I. — LA CONSPIRATION ANGLO-ROYALISTE. L'ANÉANTISSEMENT du babouvisme avait donné au Directoire l'illusion qu'il obtiendrait la confiance et l'appui du parti modéré. Le calcul eût été juste s'il avait vraiment existé un parti et qui fût modéré. La fusion entre députés du nouveau tiers et anciens Conventionnels ne fut jamais complète aux Conseils. Les nécessités quotidiennes et la communauté des opinions déterminèrent sans doute quelques rapprochements individuels, mais la majorité des députés resta comme inorganique et ne sachant que faire. On l'appela le ventre. Les anciens Conventionnels étaient pour la plupart républicains sincères et expérimentés, mais l'unité d'action et de volonté leur manquait. L'activité politique était ailleurs. Depuis le début du Directoire, Gibert-Desmolières, des Cinq-Cents, recevait en soirée chez lui, rue de Clichy, à côté de Tivoli, le jardin de plaisir le plus élégant de Paris, quelques députés, dont l'un des plus notables était le général Mathieu-Dumas, des Anciens. Peu à peu, le nombre des habitués s'était élevé à une cinquantaine. Ainsi, le parti clichyen se constitua autour du groupe Mathieu-Dumas. Était-il républicain ? Les membres du groupe Mathieu-Dumas se disaient prêts à faire l'essai loyal de la Constitution, et rien n'autorise à douter de leur parole. Ils voulaient la paix rapide au dehors comme au dedans, la réconciliation avec les émigrés et les réfractaires, et, parce qu'ils avaient soutenu le Directoire contre les babouvistes et les anarchistes, ils l'auraient voulu docilement soumis à l'ambiguïté de leur politique. Car les réunions de Clichy attiraient aussi des royalistes avérés ou secrets. Ceux-ci ne formaient pas groupe ; ils affectaient de ne pas se connaître entre eux, et peut-être en effet lie se connaissaient-ils pas tous, mais ils avaient pris pied dans le seul parti qui fût quelque peu organisé aux Conseils, et dont l'action semble avoir été fort importante. Il est vrai que sa force était faite d'équivoque. Si les Clichyens recevaient leur mot d'ordre du groupe Mathieu-Dumas, ils se prêtaient aussi aux intrigues des royalistes. L'année 1796 s'acheva sans rompre l'accord établi entre le gouvernement et les Clichyens dans leur action commune contre les babouvistes et les anarchistes du camp de Grenelle. Diverses mesures furent votées en faveur des ecclésiastiques déportés (31 mai, 14 septembre 1796). On révisa les décrets Conventionnels des 3 et 4 brumaire an IV (25-26 octobre 1795) qui portaient amnistie pour les faits purement relatifs à la Révolution, exception faite des émigrés, des déportés, des vendémiairistes et des provocateurs ou signataires de mesures séditieuses ou contraires aux lois : formule élastique dont on sait qu'elle avait été étendue à d'anciens Montagnards. La discussion dura d'août à décembre 1796, et la loi du 14 frimaire an V (4 décembre) modifia les décrets de brumaire au profit des seuls émigrés, déportés et vendémiairistes. Au cours de ces longs débats, les républicains s'étaient ressaisis. Que viendra-t-on parler de terroristes ? demandait Hoche aux directeurs le 14 septembre 1796 ; où sont-ils ? où est leur armée ? Celle des Chouans est partout. Le 21 septembre, les députés Montagnards se réunirent en un banquet fraternel aux Champs-Élysées, pour fêter l'anniversaire de la République et saluer l'an V qui commençait le lendemain ; ils furent surpris eux-mêmes de se trouver si nombreux : plus de cent, moins de trois cents, suivant les divers rapports. Les Clichyens perdirent du terrain. Le gouvernement fit en sorte que les Conseils ne s'occupèrent plus que des affaires courantes et des réformes administratives. Il ne passa plus de loi de réparation politique. Ce fut alors qu'on acheva la liquidation du papier-monnaie révolutionnaire. D'après les chiffres communément adoptés, la Constituante et la Législative ont émis, en milliards, 2,7 d'assignats, la Convention 23,6 (dont 19,5 après le 9 thermidor), le Directoire de 16,2 à 20. Au début de 1796, 100 livres-papier ne valaient guère plus de 7 sous. Les prix avaient haussé d'autant ; mais, comme l'assignat gardait cours légal, les transactions devenaient très difficiles. La loi du 21 juin 1795 mit fin à la fiction de la parité de l'assignat : la valeur légale du papier fut abaissée proportionnellement au nombre d'assignats en circulation. Puis, le 19 février 1796, on brûla publiquement la planche aux assignats : la fabrication cessa. Enfin, la loi du 18 mars 1796 créa des mandats territoriaux échangeables contre des biens nationaux cédés sans adjudication et contre des assignats au 30e de leur valeur nominale. Au début de 1797, 15 milliards environ d'assignats avaient été échangés, il en restait 20 en circulation et les mandats perdaient 98 p. 100 de leur valeur nominale. La loi du 4 février 1797 leur enleva cours forcé de monnaie entre les particuliers. La mesure semble avoir été plus gênante pour les spéculateurs que pour le public. Et la découverte d'une conspiration royaliste réveilla les passions politiques. L'abbé Brottier avait tout ensemble le patronage du Roi, dont il détenait une lettre de pouvoirs (datée de Vérone le 25 février 1796), et de Monsieur, qui lui avait fait verser par Grenville d'importants subsides (d'octobre à décembre 1796). Il désunirait les légions célestes, disait de lui l'abbé Maury, qui l'avait bien connu autrefois, comme précepteur de ses neveux ; il était agité, intrigant, brouillon et par moments brouillé même avec ses auxiliaires immédiats : Berthelot de la Villeurnois, ci-devant maître des requêtes, et Duverne de Presle, ancien officier de marine. Leur plan aurait été d'opérer un coup de force, d'arrêter les directeurs, de réprimer, avec le concours des troupes, les mouvements populaires, s'il s'en produisait, d'instituer un ministère avec le concours de notables Clichyens, puis de proclamer l'amnistie générale et d'amorcer les négociations de paix en attendant le retour du Roi. Ils s'abouchèrent avec Malo, chef d'escadron de dragons, qui les fit arrêter (30 janvier 1797). Par arrêté directorial (du 2 février), les conspirateurs furent traduits devant le conseil de guerre permanent de la division militaire de Paris, sous la prévention d'embauchage. La lenteur du procès contraste avec la célérité dont furent victimes les anarchistes du camp de Grenelle. L'embauchage était indéniable. Les accusés risquaient la peine de mort, sans révision ni cassation légalement possibles. Mais derrière eux les Clichyens se sentaient visés. Ils intervinrent énergiquement, et, après de multiples incidents, Brottier et Duverne furent condamnés (S avril) à dix ans de détention, Berthelot à un an, les autres accusés étant acquittés. Pour les Clichyens et les royalistes, le gouvernement était battu, d'autant plus qu'une vaste conspiration avait été machinée, infiniment plus dangereuse pour le régime républicain que celle qu'on venait de surprendre. Au cours de l'instruction, Duverne avait, il est vrai, révélé l'existence d'une organisation secrète, nommé Despomelles qui en était le chef à Paris, parlé d'un général. La police avait cru qu'il s'agissait do Kellermann, beau-frère du Clichyen Barbé-Marbois ; elle ne pensa pas à Pichegru, et ne réussit pas à arrêter Despomelles. Dès le mois de mai 1796, Pichegru conseillait aux royalistes de procéder par action pacifique et légale ; en août, Frotté, général en chef de Normandie, en octobre, Précy à Berne exprimaient des avis semblables. Le roi lui-même se laissa gagner. Dans une proclamation aux Français, datée du 10 mars de l'an de grâce 1797 et de notre règne le 2e, il reconnaissait que l'institution monarchique était susceptible de perfectionnement ; il promettait l'oubli des erreurs, des torts et des crimes ; et, niant que, pour rétablir l'autorité légitime, il fût nécessaire d'employer les moyens atroces qui ont été mis en usage pour la renverser, il attendait de l'opinion publique un succès qu'elle seule peut rendre solide et durable. Le gouvernement anglais se rallia à cette manière de voir. C'était là pour lui une forme nouvelle d'offensive politique, pour jeter la France à la paix. Le 19 juillet 1796, Wickham mandait de Berne à Grenville qu'il fallait considérer comme close l'ère des guerres civiles et de la chouannerie. Le 23 août, d'Harcourt au nom du Roi, et le 6 septembre du Theil au nom de Monsieur soumettaient à Grenville le plan d'une organisation de propagande pacifique en France que devait diriger le chevalier des Pomelles (ou Despomelles), ancien maréchal de camp, en liaison avec Brottier, et, le 1er avril 1797, après l'intermède de Brottier, dont l'insuccès même justifiait une fois de plus la tactique nouvelle, Wickham confirmait définitivement son adhésion : Le plan est vaste et lointain, écrivait-il à Grenville, car il s'étend à toute la France. Je n'ai cependant pas hésité à l'encourager dans son ensemble. J'avoue que c'est la première fois que je dispose des fonds publics avec une pleine satisfaction pour moi-même. L'agent qui a peut-être le plus énergiquement contribué alors à la coordination des forces royalistes s'appelait Antoine Dandré, ci-devant d'André, ancien conseiller au Parlement d'Aix, et Constituant, un homme jeune encore — quarante ans -, intelligent, souple et actif. C'est lui, semble-t-il, qui en août 1796 avait suggéré au Roi le nouveau plan d'action, et qui convertit Wickham : Puisque l'opinion fait tout, il faut chercher à la former, lui écrivait-il (le 17 août 1796). Il correspondait de Suisse avec les royalistes de Clichy comme Lemerer et Henry-Larivière, et il entra en relation avec le groupe Mathieu-Dumas, principalement, semble-t-il, par l'intermédiaire de Valentin-Duplantier, député de l'Ain, à la frontière suisse. C'est lui enfin que Wickham envoya à Paris pour la distribution des fonds ; il y retrouva ses compatriotes et amis d'autrefois, Pastoret, Portalis, Siméon, qui le présentèrent à Mathieu-Dumas. En même temps, Louis XVIII réorganisait le conseil royal de Paris, dont le comte Guyon de Rochecote et l'abbé Jouanne d'Escrigny avaient assuré l'intérim après l'arrestation de Brottier. Aux termes d'un règlement du 5 avril 1797 qu'apporta l'abbé de la Marre, le conseil devait se composer de douze membres, sous la présidence du prince Louis de la Trémoille. C'était beaucoup trop pour une action coordonnée, même si tous les conseillers avaient été d'accord et disciplinés : trois mois plus tard, le roi réduisait le conseil à La Trémoille comme président, avec Despomelles et Dandré. L'agence fondée par Despomelles à la fin de 1796 s'appelait Institut des amis de l'ordre ou Institut philanthropique. Chaque département ou centre de correspondance était subdivisé en cantons. Le groupe cantonal était dirigé par un affidé ou secrétaire particulier, qui correspondait avec le groupe central. Le comité de l'Institut au chef-lieu de correspondance se composait de sous-chefs, en relations avec les affidés, et d'un chef ou président, en relations avec le conseil royal de Paris. Les instituts locaux avaient pour but apparent de seconder le gouvernement, d'être son œil et sa sentinelle, son corps de réserve dans les circonstances critiques contre les anarchistes, pour faire passer aux élections les candidats des honnêtes gens, partisans de la Constitution, de l'ordre et de la paix ; mais en réalité la fédération des instituts poursuivait la restauration royale. Elle était aux mains d'initiés qui constituaient secrètement la Coterie des fils légitimes. D'après le plan primitif d'août-septembre 1796, les affidés cantonaux ne connaissaient que les sous-chefs des chefs-lieux, et le président n'était connu que des sous-chefs, comme le conseil royal de Paris n'était connu que des présidents. Les simples sociétaires des instituts locaux ignoraient qu'il s'agissait de renverser la République. — A la fin de sa proclamation du 10 mars 1797, le Roi avait déclaré que, s'il fallait recourir à la force des armes, on ne s'y résoudra qu'à la dernière extrémité et pour en tirer un appui juste et nécessaire. En conséquence, le règlement du 5 avril transforma, pour les initiés, les centres de correspondance en circonscriptions militaires ; le président, nommé par le conseil royal de Paris, prenait le titre de commandant militaire, et il était assisté d'un conseil de six membres, deux du Clergé, deux de la Noblesse et deux du Tiers Etat, nommés par le conseil royal sur sa présentation. Il ne semble pas que l'organisation des circonscriptions militaires ait jamais été réalisée intégralement. Quelques-uns des chefs Chouans, que la pacification de l'Ouest avait mis dans l'oisiveté, Bourmont, d'Autichamp, Polignac, La Rochejaquelein, vinrent à Paris se grouper autour de La Trémoille. On téta les généraux de la République, Bernadotte ou Moreau, Hoche ou Tilly. L'espoir subsistait qu'un coup de force pourrait réussir. Mais, conformément à la tactique nouvelle, ce fut à l'action légale que se consacrèrent d'abord les conspirateurs. Les amis de l'ordre multiplièrent leurs groupements, pour empoisonner en quelque sorte l'esprit public. Ils eurent comme auxiliaires les émigrés qui rentraient en foule. Pourtant, rien n'était changé aux pénalités révolutionnaires. Le comte de Geslin, prévenu d'émigration et autres délits, était passé par les armes le 26 décembre 1796, sans autre forme de procès que la constatation de son identité par une commission militaire à Paris. Les radiations ne pouvaient être autorisées que par le Directoire, et, officiellement, elles étaient fort peu nombreuses. La liste générale des émigrés comprenait 120.000 noms (avec des erreurs, des doubles emplois et des lacunes). Au 23 février 1791, 17.000 demandes en radiation avaient été soumises au gouvernement, qui n'en avait retenu que 4.500, dont 1.500 se trouvaient réglées avec 166 refus seulement. Officiellement, un émigré sur cent était donc rentré ; mais tout contribuait à élever la proportion : le laisser-aller, la corruption, les complicités royalistes à tous les degrés de l'échelle administrative et spécialement auprès de Barras, le sentiment de réaction contre les sévérités révolutionnaires que leurs exagérations même rendait inapplicables. Pour cinquante ou cent louis, les émigrés trouvaient dans les bureaux les faux certificats de résidence qui leur étaient nécessaires, ou bien ils apportaient de faux passeports que leur délivraient des légations étrangères ; certains d'entre eux arrivèrent à démontrer qu'ils avaient combattu parmi les défenseurs de la Patrie, et ils pouvaient alors reprendre possession de leurs biens. Beaucoup revinrent chez eux sans papiers ni autorisation, malgré les dénonciations possibles. Lally-Tollendal adressait au peuple une Défense des émigrés français. Une comédie sentimentale, donnée à Paris le 20 juillet 1797 avec grand succès, mettait en scène l'histoire authentique, récemment survenue en Normandie, d'un émigré à qui son ancien fermier restituait respectueusement le domaine dont il s'était rendu 'acquéreur. L'émigré devenait un personnage sympathique, du moins pour les honnêtes gens. Lorsque Dandré revint lui-même d'émigration (en avril 1797) et s'établit à Paris, l'Institut philanthropique n'existait guère que sur le papier, sauf en deux ou trois centres de correspondance : Despomelles était un peu mou ; il boit, et, l'après-midi, il n'est pas bon à grand'chose. Dandré travailla double. Dans le court espace de six semaines, rapportait-il à Wickham son patron, non peut-être sans quelque exagération méridionale, l'Institut avait jeté ses racines dans plus de 70 départements ; dans quelques-uns, tels que les Bouches-du-Rhône, Vaucluse, Gironde, Ardèche, Seine-Inférieure, tous les administrateurs avaient été pris parmi les Philanthropes. Quatre émissaires circulèrent dans l'Ouest, deux dans l'Est, un au Nord, deux en Belgique et quatre dans les départements du Midi, que Dandré s'était réservés spécialement. L'Institut philanthropique servait de cadre à une conspiration permanente et mystérieuse. Les initiés prêtaient serment, s'engageaient à l'obéissance, usaient de mots de passe choisis de telle sorte que la divulgation en fût sans inconvénient, communiquaient secrètement par leurs affidés en langage convenu. De même que les babouvistes, les royalistes avaient calqué leur organisation sur la franc-maçonnerie, et, comme les sociétés secrètes de la fin de l'Ancien régime se recrutaient pour la plupart dans le milieu social dont faisaient maintenant partie les honnêtes gens, il n'est pas impossible que certains des Instituts philanthropiques locaux ne soient qu'un avatar de loges en sommeil. Le Grand Orient de France avait célébré sa dernière fête solsticiale en 1793 et ne reprit ses travaux qu'en 1796, avec 18 loges seulement en affiliation. Il en comptait 629 (dont 63 à Paris) en 1789. Le grand vénérable, Roëttiers de Montedeau, successeur du grand maitre Égalité (Orléans), organisa une fête de résurrection et de bienfaisance en 1797. Certains rapports de police, l'Ami des lois, journal directorial, le Journal des hommes libres, républicain avancé, ne mentionnent alors les loges que pour en dénoncer l'esprit contre-révolutionnaire. Le mouvement religieux suit une direction parallèle à la propagande royaliste ; il est plus profond et plus complexe, parce qu'il est plus spontané, et ses conséquences politiques ne sont pas moins importantes. Les soumis ou soumissionnaires du clergé constitutionnel sont indifférents en matière politique, parfois crypto-royalistes, d'ordinaire républicains modérés ; ceux du clergé dit orthodoxe se répartissent sous les mêmes rubriques, avec les royalistes en plus ; les insoumis orthodoxes sont tous crypto-royalistes ou royalistes : on peut donc compter neuf variétés politiques de prêtres catholiques. Mais les éléments d'un pointage numérique font défaut. Pendant la crise révolutionnaire, l'effectif ecclésiastique a diminué par suite des exécutions, abdications, mariages, émigrations et décès, on ne saurait dire exactement dans quelles proportions, ni quels étaient alors les rapports numériques entre soumis constitutionnels, soumis orthodoxes et insoumis. Mais les déportés rentrent, au nombre de 12 ou 13.000 sur 20.000, d'après un rapport de Dubruel aux Cinq-Cents le 26 juin 1797. L'accueil que l'on m'a fait est incroyable, écrit l'un d'eux (le 25 août à Grasse) ; à une demi-lieue de la ville vu une foule de peuple ; je ne savais que penser ; j'étais déguisé et habillé en séculier. On crie : Le voici ! Tout de suite, ce n'est plus qu'embrassements et cris de joie.... Hier, il est arrivé deux autres prêtres : on leur a fait le même accueil. Souvent on criait : Vive le Roi ! Des adresses circulaient et se couvraient de signatures pour le prompt retour des bons prêtres. Plusieurs évêques émigrés revinrent dans leurs diocèses pour en reprendre le gouvernement. Il va sans dire que le retour des déportés augmenta le nombre des insoumis. Il augmenta aussi le fanatisme, comme on disait alors. Mais les cloches recommencent à sonner dans les campagnes et les processions à circuler même dans les villes. Dans certains hôpitaux de province les religieuses reprennent leur habit ou remplacent les infirmières. Les pensionnats ecclésiastiques retrouvent leur clientèle d'élèves, et le ministre de l'Intérieur Benezech confiait l'éducation de sa fille aux Ursulines de Saint-Germain-en-Laye. Le culte décadaire semblait moribond. Le cas d'une petite municipalité de Dordogne qui, le 25 décembre 1796, accordait encore l'édifice appelé ci-devant église pour la célébration du culte de la Raison ou républicain, est exceptionnel. Les fêtes nationales ou civiques ne sont plus guère que des dates du calendrier. L'Hébertisme déchristianisateur d'antan s'était mué en une libre pensée volontiers agressive. Parny publiait par fragments sa Guerre des Dieux, où il mettait en parodie la fable et le christianisme allégrement confondus dans le même ridicule grivois. Le savant Dupuis, ancien Conventionnel devenu député aux Cinq-Cents, venait de donner, avec le plus grand succès, l'Abrégé de son grand ouvrage sur l'Origine de tous les cultes ou Religion universelle (édité en septembre 1795), dans lequel, reprenant une hypothèse qu'il avait déjà formulée près de vingt ans auparavant, il prétendait expliquer par l'astronomie les conceptions religieuses des humains. Pourtant, certains des bourgeois que la Constitution avait faits les maîtres de la République restaient persuadés que la société ne peut se passer d'institutions cultuelles. Ils ne se déclaraient pas, à proprement parler, antireligieux, ni même antichrétiens. Mais ils croyaient ou affectaient de croire le catholicisme défunt. Le grand réveil religieux qui caractérise les années 1795 à 1797 leur échappe ; ils ne le voient que dans ses conséquences politiques ; ils ne le comprennent pas ; ils sont rationalistes. Et c'est dans cet esprit rationaliste, comme de conservation sociale et républicaine, qu'ils fondent à Paris la Théophilanthropie. Les idées directrices en ont été indiquées par un libraire homme de lettres, Chemin-Dupontès, dans son Manuel des Théophilantropes, qui parut en septembre 1796. Chemin était actif, et il se flattait d'avoir l'esprit d'organisation. Il recruta quelques curés mariés ou moines défroqués, des professeurs et des savants, comme l'éducateur des aveugles Valentin Haüy, frère du minéralogiste, le botaniste Thouin, du Muséum ; des écrivains et journalistes comme le poète Andrieux, Bernardin de Saint-Pierre, Delisle de Sales, Sébastien Mercier, ancien Conventionnel Girondin, Palissot, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, ancien Constituant ; des députés, surtout au Conseil des Anciens, notamment l'économiste Du Pont de Nemours, ancien Constituant qui sympathisait avec les Clichyens du groupe Mathieu-Dumas sans toutefois participer à leurs réunions ; aux Cinq-Cents : Daunou, M.-J. Chénier, ancien Conventionnel, J.-B. Leclerc, ancien Constituant et Conventionnel, gendre de Thouin, et d'autres personnalités, comme Servan, ancien ministre de la Guerre, ou Marquet, ancien magistrat, identifiable peut-être avec le communaliste révolutionnaire du 31 mai 1793. Les premiers adhérents, réunis en comité, se concertèrent vers la fin de 1796 ; ils substituèrent au vocable trop compliqué que Chemin avait forgé le nom plus euphonique mais moins logique de Théophilanthropes, et célébrèrent leur premier culte à la chapelle des Catherinettes (au coin du faubourg- Saint-Denis et de la rue des Lombards), le dimanche 13 janvier 1797. La Théophilanthropie est une religion raisonnable et naturelle. Elle admet les croyances communes à tons les cultes : l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme ; elle identifie le bien avec l'utile et elle fonde la morale privée sur l'intérêt bien entendu, la morale sociale sur la solidarité. Le culte sert à l'enseignement des devoirs moraux, la prière est une méditation sur l'ordre éternel, et des cérémonies célèbrent la naissance, les fiançailles, le mariage, devant l'autel qu'on orne de verdure, de fleurs ou de fruits. L'orateur, ou lecteur, ou père de famille monte à la tribune ; sur ses vêtements laïcs, il a passé une robe de laine blanche, qu'il remplacera plus tard par une toge bleue, avec une ceinture aurore et une tunique blanche, pour figurer les trois couleurs nationales. Le rituel, publié dans l'été de 1797 avec un recueil de chants pour les fêtes religieuses et morales des théophilanthropes ou adorateurs de Dieu et amis des hommes, comportait d'abord une invocation de l'orateur au Père de la nature, puis une série de questions auxquelles les assistants répondaient tacitement, en un examen de conscience, et enfin un discours moral. Le culte était entrecoupé de chants religieux, choisis de préférence dans les œuvres de J.-B. Rousseau, ou de composition théophilanthrope. Il y avait là comme un syncrétisme en action du culte protestant, des cérémonies décadaires, des idées philosophiques et des tenues maçonniques (Chemin lui-même était maçon, comme plusieurs de ses premiers disciples). Le directeur La Revellière donna publiquement son adhésion à la Théophilanthropie dans un discours à l'Institut le 1er mai 1797, et le 31 août son ami J.-B. Leclerc proposa aux Cinq-Cents l'établissement d'un culte fondamental et politique. La Théophilanthropie, avec l'aide officieuse du gouvernement, ouvrit de nouvelles chapelles. Cette religion aimable, écrivait l'Ami des lois, journal gouvernemental (21 juillet), qui rend la vertu et la piété aimables, fera, comme la liberté, le tour du monde. Les élections de l'an V avaient révélé les progrès conjugués du catholicisme et du royalisme, à l'assaut de la République. Pourtant elles avaient été, en apparence, régulières et pacifiques, aux dates constitutionnelles. Le 21 mars 1797 (1er germinal), les citoyens, réunis dans les assemblées primaires du canton, désignent les électeurs dont l'assemblée électorale se tient le 9 avril (20 germinal) au chef-lieu du département pour nommer les membres des Conseils, des tribunaux et des administrations locales dont les postes sont devenus vacants. Presque partout, les électeurs se sont mis aisément d'accord. Il n'y eut d'assemblées scissionnaires que dans 3 départements. La signification politique des votes dépendait principalement du sort des 216 Conventionnels sortants. Or 13 seulement furent réélus, dont 2 (Dubois-Crancé et Saurine) par une assemblée scissionnaire, sans compter quatre anciens Conventionnels non sortants (dont Barère). Tous ne s'étaient pas représentés, il est vrai, mais le corps électoral ne voulait décidément plus d'eux. Presque tous les députés de la Seine étaient plus ou moins ouvertement royalistes constitutionnels. Enhardis par leur succès, certains députés royalistes, comme Willot, Imbert-Colomès, Pavie, préconisaient déjà l'essai d'un coup de force, plus expéditif que les lenteurs constitutionnelles de la tactique adoptée par Dandré et Pichegru. Dans le Midi, les attentats recommençaient, comme au temps de la Terreur blanche. Les révolutionnaires, menacés et agressifs, réclamaient une répression qui n'arrivait pas. L'esprit public fermentait. A Paris l'agitation était entretenue par une presse plus vivante que jamais et qui se trouvait de nouveau complètement libre, puisque les lois restrictives des 16 et 17 avril 1796 n'avaient pas été renouvelées et que la Constitution (art. 355) en fixait par avance la durée à un an. Les placards, les chansons et autres feuilles volantes papillonnaient autour des quotidiens. La polémique prenait toutes les formes : plaisanteries, invectives, calomnies, vérités, anagrammes, épigrammes, bons mots, prédictions. Avec les lettres de Révolution française on peut écrire (ou presque) : La France veut un Roi. Des couplets sur les Cinq-Cents expliquent que seule l'ouïe est nécessaire. Du jardin du Luxembourg — palais du Directoire — il ne reste plus qu'une plate-bande. On dit que les soldats manquent de munitions, mais il y a cinq Cartouches à Paris ;
Les royalistes se donnaient rendez-vous boulevard des
Italiens, surnommé boulevard de Coblence, en souvenir de l'émigration. Ils
portaient collet noir sur habit gris, ou 18 boutons (en l'honneur de Louis XVIII) sur habit carré. Ils
rivalisaient d'élégance avec les nouveaux riches. Les incroyables et les merveilleuses
tiennent le haut du pavé. Il fallait être sans
cocarde, ou au moins n'en faire apercevoir qu'une très petite partie, avec
cadenettes, habit carré et grosse cravate, pour être du nombre des honnêtes
gens, et surtout porter une espèce de levier raboteux appelé vulgairement
juge de paix. Il fallait... avoir toujours à
la bouche les qualifications de Monsieur le marquis, de Monsieur le bailli,
de Monsieur le président, de Monsieur le curé, que déjà en province
les ci-devant paraissaient exiger comme des
attributs prochainement rétablis dans toute
leur splendeur. Appelez-vous Messieurs et
soyez citoyens, déclarait Andrieux dans son dialogue rimé Entre
deux journalistes, mais le titre ne suffisait pas, et le nom lui-même
reprenait des allures d'ancien régime. La particule nobiliaire se faufilait
en forme de préfixe, et la mode était aux noms à articles, aux noms doubles,
aux prénoms doublant le nom, ou à l'indication d'origine accolée au nom
patronymique : petits subterfuges qui voilaient la nudité roturière du simple
nom bourgeois. La vie de salon était brillante et variée. Dans le monde des affaires, chez Mme Hamelin ou Mme Récamier, dans le monde gouvernemental, chez Barras au Luxembourg, chez Talleyrand, qui sera bientôt (16 juillet 1797) aux Affaires étrangères, à la Justice chez Merlin de Douai, rue du Rocher chez Sieyès, rue de Lille chez Mme de Staël, les réceptions étaient fréquentes et chaque cercle avait sa physionomie particulière. Mais les salons les plus nombreux de beaucoup étaient ceux des royalistes et des Clichyens : chez Mme de Montesson, où les invités se retirèrent tous un soir que Mme Tallien s'était présentée n'étant point attendue, chez Mme de Vaisnes qui avait vécu avec sou mari à Chanteloup dans la société de Choiseul, chez Mme de Pastoret, amie de Mme de Vaisnes, chez la marquise d'Esparbès, où le vieux Laharpe, qui venait de se convertir bruyamment à la contre-révolution, recevait les compliments des jeunes royalistes et catholiques les plus fougueux, chez Mmes de Fitz-James, de Lameth, de Viennais. Que fait-on chez Mme de Viennais ? demandait le journaliste Gallais. On joue. — Chez Mme Tallien ? On négocie. — Chez Mme de Staël ? On s'arrange. — Chez Ouvrard ? On calcule. — Chez Antonelle ? On conspire. — Chez Talleyrand ? On persifle. — Chez Barras ? On voit venir. — A Tivoli ? On danse. Aux Conseils ? On chancelle. — A l'Institut ? On bâille. Aux salons royalistes et au groupement de Clichy, les républicains résolurent d'opposer un club politique. Benjamin Constant se vante d'en avoir parlé le premier dans un dîner qu'il donna chez lui, et son idée fut approuvée par les habitués du salon de Mme de Staël et du cercle de Sieyès. Barras, au Directoire, lui donna son appui. Les réunions de Clichy n'étaient en principe ouvertes qu'aux seuls députés ; au Cercle constitutionnel, il suffisait qu'on fût républicain et présenté par cinq membres. Les séances commencèrent vers le milieu de juin 1797 à l'ancien hôtel de Salm (actuellement Palais de la Légion d'honneur) puis à l'ancien hôtel de Montmorency, tous deux rue de Lille. La jacobinière des Salmistes, pour parler comme les Clichyens, comptait déjà 600 membres vers la fin de juillet. Des cercles constitutionnels de quartier se fondaient à Paris. A la propagande royaliste répondait maintenant une propagande républicaine. Tout est calme, écrivait le Courrier républicain le 22 juillet 1797, et cependant il n'est personne qui ne s'attende à quelque prochain événement. II. — ÉCHEC DE LA CONSPIRATION ANGLO-ROYALISTE. LE Corps législatif renouvelé se réunit en ses deux Conseils à la date constitutionnelle du 1er prairial (20 mai 1797), et eut d'abord à prononcer sur la validité des opérations électorales. On déclara scissionnaires les assemblées électorales des Landes et du Lot, qui avaient désigné d'anciens Conventionnels ; on annula l'élection de Barère, considéré comme inéligible, dans les Hautes-Pyrénées ; on réintégra dix députés, Job Aymé en tète de liste, exclus de la précédente législature comme royalistes émigrés ou parents d'émigrés ; on valida et on raya plus tard de la liste des émigrés deux membres du second nouveau tiers, dont Imbert-Colomès, élu quoique inéligible ; bref, on procéda, aux Anciens comme aux Cinq-Cents, avec une évidente partialité. Puis, Le Tourneur ayant été désigné par le sort comme directeur sortant (19 mai), les Cinq-Cents proposèrent, par 309 voix sur 458 (24 mai), et les Anciens élirent, par 138 sur 218 votants (26 mai), le diplomate Barthélemy, crypto-royaliste et partisan de la paix. Vu les circonstances, écrivait Wickham à Grenville, il est impossible de trouver mieux : j'ai exhorté tous ceux avec qui je suis en correspondance à tout faire pour emporter ce point. Avec Barthélemy, Clichy prenait pied au Directoire. Dans les discussions d'ordre administratif, Gibert-Desmolières, qui dirigeait aux Cinq-Cents la commission des finances, disait souvent qu'il ferait mourir de faim le gouvernement et le Directoire, en leur refusant tout crédit, et il les harcelait sans ménagement à chaque occasion. Le 18 juin, les Cinq-Cents allèrent jusqu'à voter une résolution qui enlevait ait Directoire le peu qu'il avait de surveillance sur la Trésorerie. Le lendemain, J.-B. Leclerc demanda le retrait du vote : les Clichyens l'interrompent avec fureur, escaladent la tribune pour l'en faire descendre, les directoriaux se portent à sa défense ; le désordre devient épouvantable ; un Clichyen, Delahaye, saisit à la gorge le directorial Malès et lui déchire ses vêtements : le vote fut maintenu. Il est vrai qu'un décret des Anciens rejeta la résolution des Cinq-Cents (27 juin) et que le texte final de la loi sur la Trésorerie (27 juillet) maintint les droits du Directoire. Mais l'incident prouvait qu'au Corps législatif, et surtout aux Cinq-Cents, les passions touchaient au paroxysme. Quant aux émigrés et assimilés, les Cinq-Cents adressèrent dès le 28 mai un message au Directoire en leur faveur, et les doctrines opposées du gouvernement et des députés s'affrontèrent en deux rapports contradictoires du ministre de la Justice Merlin de Douai (13 juin), qui maintenait dans son intégralité la législation révolutionnaire, et de Picquet, député du deuxième nouveau tiers aux Anciens (18 juin), qui distinguait suivant les espèces. Les articles de la loi du 25 octobre 1795, qui excluait des fonctions politiques des émigrés et parents d'émigrés, furent annulés comme contraires à la Constitution aux Cinq-Cents (9 juin) et aux Anciens (27 juin). On leva le séquestre mis sur les biens du vieux prince de Bourbon-Conti (le dernier du nom), de la duchesse d'Orléans, veuve d'Égalité et de la duchesse de Bourbon née d'Orléans, mère du duc d'Enghien (28 juin et 14 juillet). Dans la nuit du 13 au 14 novembre 1795, le duc de Choiseul, le chevalier de Montmorency et une cinquantaine d'émigrés au service anglais avaient fait naufrage devant Calais : fallait-il les considérer comme émigrés ou naufragés ? L'affaire avait déjà passé devant plusieurs juridictions sans aboutir : la loi du 2 août porta que les naufragés seraient rembarqués et envoyés en pays neutre (ils restèrent néanmoins en prison jusqu'à l'avènement de Bonaparte au Consulat). Les Conseils s'occupèrent encore d'autres cas particuliers : les Toulonnais évacués sur vaisseaux britanniques, les Alsaciens fugitifs, ouvriers et paysans, qui avaient passé la frontière, et se trouvaient, les uns et, les autres, assimilés aux émigrés ; mais ce fut surtout au sujet des prêtres déportés et insermentés que la bataille se développa. Elle s'engagea le 23 mai sur une demande de prêtres belges qui voulaient être exemptés de la déclaration de soumission, comme l'avaient été certains prêtres de l'Ouest, lors de la pacification. Une commission élue aux Cinq-Cents sur la proposition de Dumolard désigna comme rapporteur Camille Jordan sur la police des cultes, et Dubruel sur l'application des lois pénales contre les réfractaires. D'après Jordan (17 juin), la liberté du culte proclamée par la Constitution impliquait la liberté de tous les actes du culte, comme par exemple la célébration des jours de fête religieuse ou la sonnerie des cloches ; d'après Dubruel (26 juin), les déportés non encore rentrés n'étaient pas en assez grand nombre pour que leur retour constituât un danger. En conséquence, une résolution des Cinq-Cents (15 juillet), convertie ultérieurement en loi par l'approbation des Anciens sur le rapport de Muraire (24 août), abrogea les lois révolutionnaires qui condamnaient à la déportation ou à la réclusion les réfractaires ou insermentés. La lutte se concentra sur les conclusions de Camille-Carillon ou Jordan-les-Cloches, et spécialement sur la question de savoir si on exigerait une déclaration des ministres du culte. Quand enfin on vota (15 juillet), le président, Henry-Larivière, proclama que les Cinq-Cents supprimaient la déclaration. Il y eut des protestations. Le scrutin paraissait douteux. Lamarque, le lendemain (16 juillet), réclama et obtint l'appel nominal ; par 210 voix contre 206 la déclaration était maintenue. Le même jour (16 juillet), Clichy subissait, au Directoire, un autre échec, plus grave. Carnot était alors président. L'avant-veille, à la cérémonie du 14 juillet, dans son discours officiel, il stigmatisait l'alliance entre l'anarchie et le despotisme, entre l'ombre de Marat et Louis XVIII ; il faisait appel aux amis de l'ordre : Français, osez enfin vous dire républicains ! Oui, la Révolution est terminée. Carnot retardait, car, depuis l'anéantissement du parti avancé, un an auparavant, il n'était plus question d'une alliance entre l'extrême gauche et l'extrême droite, contre les institutions établies. Le danger s'était déplacé, et il était devenu plus grave ; Carnot ne s'était pas avisé de la conspiration anglo-royaliste, et il suivait son idée, sans comprendre qu'elle ne correspondait plus à la réalité. Pour le seconder, il n'avait plus auprès de lui, au Directoire, son fidèle Le Tourneur. Mais il se savait d'accord avec Barthélemy, et comme le seul des Directeurs avec lequel Barthélemy parût le plus en liaison en ce moment était Barras, au témoignage de Sandoz, le ministre prussien à Paris (28 juin 1797), Carnot croyait pouvoir compter sur Barras et par conséquent avoir la majorité au Directoire. Il demanda donc le renvoi de Merlin, Delacroix, Ramel et Truguet, ministres de la Justice, des Relations extérieures, des Finances et de la Marine, car tel lui paraissait être le vœu du Corps législatif. Ainsi la manœuvre de Clichy, inspirée par Dandré et payée par Wickham, prenait son développement : évincer peu à peu les républicains de l'administration et du gouvernement de la République, afin de supprimer la République elle-même. Mais Reubell s'indigna : ce vœu du Corps législatif, il lui est impossible de le connaître, il n'a jamais été exprimé et no peut pas l'être. En d'autres termes, la question était de savoir si l'on admettrait ou non le parlementarisme, alors que la Constitution de l'an III — et Carnot lui-même en convenait — n'était pas parlementaire. Tout dépendait de Barras, qui se moquait de tout, sauf de son intérêt immédiat. Il fit un marchandage. A Barthélemy et Carnot, il céda Delacroix et Truguet, mais à Reubell et La Revellière, qui profitèrent de l'occasion pour éliminer les ministres d'accointances clichyennes, il céda Benezech, Cochon et Petiet, ministres de l'Intérieur, de la Police et de la Guerre. Furent nommés Talleyrand aux Relations extérieures, Pléville-le-Pelley à la Marine, François de Neufchâteau à l'Intérieur, Lenoir-Larocho (remplacé quelques jours plus tard par Solin, 26 juillet) à la Police, et Hoche à la Guerre. Ce dernier n'avait que vingt-neuf ans et six mois, il était dans sa trentième année, et, comme la Constitution stipulait que les ministres ne pouvaient être choisis au-dessous de l'âge de trente ans, sa nomination pouvait à la rigueur n'être pas considérée comme irrégulière. Elle était d'autant moins douteuse au point de vue politique. Ainsi le ministère, en partie clichyen, et qu'on avait voulu faire tout clichyen, devenait brusquement tout directorial. Les nouveaux ministres avaient été choisis parmi les Salmistes, et principalement parmi les habitués du salon de Mine de Staël. Pour la première et unique fois de sa vie, l'intelligente dame, remuante et massive, réalisait son rêve d'exercer une action politique. Le général Mathieu-Dumas était hors de lui : l'esprit de faction et d'intrigue a prévalu sur l'intérêt de la République, le surlendemain (18 juillet) à son ami le général Moreau. Clichy se trouvait en effet victime de sa propre manœuvre. Sans rompre entièrement avec la droite, Barras avait donc pris parti pour la gauche. Il avait eu vent du complot anglo-royaliste. Les papiers de d'Antraigues, saisis par Bonaparte à Trieste (22 mai) et envoyés à Paris, venaient de lui donner quelques indices. En même temps, deux de ses habitués lui faisaient séparément des révélations (vers la fin juin) : le prince de Carency, fils du duc de la Vauguyon, conseiller et principal ministre de Louis XVIII, et l'abbé de Montgaillard, frère cadet du comte de Montgaillard, qui avait participé aux intrigues entre Pichegru et Condé. Ainsi le hasard avait voulu que, peu avant la crise ministérielle du 16 juillet, Barras ait été le seul des directeurs à connaître à la fois la trahison de Pichegru avec le complot anglo-royaliste, et à mesurer l'étendue du danger, sinon pour la République, dont le sort lui était indifférent, du moins pour son intérêt personnel. Il était prêt à manœuvrer avec les royalistes, mais il n'entendait pas être manœuvré par eux. Et il leur ménagea une nouvelle surprise. Non content d'avoir fait nommer à la Guerre Hoche, qu'on savait ardemment républicain, il avait imaginé mieux encore. Vers la fin de juin, Hoche, qui commandait l'armée de Sambre-et-Meuse, s'était rendu à la Haye pour demander la coopération de la flotte hollandaise à un nouveau projet de débarquement en Irlande, et, de retour à son quartier général de Gueldre, il détachait sur Brest une dizaine de mille hommes (1er juillet). La marche des troupes commença le surlendemain (3 juillet) ; les soldats et les officiers savaient qu'ils passeraient à proximité de Paris, où ils pourraient défendre la République contre le royalisme. Pourtant la Constitution interdisait (art. 69) au Directoire de faire passer ou séjourner aucun corps de troupe dans la distance de six myriamètres (douze lieues moyennes) de la commune où le Corps législatif tient ses séances, si ce n'est sur sa réquisition et avec son autorisation. Hoche avait donné ses ordres sur les indications du Directoire, transmises, semble-t-il, par l'intermédiaire du général Cherin et du jeune Rousselin de Saint-Albin, qui fréquentait chez Barras, mais non par la voie hiérarchique du ministère de la Guerre ; et, au Directoire même, Carnot, qui pourtant s'occupait spécialement des questions militaires, ne paraît pas avoir été mis au courant. Reubell et La Revellière ont également affecté l'ignorance, de sorte que, s'ils disent vrai, l'initiative et la responsabilité du mouvement des troupes dans la direction de Paris incomberaient au seul Barras. Quoi qu'il en soit, Hoche était en route avec ses troupes quand il fut nommé à la Guerre. Ce fut Petiet qui en avisa les Clichyens dès qu'il eut quitté le ministère. Le Directoire préparait-il un coup de force ? Visiblement, il provoquait déjà les Conseils. L'émotion fut extrême (17 juillet). Les Cinq-Cents demandèrent des explications au Directoire, qui en demanda lui-même à Hoche quand le général, laissant ses troupes en arrière, arriva à Paris. La confusion était devenue telle qu'il était impossible de discerner qui aurait le dessus, de Clichy ou du Directoire. Mais personne ne voulait pousser le conflit à fond. Barras arrangea tout, et Carnot lui-même le seconda. Hoche donna sa démission de ministre (22 juillet), en alléguant qu'il n'avait pas l'âge légal, mais ses troupes se massèrent à la limite constitutionnelle et un arrêté directorial (publié le 26) approuva officiellement leurs mouvements. Le général Scherer, nommé ministre de la Guerre (23 juillet), se trouvait lié d'amitié avec Pichegru comme avec Reubell, son compatriote du Haut-Rhin. De son côté, Pichegru, aux Cinq-Cents, se montra très modéré. Il proposa de dresser des colonnes d'avertissement sur toutes les routes à la limite constitutionnelle des six myriamètres, et qu'à l'avenir les mouvements de troupes à l'in lé-rieur du pays n'eussent jamais lieu que sur les ordres du ministre de la Guerre, qui ne pourra lui-même les donner qu'en vertu d'un arrêté du Directoire : résolutions votées aux Cinq-Cents (26 juillet) et transformées en loi par les Anciens (28 et 30 juillet). La passe d'armes avait été chaude et finissait en coup nul. Les adversaires, Conseils et Directoire, restaient sur la défensive. Comme l'écrit Dandré dans son rapport à Wickham, le Directoire avait vu le danger et montré sa force, à l'instant même où Clichy se croyait devenu assez fort pour s'emparer du ministère. Mais, par une imprudence criminelle, le Directoire, au lieu de chercher sa force dans le pays, avait fait appel à l'armée et aux concours de généraux ; il avait en quelque sorte réquisitionné floche et il acceptait l'appui que lui offrait Bonaparte. La force armée que la Constitution républicaine plaçait en dehors des discussions politiques (art. 274-275) intervenait entre le gouvernement et les Conseils, et se substituait aux citoyens dans leurs comices. Au plus fort de la crise, le 22 juillet, était arrivée à Paris la proclamation de Bonaparte à ses soldats pour la fête du 14 : Soldats, je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie, mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France ; rouis les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains... Dans sa correspondance avec le Directoire, Bonaparte conseillait sans cesse un coup de force contre les Conseils. Il dépêchait des émissaires à Paris : Lavallette (le 11 juillet), Augereau (le 27) ; il envoyait des adresses rédigées à l'armée d'Italie, parfois en termes virulents, et revêtues de milliers de signatures. Je vois avec mal au cœur, écrivait de Milan à Paris le général Lannes, le 14 août, que les braves amis de la République se laissent intimider par une poignée de brigands.... Ils ont sans douta oublié qu'il existe trois cent mille républicains qui sont prêts à marcher pour écraser ces misérables.- L'armée vient de leur jurer guerre à mort dans les adresses qu'elle vient d'envoyer au gouvernement.... Est-ce qu'ils ne savent pas que nous avons soumis toute l'Europe et qu'un feu de vingt-quatre heures n'en laissera pas un en France ?... Nous connaissons notre force. L'anniversaire du 10 août servit de prétexte à l'armée de Sambreet-Meuse pour des manifestations semblables. Les armées de Rhin-et-Moselle sous Moreau, et des Alpes sous Kellermann, s'abstinrent, encore qu'elles ne fussent pas moins républicaines. Mais Kellermann était beau-frère de Barbé-Marbois, et Moreau ami de Mathieu-Dumas et de Pichegru. Le 21 avril, il avait saisi dans les fourgons de Klinglin une correspondance plus compromettante encore pour Pichegru que les papiers envoyés par Bonaparte à Paris ; il commit la faute de n'en aviser le gouvernement que le 5 septembre, dans une lettre à Barthélemy. Dans le camp clichyen, le chef semblait devoir être Pichegru. Par son passé de trahison, et son prestige de général républicain, son royalisme secret et son autorité de politicien aux Cinq-Cents, il représentait à merveille la complexité contradictoire du parti clichyen. Il pouvait beaucoup. Il ne fit rien. Comme l'écrivait plus tard Dandré, non sans amertume, il ne s'est pas trouvé dans les cieux Conseils un seul homme. Dès que Wickham eut appris le mouvement de Hoche sur Paris, il jugea, avec raison, que le moment était venu de donner une nouvelle impulsion au complot, et il offrit à Dandré d'augmenter ses subsides : 250.000 francs par mois, plus une somme de 1.200.000 francs versés d'urgence. Dandré alla trouver Pichegru qui refusa la subvention d'urgence, tout en acceptant pour ses menues dépenses 4 rouleaux de 50 louis, laissés par Dandré sur la cheminée. Mais, à son avis, rien ne pressait. Il suffirait de tenir jusqu'aux prochaines élections, dont il était sûr qu'elles seraient décisives. Dandré fit deux parts du subside mensuel : 150.000 francs pour sa propagande personnelle, 100.000 pour la caisse des Philanthropes. Du reste, la catastrophe survint si rapidement que Wickham n'eut le temps que d'envoyer la moitié des fonds promis. Une loi de réaction, votée aux Anciens le 25 juillet conformément à une résolution des Cinq-Cents (24 juillet) sur un rapport de Valentin-Duplantier (12 juillet), interdisait, provisoirement, toute société particulière s'occupant des questions politiques. La mesure était dirigée contre les clubs de Salm et de quartier, car les Clichyens trouvèrent aisément des salons amis où ils se réunissaient, cent et plus, deux ou trois fois la semaine. En guise de protestation, le Cercle constitutionnel organisa, pour le 9 thermidor (27 juillet), un grand banquet où l'on but à la folie des ennemis de la République, au général Bonaparte et au Directoire. Le même jour, au Champ-de-Mars, une rixe survenait entre militaires et jeunes gens. La querelle des collets noirs commençait, qui se prolongea tout le mois suivant et fit plusieurs victimes. Les agresseurs étaient tantôt les royalistes à collets noirs tantôt les soldats, invalides et officiers ; on échangeait des injures et des coups, et les républicains se jugeaient vainqueurs quand ils avaient pu arracher le collet noir à l'habit de leurs adversaires. Entre les Conseils et le Directoire, les rapports se faisaient de jour en jour plus tendus. Hoche continuait ses mouvements suspects. Willot (31 juillet), puis Aubry au nom de la commission des inspecteurs (4 août) le dénonçaient aux Cinq-Cents : près de 30.000 hommes se trouvaient maintenant massés à la limite du périmètre constitutionnel. En réponse, le Directoire nommait Augereau commandant de la 17e division militaire dont dépendait Paris (8 août), et, plus tard, Cherin (envoyé par Hoche), commandant de la garde constitutionnelle du Directoire (28 août). Le 3 septembre, les Conseils tinrent séance comme à l'ordinaire. Nul incident : le calme trompeur qui précède l'orage. Mais les inspecteurs des deux Conseils qui depuis quelques jours se réunissaient en commun, décident que l'un d'eux, Vienot-Vaublanc, proposera le lendemain la mise en accusation du triumvirat directorial. Le prince-mouchard de Carency, qui rôdait aux alentours, en a vent et court prévenir Barras. Suivant d'autres, le gouvernement aurait été averti par un agent de police. Aussitôt, Barras, La Revellière se réunissent chez Reubell, avec les ministres et Augereau. C'est le commencement de la séance permanente du Directoire, qui va durer sans interruption jusqu'an 5 à onze heures du soir. Les premiers ordres d'exécution sont transmis en grand secret. Les troupes de Hoche doivent se tenir prèles à avancer. 5.000 hommes de l'armée d'Italie, 2000 hommes de l'armée de Rhin-et-Moselle seront dirigés d'urgence sur Marseille, Lyon et Dijon. Le service des postes et messageries est suspendu. On imprime des proclamations, avec quelques-unes des pièces qui prouvent la trahison de Pichegru, et des menaces de mort contre ceux qui le soutiendraient. Dans la soirée, les conjurés tinrent au moins trois réunions : chez Imbert-Colomès, chez Dandré, chez les inspecteurs. Aucune décision n'est prise. De fait, les véritables conjurés ne sont-ils pas maintenant les membres du gouvernement ? Les inspecteurs décident de veiller toute la nuit : une douzaine de députés restent aux Tuileries avec les généraux Pichegru et Willot, sous la protection des 800 hommes de la garde constitutionnelle des Conseils que commande Ramel. Le gouvernement avait eu soin de faire tenir à Thibaudeau, dans la soirée, un des premiers exemplaires du manifeste contre Pichegru. C'est pour Thibaudeau une révélation accablante. Il n'y peut croire. Il court aux Tuileries en faire part à Pichegru. — Je monterai demain à la tribune pour nier tout cela, s'écrie Pichegru. — Il n'y aura pas plus de tribune demain pour vous que pour moi, répond Thibaudeau ; mais n'avez-vous point eu occasion de correspondre avec le prince de Condé pour des objets purement militaires ? — Non, jamais ! Le coup d'État a commencé le 4 septembre 1797 (18 fructidor an V) vers 3 heures du matin. Un rapport officiel veut qu'il ait été annoncé par le canon d'alarme, suivant le rite révolutionnaire. Si le canon a tiré, il n'a pas fait grand bruit et n'a réveillé personne. C'est en silence que les troupes gouvernementales ont investi les Tuileries, leurs abords, le quai et les ponts de la Seine ; les barrières étaient fermées ; des affiches posées sur les murs ; des communiqués envoyés aux journaux. Carnot, prévenu on ne sait par qui, prit la fuite par le jardin du Luxembourg et la rue Notre-Dame-des-Champs ; Barthélemy, resté chez lui, refusa sa démission à Cherin qui vint au matin lui demander de partir, et fut gardé prisonnier. Au jour levant, les troupes du Directoire entrent aux Tuileries. La garde constitutionnelle des Conseils ne leur oppose aucune résistance ; Ramel est arrêté ; un détachement d'une cinquantaine d'hommes pénètre dans la salle des inspecteurs. L'officier qui les commande somme à trois reprises les députés de se retirer. Ils refusent. Ils sont arrêtés tumultueusement. On échange des injures et des horions. Un chasseur apostrophe Pichegru : Te voilà, chef des collets noirs, chef de brigands ! — Oui, puisque je t'ai commandé ! Quelques-uns des députés qui arrivaient aux nouvelles se laissèrent prendre. Les autres s'esquivèrent. Dandré était sorti de grand matin pour chercher à ramasser quelques hommes de bonne volonté. Il croyait pouvoir compter sur 1.500 hommes armés : 500 jeunes gens volontaires collets noirs, 500 émigrés et Chouans, et 500 militaires dont 364 dragons du 21e régiment ; nous ne pûmes nous réunir plus de 13. Vers 10 heures, le Directoire réquisitionnait l'Odéon et l'École de Médecine pour les Cinq-Cents et les Anciens ; il en confiait le service d'ordre à la garde constitutionnelle des Conseils dont il félicitait une délégation que lui présentait le général Cherin. Tout coup d'État veut un semblant de légalité. Les Conseils s'instituèrent donc en permanence. Les Cinq-Cents se réunirent à l'Odéon un peu avant midi sous la présidence de Lamarque, et délibérèrent jusqu'à minuit. Quelques Anciens seulement se trouvaient à l'École de Médecine quand Roger Ducos ouvrit la séance vers une heure. L'après-midi se passa à attendre et à chercher les députés ; ce fut seulement vers le soir que la délibération commença ; elle dura toute la nuit, jusqu'à six heures du matin. Le 5, les deux Conseils tinrent séance l'après-midi et le soir ; le 6, le 7 et le 8, l'après-midi seulement, et le 9 ils retournèrent aux Tuileries ; leur permanence prit fin. A aucun moment l'ordre ne fut troublé. Le 4, vers cinq heures du soir, on vit arriver au Luxembourg, par le Pont-Neuf, une petite bande d'habitants des faubourgs, qui venait offrir ses services au gouvernement : environ 300 hommes armés de piques, les bras retroussés, brandissant des sabres, blasphémant le Ciel et Pichegru, traînant 3 pièces, 2 de canons et 1 d'eau-de-vie, et hurlant d'une manière effrayante la chanson nommée Marseillaise. Le Directoire leur fit jeter une cinquantaine de louis et les congédie avant la nuit. La police n'était sans doute pas étrangère à cette manifestation populaire. Dès le 5 au soir, les barrières de Paris étaient rouvertes ; les postes et messageries reprenaient leur service interrompu. Ainsi le Directoire, les Cinq-Cents et les Anciens purent, en apparence tout au moins, prendre paisiblement les mesures légales qu'ils jugeaient nécessaires au salut de la République. Deux lois votées d'urgence portaient, la première que le général de l'armée de l'Intérieur, Augereau, et les braves défenseurs de la Liberté avaient bien mérité de la Patrie, la seconde, que les troupes pouvaient franchir la limite constitutionnelle. Leurs premiers détachements arrivèrent le 10 à Paris, où leur présence fut inutile. Les mesures à prendre contre les conspirateurs avaient été colligées en un projet soigneusement préparé par Merlin' de Douai, qui fut voté par les Cinq-Cents le 4 septembre vers minuit et par les Anciens le 5 vers deux heures du soir. Dans ses considérants, la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) dénonçait la conspiration organisée contre la République. Aux dernières élections, il avait été spécialement recommandé aux agents et émissaires disséminés dans toutes les parties de la France de faire passer des partisans de la royauté. En conséquence, la loi corrigeait d'une part les élections et d'autre part la législation adoptée par les Conseils depuis l'entrée du deuxième nouveau tiers. Les élections étaient annulées dans 49 départements : 140 députés, dont 45 des Anciens et 95 des Cinq-Cents, étaient privés de leur mandat. De même, 1 Ancien et 4 des Cinq-Cents, considérés comme validés irrégulièrement. Enfin, 11 membres des Cinq-Cents et 42 des Anciens étaient condamnés à la déportation et leurs biens séquestrés. Ainsi, 198 députés étaient au total exclus des Assemblées. La liste de déportation comprenait en outre une douzaine de noms, notamment les directeurs Carnot et Barthélemy, les conspirateurs royalistes Brottier, Duverne de Presle et La Villeurnois. D'autre part, la loi du 5 septembre annulait les récentes lois de réparation, elle rétablissait les lois antérieures, et elle en aggravait les dispositions. Les émigrés non rayés devaient retourner à l'étranger dans le délai maximum de quinze jours, sous peine d'être traduits, non plus devant les tribunaux criminels, mais devant les commissions militaires jugeant sans appel, et la loi du 25 octobre 1795 était déclarée valable, non plus jusqu'à la paix, mais pendant les quatre années qui suivront la publication de la paix générale. En remettant en vigueur la loi du 29 septembre 1795 sur la police du culte, la loi du 19 fructidor donnait au Directoire le droit de procéder à la déportation des prêtres par arrêtés individuels, et elle astreignait les ecclésiastiques, non plus à la déclaration qu'avaient consentie les soumissionnaires, mais au serment de haine à la royauté et à l'anarchie, d'attachement et fidélité à. la République et à la Constitution de l'an III. Le même serment était exigé de tous les électeurs. Les fonctionnaires coupables de ne pas appliquer la loi étaient passibles de deux ans de fers. La presse était de nouveau placée pendant un an sous la surveillance de la police, avec droit de prohibition. La loi complémentaire du 8 septembre supprima 42 journaux dont 6 en province (Belgique comprise). De plus, elle donnait au Directoire le pouvoir d'en déporter les propriétaires, entrepreneurs, directeurs, auteurs et rédacteurs, de séquestrer leurs biens et de procéder chez eux à des visites domiciliaires. Au vrai, ces mesures n'ont pas été mises à exécution. Mais la presse contre-révolutionnaire disparut. Il ne restait plus qu'à remplacer les deux directeurs déportés. Un message directorial en avisa les Conseils (6 septembre), et les Cinq-Cents dressèrent (le 7 et le 8) deux listes décuples. Sur la première, où François de Neufchâteau, Merlin de Douai et Masséna arrivaient en tète avec 224, 214 et 210 voix, Merlin fut élu aux Anciens (le 8) par 74 voix sur 139 pour remplacer Barthélemy. Le lendemain (9 septembre), François de Neufchâteau, qui était présenté par 205 voix (suivi par Masséna et Augereau avec 194 et 192 voix) succéda à Carnot par 111 voix sur 146. Les deux nouveaux directeurs furent installés (le 10) au bruit de l'artillerie. Le Directoire fit venir de province deux chefs d'administration départementale, Le Tourneur, de la Loire-Inférieure, et, de la Dyle, le Belge Lambrechts, ci-devant comte et recteur de l'université de Louvain, pour remplacer Merlin et François à la Justice et à l'Intérieur (14 et 24 septembre). Augereau, qui serait volontiers devenu directeur, attendait sa récompense. La mort de Hoche à Wetzlar (19 septembre) le servit à souhait. Hoche était poitrinaire, et les derniers événements auxquels il avait été mêlé n'avaient pas peu contribué à le déprimer. Il redoutait pour la République, non plus seulement le péril contre-révolutionnaire, mais la dictature militaire et l'ambition de Bonaparte. A l'armée de Rhin-et-Moselle, Moreau avait été révoqué dés le 2 septembre. L'armée dé Sambre-et-Meuse, unie à l'armée de Rhin-et-Moselle, puis à l'armée du Nord ou de Batavie, fut confiée à Augereau sous le nom d'armée d'Allemagne (23 et 29 septembre, 28 octobre). Beurnonville, fort mécontent de la combinaison, d'autant plus que, dans un ordre du jour à Utrecht (le 18 septembre), il avait glorifié l'heureuse journée du 18 fructidor, donna sa démission. Enfin Kellermann était privé de son commandement, et l'armée des Alpes unie à l'armée d'Italie (31 octobre). Il n'y avait donc plus que deux généraux en chef pour toutes les armées de la République, mais le Directoire eu était politiquement sûr : Bonaparte et Augereau. Les généraux placés sous leurs ordres furent choisis parmi les républicains. On épura pareillement le corps diplomatique et consulaire, et le personnel administratif. Aux fonctionnaires élus étaient substitués des fonctionnaires nommés. Le procédé n'était pas nouveau, et le Directoire en usait à chacune des élections annuelles, mais il ne l'avait pas encore si largement employé. Comme, d'antre part, la Constitution avait établi un commissaire du gouvernement, nommé et révoqué par le pouvoir central dont il était le représentant auprès des administrations départementales et communales, l'État devenait de plus en plus centralisateur et autoritaire. L'institution des municipalités cantonales formait, il est vrai, comme une fédération permanente des communes du canton, capable de susciter dans les campagnes une vie locale autonome. Mais les difficultés matérielles d'organisation, l'obligation pour les agents élus de chaque commune d'aller décadairement au chef-lieu de canton pour les séances de la municipalité, la subordination du président élu de la municipalité cantonale au commissaire du gouvernement, préparaient déjà les voies à la centralisation administrative que renforçaient les épurations politiques. Enfin le ministre des finances Rame !, débarrassé de l'opposition des Clichyens, fit voter sans difficulté la loi du 30 septembre 1797, d'après laquelle la rente était dorénavant exempte de toute retenue, mais un tiers seulement en était consolidé au Grand Livre. L'État répudiait ainsi un capital nominal d'environ 2 milliards — dont 4,5 pour la rente perpétuelle à 5 p. 100 et 0,5 pour les rentes viagères calculées à 10 p. 100 — ; il n'avait plus à payer que 68 millions d'arrérages (dont 43 en rentes perpétuelles), mais l'économie qui en résulta ne suffit pas à couvrir le déficit annuel. C'était là une banqueroute qui devint définitive lorsque le Consulat répudia à son tour les bons des deux tiers mobilisés. La question serait de savoir si la confection du Grand Livre sous la Convention et les inscriptions ultérieurement admises n'avaient pas été opérées trop expéditivement. Des 65 condamnés à la déportation par la loi du 49
fructidor, 18 seulement furent transportés, dont 7 moururent en Guyane (Bourdon de l'Oise, Murinais, Tronson-Ducoudray,
Rovère des Anciens, Gibert-Desmolières des Cinq-Cents, Brottier et Berthelot
de la Villeurnois), 2 périrent en cours d'évasion (Aubry des Cinq-Cents et Letellier, le domestique de
Barthélemy), 6 s'évadèrent (le 3 juin
1798) et parvinrent en Angleterre (Pichegru,
Willot et De Lame des Cinq-Cents, Barthélemy, Ramel et Dossonville),
et 3 furent graciés en 1799 (Aymé des
Cinq-Cents, Barbé-Marbois et Lafîon-Ladebat des Anciens). La loi du 9
novembre 1797 assimila aux émigrés les déportés qui s'étaient soustraits au
transport en Guyane ; mais l'arrêté du 17 janvier 1799 leur désigna File
d'Oléron comme lieu de détention provisoire. Pour éviter la confiscation de
leurs biens, 14 se constituèrent alors prisonniers. Ils restèrent à Oléron
jusqu'à la fin du Directoire. Contre les émigrés, 32 commissions militaires, à Paris et en province, prononcèrent 160 condamnations à mort au cours des deux années qui suivirent le coup d'État. Surville et Allier, qui n'attendaient qu'une occasion favorable pour recommencer l'insurrection avortée dans les Cévennes en 1796-97, furent arrêtés et exécutés (Allier à Lyon, Surville au Puy, septembre-octobre 1798). Mais la plupart des autres victimes ne machinaient pas de conjurations, et leur seul crime fut d'avoir émigré. La répression fut particulièrement sévère en Provence, à Marseille et Toulon. Enfin, contre les prêtres, le Directoire lança 1 448 arrêtés individuels de déportations en l'an VI et 209 en l'an VII. Grâce aux croisières anglaises, qui gênaient les transports en Guyane, la déportation se mua souvent en détention. La répression avait-elle été trop rigoureuse ? La majorité du Directoire, aidé de la minorité des Conseils, avait réduit par la force la minorité du Directoire et la majorité des Conseils, mais le véritable vaincu était le parti des royalistes constitutionnels, dont la tactique était de supprimer la République en y entrant. Dandré se réfugia en Suisse ; l'organisation des Philanthropes se disloqua. Les papiers de Klinglin, parvenus enfin au Directoire, révélèrent en partie le rôle de Wickham. Le gouvernement demanda à Berne l'expulsion du ministre britannique (15 septembre), et Wickham, rappelé par son gouvernement (21 octobre), partit (8 novembre). A l'instigation de Paris, le roi de Prusse intervint auprès du duc de Brunswick, et Louis XVIII demanda asile au tsar, qui venait de prendre à son service ce qui restait de l'armée de Condé ; il quitta Mankenbourg (10 février 1798) pour se fixer à Mitau en Courlande (13 mars) : il devait y rester neuf ans, ainsi qu'à Varsovie. Tous les chefs du complot anglo-royaliste étaient, donc en fuite à l'étranger, et le Roi lui-même se trouvait comme traqué à l'autre bout de l'Europe. III. — ÉCHEC DE LA MANŒUVRE DIPLOMATIQUE ANGLAISE. QUATRE faits certains sont en liaison certaine : l'Angleterre voulait une paix avantageuse ; pour l'avoir, elle a organisé le complot que l'on sait ; le complot a déterminé le coup d'État, et le coup d'État a rendu la paix impossible. Certes, on était las de la guerre en Angleterre, encore que le pays ne fût pas à bout de forces et ne se sentît nullement vaincu. Mais, par une exception unique dans son histoire, l'Angleterre n'avait plus de flotte militaire sûre de vaincre. Déjà elle avait dû cesser d'agir dans la Méditerranée, et elle échouait dans ses attaques contre les colonies espagnoles de Porto-Rico (avril 1797) et de Ténériffe (juillet). Le 15 avril, la flotte de la Manche se mutinait en rade de Portsmouth ; le 2 mai, la rébellion commençait dans la flotte de la mer du Nord, et elle gagnait ensuite l'escadre du Cap, les flottes de la Méditerranée et des Indes occidentales. Une mutinerie militaire commença au camp de Woolwich. Mais Parker, le chef élu des matelots, fut arrêté le 14 juin. Les troubles continuèrent sporadiquement dans la marine britannique jusqu'à l'automne. Le 22 septembre, l'équipage d'une frégate aux Indes occidentales massacrait encore ses officiers et se livrait, avec le navire, aux Espagnols. Sur le continent, l'Angleterre n'avait. plus d'autre allié que le Portugal, qui marquait des velléités d'indépendance. Hammond fut expédié à Vienne, muni d'un programme de paix générale dont la modération prouve que Pitt, sinon Grenville lui-même, se rendaient un compte exact des changements survenus sur le continent. L'Angleterre consentait que la France conservât la rive gauche du Rhin et l'alliance de la République batave, que l'Autriche s'indemnisât en Allemagne par sécularisation ou en Italie par annexion, que le Stathouder reçût une compensation : elle prenait son parti de la défaite de ses alliés, et d'autant plus aisément qu'elle ne prétendait pas être le centre de gravité de la coalition ; elle renonçait à exiger le retour à l'ancien équilibre européen ; elle accommodait sa politique aux circonstances nouvelles. Mais elle n'entendait pas perdre les profits de ses victoires navales, et elle demandait le Cap, Ceylan, voire la Martinique. Hammond arriva à Vienne le 30 avril : trop tard ; les préliminaires de Léoben datent du 18. Mais Londres avait ses précautions prises. La politique britannique est alors à double face : l'une avec Hammond, l'autre avec Wickham. Le complot royaliste, dont Dandré fut le principal agent en France, n'aurait pas été possible sans les subsides anglais. Ni Pitt, ni Grenville ne prenaient les émigrés très au sérieux. La restauration royaliste de France leur était, au fond, indifférente. Leur but était autre : ils voulaient obtenir de la France une paix avantageuse, soit en poussant au pouvoir le parti réactionnaire, la faction des anciennes limites, soit en prolongeant les luttes intestines, pour rendre le gouvernement impuissant. Malmesbury était revenu de sa mission à Paris l'année précédente, avec cette conviction que la paix continentale n'était pas, somme toute, défavorable aux intérêts britanniques, car elle devait avoir pour effet en France d'aggraver la crise intérieure, en supprimant le danger extérieur. Le complot Wickham-Dandré, est donc une offensive politique pour amener la France à la paix maritime anglaise. Dès qu'il a donné ses premiers résultats, la manœuvre prend corps et se développe. L'entrée de Barthélemy au Directoire est du 26 mai : le 30, Pitt proposa d'ouvrir avec la France des négociations sur les bases inutilement soumises par Hammond à Vienne. Faire de nouvelles avances ! Les chefs des trois principaux départements ministériels aux Affaires étrangères, à la Guerre et à la Marine, Grenville, Windham et Spencer, se récriaient, et le roi plus encore. Mais Pitt obtint gain de cause : le 1e juin, Grenville mandait à Barthélemy que son gouvernement était disposé à négocier des préliminaires pour le congrès de la paix générale. Barthélemy ne répondit pas, soit qu'il ait voulu éviter jusqu'à l'apparence d'un penchant trop visible pour la paix, ou faire sentir à Londres l'incorrection d'une démarche faite personnellement auprès d'un des directeurs à l'exclusion des autres, soit enfin qu'il ne fût pas d'accord avec ses collègues. La réponse française du A. juin émane du ministre Delacroix et de quatre directeurs ; Barthélemy ne l'a pas signée. Elle porte que la France accepte de négocier, non des préliminaires, mais un traité définitif, et avec l'Angleterre seule. Pitt et Grenville passèrent outre, et leur concession est, à tout prendre, plus importante peut-être encore que celle dont témoignait le projet porté à Vienne par Hammond. Les deux gouvernements nommèrent leurs plénipotentiaires : pour la France (11 juin), Le Tourneur, l'ami de Carnot, prédécesseur de Barthélemy au Directoire, le journaliste et diplomate Maret, toujours besogneux, le contre-amiral Pléville-le-Pelley, un vétéran des guerres maritimes au XVIIIe siècle : en 1746, à vingt ans, il avait eu la jambe emportée par un boulet anglais, mais en 1770 il sauvait au péril de sa vie une frégate anglaise en perdition pendant une tempête, entre temps, il était à cieux reprises fait prisonnier ; — pour l'Angleterre (16 juin), Malmesbury, dont on n'avait pas oublié l'échec à Paris lors de sa précédente mission : le choix n'était pas des plus heureux ; mais Malmesbury était assisté de trois auxiliaires, dont deux lords, et sa revanche eût été de gagner la paix. Il fut convenu qu'on négocierait à Lille. Les instructions secrètes données aux plénipotentiaires sont conçues de points de vue fort éloignés, sans exclure pourtant toute possibilité de compromis. Malmesbury est informé (29 juin) que la paix sera séparée, maritime, définitive, mais qu'elle doit procurer à l'Angleterre le plus de colonies possible, et diverses combinaisons lui sont indiquées, suivant qu'il faudra rendre tout ou partie des colonies conquises à la France et à ses alliés. A Le Tourneur, Reubell recommande pareillement (13 juin) de ne traiter que pour une paix séparée. Mais il insiste sur l'obligation de ne rien conclure qui soit contraire à la Constitution et aux traités. Or, la Constitution interdisait toute aliénation territoriale en France et aux colonies, et elle énumérait nominativement celles-ci, n'omettant que le Sénégal, parce qu'il n'élisait pas de députés ; et, par les traités du 16 mai 1795 et du 19 août 1796, la France garantissait à l'Espagne et à la Batavie, ses alliés, l'intégrité de leurs possessions, ou du moins la restitution de leurs colonies perdues. Mais l'entente préétablie sur le principe même de la paix maritime et séparée constituait, dans les rapports de la France et de l'Angleterre, une nouveauté tellement capitale, que les divergences de détail paraissaient secondaires, si profondes qu'elles fussent. Jamais Londres n'avait été plus pacifique, ni jamais la paix plus proche. On pouvait négocier. Les plénipotentiaires français arrivèrent à Lille le 2 juillet et les Anglais le 5 ; les pourparlers commencèrent le 7. On causa d'abord comme à bâtons rompus, sans grand ordre ni méthode. Pitt mandait à Malmesbury (le 13 juillet) de ne pas encourager l'idée que nous céderons, mais d'éviter de rompre, et le Directoire, en examinant le même jour (13 juillet) les premiers rapports de ses plénipotentiaires, se ralliait à l'opinion de Barthélemy, qui conseillait aussi de ne point rompre. Mais Paris se défiait de Londres comme Londres de Paris. A Lille on pelotait en attendant partie. Pour les paroles décisives et les accords de réalisation, l'Angleterre attendait l'arrivée au pouvoir de Pichegru et de ses complices, alors que le Directoire, trompé par ses apparences de bonne volonté, s'imaginait que la paix lui était devenue une nécessité et que toute concession eût été maladresse. La crise ministérielle du 16 juillet en France et les événements qui s'ensuivirent créèrent brusquement une situation nouvelle, des plus paradoxales. Le complot tournait mal. Grenville, Windham et Spencer se trouvaient avoir raison contre Pitt. Les avantages coloniaux qu'on escomptait à Londres devenaient problématiques. De son côté, le Directoire était moins que jamais disposé à traiter avec un gouvernement devenu l'ennemi du dedans comme il était déjà l'ennemi du dehors. Mais le successeur de Delacroix aux Relations extérieures, Talleyrand, était de longue date partisan du rapprochement avec l'Angleterre, par raison politique et par ses relations avec la finance cosmopolite des deux côtés de la Manche. A la vérité, il n'était que subordonné au Directoire. Mais, ne voulant pas obéir à ses chefs et ne pouvant les contraindre, il les trompa : c'est à leur insu qu'il manœuvra secrètement pour retenir Malmesbury et continuer les négociations de Lille. En outre, il obtint de Reubell, non sans une vive résistance, que la France demandât à ses alliés de renoncer à leur garantie d'intégrité coloniale (29 juillet). L'Espagne refusa net (le 1er août). La Batavie, après de longues hésitations, ne voulut céder que Cochin et quelques comptoirs en Hindoustan (26 septembre). Le Portugal, jusqu'alors allié de l'Angleterre, se montra plus accommodant, et Aranjo signa à Paris (le 10 août) un traité qui accordait à la France, avec 10 millions d'indemnité, une partie du Brésil comprise entre l'Oyapok et l'Amazone. De plus, le Portugal s'engageait à n'admettre dans ses ports que six navires de guerre étrangers au maximum, privant ainsi l'Angleterre d'une de ses plus précieuses bases navales dans l'Atlantique. A défaut de la Louisiane que l'Espagne ne voulait pas céder, la France disposait donc d'un territoire à troquer. A Lille, Talleyrand avait gagné Maret et communiquait secrètement avec Malmesbury par l'intermédiaire d'un obscur agent des postes, nommé Pein, et de Pierre Lagarde, un ancien professeur devenu journaliste et plus tard policier. Il s'agissait de donner patience à la mission anglaise, de lui persuader que Barthélemy était d'accord avec Carnot, Carnot avec Pichegru, comme Pichegru avec Wickham, de lui prouver qu'on s'occupait à Paris des combinaisons d'échanges coloniaux destinés à donner satisfaction à l'Angleterre. Pein et Lagarde transmirent à Malmesbury des renseignements sur les négociations de la France avec la Batavie, l'Espagne et le Portugal, sans oublier le projet de descente franco-batave aux Iles Britanniques. La trahison se doublait de maladresse, car les révélations faites tournaient contre leur but, en montrant les trois puissances secondaires rétives à leurs alliances respectives. Mais on n'admettait pas à Londres que le Portugal changeât de camp et se libérât de la sujétion anglaise. Dès le 18 août, injonction était faite à Lisbonne de ne pas ratifier le traité du 10 : la démarche n'était pas seulement inamicale pour la France, mais nuisible à la paix qu'on négociait. Le Portugal cédait en effet, paralysant ainsi les préparatifs français d'entente avec l'Angleterre. Il est vraisemblable que, dès ce moment, on ne se faisait plus beaucoup d'illusions à Londres sur la conférence de Lille. Mais le parti antigouvernemental n'était pas encore vaincu à Paris. Un revirement pouvait se produire. Malmesbury paya ses informateurs : 7.500 francs à Pein, 25.000 francs à Lagarde. On ne sait si Talleyrand a aussi reçu de l'argent, mais il suffit pour la moralité du personnage qu'il ait été dans cette vilaine affaire l'entremetteur en chef. Vers la mi-août, un ci-devant comte et colonel, devenu homme d'affaires et ami du banquier Perregaux, Saint-Simon, le futur réformateur social, vint à Lille avec un projet que Lagarde développa quelques jours plus tard de la part de Talleyrand : l'Angleterre garderait Ceylan et la Trinité, et le Cap serait internationalisé, avec une garnison batave, anglaise et française. A Londres, Barras offrait de se vendre, par l'intermédiaire d'Anglais comme Potier au début de juillet et de Merville en août ; il promettait Ceylan, le Cap, Cochin au détriment des Hollandais, et la Trinité espagnole, et, par-dessus le marché, son adhésion au complot anglo-royaliste, grâce à quoi le traité deviendrait possible. Son prix était de 15 millions, réduit, après marchandage, à 12. Rien n'indique que le gouvernement anglais ait été déçu ou dégoûté. Wickham l'avait habitué à travailler dans la boue. Il attendait les événements. Ce fut le coup d'État qui survint. Carnot était proscrit. Son fidèle Le Tourneur ne pouvait être maintenu à la tète de la mission française. Reubell profita de l'occasion pour rappeler aussi 1VIaret, dont il commençait à se défier (8 septembre). La défaite des Clichyens à Paris devait mettre fin aux pourparlers de Lille. Pour rompre les ponts, Bonnier et Treilhard, les nouveaux plénipotentiaires, furent chargés de demander à Malmesbury s'il avait des pouvoirs suffisants pour restituer à la France et à ses alliés toutes leurs colonies, sinon il aurait dans les vingt-quatre heures à partir pour Londres afin de s'en munir. Après une dernière et inutile conférence (17 septembre), Malmesbury s'en alla (18 septembre). Ce n'était pas encore la rupture. Bonnier et Treilhard restèrent à Lille. Pendant près d'un mois, les partisans de la paix s'agitèrent en grand secret, à Londres et à Paris. Une demi-douzaine d'agents mystérieux, affublés de pseudonymes qui n'ont pas encore tous été dévoilés, abbés, banquiers, mi-espions et mi-traîtres, essayèrent de maintenir le contact entre les deux gouvernements. Le 29 septembre, le Directoire décida que Bonnier et Treilhard attendraient à Lille quinze jours encore. Ce fut le dernier succès de Talleyrand. Les quinze jours passèrent, et Malmesbury ne revint pas. IV. — VICTOIRES ET POLITIQUE DE BONAPARTE EN ITALIE. TOUTES les fois que votre
général en Italie ne sera pas le centre de tout, vous courrez grand risque,
écrivait Bonaparte au Directoire (8 octobre
1796) ; on n'attribuera pas ce langage à
l'ambition : je n'ai que trop d'honneurs, et ma santé est tellement ébranlée
que je crois être obligé de vous demander un successeur. De son côté,
le général Petiet, ministre de In Guerre, notait, dans un rapport officiel
aux directeurs sur l'armée d'Italie (le 26
septembre 1796) : Comme cette armée s'est trouvée de bonne heure en état de se suffire à elle-même, toutes relations ont cessé entre elle et moi dès les premiers pas qu'elle a faits sur le territoire ennemi, et, malgré les lettres pressantes que j'ai écrites, je n'ai pu obtenir ni du général en chef, ni du chef d'état-major, ni du commissaire ordonnateur aucun renseignement sur l'état du service. La crise intérieure causée en France par le complot anglo-royaliste consolida l'émancipation politique de Bonaparte. Mais, au début, le général en est encore à une double défensive : à l'égard du Directoire, qui n'abdique pas sans résistance, et à l'égard de l'Autriche, qui n'est pas vaincue et ne croit pas devoir l'être. II ne disposait que de 52.700 hommes, dont 10.000 à l'arrière. Le nouveau général ennemi, Wurmser, un vieil Alsacien de soixante-douze ans passé autrefois du service français à la solde viennoise, s'apprêtait à descendre du Tyrol dans la plaine par trois colonnes : Quasdanovitch, à sa droite, par la Chiese (17.600 hommes), Meszaros, à sa gauche, sur Vérone, et lui-même, au centre (24.300 hommes), par l'Adige. Son but était de débloquer Mantoue, en repoussant Bonaparte. II commença ses mouvements le 26 juillet 1796, et ses avant-gardes apparurent simultanément le surlendemain à Gavardo, La Corona et Vérone. Mais, le 25, Bonaparte avait quitté son quartier général, pour rejoindre Joséphine à Brescia, où pendant trois jours, à 5 lieues à l'ouest de la Chiese, à 16 lieues de Vérone, il s'oublia. Quand, le 28 au soir, il se rendit en hâte à Montechiaro, sur la Chiese, où il passa la nuit, le danger, par sa faute, était déjà très grave. Il avait d'abord songé à tenir sur l'Adige et donné ses premiers ordres en conséquence. La poussée ennemie était telle qu'il dut y renoncer. II concentra ses divisions en avant du Mincio. Mais Quasdanovitch entre à Brescia, prend le pont Saint-Marc sur la Chiese, menace de couper la ligne de retraite sur Milan. Wurmser avance, lentement, sur Vérone. Alors Bonaparte, par un trait de génie, décide de foncer sur Quasdanovitch, et, après qu'il l'aura repoussé, de se retourner contre Wurmser. Mais il lui faut toutes ses forces. Sérurier lèvera le siège de Mantoue, abandonnera même son parc de grosse artillerie, et participera aux opérations. Wurmser vient d'arriver à Valeggio (31 juillet). Il entre à Mantoue, mais Quasdanovitch, battu à Lonato, a dû reculer sur Gavardo. Brescia est dégagée (10 août). C'est un premier succès, mais bien incertain encore. Wurmser a débloqué Mantoue, pris à Bonaparte son artillerie lourde : il poursuit méthodiquement son plan et marche maintenant vers le nord pour rejoindre Quasdanovitch. Déjà son avant-garde entre à Castiglione, à 5 lieues de Gavardo. La situation s'aggravait. Le plus sage n'était-il pas de faire retraite sur Milan ? Si Bonaparte y a pensé un instant, il se ravise presque aussitôt : malgré la fatigue des marches et combats quotidiens, l'attitude de la troupe est magnifique, les officiers sont pleins de confiance, Augereau se montre merveilleux d'entrain, tous ont l'unanime volonté de vaincre (2 août). Masséna repousse Ouasdanovitch à Lonato ; et Augereau l'avant-garde de Wurmser à Castiglione (3 août). La jonction des forces ennemies devient presque impossible. Et Wurmser, battu à Castiglione après une lutte opiniâtre (4 août), se replia sur Vérone et l'Adige. Les troupes épuisées ne purent le poursuivre (5 août). La manœuvre de Castiglione a été militairement admirable, mais elle n'avait ni détruit l'ennemi ni hâté la paix. Pour en finir, Carnot recommandait (12 août) la coopération des armées de Sambre-et-Meuse (Jourdan), de Rhin-et-Moselle (Moreau) et d'Italie. Jourdan ne put joindre Moreau, mais Moreau, ayant forcé le passage du Lech (24 août), poussa jusqu'à Kufstein sur l'Inn (7 septembre), où il attendit des nouvelles de l'armée d'Italie. Il attendit vainement. Bonaparte avait d'autres projets en tête. Si Moreau prend position à Insprück, écrivait-il au Directoire de 14 août), je me porterai sur Trieste, et, si Jourdan arrive au Danube, je marcherai à Vienne par le chemin de Trieste. Il ne voulait pas d'une coopération avec d'autres chefs. Sa gloire ne devait être partagée avec personne. Son projet était de marcher sur Trieste et de porter la guerre dans le Frioul. Vous sentez mieux que moi sans doute, écrivait-il au Directoire (le 6 septembre), l'effet que fera la prise de Trieste sur Constantinople, sur la Hongrie et sur toute l'Italie. En moins de quinze jours, Wurmser avait reconstitué dans le Tyrol une armée qu'il divisa en deux corps d'égale force : Davidovitch devait défendre l'Adige, pendant que Wurmser lui-même, descendant la Brenta, espérait libérer Mantoue et reprendre la Lombardie. Bonaparte remonte l'Adige (2 septembre), bouscule Davidovitch, arrive à Trente (5 septembre) ; il y laisse la division Vaubois et s'engage à marches forcées à la poursuite de Wurmser ; il le joint à la sortie des montagnes, en avant de Bassano ; il le bat (8 septembre), mais il ne peut l'empêcher de traverser l'Adige et de se jeter à Mantoue (13 septembre). Si la guerre est un art qui vaut par lui-même, la manœuvre de Bassano est digne de l'admiration des militaires. Mais Bonaparte a-t-il atteint Trieste, qui était son objectif ? A-t-il coopéré avec Moreau contre Vienne, comme l'aurait voulu Carnot ? A-t-il rapproché la paix ? Les forces autrichiennes sont affaiblies, sans doute, mais non anéanties ; et l'armée d'Italie n'est-elle pas elle-même affaiblie aussi ? Si le contrôle des opérations militaires en Italie lui échappe, le Directoire conserve encore, tant que Bonaparte n'est pas définitivement vainqueur, son droit politique de négocier. Quatre missions avaient été envoyées à Paris, avec Vincent Spinola pour Gènes, le prince de Belmonte-Pignatelli pour Naples, le comte Pietro Politi pour Parme et l'abbé comte Pieracchi pour Rome, qui signèrent trois traités. Le 9 octobre, Gênes fermait ses ports aux Anglais, amnistiait ses patriotes bannis et payait un tribut de 4 millions contre garantie de son intégrité territoriale ; le 10 octobre, Naples libérait quelques Français détenus dans ses prisons et payait 8 millions en denrées ; le 5 novembre, Parme s'engageait à exécuter l'armistice précédemment conclu et à faciliter le libre passage des troupes françaises. Pieracchi, au contraire, discuta pendant trois semaines sans aboutir (24 juillet-14 août). La conversation continua sans plus de succès à Florence entre Saliceti et Garrau d'une part, et Mgr Caleppi. Le pape avait peut-être espéré obtenir des concessions temporelles contre des concessions spirituelles ; il avait rédigé et fait imprimer, le 5 juillet, un bref où il exhortait les catholiques de France à se soumettre aux autorités constituées, mais ni Pieracchi, ni Caleppi n'en firent usage. Cacault, à Rome, s'en procura un exemplaire qu'il envoya à Paris, où le gouvernement se hâta de le publier. Il en résulta un renouveau de polémique entre soumissionnaires et insoumissionnaires. Le Directoire s'imagina que le Saint-Siège allait céder, d'autant plus que la paix conclue avec Naples l'isolait en l'Italie. Mais on ne croyait pas à Rome que l'Autriche serait vaincue. La situation militaire en Allemagne lui permettait en effet de reconstituer contre Bonaparte une nouvelle armée, dont l'offensive commença le Ier novembre. Elle parut d'abord réussir. Le général en chef Alvinczy, un vieil Hongrois de Transylvanie, débouchant par le Frioul, et Davidovitch par le Tyrol, après avoir refoulé l'un Masséna à Bassano (6 novembre) et Bonaparte lui-même à Caldiero (le 12), l'autre Vaubois jusqu'au delà de la Corona (le 7), furent près d'opérer leur jonction à Vérone. Mais Bonaparte a conservé toute la liberté de ses mouvements derrière l'Adige, entre Peschiera à droite, Mantoue d'où il peut faire venir des renforts pour couvrir ses pertes puisque Wurmser reste immobile, Albaredo et Ronco, sur l'Adige, au confluent de l'Alpone. C'est là qu'il décide d'attaquer sur ses derrières Alvinczy en marche de Caldiero à Vérone. Une étroite chaussée, traversant une plaine marécageuse entrecoupée de canaux, relie Ronco à Arcole ; elle se termine, à l'entrée d'Arcole, par un petit pont de bois sur l'Alpone. Bonaparte avait cru surprendre l'ennemi. Mais 2 bataillons croates et 2 canons suffisent à barrer la chaussée. Le pont n'est pas franchi. Arcole reste à l'ennemi. Sur la gauche, en avant de Ronco, les troupes de Masséna et de Gardanne firent des prodiges de valeur (15 novembre). Le combat continua le lendemain et le surlendemain (16 et 17 novembre). Alvinczy résista opiniâtrement. Mais il avait dû s'arrêter et changer de front. En amont, Vaubois, repoussait Davidovitch de Pastrengo sur Rivoli (19 novembre). Alvinczy se replia vers Vicence (23 novembre). En même temps, trop tard, Wurmser tentait une sortie (23 novembre). Son action, qui eût pu être décisive quelques jours auparavant, n'eut aucun effet. La manœuvre autrichienne ne pouvait réussir qu'à la condition qu'il y eût correspondance constante entre les mouvements d'Alvinczy, de Davidovitch et de Wurmser. La coordination cessa après les combats d'Arcole. De part et d'autre, les pertes avaient été lourdes. Mais Bonaparte venait de conquérir un nouveau répit. Il en profita pour continuer son œuvre d'émancipation. A Milan, il avait facilité (depuis le mois de septembre) la levée d'une légion lombarde, avec drapeau national vert-blanc-rouge. Il organisait aussi, en manière d'action politique contre l'Autriche, une légion polonaise. Le duc de Modène était en retard pour le paiement de ses contributions. Bonaparte déclara l'armistice rompu et plaça sous la protection de la France les patriotes de Modène et de Reggio (4 octobre). Réunis en congrès à Reggio, avec les délégués de Bologne et Ferrare en Romagne (16 octobre), ceux-ci abolissent la féodalité et déclarent s'unir pour former la République cispadane (27 décembre), comme si les rives du Pô devaient être dénommées par rapport à la capitale romaine. Une légion italienne se constitua à Bologne. Si l'Italie veut être libre, qui pourrait désormais l'en empêcher ? s'écriait Bonaparte (10 décembre). Il avait utilisé Livourne pour y organiser le corps expéditionnaire qui reprit possession de la Corse ; puis, comme il manquait d'argent, il informa le Directoire que l'armée n'a presque rien à espérer de Livourne (21 novembre), et il l'évacua au prix d'un million, par accord conclu Bologne avec Manfredini, l'envoyé du grand-duc de Toscane (11 janvier 1797). Le pape se montra moins accommodant. Cacault avait été chargé de continuer les conversations commencées à Paris et à Florence. Bonaparte lui donna des instructions conciliantes : J'ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège. Avances inutiles : le Saint-Siège les laissa sans réponse, et, finalement, Cacault dut quitter Rome, pendant que le pape massait son armée à Faenza, sous les ordres de Colli. Pour la surveiller, Bonaparte laissa Lannes à Bologne avec 3.500 hommes, et rejoignit en hâte son quartier général de Vérone (12 janvier). Depuis quelques jours, des combats d'avant-poste annonçaient une nouvelle offensive autrichienne. Mais où allait-elle se porter ? Bonaparte avait placé Rey à l'issue de la vallée de la Chiese (4.100 hommes), Joubert dans les défilés de la haute Adige, de la Corona à Rivoli (10.300 hommes), Masséna autour de Vérone (9.300 hommes), et Augereau en aval, à Zevio et Legnago (10.500 hommes). Sérurier continuait le blocus de Mantoue (8.500 hommes). Or Alvinczy avait, comme précédemment, combiné une attaque simultanée par la haute Adige, de Roveredo sur Rivoli (en cinq colonnes, avec un effectif de 25.200 hommes) et par la basse Adige, de Bassano et Padoue sur Vérone et Legnago (en deux colonnes commandées par Bajalicz : 6.000 hommes, et Provera : 9.000 hommes) ; à la tête du lac de Garde, une colonne (la 8e, avec 2.100 hommes) surveillait la vallée de la Chiese, et une dernière colonne (la 9e, 3.600 hommes) établissait la liaison par la haute Brenta et le col de Borgina avec la haute Adige. Ainsi, les deux forces ennemies se trouvaient en nombre égal (46.000 hommes), mais, par un raffinement de subtilité, les Autrichiens étaient divisés en neuf corps, dans une région difficile, tandis qu'au contraire Bonaparte tenait toutes ses troupes en main. Il eut tôt fait de discerner d'où viendrait la principale attaque. Son service d'espionnage l'y aida. Le 13, à trois heures du soir, il mandait, de son quartier général de Vérone, à Sérurier : Le projet de l'ennemi est enfin démasqué : il marche avec des forces considérables sur Rivoli. Alors commence cette merveilleuse campagne de trois jours (14-15-16 janvier 1797), où tout est admirable : chez le chef, la combinaison géniale de prudence et de hardiesse, la sûreté du coup d'œil, l'exactitude des détails et la rapidité surprenante des mouvements ; dans l'armée, la parfaite homogénéité des troupes, officiers et soldats, qui sont dignes les uns des autres, et leur endurance presque surhumaine. La division Masséna, par exemple, fit plus de vingt lieues en livrant trois combats. Elle arriva juste à temps pour dégager les fantassins de Joubert et de Vial à Rivoli (14 janvier) ; une charge de cavalerie, commandée par Leclerc et Lassalle, acheva la déroute de l'ennemi. Sans perdre un instant, Bonaparte prit le soir même ses dispositions contre Frayera qui était arrivé devant Mantoue : il le cerne à la Favorite et le force à capituler (16 janvier). Bajalicz est ensuite obligé d'évacuer Bassano et les lignes de la Brenta (24 janvier) et Wurmser, réduit à la famine, capitule à Mantoue (2 février). L'armée autrichienne a perdu, en tués, blessés ou prisonniers, plus de la moitié de son effectif. Victor, placé à la tête des troupes de Bologne, auxquelles ont été adjointes les légions lombarde et italienne, bat en avant de Faenza les troupes pontificales (4 février), et entre à Ancône où Colli capitule (9 février). Bonaparte l'y rejoint. Il frappe la ville d'une lourde contribution et reçoit une lettre du cardinal Mattei (12 février). Le pape demande à traiter. Les négociations avec la prêtraille, comme disait Bonaparte, ont lieu à Tolentino. Elles sont brèves (16 au 19 février). Elles reprennent l'armistice de Bologne, en l'aggravant. Aux 16 millions de contribution que le pape n'avait pas encore payés, furent ajoutés 15 millions supplémentaires. Le Saint-Siège renonçait à Avignon, au comtat Venaissin, à Bologne, Ferrare et à la Romagne ; il s'engageait à ne pas s'allier aux ennemis de la France et à indemniser les héritiers de Bassville. Le traité de Tolentino (19 février) est muet sur la pacification religieuse de la France. Il est le premier que Bonaparte ait signé au nom de la France. Mais un envoyé extraordinaire venait d'arriver auprès du général à Tolentino, qui avait pour mission de traiter avec l'Autriche elle-même, et de déterminer ainsi la paix continentale. Quand Clarke avait quitté Paris (le 23 novembre 1796), tous les directeurs l'avaient embrassé à tour de rôle ; mais, quand il arriva en Italie, entre les campagnes d'Arcole et de Rivoli, il constata que ni Bonaparte ni Thugut n'étaient disposés à accorder l'armistice qu'il venait leur proposer. Il avait trente-deux ans. Il était, et devait rester toute sa vie, le type de ces officiers supérieurs qui n'ont de militaire que l'uniforme, les honneurs et les hautes soldes. Carnot, qui l'avait fait nommer chef du bureau topographique, appréciait fort son labeur diligent, qu'il savait faire valoir, car il était fin, souple et soucieux de ses intérêts. Dès qu'il comprit que les vues de Bonaparte et du Directoire n'étaient pas identiques, il louvoya. A sa décharge, il faut constater que le Directoire était moins que jamais d'accord avec soi-même. La crise politique provoquée par les difficultés intérieures commençait. Les instructions successives qui étaient rédigées à Paris pour Clarke variaient suivant que prévalait l'influence de Reubell pour l'acquisition de la rive gauche du Rhin (instructions du 16 novembre 1796 et du 22 avril 1797), ou celle de Carnot pour les limites constitutionnelles (instructions du 16 janvier et du 11 février 1797). En quittant Tolentino, Clarke, laissant Bonaparte régler seul les affaires d'Autriche, se rendit à Turin, où il négocia avec le nouveau roi Charles-Emmanuel IV. Par les traités du 25 février et du 5 avril 1797, la Sardaigne entrait en alliance offensive et défensive avec la France contre l'empereur ; elle fournissait un contingent de 9.000 hommes contre promesse d'agrandissement territorial. En Allemagne, la campagne, soigneusement préparée par succès Carnot, commençait de la manière la plus brillante. Floche, à l'armée de Sambre-et-Meuse, avait pris ses dispositions pour une offensive rapide. Par une innovation hardie, il enleva leur cavalerie aux divisions d'infanterie pour en constituer des divisions distinctes, et la rapidité foudroyante de sa marche en avant prouve qu'en effet, la cavalerie peut n'être pas toujours l'auxiliaire de l'infanterie. Quand Werneck, battu et poursuivi, s'arrêta à Bergen, devant Francfort, il était entouré de trois côtés et acculé à un désastre certain (22 avril). En Alsace, l'armée du Rhin-et-Moselle avec Moreau, au lieu de passer le Rhin à Kehl, où Starray l'attendait, déboucha par Kilstett, en aval, repoussa Starray (20 et 21 avril) et traversa la Forêt-Noire. Les opérations furent brusquement interrompues, en plein succès, le 23 avril : Bonaparte avait terminé sa guerre et imposait sa paix. Pourtant, le Directoire lui avait formellement interdit de 14 mars) de conclure un armistice. Il avait pris les devants, et il opposait le fait accompli à la volonté du gouvernement. Il partagea ses troupes en trois corps d'une vingtaine de mille hommes chacun, sous le commandement de Joubert dans la Haute-Adige à Trente et de Masséna à Bassano, sur la Brenta et en avant à Trévise. Il se mit à la tête du 3e corps en aval de la Brenta et à Padoue. L'offensive devait être menée par le Frioul avec Masséna et Bonaparte, la gauche étant couverte par Joubert, qui entrera, s'il se peut, en liaison avec Moreau. Jusqu'à présent, Bonaparte avait eu à combattre des armées sans généraux ; il a maintenant devant lui un général sans armée : l'expression est célèbre, et justement. L'archiduc Charles, transféré d'Allemagne en Italie, s'était en effet révélé, au cours des précédentes campagnes, comme le meilleur des chefs militaires ennemis, et bien supérieur à Beaulieu, Colli, Wurmser ou Alvinczy, mais il n'avait pas de troupes. A peine avait-il eu le temps de rassembler les lamentables débris de l'armée d'Alvinczy. Il a prévu que Bonaparte portera son offensive dans le Frioul, et c'est là qu'il disposa le gros de ses forces. Mais il en résulta que les renforts d'Allemagne ne purent lui arriver que tardivement, à cause de la longueur du trajet. Les recrues de l'intérieur ne lui venaient pas beaucoup plus vite. Il comptait recevoir, au total, dans le courant de mars, une trentaine de mille hommes. En les attendant, il est obligé de se concentrer en arrière, sur la rive gauche du Tagliamento, avec 27.000 hommes seulement, protégé par une couverture de 6.000 hommes en deux corps sur la Piave. Dans le Tyrol, Davidovitch tient la vallée de la Haute-Adige avec 14.000 hommes, mais il a soulevé les hommes valides du pays, au nombre d'une dizaine de mille, qui font une guerre de partisans. Bonaparte savait par ses espions qu'il avait la supériorité numérique. Son armée, toujours victorieuse, était prête à de nouvelles victoires. Il résolut d'agir sans attendre les armées d'Allemagne, dont il n'ignorait pas qu'elles en étaient seulement à achever leurs préparatifs ; et, pour la première fois, contrairement à toutes ses habitudes stratégiques en Italie, il prit l'offensive. De la Brenta, il se porte rapidement sur le Tagliamento, qu'il traverse après un combat victorieux (16 mars). L'archiduc se retire dans la direction de Laybach sur la Save, comme pour entraîner l'ennemi au loin. Mais Bonaparte n'est pas dupe. Le 17, à sept heures du soir, il ordonne à Masséna, qui a déjà dépassé Belluno, de s'engager dans les montagnes par la Chiuse vénitienne, vers le col de Tarvis, et à Joubert, qui jusqu'à présent n'a pas bougé, de s'emparer de Botzen et Brixen. Lui-même se porte sur l'Isonzo, et il installe son quartier général à Goritz (21 mars). La prise du col de Tarvis (25 mars) ouvre la route de Vienne. Bonaparte remonte l'Isonzo et se porte en avant, de Tarvis à Villach (27 mars) et Klagenfurth sur la Drave (28 mars). Il a réussi, mais précairement. Il est isolé, en pleine montagne. Bernadotte, qui poursuit l'archiduc par Laybach. ne l'a pas encore rejoint. Dans le Tyrol, Joubert a conquis Botzen (21 mars) et Brixen (24 mars), non sans de rudes combats. Il tient à Brixen l'entrée du Pusterthal et de la vallée supérieure de la Drave, par où il pourra rallier Villach et Klagenfurth. Mais le soulèvement du Tyrol rend ses communications difficiles. Il ne sait même pas où est Bonaparte. L'ennemi reçoit constamment des renforts d'Allemagne, par le Brenner. C'est par l'Adige plus que par le Frioul qu'il essaie de réagir. Deux colonnes autrichiennes se glissent derrière Joubert, qui ne lui ferment plus seulement le chemin du retour : l'une se dirige sur Vérone, l'autre, command4e par Quasdanovitch en personne, a pour objectif Trieste. Joubert, chassé de Botzen et refoulé sur Brixen (3 avril), n'a plus d'autre issue que le Pusterthal. Après une marche pénible, il arrive enfin à Villach avec 12.000 hommes et 7.000 prisonniers. Bonaparte est encore loin de Vienne, et il sait que le passage du Semmering ne sera pas aisé à franchir. Comme Joubert, il risque d'être tourné, et, s'il avance, il s'expose plus encore. Mais il a les apparences de la victoire. Il en profite. Audacieusement, il offre la paix : M. le général en chef, écrit-il de Klagenfurth le 31 mars à l'archiduc Charles, les braves militaires font la guerre et désirent la paix. Celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? Avons-nous assez tué de monde et commis assez de maux à la triste humanité !... Si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverais avoir méritée que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. — Si la réponse est favorable, mandait-il au Directoire (1er avril), je prendrai sur moi de signer une convention secrète qui serait un préliminaire de traité de paix. La lettre de Bonaparte, transmise par l'archiduc, intrigua Thugut. Il voulut savoir ce qu'offrait Bonaparte et lui envoya les généraux Merveldt et Bellegarde (4 avril), auxquels fut ensuite adjoint le marquis de Gallo, ministre des Deux-Siciles à la cour impériale, où l'on commençait à s'inquiéter. Bonaparte, en attendant la réponse, poussait sa pointe plus avant. Masséna avait pris contact avec l'archiduc et le forçait à reculer de Neumarkt sur Judenburg (1er avril), puis sur Kniltelfeld (6 avril) et Léoben (7 avril). Le danger devenait menaçant pour Vienne, où la levée en masse fut proclamée (17 avril) dans l'émotion populaire. Un armistice de 5 jours conclu par Merveldt et Bellegarde avec Bonaparte à Judenburg (7 avril) fut renouvelé jusqu'au 20 à Léoben (le 13). Les pourparlers, commencés aussitôt après l'armistice, furent rapides. Bonaparte demandait la Belgique et la rive gauche du Rhin contre restitution de la Lombardie à l'Autriche, ou la Belgique seulement contre des compensations au détriment de la Vénétie : il n'établissait pas de préférence entre la possession de la Lombardie ou de la rive gauche du Rhin. Les Autrichiens n'hésitèrent pas : il y avait là pour eux des conditions inespérées. Les articles patents et secrets des préliminaires de paix, signés au château d'Eggenwald près Léoben le 18 avril à deux heures du matin, stipulent que l'Empereur et Roi renonce à la Belgique et reconnaît les limites de la France décrétées par les lois de la République française, qu'il abandonne la partie de ses États en Italie qui se trouve au delà de la rive droite de l'Oglio et de la rive droite du Pô, et qu'il reçoit en dédommagement la partie de la Terre-Ferme vénitienne comprise entre l'Oglio, le Pô, la mer Adriatique et ses États héréditaires, ainsi que la Dalmatie et l'Istrie vénitienne. La France aura la Lombardie et la partie des États vénitiens comprise entre l'Adda, le Pô, l'Oglio, la Valteline et le Tyrol, pour en constituer une république indépendante. Elle renonce à ses droits sur les trois légations de la Romagne, de Bologne et de Ferrare, qui sont cédées à Venise en compensation. Les hostilités prennent fin entre la France et l'Empire ; un congrès général sera réuni pour conclure la paix définitive entre les deux puissances, sur la base de l'intégrité de l'Empire germanique. Lorsque tout fut terminé, Clarke arriva à Léoben (nuit du 18 au 19 avril). Seul il avait pouvoir de représenter le gouvernement ; Bonaparte le savait, il savait aussi que le Directoire tenait autant à la rive gauche du Rhin qu'à la Belgique, il ne pouvait pas ignorer que la clause consentie par lui sur l'intégrité de l'Empire germanique mettait en question tous les accords conclus avec la Prusse et les princes allemands. Il libérait la Lombardie, mais il démembrait la Vénétie dont il livrait la majeure partie à l'Autriche. Pour donner leur pleine valeur aux préliminaires, il ne lui restait plus qu'à détruire l'indépendance de la République de Venise. Il mena l'opération sans le moindre scrupule, avec une habileté consommée. Prétextant des troubles qu'il avait lui-même contribué à fomenter, il fit entrer à Venise le général Baraguey d'Hilliers avec un corps d'occupation de 3.000 hommes (15 mai). L'antique République de Saint-Marc prit fin. Ayant élu son premier doge en l'an 697 de l'ère chrétienne, elle avait duré exactement onze siècles. Le 27 mai, Bonaparte expliquait au Directoire que la Terre-Ferme devait revenir naturellement à la nouvelle république (cisalpine) et Venise à l'Empereur, car c'est une population inepte, lâche et nullement faite pour la liberté. Dès le 10 juin, les Autrichiens commençaient l'occupation de l'Istrie et de la Dalmatie. Bonaparte excellait dans l'art de la publicité : il fit en sorte que la nouvelle des préliminaires de Léoben parvint à Paris quatre jours (25 avril) avant son rapport officiel (29 avril). Le Directoire délibéra (30 avril) : Carnot et Le Tourneur approuvaient les préliminaires parce qu'ils apportaient la paix désirée par la majorité des Conseils, fût-ce au détriment de la frontière naturelle du Rhin et avec les limites constitutionnelles ; La Revellière applaudissait à l'émancipation de la Lombardie ; Barras, qui avait vendu son appui aux Vénitiens contre un pot-de-vin de 600.000 livres, supposait, non sans raison, que Bonaparte était au courant de son ignoble marché, et il jugea prudent de voter pour les préliminaires. Seul Reubell refusa de donner sa voix pour la ratification. Dans son projet de rapport (rédigé par Delacroix), il disait : Le nouvel ordre de choses qui va s'établir en Italie, bien loin de rapprocher l'empereur de la République française, mettra plus d'opposition entre ses intérêts et les siens, lui assurera Ions les moyens de force et contre la République lombarde et contre le refile de l'Italie. En effet, l'Autriche ne sortait pas vaincue de la première campagne d'Italie. Elle y gagnait en cohésion et en puissance. Elle restait en Italie, où la France prenait pied. Une nouvelle guerre pourra seule arrêter ces événements funestes, concluait Delacroix. La politique nationale et prudente, pacifique et européenne, de la rive gaucho du Rhin disparut pour toujours. La politique personnelle du général victorieux lui succède. Le Directoire abdique devant Bonaparte. Sans doute essaie-t-il encore de réagir par moments. Mais, dans la crise intérieure qui chaque jour s'aggrave, Bonaparte lie partie avec lui contre les Conseils et, par là même, il l'enchaîne en quelque sorte à sa politique extérieure. Déjà il joue au souverain. Il réside au château de Mombello (ou Montebello) près Milan (de mai à août 1797). Il y a, non plus son quartier général, mais sa cour avec Joséphine qui l'a rejoint. Il est le chef suprême d'un État qu'il a créé. La Cispadane, unie à la Lombardie, constitue dorénavant la République Cisalpine, ainsi nommée parce qu'elle est du même côté des Alpes que Rome, la capitale de l'Italie. A elle de montrer au monde que l'Italie moderne n'a pas dégénéré et reste digne de la liberté, déclare Bonaparte dans sa proclamation inaugurale (29 juin). De sa propre autorité, il lui donne une constitution calquée sur la française et nomme les cinq premiers directeurs. Quand Visconti, le représentant de la Cisalpine, se présenta à Paris, La Revellière lui parla d'une République italienne (27 août) : il entrait dans les vues de Bonaparte, qui déjà songeait à l'agrandissement de son État, au détriment de Gênes, où, par une coïncidence qui n'est pas l'effet du hasard, des mouvements révolutionnaires commencèrent (19 mai). — Mais les Génois promirent de modifier démocratiquement leur constitution, en échange de la protection française et du maintien de leur intégrité territoriale (5 juin) ; ils installèrent un gouvernement provisoire (14 juin) ; et, plus tard, la République ligurienne soumit à Bonaparte, qui l'approuva en l'amendant (11 novembre), un projet de constitution à la française avec un Directoire de cinq membres et deux Conseils. — Bonaparte trouva bientôt une compensation pour la Cisalpine. La Valteline commande la route de l'Inn par la Haute-Adda et le col de Buffalora, la route du Rhin par la vallée de Chiavenna et le col du Splügen ; les habitants, sujets des Grisons, voulurent s'affranchir, eux aussi. Ils sollicitèrent la médiation de Bonaparte, qui les annexa à la Cisalpine (10 octobre), avec d'autant plus d'empressement qu'il avait déjà (en mai et juin) inutilement demandé au Valais un droit de passage au Simplon. Mais l'imagination de Bonaparte se dilatait déjà bien au delà de l'Italie, sur tout le bassin de la Méditerranée. Aussitôt après la chute de Venise, une expédition était organisée pour s'emparer de Corfou, Zante et Céphalonie (26 mai). Pour Corfou, je crois, écrivait Bonaparte (25 mai), que nous devons irrévocablement la garder. Les îles Ioniennes sont plus intéressantes pour nous que toute l'Italie ensemble. Car l'empire des Turcs s'écroule tous les jours. La possession de ces îles nous mettra à même de les soutenir autant que cela sera possible, ou d'en prendre notre part. Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que pour détruire véritablement l'Angleterre il faut nous emparer de l'Egypte (16 août). Au surplus, s'il arrivait qu'à notre paix avec l'Angleterre, nous fussions obligés de céder le Cap de Bonne-Espérance, il faudrait nous emparer de l'Égypte (13 septembre). Donc, de Corfou, on lancera des proclamations qui parleront de la Grèce, de Sparte et d'Athènes (26 mai). Des relations amicales seront nouées avec la brave nation albanaise (30 juillet, 16 août). L'île de Malte commande la route d'Égypte ; elle est pour nous d'un intérêt majeur, elle n'a pas de prix pour nous (26 mai) : pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l'île de Malte ? (13 septembre). Camarades, disait Bonaparte aux marins du contre-amiral Brueys (16 septembre), dès que nous aurons pacifié le continent, nous nous unirons à vous pour conquérir la liberté des mers. L'idée d'une expédition en Égypte hantait Bonaparte parce qu'elle était méditerranéenne, le Directoire ne devait l'accepter que parce qu'elle se présentait comme un moyen de lutte contre l'Angleterre, et, quand il nomma Bonaparte général en chef de l'armée d'Angleterre (26 octobre), il ne donnait qu'à demi satisfaction au général. Ainsi, les rêves de Mombello se cristallisent autour de la Cisalpine en forme d'empire romain. Ils sont très loin de la France, qui est transalpine, qui a d'autres traditions, d'autres aspirations, d'autres intérêts, dont il faudra bien que Bonaparte tienne compte quand il en devient enfin, officiellement, le mandataire. Les ratifications furent échangées à Mombello le 24 mai, et les négociations pour le traité définitif de paix commencèrent aussitôt entre les plénipotentiaires, Bonaparte et Clarke d'une part, Gallo et Merveldt d'autre part. Elles ne durèrent pas moins do cinq mois. A la fin d'août, Bonaparte, resté seul plénipotentiaire, s'établit à Passariano sur la rive gauche du Tagliamento ; Gallo et Merveldt, auxquels sont associés le comte Louis de Cobenzl, ambassadeur à Pétersbourg, et le baron de Degelmann, ministre à Berne, résident à Udine, à quatre lieues de Passariano ; les conférences ont lieu alternativement chez Bonaparte et chez les Autrichiens ; et le traité fut signé au village de Campo-Formio, à mi-chemin d'Udine et de Passariano, le 17 octobre. Les Autrichiens jouèrent très serré. Ils surent tirer profit de toutes les circonstances : la conférence de Lille, l'entrée du nouveau tiers aux Conseils, le développement de la conspiration anglo-royaliste, la crise de Fructidor. La souplesse de Cobenzl, la ténacité de Thugut, se combinaient en manœuvres tantôt dilatoires, tantôt pressantes, qui 'Prirent parfois Bonaparte au dépourvu. Il était seul, sans expérience diplomatique, sans conseillers, sans direction. Le Directoire s'en rapportait à lui. Bonaparte le soutenait publiquement contre les Conseils. A cause du danger intérieur, Reubell, sans renoncer à ses vues, en ajourna la réalisation. Les divergences de politique extérieure entre le directeur et le général s'effacèrent comme par un compromis tacite. Le remplacement de Delacroix par Talleyrand, la nomination de nouveaux directeurs, l'attitude même du général aidèrent au changement. Jamais peut-être l'accord n'a été plus complet entre le gouvernement et Bonaparte. Le Directoire accepta le texte définitif du traité (26 octobre). De Leoben à Campo-Formio, les responsabilités se sont déplacées, comme les conditions ont changé. Car les articles patents et secrets du traité ne confirment pas sans de notables modifications les préliminaires. L'État vénitien est totalement supprimé, et le duc de Modène dépossédé. La France acquiert les îles ci-devant vénitiennes du Levant (ou îles Ioniennes), avec les établissements ci-devant vénitiens en Albanie ; la Cisalpine reçoit la Terre-Ferme jusqu'à l'Adige, le Modénais et les trois légations de Bologne, Ferrare et Romagne ; l'Autriche obtient tout le reste des anciens États vénitiens, de l'Adige à Venise, Venise et les Lagunes, l'Istrie, la Dalmatie et les bouches de Cattaro avec les îles du littoral. En Allemagne, elle cède à la France ses possessions de la rive gauche du Rhin et au duc de Modène le Brisgau. En compensation, elle s'annexera l'archevêché de Saltzbourg et la Bavière jusqu'à l'Inn. La frontière française suivra le Rhin jusqu'à Andernach, à l'embouchure de la Nette, et de là rejoindra la Meuse à Venlo par une ligne arbitraire qui suit et rejoint les rivières de Nette, Erft et Roer. Les princes allemands ainsi dépossédés — les électeurs de Mayence, de Trèves et de Cologne, l'électeur palatin de Bavière, le duc de Deux-Ponts et les autres seigneurs de moindre importance — obtiendront en Allemagne des indemnités convenables. De même, une indemnité est garantie au prince de Nassau-Dietz, ci-devant stathouder de Hollande. Il sera tenu à Rastadt un congrès, uniquement composé des plénipotentiaires de l'Empire germanique et de la République française, pour la pacification entre ces deux puissances et la détermination des indemnités. L'empereur et la République y réuniront leurs bons offices. Ainsi, le principe de l'intégrité de l'Empire germanique est abandonné. Mais l'Autriche a pris ses précautions. Non seulement elle ne perd rien, ni en Italie ni en Allemagne, puisqu'elle échange avantageusement la Lombardie contre la Vénétie et ses terres rhénanes contre le Saltzbourg et le quartier de l'Inn, mais elle empêche la Prusse de faire comme elle. La France n'obtient pas entièrement la ligne du Rhin, et sa nouvelle frontière est dessinée de telle sorte qu'elle n'a point de difficulté à restituer au roi de Prusse ses possessions sur la rive gauche du Rhin : en conséquence, il ne sera question d'aucune acquisition nouvelle pour le roi de Prusse, ce que les deux puissances se garantissent mutuellement. Les termes du traité (au 9e article secret) sont aussi catégoriques que possible. Que si, toutefois, lors de la pacification prochaine de l'Empire germanique la France fait une acquisition en Allemagne, l'empereur doit également y obtenir un équivalent (7e article secret). Le cas inverse est prévu en faveur de la France, mais il ne se réalisera sans doute pas, puisque l'empereur est déjà nanti. Alors, de deux choses l'une. Ou la France renoncera définitivement à la ligne du Rhin et aux combinaisons depuis si longtemps arrêtées avec la Prusse, ou elle essaiera, au congrès de Rastadt, d'y revenir. Dans le premier cas, elle perd le bénéfice d'accords déjà conclus, alors que l'Autriche sort avantagée d'une longue guerre où elle a toujours été vaincue ; dans le second cas, elle maintient ce qu'elle a obtenu, mais l'Autriche a la garantie d'une indemnité supplémentaire. Par ailleurs, le traité de Campo-Formio continue en ligne directe le jeu raffiné, subtil et qui paraît aujourd'hui barbare des trocs et compensations d'ancien régime. Il ignore tout des principes nouveaux d'affranchissement des peuples. Il n'a été révolutionnaire qu'indirectement, par les espoirs que les patriotes incorporaient à la Cisalpine. |