), marine (Ganteaume), intérieur (Rœderer). Dans la liste de la première promotion, on relève les noms de Berlier, Champagny,Chaptal, Cretet, Dejean, Fourcroy, Lacuée, Marmont, Réal, Regnaud (de Saint-Jean d'Angély), Regnier ; plus tard furent nommés Bernadotte et son beau-frère Joseph Bonaparte, Barbé-Marbois, Gouvion Saint-Cyr, Miot, Portalis, Shée, Thibaudeau, Français (de Nantes) ; en l'an IX, Mathieu-Dumas, en l'an X, Bigot de Préameneu, Bruix, Forfait, Pelet (de la Lozère), Teilhard. Il y eut là d'anciens révolutionnaires de tous les partis, des généraux, des amiraux, des jurisconsultes, des administrateurs, d'anciens proscrits et d'anciens nobles : tous hommes de labeur et de valeur.

Nommés et révoqués par le Premier consul, ils sont les premiers fonctionnaires de l'État, mais ils ne sont que des fonctionnaires. A aucun égard ils ne constituent un corps souverain. Il est vrai que, de leur passé et de la Révolution, ils ont gardé, malgré tout, une certaine indépendance d'esprit et de personnalité. Il n'ont pas la passivité des fonctionnaires éteints en de longues années de services ininterrompus et paisibles. Leur traitement était de 25.000 francs, sans compter les suppléments payés aux présidents et aux conseillers chargés de fonctions particulières. L'arrêté du 25 août 1800 distingua les conseillers d'État en service ordinaire et en service extraordinaire. Ces derniers n'avaient qu'un titre honorifique sans fonction. La liste des conseillers attachés à l'un ou l'autre service était arrêtée tous les trois mois. Les ministres, qui originairement n'avaient accès an Conseil d'État qu'avec voix consultative, eurent rang, séance et voix délibérative à partir de 1802 (sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X), et pareillement certains hauts fonctionnaires, tels que le préfet de la Seine (Frochot), le préfet de police (Dubois), le premier président du tribunal de Cassation (Tronchet), mais sans être attachés à une section spéciale. Par un mouvement inverse, quelques conseillers d'État avaient été placés dès 1799 à la tête des directions générales qui constituaient comme autant de ministères au petit pied. Enfin, l'arrêté du 9 avril 1803 institua onze auditeurs au Conseil d'État pour servir d'intermédiaires entre les ministères et le Conseil.

L'activité du Conseil d'État fut considérable et toujours grandissante. Le nombre des affaires délibérées en assemblée générale s'éleva de 911 en 1800 à 3.365 en 1804. D'un mot, on peut dire que la compétence du Conseil d'État est universelle. Pour préciser, on la répartira sous six chefs principaux : 1° préparation des codes, des lois et des arrêtés consulaires — il est à noter que le texte des lois, tel qu'il était établi au Conseil d'État, devait, être définitif si la loi était acceptée par te Tribunat et. le Corps législatif, puisque le Tribunat n'avait pas le droit d'amendement, ni le Corps législatif le droit de discussion — ; 2° rédaction des règlements d'administration publique ; 3° développement et interprétation des lois existantes sous la forme d'avis, demandés par le gouvernement — il est à peine besoin de remarquer que. par ses attributions réglementaires et par ses avis, le Conseil pouvait pratiquement suppléer aux lois, empiéter ainsi sur le pouvoir législatif déjà si faible — ; 4° contentieux administratif (y compris les conflits entre l'administration et les tribunaux) ; 5° examen des demandes à l'effet de poursuivre devant les tribunaux, pour actes relatifs à leurs fonctions, les fonctionnaires autres que les ministres ; 6° appel comme d'abus, en exécution des articles organiques (ou loi du 18 germinal an X, 8 avril 1802). Enfin, dans les premiers temps du Consulat, certains conseillers d'État furent envoyés en mission dans les divisions militaires. lis devaient vérifier la gestion des caisses publiques et tenir des conseils d'administration avec les principaux fonctionnaires, et particulièrement avec ceux qui étaient chargés de l'administration militaire, des contributions directes et indirectes, des ponts et chaussées et de l'esprit public. Au retour, ils rédigeaient un rapport d'ensemble. En résumé, le Conseil d'État est à la fois un corps administratif où sont groupés tous les chefs des grands services publics, un corps semi-législatif, et un corps judiciaire à compétence spéciale : il constitue, écrit Thibaudeau, la première des autorités nationales, et pour ainsi dire à la fois le conseil, la maison et la famille du Premier consul.

La procédure était expéditive. Les avant-projets étaient préparés dans les ministères, le plus souvent à l'instigation de Bonaparte lui-même, car l'initiative des ministres fut vite réduite au minimum, et il arrivait même que Bonaparte soumit directement au Conseil des questions dont les ministres n'avaient, pas été saisis au préalable. Communiqués au Premier consul, les projets étaient renvoyés par lui au président de la section compétente du Conseil d'État. Celui-ci distribuait le travail entre les membres de la section. Un rapporteur était nommé, qui pouvait être le président lui-même. Le rapport entendu, la section formulait son avis à la pluralité des voix. Les ministres participaient aux délibérations de la section. Le président portait l'avis de la section au Premier consul et en délibérait avec lui. Si le Premier consul approuvait l'avis, les affaires particulières ou de nature technique étaient dès lors considérées comme réglées. Les autres étaient, sur l'ordre de Bonaparte, inscrites à l'ordre du jour [le l'assemblée générale du Conseil. Les assemblées générales ne pouvaient avoir lieu que sur convocation consulaire et devaient être présidées par un consul. On prit peu à peu l'habitude de distinguer le petit ordre et le grand ordre du jour. Les projets portés au grand ordre du jour étaient imprimés et distribués d'avance, Bonaparte présidait en personne. Quand par exception il assistait aux réunions de section (de préférence à la session de l'intérieur), il y prenait aussi la présidence.

Les assemblées générales avaient lieu environ deux fois par semaine, dans le palais habité par le Premier consul, à Paris ou à la campagne. On travaillait ferme. Les séances duraient parfois de neuf heures du matin à cinq heures du soir. avec un quart d'heure de repos au milieu de la journée, ou de dix heures du soir à cinq heures du matin, sans interruption. Ensuite Bonaparte se baignait : une heure de bain valait pour lui, disait-il, quatre heures de sommeil, et il se remettait à travailler, il était exigeant pour ses conseillers autant que pour lui-même. Souvent, il ne leur donnait que vingt-quatre heures pour étudier une question et établir leurs rapports. Les séances n'étaient jamais publiques, et Bonaparte était là avec ses gens. Dans les premières années de son gouvernement, lorsqu'il ne s'agissait pas de questions où ses visées personnelles et ses projets secrets de dictateur étaient en jeu, chacun disait son mot en toute franchise, et Bonaparte admettait, sollicitait même la discussion. Il s'instruisait, sans l'avouer, à l'expérience de ses conseillers ; il était vraiment le premier entre des égaux. Lui-même donnait l'exemple, et ses opinions au Conseil d'État figurent parmi les témoignages les plus expressifs de son étonnant génie d'organisation. Le débit était haché, et la prononciation parfois douteuse — il disait par exemple session pour section, point fulminant pour point culminant, rentes voyagères pour rentes viagères, armistice pour amnistie —, mais le ton était si personnel, le mot si pittoresque et parfois si réaliste — le mariage est un échange d'âme et de transpirations ; c'est un corps à corps ; l'adultère n'est qu'une affaire de canapé — les faits si précis — toujours des faits vus, observés, éprouvés par Bonaparte lui-même, des souvenirs, des cas particuliers dont, il avait été témoin —, l'argumentation si pressante, au moins dans la forme, que l'impression subie était profonde. Il ne faut pourtant rien exagérer. Si pénétrant que fût l'esprit de divination qu'il tenait de sa merveilleuse souplesse d'adaptation. Bonaparte n'avait pas, ne pouvait matériellement pas avoir des lumières innées sur toutes choses. Il lui arrivait d'être mal instruit et de se tromper. Plus souvent, il lui arrivait de se contredire ou d'être contredit par les faits, surtout quand il se livrait aux prédictions, qu'il affectionnait. Jamais il n'entrait dans la pensée de son adversaire. Il supportait très mal la contradiction. Il ne tarda pas à tenir toujours ses critiques à la distance que rappelait son titre, et, quand il n'opérait pas la conviction, il la commandait, quelquefois même il commandait le silence. Souvent ses souvenirs l'entraînaient loin du point, de départ, et c'étaient alors des digressions sans fin, des bavardages que Talleyrand appelait poliment les confabulations du maître. Parfois la colère venait, une colère verbeuse, un torrent d'objections qu'il était impossible de prévoir, plus impossible encore de combattre, parce qu'on aurait tenté aussi vainement d'en saisir le fil que de le rompre. Les plus anciens conseillers, les plus sûrs d'eux-mêmes, n'assistaient, jamais aux séances du grand ordre, sans un peu de préoccupation. Il est probable que l'action réelle de Bonaparte sur les travaux du Conseil d'État a été quelque peu amplifiée par la légende. Le Premier consul a fait beaucoup travailler ses conseillers, ruais ceux-ci étaient par eux-mêmes assez instruits et dévoués au service pour faire seuls de bonne besogne.

Et, Bonaparte s'en rendait si bien compte qu'il eut très vite une véritable défiance à l'égard du Conseil, tout subordonné qu'il l'eût fait. A mesure que le Conseil eut, plus à faire, son prestige diminua. A ce point de vue, son histoire pendant le Consulat et l'Empire est celle d'une longue décadence. On en marquera les étapes, au moment voulu, Mais les deux causes principales peuvent être notées des à présent. Le règlement de 1799 a visiblement été rédigé pour l'aire du Conseil d'État une machine de guerre contre les Assemblées et les ministres, autant qu'un instrument de travail. Du jour où Bonaparte aura constaté que ni les assemblées ni les ministres ne feront obstacle à ses ambitieux projets, il abaissera délibérément le Conseil d'État. Et il agira ainsi parce que, suivant l'expression d'un des conseillers eux-mêmes, ce corps était devenu la seule  garantie qui restât au pays et il lui est arrivé souvent, par ses délibérations, par ses résistances, par ses silences même, quand la résistance devenait impossible, de modérer l'ardeur autocratique de son président. Mais, au commencement du Consulat, les allures étaient autres. Les conseillers formaient l'entourage immédiat du Premier consul, ils étaient invités chez lui familièrement ; dans les cérémonies, ils l'entouraient, à côté des deux autres consuls, l'un d'eux faisait office d'introducteur des ambassadeurs, et les présidents de section, mieux payés que les sénateurs eux-mêmes, se croyaient, non sans vraisemblance, hiérarchiquement supérieurs aux ministres.

En même temps qu'il organisait le Conseil d'État, Bonaparte procédait à la reconstitution du ministère. A l'Intérieur, il substitua son frère Lucien à Laplace, sous prétexte que celui-ci n'avait pas de capacités administratives suffisantes. La vérité est que Lucien recevait la récompense des services qu'il avait rendus au coup d'État. Pendant qu'on confectionnait la Constitution de l'an VIII, il était resté à l'écart. Les théories compliquées des brumairiens parlementaires l'intéressaient peu. Jacobin retourné, il était resté autoritaire, mais devenu monarchiste. A la Justice, Abrial remplaça Cambacérès. Des ministres en exercice avant le 18 brumaire, un seul avait réussi à se maintenir : Fouché, à la Police générale ; encore son ministère devait-il disparaître eu 1802. De notables modifications survinrent. peu après dans le personnel ministériel : Carnot prit la place de Berthier à la Guerre pendant la deuxième campagne d'Italie (du 2 avril au 8 octobre 1800), puis la lui rendit ; le chimiste Chaptal succéda à Lucien Bonaparte (21 janvier 1801), Decrès à Forfait (3 octobre 1801), la direction générale du Trésor fut érigée en ministère avec Barbé-Marbois comme titulaire (27 septembre 1801), le ministère directeur de l'administration de la Guerre fut créé le 8 mars 1802 pour Dejean nommé le 21 mars. et le sénatus-consulte organique du 10 thermidor an X (4 août 1802) plaça à la tête de l'organisation judiciaire un grand juge ministre de la Justice, qui fut Regnier (14 septembre 1802). Dès lors, la série des portefeuilles ministériels fut au complet avec leurs titulaires définitifs jusqu'à l'Empire. Ou comptait donc dix départements ministériels : Relations extérieures, Guerre, administration de la Guerre, Marine et Colonies, Finances, Trésor public, Justice, Intérieur, Police générale, Secrétairerie d'État.

Un des soucis constants de Bonaparte fut d'empêcher que les ministres ne prissent trop d'importance. Autant il consolida, au début. et étendit les pouvoirs du Conseil d'État, autant il se défia toujours des ministères. Ceux-ci supportaient impatiemment le voisinage envahissant du Conseil.

Le gouvernement peut tout compromettre s'il continue de faire prendre des arrêtés par le Conseil d'État sans avoir demande au ministre en rapport, dans une note à son ministre, Beugnot, le secrétaire de Lucien, au commencement de 1800 ; l'organisation du Conseil d'État me parait vicieuse soin beaucoup de rapport. Elle brise l'unité d'action du pouvoir exécutif, dissémine l'autorité entre quarante conseillers, et promet à la France un gouvernement de comités, c'est-à-dire le pire de tous les gouvernements, celui précisément auquel la France s'applaudit d'avoir échappé.

Bonaparte obvia au danger par la stricte subordination qu'il exigea des conseillers d'État. Il ne l'exigea pas moins des ministres. Jamais il ne les réunissait en conseil. Il leur communiquait ses ordres ou travaillait séparément avec chacun d'entre eux. On a vu qu'a l'origine les ministres n'avaient que voix consultative au Conseil d'État, et que, d'après la Constitution, seuls de tous les fonctionnaires publics, ils étaient responsables de leurs actes. Pourtant, ces précautions ne semblaient pas suffisantes encore à Bonaparte.

Par l'importance de leurs fonctions, cinq ministres auraient pu prendre une situation prépondérante : la Guerre et les Finances, l'Intérieur et la Police générale, et enfin la Secrétairerie d'État. Il est à peine besoin d'insister sur le rôle capital que pouvaient jouer les ministres de la Guerre et des Finances dans la situation on se trouvait la France d'alors. Le ministre de l'Intérieur avait, d'autre part, une compétence presque encyclopédique ; il ne correspondait pas seulement avec les administrations proprement dites de l'intérieur, départementales et communales — et cette besogne à elle seule était considérable, car il était le grand tuteur des communes mais il embrassait en outre, écrit Chaptal, l'instruction publique, les cultes, les droits réunis, le contentieux des domaines, les spectacles, les fabriques nationales, les palais, la maison du chef de l'État, les musées, les travaux publics et l'agriculture, et les subsistances. le commerce et l'industrie. Plus de deux cents employés travaillaient à l'Intérieur ; Lucien réduisit leur nombre à 135 et remania les divisions et les bureaux, que Chaptal remania encore. C'était un ministère d'affaires, et toutes les affaires civiles y ressortissaient. Plus vagues et plus redoutables encore étaient les attributions du ministère de la Police générale. Créé par la loi du 2 janvier 1796 pour l'exécution des lois relatives à la police, à la sûreté et à la tranquillité intérieure de la République, il avait pris rapidement une importance exceptionnelle. Présent partout, irresponsable en tout, le ministre de la Police surveillait tout, dénonçait tout. On aura plus tard, au moment utile, occasion de décrire le rôle de la police sous le Consulat : il suffit pour le moment d'avoir indiqué l'omniscience du ministre de la Police.

Enfin, la Secrétairerie d'État était, elle aussi, de compétence universelle. Sous l'ancienne monarchie, les ministres avaient le titre et la fonction de secrétaires d'État : ils gardaient en minute, contresignaient et promulguaient les arrêts et règlements qu'ils avaient proposés. Cette fonction accessoire fut considérée comme incompatible avec leur fonction principale, et parmi les ministres, agents principaux de la centralisation administrative, fut opérée une centralisation au second degré, comme s'il y avait à craindre qu'un ministre prit sur lui de modifier le texte d'une décision arrêtée au Conseil d'État ; on d'en empêcher la publication. Les ministres cessèrent donc d'être leur propre secrétaire d'État, et l'État eut un secrétaire unique qui contresignait, pour les authentiquer, toutes les décisions prises, qui en conservait l'original dans ses archives, en transmettait l'expédition aux ministres chargés de l'exécution, comme il transmettait aussi au Premier consul les rapports interrogatifs en marge desquels Bonaparte dictait ses ordres. Maret n'était donc qu'un agent de transmission et de vérification. Mais par là même, parce que toutes les pièces passaient par ses mains, parce qu'il était constamment auprès du chef de l'État, qu'il voyageait avec lui, qu'il recevait immédiatement ses ordres brefs auxquels il donnait la rédaction administrative, son poste le mettait hors de pair.

Mais Bonaparte ne voulait pas d'un premier ministre ou ministre dirigeant. Il ne toléra même pas que ses deux collègues au Consulat eussent la moindre spécialisation administrative. Et voici les précautions qu'il imagina. — D'abord, il donna grand soin au choix des personnes. Berthier, excellent comme ministre et, en campagne, comme chef d'État-Major, avait besoin d'un chef. L'esprit d'initiative lui manquait : il n'est pas capable de commander un bataillon, disait Bonaparte à Miot. Maret fut un Berthier civil, et il n'usa de son influence que pour faciliter la nomination de ses parents et amis aux postes les plus avantageux. Gaudin n'est pas un aigle, mais il sait les choses. C'était un commis de grande envergure, mais un commis. Lucien fut congédié dès qu'il fit mine de sortir du rang. Deux hommes seulement échappèrent à l'emprise du maître, l'insaisissable Fouché et Talleyrand.

En second lieu, Bonaparte diminua l'importance des ministres principaux en les dédoublant : procédé analogue à celui par lequel le pouvoir législatif avait été affaibli par le partage entre plusieurs assemblées. Ce n'est pas seulement pour le bien du service, mais surtout dans une intention politique qu'à côté du ministère des Finances a été institué le ministère du Trésor public, à côté du ministère de la Guerre le ministère de l'administration de la Guerre, comme on avait déjà le ministre de la Police générale à côté du ministre de l'Intérieur. Il va sans dire qu'entre les ministres géminés, les frictions et les conflits d'attribution étaient constants, au point qu'ils provoquaient parfois l'animosité personnelle des ministres entre eux. Ces dissentiments ne déplaisaient pas à Bonaparte. Pareillement, il créa (8 mars 1800) et organisa (1er juillet), à côté du ministère de la Police générale, la préfecture de police à Paris, avec Dubois comme titulaire. Le nouveau magistrat avait la police générale de Paris et du département de la Seine ; il maintenait l'ordre, surveillait les vagabonds, ]es malfaiteurs, les conspirateurs, les émigrés, les prêtres et les déserteurs, les lieux publics, les théâtres et les hôtels, il délivrait les passeports, les permis de séjour, et visait les congés des militaires. Associé au préfet de la Seine ou empiétant sur les services de sa compétence, il avait en outre des attributions municipales pour la voirie, les incendies et débordements, les subsistances et la sincérité des transactions commerciales, il pouvait rédiger des ordonnances, et il usa largement de ce droit réglementaire. Sans doute, il était subordonné au ministre de la Police, mais seulement pour autant qu'il était fonctionnaire de police, et sa demi-autonomie, l'importance de la circonscription qui lui était confiée, la rivalité personnelle de Dubois et de Fouché, firent de la préfecture de police comme le contrepoids du ministère de la Police générale.

Enfin, en troisième lieu, Bonaparte institua, à l'intérieur même dos principaux ministères, et pour en diminuer encore l'importance, des administrations presque autonomes, temporaires ou permanentes, suivant la nature de leurs attributions, et qui, sous le nom de directions générales, furent presque toujours confiées à des conseillers d'État en service ordinaire. Le règlement du 26 décembre 1799 prévoyait cinq délégations particulières, dont deux seulement furent organisées aussitôt, d'une manière stable, en l'orme de directions générales : les ponts et chaussées, au ministère de l'inférieur, avec Cretet, et le contentieux des domaines nationaux, aux Finances, avec Regnier. Plus tard on eut, aux Finances encore, la direction de la liquidation de la dette publique (qui dura de 1800 à 1810) et la direction du Trésor public (21 janvier 1800, érigée en ministère l'année suivante), la direction de la caisse d'amortissement (12 juillet 1801) avec Mollien, la direction générale des douanes (16 septembre 1801), de l'enregistrement et des domaines (20 septembre 1801) ; à l'Intérieur, la direction générale des cultes (devenue ministère en 1801) avec Portalis (7 octobre 1801), la direction générale de l'instruction publique (8 mars 1802) avec Rœderer puis Fourcroy (jusqu'en 1808) ; aux Finances de nouveau, la direction générale des octrois et de l'administration des communes (8 mars 1802), avec Français (de Nantes), transformée le 26 mars 1801 en direction générale des droits réunis avec le male titulaire ; l'Intérieur enfin la direction générale des musées (19 novembre 1802), avec Denon, et la direction des postes (19 mars 1804), avec Lavallette. Le système des directions générales est une des originalités du régime voulu par Bonaparte. Pratiquement, il a contribué, d'une manière souvent fort heureuse, à la rapide exécution des affaires ; théoriquement, il consacra en quelque sorte la mainmise di, Conseil d'État sur le pouvoir exécutif, au détriment de l'autorité ministérielle. sinon même le démembrement des ministères. Les plus indépendants des directeurs généraux prétendaient, comme conseillers d'État, avoir le droit de travailler directement avec le Premier consul, au lieu de travailler chez le ministre et avec lui. Le directeur des cultes eut ainsi l'immédiateté dès qu'il fut nommé. Le ministre n'avait plus dès alors qu'à ordonnancer pour le Trésor les dépenses de la direction, et la fiction de l'unité des départements ministériels ne subsistait plus guère que dans le libellé des chapitres du budget.

 

V. — L'ADMINISTRAT ION DÉPARTEMENTALE.

IL restait à organiser l'administration locale. La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) termine la série des grandes créations organiques qui marquent le commencement du Consulat et parent aux lacunes de la Constitution de l'an VIII. Elle fut rédigée au Conseil d'État par Chaptal. Ce fut Lebrun qui imagina le nom nouveau de préfet, Rœderer qui proposa l'institution des conseils de préfectures, et Rœderer encore qui fut chargé de l'exposé des motifs lorsque le projet fut déposé au Corps législatif le 7 février 1800. La discussion au Tribunal fut animée (12 au 14 février). Daunou, le rapporteur de la commission, formula de nombreuses réserves, mais ne conclut pas contre l'adoption, elle projet l'ut voté par la majorité de 71 voix contre 35 ; il passa au Corps législatif (le 17 février) par 217 contre 63.

La Constitution avait omis de définir l'arrondissement communal, et la question était d'abord de savoir si on maintiendrait les municipalités cantonales du régime directorial. Il n'est pas démontré qu'elles ne fussent pas viables. Mais tel n'était pas l'avis des rédacteurs de la loi. Les 5.105 cantons de la République furent réunis en 402 arrondissements communaux. Par-dessus, la loi conservait la division en départements, alors au nombre de 98 — dont 88 pour la France proprement dite, avec la Savoie devenu le Mont-Blanc et les Alpes-Maritimes, le département du Mont-Terrible étant annexé au Haut-Rhin et la Corse divisée en deux départements : Golo et Liamone —, et bientôt (9 septembre 1800) portés à 102 par l'adjonction des quatre départements de la rive gauche du Rhin, institués dès le 11 février 1798 par Rudler, commissaire du gouvernement — Mont-Tonnerre, Roer, Sarre, avec Mayence, Coblence, Aix-la-Chapelle et Trèves comme chefs-lieux —, au Léman (Genève) et aux neuf départements belges qui étaient déjà assimilés aux autres départements français. Par-dessous reparaissent les quarante mille petites communes d'autrefois. Organisée par municipalités cantonales, la vie locale pouvait se développer ; éparpillée en milliers d'unités séparées, elle était destinée à périr. D'autre part, comme le faisait justement remarquer Daunou, il serait très difficile de mettre en pratique, dans chaque arrondissement, le système électoral des listes de notabilités communales, telles que les définissait la Constitution. Comment désigner au suffrage universel le dixième des électeurs inscrits dans un arrondissement dont la population moyenne sera d'environ 80.000 habitants ? L'esprit de la Constitution eût été, objectait avec raison le tribun Duchesne, non de supprimer les cantons, mais de les consolider en les dédoublant, et les arrondissements communaux, au nombre de 10.000 environ, auraient rendu inutiles les arrondissements qui n'avaient plus rien de communal et les communes qui n'avaient plus rien de cantonal.

Mais on laissait à l'avenir le soin de résoudre les difficultés constitutionnelles que suscitait la création des arrondissements : l'essentiel était que dorénavant l'administration locale allait passer tout entière des habitants au pouvoir central. Rœderer y distinguait trois services distincts : 1° l'administration proprement dite, 2° les jugements qui se rendent d'office en matière de contributions et qui consistent dans les différentes répartitions qui ont lieu entre les masses et les individus, 3° le jugement du contentieux dans toutes les parties de l'administration. Or administrer doit être le fait d'un seul et juger le fait de plusieurs. Donc le service d'administration sera remis à un seul magistrat dans chaque service administratif, savoir le préfet dans le département, le sous-préfet dans l'arrondissement et le maire dans la commune. Les préfets auront de 8 à 20.000 francs de traitement, selon la population de la ville où ils résident, les sous-préfets de 3 à 4.000 francs. Les uns et les autres sont nommés par le Premier consul. Les maires sont nommés par le préfet dans les communes de moins de 5.000 habitants et par le Premier consul dans les villes de plus de 5.000 habitants. Ils sont assistés d'adjoints. Daunou trouvait exorbitants les pouvoirs donnés au préfet, notamment pour la désignation des maires, et son collègue Galla se déclarait inquiet. N'y a-t-il pas lien de craindre, disait-il, que les préfets et les sous-préfets, exempts de toute surveillance locale, ne produisent tous les abus, toutes les vexations, toutes les calamités qui ont si longtemps affligé la France sous le régime des intendants et des subdélégués ? Mais le danger même devenait pour les partisans de la loi un motif d'admiration, et le Publiciste écrivait, le 19 février :

La dépendance constitutionnelle est bien marquée ; du Premier consul au maire d'un village des Pyrénées, tout se tient, tous les chainons de la grande chaîne soin bien liés ensemble. Le mouvement du pouvoir sera rapide parce qu'il parcourra une ligne dont lui-même dépasse tous les points. il trouvera partout l'exécution et nulle part l'opposition, toujours des instruments et point d'obstacle contre lui.

Les jugements, continuait Rœderer, appartiennent d'une part au Conseil général dans le département et au Conseil d'arrondissement dans l'arrondissement, d'an ire part au Conseil de préfecture. Les Conseils généraux et d'arrondissement assurent l'impartialité de la répartition de l'impôt direct entre les arrondissements et les communes (villes, bourgs et villages) du département, et concilient la confiance publique à ces opérations, d'où dépend l'équité de l'assiette sur les particuliers. En outre, ils peuvent émettre des vœux et voter des centimes additionnels pour les besoins particuliers des départements et de l'arrondissement ; l'administration leur rend compte de l'emploi qui en a été fait par ses soins. Ils sont nommés pour trois ans par le Premier consul et siègent quinze jours par an. — Le jugement du contentieux est confié aux conseillers des préfectures, qui sont nominés par le Premier consul à raison de 3, 4 ou 5 suivant la population du département, avec un traitement de 1.200 à 2.400 francs. Ils sont présidés par le préfet dont la voix est prépondérante en cas de partage. Le sous-préfet n'a que voix consultative en matière contentieuse, et il n'y a pas de conseil du contentieux à l'arrondissement. Dans les arrondissements où se trouvent les chefs-lieux du département, les préfets sont  leurs propres sous-préfets et ils n'ont pas de sous-préfets au-dessous d'eux.

Enfin, les conseillers municipaux sont nominés par les préfets et assistent les maires et les adjoints pour faire connaître les intérêts des habitants, assurer leurs droits et régler les affaires domestiques de la communauté. Les maires et les adjoints ont l'administration et la police locale, ils relèvent les contraventions et en dressent les procès-verbaux, ils ont la répartition entre les contribuables mais non la levée de l'impôt, ils tiennent les registres de l'état civil, dressent les comptes des recettes et dépenses locales, comptes qu'ils soumettent au conseil municipal d'une part, au sous-préfet et au préfet d'autre part, ils administrent les octrois dans les villes où il faudra y recourir pour subvenir aux dépenses, et ils exercent d'une façon générale toutes les fonctions qui par leur nature exigent la présence permanente d'un fonctionnaire publie dans chaque ville, bourg ou village. Toutes les nominations aux postes d'administration et de jugement sont faites d'après le système des listes de notabilité.

Telle est l'économie de la loi du 17 février 1800. Chaptal déclare lui-même qu'il faut convenir qu'elle facilite singulièrement le despotisme. Tout l'effort de la Révolution avait été, d'intéresser le citoyen à la chose publique, car les affaires locales ou nationales ne sont que les affaires des citoyens dans leurs groupements divers. Toute l'œuvre du Consulat est d'éliminer les habitants. Il y aura désormais des gouvernants et des gouvernés. L'élection disparaît. L'ancienne centralisation est reconstituée, plus forte que jamais.

 Dans l'organisation nouvelle, les préfets n'avaient pas seulement la surveillance générale de l'esprit public et de la sûreté de l'État, mai. : ils étaient plus encore les administrateurs de tous les intérêts locaux. Aussi les nominations furent-elles faites très soigneusement. Un travail d'ensemble fut établi au ministère de l'Intérieur par Lucien Bonaparte aidé de Beugnot, les listes furent soumises à Cambacérès et Lebrun, des renseignements demandés à Talleyrand, Maret, Clarke, Carnot, à d'autres encore. L'arrêté général de nomination fut signé le mars 1800. On relève, dans la liste des préfets de la première promotion, le nom de 30 membres des anciennes Assemblées : 15 de la Constituante, 16 (dont un suppléant) de la Législative, 19 (dont un suppléant) de la Convention, desquels 4 avaient déjà fait partie de la Constituante et 8 de la Législative, 5 du Conseil des Anciens (dont 3 des précédentes Assemblées) et 21 du Conseil des Cinq-Cents (dont 11 des précédentes Assemblées). Tous sans exception, les anciens députés comme les autres, avaient déjà l'expérience des affaires. Les plus nombreux ont été avocats, hommes de loi, conseillers, notaires, procureurs ou magistrats : ils sont une quarantaine, et le chiffre n'est pas inférieur de ceux qui, sortis des carrières juridiques et d'autres professions, ont exercé comme administrateurs municipaux, départementaux, ou ont servi dans les ministères ; plusieurs ont été ministres, l'un a même été directeur (Le Tourneur, préfet de la Loire-Inférieure). Une dizaine de généraux ou d'anciens officiers, presque autant d'anciens diplomates, quatre ecclésiastiques, curés ou chanoines avant la Révolution, une demi-douzaine de propriétaires ruraux ou de négociants complètent la liste. Quelques-uns ont émigré ou ont été proscrits et exilés. Plusieurs sont d'origine noble. Le plus âgé a soixante-quatre ans, le plus jeune vingt-huit ; la majorité est dans la force de l'âge ; 79 préfets ont quarante-trois et quarante-quatre ans. Aucun n'est originaire des départements formés hors de la France proprement dite. En France même, il arrive fréquemment que le préfet soit nommé dans le département on il est né ou qu'il a représenté comme député ; mais rien n'indique que Bonaparte ait eu des préférences pour le recrutement régional. Dans certaines préfectures importantes il envoya à demeure des conseillers d'État, de même qu'il appela à Paris, au Conseil, les préfets qu'il avait distingués. Il se préoccupait surtout de l'aptitude professionnelle et des opinions politiques ; il ne demandait que du labeur, de l'expérience et de l'obéissance, et ce n'est pas sans raison qu'il a envoyé d'anciens Conventionnels comme Delacroix à Marseille, Thibaudeau à Bordeaux, Richard à Toulouse, Doulcet de Pontécoulant à Bruxelles, ou Jean De Bry à Besançon, ou Pelet à Avignon ; d'anciens diplomates comme Faipoult à Gand dans l'Escaut, de Viry à Bruges dans la Lys ou Verninac à Lyon ; des généraux comme Dugua à Caen ou Pommereul à Tours. Beugnot, qui espérait mieux, fut nommé à Rouen. La ville de Paris resta divisée en douze arrondissements, dont chacun reçut son maire et ses deux adjoints. Les attributions du conseil municipal furent remises au Conseil général du département de la Seine. Un ancien Constituant, Frochot, l'ami de Mirabeau, fut nommé préfet de la Seine, et devint le modèle des fonctionnaires conciliants et consciencieux.

L'arrêté du 8 mars 1800 détermina les chefs-lieux d'arrondisse ment, et les préfets se rendirent aussitôt à leur poste. Leur premier travail fut d'envoyer à Paris les renseignements nécessaires pour la désignation des sous-préfets, des conseillers et des secrétaires généraux de préfecture, des conseillers généraux et d'arrondissements, des maires et des adjoints dans les villes à la nomination du Premier consul : besogne immense et qui fut rapidement expédiée. Les listes parurent en mai. Il avait suffi de trois mois pour mettre sur pied toute l'organisation départementale, et si solidement qu'elle subsiste encore aujourd'hui dans ses traits essentiels. Ici on adopta délibérément le système du recrutement régional. Vous fixerez principalement voire attention sur ceux qui, par leur moralité, comme par leur attachement aux principes républicains et par des acquisitions de domaines nationaux, présentent au gouvernement une garantie de leur dévouement et de leur fidélité à la Constitution de l'an VIII, recommandait Lucien aux préfets. Tous les choix ne lurent pas également heureux. Mais, sous l'impulsion énergique du personnel d'élite que fut la première promotion des préfets, l'administration locale fonctionna avec un ordre apparent qui masqua ses défauts, avec une rapidité souvent par trop expéditive, hiérarchiquement, comme une machine menée par un seul homme et travaillant sur des milliers d'hommes.

Le gouvernement, fort de l'assentiment unanime de la nation, écrivait le ministre dans sa première circulaire aux préfets, le 30 mars 1800, fort de ses intentions, ne veut plus, ne connait plus de partis, et ne voit en France que des Français.

 

VI. — NOUVELLE HIÉRARCHIE JUDICIAIRE.

EN adaptant l'organisation judiciaire de la Révolution aux nouvelles institutions administratives, le Consulat l'a profondément transformée. Il voulut mène aller trop vite, et, sur les justes objections du Tribunal, il retira un projet relatif aux juges de paix et à la police de sûreté (6 décembre 1800) : mais ensuite, les lois des 27 et 28 janvier, du 20 mars 1801 et du 16 mai 1802 (que complètent par ailleurs les Constitutions de l'an VIII et de l'an X) réformèrent la magistrature populaire des juges de paix. Ils ne seront plus élus, mais nominés pour dix ans par le Premier consul sur la présentation de deux candidats désignés par les assemblées électorales de canton, leur nombre est réduit de 6.000 environ à 3.000 (ou 3.600 au maximum), à raison d'un par canton en moyenne, et leur compétence est diminuée.

L'importante loi du 27 ventôse an VIII (18 mars 1800) donna leur organisation nouvelle aux tribunaux de première instance, aux tribunaux d'appel, aux tribunaux criminels et au tribunal de Cassation.

Nous ne nous flattons pas de vous présenter ce qu'on peut imaginer de mieux pour organiser les tribunaux de la République, disait modestement le conseiller d'État Emmery, en exposant au Corps législatif les motifs du projet ; il faut se contenter du bien qu'on peut faire en raison de la position et des circonstances.

Pourtant, la hiérarchie des tribunaux, telle que l'a décrétée la loi du 18 mars 1800, n'a été modifiée, jusqu'à nos jours, qu'en ce qui concerne les tribunaux criminels. Déjà la Constitution de l'an VIII prévoyait le dédoublement des tribunaux civils de département (qui existaient précédemment) en tribunaux de première instance et tribunaux d'appel, mais elle maintenait encore les tribunaux de police correctionnelle en dessous des tribunaux criminels. D'après la loi du 18 mars 1800, le tribunal de première instance connaît des matières civiles, des matières de police correctionnelle et, en appel, des jugements rendus par les juges de paix : il a une triple compétence, et il combine en lui-même les anciens tribunaux civils et de police correctionnelle. Les jugements sont rendus par trois juges au moins. D'autre part, les juges du tribunal de première instance exercent alternativement, pendant trois ou six mois, les fonctions de directeur du jury d'accusation. Il y a un tribunal de première instance par arrondissement. La composition du tribunal varie suivant la population. En règle générale. le tribunal compte trois ou quatre juges (dont un président), deux ou trois suppléants de juges et un commissaire du gouvernement.

Les tribunaux d'appel ont pour ressort un groupe régional de deux ou plusieurs départements (le ressort le plus étendu étant celui de Paris avec sept départements). Ils sont le 18 mars 1800 au nombre de 29, et il est à remarquer que souvent leur ressort correspond assez exactement aux anciennes divisions provinciales. Ils connaissent en appel des jugements rendus en première instance par les tribunaux d'arrondissement et par les tribunaux de commerce. Les jugements devaient être rendus par sept juges. Si donc le tribunal comporte deux ou trois sections, il comptera 14 ou 21 juges.

En revanche, la composition des tribunaux criminels était partout la même : un président pris parmi les membres du tribunal d'appel, deux juges, deux suppléants et un commissaire du gouvernement faisant fonction d'accusateur public, assisté au besoin d'un substitut. A Paris seulement, le tribunal ayant deux sections, les chiffres étaient plus élevés. Il existait un tribunal criminel par département. Les jugements du tribunal criminel devaient être rendus par trois juges. Ceux-ci statuaient sur les appels des jugements rendus par les tribunaux de première instance en matière de police correctionnelle et sans appel sur toutes les affaires criminelles. Aucune modification essentielle n'était apportée à la procédure courante. Dans chaque arrondissement, le jury d'accusation (ayant comme directeur un juge du tribunal de première instance) accepte ou rejette l'accusation instruite par le magistrat de sûreté ou substitut du commissaire du gouvernement près le tribunal criminel. Au tribunal criminel, le jury de jugement reconnaît ou non le fait, et les juges appliquent la peine. La loi du 6 germinal an VIII (27 mars 1800) confia au juge de paix la préparation, au sous-préfet et au préfet l'établissement des listes des jurés, côté des tribunaux criminels ordinaires, la loi du 18 pluviôse an IX (7 février 1801) institua des tribunaux criminels spéciaux, dont on verra plus loin que la création est étroitement liée à l'histoire de la machine infernale.

La loi du 27 ventôse an VIII (18 mars 1800) divisa le tribunal de Cassation en trois sections de 16 juges chacune : requêtes, cassation civile et cassation criminelle. Les juges devaient passer d'une section à l'autre par roulement annuel da quart et tirage au sort. Les présidents de section et le président du tribunal étaient élus par leurs collègues. La Constitution de l'an X attribua au Premier consul le droit de présenter au Sénat, qui opérait la nomination, trois sujets pour chaque place vacante au tribunal. Le commissaire du gouvernement (assisté de six substituts) fut, jusqu'à la fin de l'Empire, l'ancien Conventionnel Merlin (de Douai). Il n'avait pas été appelé à la rédaction du code civil : sans cloute estimait-on qu'il était trop révolutionnaire, mais déjà avant la Révolution il était célèbre comme jurisconsulte. Il avait une érudition prodigieuse, une netteté pénétrante, une intelligence passionnée de logique, le sens de la continuité, la volonté d'adapter ensemble les anciennes pratiques et le droit contemporain, enfin, par-dessus tout, la préoccupation d'être pratique. Ses réquisitions, que presque toujours le tribunal sanctionnait de ses arrêts, son recueil alphabétique des questions de droit qui se présentent le plus fréquemment devant les tribunaux, ont puissamment contribué à organiser l'état juridique nouveau. Merlin a été pour une bonne part le régulateur du tribunal de Cassation, comme le tribunal de Cassation était le régulateur de tous les autres tribunaux.

Les magistrats de tout rang furent recrutés suivant les mêmes principes que le personnel administratif nouveau, par sélection politique et professionnelle parmi les anciens juges élus ou les personnalités de l'époque révolutionnaire, avec des nouveaux venus en instance de place et des revenants d'ancien régime, parlementaires et hommes de robe. Soumis à une forte discipline, ils constituèrent sous l'autorité de l'État un corps homogène et solide. Le Premier consul a droit de nomination directe sur tous les magistrats, assis et debout, sauf la double exception des juges de paix et des juges du tribunal de Cassation, au bas et au sommet de l'échelle. A côté, la juridiction spéciale des tribunaux de commerce est la seule qui reste élective. Les présidents et vice-présidents sont tous désignés par le Premier consul ; ils ne sont élus par leurs collègues qu'au tribunal de Cassation. La loi du 18 février 1800 fixe à trente ans l'fige minimum de nomination, qui est ensuite abaissé à vingt-cinq ans, voire à vingt-deux par la loi du 7 mars 1803. Partout ailleurs qu'au tribunal de Cassation, où les juges ont un traitement égal à celui des membres du Corps législatif (10.000 fr.), les traitements sont bas (1.200 à 4.200 pour les juges), de sorte qu'il faut quelque fortune pour entrer dans la magistrature. — La Constitution de l'an X institua une hiérarchie de surveillance : des tribunaux de première instance sur les justices de paix de l'arrondissement, et ainsi de suite. A Paris, les deux organes supérieurs de la hiérarchie sont le grand juge ministre de la Justice, et le tribunal de Cassation. Comme son titre nouveau l'indique, le grand juge est à la fois administrateur et magistrat. Le tribunal de Cassation, présidé par le grand juge, a le droit de censure et de discipline sur les tribunaux d'appel et les tribunaux criminels, il peut suspendre les juges et les mander devant le grand juge pour rendre compte de leur conduite. Enfin, par-dessus la magistrature, l'État, représenté par le Sénat conservateur, exerce sur la justice un droit arbitraire de surveillance supérieure. Le Sénat peut en effet, en vertu de la Constitution de l'an X, annuler les jugements des tribunaux quand ils sont attentatoires à la sûreté de l'État.

Le costume prescrit aux magistrats rendit visible à tous la hiérarchie nouvelle. Au début, il n'était pas imposé de tenue spéciale. L'arrêté du 14 avril 1800 ordonna, pour les cérémonies, le port du rabat, du tricorne et d'un manteau noir, de garniture variée suivant la fonction. Puis l'arrêté du 23 décembre 1802 ressuscita les toges et les simarres, les toques et les ceintures, les franges et les galons, d'étoffe, de dessin et de couleurs divers pour les audiences ordinaires, les grandes audiences et les cérémonies. Quand le tribunal de Cassation eut été habillé de neuf, le grand juge alla le présider en grande pompe, et l'archevêque de Paris célébra la messe rouge à la Sainte-Chapelle.

 

VII. — RÉORGANISATION ADMINISTRATIVE DES FINANCES.

LA détresse des finances au début du Consulat est légendaire. Mais les capitalistes firent bon accueil au coup d'État. Le cours du tiers consolidé monta. Il était tombé en 1799 jusqu'à 7 francs, il fut de 11 francs le 17 brumaire, de 12 francs le 18, de 14 le 19, de 16 le 21 et de 20 le 24. Dès que Gaudin eut été nommé ministre des Finances, il fit substituer à l'emprunt forcé progressif sur les citoyens aisés, que le Directoire avait légué au Consulat (28 juin, 6 et 23 août 1799), une subvention extraordinaire de 25 centimes par franc du principal des contributions directes (loi du 18 novembre 1799). Il était hardi de surcharger l'impôt quand la rentrée en était déjà si pénible, mais le cauchemar de l'impôt progressif ne menaça plus les gens riches. En échange, les commerçants et les banquiers de la place de Paris furent invités à faire d'urgence une avance de douze millions au Trésor (24 novembre). Ils y consentirent très volontiers, c'est-à-dire qu'ils participèrent à l'organisation d'une loterie extraordinaire au capital de douze millions, dont ils avancèrent les deux tiers, à la condition de rentrer dans leurs fonds avec un bénéfice d'environ 12 pour 100. Le tirage eut lieu le 21 février 1800. Au surplus, l'ancienne loterie avait été rétablie dès 1797, avec ses 90 numéros, ses tirages bimensuels et ses chances de remboursement, qui variaient de 15 fois la mise pour l'extrait simple, à 75.000 fois pour le quaterne et 1 million de fois pour le quine. Gaudin imagina d'autres mesures encore pour nourrir le Trésor. De fait, pendant la première partie de l'an VIII (1799-1800), l'État ne vécut guère que des avances consenties de décade en décade par les faiseurs de service, au taux moyen de 10 p. 100. Aucun des procédés mis en usage par Gaudin n'était nouveau ni ne témoignait de beaucoup d'imagination financière ; plusieurs prêtaient à la critique, et la plupart furent peu productifs.

Mais en même temps qu'il essayait ainsi, tant bien que mal, d'alimenter le Trésor, il procédait, avec une remarquable sûreté de vue, à la réorganisation générale de l'administration des finances. Derrière lui, on devine Bonaparte. Le Premier consul affichait un profond mépris pour les spéculateurs et les fournisseurs. Peut-être est-ce parce qu'il n'intervint pas dans les premières élections sénatoriales que les banquiers Perregaux et Le Couteulx devinrent sénateurs le 25 décembre 1799. Le Premier consul plaçait ailleurs sa confiance. Son équipe financière fut toute recrutée parmi d'anciens fonctionnaires. En 1789, Gaudin et Mollien étaient l'un et l'autre devenus premiers commis, après avoir gravi tous les degrés de la carrière ; le vieux Dufresne était directeur de la Trésorerie, Barbé-Marbois avait servi dans les légations et les consulats, et avait été intendant à Saint-Domingue, Duchâtel avait commencé sa carrière dans les domaines et l'enregistrement, et l'ancien Conventionnel Defermon, qui présida pendant tout le Consulat et l'Empire la section clos finances du Conseil d'État, avait déjà fait ses preuves sous le Directoire comme commissaire à la Trésorerie. Pendant la Révolution, tous s'étaient classés parmi les modérés, et ce furent deux modérés, Lebrun et Gaudin, qui les patronnèrent auprès du Premier consul. ils avaient l'expérience, l'habitude de la hiérarchie, et, à l'exemple de Gaudin, leur chef, ils se montrèrent tous d'une scrupuleuse probité. Ce fut auprès de son collègue Lebrun, de Gaudin et surtout de Mollien que Bonaparte s'instruisit des choses financières. Et sous leur influence les réformes prirent un caractère surtout administratif.

Puisque l'emprunt forcé était remplacé par un supplément dans les contributions directes, il fallait de toute nécessité réorganiser celles-ci, au plus tôt. Dès le 15 novembre 1799. Gaudin qui, grâce à sa longue expérience, avait depuis longtemps ses idées arrêtées, proposa aux consuls provisoires un plan général de réformes. La loi du 24 novembre 1799 servit de complément à la loi du 18. Elle organisa une direction des contributions directes, à Paris, relevant immédiatement du ministère des Finances, avec une direction des contributions directes (composée de directeurs, d'inspecteurs et de contrôleurs) dans chaque département. Jusqu'alors, la confection des rôles était confiée aux administrations locales, et le travail était fait avec négligence : l'arriéré remontait jusqu'aux ans VI et V. L'administration nouvelle confectionna près de 100.000 rôles dans le courant de l'an VIII et fonctionna dès lors régulièrement. Elle existe encore aujourd'hui, telle que Gaudin l'organisa ; elle est, chronologiquement, la première des institutions créées par le Consulat. Plus tard, la loi du 25 février f804 porta que tous les percepteurs des contributions directes seront à la nomination du Premier consul. Ils furent désormais fonctionnaires publics rétribués par l'Étal, et la hiérarchie administrative était ainsi complète.

La loi du 27 novembre 1799 assura au Trésor un fonds de roulement. Les receveurs généraux des départements furent tenus de souscrire des obligations pour le montant des contributions directes de leurs départements respectifs. Ces obligations devaient être payables en espèces métalliques par douzièmes de mois en mois. D'autre part, les receveurs durent verser à l'État un cautionnement en numéraire, égal au vingtième du total des douze termes. Ce cautionnement était versé dans une caisse dite de garantie et d'amortissement. Grâce aux fonds déposés dans la caisse, les obligations dont le gouvernement disposait dès le début de l'exercice financier pouvaient être aisément négociables, et en effet l'escompte baissa rapidement jusqu'à 6 p. 100 en l'an XI. S'il arrivait qu'une obligation fût protestée, la caisse en assurait le paiement immédiat. Dès l'an X, il n'y eut pour ainsi dire plus de protêts, et dès l'an XI le régime nouveau des obligations et du cautionnement était en plein fonctionnement. Il fut accordé de 15 à 20 mois, généralement 18 mois, aux receveurs pour verser le produit de l'exercice de douze mois, suivant les distances, la solvabilité et les conditions politiques du département. L'État avait pour garantie les obligations souscrites. Les contribuables jouissaient d'un délai supplémentaire pour s'acquitter. Et les receveurs pouvaient faire fructifier les fonds laissés ainsi à leur disposition. Enfin des dispositions subséquentes (dont la première en date est la loi du 26 février 1800) étendirent le régime du cautionnement aux régisseurs et administrateurs de l'enregistrement et des domaines, de la loterie nationale, des postes, des douanes, aux receveurs particuliers, aux percepteurs, aux notaires, aux avoués, huissiers et greffiers, aux agents de change et courtiers de commerce, aux commissaires priseurs, etc. Le total des cautionnements, qui ne dépassait guère à l'origine dix millions, lorsqu'il ne s'agissait que des receveurs généraux, atteignit, à la fin de l'Empire, une centaine de millions.

La France actuelle est trop grande, disait Bonaparte, pour qu'un ministère des Finances suffise à tout ; j'ai d'ailleurs besoin d'une garantie de l'administration des finances : je ne la trouverais pas dans un seul ministre. La dualité, sinon même la rivalité du ministère géminé des Finances pour les rentrées et du Trésor pour les paiements, lui paraissait une garantie, et il croyait que sa volonté suffisait à assurer l'unité d'action. Aussi présida-t-il toujours avec la plus grande assiduité le Conseil d'administration des Finances. Il y convoquait, avec ses deux collègues consuls et les deux ministres, quelques conseillers d'État et les directeurs généraux intéressés aux questions à l'étude du jour. Les séances avaient lieu, à l'origine, une fois par décade. Une fois par mois, tous les ministres étaient convoqués, et l'on établissait, sur les recouvrements opérés, les crédits à distribuer à chaque département ministériel le mois suivant. Ce Conseil spécial des Finances était le seul où tous les ministres fussent appelés à délibérer en commun.