HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA CONVENTION MONTAGNARDE.

CHAPITRE III. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

I. — THÉORIE DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

APRÈS la poussée révolutionnaire de l'été, le régime terroriste s'installa à Paris pendant le dernier trimestre de 1793. Le nombre des détenus dans les prisons, qui était resté presque stationnaire du début de juin (1810) au début de septembre (1877), s'élève brusquement à 2.585 en octobre, 3.235 en novembre et 4.133 en décembre. Au tribunal révolutionnaire, on compte 395 accusés du 1er octobre au 31 décembre, dont 194 sont acquittés ou bénéficient de non-lieu (beaucoup, il est vrai, sont maintenus en détention) ; 24 sont punis de déportation, des fers ou de la réclusion, et 177 condamnés à mort. Le chiffre des exécutions passe, de mois en mois, à 51, 58 et 68 (dont 2, 5 et 9 femmes) en octobre, novembre et décembre. Ainsi, la quantité des victimes s'élevait constamment. La qualité aussi. La reine Marie-Antoinette, incarcérée depuis quatorze mois, comparut devant le tribunal le 14 octobre. Elle répondit avec calme et simplicité, se retranchant derrière l'autorité de son mari, lorsqu'on l'incriminait d'avoir participé activement aux menées contre-révolutionnaires de la Cour. Au reste, plusieurs des accusations auxquelles elle eut à répondre étaient renouvelées des pamphlets royalistes qui circulaient contre elle sous l'ancien régime. Mais Hébert, cité comme témoin, trouva un argument inédit. Il insinua que Marie-Antoinette avait tenté d'émasculer son fils pour régner sous son nom. La reine repoussa l'ignominie avec émotion et dédain : La nature se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère : j'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici. Elle était assistée de deux défenseurs, Tronson-Ducoudray et Chauveau-Lagarde, qui parlèrent librement. Peut-être espérait-elle qu'on ne la condamnerait pas à mort. Quand elle entendit le jugement, qui fut prononcé après trois longues journées de débats, dans la nuit du 15 au 16, vers quatre heures du matin, elle fut, rapporte Chauveau-Lagarde, comme anéantie par la surprise. On la mena au supplice dans le charrette ordinaire du bourreau Sanson, assise sur un banc, le dos au cheval, les mains liées derrière le dos, vêtue d'un simple déshabillé de toile blanche, et coiffée d'un bonnet rond dont s'échappaient ses cheveux blanchis et coupés sur la nuque. Un prêtre assermenté l'accompagnait, encore qu'elle en eût refusé le ministère. Sa tête tombée fut montrée au peuple aux quatre coins de l'échafaud par l'exécuteur des jugements. Le peuple répondit par des cris de : Vive la République (16 octobre, midi). — Son cousin Égalité, exécuté peu après (6 novembre), eut de la dignité. La Dubarry, que le président du tribunal révolutionnaire appelait ci-devant courtisane, eut peur et le laissa voir. Déjà liée sur la planche fatale, elle se débattait encore et criait grâce (6 décembre). — Au même temps, l'on vit pour la première fois monter sur l'échafaud des patriotes de l'époque abolie où la France jurait par la nation, la loi et le Roi : Bailly (10 novembre), Duport, Barnave (28 novembre). — Les généraux devenaient de plus en plus nombreux. A l'audience, Houchard, le vainqueur d'Hondschoote, s'entendit qualifier de lâche : le vieux brave en pleura et n'essaya plus de se défendre (15 novembre) ; quant à la cause de Biron, elle était jugée d'avance (30 décembre).

Mais la principale besogne politique de la justice révolutionnaire pendant cette période fut d'exterminer la Gironde. La première tête qui tomba fut celle de Gorsas : arrêté à Paris, et hors la loi, il fut envoyé à l'échafaud sur simple constatation de son identité (7 octobre). Le procès des XXI commença le 24 octobre. Par une coïncidence singulière, Danton alla se reposer à Arcis-sur-Aube (du 12 octobre au 21 novembre). Brissot était nommé le premier sur la liste, puis venaient Vergniaud, Gensonné, Lauze-Deperret, Carra, qui avait préconisé aux Jacobins la candidature du duc d'York au trône de France, afin d'empêcher l'Angleterre d'entrer dans la coalition, Gardien, Dufriche-Valazé, Duprat, Sillery, l'ami d'Égalité, l'évêque Fauchet, Ducos et son beau-frère Boyer-Fonfrède, le pasteur Lasource, Lesterpt-Beauvais, Duchastel, Minvielle, Lacaze, Lehardi, Boilleau qui essaya d'attendrir le tribunal en se disant Montagnard, Antiboul et Vigée. Les accusés discutaient. Brissot, rapporte un journal, montre l'intrépidité d'un chef, et Vergniaud, cuirassé d'une forte liasse de papiers, parait être son second. Les Jacobins s'impatientèrent (27 octobre), et Chaumette s'indigna : Le tribunal révolutionnaire, dit-il à la Société (28 octobre), est devenu un tribunal ordinaire ; il juge les conspirateurs comme il jugerait un voleur de portefeuilles, et Hébert proposa l'envoi d'une délégation à la Convention pour demander le jugement de Brissot et consorts dans les vingt-quatre heures. Ainsi fut fait, et la Convention, sur la proposition d'Osselin, décida (29 octobre) qu'après trois jours de débats, le président pourrait demander au jury si sa conviction était suffisamment éclairée. La procédure du tribunal, arbitrairement simplifiée, devenait plus expéditive. Au nom du jury, Antonelle fit au tribunal la déclaration voulue ; les débats prirent fin et le jugement fut prononcé le 30 octobre, dans la nuit. Il y eut du tumulte et des cris. Valazé se tua d'un coup de poignard. Les autres condamnés passèrent leurs dernières heures à chanter une Marseillaise de leur façon et à philosopher ; ils chantaient encore au pied de l'échafaud. L'exécution dura 38 minutes (31 octobre, vers midi). — D'autres exécutions suivirent isolément : Mme Roland, belle, grave et souriante (8 novembre), Coustard (6 novembre), Manuel (14 novembre), Cussy (15 novembre), le journaliste Girey-Dupré (21 novembre), Kersaint (4 décembre), Rabaut Saint-Étienne (5 décembre), Noël (8 décembre), l'ancien ministre Lebrun (27 décembre), et, plus tard, Bernard, le suppléant de Barbaroux (22 janvier), Masuyer (19 mars). — Quelques Girondins se suicidèrent : Roland, quand il apprit dans sa cachette, à Rouen, la mort de sa femme (10 novembre), Lidon (14 novembre), l'ancien ministre Clavière (8 décembre), puis Condorcet, qui errait aux environs de Paris, après avoir dû quitter son refuge de Saint-Sulpice (peut-être est-il mort de faim, 29 mars). — Chambon fut tué lors de son arrestation (20 novembre) ; Dechézeaux, condamné par le tribunal révolutionnaire de Rochefort, fut guillotiné par un commis aux vivres qui, dit-on, s'offrit comme bourreau afin de venger un grief personnel (18 janvier 1794). — Le sort des Girondins qui avaient passé de Normandie en Bretagne et à Bordeaux fut particulièrement tragique. Plusieurs avaient trouvé refuge à Saint-Émilion chez Mme Bouquey, belle-sœur de Guadet, puis ils furent obligés de se séparer (13 novembre). Louvet réussit à gagner Paris, mais Valady fut pris et exécuté à Périgueux (4 décembre). Birotteau subit son supplice à Bordeaux (24 octobre), comme ensuite Grangeneuve, Guadet et Salle (19 juin), Barbaroux (25 juin). Buzot et Petion, qui restaient seuls, paraissent s'être suicidés ; on découvrit leurs cadavres dans la campagne aux environs de la ville (26 juin). En fait, il y avait déjà longtemps que le tribunal révolutionnaire de Paris ne condamnait plus de Girondins. On retardait sur la capitale dans le département de la Gironde, et le souvenir du dernier en date des épisodes de la proscription a sans doute contribué pour sa part à la dénomination traditionnelle du parti.

Mais, en province comme à Paris, l'activité accélérée de la justice révolutionnaire se manifeste dans le dernier trimestre de 1793. Deux autres séries de faits se développent parallèlement, et qu'il est nécessaire d'avoir toujours présentes à l'esprit, si l'on veut se représenter le milieu dans lequel on vivait alors, bien que les nécessités d'une exposition sommaire comme celle-ci forcent d'en retarder le récit : d'une part, les difficultés économiques et financières prennent sans cesse de nouvelles formes, et, d'autre part, un mouvement nouveau apparaît, d'hostilité violente aux formes chrétiennes du culte, et qui est fécond en répercussions compliquées. — Par contre, les dangers de la guerre civile et extérieure diminuent. Les opérations contre Toulon, dirigées successivement par Cadeaux, Doppet et Dugommier, étaient vivement menées depuis la fin d'octobre. Le capitaine d'artillerie Bonaparte participa au plan d'attaque, dont l'exécution commença le 15 décembre ; le lendemain, la principale redoute ennemie était enlevée ; un bombardement commença, qui dura le 18 de midi à dix heures du soir ; les ennemis s'embarquèrent en hâte, emmenant avec eux quelques milliers d'habitants, mettant le feu à l'arsenal et à plusieurs des vaisseaux français ; les forçats du bagne brisèrent leurs chitines et, quand les républicains entrèrent dans la place conquise, le 19 décembre, à sept heures du matin, la ville infâme, rapportent les représentants Fréron, Robespierre jeune, Ricord et Saliceti, offrait le spectacle le plus affreux. En Alsace et en Lorraine, la situation était presque désespérée, lorsque Hoche et Pichegru prirent le commandement des armées de la Moselle et du Rhin, avec Baudot et Lacoste, Saint-Just et Le Bas à leurs côtés. Pichegru, disciplinaire et actif, inaugura une nouvelle méthode de combat qui rendit à ses troupes conscience et confiance : il harcela sans cesse l'ennemi, en une guerre d'avant-postes, de tirailleurs, de mouvement et d'attaque, et reprit la ligne de la Zorn, puis celle de la Moder (du 18 novembre à la mi-décembre). Hoche, plus audacieux, piqua sur Landau pour débloquer la place où les troupes et les habitants rivalisaient de courage avec le pasteur Dentzel, député du Bas-Rhin. Mais, au lieu de tourner vers le sud, afin de rejoindre Pichegru qu'il supposait sans doute n'être pas encore en état de l'aider, Hoche attaqua par le nord, à la recherche des Prussiens qu'il joignit à Kaiserslautern (28, 29 et 30 novembre). Il ne réussit pas à les rompre et, sans s'obstiner inutilement, il se replia sur Deux-Ponts, culbuta les Autrichiens qui gardaient à Frœschwiller et Wœrth l'issue des passages vosgiens, pendant que Pichegru, continuant son offensive, entrait à Haguenau (24 décembre). Les deux armées françaises conjuguées avancèrent sur la Lauter. Il était urgent de poursuivre rapidement la manœuvre si bien commencée. Mais qui aurait le commandement supérieur ? Baudot et Lacoste imposèrent Hoche à Pichegru malgré Saint-Just et Le Bas. Les soldats, enthousiasmés, criaient : Landau ou la mort ! Ils prirent d'assaut le Geisberg (qui commande Wissembourg), malgré l'énergique résistance des Austro-Prussiens sous le commandement de Wurmser et Brunswick (26 décembre), et le lendemain (27 décembre) Hoche entrait à Wissembourg, Desaix à Lauterbourg. Landau fut débloquée (28 décembre) ; Wurmser passa le Rhin à Philippsbourg et Brunswick alla prendre ses quartiers d'hiver à Worms et Mayence : la frontière était sauvée.

Or, c'est au cours de ce trimestre dramatique, fiévreux et incertain qu'a été élaboré, au Comité de salut public, le nouveau gouvernement révolutionnaire. Il est né de la guerre, moins de la guerre contre l'ennemi extérieur, qui est définitivement repoussé du sol de la patrie, que de la guerre générale qu'il faut, que la Révolution soutienne contre tous ses ennemis, quels qu'ils soient. Peut-être même n'a-t-il pu s'établir que grâce aux victoires récentes : d'autres mesures d'urgence auraient été nécessaires si l'invasion avait encore paru possible et Paris menacé comme au temps de Valmy. L'organisation méthodique de la Terreur, dans la forme qu'elle a prise, est historiquement le premier résultat de la libération du territoire. Après le décret, du 10 octobre, rapporté par Saint-Just au nom du Comité de salut public, la Convention vota, avec des amendements de détail qui ne changent rien d'essentiel au projet présenté par Billaud le 18 novembre, le décret fondamental du 4 décembre (14 frimaire an II), qui est la charte constitutive du nouveau gouvernement, et Robespierre en donna le commentaire dans ses rapports célèbres du 25 décembre et du 5 février sur les principes du gouvernement révolutionnaire et, de la morale politique. Dès lors, la doctrine est complète. Tout au plus se précise-t-elle, sur quelques questions particulières, dans les rapports et les décrets ultérieurs présentés par Saint-Just (26 février, 13 mars et 14 avril), Barère (27 mars), Carnot (1er avril), Couthon (10 juin), et l'exposé de Billaud sur la théorie du gouvernement démocratique (20 avril). Légalement, la Constitution de 1791 était encore en vigueur, malgré la Révolution du Dix-Août ; les décrets du 10 octobre et du 4 décembre 1793 lui substituent une constitution nouvelle qui, profondément modifiée dans son esprit après le 9 thermidor, a subsisté jusqu'à l'avènement, du Directoire. Qu'il y ait, entre les six membres du Comité de salut public qui ont pris part à la définition du gouvernement révolutionnaire des différences individuelles, on n'en saurait douter. Carnot et Barère n'interviennent que négativement, en quelque sorte, pour des suppressions d'organes devenus inutiles ; et, parmi les constructeurs, Couthon et Saint-Just n'apportent que quelques pierres à l'édifice, dont Billaud et surtout Robespierre ont été les architectes. Mais les ressemblances frappent plus encore que les différences : le Comité de salut public a eu une doctrine politique, qu'il a lui-même expliquée, non seulement dans ses arrêtés, mais encore dans une longue et instructive série de circulaires anonymes (rédigées, semble-t-il, per Billaud) aux diverses autorités révolutionnaires (du 13 novembre au 2 avril, spécialement après le 4 décembre).

Nous voulons un ordre de choses, déclare Robespierre, où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois... où les distinctions ne naissent que de l'égalité même, où les citoyens soient soumis au magistrat, le magistrat au peuple et le peuple à la justice, où la patrie assure le bien-être de chaque individu et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de sa patrie.... Voilà notre ambition, voilà notre but. Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges ? Le seul gouvernement démocratique ou républicain : ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire, car l'aristocratie n'est pas plus la république que la monarchie.... La démocratie est un état où le peuple souverain, guide par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même.

Tel est le but idéal, et tout ensemble le point de départ du raisonnement. Mais les circonstances exceptionnelles veulent un régime exceptionnel. Le gouvernement révolutionnaire ne durera qu'un temps : il est, par nature, provisoire. A la vérité, Billaud le considère comme l'ébauche nécessaire pour arriver quelque jour au dernier degré de perfection, une de ces expériences dont la réussite servira de modèle pour la rédaction du code organique de la Constitution, car la distance de l'invention à la perfection est si grande qu'on ne peut jamais faire assez promptement les essais préparatoires ; Robespierre, au contraire, n'oublie pas la Constitution du 24 juin 1793, et il oppose le gouvernement révolutionnaire au gouvernement constitutionnel : Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République, celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder ; la Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis, la Constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible. Pour Robespierre, la guerre de la Révolution est offensive. Pour Couthon, elle est défensive : Une révolution comme la nôtre n'est qu'une succession rapide de conspirations, parce qu'elle est la guerre de la tyrannie contre la liberté. Peu importe, au surplus ; la guerre est lé, qui s'impose. Donc, continue Robespierre, le gouvernement révolutionnaire a besoin d'une activité extraordinaire, précisément parce qu'il est en guerre, et le confondre avec le gouvernement constitutionnel, c'est confondre les contraires, vouloir soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie. Le principe de guerre étant posé, Robespierre poursuit son analyse avec une vigoureuse franchise. Il formule d'abord quelques définitions. La patrie, c'est le pays où l'on est citoyen et membre du souverain ; l'amour de la patrie et de ses lois s'appelle la vertu publique, et la vertu est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire. Or, la protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles. Il n'y a de citoyens dans la République que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont pour elle que des étrangers, ou plutôt des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n'est-elle pas indivisible ? Les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors ?Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. — L'on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la mort. Bref : si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. Billaud, comme par une réminiscence de son professorat chez les Oratoriens de Juilly, fait du gouvernement révolutionnaire un Jéhovah d'Ancien Testament : Ce gouvernement ne sera pas la main de fer du despotisme, mais le règne de la justice et de la raison ; ce gouvernement sera terrible pour les conspirateurs, coercitif envers les agents publics, sévère pour leurs prévarications, redoutable aux méchants, protecteur des opprimés, inexorable aux oppresseurs, favorable aux patriotes, bienfaisant pour le peuple. Saint-Just n'est pas moins net : Celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire.... Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l'affranchir ; le gouvernement révolutionnaire n'est autre chose que la justice favorable au peuple et terrible à ses ennemis, à l'égard desquels, selon Couthon, l'indulgence serait atroce et la clémence parricide.

Exclusif et terroriste parce qu'il n'a d'autre but que la guerre, le gouvernement révolutionnaire ne sera efficace qu'à deux conditions : la loi coactive et la centralisation de l'État. — Billaud craint vivement la dictature, militaire ou civile : les deux principaux écueils de la liberté sont l'ambition des chefs et l'ascendant qu'ils obtiennent trop facilement par leur suprématie. On n'évitera le danger qu'en affermissant le pouvoir de la loi. Mais, en bonne justice, il faudra que la loi soit aussi terrible aux républicains infidèles qu'aux ennemis de la République ; bien plus, il faudra qu'elle soit plus impérative et plus sévère pour ceux qui gouvernent que pour ceux qui sont gouvernés, car la régénération d'un peuple doit commencer par les hommes les plus en évidence, non pas seulement parce qu'ils doivent l'exemple, mais parce qu'avec des passions plus électrisées, ils forment toujours la classe la moins pure. De même Robespierre : La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté que le supplice d'un chef de conspiration. Couthon observe qu'au contraire sous l'ancien régime, autant la justice était indulgente pour les grands scélérats, autant elle était inexorable aux malheureux. Saint-Just ajoute : Point de gouvernement qui puisse maintenir les droits des citoyens sans une police sévère, et Billaud conclut que toute législation sans force coactive est comme une de ces belles statues qui semblent animées quoiqu'elles n'aient aucun principe de vie le gouvernement sera fort, autoritaire, coercitif ; point d'inviolabilité pour qui que ce soit ! Sa tâche est d'exterminer tous les ennemis de la liberté, de la même manière qu'au Moyen Age et durant les guerres de religion, les orthodoxes prétendaient exterminer les hérétiques : Ce qui constitue la République, dit Saint-Just, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. Il est rare qu'une société ne donne pas l'impression qu'on remonte le cours du temps à mesure que le pouvoir descend dans les couches inférieures. L'avènement politique d'hommes nouveaux qui, quatre ans auparavant, n'auraient jamais pu arriver en groupe à la direction des affaires, les mœurs d'autrefois, les souvenirs classiques de l'antiquité chez ceux qui avaient fait leurs humanités, le spectacle de la guerre et des troubles civils : tout contribuait à rendre la mort comme familière. Qu'on n'imagine point qu'il suffise de procéder à un certain nombre d'exécutions comme exemples utiles pour la conversion des dissidents : il n'est pas question de donner quelques exemples, s'écrie Couthon, mais d'exterminer les implacables satellites de la tyrannie ou de périr avec elle ! L'idée de conversion n'apparaît qu'incidemment, et semblablement l'idée de vengeance. Tout est subordonné au but suprême de justice coactive : Plus la vengeance nationale doit être rigoureuse, écrit le Comité de salut public, plus sa justice doit avoir le caractère de l'équité.

D'autre part, le gouvernement révolutionnaire fortifiera l'État. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l'abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l'attaquent. En parlant ainsi, Robespierre a comme retourné la Révolution sur elle-même : la Déclaration des droits de l'homme, en 1789, était tout individualiste et ignorait l'État ; en 1793, elle restait individualiste mais faisait intervenir la collectivité ; maintenant, l'État seul prévaut. Il sera centralisé et de toute manière : au centre même et dans ses extrémités ; il n'admet ni séparation des pouvoirs ni autonomie administrative. Dès que la centralisé législative cesse d'être le pivot du gouvernement, écrit Billaud, l'édifice manque par sa base principale et s'écroule infailliblement. — Tout pouvoir révolutionnaire qui s'isole, remarque Saint-Just, est un nouveau fédéralisme. En effet : le gouvernement est révolutionnaire, mais les autorités ne le sont pas intrinsèquement ; elles le sont parce qu'elles exécutent les mesures révolutionnaires qui leur sont dictées. Carnot est du même avis : Un vaste pays comme la France ne saurait se passer d'un gouvernement qui établisse la correspondance de ses diverses parties, ramasse et dirige ses forces vers un but déterminé. Il en résulte que le gouvernement révolutionnaire a des règles, toutes puisées, selon Robespierre, dans la justice et dans l'ordre public ; il n'a rien de commun avec l'anarchie, ni avec le désordre, ni avec l'arbitraire. Il procède rapidement. Créé au milieu des orages, déclare le Comité de salut public dans une de ses circulaires, il doit avoir l'activité de la foudre. Il engendre l'ordre révolutionnaire, sauvegarde des républicains eux-mêmes ; l'ordre révolutionnaire qui fait déborder la terreur à torrents sur l'hydre des conspirateurs doit placer la vertu, et par conséquent vous-mêmes, dans le port, tandis que la tempête tonne sur les tètes coupables et les écrase ; l'ordre révolutionnaire fonde votre force. Enfin, il est légitime, et Robespierre proclame qu'il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres : la nécessité.

 

II. — MÉCANISME DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

LA doctrine politique du Comité de salut public est cohérente, et le gouvernement qui en est issu a les allures d'un système, d'une machine politique, d'une pièce mécanique, pour employer les expressions de Carnot et Billaud. Or, en gouvernement comme en mécanique, tout ce qui n'est point combiné avec précision, remarquait Billaud, n'obtient qu'un jeu embarrassé. De même que la nature n'admet que trois principes dans ses mouvements : la volonté pulsatrice, l'être que cette volonté vivifie, et l'action de cet individu sur les objets environnants, ainsi tout bon gouvernement doit avoir un centre de volonté, des leviers qui s'y rattachent immédiatement, et des corps secondaires sur qui agissent ces leviers afin d'étendre les mouvements jusqu'aux dernières extrémités. Conformément à cette classification, la volonté pulsatrice siégera à la Convention et dans les Comités de gouvernement avec les ministères ; les principaux leviers seront les représentants en mission et l'armée révolutionnaire ; les corps secondaires : les tribunaux et les agents nationaux d'une part, les comités révolutionnaires et les sociétés populaires d'autre part.

D'après le décret du 4 décembre 1793, la Convention nationale est le centre unique de l'impulsion du gouvernement. Mais qu'est devenue l'Assemblée ? Quand une voiture publique fait un long itinéraire, il arrive qu'elle parte pleine, qu'elle se vide en route, qu'elle se remplisse encore, et qu'au terme du trajet elle dépose finalement des voyageurs très différents de ceux qu'elle a emportés. Historiquement, la Convention n'a d'unité que par abstraction, la réalité est dans les Conventionnels qui se succèdent au pouvoir, ayant derrière eux ceux de leurs collègues qui, sans quitter l'Assemblée et sans participer au gouvernement, s'adaptent aux conditions nouvelles qu'ils contribuent à créer, et changent avec ces conditions mêmes. Depuis la proscription et l'exécution des Girondins, ils sont fort peu nombreux, désertant l'Assemblée ou s'abritant dans les comités secondaires, dont les plus actifs n'ont plus qu'une besogne administrative. D'autres sont en mission. Les grandes délibérations ont cessé. Presque chaque jour l'Assemblée reçoit des délégations de Paris et de la province, et elle assiste à des manifestations dont certaines tournent au scandale, notamment au début du mouvement de déchristianisation. Un jour, elle en arriva à admettre à sa barre un citoyen qui voulait lui chanter des couplets civiques de son cru. Danton fit observer qu'il valait mieux entendre la raison en prose, et le chansonnier fut éconduit (17 mars). Mais, si bas qu'elle soit tombée, du moins en apparence, la Convention reste souveraine, et elle le sait. Les deux Comités de gouvernement dépendent d'elle. Il lui suffirait d'un vote pour les briser. Elle accepte volontairement

leur discipline de fer, qu'elle estime salutaire pour elle-même contre les accointances suspectes, les faiseurs d'affaires et les vendus. Mais elle n'y consent qu'avec une réserve qui devient peu à peu sa préoccupation dominante. Elle a été entamée ; plusieurs de ses membres sont morts sur l'échafaud. Le mandat parlementaire, auquel la Constituante et la Législative avaient assuré l'inviolabilité par manière de garantie pour l'Assemblée contre la Cour, n'est plus un privilège. Rien ne protège plus les députés contre le gouvernement depuis que les membres du gouvernement se recrutent parmi les députés. Après les Girondins, les Montagnards eux-mêmes sont livrés à la justice révolutionnaire. A mesure que les sacrifices demandés deviennent plus lourds, les Conventionnels craignent pour leur propre sûreté. Ils appuient le gouvernement révolutionnaire, mais à la condition de n'en pas devenir les principales victimes.

Les douze membres du Comité de salut public — par ordre d'élection : Jeanbon, Barère, Couthon, Hérault, Saint-Just, Robert Lindet, Prieur de la Marne, Robespierre, Prieur de la Côte-d'Or, Carnot, Billaud, Collot — étaient originaires de toutes les parties de la France, Paris compris, et, presque tous, de la moyenne bourgeoisie provinciale ; aucun n'est fils de paysan. Ils avaient tous suivi un cours régulier d'études dans des établissements ecclésiastiques, chez les Oratoriens notamment, et Robespierre au plus célèbre collège de Paris, à Louis-le-Grand, où il avait eu de brillants succès scolaires. Avant la Révolution, six étaient avocats, deux officiers du génie (Carnot et Prieur de la Côte-d'Or), un magistrat, deux hommes de lettres, et un pasteur, ancien capitaine au long cours (Jeanbon). Tous avaient passé par la Constituante, la Législative ou des fonctions administratives locales avant d'entrer à la Convention, et presque tous furent élus dans leur pays d'origine. Le plus âgé (Lindet) avait 47 ans, le plus jeune (Saint-Just) 26 ans. Ils ne manquaient ni de maturité ni d'expérience politique, et sous d'autres régimes l'on a vu souvent arriver aux affaires des hommes moins bien préparés qu'eux à l'exercice du pouvoir. Le décret du 10 octobre portait que le Conseil exécutif provisoire, les ministres, les généraux, les corps constitués sont placés sous la surveillance du Comité de salut public, et le décret du 4 décembre ajoutait : pour les mesures de gouvernement et de salut public, ainsi que pour les opérations majeures de diplomatie, le Comité de sûreté générale conservant sa compétence pour tout ce qui est relatif aux personnes et à la sûreté générale et intérieure. Ainsi, le Comité de salut public, comme le disait Carnot dans son rapport du 1er avril 1794, était placé au centre de l'exécution, et c'était à lui de mettre, entre les divers agents de l'action immédiate qui aboutissent à lui, la concordance nécessaire. Hérault fut promptement éliminé. Tous les autres membres du Comité se dévouèrent corps et Arne à leur Liche. Ils étaient résolument Montagnards, ils ne cherchaient pas à s'enrichir, et ils travaillaient, chacun d'après son tempérament, avec conviction et probité. C'est par là que leur dictature a été possible. Incapables, malpropres ou fainéants, ils n'auraient certainement pas été maintenus en fonction, avec leurs pouvoirs régulièrement renouvelés de mois en mois. Au reste, ils avaient grand soin de tenir la Convention exactement au courant des affaires. Ils y étaient tenus par les décrets du 10 octobre et du 4 décembre, et leur rapporteur ordinaire, Barère, alliait à son optimisme alerte de méridional une suffisante véracité. Le mensonge n'a pas été pour le Comité de salut public un procédé de gouvernement. Les arrêtés du Comité, de plus en plus nombreux, n'ont jamais empiété sur les décrets Conventionnels : ils ne sont qu'explicatifs ou exécutifs. Une seule signature pouvait suffire à les rendre valables, car, d'ordinaire, ils n'étaient pas préparés en commun, encore que le procès-verbal de chaque séance quotidienne se réduise le plus souvent à la liste des arrêtés du jour. Après une courte réunion le matin, les membres du Comité travaillaient dans leurs bureaux ; l'après-midi, ils allaient à la Convention, et les signatures étaient données dans la séance du soir, qui se prolongeait parfois fort avant dans la nuit.

Dans certains cas, il leur arrivait de se réunir avec le Comité de sûreté générale. Alors le gouvernement était au complet. Mais jamais les deux Comités ne délimitèrent rigoureusement leurs attributions respectives. Le Comité de sûreté générale avait, il est vrai, été élu (14 septembre) sous le patronage du Comité de salut public, mais il était plus ancien que lui. Il continuait directement le Comité de surveillance de la Législative, qui remontait lui-même à la Constituante, et avait été muni, dès le 10 août 1792, de pouvoirs d'exécution. Chargé de la police générale de toute la France, il contrôlait les arrestations et pouvait décerner lui-même des mandats d'arrêt ; il surveillait les prisons et désignait ceux des détenus qui devaient être traduits au tribunal révolutionnaire : tâche immense et terrible, qui fit du Comité de sûreté générale le grand maître de la Terreur à Paris comme en province, et rejeta au second plan le Comité de salut public. La liste des membres subit plusieurs modifications (d'octobre à janvier) et se composa finalement de douze noms que Sénart, un des agents du Comité, divisait en trois groupes : les gens d'expédition, Vadier avec Amar, Jagot, Louis du Bas-Rhin ; les gens de contrepoids : Bayle avec Lavicomterie, Barbeau-Dubarran et Élie Lacoste ; David et Le Bas étant classés à part, comme amis personnels de Robespierre. Enfin, Rai et Voulland (protestants l'un et l'autre, comme Bayle) sont omis par Sénart comme sans importance, et ils paraissent en effet s'être souvent tenus à l'écart. Plus âgés que leurs collègues du Comité de salut public (l'aîné, Vadier, a 57 ans et le cadet, Le Bas, 29 ans), les membres du Comité de sûreté générale représentent moins complètement l'ensemble de la France : ils sont presque tous de Paris, de l'Est ou du Midi ; mais ils sont tous également convaincus de la nécessité du gouvernement révolutionnaire et tous également honnêtes : aucun n'a trafiqué, alors que, leurs fonctions leur en donnaient chaque jour la tentation, sinon la possibilité ; aucun ne s'est enrichi. Est-il vrai que le groupe Vacher ait été, en quelque sorte, déchaîné et le groupe Bayle enchaîné par les événements révolutionnaires, le premier fougueusement actif, le second modérément passif ? De fait, c'était le farouche Amar qui faisait d'ordinaire fonction de rapporteur à la Convention, et, derrière lui, on voyait la longue figure ironique et vindicative de Vadier, son visage maigre et fin de vieux magistrat, ses cheveux blancs, son grand corps osseux et courbé.

Les ministères, de plus en plus étroitement subordonnés aux. Comités de la Convention, en prolongeaient eu quelque sorte les propres bureaux. Puis, le Conseil exécutif provisoire fut supprimé (1er avril), et ainsi prit fin, obscurément, la longue lutte du législatif contre l'exécutif qui avait rempli les premières années de la Révolution. L'exécutif était absorbé par le législatif. Douze commissions, composées chacune d'un ou deux commissaires avec un ou deux adjoints faisant fonctions de secrétaires et d'archivistes, étaient substituées aux six ministres.

Avant sa suppression, le Conseil exécutif avait envoyé dans les départements des commissaires ou agents comme observateurs et parfois aussi comme administrateurs. Les deux Comités de gouvernement eurent pareillement leurs agents, et la substitution des commissions exécutives aux ministères cul pour effet que tous les agents en mission dans les départements furent désormais à leur service. Mais le plus important des commissariats dépendait directement de la Convention. Les représentants en mission étaient à l'origine désignés par l'Assemblée. Ils se partageaient, en nombre à peu près égal, aux armées et à l'armement d'une part, et d'autre part au maintien de l'esprit public dans les départements. Les deux dernières grandes missions avaient été déterminées par le fédéralisme et la Constitution du 24 juin. La mission constitutionnelle prit fin le 5 novembre. Les représentants qui restaient encore en province eurent à diriger l'établissement du gouvernement révolutionnaire. Le décret fondamental du 4 décembre devait être mis en application dans les trois jours à dater de sa publication. Mais il n'arriva à Nantes, par exemple, que le 22 décembre, et, là même où il était publié, on ne l'appliquait que lentement. C'est pourquoi le Comité de salut public arrêta, le 29 décembre, l'envoi de 58 députés dans les 86 départements, groupés deux par deux (outre la Corse), avec pouvoirs illimités pour activer le fonctionnement du nouveau régime. Ils furent pour la plupart rappelés, les uns après les autres, dans le courant d'avril et de mai, et le Comité réduisit progressivement leur collaboration. Le nombre des représentants envoyés en mission, tant aux armées que dans les départements, était approximativement d'une trentaine par mois en octobre et novembre ; il tomba à 15 en mai, 10 en juin, 5 en juillet. Au reste, le Comité de salut public ne faisait nul mystère de son opinion sur le commissariat. Dans son rapport initial sur le gouvernement révolutionnaire, Billaud énumérait ses objections et de la manière la plus nette (18 novembre) :

C'est une clé qui par intervalle remonte la machine en cinq ou six tours, mais qui, laissée sur la tige, la fatigue, l'entrave et finit par suspendre totalement le jeu naturel des ressorts.... Les missions, moins fréquentes, rendent le choix plus facile.... Les causes majeures doivent seules motiver le déplacement des législateurs : qui se prodigue trop perd bientôt de sa dignité dans l'opinion publique. Enfin, celui qui demeure trop longtemps éloigné de la Convention doit s'apercevoir... qu'il a besoin de venir se retremper à ce foyer de lumière et d'enthousiasme. Bref, l'institution des représentants en mission est assimilable aux topiques qui ne suppléent à la nature qu'à force de l'épuiser.

Pareillement des armées révolutionnaires. Outre la formation parisienne, il existait en province, dans une trentaine de villes ou de départements, des corps levés par les représentants en mission. Ces troupes révolutionnaires étaient soldées à 40 sous par jour, elles servaient parfois de gardes du corps à certains proconsuls, et souvent elles se livraient aux pires excès, rançonnant les riches et renversant les croix par manière de propagande sans-culotte. Elles furent toutes supprimées, d'abord en province (4 décembre), puis à Paris (27 mars).

Outre le tribunal révolutionnaire de Paris qui dès le début eut toute la France dans son ressort, la justice révolutionnaire disposait dans les départements de quatre espèces de tribunaux, dont la première seule était régulière dans son ensemble, les trois autres étant dues le plus souvent à l'initiative des représentants en mission : les tribunaux criminels ordinaires de chaque département jugeant révolutionnairement sans jury et sans appel conformément au décret initial du 19 mars 1793 (ultérieurement complété) ; dans quelques villes, les tribunaux révolutionnaires particuliers institués à l'imitation du tribunal de Paris avec jury soldé ; et, dans les régions de guerre civile, les commissions révolutionnaires civiles ou mi-partie civiles (au nombre d'une douzaine), et les commissions militaires, ambulantes et sédentaires (environ soixante) qui jugeaient expéditivement les rebelles, même non belligérants, avec une procédure comparable à celle des cours martiales. Presque tous les tribunaux criminels des départements ont jugé révolutionnairement, appliquant les lois terroristes avec un souci certain de justice et sans excès inutile. Mais il en était des trois autres organes de la justice révolutionnaire comme des représentants en mission : les uns relativement modérés, les autres très sévères, sinon même sanguinaires. D'autre part, un article du décret du 4 décembre semblait les supprimer en même temps que les armées révolutionnaires et toutes les autres institutions locales de même origine (sect. III, art. 17), mais le texte n'était pas clair et provoquait des difficultés d'interprétation. Le Comité de salut public maintint, aggrava même les mesures de répression révolutionnaire, tout en assurant l'unité de recrutement et de juridiction.

Il fit décréter le séquestre et la confiscation des biens des ascendants d'émigrés (17 décembre) et de tous les ennemis de la République, afin d'indemniser les patriotes indigents (26 février), la mise hors la loi des Français qui auraient accepté des fonctions publiques dans les départements envahis (16 décembre), la peine de mort contre toute tentative de corruption des citoyens, de subversion des pouvoirs et de l'esprit public, (13 mars), l'expulsion de tous les ci-devant nobles et des étrangers hors de Paris, des places fortes, des ports maritimes, des sociétés populaires, des assemblées de commune et de section et des comités de surveillance (16 avril). Pour terminer, le terrible décret du 10 juin (2 prairial an II) punit de mort :

Les ennemis du peuple qui cherchent à anéantir la liberté publique soit par la force, soit par la ruse ; à provoquer le rétablissement de la royauté, avilir et dissoudre la Convention nationale et le gouvernement, révolutionnaire dont elle est le centre, trahir dans le commandement et l'organisation des armées, empêcher le ravitaillement de Paris et des départements, favoriser la conspiration et l'aristocratie, persécuter et calomnier les patriotes, tromper le peuple ou les représentants du peuple, inspirer le découragement, l'épandre de fausses nouvelles, égarer l'opinion, abuser des fonctions publiques, dilapider ou prévariquer, enfin tous ceux qui sont désignés dans les lois précédentes relatives à la poursuite des conspirateurs et contre-révolutionnaires.

D'autre part, les épurations dans le personnel judiciaire eurent pour effet de substituer en fait le procédé de la nomination à l'élection ; les juges de paix eux-mêmes cessèrent d'être élus et furent désignés par la commune. Le décret du 16 avril, l'arrêté du 22 et le décret du 8 mai supprimèrent tous les organes de la justice révolutionnaire dans les départements, exception faite des tribunaux criminels jugeant révolutionnairement, et du droit réservé au Comité de salut public de conserver les tribunaux ou commissions révolutionnaires qu'il jugera utiles. Pour les remplacer, il était prévu, par les décrets du 13 mars et 16 avril, six commissions populaires qui devaient être établies pour le 15 floréal (4 mai). Jusqu'alors, les contre-révolutionnaires étaient tantôt jugés sur place, tantôt transférés à Paris pour y être traduits devant le tribunal révolutionnaire, sans règles nettement définies, Le décret du 16 avril (27 germinal an II, art. 1) établit qu'à l'avenir les prévenus de conspiration seront traduits de tous les points de la République au tribunal révolutionnaire à Paris, et le décret du 10 juin (22 prairial an II, art. 10) ajoute que nul ne pourra traduire au tribunal révolutionnaire si ce n'est la Convention nationale, le Comité de salut public, le Comité de sûreté générale, les représentants du peuple commissaires de la Convention et l'accusateur public du tribunal révolutionnaires. Plus que jamais, le tribunal révolutionnaire de Paris devenait redoutable. Mais, à l'exception des commissions populaires, il était désormais seul en France, et seules les autorités suprêmes du gouvernement révolutionnaire avaient le droit de lui fournir des accusés. Ainsi, contrairement aux apparences, le décret du 10 juin est une loi de modération. Il en résulta un grand afflux de prisonniers à Paris où la procédure fut réduite au minimum, et le nombre des exécutions augmenta considérablement. La Terreur sembla s'aggraver. C'est qu'elle était concentrée presque tout entière à la capitale, entre les mains des chefs, alors qu'elle s'atténuait de plus en plus dans le reste de la France.

Par une coïncidence qu'il importe de noter, l'organisation administrative du gouvernement révolutionnaire s'achève vers la même date, de sorte que jamais Terreur et gouvernement révolutionnaire n'ont exactement coïncidé, en dépit de leur communauté d'origine. Le décret du 4 décembre avait ordonné la création du Bulletin des Lois, pour accélérer la notification aux autorités constituées des lois qui concernent l'intérêt public : le premier numéro de la publication est celui qui reproduit le décret du 10 juin, et ce fut seulement à la fin du printemps que le régime se trou va enfin constitué sur l'ensemble du territoire. Aux termes du décret du 4 décembre, la hiérarchie qui plaçait le district, les municipalités ou toute autre autorité sous la dépendance des départements (sect. III, art. 5) était supprimée pour tout ce qui concerne le gouvernement révolutionnaire, ainsi que l'organisation départementale des conseillers généraux, présidents et procureurs généraux syndics : il ne subsistait plus que les directoires, avec des fonctions d'édilité en quelque sorte, disait une circulaire du Comité de salut public, et d'administration toute paternelle pour les routes, les canaux, les manufactures, les domaines nationaux, les contributions et la mendicité. La circonscription fondamentale sera celle des districts. Elle est, observait Billaud, trop restreinte pour leur procurer jamais un ascendant extensif ; leur rivalité naturelle, basée sur l'intérêt particulier... est une chaîne de plus qui s'y oppose. Les districts sont des leviers d'exécution comme il en faut : passifs dans les mains de la puissance qui les meut et devenant sans vie et sans mouvement dès qu'ils ne reçoivent plus l'impulsion ; leur exiguïté même rend leur dépendance plus positive et leur responsabilité plus réelle. Au cours de l'insurrection fédéraliste les districts avaient déjà servi à briser les résistances départementales. — A l'intérieur des districts, les communes étaient maintenues. Mais les procureurs syndics des districts et les procureurs des communes avec leurs substituts prenaient le nom d'agents nationaux, spécialement chargés de requérir et de poursuivre l'exécution des lois. Après épuration opérée sur place, les agents nationaux des districts seront confirmés et éventuellement remplacés par la Convention, les agents des communes seront proclamés au district. Ainsi, le dépôt de l'exécution des lois est enfin confié à des dépositaires responsables, les agents nationaux des communes étant subordonnés aux agents des districts, les districts correspondant directement avec les deux comités Conventionnels de gouvernement à Paris. N'oubliez pas, soldats de la Révolution, leur mandait le Comité de salut public, que personne ne doit sortir du rang ou dépasser son poste, même par excès de zèle : vous êtes soumis à une discipline dont dépend la victoire.

Et il écrivait aux communes : Vous voyez comme le mécanisme est simplifié ; cette simplicité est le ressort le plus puissant. Les communes restaient chargées de L'administration courante, mais, dans chaque commune, l'application des mesures de sûreté générale et de salut public incombait particulièrement aux comités révolutionnaires qui avaient été institués après les journées de mars pour la surveillance des étrangers. Composés de douze membres dus par la commune (ou la section), ils avaient pris en beaucoup d'endroits une importance grandissante pendant la période troublée qui avait suivi le 2 juin, et, sous le nom de comités de surveillance ou de comités de salut public (qui leur fut interdit le 25 septembre), ils avaient activement collaboré, avec les représentants en mission, à la répression du fédéralisme. Leurs pouvoirs nouveaux leur avaient été officiellement confirmés, de la manière la plus large, par le décret du 17 septembre qui leur attribuait la surveillance des suspects avec celle des étrangers. Leurs membres furent rétribués à raison de 3 livres par jour (3 septembre), portées à 3 livres à Paris (8 novembre). Comme le leur écrivait le Comité de salut public, l'action qui part du sein de la Convention vient aboutir à vous ; vous êtes comme les membres du corps politique dont elle est la tête et dont nous sommes les yeux ; c'est par vous que la volonté nationale frappe aussitôt qu'elle a décidé ; vous êtes les leviers qu'elle meut pour broyer les résistances. Il va sans dire qu'au préalable les comités révolutionnaires devaient être épurés par les représentants en mission, ou créés dans les communes qui en manquaient. Mais le total des membres des comités révolutionnaires dans toutes les communes de France aurait formé un effectif de plus d'un demi-million d'hommes coûtant un demi-milliard. Comment eût-il été possible d'en assurer le recrutement, avec garantie de valeur civique, alors qu'il était déjà difficile de trouver dans les petits villages le paysan capable de remplir les fonctions d'agent national et que le comité révolutionnaire restait distinct de la municipalité ? Il y avait là une impossibilité matérielle, et les représentants en mission firent plus d'une fois observer au Comité de salut public qu'il eût été suffisant d'avoir un seul comité de surveillance au chef-lieu de canton ou de district. Il est donc vraisemblable qu'il n'y eut pas de comités de surveillance dans un grand nombre de petites communes rurales, mais on ignore dans quelle proportion ; et, d'une façon générale, l'histoire des comités révolutionnaires, qui seule permettrait de saisir sur le vif l'action quotidienne du gouvernement révolutionnaire sur la foule anonyme, reste encore fort mal connue. Il serait téméraire de porter un jugement d'ensemble. Tous les comités révolutionnaires n'ont pas été mauvais ; il s'en faut de beaucoup, et il est même permis de supposer que les moins connus sont précisément les meilleurs parce qu'ils n'ont pas eu d'histoire. D'autres ont été amendés par les représentants en mission. D'autres encore ont été mensongèrement calomniés sous la réaction thermidorienne, et la vivacité même de ces attaques rétrospectives prouve combien le rôle des comités révolutionnaires a été important.

Enfin, théoriquement tout au moins, les patriotes injustement persécutés pouvaient se faire entendre. Jamais les clubs n'ont été si nombreux qu'au temps du gouvernement terroriste. Ils portaient les noms les plus divers : sociétés populaires, Montagnardes, républicaines, patriotes, des hommes libres, des sans-culottes, des amis de la liberté et de l'égalité, et, lorsqu'ils s'étaient criblés épurativement seuls ou avec le concours du représentant en mission, sociétés régénérées. Il en existait, semble-t-il, jusque dans la plupart des chefs-lieux de canton, et dans maint village. Mais le nombre des membres paraît avoir été en raison inverse du nombre des sociétés. On avait exclu des sociétés populaires les nobles, les étrangers, les prêtres non mariés, les suspects ; toutes les sociétés qui n'étaient pas Montagnardes avaient été supprimées, si bien que souvent le club n'était plus que la doublure du comité révolutionnaire. Il y eut des résistances. Les clubs s'étaient formés spontanément et conservaient malgré tout une certaine liberté d'allure. Leurs conflits avec les représentants en mission, qui les incriminaient tantôt d'exagération, tantôt de fédéralisme, sont fréquents. Mais le club régénéré fut l'instrument le plus actif de la régénération des corps constitués. Convoquez le peuple en société populaire, mandait le Comité de salut public aux représentants en mission, que les fonctionnaires publics y comparaissent, interrogez le peuple sur leur compte, que son jugement dicte le vôtre. L'opération avait lieu publiquement, et l'épuration est comparable à une élection dans laquelle le club ferait fonction d'assemblée primaire pour la désignation des candidats, puisque aussi bien le gouvernement révolutionnaire a substitué la nomination par l'État à l'élection par le peuple. Sentinelle vigilante, tenant en quelque sorte l'avant-garde de l'opinion, le club a dès lors pour fonction de dévoiler l'intrigue, d'arracher le masque aux tartufes du patriotisme, de dénoncer l'agent infidèle ou prévaricateur, et d'appeler au pouvoir des hommes purs, éclairés, courageux, impatients de la tyrannie : il est tout ensemble un agent collectif de police et le flambeau de l'esprit public. Mais il y a incompatibilité entre une organisation centralisée, autoritaire et exclusive, et une institution née librement et dont la liberté seule peut assurer la souplesse et la variété de développement. En entrant dans les cadres de l'État révolutionnaire, les sociétés populaires ont perdu leur force révolutionnaire.

Il est vrai que le gouvernement révolutionnaire n'eut jamais rien de rigide. Dans sa courte existence il fut en perpétuelle transformation. Mais l'initiative des changements venait d'en haut, du Comité de salut public, et non du peuple ou des représentants du peuple. Successivement, la suppression de l'armée révolutionnaire et du Conseil exécutif, la disparition progressive du commissariat, la transformation profonde de la justice révolutionnaire, témoignent d'une volonté constante de simplification et de modération. La machine était faite de pièces et de morceaux, qui avaient pour origine soit des créations populaires, soit des improvisations Conventionnelles, soit la Constitution de 1791, soit même les habitudes de l'ancienne monarchie absolue et centralisatrice ; pour la monter, on avait plus supprimé qu'innové : l'invention était dans l'assemblage. Et, si bien ajustés qu'aient été les rouages, ils étaient encore trop nombreux, au sommet, puisque la direction suprême des deux Comités de gouvernement était bicéphale, et à la base, puisque les comités révolutionnaires ne furent jamais qu'incomplètement organisés. Une paperasserie formidable, et qui du reste ne fut jamais noircie entièrement, était destinée à faciliter et unifier les mouvements. Le décret du décembre prévoyait des rapports mensuels, décadaires ou plus fréquents encore des deux Comités à la Convention, des ministres au Comité de salut public, des corps constitués aux ministres, des représentants en mission à la Convention et au Comité de salut public, des districts au Comité de sûreté générale et au Comité de salut public, des comités de surveillance aux districts. La machine n'a pas été actionnée sans heurts. Du sang coula, au nom de la justice révolutionnaire ; et, au nom de l'ordre révolutionnaire, la France entière se trouva couverte d'un immense réseau de police politique qui retenait dans ses mailles étroites jusqu'au plus léger des propos inciviques. La Terreur engendre la crainte qui abaisse l'âme, et le régime policier de dénonciation et de surveillance est aussi dégradant pour un pays que la servitude étrangère. Le gouvernement révolutionnaire est comparable à un état de siège qui ne serait pas militaire. Mais, pratiquement, tout valait mieux que le chaos des quatre mois précédents. L'État subsista, et, par l'État, la France même. Si le pays a accepté sans résistance le régime de fer qui lui était imposé, ce n'est pas seulement dans une passivité de stupeur après le grand tumulte de la levée en masse, et parce que ses maîtres avaient la force, c'est aussi que les plus clairvoyants de ses patriotes avaient compris que la discipline la plus rigoureuse était devenue indispensable.

 

III. — GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE À PARIS.

LA coercition terroriste avait à s'exercer sur les mauvais patriotes aussi bien que sur les contre-révolutionnaires, et sans doute était-il plus difficile d'épurer les grands corps qui jusqu'alors avaient parlé et agi en maîtres : la Convention, la Commune, les Jacobins de Paris, que de régénérer une modeste société populaire de province ou de contenir les ci-devant nobles, les réfractaires et les fédéralistes vaincus. La lutte fut rude et dramatique, abondante en épisodes mouvementés. Il suffira d'en tracer ici la marche générale.

Elle commença par deux escarmouches, banales affaires de droit commun, mais qui mettent en cause des Conventionnels. Le député Perrin, de l'Aube, spéculait sur les fournitures : dénoncé (29 septembre), décrété d'accusation (8 octobre), il fut condamné par le tribunal révolutionnaire (19 octobre) au bagne, où il mourut (5 septembre 1794). Le député Robert, de Paris, qui spéculait sur le rhum, manqua subir pareil sort ; mais l'enquête ordonnée par la Convention (8 octobre) n'aboutit pas. Sur ces entrefaites, le décret du 10 octobre établissait le gouvernement révolutionnaire, et aussitôt après (du 10 au 15), Fabre d'Églantine dénonçait en grand mystère aux deux Comités de gouvernement les agents de l'étranger ; il désignait Proli, Dubuisson, Pereyra, Desfieux, avec leurs protecteurs, les députés Chabot, Julien de Toulouse, Hérault de Séchelles, et il signalait leurs accointances avec les financiers ou banquiers cosmopolites de Paris. Fabre était patriote, très lié avec Danton (alors absent). Ses révélations émurent les membres des Comités. Elles confirmaient celles que Barère avait précédemment faites à la Convention, et elles les aggravaient. Elles montraient que la corruption venue de l'étranger ne sévissait pas seulement en province, mais à Paris même. Elles pouvaient tout ensemble accroître et diminuer les mesures terroristes, car elles ouvraient la voie de l'échafaud à plusieurs des patriotes les plus exaltés, qui se classaient parmi les purs entre les purs, et avaient toujours à la bouche les menaces et les dénonciations. Or Fabre était lui-même un tripoteur. Avec Benoist et Delaunay d'Angers, Julien de Toulouse, d'autres encore, il spéculait sur la Compagnie des Indes, alors en liquidation. Peut-être même participé, avec Delaunay (le 26 octobre) à la falsification d'un récent décret Conventionnel (du 8) sur la manière dont la Compagnie devait être liquidée. Et, pour se couvrir, il aurait au préalable pris la précaution de dénoncer aux Comités les agents de l'étranger.

Cependant les deux Comités de gouvernement poursuivaient leur entreprise d'épuration. Le 7 novembre, Amar, au nom du Comité de sûreté générale, fit décréter inopinément que personne ne pourrait sortir de la salle ni des tribunes, et il demanda l'arrestation de Lecointe-Puyraveau, parce qu'une lettre anonyme à son adresse interceptée au cabinet noir semblait prouver sa complicité avec les rebelles de Normandie. Basire fit observer que, s'il suffisait d'une lettre anonyme pour motiver l'arrestation des députés, il n'y aurait plus un seul membre de la Convention qui fût assuré de rester libre. L'incident tourna court ; mais il montrait combien les Comités de gouvernement étaient devenus soupçonneux, et il révélait aussi de quel côté se trouvaient les députés les plus soucieux de sauvegarder les franchises parlementaires, car Basire était ami de Chabot. — Puis, le surlendemain (9 novembre), la Convention décrétait la mise en accusation d'Osselin, un Montagnard en apparence très patriote. Mais il était de ceux qui avaient pris la défense de Robert-Rhum, et, pendant cette période d'angoisse, les députés qui parlent de clémence sont presque toujours coupables eux-mêmes de quelque manière. Et Osselin était coupable en effet. Il était devenu l'amant d'une émigrée rentrée, la jeune marquise de Charry. Quand sa maîtresse avait été arrêtée (4 mai), il l'avait fait relaxer et lui avait assuré un asile, d'abord chez Danton, avec qui il était fort lié, puis chez son frère, curé marié aux environs de Paris. Lorsque survint la loi du 17 septembre, avec ses pénalités terribles contre les suspects, Osselin prit peur. Il dénonça lui-même sa maîtresse (16 octobre), pendant que le curé marié dénonçait son hôtesse et son propre frère (15 et 20 octobre). Osselin, traduit au tribunal révolutionnaire, fut condamné à la déportation (5 décembre) et maintenu en prison ; pour éviter l'échafaud, la marquise se déclara enceinte ; elle ne l'était pas, et on l'exécuta plus tard (31 mars 1794).

L'incident Lecointe-Puyraveau et l'affaire Osselin ne laissaient pas d'être inquiétants. Les Jacobins conseillaient aux députés de poursuivre sans hésiter leur marche révolutionnaire (13 novembre), et applaudissaient Dufourny qui leur dénonçait (16 novembre) l'ex-capucin Chabot coupable d'avoir récemment épousé la jeune Léopoldine Frei, avec une dot de deux cent mille livres fournie par ses frères les banquiers austro-juifs. Chabot prit peur. A son tour, il employa le procédé usuel : il dénonça. II alla trouver les membres des deux Comités et, dans une série de conversations vers la fin desquelles Basire intervint auprès de son ami (du 15 au 17 novembre), il raconta que Delaunay d'Angers, associé de Benoist d'Angers, et Julien de Toulouse lui avaient offert de grosses sommes pour sauver les intérêts des financiers engagés dans la liquidation des compagnies : la Caisse d'Escompte, la Caisse d'assurances, la Compagnie des Indes. Pour cette dernière, Delaunay avait sollicité le concours de Fabre d'Églantine. Le corrupteur était ami de Batz, comme beaucoup d'autres, notamment Lulier et Dufourny, du Département de Paris. Chabot ne s'était prêté à ses intrigues que pour mieux les démasquer. Ainsi, au moment même où Dufourny dénonçait publiquement Chabot aux Jacobins, Chabot dénonçait secrètement Dufourny aux Comités, et tous deux se dénonçaient justement, non par dévouement à la cause publique, mais dans leur propre intérêt. Fabre avait démasqué les agents de l'étranger ; Chabot apportait les noms des corrompus : il fut évident pour les deux Comités que les uns et les autres appartenaient à la même clique. Mais l'intégrité de Fabre paraissait encore tellement certaine qu'il fut invité à collaborer à l'enquête poursuivie en toute bonne foi par le Comité de sûreté générale. Chabot au contraire était discrédité par son mariage, et les deux Comités décidèrent l'arrestation de tous ceux qui leur paraissaient compromis (17 novembre) : Chabot, Basire, Delaunay d'Angers, Julien de Toulouse (qui réussit à s'enfuir), Dubuisson, Desfieux, Proli (qui se cacha près de Paris et ne fut arrêté que le 19 février), Pereyra, les banquiers Frei, Diedrichsen. Et les deux Comités, résolus plus que jamais à poursuivre leur œuvre de salubrité, soumirent le même jour (18 novembre) deux rapports à la Convention : Billaud lui son travail introductif sur l'organisation du gouvernement révolutionnaire, et Amar dénonça une horrible conspiration. Il faut, disait-il, que Pitt et Cobourg aient dans la république des agents bien habiles et bien exercés au crime pour tenter un projet aussi exécrable. Mais le Comité de sûreté générale a pris des mesures pour s'assurer des individus qui lui ont paru coupables ou suspects, et, d'accord avec le Comité de salut public, il a fait arrêter quatre députés. L'Assemblée applaudit.

La séance du 18 novembre avait été importante, mais non décisive. Tant que les Comités n'auraient pu rompre avec Fabre et ses amis, ils ne pouvaient aboutir. Et Fabre multipliait les preuves de son ardeur patriotique. Il avait appris par hasard où se cachait le Girondin Rabaut Saint-Étienne : il révéla sa retraite, et Rabaut fut guillotiné (5 décembre). Les Hébertistes, qui se faisaient gloire d'être toujours à l'avant-garde révolutionnaire, venaient d'accaparer brusquement le mouvement de déchristianisation qu'on étudiera plus tard en son lieu, et ils l'associaient à leurs dénonciations constantes et à leur exigence d'un régime toujours plus terroriste. Robespierre se rendait compte du danger. Il demanda lui-même aux Jacobins de continuer leur propre épuration (29 novembre). Mais, lorsqu'on en vint à attaquer Danton, que l'origine de sa fortune et ses relations avec certains des députés déjà compromis rendaient depuis longtemps suspect, il prit sa défense (3 décembre), et Danton, qui, de son côté, voulait donner de nouveaux gages de son patriotisme, ne fit rien pour empêcher le vote du décret constitutif du gouvernement révolutionnaire (4 décembre). Sous main, ses amis essayaient cependant de fausser l'outil que le Comité de salut public avait eu tant de peine à forger. Leur manœuvre habile et compliquée, souple et tortueuse, vaudrait d'être décrite jour par jour, et c'est presque la dénaturer que de la résumer sommairement. Le 5 décembre, paraissait le premier numéro du Vieux Cordelier, journal rédigé par Camille Desmoulins, député à la Convention et doyen des Jacobins. L'espiègle et brillant pamphlétaire s'annonçait comme le porte-parole des vétérans de la Révolution : rien de plus légitime ; Desmoulins pouvait se vanter de ses services révolutionnaires. Mais il n'était qu'un collégien spirituel et gai, pour qui la suprême joie était de taquiner le maître. Il s'amusait avec la Révolution comme avec sa jeune femme qu'il adorait, et il lui paraissait aussi naturel de déboulonner le Comité de salut public qu'il avait fait des Girondins au printemps. Il ne voyait pas qu'il s'en prenait à d'autres hommes, de volonté plus forte. Le Vieux Cordelier eut grand succès. Chacun voulait l'avoir lu. Il s'en vendit des exemplaires à prix exorbitants. La tactique des trois premiers numéros est d'isoler Robespierre et, en l'isolant, de le compromettre, comme s'il était le chef du Comité de salut public, d'affaiblir le Comité par l'élimination de plusieurs de ses membres : Collot, Hérault, Jeanbon, Saint-Just, tout en l'entraînant, et, avec lui, les Jacobins, la Convention elle-même, contre les Hébertistes.

 Après quoi, l'épuration cesserait, car il était bien évident qu'une fois rompu le faisceau révolutionnaire des Comités, des Jacobins et de la Convention, les députés tarés n'auraient plus rien à craindre. Et la paix, que Danton avait jugée possible, redeviendrait prochaine. Il est difficile de dire jusqu'à quel point Desmoulins s'inspirait de Danton, mais il est certain que ses conclusions correspondaient à l'esprit d'optimisme, de bienveillance révolutionnaire, de conciliation et de large humanité qui caractérisait foncièrement, malgré tant d'erreurs et d'arrière-pensées, le Mirabeau de 93. Danton aimait la vie, pour lui et pour les autres ; et il ne voyait pas d'idéal au delà de la réalité présente et bonne. Peut-être Desmoulins dévoila-t-il trop vite le plan. Dans son quatrième numéro (paru fin décembre), il parlait d'un comité de clémence. Ainsi, l'on croyait habile de déplacer la question. Alors que l'œuvre entreprise par les deux Comités du gouvernement n'avait à l'origine d'autre but que de purger le personnel politique des agents de l'étranger, des hommes d'affaires, des profiteurs de la Révolution et des patriotes d'industries, comme disait Desmoulins lui-même, on en faisait une question d'État. On la faussait en l'élargissant, et on la rendait plus redoutable encore. L'instinct révolutionnaire qui faisait la force de l'Hébertisme était, plus que jamais, en défiance. Le 21 décembre, les Cordeliers décidèrent de porter solennellement à la Convention le buste de Chalier, victime des modérés ; aux Jacobins, Hébert dénonçait Fabre ; Robespierre conseillait amicalement la prudence à Desmoulins ; Collot, revenu en hâte de Lyon, faisait l'apologie de sa politique. Une offensive Hébertiste commençait. Les Cordeliers présentèrent une adresse menaçante à la Convention : ils resteraient, malgré tout, les Cordeliers d'autrefois, inébranlablement (23 décembre). Aux Jacobins, Hébert (23 décembre), que secondèrent ensuite (5 janvier) Momoro et Collot, attaqua violemment Desmoulins avec Philippeaux, et Danton, sortant enfin de son silence, essaya de prendre une position intermédiaire entre les adversaires, car il craignait de se compromettre en soutenant trop résolument ses amis. Or, la veille (4 janvier), le Comité de sûreté générale, continuant son enquête, avait opéré la levée des scellés mis sur les papiers de Delaunay, et il y trouva la preuve, qui lui parut péremptoire, de la culpabilité de Fabre dans l'affaire de la Compagnie des Indes. Ce fut comme un trait de lumière. Les deux dénonciations se valaient ; Fabre devenait aussi suspect que Chabot, et Robespierre, le premier, osa dire publiquement les paroles nécessaires. Le 8 janvier, aux Jacobins, il abandonnait Fabre tout en prenant, encore la défense de Desmoulins, et il posait à son tour la question sur le terrain politique :

Deux espèces de factions sont dirigées par le parti étranger.... Ceux qui sont d'un génie ardent et d'un caractère exagéré proposent des mesures ultra-révolutionnaires ; ceux qui sont d'un esprit, plus doux et plus modéré proposent des moyens infra-révolutionnaires. Ils se combattent entre eux, mais, que l'un ou l'autre soit victorieux, peu leur importe ; comme l'un ou l'autre système doit également perdre la République, ils obtiennent un résultat également certain : la dissolution de la Convention nationale.

Dans la nuit du 12 au 13 janvier, le Comité de sûreté générale fit arrêter Fabre. Danton se sentait de plus en plus menacé, car Fabre était de ses amis les plus proches. Il essaya d'intervenir en sa faveur à la Convention (13 janvier). Mais Billaud s'étonna que les coquins eussent encore des défenseurs : Malheur à celui qui a siégé à côté de Fabre d'Églantine et qui est encore sa dupe ! La menace était directe : Danton se tut, et le rapport d'Amar sur l'arrestation de Fabre fut adopté sans opposition. Le soir, Lucile Desmoulins écrivait à Fréron, en mission dans le Midi : Revenez, Fréron, revenez bien vite ! Vous n'avez point de temps à perdre ! Ramenez avec vous tous les vieux Cordeliers que vous pouvez rencontrer : nous en avons le plus grand besoin.... Marius [Danton] n'est plus écouté, il perd courage, il devient faible. Mais Desmoulins n'était-il pas plus faible encore ? Dans son n° 5 (du 5 janvier), il avait fait, non sans gaminerie, amende honorable : Sans doute, j'ai pu me tromper. Puisque le Comité de salut public désapprouve le Vieux Cordelier, je ne serai point un ambitieux hérésiarque, et je me soumets à sa décision comme Fénelon à celle de l'Église. Lorsqu'on arrêta son beau-père, Duplessis (19 janvier), il protesta à la Convention (24 janvier). Loin de le soutenir, Danton, de plus en plus craintif, lui donna tort : Pas de privilèges ! Une révolution ne peut se faire géométriquement. Dans son 6e et dernier numéro (3 février), Desmoulins continuait ses rétractations. Ses reculades furent aussi vaines que celles de Danton. Les deux Comités de gouvernement avaient définitivement pris position, et, dans son rapport du 5 février à la Convention, Robespierre déclara :

Les ennemis intérieurs du peuple français se sont divisés en deux factions comme en deux corps d'armée. Elles marchent sous des bannières de différentes couleurs et par des routes diverses, mais elles marchent au même but : ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention, c'est-à-dire le triomphe de la tyrannie. L'une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l'autre aux excès ; l'une veut changer la liberté en bacchante, l'autre en prostituée.... On a donné aux uns le nom de modérés ; il y a peut-être plus d'esprit que de justesse dans la dénomination d'ultra-révolutionnaires par laquelle on a désigné les autres.

Les modérés sont ceux que les historiens ont pour habitude d'appeler Dantonistes, et les ultra-révolutionnaires Hébertistes ; expressions justifiées par l'éclat du nom de Danton et la réputation du journal d'Hébert, avec cette réserve que ni Danton ni Hébert ne sont à proprement parler chefs de groupes organisés. L'étiquette commune d'un nom peut servir à désigner commodément des hommes placés dans des conditions politiques semblables, mais Hébert n'est pas le plus représentatif. tant s'en faut, des ultra-révolutionnaires, et il y aurait pour Danton tout ensemble un excès d'honneur et d'indignité à faire de lui le chef de la bande des profiteurs et le héros de là clémence. En fait, les modérés comme les ultra-révolutionnaires étaient déjà condamnés dans l'esprit des deux Comités de gouvernement, qui les assimilaient, les uns aux pourris, les autres aux agents de l'étranger. Il n'y avait pas là un système de bascule, une politique d'alliance avec la gauche contre la droite et avec la droite contre la gauche pour rester au pouvoir dans un juste milieu. Les Comités considéraient les Hébertistes et les Dantonistes comme adversaires semblables à visées identiques ; et c'est pourquoi, non contents de les avoir réduits momentanément à l'impuissance, ils résolurent de les supprimer. Ils voulaient imposer définitivement le silence de la mort à une opposition sans cesse renaissante, tout en donnant à leurs principes théoriques du terrorisme la plus éclatante des justifications. Leur décision désormais arrêtée de frapper à droite comme à gauche est d'autant plus certaine qu'aucun incident nouveau qui la justifie n'est survenu au cours des semaines qui séparent le rapport conclusif de Robespierre et le commencement de l'exécution. Les Dantonistes n'étaient plus à craindre : à peine comptaient-ils quelques partisans à la Convention, comme autrefois les Girondins ; hors de l'Assemblée, ils n'avaient aucun appui. Les Hébertistes, au contraire, pouvaient encore devenir dangereux. Même si les Jacobins, conquis à la politique des Comités, leur échappaient, il leur restait les Cordeliers et les diverses organisations communalistes, naguère encore si redoutables. De plus, ils venaient de coopérer au redressement des Comités contre les Dantonistes, et ils pouvaient faire payer leur concours.

Le Comité de salut public parut entrer dans leurs vues. Sur le rapport de Saint-Just, la Convention décréta, sans discussion et à l'unanimité, que les propriétés des patriotes sont inviolables et sacrées, et qu'il serait mis séquestre, au profit de la République, sur les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution (26 février) ; ordre était donné de dresser, dans toutes les communes, un état des patriotes indigents, qui seront indemnisés avec les biens des ennemis de la Révolution (3 mars). La mesure était formidable, et telle qu'elle atteignait les limites extrêmes du programme le plus ultra-révolutionnaire qu'il fût possible d'imaginer : elle ne signifiait rien de moins que l'expropriation de tous les aristocrates riches au bénéfice des patriotes pauvres, et les commentaires de Saint-Just excluaient toute ambiguïté :

Le système de la République est lié à la destruction de l'aristocratie ; l'opulence est dans la main d'un assez grand nombre d'ennemis de la Révolution, les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis ; les malheureux sont les puissances de la terre ; la terreur a rempli les maisons d'arrêt, mais on ne punit point les coupables ; les auteurs de cette dépravation sont les indulgents ; Marat avait quelques idées heureuses ; Osez ! Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution.

Les Hébertistes crurent, le moment venu d'oser, d'accord avec les Comités de gouvernement. Dès le lendemain (4 mars), aux Cordeliers, ils voilaient la table de la Déclaration des droits, jusqu'au jour où le peuple aurait recouvré ses droits par l'anéantissement de la faction, et l'envoi des Dantonistes à la guillotine. Le peuple allait-il se mettre debout, comme le proposa Hébert ? Mais il pesta immobile. L'insurrection n'éclata point. Peut-être la préparait-on ; peut-être même les Dantonistes, par une suprême manœuvre, essayèrent-ils de s'y associer. Un avertissement donné par Barère au nom du Comité de salut public (6 mars) fut suivi d'un rapport de Saint-Just (13 mars) qui reprenait la thèse déjà formulée publiquement deux fois par Robespierre :

La faction des indulgents qui veulent sauver les criminels, et la faction de l'étranger qui se montre partout parce qu'elle ne peut faire autrement sans se démasquer, mais qui tourne la sévérité contre les défenseurs du peuple, toutes ces factions se retrouvent la nuit pour concerter leurs attentats du jour ; elles paraissent se combattre pour que l'opinion se partage entre elles ; elles se rapprochent ensuite pour étouffer la liberté entre deux crimes.

 Le soir même, Hébert, Momoro, Ronsin, Vincent étaient arrêtés (nuit du 13 au 14 mars), puis (15 mars) Chaumette ainsi que deux députés : Hérault et son beau-frère morganatique, le vicaire épiscopal Simond (ils avaient pour maîtresses les deux sœurs de Bellegarde). La Convention enregistra sans difficulté leur arrestation (17 mars), mais ils ne furent pas compris dans la fournée des Hébertistes au tribunal révolutionnaire. Le procès fut rapide, et bientôt Hébert, Momoro et Vincent, Proli, Dubuisson et Pereyra, Desfieux, le Prussien Cloots, député, le banquier hollandais De Kock, et huit autres agents de l'étranger ou ultra-révolutionnaires montaient sur l'échafaud (24 mars).

Au tour des indulgents, amalgamés avec les profiteurs ! Dès le 19 mars, la Convention décrétait d'accusation Fabre et Delaunay, Chabot et Basire, Julien (contumace), pour avoir participé à une conjuration tendant à diffamer et avilir la représentation nationale et à détruire par la corruption le gouvernement républicain. La rue n'avait pas soutenu les Hébertistes ; mais la Convention soutiendrait-elle les Dantonistes ? Et puis, l'opération ne serait-elle pas incomplète si elle laissait en dehors le plus illustre représentant du parti à exterminer ? Les Comités réfléchirent. Il semble bien que les intransigeants comme Billaud et Collot, Vadier et Amar, eurent à vaincre les résistances de Robespierre et de ses amis. Enfin, comme l'a raconté plus tard Billaud lui-même, Robespierre consentit à abandonner Danton avec Delacroix, son habituel comparse, l'honnête Philippeaux et Desmoulins à qui Robespierre portait une affection sincère, mais dont les sarcasmes avaient blessé au vif l'orgueil de Saint-Just. L'ordre d'arrestation fut signé dans la nuit du 29 au 30 mars par quatre membres du Comité de législation (Berlier, Cambacérès, Merlin de Douai et Treilhard) et tous les membres des deux Comités de gouvernement, sauf Jeanbon et Prieur de la Marne en mission, Robert Lindet, du salut public, et Rühl, de la sûreté générale. La nuit suivante (30-31 mars), les quatre députés étaient incarcérés. Dans la journée (31 mars), le boucher Legendre, député de Paris, tenta d'intervenir en faveur de Danton à la Convention : Je crois Danton aussi pur que moi ; en 1792, l'ennemi était aux portes de Paris ; Danton vint, et ses idées sauvèrent la patrie. Robespierre répliqua, et ses paroles, qui mettent à nu les frémissements de sa conscience, sont peut-être les plus pathétiques qu'il ait jamais prononcées. Il reprit contre Danton l'argumentation de Danton lui-même contre Desmoulins : Legendre a parlé de Danton parce qu'il croit sans  doute qu'à ce nom est attaché un privilège. Non ! Nous n'en voulons point, de privilèges ! Nous n'en voulons pas, d'idoles ! (Applaudissements.) Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou si dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français !Robespierre me connaît bien mal, s'il me croit capable de sacrifier un individu à la liberté, répondit piteusement Legendre.

La cause des Comités était gagnée devant la Convention, qui adopta unanimement le rapport des deux Comités de gouvernement, présenté par Saint-Just, sur la mise en accusation des quatre députés avec Hérault, pour avoir trempé dans la conspiration tendant à rétablir la monarchie, à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain. En conséquence ils devaient être jugés avec Fabre et consorts. Ainsi, l'arme forgée par Desmoulins contre les Hébertistes se retournait contre les Dantonistes le procès de droit commun était mué en procès politique, mais les indulgents n'y figuraient qu'au second plan, derrière les concussionnaires. C'est pourquoi Fouquier-Tinville compléta la fournée, d'une part avec Westermann, inculpé comme acolyte de Danton dans ses négociations secrètes avec les Prussiens après Valmy, et d'autre part avec les spéculateurs d'Espagnac, les deux frères Frei, banquiers austro-juifs, le Danois Diedrichsen, l'Espagnol Guzman, comme pour établir la liaison entre les députés tarés et les agents de l'étranger, dont il venait d'être fait justice avec les Hébertistes. Les débats commencèrent le 2 avril. Les accusés se défendirent énergiquement ; Danton avait retrouvé sa vigoureuse jactance. Le procès menaçait de traîner en longueur. Le président Herman et l'accusateur public demandèrent à la Convention s'il était nécessaire d'entendre les témoins à décharge ; l'Assemblée leur rappela qu'ils avaient pouvoir discrétionnaire (4 avril), et le lendemain, malgré les violentes réclamations des accusés, les débats furent clos, le jury délibéra. La sentence de mort fut exécutée le soir même. Danton monta le dernier à l'échafaud : Tu montreras ma tête au peuple, dit-il au bourreau ; elle en vaut la peine ! A la même heure, la Convention, sur la motion de Couthon, votait que les députés seraient tenus de rendre compte de leur fortune : la justice, la probité et la vertu étant à l'ordre du jour.

Une conspiration des prisons, inventée par la police de la sûreté générale, servit de prétexte pour envoyer ultérieurement à la guillotine, dans une fournée de 17 victimes, les veuves d'Hébert et de Desmoulins, Chaumette, l'évêque Gobel, le vicaire épiscopal député Simond, les généraux Beysser et Dillon (13 avril). Lulier, qui avait été inculpé au cours du procès des Dantonistes, se suicida dans sa prison (9 mai). Pache, le maire de Paris, fut incarcéré, et remplacé (10 mai) par Lescot-Fleuriot, serviteur docile du gouvernement, comme les successeurs de Chaumette et d'Hébert aux postes d'agent national et de substitut de l'agent. L'armée révolutionnaire de Paris avait été supprimée (dès le 27 mars). Les Cordeliers s'épurèrent si soigneusement (à dater du 27 avril) qu'ils perdirent toute force d'opposition. Des clubs de quartier avaient été organisés (du 11 septembre au 13 novembre) par Proli et d'autres Hébertistes suspects, pour tourner le décret (du 9 septembre) qui mettait fin à la permanence des sections. Il en existait une vingtaine, qui cessèrent toute correspondance avec les Jacobins (23 décembre) et tentèrent de se fédérer entre eux : tous disparurent obscurément (du 4 mai au 3 juin). Bref, aucune des organisations communalistes ne subsista, et la première conséquence politique de la suppression des Hébertistes fut que désormais Paris ne fut plus en état d'opposer la moindre résistance révolutionnaire à l'autorité des deux Comités de gouvernement. L'opinion la personnifiait volontiers en Robespierre ; car la pensée collective, impropre à l'abstraction, ne se représente d'ordinaire le groupe que par un des hommes du groupe, et elle avait l'illusion que les pouvoirs des Comités se concentraient sur une seule individualité. Par l'éclat des services qu'il avait rendus, la netteté avec laquelle il avait pris position, la pénétration soupçonneuse de son jugement, l'austérité de sa vie privée, l'incomparable ascendant de sa parole et de son exemple sur les Jacobins et les Conventionnels, Robespierre exerçait alors une véritable dictature morale. Mais il n'avait, en fait, aucun pouvoir effectif supérieur à ceux de ses collègues, que son prestige même rendait quelque peu jaloux et méfiants. Au surplus, la suppression des Dantonistes ne parait pas avoir modifié la situation parlementaire à la Convention. Les députés se montrèrent, après comme avant, prêts à soutenir et à suivre les Comités, et ils ne manifestèrent des velléités d'opposition que pour leur propre sauvegarde.

Lorsque vint en discussion le décret du 10 juin 1794 (22 prairial an II), rapporté par Couthon au nom du Comité de salut public, pour faciliter et garantir la mise en application des décrets antérieurs qui centralisaient à Paris l'exercice de presque toute la justice révolutionnaire de la République, l'émotion fut vive. Non seulement la définition des ennemis du peuple et des suspects passibles de mort était élargie au point que personne ne pouvait se croire à l'abri, mais encore la procédure était simplifiée à l'excès, car le tribunal révolutionnaire allait avoir à expédier une besogne formidable, et il importait d'accélérer ses jugements. Donc, plus d'interrogatoire avant l'audience publique, plus de témoins, sauf exceptions majeures, dans le cas où la formalité paraîtrait utile pour la découverte des complices, plus de défenseurs : bref, plus aucune garantie. Le tribunal, composé à l'avenir d'un président (Dumas, auparavant vice-président) avec 4 vice-présidents, d'un accusateur public (Fouquier-Tinville) avec 4 substituts, de 12 juges et 50 jurés, se divisait en 3 sections de 3 juges et 9 jurés chacune, qui travaillaient simultanément. Tout citoyen était tenu de dénoncer les conspirateurs et les contre-révolutionnaires, mais, comme le droit. de traduire au tribunal était dorénavant. réservé également à la Convention, aux deux Comités de gouvernement, aux représentants en mission et à l'accusateur public (art. 10), il en résultait que les députés pouvaient être privés de leur dernière garantie d'immunité parlementaire. Jusqu'alors, en effet, la Convention seule avait le droit de les décréter d'accusation. Malgré les tentatives de Ruamps, de Bourdon de l'Oise, d'autres encore, le projet, énergiquement défendu par Robespierre, fut adopté sans modification. Mais le lendemain (11 juin), Bourdon de l'Oise, soutenu par Merlin de Douai, fit rétablir, en faveur des députés, le privilège de mise en accusation par la Convention. Couthon et Robespierre, qui étaient absents, obtinrent sans peine, à la séance suivante (12 juin), que l'Assemblée annulât son décret de la veille. L'incident est significatif. Il marque la limite extrême de la confiance que la Convention accordait au Comité de salut public. Elle venait précisément de lui proroger d'un mois ses pouvoirs (10 juin) : la prorogation était désormais conditionnelle, et subordonnée à la manière dont le Comité ferait jouer l'article 10 du décret du 22 prairial. Il y a là comme un point tournant dans l'histoire parlementaire des relations de la Chambre avec le gouvernement.

De même, la date du 22 prairial inaugure une nouvelle période de l'histoire de la justice révolutionnaire à Paris. Au janvier 1794, le nombre des détenus était de 4.821 ; il s'élevait à 5.245 à la fin du mois, à 5.867, 6.760, et 7.840 à la fin des trois mois suivants, et il était encore de 7.502 à la mi-juillet. Le nombre des condamnations à mort fut, successivement, de 71, 73, 127, 257 et 358 pour les cinq premiers mois de 1794, et de 122 pour les dix premiers jours de juin, soit 1.008 victimes. L'augmentation est régulière, mais Fouquier-Tinville n'était pas encore écrasé par ses dossiers. Il s'efforçait d'être juste, à sa manière, et méthodique. Au fond, il n'était ni malhonnête, ni inhumain. Il vivait simplement, en famille, et il faisait consciencieusement son métier. Il avait l'esprit court, les manières rustres et la déformation professionnelle du fonctionnaire subordonné si étroitement attaché à sa tâche quotidienne, parce qu'elle le liait et qu'elle lui plaisait par habitude, qu'il n'en voyait plus la portée. Il constatait, sans tristesse ni surprise, comme un fait d'expérience, que les têtes tombaient comme les ardoises par un temps d'orage. Et il requérait contre les suspects de toute catégorie ; de tout rang, de tout âge et de tout sexe, depuis la plus humble domestique jusqu'aux nobles les plus riches, les prêtres insermentés et les émigrés, les fabricants de faux assignats et les fraudeurs du maximum, les tenants de l'ancienne Cour, comme les officiers de la garde nationale qui avaient voulu défendre les Tuileries au Dix-Août (3 mai) et qui furent guillotinés quelques jours avant Madame Élisabeth (10 mai), les officiers des armées royales et républicaines (Luckner ouvrit la série militaire de 1794, le 4 janvier), les hommes politiques de tous les partis vaincus : anciens Constituants et feuillants, comme Lamourette (11 janvier), Le Chapelier et Thouret (22 avril), Girondins et administrateurs fédéralistes, terroristes locaux (comme Euloge Schneider, Ier avril ou Jourdan Coupe-Tête, 27 mai). La liste des accusés de chaque jour était dressée comme au hasard ; mais certaines fournées, dont les plus importantes étaient concertées avec les Comités de gouvernement, avaient pour but de frapper l'opinion ou d'exécuter simultanément des accusés de même origine. Telles furent les fournées des parlementaires (20 et 22 avril), qui groupèrent sur les mêmes listes les noms les plus illustres de l'ancienne magistrature, la fournée des fermiers généraux (avec Lavoisier, 8 mai), qu'on croyait plus riches qu'ils n'étaient et qu'on exécuta pour confisquer leurs biens ; telles furent aussi les fournées locales de 8 habitants de Coulommiers (31 janvier),12 de Sarrelouis (25 février), 15 de Clamecy (15 mars), 35 de Verdun (24 avril), 11 de la Moselle (6 mai), 27 de Sedan (3 juin), condamnés pour menées antipatriotiques. Au total, le tribunal révolutionnaire de Paris a fait guillotiner, de mars 1793 à juin 1794, 1.251 victimes : pas trois par jour. Le chiffre est de 1.376 du 10 juin au 27 juillet (9 thermidor) : presque 30 par jour. La moyenne quotidienne est décuplée. On compta 62 condamnations le 17 juin (dont les conspirateurs surnommés les chemises rouges) et 67 le 7 juillet (dont 60 détenus au Luxembourg). Pour dégorger plus rapidement les prisons, on y supposa des complots, qui menèrent à l'échafaud 37 victimes de Bicêtre (16 juin), 146 du Luxembourg (7 au 10 juillet), 46 des Carmes (23 juillet), 71 de Saint-Lazare (dont les poètes Boucher et André Chénier, 24-26 juillet) : abominables boucheries, où l'innocent montait à l'échafaud pêle-mêle avec le coupable, si tant est qu'on fût coupable de tomber sous le coup de lois comme celle du 22 prairial. La justice révolutionnaire a donc fait 2 627 victimes à Paris sous la Convention Montagnarde.

 

IV. — GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE EN PROVINCE.

EN province, le nombre des victimes, à la veille du 9 thermidor, est évalué de cent à six cent mille : autant dire qu'on l'ignore ; mais l'histoire critique de la justice révolutionnaire est encore à écrire. Le nombre des condamnés à mort par jugements révolutionnaires de tribunaux ou commissions, d'août 1792 à juillet 1794, dans l'ancienne France et les pays occupés ou réunis, serait de 14.807, avec les contumaces. Si l'on y ajoute les exécutions révolutionnaires auxquelles fit défaut le minimum de formalités judiciaires (dans les pays insurgés, comme la Vendée, Lyon, Toulon), le total atteindrait au moins seize ou dix-huit mille. Un relevé des professions de dix mille des victimes donne un pourcentage approximatif de 6 nobles, 7 militaires, 8 ecclésiastiques, 12 bourgeois ou petits rentiers, 29 ouvriers, domestiques et servantes, 38 paysans et laboureurs. La Terreur a donc frappé, en chiffres absolus, plus de roturiers que de privilégiés. Mais les chiffres relatifs prouvent qu'elle a été au moins sept fois plus dure pour ceux-ci que pour ceux-là, puisqu'il y aurait eu 14 p. 100 de nobles et ecclésiastiques exécutés (sans compter les nobles classés parmi les militaires), et que les privilégiés ne représentaient guère que 2 p. 100 de la population de l'ancienne France. En résumé, la justice révolutionnaire a fait, à Paris et en province, 20.000 victimes environ, sinon plus, mais moins qu'une épidémie ou une bataille. Pourtant, elle parait atroce, en raison même de son apparence judiciaire. Il répugne à l'esprit que la justice soit aveugle ou cruelle, qu'elle sacrifie l'innocent avec le coupable, ou qu'elle enlève à l'accusé tout moyen de défense. Mais, si l'on admet que le gouvernement révolutionnaire ait été, comme le voulaient ses théoriciens, un état de guerre intérieure, cette guerre a été économique. Il y avait, parmi les députés, plus d'hommes de loi que de militaires. Les Conventionnels ont fait la guerre à leur façon, non par les explosifs, mais par les tribunaux. Toute guerre est, comme la justice révolutionnaire elle-même, aveugle et cruelle ; pour l'une et l'autre, la mort est jeu de hasard. Il est certain que la volonté patriotique de la nation n'a pas pour origine le stimulant de la guillotine ; mais il est possible que la justice révolutionnaire ait quelque peu contribué à maintenir le front intérieur, et facilité ainsi la victoire sur le front extérieur. Mais, si elle a épargné à la France les horreurs d'une guerre civile généralisée, une conclusion terrible s'imposerait : la Terreur aurait été un immense bienfait pour la nation. Le nombre des victimes de la seule guerre de Vendée est évalué, suivant les auteurs, de 200 à 500.000. L'évaluation la moins élevée, qui paraît aussi la plus vraisemblable, est encore dix fois plus forte que le total des victimes de la justice révolutionnaire. La question est de savoir si la guerre terroriste, même poussée à son paroxysme de sévérité, est un moyen d'action efficace contre la guerre civile.

L'exemple de la Vendée semble prouver qu'il n'en est rien. Loin de supprimer la guerre civile, le terrorisme l'a au contraire perpétuée et ravivée. Lorsque les Vendéens eurent passé la Loire, ils étaient environ 20 ou 30.000 combattants, dont 4 on 5.000 seulement obéissaient au nouveau généralissime, Mr Henri (de la Rochejaquelein), et à Stofflet, outre 3 ou 4.000 qui servaient de renfort. Le reste de l'armée ne se montrait jamais que quand les actions étaient entièrement finies, et se confondait avec la cohue lamentable des réfugiés, sans cesse grossie dans les premiers temps, et qui finit par atteindre, sinon même dépasser, le chiffre des combattants. Trois partis étaient possibles : longer la Loire pour combiner une action avec Charette, pénétrer en Bretagne ou en Normandie, vers Rennes ou Caen, pour soulever le pays, ou prendre la direction de Granville, entre les deux routes bretonne et normande, pour aller droit à la mer où l'on espérait joindre les Anglais. La marche commença le 20 octobre, et l'on entra à Laval le 23. Quelques milliers d'insurgés bretons et normands se rallièrent aux Vendéens. Un de leurs chefs s'appelait Cadoudal, un autre Cottereau dit Chouan, soit à cause de son caractère renfermé, soit parce qu'il imitait le cri du chat-huant comme signe de ralliement dans ses expéditions nocturnes (il était faux-saunier). Peut-être le surnom de Cottereau a-t-il servi à désigner la nouvelle rébellion, encore qu'au début ce terme apparaisse parfois sous la forme de chouin, voire avec l'apparence germanique de schwan, qui signifie cygne, et qui aurait été le sobriquet des blancs parmi les bleus de langue allemande. Après Fougères, les Vendéens poussèrent une pointe inutile eu pays breton sur Pontorson et Dol, grâce à quoi le représentant Lecarpentier put mettre Granville en état de défense et repousser l'attaque (14 novembre). Aucun vaisseau anglais n'était en vue. Bernier, l'aumônier général, essaya de s'enfuir sur une barque avec Talmont ; Stofflet l'en empêcha. Il fut question d'entrer en Normandie. Les soldats refusèrent. On revint par Pontorson, Dol et Angers sur les Ponts-de-Cé et la Loire. Jusqu'alors les bleus, mal commandés, n'avaient pu interrompre la marche des Vendéens : ils s'étaient fait battre sous Léchelle à Entrame près Laval (26 octobre) et sous Rossignol à Antrain devant Dol (20 novembre). Mais leur nouveau chef, Marceau, avec Kléber et Westermann, les réorganisa, portant leur nombre à 15 ou 20.000 hommes. L'attaque vendéenne sur Angers échoua (4 décembre). Alors la bande aux abois erra à droite et à gauche. Elle se réfugia d'abord au Mans (10 décembre). Plus de 40.000 êtres humains, combattants et réfugiés, tous recrus de fatigue, s'affalèrent dans la ville qui n'avait guère que 20.000 habitants. Ils y furent surpris par Westermann (le 12 à 5 heures du soir), suivi par Marceau, puis par Kléber. La lutte dura 14 heures (jusqu'au 13, à 7 heures du matin), pendant la longue nuit d'hiver, sous une pluie glaciale. Elle fut atroce. On ne voit partout que des cadavres, écrivait un témoin bleu (le 13), des fusils, des caissons renversés ou démontés ; parmi les cadavres, beaucoup de femmes nues, que les soldats ont dépouillées et qu'ils ont tuées après les avoir violées. Le nombre des victimes est évalué à 3000. Il dépasse le triple dans la retraite des Vendéens sur Laval. Ce fut un hallali courant. Au delà de Laval, Mr Henri et Stofflet, abandonnant leurs hommes, s'enfuirent sur la rive gauche de la Loire par Ancenis. Le reste des Vendéens, cerné à Savenay près Saint-Nazaire, fut massacré, ou fait prisonnier et fusillé (23 décembre).

Le désastre n'eut d'autre effet que d'exaspérer la sévérité de la justice révolutionnaire. Sans doute, les tribunaux criminels des départements de l'Ouest, jugeant révolutionnairement, restèrent toujours relativement modérés. Mais de nombreuses commissions militaires ou civiles, sédentaires ou ambulantes, procédèrent parfois à de véritables hécatombes, à Laval, Mayenne, Angers, Ponts-de-Cé, Saumur, au Mans, à Savenay. Deux fois au moins, on se débarrassa des prisonniers vendéens de façon plus expéditive encore. Près d'Angers, une commission de recensement fit fusiller 1.896 prisonniers en 8 chaînes (du 12 janvier au 10 février), puis 292 (jusqu'en avril) à la Haie des Bonshommes, qu'on appelle aujourd'hui le Champ des Martyrs, et il y eut d'autres fusillades à la prairie Saint-Gemmes et aux Ponts-de-Cé. A Nantes, la commission Philippes, la commission Bignon, à laquelle le représentant Carrier ajouta (31 octobre) la commission Lenoir, ne suffisaient pas à vider les prisons. Carrier manda au général Boivin, qui commandait à Nantes, de fournir un piquet d'exécution pour un premier lot de 300 prisonniers (5 décembre). Boivin, qui avait pour aide de camp Ouvrard, refusa. Carrier n'insista pas. C'était un nerveux et un incapable, d'esprit grossier, qui prenait à la lettre les formules terroristes d'extermination ; enivré et tout ensemble accablé par sa toute-puissance, invisible, inaccessible et paresseux, il laissait faire les terroristes locaux : le comité révolutionnaire (institué le 29 septembre par Philippeaux), dont les chefs, Chano, Goullin terrorisaient la ville avec un corps révolutionnaire d'une cinquantaine d'hommes (la compagnie Marat), et le président de la Société populaire — un jeune homme de vingt ans, ouvrier carrossier, Lambertye, promu adjudant général et qui parait avoir eu l'idée de noyer les prisonniers, puisque l'autorité militaire refusait de les fusiller.

Déjà, dans la nuit du 16 au 17 novembre, un ponton, chargé de 90 insermentés nantais, avait coulé avec ses prisonniers. Peut-être était-ce un accident. Mais l'opération recommença dans les nuits du 9 au 10 décembre, avec 58 insermentés d'Angers, du 14 au 15 avec 129 suspects de la prison du Bouffay, puis les noyades de brigands s'exécutèrent en plein jour. On en connaît 7 avec 1.877 victimes, mais il y en eut d'autres (jusqu'au 19 janvier), et les évaluations varient entre 2.800 et 4.600 au total ; les chiffres de 9 à 18.000 qui sont parfois cités sont manifestement inexacts. II ne semble pas que les noyades aient fait beaucoup plus de victimes que les maladies dans les prisons de Nantes. Mais la légende a exagéré encore les atrocités, avec l'histoire des cuirs tannés sur la peau des victimes de Saint-Gemmes, ou des femmes fondues vives pour en tirer une graisse médicinale, ou des mariages républicains entre prisonniers des deux sexes liés nus ensemble avant d'être précipités dans la Loire, ou des plaisanteries sinistres sur la baignoire nationale. La réalité, si incomplètement connue qu'elle soit, suffit. Avec les insermentés, les suspects et les brigands, on pourchassa, bien inutilement, les derniers fédéralistes. A Laval, par exemple, on guillotina le même jour (1er février 1794) le prince de Talmont, fait prisonnier, et Enjubault père, ancien Constituant ; le représentant Esnüe-Lavallée fit exposer la tête du Vendéen au bout d'une pique à la porte du château de ses ancêtres et la tête du fédéraliste devant la maison de sa femme ; Enjubault fils, découvert à Compiègne où il servait comme dragon, fut expédié à Paris, où le tribunal révolutionnaire le fit guillotiner (2 mars 1794). A Nantes, le comité révolutionnaire dressa une liste de 132 fédéralistes (14 novembre) que Carrier envoya en jugement à Paris (27 novembre). La jeune et belle Angélique des Melliers, que Marceau lui-même avait sauvée du massacre au Mans (12 décembre) et mise en sûreté à Laval, avec une attestation de sa propre main, fut incriminée (26 décembre) et guillotinée (22 janvier).

Il est vrai qu'en Vendée comme dans le reste de la France, la justice révolutionnaire cessa de sévir au printemps de 1794. Carrier fut rappelé dès le 8 février, moins peut-être à cause de ses procédés de répression, dont on ignorait le détail à Paris, que parce qu'il était brouillé avec le club local et qu'il avait mal reçu le jeune Jullien de Paris (fils du député Jullien de la Drôme), agent du Comité de salut public, et son départ mit fin aux noyades ; mais le général Turreau, successeur de Marceau, reprit à sa façon l'œuvre terroriste. Il divisa ses troupes en une douzaine de colonnes, qui systématiquement ravagèrent le pays dont Merlin de Thionville disait déjà à la Convention (le 6 novembre) qu'il n'était plus qu'un monceau de cendres arrosé de sang. Les colonnes infernales traquaient, incendiaient, pillaient. La mort héroïque de deux enfants, que commémore encore aujourd'hui l'hodologie parisienne, Bara (tué le 27 décembre près de Jallais) et Bicher (tué à Noirmoutiers le 4 janvier), servit à rendre populaire la guerre qui recommençait. Alors qu'une politique de pacification eût sans nul doute réussi, les sauvages razzias de Turreau ne laissèrent aux Vendéens d'autre alternative que de combattre ou de périr. La Rochejaquelein ayant été tué, il ne restait plus que quatre des grands chefs vendéens : Stofflet et Marigny, Charette et Joly. Stofflet fit exécuter Marigny, et Charette Joly, Devenus ainsi les seuls maîtres, l'un sur le littoral, l'autre dans l'arrière-pays, ils réorganisèrent leurs forces, les disciplinèrent, et ils enregistraient leurs premiers succès dans le courant d'avril : c'est ainsi que la deuxième guerre de Vendée est issue du terrorisme.

Lorsque Couthon et ses collègues eurent fait leur entrée à Lyon, ils créèrent, pour le jugement des insurgés (12 octobre), une commission militaire et une commission populaire, avec une section spéciale à Feurs, dans la Loire. De son côté, la Convention décrétait (12 octobre) que la ville de Lyon sera détruite ; elle s'appellera Commune-Affranchie ; on démolira les maisons des riches et on ne respectera que les établissements d'utilité publique et les habitations des patriotes et des indigents. Les démolitions commencèrent sans retard (22 octobre), et portèrent principalement sur le château de Pierre Scise, l'arsenal et les rues voisines. Commune-Affranchie n'était plus chef-lieu que du Rhône ; le dédoublement du Rhône-et-Loire, précédemment opéré par les représentants, était consacré par la Convention (19 novembre). Déjà Couthon était remplacé par Collot (4 novembre) avec Fouché. La répression devint plus sévère. L'armée révolutionnaire de Paris envoya un détachement commandé par Ronsin pour y coopérer. Une commission de surveillance, composée en partie de Parisiens, fut chargée d'arrêter les suspects et de tondre les riches au profit des pauvres (16 novembre). La commission militaire et la commission populaire (dite Dorfeuille) n'avaient prononcé que 96 et 113 condamnations : elles furent remplacées par une commission révolutionnaire (dite Parein) dont les premiers condamnés, au nombre de 60 (4 décembre) et de 208 (5 décembre), furent mitraillés et fusillés aux Brotteaux, par les soldats de Ronsin. A son retour à Paris, Collot disait aux Jacobins (21 décembre) : Je n'ai point de pitié pour des conspirateurs. Nous en avons fait foudroyer 200 d'un coup et on nous en fait un crime. Ne sait-on pas que c'est encore une marque de sensibilité ? Lorsqu'on guillotine 20 coupables, le dernier exécuté meurt, vingt fois, tandis que les 200 conspirateurs périssent ensemble. Fouché ne fut rappelé que plus Lard (27 mars), et l'on supprima la commission Parein (5 avril). Elle avait fait fusiller ou guillotiner 1667 personnes, la commission de Feurs 67 seulement. Javogues, qui résidait à Armeville (Saint-Étienne) et Montbrisé (Montbrison), passait pour brutal et méditant, et la Convention le rappela le même jour que Carrier (8 février). Il taxa les riches et accéléra les travaux de la commission de Feurs ; dans sa salle d'audience, il distribuait sans cesse, en allant et venant, quelques coups de pied ou de poing aux assistants, toujours jurant ou pestant contre quelqu'un. Il y eut avec lui plus de gros mots que de grands maux. La répression n'a donc été sévère qu'à Lyon, et, comme elle n'a atteint son paroxysme que lentement, longtemps après la terminaison de la guerre civile, il est permis de conclure qu'elle n'était pas indispensable.

A Port-la-Montagne, ci-devant Toulon, elle a été, au contraire, très brève, et immédiatement consécutive à l'entrée des troupes républicaines, qui fusillèrent quelques centaines d'insurgés. A Marseille, on compte 214 condamnations à mort et 251 acquittements prononcés par la commission militaire de Barras et Fréron, continuée par la commission du tribunal révolutionnaire de Maignet : modération d'autant plus remarquable que l'agitation persistait dans la ville, dans tout le département et dans le Vaucluse, détaché de 25 juin 1793) des Bouches-du-Rhône. Maignet fut obligé de sévir contre les deux partis adverses. Il envoya au tribunal révolutionnaire de Paris, pour être guillotiné (27 mai 1791), Jourdan, dit, Coupe-Tête, qui se croyait tout permis, avec l'appui du député (ci-devant marquis) Rovère, spéculateur, tripoteur, précédemment en mission dans le pays. De leur côté, les contre-révolutionnaires manifestaient. Au bourg de Bédoin, ils abattaient traitreusement l'arbre de la liberté (1-2 mai). Sur l'ordre de Maignet, confirmé par la Convention, le tribunal criminel du département se transporta à Bédoin et condamna 63 habitants à mort (28 mai), puis les volontaires d'un bataillon de l'Ardèche, sous le commandement de Suchet, mirent le feu aux maisons. Le Comité de salut public constitua une commission spéciale, que Maignet établit à Orange, où elle prononça (du 19 juin au 4 août) 332 condamnations à mort et 259 acquittements. Le cas du Vaucluse donne à penser que la modération pouvait tourner contre elle-même, au moins dans les régions traversées par la guerre civile. Bon gré mal gré, il fallut en venir au terrorisme, et 1-inaugurer quand il prenait fin presque partout ailleurs.

Dans le reste de la France, la sévérité des répressions dépend des représentants en mission plus que de l'attitude des habitants. Il y a eu des foyers de terrorisme allumés dans des départements calmes, et des départements agités où la modération a suffi pour maintenir l'ordre. Pour la première fois depuis le commencement de la Révolution, l'histoire locale n'est plus spontanée. A peu d'exceptions près, les incidents procèdent du dehors, en quelque sorte, du hasard dans la répartition des députés et de l'inconnu de leur psychologie individuelle. Mais, si la nécessité du terrorisme n'est pas toujours apparente, son efficacité, au moins momentanée, ne semble pas douteuse. Il en résulte que rarement deux centres de répression se trouvent voisins. L'action exercée par un représentant terroriste dans sa circonscription est d'ordinaire assez forte pour que, dans les départements voisins, l'ordre subsiste sans grande effusion de sang. Le cas des départements du Nord-Est semble en fournir la preuve.

Un jeune homme de vingt-huit ans, Joseph Le Bon, ancien oratorien et curé constitutionnel marié, député suppléant du Pas-de-Calais à la Convention où il n'avait pris séance que le 1er juillet 1793 pour remplacer un Girondin exclu, fut envoyé dans sou département d'origine dès le 26 août, et il y résida, sauf de courtes interruptions entre ses missions renouvelées, jusqu'au 10 juillet 1794. 11 avait les manières douces et le ton égal, mais il était d'esprit déductif, et il se classe, avec Billaud, parmi les sectaires du terrorisme. Les suspects, mâles et femelles, comme il les désignait, n'étaient dans le Pas-de Calais ni plus nombreux ni plus dangereux qu'ailleurs, et Le Bon avait eu facilement raison d'un rassemblement de paysans contre la levée en masse à Pernes, dans le district de Saint-Pol. Le tribunal criminel du département, jugeant révolutionnairement sans jury à Arras sous la présidence d'Herman (transféré ensuite au tribunal révolutionnaire de Paris), n'avait jusqu'alors prononcé que 4 condamnations à mort. Le Bon stimula son activité. Il le munit d'un jury et le divisa en sections, à l'instar du tribunal révolutionnaire de Paris ; il lui donna un pendant, à Cambrai, dans le Nord qui avait été englobé dans son commissariat, et peu à peu, mais surtout à partir de mars 1794 à Arras, d'avril à Cambrai, sans raison apparente, au moment même où, dans la plupart des autres départements, le terrorisme s'atténuait, par le jeu normal de la machine dont Le Bon pressait inlassablement le mouvement, les exécutions se multiplièrent : le total s'éleva à 392 à Arras et 149 à Cambrai. — André Dumont, qui était en mission dans la Somme et les départements voisins de l'Oise et de l'Aisne, était, en paroles, plus sévère encore que Le Bon, mais il ne fit pas tomber une seule tête, encore qu'il eût incarcéré de nombreux suspects, surtout parmi les fanatiques. Il estimait que les fêtes révolutionnaires étaient plus efficaces que la guillotine, et il les voulait gaies. On dansait jusque dans les prisons ; on était suspect si l'on ne dansait pas, et, dans les cérémonies de la cathédrale désaffectée, raconte Lacretelle qui y participait, les dames, les bourgeoises, les couturières étaient tenues de former ce que Le Bon appelait la chaîne de l'égalité ; nous autres dragons, nous étions les acteurs forcés de cet étrange ballet. Il est possible que le terrorisme sanglant de Le Bon ait facilité la politique de Dumont.

De fait, les centres de terrorisme n'ont pas été nombreux, ils sont restés isolés les uns des autres, et, dans la grande majorité des départements, les représentants en mission n'ont pas cédé à la tentation des rigueurs inutiles. Le régime était par lui-même déjà suffisamment dur. La rafale a été courte, mais violente. Elle a secoué la nation jusqu'au plus profond d'elle-même. Il est douteux qu'elle marque l'ascension de la grande masse du peuple à l'administration, au gouvernement local et aux affaires publiques. Elle n'aurait été vraiment démocratique que s'il avait été possible de mettre partout les comités révolutionnaires en pleine activité. Mais elle n'a pas seulement fait disparaître, pour un temps, toute trace d'opposition royaliste ou religieuse, elle a eu des conséquences plus lointaines et plus profondes. D'abord elle a tendu, jusqu'à l'extrême limite, les forces individuelles de résistance ; elle a éprouvé les caractères et fait surgir autant d'héroïsme que de bassesse. Jamais le visage de la France n'a été plus divers, jamais la vie n'a été plus intense. D'humbles femmes du peuple trouvaient, en toute simplicité d'âme, quand elles étaient condamnées, des mots d'une inexprimable beauté historique : Je veux mourir romaine, ou encore : Je suis chrétienne. Les hommes qui étaient à la tête du gouvernement savaient qu'ils risquaient quotidiennement leur vie : A moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs, s'écriait Robespierre dans sa réponse à Legendre ; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pourrait arriver jusqu'à moi ; on me l'a présenté comme... un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui une fois renversé me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. L'opinion n'était pas inexacte, comme la suite des événements l'a prouvé. Mais, continuait Robespierre, que m'importent les dangers ! Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte, et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie. Les croyances étaient comme exaltées et multipliaient les actes de foi. L'âme française a été secouée, malaxée, triturée, torturée. Elle est sortie de l'épreuve plus concentrée et plus solide. L'unité nationale a pu naître dans l'enthousiasme général du début de la Révolution, dans l'espérance et dans la joie ; elle a grandi dans la communauté des douleurs, des haines, des vengeances, du sacrifice et du dévouement ; elle y a gagné en profondeur et en gravité ; elle a été pour toujours trempée au creuset révolutionnaire. Et les épreuves ont été si variées, qu'il n'est pas exagéré de dire que pas un seul citoyen n'en a été exempt, dans ses intérêts matériels ou ses habitudes spirituelles. Le gouvernement révolutionnaire a en effet pour complément un socialisme révolutionnaire et, une religion révolutionnaire.

Le socialisme révolutionnaire ne s'affirme pas seulement par l'aspect extérieur de la société qui affecte jusque dans le costume et les usages les allures populaires du sans-culotte, mais par une série de mesures législatives, dont les plus importantes sont la nationalisation de l'assistance publique (décrets du 8 juin au 11 juillet 1794), les procédés fiscaux contre les riches et notamment l'emprunt forcé d'un milliard (institué le 20 mai, réglementé le 3 septembre 1793) et surtout la généralisation du maximum aux salaires et à toutes les marchandises. Le travail dura dix mois (du 4 mai 1793 au 30 mars 1794, date de la terminaison des tarifs), entre lesquels s'intercalent d'autres procédés étatistes qui font corps avec le nouveau régime du commerce : l'achat et la répartition des subsistances, le droit de réquisition et les procédés coercitifs destinés à stabiliser les prix, à maintenir le cours de l'assignat et à protéger le consommateur. La soudure de 1793, qui fut pénible, coïncida avec la grande crise qui eut. pour effets l'institution du gouvernement révolutionnaire et la levée en masse ; la soudure de 1794 fut au contraire facilitée par la douceur de l'hiver, la précocité des récoltes et l'arrivée opportune (8 juin 1794) d'un grand convoi de 116 navires avec du blé d'Amérique.

 

V. — RELIGION RÉVOLUTIONNAIRE.

LA Révolution avait commencé religieusement par une alliance entre l'ancien culte de l'Église établie et le culte nouveau de la Patrie. Mais l'alliance ne dura pas. La scission dans le clergé catholique classa les réfractaires parmi les aristocrates, et, depuis le soulèvement de la Vendée, parmi les ennemis les plus actifs du nouveau régime. C'était la guerre. Aussi toutes les mesures prises par la Convention à l'égard des contre-révolutionnaires ont-elles leur répercussion sur les réfractaires. Les représentants en mission n'ont pas de termes assez méprisants contre le fanatisme des hommes noirs et les orgies superstitieuses du sabbat que célèbre leur engeance diabolique. Le décret du 22 avril 1793 met les réfractaires sous le coup de la déportation et de la mort, le décret du 20 octobre 1793 permet de les exécuter dans les vingt-quatre heures par jugement de commissions militaires, si deux témoignages seulement, écrits ou oraux, prouvent leur complicité avec l'ennemi intérieur ou extérieur, et le décret du 11 avril 1794 menace de pénalités semblables les recéleurs qui leur donnent asile. Les réfractaires sont donc traqués, incarcérés ou envoyés dans les ports en attendant leur déportation ; la captivité est souvent très dure ; beaucoup meurent misérablement, et ceux qui échappent aux poursuites continuent leur dangereux apostolat : c'est l'époque héroïque pour l'Église des persécutions et des martyrs, l'époque douloureuse et féconde qui prépare le réveil de la foi.

Du moins l'Église constitutionnelle restait dans l'alliance patriotique. Mais la chute de la monarchie constitutionnelle avait gravement atteint sa situation dans l'État, et la chute de la Gironde rendit suspect son dévouement à la Révolution. L'insurrection fédéraliste eut pour elle les mêmes conséquences que l'insurrection vendéenne pour les réfractaires, encore qu'elle n'y eût pas joué de rôle directeur. Les prêtres dits constitutionnels sont aujourd'hui tout aussi inquiétants que les autres, notaient dès le 24 avril 1793 Collot et Laplanche en mission dans la Nièvre. Bon nombre d'entre eux sympathisaient, en effet, avec les modérés contre la Montagne. D'autres, d'opinions plus avancées, ne se croyaient pas tenus d'obéir, comme les réfractaires, aux règles rigides de la hiérarchie catholique. Il y avait dans l'Église constitutionnelle comme une décomposition interne. Des prêtres prenaient femme. Le décret du 19 juillet 1793 facilita le mariage des ecclésiastiques, qui conservaient leur traitement et pouvaient se retirer où bon leur semblerait si leurs paroissiens ne voulaient plus d'eux ; les évêques qui s'opposaient à leurs noces étaient passibles de déportation. L'union de l'Église constitutionnelle avec la Révolution devenait de plus en plus précaire. Elle persiste sans doute, mais comme par survivance. En novembre 1792. on voit par exemple le curé de Cussac dans la Vienne faire à sa mort, chanter la Marseillaise et porter son corps autour de l'arbre de la Liberté ; le 27 juin 1793 la Convention décrète que les traitements ecclésiastiques font partie de la dette publique. Mais puisque l'Église constitutionnelle est suspecte, pourquoi ne pas se passer d'elle ? Le décret du 20 octobre 1793 contre les réfractaires n'est pas moins hostile aux assermentés : il suffira de dix témoignages d'incivisme pour les rendre passibles de la déportation. Peuple ! ne crois pas au patriotisme de tes prêtres constitutionnels, s'écriait Gouly dans l'Ain, le 21 décembre ; il ne peut y en avoir de bons. C'était la rupture. Les réfractaires avaient pris l'offensive contre les patriotes et les patriotes contre les constitutionnels.

Le culte révolutionnaire de la Patrie restait donc seul dans l'État Montagnard, et la plupart des hommes de ce temps, imbus des idées de Rousseau et d'ancien régime, n'imaginaient pas un État non cultuel. Le cérémonial patriotique avait déjà ses traditions, ses symboles, ses rites et ses chants : l'autel de la Patrie, l'arbre de la Liberté, la cocarde tricolore, la table de la Constitution, la colonne des Droits de l'Homme, la réduction de la Bastille, le bonnet de Liberté, le faisceau de l'Unité, le niveau (parfois transformé en couperet) et la balance de l'Égalité, les deux mains en poignée figurant la Fraternité, l'œil de la Vigilance, et, pour représenter le Peuple français, le lion, le coq dressé sur un canon, l'hercule avec sa massue ; puis, les marques de respect et de reconnaissance pour les héros de la Révolution, leurs bustes partout, le Panthéon pour leurs dépouilles mortelles, les pompes funèbres et les fêtes commémoratives en forme de cortèges, de cérémonies, de jeux symboliques et de divertissements éducatifs. Mais une transformation s'opère. Puisque le clergé catholique ne participe plus à la religion patriotique, on lui prendra son rituel. Puisqu'il n'est plus là pour invoquer la Divinité, on adorera Dieu sans lui. Ainsi le culte révolutionnaire se fait en quelque sorte l'héritier de l'Église défaillante. Le syncrétisme du temps de la Constituante et des Fédérations était externe et se réalisait par la coopération des deux personnels d'Église et d'État. Le syncrétisme de la Convention Montagnarde est interne, aussi bien dans la forme rituelle que dans le fond des croyances. On parle couramment de la Sainte Montagne. Jamais il n'avait été question d'une Sainte Gironde. L'autel de la Patrie est figuré par un rocher qui représente la Montagne. De plus en plus le langage civil se fait religieux : la Sainte Égalité, la Sainte Liberté, les Droits sacrés de l'Homme. Brutus reste en honneur, il est l'ancêtre classique ; mais de nouveaux héros sont substitués à ceux d'hier, et ils sont tous Montagnards : Lepeletier qui est décrété du Panthéon (22 février 1793), Chalier, Marat surtout qu'on divinise et qu'on adore, à l'instar d'un saint catholique, sinon même du Christ, car la dévotion viscérale du Sacré-Cœur trouva son succédané chez l'Ami du peuple.

 L'assassinat avait eu lieu le 13 juillet 1793 ; la fête du lendemain fut contremandée et, le 16, tout Paris assista aux obsèques solennelles qu'avait réglées David : le cadavre à découvert sur un lit était porté par dix hommes nus jusqu'à la ceinture. Les Cordeliers inaugurèrent en grande pompe le tombeau en forme de temple antique dans le jardin de leur couvent, et, dans la chapelle, l'autel avec l'urne qui renfermait le cœur du héros (28 juillet). Au tombeau comme à l'autel, ils multipliaient les cérémonies cultuelles. Les femmes révolutionnaires et Rose Lacombe se signalaient par l'ardeur de leur dévotion patriotique. Le cœur de Marat fui présenté solennellement à la Convention (20 septembre) qui décréta le transfert du corps au Panthéon (14 novembre). Le décret ne fut exécuté que longtemps plus tard (21 septembre 1794), car le culte de Marat, avait survécu à la Terreur. Il s'était propagé en province, où l'on organisa des cérémonies semblables à celles des Cordeliers devant le buste ou le cénotaphe du martyr. Ce fut à cette occasion qu'on exécuta pour la première fois la Marseillaise en public à Strasbourg (25 juillet 1793). Dans un village voisin, à Schiltigheim, l'orateur approuvait qu'on eût comparé Marat au fils de Marie : comme Jésus, Marat, aima ardemment, le peuple et n'aima que lui.

La fête laïque du 10 août 1793 à Paris marque une nouvelle étape dans le développement de la religion patriotique devenue Montagnarde. On assiste ici à la dernière en date des conséquences de la grande crise qui a fait suite à l'insurrection fédéraliste, la plus lente à prendre forme et sans doute aussi la moins spontanée. L'orientation a été donnée d'abord par les représentants en mission dans les départements. L'ancien oratorien Fouché, en mission à Nevers, baptise laïquement sa fille du nom de Nièvre sur l'autel de la Patrie (11 août) et préside avec Chaumette, alors de passage dans la ville, une cérémonie à la cathédrale en l'honneur de Brutus (22 septembre) ; pour la première fois, le culte révolutionnaire s'installe en adversaire victorieux dans un édifice traditionnellement consacré au catholicisme. André Dumont, en mission dans la Somme, annonce à la Convention que deux prêtres d'Abbeville résignent leurs fonctions sacerdotales (1er octobre) : le catholicisme va-t-il abdiquer de lui-même ? M.-J. Chénier fait décréter par la Convention que Descartes, le fondateur du rationalisme moderne, sera honoré du Panthéon (2 octobre). Et l'Assemblée, prenant indirectement l'offensive contre l'Église, étend à la mesure du temps le système métrique décimal, dont elle achevait laborieusement la première ébauche (décrets des 1er et 28 août, 12 septembre, 17 et 22 octobre). Le calendrier républicain (institué le 5 et le 24 octobre 1793) n'était pas seulement plus simple et phis pratique que le calendrier grégorien de l'Église ; il avait aussi l'ambition de ruiner les superstitions sacerdotales, et, comme le disait le rapporteur Romme, de supprimer le dimanche.

L'action laïcisante se poursuivait. Un arrêté pris par Fouché à Nevers, le 19 du premier mois de l'an II (10 octobre 1793), proscrivait tout signe extérieur du culte, tout costume ecclésiastique et toute cérémonie religieuse hors des églises ; les obsèques seraient civiles et la porte du cimetière porterait l'inscription : La mort est un sommeil éternel. De retour à Paris, Chaumette tonna contre le charlatanisme des prêtres et les simagrées de tous ces hypocrites : sur son réquisitoire, la Commune vota des dispositions semblables à celles qu'avait prises Fouché. Dans la Somme, A. Dumont, dans le Sud-ouest, Cavaignac et Dartigoeyte suivaient le mouvement. En Charente-Inférieure, Lequinio procédait autrement, et de manière plus radicale encore :

Le peuple en notre présence, mandait-il au Comité de salut public le 18 octobre, oubliant les inepties dont il a si longtemps été dupe et le fanatisme qui le divisait en deux sectes, a juré de n'avoir plus de religion que celle de la Vérité : les catholiques et les protestants, réunis en société populaire, un jour dans le temple des catholiques, le lendemain dans celui des protestants, se sont embrassés en frères ; ils ont anéanti le nom de prêtre et celui de ministre ; ils y ont substitué le beau nom de prédicateur de morale, et ils ont arrêté que le prédicateur de morale des protestants irait fréquemment la prêcher dans le temple des catholiques et le prédicateur de morale des catholiques dans le temple des protestants.

On s'en prenait aux églises elles-mêmes, monuments gothiques de la superstition et de la royauté. A Reims, l'Alsacien Rühl, ancien pasteur luthérien, brisait publiquement la Sainte-Ampoule (7 octobre) ; à Paris, Hébert faisait détruire les images des anciens rois à Notre-Dame (23 octobre). Des prêtres renonçaient à leur sacerdoce devant la Commune de Paris (18 octobre) et la Convention (5 novembre) ; des paysans des environs de Paris renonçaient à leurs prêtres et déclaraient à la Convention ne vouloir plus pratiquer d'autre culte que celui de la Liberté (30 octobre) ; l'Assemblée décrétait que les communes avaient le droit de supprimer les cérémonies qui leur déplaisaient et d'adopter celles qu'elles préféraient (6 novembre). Les Jacobins, jusqu'alors silencieux, adhéraient, le soir même (6 novembre), sur la demande de Léonard Bourdon, à une pétition pour supprimer les traitements ecclésiastiques. L'unanimité paraissait complète entre toutes les forces révolutionnaires de la Montagne.

Alors les événements se précipitent. Les Hébertistes, toujours à l'affut de toutes les outrances, en prennent la direction, soit par sincérité d'ultra-révolutionnaires, soit par tactique contre-révolutionnaire, pour déconsidérer le mouvement en l'exagérant, ou pour détourner l'opinion de la campagne entreprise alors par le gouvernement contre les suspects avec lesquels ils avaient des accointances, ou pour rendre le gouvernement suspect de tiédeur révolutionnaire quand il tenterait d'intervenir en modérateur. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, le Prussien Cloots et le Juif Pereyra se rendirent chez l'évêque de Paris, Gobel, pour lui demander d'abdiquer. Gobel y consentit, et, le lendemain (7 novembre), avec quelques-uns des membres de son clergé, il déposa ses lettres de prêtrise à l'administration du Département, dont les représentants, accompagnés des délégués de la Commune et de la Nièvre, allèrent le présenter à la Convention qui applaudit. Gobel n'avait pas abjuré sa foi : on ne lui en demandait pas tant ; il renonçait seulement à ses fonctions sacerdotales et épiscopales. N'était-ce pas là un acte de la plus saine raison qu'il convenait de célébrer solennellement, et, pour plus d'éclat, au lieu même où depuis tant de siècles les prêtres abusaient le peuple, à Notre-Dame ? Or il se trouvait que depuis quelques jours on préparait l'inauguration d'une statue de la Liberté au jardin du Palais-Égalité pour le deuxième décadi de brumaire (10 novembre). L'école de musique de la garde nationale, dirigée par Sarrette, devait faire entendre un hymne inédit à la Liberté de Chénier mis en musique par Gossec. Elle en donna la primeur à la Convention, et Sarrette obtint que son institut fût déclaré par décret établissement national : ce fut l'acte de naissance du Conservatoire de musique (8 novembre). Mais suffisait-il d'un hymne pour honorer la Raison triomphante à Notre-Dame ? Le Département et la Commune résolurent de corser le programme. L'Opéra avait dans son répertoire (du 30 septembre 1792 au 9 mai 1799, date des deux représentations extrêmes), sous le titre d'Offrande à la Liberté, une scène lyrique réglée par Gardel, maitre de ballet, et orchestrée par Gossec d'après le thème de la Marseillaise. I1 fut décidé qu'on l'exécuterait à Notre-Dame, avec l'hymne de Chénier. Dans le chœur de la cathédrale, on érigea une Montagne surmontée d'un temple antique avec l'inscription à la Philosophie, et, le 10 novembre, on vit deux rangées de jeunes filles en blanc, du corps de ballet, gravir la Montagne ; la Liberté (représentée probablement par Mlle Aubry, danseuse) sortit de son temple, s'assit sur un siège de verdure, et reçut les hommages des citoyens et citoyennes, choristes, harmonieusement groupés au pied de la Montagne. Le spectacle, avec la musique et les chants, parut si beau, que le Département, la Commune et les artistes se hâtèrent d'en faire part à la Convention ; Chaumette fit donner à Notre-Dame le nom de Temple de la Raison et invite l'Assemblée à s'y rendre. La moitié au moins des députés se déroba. Devant le reste, on recommença la cérémonie. Il y a de la naïveté populacière dans cette journée célèbre, et comme une gaminerie de sacrilège, dans la surprise joyeuse que le ciel ne se fût pas effondré sur les manifestants. En province, des cérémonies analogues, présidées pour la plupart par les représentants en mission, avaient lieu le même jour à Douai, au Mans, à Nancy, Provins, Rochefort et sans doute ailleurs encore : le thème commun était qu'il ne fallait plus d'intermédiaire entre Dieu et l'homme, dans l'intérêt de la Raison et la Vérité. A Lyon, on célébrait une fête expiatoire à la mémoire de Chalier : la manifestation fut carnavalesque ; on habilla un Ane en évêque, on l'encensa, et on le mena au tombeau du martyr Montagnard, sur lequel on brisa des vases d'église pour les envoyer ensuite à la fonte.

Le mouvement se propagea sporadiquement (novembre et décembre), au hasard des initiatives locales, d'abord dans les principales villes et ensuite dans les campagnes, avec abdication de prêtres, fermeture des églises, saisie de l'argenterie et des ornements, parodies sacrilèges, hommages à la Raison, à la Vérité, à la Divinité. Jamais, semble-t-il, on n'a, à proprement parler, nié l'existence de Dieu. Au reste, la Raison universelle, dans l'homme comme dans la nature, n'est-elle pas une périphrase, de style noble et respectueux, synonyme d'Être suprême ? Le même orateur pouvait simultanément invoquer l'Être suprême et la Raison, sans se contredire. Dans le peuple, les vieilles croyances étaient toujours vivaces. Un soir, au club de Douai, un sans-culotte se fit rappeler à l'ordre par le président. Rappelle-moi au diable, si tu veux ! répliqua-t-il. L'assemblée parut fortement émue. Mais les Hébertistes se souciaient peu de froisser rame populaire jusque dans ses replis les plus profonds. A la Commune, le 12 novembre, un comité révolutionnaire de section apportait des croix, calices et ornements ecclésiastiques catholiques et juifs ; l'orateur, Jacob Benjamin, demanda au nom de ses coreligionnaires de n'être plus considéré comme juif, mais comme citoyen français ; on chanta la Marseillaise ; des prêtres abdiquèrent, et Hébert étala, en s'esclaffant, une collection de reliques et autres béatilles qu'on brûlerait prochainement. Des scènes semblables, souvent scandaleuses, se renouvelèrent les jours suivants, pendant près d'un mois, à la Commune, dans les églises, où l'on recommençait, grossièrement, la cérémonie de Notre-Dame, et que les sections, les unes après les autres, fermaient au culte pour ne les ouvrir que le décadi, à la Convention elle-même, où des manifestants, revêtus d'oripeaux ecclésiastiques, défilaient en chantant. Le spectacle était écœurant. Moins que jamais, les députés venaient aux séances. Mais l'Assemblée se ressaisit rapidement. Si elle permit aux autorités d'enregistrer les démissions sacerdotales (13 novembre), elle refusa de supprimer les traitements ecclésiastiques (11 novembre) comme de maintenir leur traitement aux prêtres abdicataires : elle ne leur accorda que des secours (22 novembre). Robespierre et Danton se trouvèrent d'accord pour désapprouver les excès de l'Hébertisme. Cloots, l'un des plus intempérants parmi les laïcisateurs, fut exclu des Jacobins (12 décembre), dont il venait à peine de quitter la présidence. Enfin, le décret du 8 décembre interdit toutes violences et mesures contraires à la liberté des cultes, et le Comité de salut public expliqua dans une circulaire (24 décembre) qu'en matière d'opinion religieuse, la violence aigrit sans convaincre. En même temps le décret du 19 décembre, voté après de longues discussions, posa le principe de la liberté de l'enseignement. L'auteur du projet était un député, peintre et poète, Bouquier, qui avait jusqu'alors siégé silencieusement aux confins de la Montagne et de la Plaine. Les maîtres et maîtresses devaient fournir la preuve certifiée de leur civisme ; ni les nobles ni les ecclésiastiques ou religieuses n'étaient exclus d'emblée : l'école n'était clone pas laïque, encore qu'elle fût contrôlée par les autorités publiques. Mais elle devenait obligatoire, au degré primaire, pendant trois ans, de six à huit ans, sous peine d'amende pour les parents et de privation de leurs droits civiques. Les instituteurs et institutrices étaient rétribués par l'État, à raison du nombre de leurs élèves, et au tarif rémunérateur de vingt et quinze livres pour chaque garçon ou fille.

Les décrets du 8 décembre sur le culte et du 19 sur l'enseignement procèdent donc du même esprit de liberté. Les écoles primaires s'organisèrent lentement, mais, dès l'automne 1794, 180 districts au moins appliquaient plus ou moins complètement la loi Bouquier. Les églises se laïcisèrent plus vite. Quelques représentants en mission firent respecter la liberté du culte, intervenant par exemple contre les comités révolutionnaires qui voulaient fermer les églises de force ; d'autres, plus nombreux, traitèrent en suspects les prêtres qui n'abdiquaient pas ou les citoyens qui chômaient le dimanche. Ce fut seulement de mars à mai 1794 que dans la Sarthe, au voisinage des pays de chouannerie, les prêtres encore en exercice renoncèrent à leur sacerdoce, et que les églises furent interdites à la superstition dominicale pour s'ouvrir à la raison du décadi. Le culte catholique continuait encore sans interruption à la fin de la Terreur dans quelques campagnes de l'Allier, de la Dordogne, du Loiret, du Loir-et-Cher, et ailleurs sans doute aussi. En ville et à Paris, on le célébrait en privé, dans les chapelles et oratoires. Souvent, les fidèles privés de leurs prêtres constitutionnels abdicataires eurent recours aux réfractaires qui se cachaient dans le voisinage. Une bonne femme du Nord disait à son curé qui démissionnait : Nous aurons de beaux blés avec vos hérésies ! Le bon Dieu vous punira. Le prestige des réfractaires a été fait en partie de l'abaissement des constitutionnels. Les révolutionnaires travaillaient contre eux-mêmes. Mais ils ne s'en rendaient pas compte. Ils s'imaginaient que le rôle des prêtres, quels qu'ils fussent, avait pris fin. Aux environs d'Étampes (Seine-et-Oise), les habitants, n'ayant plus ni constitutionnels ni réfractaires, célébrèrent leurs offices. Certains paysans du Bas-Rhin prirent le parti de chômer à la fois le dimanche et le décadi. A Coulanges-la-Vineuse, dans l'Yonne, un soir d'orage et de grêle, les paysans furieux envahirent le club, le dispersèrent, et coururent à l'église, où ils passèrent la nuit à sonner les cloches, chanter des hymnes et solliciter la clémence d'en haut. Quelques tentatives de résistance, d'attroupement ou de manifestations au passage des prêtres incarcérés, en Seine-et-Marne, dans le district de Coulommiers, dans la Marne, district de Sézanne, dans le Cher et en Corrèze (décembre 1793), puis (au printemps de 1794) en Haute-Loire et en Lozère, furent aisément réprimés, et les représentants chargés de ramener les fanatiques à la raison procédèrent pour la plupart avec modération. Le régime terroriste avait tué d'avance l'opposition religieuse. La France était devenue passive. La municipalité d'un village de la Haute-Marne ayant à dresser sa liste de suspects, mais ne suspectant personne, tira au sort parmi ses membres la victime à désigner ; le sort échut au maire, qui prit docilement le chemin de la prison. L'aisance avec laquelle la laïcisation des églises et des prêtres constitutionnels s'achevait dans toute la France, au printemps de 1794, ne prouve pas que la nation se soit convertie. S'il en avait été ainsi, le culte patriotique se serait développé splendidement, spontanément, en vigoureuse poussée religieuse. Tout au contraire, il subissait lui-même une crise, et les essais tentés par les représentants, les clubs, les municipalités et les sections pour donner aux cérémonies décadaires la régularité et la permanence, manquaient visiblement de coordination. Alors l'État intervint.

La question était toujours à l'étude au Comité d'instruction publique, car elle faisait partie des degrés supérieurs du plan d'éducation nationale. Non sans retard, on élabora un projet qui fut imprimé pour être soumis à la discussion publique (27 février 1794). Les avis restaient partagés. Il était entendu que les cérémonies décadaires devaient enseigner les vertus civiques et l'amour de la patrie, mais pouvait-on séparer la morale sociale de la croyance en Dieu et à l'immortalité de l'âme ? L'État, ayant rompu avec l'Église établie, serait-il métaphysiquement affirmatif ou agnostique ? La doctrine Girondine, admise par certains Montagnards, voulait qu'il fût agnostique, mais la plupart des Centristes, soutenus par d'autres Montagnards, lui reprochaient son athéisme officiel. Suivant eux, l'État ne pouvait pas ne pas prendre position dogmatique. Il se devait d'affirmer. Et la négation de l'immortalité de l'âme, à la manière de Fouché, n'était à tout prendre qu'une modalité d'affirmation. La nature et l'existence même du culte révolutionnaire étaient en cause ; et cette querelle philosophique n'a certainement pas été étrangère à la chute des Hébertistes et des Dantonistes. Le 6 avril 1794, le lendemain de l'exécution de Danton, Couthon annonçait une fête prochaine à l'Éternel, et le 14 avril 1794, le lendemain de l'exécution de Chaumette, la Convention décrétait les honneurs du Panthéon à Rousseau, l'apôtre de la Nature, du déisme et de la religion civile. Au nom du Comité de salut public, Robespierre présenta enfin à l'Assemblée, le 7 mai 1794 (18 floréal an II), un rapport devenu célèbre sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales. Il y utilisait le projet du Comité d'instruction publique, mais en le justifiant d'arguments dont plusieurs seraient aujourd'hui qualifiés de pragmatistes.

Le fondement unique de la société civile, c'est la morale.....le ne conçois pas... comment la nature aurait pu suggérer à l'homme des fictions plus utiles que toutes les réalités ; et, si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle conception de l'esprit humain.... Il ne s'agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philosophique en particulier... il s'agit de considérer seulement l'athéisme comme national et lié à un système de conjuration contre la République.... Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité. L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice : elle est donc sociable et républicaine.... Fanatiques, n'espérez rien de nous ! Rappeler les hommes au culte pur de l'Être suprême, c'est porter un coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la réalité, et toutes les folies tombent devant la Raison. Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la Nature.... Prêtres ambitieux, n'attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire....

Le décret voté le même jour proclamait d'abord en son article Ier que le peuple français reconnaît l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et il instituait, outre les quatre fêtes de commémoration révolutionnaire du 14 juillet 1789, 10 août 1792, 21 janvier et 31 mai 1793, 36 fêtes décadaires, dont la première, annoncée pour le 20 prairial (8 juin), était consacrée à l'Être Suprême et à la Nature. Les suivantes honoraient le genre humain, le peuple français, les bienfaiteurs de l'humanité, la Liberté et l'Égalité, les vertus publiques et privées, les âges de la vie, l'agriculture et l'industrie, les aïeux, la fraternité et le bonheur. Le Département, la Commune et les Jacobins apportèrent les jours suivants leurs félicitations à la Convention, et le Comité de salut public fit remplacer, à l'entrée de Notre-Dame, l'inscription de Temple de la Raison par la confession de foi du décret (12 mai).

Une fois de plus, Robespierre avait su prendre au moment voulu l'initiative décisive, et son autorité morale semblait plus forte que jamais. En l'écoutant lire son rapport, le Centriste Boissy d'Anglas croyait entendre Orphée enseignant aux hommes les premiers principes de la civilisation et de la morale. Le 4 juin, Robespierre fut élu président de la Convention par 485 voix : scrutin unique par le grand nombre des votants, dans toute l'histoire de la Convention Montagnarde, et, en cette qualité, il eut à présider à Paris la fête de l'Eire suprême, le décadi 20 prairial an II, qui correspondait au dimanche de la Pentecôte de 1794. Soigneusement préparée au Comité de salut public, réglée par David, expliquée en détail au peuple, qui en était tout ensemble spectateur et acteur, dans un programme largement répandu, la cérémonie laissa un souvenir profond. Il sera impossible, j'ose le croire, écrit encore Boissy d'Anglas, de se rappeler sans attendrissement cette fête à jamais célèbre, car il était impossible d'y assister sans émotion. Et, comme le notèrent les journaux, l'ordre, qui jusqu'à présent avait presque toujours manqué à nos fêtes, ajoutait à la majesté de celle-ci. A cinq heures du matin, le réveil était sonné dans les sections, et, à huit heures, le canon du Pont-Neuf donnait le signal du rassemblement. Les sections se rendent au Jardin national (Tuileries) en files : d'un côté les hommes avec leurs épées et des branches de chêne ; de l'autre les femmes et les filles avec des bouquets de roses et des corbeilles de fleurs ; au centre, le bataillon carré des jeunes gens armés de fusils, autour du drapeau de la section. Après que chaque section a pris sa place désignée d'avance, une salve d'artillerie annonce l'arrivée de la Convention qui s'installe dans un amphithéâtre décoré de verdure et de rubans tricolores, pendant que la musique joue. Robespierre, debout à la tribune qui est au milieu de l'amphithéâtre, invoque l'Etre suprême, et le peuple entonne à l'unisson les strophes de l'hymne composé par Desorgues, mis en musique par Gossec, et que les professeurs de l'Institut national de musique, Méhul en tête, avaient la veille au soir fait répéter au peuple dans ses sections. La mélodie était d'une simplicité majestueuse, et les paroles d'inspiration vraiment religieuse ; l'exécution, soutenue par les musiciens de Sarrette, fit à tous une impression inoubliable. En toute sincérité, Paris adorait Dieu :

Père de l'Univers, suprême intelligence,

Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels,

Tu révélas ton Être à la reconnaissance

Qui seule élève tes autels.

Ton temple est sur les monts, dans les airs, sur les ondes,

Tu n'as point de passé, tu n'as point d'avenir,

Et, sans les occuper, tu remplis tous les mondes

Qui ne peuvent te contenir.

Devant la tribune se trouvait sur un bûcher l'image de l'Athéisme entouré de l'Ambition, de l'Égoïsme et de la Discorde ; Robespierre y mit le feu, et l'on vit surgir au milieu des cendres la statue de la Sagesse : opération de symbolisme trop facile, et qui parut manquée. Puis un cortège s'organisa : les sections par ordre alphabétique, en files, comme elles étaient venues ; au milieu des sections, les députés portant à la main un bouquet de blé, de fleurs et de fruits, symbole de la mission qui leur avait été confiée, et, au milieu des députés, un char traîné par quatre taureaux enguirlandés, avec un trophée des instruments d'arts et métiers et des productions de la France. La procession, s'arrêtant aux reposoirs indiqués, gagna lentement le Champ de la Réunion (de Mars), où la cérémonie prit fin, autour d'une Montagne immense, surmontée d'un arbre de la Liberté. En province, on invoqua, on pria, on bénit l'Être suprême de toutes façons, et à l'étranger l'on se demandait si ces manifestations religieuses n'indiquaient pas un changement de politique. Une ère nouvelle semblait commencer dans l'histoire de la Révolution.

Mais Robespierre, qui était devenu comme la personnification du gouvernement français, sans disposer pourtant d'une autorité supérieure à celle de ses collègues, s'était fait de nouveaux ennemis. Quand il marchait, dans son bel habit bleu, avec son bouquet à la main, en avant de ses collègues, qui peut-être exagéraient à dessein la distance pour l'isoler, il entendit murmurer : Dictateur ! Tyran !Vous ne me verrez plus longtemps, dit-il, le soir, aux Duplay, chez qui il logeait. La religion révolutionnaire avait annexé Dieu, mais rompu avec tous les prêtres et brisé l'Église constitutionnelle ; l'État, auquel sa fortune était liée, ne représentait plus ni toute la nation, ni tous les patriotes, ni même tous les Montagnards. Entre Descartes et Rousseau, tous deux honorés du Panthéon, le rationalisme et le sentimentalisme, le classicisme et le romantisme, l'intellectualisme et le pragmatisme, l'État sans Dieu et le déisme d'État, les principes Girondins et les tendances Centristes, la Convention Montagnarde, longtemps hésitante, avait laissé passer, non par doctrine, mais par nécessité pratique, la liberté des cultes et de l'enseignement. Elle avait transformé le culte spontané de la Patrie en une religion dogmatique d'État, tout en retrouvant l'idée de liberté, qui en est exactement le contraire.

 

VI. — VICTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE.

DÈS la fin de 1793, la levée en masse avait mobilisé plusieurs centaines de mille réquisitionnaires qu'il fallait armer et vêtir. A Paris, la fabrique de fusils, improvisée en quelques semaines, donna, à elle seule, une production supérieure à celle des trois manufactures de Charleville, Maubeuge et Saint-Étienne, qui avaient elles-mêmes doublé la leur depuis le commencement de la guerre et fournissaient ensemble 16.000 fusils par an. Plus de 200 forges en plein air, aux Invalides et au Luxembourg, contribuaient au travail. Tous les ouvriers en fer étaient réquisitionnés, et une centaine envoyés à Charleville pour s'y former à leur nouvelle besogne. Les ouvriers bijoutiers, mués en armuriers, étaient employés à la platinerie. Chaptal organisa à Saint-Germain-des-Prés une importante raffinerie de salpêtre, et, à Grenelle, la plus vaste poudrière qu'on eût jamais vue. Il y avait à Meudon un champ d'expériences on l'on expérimentait les nouveaux explosifs et projectiles, avec les inventions comme le télégraphe aérien de Chappe, que Homme avait signalé à la Convention et que le Comité d'instruction publique fit adopter sur le rapport de Lakanal, ou l'aérostation militaire dont le Comité de salut public confia le soin aux savants Guyton-Morveau et Conté assistés de Coutelle. De nombreux couvents et hôtels de ci-devant nobles étaient convertis en ateliers et magasins, pour l'aménagement desquels la ville avait été divisée en secteurs d'architectes. Dans les sections, des agents rétribués, qui doublaient ou remplaçaient les entrepreneurs privés, répartissaient à la main-d'œuvre la coupe et la confection des uniformes. Les tanneurs forçaient la production, et les cordonniers étaient tenus de confectionner, avec le cuir fourni par la municipalité, des chaussures militaires, avec interdiction de livrer aux particuliers pendant une période déterminée ou avant d'avoir achevé le nombre de paires réglementaires, si bien que les sans-culottes, par patriotisme, mettaient les sabots à la mode. Bref, tout à Paris attestait l'effort de guerre. En province, l'activité plus disséminée n'était pas moins grande, et ce fut une des principales tâches des représentants en mission de la diriger. Les savants collaboraient au travail. Monge, Berthollet, Vandermonde, Hassenfratz, rédigèrent des instructions, auxquelles le Comité de salut public donna la publicité nécessaire, pour la fabrication du fer et la fonte des Canons. On produisit assez d'acier pour parer au déficit des importations d'Angleterre et d'Allemagne. Pour les munitions, la difficulté paraissait presque insoluble. La poudre de guerre se composait pour les trois quarts de salpêtre (azotate de potasse) et pour le reste de soufre et de charbon en quantités égales, et l'on utilisait jusqu'alors le salpêtre naturel importé d'outre-mer ; mais, depuis près d'un demi-siècle, on savait en fabriquer artificiellement. On lessivait à froid les terres naturellement salpêtrées qui se trouvaient dans les endroits humides et sombres comme les caves ou les celliers. L'État achetait le sel vengeur 24 sous la livre et le faisait passer à la raffinerie, puis à la poudrerie. Dans toute la France ce fut une chasse civique au salpêtre. A Paris, chaque section eut sa commission du salpêtre, et telle commission n'occupait pas moins de 15 employés et 65 ouvriers. Mais on manquait d'expérience technique. Le Comité de salut public fit venir à Paris deux citoyens de chaque district, qui furent rétribués à trois livres, par jour, et auxquels chimistes et techniciens donnèrent des cours et des démonstrations pratiques sur la fabrication des canons, des poudres et salpêtres. L'École des armes dura un mois, et prit fin par une grande fête (20 mars 1794) : elle fut la première en date de ces écoles nationales temporaires, comme l'École de Mars et la première École normale, qui, contrairement au proverbe, firent autant de bruit que de bien, l'histoire des fabrications de guerre sous le gouvernement révolutionnaire n'a pas encore été faite d'ensemble ; mais le résultat n'est pas douteux : soldats, volontaires et réquisitionnaires furent munis du nécessaire, et la production ne fut pas inférieure aux besoins immenses, jusqu'alors sans exemple, qu'avait, brusquement provoqués la levée en masse.

L'amalgame, depuis si longtemps décidé et retardé, était devenu, d'une grande nécessité. On commença par incorporer dans les formations existantes les bataillons de réquisitionnaires, sans égard aux grades de leurs officiers élus. Il y eut des mécontents. Mais les réquisitionnaires n'avaient pas la turbulence des volontaires, et l'autorité était plus forte qu'auparavant. Il restait à fusionner les bataillons de volontaires et de ligne en demi-brigades. Au dernier moment, Carnot intervint contre le principe même de l'embrigadement : il eût préféré que l'unité primordiale fût au bataillon, et Cochon-Lapparent prépara au Comité militaire un projet en ce sens. Mais Dubois-Crancé obtint gain de cause au Comité et à la Convention (décrets du 8 janvier 1794 et jours suivants) : l'unité resta la demi-brigade formée d'un bataillon de ligne et de deux bataillons de volontaires. Il est vrai qu'ensuite, par un retour indirect aux idées de Carnot, on composa autant que possible chaque compagnie à raison de deux volontaires ou réquisitionnaires pour un soldat. L'opération se décomposa donc en trois moments : incorporation, embrigadement et amalgame proprement dit ; elle fut difficile, minutieuse, compliquée par le trop grand nombre d'officiers (dont on plaça l'excédent à la suite) et de bataillons de volontaires ou de réquisitionnaires (par rapport aux bataillons de ligne) ; mais on la mena avec une rapidité vigoureuse, et, au début de l'été 1794, l'infanterie française compta environ 250 demi-brigades (dites de première formation), qui correspondaient approximativement, par l'effectif, aux régiments d'autrefois. Les brigades, qui, résultaient de l'assemblage de deux demi-brigades, étaient donc de force à peu près égale, mais il n'en était plus de même des divisions. Dans l'ordre de bataille de l'armée du Nord, au début de la campagne de 1794, l'effectif des divisions oscillait de 7 à 30.000 hommes. Ce fut seulement en juin, vers la terminaison de l'amalgame, que Jourdan donna aux divisions un effectif uniforme de 8 à 9.000 hommes, avec deux brigades d'infanterie à 6 bataillons, deux régiments de cavalerie à 3 escadrons et une batterie d'artillerie légère en sus des pièces de bataillons. L'amalgame eut encore pour conséquence la disparition définitive de l'ancien uniforme royal. Plus de culs blancs : rien que des bleus. L'épuration des ci-devant nobles avait pris fin : ceux qui étaient encore au service pouvaient être maintenus par le Comité de salut public par mesure de gouvernement, s'il estimait leurs moyens utiles à la République (décret du 16 avril 1794). L'armée est désormais homogène, et, sans perdre aucune des qualités propres à chacun de ses éléments constitutifs, elle a retrouvé son unité. Si la fusion des soldats de ligne parmi les volontaires a consolidé le moral, la fusion des volontaires dans la ligne a restauré la discipline : c'est elle, notait Fricasse, qui a fait tous nos succès.

L'un des meilleurs moyens de la maintenir était d'assurer aux soldats des conditions convenables d'existence, et, vers la fin de 1793, il y avait encore trop souvent du désordre, des dilapidations, des insuffisances d'approvisionnement et des misères. Les représentants en mission dirigèrent une lutte énergique contre les magasiniers et les fournisseurs infidèles. Ils en firent condamner au poteau, à l'amende, aux fers et à mort. La campagne d'épuration menée à Paris contre les députés corrompus seconda leurs efforts. Le décret du 25 juillet 1793 résilia tous les marchés relatifs aux charrois, vivres et ambulances, et leur substitua un système de régie intéressée, qui, sans être parfait, fut moins coûteux pour le Trésor. Dès le 22 mars 1794, Cambon constatait avec satisfaction que l'entretien mensuel d'un million et demi d'hommes ne coûtait plus que 180 millions par mois, alors qu'un an auparavant il s'élevait au double pour un effectif trois fois moindre. Il est vrai que l'exploitation méthodique des pays occupés contribuait pour une bonne part à sustenter l'armée. On en faisait ouvertement état ; le Comité de salut public l'avait réglementé de l'aveu de la Convention (18 septembre 1793), et le Palatinat notamment fut, au dire du rapporteur Baudot, d'un profit au delà de toute espérance (16 mars 1794). Enfin, pour donner aux soldats les sécurités matérielles auxquelles ils avaient droit, le gouvernement fit promulguer de nombreux décrets sur les secours et pensions. Les deux plus importants sont datés du 27 juin 1193 : la dotation sur les biens d'émigrés à réserver aux défenseurs de la Patrie était élevée de 400 à 600 millions ; et du fer juin 1794 (sur le rapport de Collot) : un crédit de 100 millions était mis à la disposition de la Commission des secours publics, qui devait le répartir entre les districts pour le payement d'indemnités et pensions aux ascendants, femmes et enfants des militaires morts au service.

Grâce à toutes ces mesures, le moral patriotique des troupes, l'union de l'armée et du pays, la confiance mutuelle des militaires et de la Convention furent assurés. L'enthousiasme démocratique et républicain des soldats de l'an II est resté justement célèbre, et, longtemps plus tard, ceux que Napoléon avait poussés au sommet des honneurs se souvenaient avec émotion de leurs belles années de jeunesse. Je me trouvais comme transporté dans une atmosphère lumineuse, écrivait Marmont, j'en ressens encore la chaleur et la jouissance. Et Soult : L'officier donnait à tous l'exemple du dévouement : le sac sur le dos, privé de sa solde, il prenait part aux distributions. Jamais les armées n'ont été plus obéissantes ni animées de plus d'ardeur. L'École de Mars, décrétée par la Convention sur le rapport de Barère au nom du Comité de salut public, et qui fonctionna dans la plaine des Sablons, près Paris, du 1er juin au 23 octobre 1794, avait pour but d'inculquer à la jeunesse de la nation les vertus civiques des militaires. Elle n'est pas sans analogie avec le boy-scoutisme contemporain. Six jeunes gens par district étaient rassemblés pour vivre en commun sous la tente, à la dure, en spartiates ; divisés en décuries et centuries, armés et vêtus à l'antique, tour à tour chefs et subordonnés par un système de votation égalitaire qui ne connaissait ni supérieurs ni inférieurs, ils étaient renvoyés chez eux après avoir été formés à la fraternité, à la discipline, à la frugalité, aux bonnes mœurs et à la haine des rois.

Lorsque le régime révolutionnaire a pris la forme que ses chefs lui voulaient, le contrôle de toutes les affaires militaires est centralisé au Comité de salut public et là seulement, avec le concours du Comité militaire de la Convention pour la préparation des décrets, de la Commission exécutive qui a remplacé le ministre de la Guerre pour l'exécution, et du Bureau topographique qui fait fonction d'État-major pour la préparation des opérations. Au Comité même, le labeur immense des affaires militaires aboutissait principalement à deux anciens officiers du génie : Prieur, de la Côte-d'Or, pour les questions d'administration, d'armement et d'équipement (avec Robert Lindet, pour les subsistances et les charrois), Carnot pour la guerre même et la victoire. Tous deux étaient jeunes, ils avaient le don d'organisation, la puissance de travail, le désintéressement et le dévouement. Mais Carnot réunissait deux qualités qui d'ordinaire se contrarient : ingénieur d'esprit géométrique, il poussait le souci de méthode jusqu'à la formule abstraite, mais, esprit ouvert, attentif et cultivé, il savait mettre à profit ce qu'il apprenait. Peu à peu, il arrivait à concevoir une nouvelle manière de faire la guerre, tout en retenant certains procédés savants d'autrefois (comme la manœuvre par les ailes). L'expérience fournie par la précédente campagne, peut-être aussi l'exemple des Vendéens, lui donnèrent la conviction qu'après la levée en masse et l'amalgame, les troupes de la République pouvaient suppléer à tout, par le nombre, et qu'il n'était pas utile de préparer des opérations compliquées à l'ancienne mode, si l'on savait profiter de la supériorité numérique efficacement coordonnée. Déjà Grimoard conseillait en 1793 de faire une guerre de masses, c'est-à-dire de diriger toujours sur les points d'attaque le plus de troupes et d'artillerie qu'on pourra : principe qu'adopta définitivement Carnot dans son plan d'opérations pour 1794. Il en ajouta un second, l'offensive : agir toujours offensivement, et un troisième qui sert de corollaire : mais non partout avec la même étendue de moyens ; donc, l'offensive, mais seulement au point le plus favorable ; l'économie des forces pour leur rendement maximum. Et dans quel but ? Pour terminer la guerre au plus vite. Nous voulons finir cette année. Si l'ennemi n'est pas battu dès à présent, jusqu'à sa destruction complète, tout l'effort aurait été inutile. C'est tout perdre que de ne pas avancer rapidement ; ce serait à recommencer l'année prochaine, et dans des conditions plus difficiles ; ce serait périr de faim et d'épuisement. La victoire pouvait tout aussi bien consolider le pouvoir du Comité en renforçant son prestige, qu'affaiblir son autorité devenu inutile par la terminaison des hostilités. Mais Carnot n'est pas de ceux qui s'installent dans la guerre. Il la veut courte et la victoire complète, parce qu'il veut la paix rapide.

Robespierre, qui avait pris au Comité la direction supérieure des affaires étrangères, ne pensait pas autrement. Dans deux discours-programmes, il montrait que l'Europe avait tout à perdre à la défaite de la France, protectrice naturelle des petits États contre l'ambition des-grandes puissances, qu'en particulier les deux Républiques de Suisse et d'Amérique ne pouvaient vivre qu'en bonne entente avec la République française, et qu'aucun compromis n'était possible avec les tyrans coalisés (17 novembre et 5 décembre 1793). Il semble bien qu'au fond il ne voulait ni de la guerre de propagande, ni même de la guerre pour les frontières naturelles et les limites du Rhin, causes l'une et l'autre des guerres constantes. La paix était nécessaire au succès de la Révolution en France, et par là même en Europe : une paix doublement solide, par la défaite des puissances impérialistes d'ancien régime et parce que la France renoncerait à toute visée de conquêtes ou d'expansion, tel paraît avoir été son programme. L'actif Soulavie, qui représentait alors la France à Genève, professait la même doctrine. En établissant le gouvernement révolutionnaire, la Convention avait proclamé la guerre à outrance ; mais, dans l'esprit des Français, la lutte changeait de caractère. Elle n'était plus seulement de défense nationale contre des gouvernements qui opprimaient leurs propres sujets, elle devenait une guerre de peuple à peuple.

Dans ses rapports de guerre à la Convention auxquels on a donné le nom de carmagnoles, Barère ne manquait pas une occasion de se moquer de l'ennemi : des esclaves autrichiens ou de l'Anglais, peuple traître et féroce, esclave chez lui, despote sur le continent et pirate sur mer. Il traduisait ainsi le sentiment populaire. Dans le Nord, on disait couramment des Prussiens qu'ils étaient les serfs de Guillaume, et l'on qualifiait les Hollandais d'escrocs et de grippe-sous, qui nous suçaient jusqu'au sang, à cause de leur rapacité pendant l'occupation. Et l'on estimait tout naturel d'imposer les réquisitions et les contributions les plus variées aux pays envahis par les armées françaises : vaincre l'ennemi et vivre à ses dépens, c'est le battre deux fois, disait Baudot à la Convention (16 mars 1794). Le Comité de salut public institua (13 mai) auprès de chaque armée des agences d'évacuation chargées de faire transporter en France les objets d'approvisionnement, commerce, arts et sciences pris en territoire ennemi et trouvés propres au service de la République. Par une coïncidence qu'il importe de noter, la Révolution française, devenue républicaine et terroriste, a perdu beaucoup de ses premiers partisans en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis. Sauf peut-être en Italie et en Suisse, les patriotes se détachent d'elle, par une sorte de recul où l'on discerne les premiers indices d'un nationalisme déjà hostile. Ainsi la guerre en 1794 s'approfondit dans l'âme des peuples.

Mais, par un mouvement contraire, les gouvernements ennemis qui font la guerre s'en déprennent, l'Angleterre exceptée. En matière diplomatique, Robespierre ne fit rien. Fit-il bien ? Peut-être eût-il été possible d'agir à Copenhague. Dans les trois premiers mois de 1794, Grouvelle, ministre français en Danemark, envoya, coup sur coup, des nouvelles encourageantes : la Prusse, lasse de la prolongation de la guerre, comprenant qu'elle n'en tirerait aucun profit contre la France, soucieuse de prévenir toute difficulté en Pologne annexée, était disposée à sortir de la coalition ; l'Espagne, mécontente de l'Angleterre qui la traitait de haut et voulait lui imposer un désavantageux traité de commerce, était prête à la paix ; la Suède, qui aurait volontiers accepté les subsides de la France, signait un traité de neutralité armée avec le Danemark, qui souffrait comme elle des exigences britanniques sur le commerce maritime des neutres. Grouvelle était renseigné par Bernstorff, le premier ministre danois, qui tenait lui-même ses informations des diplomates espagnols, prussiens et suédois accrédités à Copenhague. Mais le Comité de salut public refusa d'entrer en conversation. Il ne niait pas les velléités pacifiques de la Prusse, il en laissait même passer la nouvelle dans les journaux (notamment en août), mais il tenait que l'Angleterre et l'Autriche persévéreraient dans la guerre. C'était vrai pour l'Angleterre, qui envoya Malmesbury à Berlin pour retenir la Prusse dans la coalition (en mars), et qui, à la Haye, obtint, moyennant subsides, qu'elle garderait 62.000 hommes sur le Rhin (19 avril). Ce n'était vrai qu'en apparence pour l'Autriche. Sans doute Thugut gardait toute son âpreté aux gains territoriaux. Mais la Pologne se révoltait, Kosciuzsko se proclamait en guerre avec les Russes (24 mars), et, pendant qu'il tenait campagne avec une armée de 17.000 hommes grossie de quelques milliers de paysans, un gouvernement provisoire s'installait à Varsovie avec Potocki et Kollontai (18 mai). Le gouvernement français, instruit des projets de Kosciuzsko, avait refusé d'y coopérer : la Pologne était trop loin, et la révolte, dirigée par des aristocrates, n'était pas populaire. De fait, l'insurrection polonaise n'eut militairement pas de conséquence directe sur la guerre occidentale : la petite troupe de Kosciuzsko ne pouvait pas déterminer une diversion bien puissante, et elle commença trop tard ses mouvements. Mais elle créa en Orient une situation nouvelle. De deux choses l'une en effet : ou la Prusse s'entendrait avec la Russie pour rétablir l'ordre, alors l'Autriche serait encore une fois évincée ; ou l'Autriche interviendrait, mais alors, il lui faudrait, bon gré mal gré, renoncer à poursuivre la lutte contre la France. En d'autres termes, la paix d'Occident, nécessaire à la Prusse pour le maintien et l'accroissement de ses acquisitions sur la Pologne, devenait nécessaire à l'Autriche aussi, par manière de garantie contre la Prusse, si bien que les deux principaux gouvernements ennemis commençaient la campagne de 1794 avec l'arrière-pensée d'une paix prochaine.

A l'armée du Nord, Pichegru ne sut pas exploiter contre Cobourg la victoire remportée par Moreau et Souham à Tourcoing (18 mai). A l'armée des Ardennes, Charbonnier, talonné par Saint-Just et Le Bas, s'obstinait vainement contre Kaunitz. Quatre fois il franchit la Sambre (10, 23, 20 et 29 mai), mais ensuite, quand il avait le fleuve à dos, dans les conditions les plus défavorables, l'ennemi l'attaquait et le forçait à repasser sur la rive droite. Têtu et tendu, Saint-Just poussait l'armée, au témoignage de Duhem, comme il aurait fait d'une meute de chiens. Au conseil de guerre qui précéda le troisième passage, comme les lieutenants de Charbonnier paraissaient douter du succès — et pourtant, ils s'appelaient Kléber, Marceau, — Saint-Just sortit comme un furieux, et, malgré la pluie qui tombait à torrent, il se promena pendant plus de deux heures sans chapeau. Mais Jourdan, après avoir culbuté, à Dinan, Beaulieu qui essayait de lui barrer le passage de la Meuse (27 mai), arrivait avec 40.000 hommes de l'armée de la Moselle (3 juin). Il remplaça au commandement Charbonnier, qui reçut un poste à l'intérieur et recommença pour la cinquième fois le passage de la Sambre (12 juin) afin d'investir Charleroi. Mais Orange, qui avait succédé à Kaunitz, avec des troupes fraîches, suivit la même tactique et, pour la cinquième fois, les Français furent rejetés sur l'autre rive. Il est vrai que le combat fut plus rude ; il y eut 7.000 hommes de pertes, dont 3.000 pour l'ennemi, et Orange se replia au nord, vers Cobourg qui arrivait à la rescousse. Jourdan franchit de nouveau la Sambre : c'était le sixième passage (18 juin), et Marescot, qui commandait l'artillerie, mena si vivement les opérations de siège contre Charleroi, que la place capitula (25 juin). Le soir même, Cobourg arrivait de Tournai par Nivelles, avec près de 100.000 hommes. Les positions françaises formaient un vaste arc de cercle, long de huit lieues, de la Sambre à la Sambre, avec Charleroi au centre. Cobourg les attaqua en cinq colonnes. La bataille de Fleurus fut très longue (de cinq heures du matin à sept heures du soir) et très coûteuse (16.000 hommes de pertes, dont 10.000 pour l'ennemi). Mais Cobourg, ayant appris dans la journée la reddition de Charleroi, donna l'ordre de la retraite, et prit, sans être poursuivi, la direction de Bruxelles (26 juin). Il avait manqué l'occasion d'une grande victoire. S'il était arrivé un jour plus tôt, avant la prise de Charleroi, s'il avait massé son attaque pour rompre l'ennemi, au lieu d'avancer parallèlement aux lignes françaises, si ses lieutenants avaient su se soutenir entre eux, comme Lefebvre et Marceau par exemple, au lieu de combattre isolément par colonnes, l'armée française, prise entre la Sambre, Charleroi et Cobourg, risquait un désastre. Le décret du 29 juin donna aux corps victorieux des Ardennes, du Nord et de la Moselle le nom d'armée de Sambre-et-Meuse. Pichegru, ayant pris Ostende (1er juillet), arriva devant Bruxelles peu après Jourdan (9 juillet), et fit dans la ville son entrée solennelle comme général en chef (10 juillet). L'ennemi, démoralisé, se disloquait. Pichegru refoula les Anglo-Hollandais au nord, et Jourdan les Autrichiens à l'est ; ils entrèrent le même jour (27 juillet), l'un à Anvers, l'autre à Liège. La Belgique était de nouveau conquise, et les quatre places encore occupées (Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé) furent aisément réduites. Mais les armées ennemies n'étaient pas détruites, et, par un singulier paradoxe, ni Pichegru, ni Cobourg, les deux généraux en chef, n'avaient à aucun moment voulu s'affronter directement. Du moins Cobourg avait-il combattu, alors que Pichegru se trouvait vainqueur sans avoir personnellement livré bataille, et par le seul mérite de ses subordonnés.

Frédéric-Guillaume venait d'entrer en Pologne à la tête de ses troupes (3 juin), dans le but évident d'y faire de nouvelles annexions. Ainsi la Prusse n'agissait que dans son propre intérêt et à l'est. Mais, pour que le traité de subsides conclu avec l'Angleterre ne devint pas caduc, Mœllendorff, entre la Moselle et le Rhin, s'empara de Kaiserslautern (23 mai), dont il se laissa ensuite déloger (13 juillet), pour mander secrètement à Barthélemy, le ministre français en Suisse, que la Prusse était prête à la paix (23 juillet). Les opérations sur le Rhin furent donc sans importance. Plus actives dans les Alpes, avec l'armée des Alpes (Alexandre Dumas) et l'armée d'Italie (Dumerbion et Masséna), dans les Pyrénées avec l'armée des Pyrénées-Orientales (Dugommier) et des Pyrénées-Occidentales (Moncey), elles n'aboutirent à aucun résultat notable, sinon que' le Comté de Nice fut complètement dégagé. Le seul changement survenu à la frontière se place aux confins de l'Alsace, et encore n'est-il pas militaire. Le pays de Montbéliard était un fief immédiat d'Empire, apanagé dans la maison de Wurtemberg. Ses habitants, au nombre de 26000, tenaient tout ensemble de l'Allemagne par leurs princes qui les avaient luthéranisés, et de la France par la langue et leur patois, qui est à certains égards la terminaison septentrionale de la langue d'oc. Ils refusèrent le payement de ses redevances au Wurtembergeois, qui s'en alla (27 avril 1792), et, déjà à deux reprises, la tentative d'une réunion à la France avait été ébauchée (septembre 1792 et avril 1793), lorsque Bernard de Saintes, en mission dans le Doubs, se rendit à Montbéliard (10 octobre 1793), où il introduisit, avec toute la rudesse d'un vrai sans-culotte, les pratiques révolutionnaires. Après son départ définitif (29 janvier 1794), deux membres du club fondé par lui, Rossel et Beyer, portèrent à la Convention le vœu de réunion (11 février 1794), que sanctionna plus tard le traité avec le Wurtemberg du 7 août 1796. Rattaché successivement à la Haute-Saône, au Mont-Terrible, au Haut-Rhin et au Doubs, le district (ensuite arrondissement) de Montbéliard complétait du côté de l'Alsace, dont il est historiquement la prolongation, le tracé de la frontière française.

Sur mer, l'Angleterre et ses alliés disposaient d'une supériorité écrasante, avec 115 vaisseaux de ligne britanniques ou environ, 56 espagnols, 30 hollandais et 6 portugais, soit plus de 200 au total (270 sur le papier : 140, 76, 49 et 6), les frégates et les moindres bâtiments (corvettes, avisos, finies et gabarres) à l'avenant, alors que la France n'avait guère qu'une quarantaine de vaisseaux de ligne et une cinquantaine de frégates. La levée en masse ne pouvait donner de résultats dans la marine, puisque les bâtiments manquaient. L'ancien corps des officiers rouges nobles avait disparu. Au printemps de 1792, il ne restait plus que 42 capitaines sur 170, et les officiers bleus, roturiers, même avec l'appoint fourni par la marine marchande, ne suffisaient pas. Les matelots, indisciplinés, portaient le bonnet rouge et discouraient dans leurs clubs. Ceux qui voulaient se battre servaient sur les corsaires, et ils bénéficiaient des prises. Le jeune Robert Surcouf, de Saint-Malo, alors âgé de vingt ans, commençait ses lointaines expéditions de course contre les bâtiments de commerce anglais dans l'Océan Indien. Dans les arsenaux, l'anarchie était complète. Au ministère, Monge, puis Dalbarade, n'avaient rien fait d'utile. Ce fut l'œuvre de Jeanbon, à Brest surtout, qui était devenu le principal port militaire depuis l'entrée des Anglais à Toulon, de reconstituer la marine de guerre, le travail 'dans les arsenaux, le service des subsistances, la discipline à terre et à bord. Il réussit, non pas seulement parce qu'il avait le sens administratif et d'organisation, mais plus encore parce qu'il sut répandre autour de lui son ardeur patriotique. Il en subsiste encore aujourd'hui un témoignage visible. Les trois couleurs du drapeau français étaient disposées de la manière la plus diverse, au gré des fantaisies particulières ; dans le pavillon de la marine, qui n'était autre que l'ancien pavillon royal, elles avaient été reléguées en triangle dans un coin. Le décret du 15 février 1794, voté sur le rapport de Jeanbon au nom du Comité de salut public, porte :

Le pavillon national sera formé des trois couleurs nationales disposées en trois bandes égales, posées verticalement de manière que le bleu soit toujours attaché à la gauche du pavillon, le blanc au milieu et le rouge flottant dans les airs.

Et cette disposition, simple comme il convient aux mœurs, aux idées et aux principes républicains, est devenue celle du drapeau national.

Mais, pour le moment, le pavillon français était exclu de la Méditerranée, dont les Anglais gardèrent la maîtrise, même après l'évacuation de Toulon. Débarqués en Corse dès la fin d'octobre 1793, ils envoyèrent dans l'île un corps expéditionnaire de 12.000 hommes, qui coopéra avec les Paolistes, au nombre de 6.000. Bastia, défendu par le Conventionnel Lacombe Saint-Michel, capitula le 25 avril 1794 après quatre mois de siège et Calvi le 10 août ; une consulte, convoquée par Paoli à Corte (en juin), offrit la couronne de Corse au roi d'Angleterre, qui accepta (22 octobre) et se fit représenter par un vice-roi. Paoli, qui avait espéré gouverner sous la souveraineté nominale du roi, fut très déçu : la Corse était devenue possession anglaise. En Italie, notamment à Gênes, en Toscane, à Naples, les agents britanniques intervenaient brutalement contre les Français qu'ils faisaient expulser, et avec lesquels ils empêchaient toute relation commerciale par mer.

Dans l'Atlantique, au contraire, soit que la surveillance fût plus difficile à cause de l'étendue des côtes, soit que l'amiral anglais Howe, qui était âgé et avait peu d'esprit offensif, craignît de compromettre ses vaisseaux, soit enfin que la reconstitution d'une force navale à Brest ait eu quelque efficacité, les navires français et neutres pouvaient aller et venir. Une escadre française s'empara même d'un important convoi de Terre-Neuve à destination de l'Angleterre. La France avait cru pouvoir compter sur l'amitié, sinon même sur l'alliance américaine. Elle se trompait. Genet, nommé, sous le gouvernement Girondin, ministre aux États-Unis, fut chaudement accueilli par les républicains, niais non par les fédéralistes alors au pouvoir. Washington avait un fond de sentiments aristocratiques ; il en voulait à la France que son ami Lafayette l'eût trahie, et il n'excusait pas le supplice du roi. Pourtant, rien ne semblait plus naturel que le rapprochement des deux républiques. La France, par son traité d'amitié avec les Etats-Unis, avait admis le principe, que le pavillon couvre la marchandise ; l'Angleterre le niait et prétendait exercer le droit de visite pour confisquer sur les bâtiments neutres les marchandises ennemies ou à destination de l'ennemi ; de plus, elle pressait sans scrupule les matelots de nationalité américaine pour les incorporer à sa marine ; elle interdisait le commerce américain dans ses possessions d'Amérique, alors que la France n'y mettait pas d'obstacle ; enfin elle professait un mépris non dissimulé pour ses anciens sujets coloniaux. En débarquant à Charleston, Genet avait armé deux corsaires qui firent des prises fructueuses ; Washington déclara les États-Unis neutres (22 avril 1793), désavoua les corsaires, et bientôt demanda le rappel de Genet. La lutte anglo-française s'aggravait : c'était pour la France une duperie de respecter le principe du pavillon couvrant la marchandise, quand son adversaire ne s'astreignait pas à en faire autant ; elle y renonça (9 mai 1793). En réponse, les marins anglais reçurent pour instruction de capturer tous les bâtiments chargés d'approvisionnements pour la France, quel que fût leur pavillon, ou qui tenteraient de pénétrer dans un port français en état de blocus (8 juin 1793). Il n'y avait plus dès lors aucune sécurité pour le commerce neutre, et la principale tâche pour les vaisseaux de guerre anglais ou français fut de convoyer et de protéger les bâtiments de commerce. Lorsque le grand convoi de blé que la France attendait d'Amérique, en mai 1794, entreprit la traversée, Howe et Villaret-Joyeuse sortirent tous deux avec leur flotte. Après un premier engagement sans résultat (28 et 29 mai), la bataille s'engagea (1er juin). Les forces étaient égales : 25 vaisseaux de part et d'autre, mais l'artillerie navale anglaise était plus puissante. Il n'y eut pas de manœuvres : ce fut, un corps à corps de bâtiments. Les Français perdirent 5000 hommes, tués, noyés, blessés ou prisonniers, et ne conservèrent que 9 vaisseaux en état, alors qu'il en restait 15 aux Anglais qui ne comptaient que 2.000 hommes de perte. Le Vengeur du Peuple, après un long combat contre le Brunswick, fut démoli et coulé ; 400 marins furent recueillis par l'ennemi et faits prisonniers, les autres périrent à bord, au cri de : Vive la République ! Mais, pour la première fois depuis le commencement de la guerre, la marine française régénérée venait de se mesurer avec la formidable marine anglaise, et, comme à Valmy contre les Prussiens, les soldats de la Révolution avaient tenu le choc victorieusement. Car Howe, après la bataille, avait fait voile pour l'Angleterre, et le convoi de blé aborda sans encombre à Brest.

De même que la guerre maritime fut commerciale, la guerre aux colonies fut sociale autant que militaire. Les Anglais s'emparèrent sans difficulté de Tabago, où beaucoup de colons étaient des leurs, puisque l'île n'était devenue française qu'en 1783 (4 avril 1793), de Saint-Pierre et Miquelon (14 mai 1793), de Pondichéry (23 août 1793) et des autres comptoirs des Indes ; ils négligèrent le Sénégal, qui n'avait plus aucune importance depuis que l'exportation des noirs avait pris fin, de sorte qu'il ne restait plus que sept colonies françaises, toutes de plantations et à esclaves : Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe et Sainte-Lucie, la Guyane, les îles de France et de la Réunion. On y comptait environ 107.000 blancs, 46.000 mulâtres ou nègres libres, et 760.000 esclaves, dont 40.000, 28.000 et 430.000, soit plus de la moitié du total, à Saint-Domingue seulement, qui était, à la fin de l'ancien régime, la plus peuplée et la plus riche de toutes les colonies européennes. Lorsque Brissot avait comparu devant le tribunal révolutionnaire, une des accusations portées contre lui était d'avoir comploté la ruine des colonies par la suppression de l'esclavage. Mais lorsque, trois mois plus tard, un député de Saint-Domingue en fit inopinément la demande à la Convention, la proposition soutenue par Levasseur, Danton et son ami Delacroix fut adoptée d'emblée, sans discussion (4 février 1794), et du coup le plus grave des problèmes se superposa pour les colonies françaises au péril étranger.

Les Anglais rendirent oiseuse la question de savoir quelle eût été la répercussion du décret d'affranchissement dans les trois Antilles françaises : ils s'emparèrent successivement de Saint-Pierre (17 février), de Fort-Royal (22 mars), de Sainte-Lucie (4 avril) et de la Pointe-à-Pitre (20 avril 1794). A Saint-Domingue, l'anarchie était complète quand arrivèrent (17 septembre 1792) les commissaires du pouvoir exécutif Sonthonax et Polverel. Pour apaiser et gagner la foule immense des esclaves que le désordre a licenciés, ils proclament leur affranchissement (29 août), et trouvent en eux des auxiliaires contre les Anglais qui arrivent trop tard à la conquête de l'île. Ainsi la libération des noirs à Saint-Domingue a précédé de cinq mois le décret de la Convention, par raison d'expédient politique, qui d'ailleurs réussit. Les Anglais prirent pied sur quelques points de la côte (à dater du 20 septembre 1793), ils s'emparèrent même de Port-au-Prince, la capitale de l'Ouest (31 mai 1794), mais ils ne purent aller plus avant. Les principaux chefs de bandes nègres apportèrent leur concours aux commissaires. Toussaint Louverture, qui avait groupé environ 4.000 hommes, ne se rallia que le 6 mai 1794. Lorsque Sonthonax et Polverel furent rappelés en France (16 juin 1794), après avoir désigné comme gouverneur intérimaire le général Laveaux, Saint-Domingue était en ruines, mais à l'abri de la domination anglaise.