I. — LA CONSTITUTION DE 1793. LES mois qui suivent le coup d'État du 2 juin 1793 comptent parmi les plus tragiques de l'histoire de France. La nation parut se désagréger. L'invasion étrangère, la guerre vendéenne, l'insurrection départementale mettaient simultanément en péril le pays presque entier, tandis qu'au centre, à Paris, les forces qui s'étaient coalisées contre les Girondins se dissociaient et entraient en antagonisme pour exploiter séparément leur victoire commune. La France ne fut pas sauvée seulement parce que les citoyens, conscients de leur solidarité, se soumirent librement à la discipline nécessaire, mais parce qu'un petit groupe d'hommes résolus leur imposa, dans l'extrême urgence du péril et par des moyens terribles, son autorité. Des 29 députés dont l'arrestation avait été décrétée (ou, suivant l'expression courante, les 30), 12 étaient en fuite au 2 juin (Brissot, Buzot, Chambon, Gorsas, Grangeneuve, Henry-Larivière, Lasource, Lesage, Lidon, Louvet, liabaut Saint-Étienne, Salle) ; les 17 autres restèrent aux arrêts à leur domicile sous la surveillance d'un gendarme, et 8 s'évadèrent dans le courant du mois (Barbaroux, Bergoeing, Birotteau, Guadet, Kervelegan, Lanjuinais, Mollevault, Petion), non pour se cacher, mais pour organiser la résistance dans les départements, avec les contumaces et d'accord avec ceux de leurs collègues qui restaient à Paris (Bertrand-Hosdinière, Boilleau, Gardien, Gensonné, Gomaire, Lehardi, Valazé, Vergniaud, Viger). Plusieurs députés non décrétés les suivirent. Les protestations se multipliaient, et sous les formes les plus variées. L'une d'elles, organisée par Lauze-Deperret et Lanjuinais, recueillit 55 signatures le 6 juin, 20 le 19, 75 au total (les 73). A peine relève-t-on une demi-douzaine de déclarations Montagnardes contre la quarantaine de manifestations Girondines qui se pressent dans les premiers jours de juin. Mais les conflits de doctrine et de personnes, en grands débats vibrants et passionnés, avaient pris fin à la Convention. Beaucoup de députés manquaient, qui, à la vérité, touchaient encore leur indemnité, mais n'assistaient plus aux séances et n'allaient plus aux commissions. D'après un état dressé par Gossuin (16 juillet), 686 Conventionnels restaient officiellement inscrits, mais, d'après les chiffres donnés pour l'élection périodique du président, une moyenne d'environ 230 députés seulement participaient au scrutin (de juin à octobre). Certains votes paraissent avoir été acquis par moins de 100, sinon même de 50 voix ; certaines séances ne réunissaient même pas 20 députés présents dans la salle. — Il fut décrété (14 juin) que les députés dont l'absence irrégulière aurait été constatée après un appel nominal spécialement institué à cet effet (15 juin) seraient remplacés par leurs suppléants. La Convention compta effectivement 4 députés nouveaux en juin, 10 en juillet, 19 en août, 8 en septembre, 9 en octobre 1793 :50 en 5 mois. — D'autre part, les proscriptions continuaient et s'aggravaient (15 juin-1er juillet). On comptait déjà, au début de juillet, 11 contumaces, 8 évadés et 14 détenus, au total 33 proscrits (au lieu de 29), dont 4 décrétés d'accusation auraient à comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Les ministres Clavière et Lebrun furent remplacés au Conseil exécutif par Destournelles aux Finances (13 juin) et Deforgues aux Affaires étrangères (21 juin). Mais la Montagne prétendait se justifier par ses actes. Elle suivait une politique de réalisation. Les querelles intérieures avaient paralysé l'Assemblée. On dit tout haut, rapporte un bulletin de police, que la Convention promet beaucoup, mais n'agit pas. Les Girondins étant réduits à l'impuissance, rien ne s'opposait plus aux réformes. Depuis le décret du 2 de ce mois, mandait à ses commettants le Montagnard Brival (le 9 juin), la Convention nationale a plus fait qu'elle n'avait fait depuis trois mois, et tous les décrets qu'elle a rendus depuis cette époque sont salutaires au peuple. De même, les Jacobins, dans une circulaire aux sociétés affiliées, écrivaient (le 7 juin) : Les passions se taisent, la Convention marche, les bons décrets se succèdent avec rapidité. Il suffira de mentionner ici les plus importantes des réformes que la Montagne victorieuse fit alors publier hâtivement, pour se rendre populaire, comme la procédure d'exécution de l'emprunt forcé d'un milliard sur les riches (3 juin), les dettes communales mises à la charge de l'État (5 juin), l'augmentation du traitement des fonctionnaires (8 juin), le développement des secours publics (8 juin), le principe invariable que l'absolu nécessaire à la subsistance des citoyens sera exempt de toute contribution (9 juin), le partage des biens communaux (10 juin). L'œuvre maîtresse fut la Constitution même, principe de
toutes les réformes particulières et consécration de la défaite Girondine.
Autant les Montagnards avaient ralenti la discussion tant qu'ils ne
disposaient pas de la majorité, autant ils se montrèrent pressés d'aboutir au
plus vite, depuis qu'ils étaient les maîtres. Dès le 30 mai, ils avaient fait
adjoindre au Comité de salut public 5 membres spécialement chargés d'élaborer
à nouveau l'acte constitutionnel : Hérault, qui devint rapporteur, Couthon et
Saint-Just, Ramel et Mathieu. La commission se contenta de remanier
hâtivement le projet de Condorcet ; le 7 juin, Hérault demanda d'urgence à la
Bibliothèque Nationale le texte des lois de Minos, qu'il voulait sans doute
citer dans son rapport ; le 9 et le 10, le Comité de salut public approuva le
travail qui lui était soumis, et la Convention en fut aussitôt saisie. Elle
ne lui consacra que 11 séances, et même pas intégralement (du 11 au 24). La déclaration des droits, en
35 articles, l'ut définitivement votée le 23, et le texte de la Constitution,
très bref (124 articles seulement), le 24. Nous
avons été obligés pour procéder avec ordre de séparer trois opérations
essentiellement distinctes, disait Hérault dans son rapport, la Constitution,
le mode de l'exécuter et le tableau des institutions ; c'est de l'acte
constitutionnel que nous avons seulement à vous rendre compte :
distinction subtile, dont il résultait qu'il ne s'agissait guère que d'un
programme de principes généraux. Pour ne citer qu'un exemple, la Constitution
s'abstenait de définir le nombre et les fonctions des agents du pouvoir
public (art. 67), les fonctions et
règles de subordination des municipalités et administrations locales (art. 83). Aussitôt le vote acquis, on tira
le canon en signe de joie et l'on improvisa au Champ-de-Mars une fête
civique, qui fut terne. Le décret du 27 porte que la Constitution sera
présentée à l'acceptation immédiate du peuple français ; les assemblées
primaires devaient envoyer chacune un délégué à Paris pour la proclamation du
vote, fixée au 10 août ; et, aussitôt après, la Convention organiserait la
mise en activité de la nouvelle Constitution. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen
proclame, en présence de l'Être suprême, les principes déjà connus :
l'égalité devant la loi, la liberté définie par la maxime ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qui te soit
fait — avec la liberté du travail et, dans une énumération donnée à
l'article 122, comme garantie des droits, le
libre exercice du culte, la liberté indéfinie de la presse, le droit de
pétition, le droit de se réunir en sociétés populaires —, la sûreté ou
protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la
conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. Le droit de
propriété est défini comme le droit qui appartient à
tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus,
du fruit de son travail et de son industrie : Robespierre et les
Montagnards ont ici oublié les principes socialisants qu'ils avaient énoncés
contre les Girondins. Par une contradiction semblable, ils déclarent que nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité
générale, ajoutant (art. 101)
que nul citoyen ne peut être dispensé de l'honorable
obligation de contribuer aux charges publiques, alors qu'un décret
rendu quelques jours auparavant (9 juin)
affirmait, comme on l'a vu, exactement le contraire. — Mais les doctrines
sociales de la Montagne n'ont pas été toutes abandonnées : le but de la société est le bonheur commun ; l'homme
a droit au travail et, s'il ne peut travailler, droit à l'assistance ; les secours publics sont une dette sacrée ; la loi ne connaît point de domesticité ; le contrat
du travail ne comporte qu'un engagement de soins et
de reconnaissance entre l'employé et l'employeur ; l'instruction
publique est le besoin de tous, elle sera commune et mise à la
portée de tous les citoyens. — Enfin, les mandataires
du peuple et ses agents ne sont pas inviolables. Il est vrai que,
d'après la Constitution (art. 42-43),
les députés ne pourront jamais être accusés pour ce qu'ils auraient dit au
Corps législatif, ni poursuivis en matière criminelle qu'en cas de flagrant
délit et sur l'autorisation de leurs collègues. L'acte constitutionnel n'est
donc pas rigoureusement conforme à la déclaration des droits. Mais la
commission n'en est pas responsable. Au-dessus du Corps législatif et du
gouvernement, et pour en prévenir les actes d'oppression, elle avait placé
dans son projet un grand jury national dont elle
avait étudié le mécanisme avec la plus grande
attention : elle y voyait le palladium de la liberté.
Mais la Convention n'en voulut pas, même sous la forme amendée d'une censure du peuple contre ses députés. — Néanmoins,
elle maintint dans la déclaration liminaire le droit de résistance à
l'oppression qui était déjà mentionné dans la déclaration de 1789, en
ajoutant : Quand le gouvernement viole les droits du
peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple,
le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ; non
pas précisément l'insurrection armée, en forme anarchique de guerre civile,
mais l'attitude légale du peuple debout, levé pour la défense de la société
et muni de droits positifs que le projet définissait, et que la Convention
supprima, moins parce qu'elle en réprouvait le principe que parce que, dans
sa hâte d'en finir, elle ne se donna pas le temps d'en trouver les modalités
pratiques et qu'il lui parut plus expéditif de faire confiance à l'opinion. La Constitution est démocratique et le suffrage universel. Trois assemblées superposées procèdent aux élections.- Dans les cantons, les citoyens, groupés au nombre de 200 à 600 par assemblées primaires, élisent tous les ans au 1er mai de 1 à 3 électeurs suivant le chiffre des votants inscrits, les juges de paix et la moitié des officiers municipaux (l'autre moitié l'année suivante). De plus, les assemblées primaires, groupées par circonscriptions d'environ 40.000 habitants, élisent chaque année un député, soit approximativement 650 députés pour toute la République. Au scrutin de liste départemental, jusqu'alors en usage et dont la Montagne se défiait à cause du fédéralisme, était donc substitué un scrutin uninominal assimilable au scrutin aujourd'hui qualifié d'arrondissement. — Les assemblées électorales, composées des électeurs élus par les assemblées primaires, élisent annuellement la moitié des administrateurs du district et du département, les arbitres publics qui connaissent des contestations non définitivement terminées par les arbitres privés, et les juges de paix, les juges criminels, les membres du tribunal de cassation et un candidat par département aux fonctions de membre du Conseil exécutif. — L'Assemblée nationale ou Corps législatif, dont la session d'un an commence au 1er juillet, élit chaque année 12 des 24 membres du Conseil exécutif sur la liste départementale des assemblées électorales. Ainsi, le suffrage est direct dans les assemblées primaires, au 2e degré dans les assemblées électorales, et au 3e degré à l'Assemblée nationale. — Le Conseil exécutif nomme hors de son sein les agents et chefs de l'administration générale de la République, c'est-à-dire les ministres chefs de service, qui restent séparés, sans rapports immédiats entre eux. Comparable, soit au Comité de salut public de 1793, soit plutôt au Directoire de 1795, mais plus nombreux et moins stable Glue l'un et l'autre, le Conseil exécutif a accès au Corps législatif, dont il dépend puisqu'il en est l'élu, comme le Corps législatif lui-même dépend des assemblées primaires devant lesquelles il doit se représenter chaque année, avec cette double circonstance aggravante que, du 1er mai au 1er juillet, il est dépourvu de toute autorité, puisque l'ancien Corps législatif siège encore alors que son successeur est déjà élu, et que, d'autre part, il partage le pouvoir délibératif avec les assemblées primaires. — En effet, l'Assemblée nationale vote les décrets et propose les lois. Les décrets se rapportent principalement à l'administration générale, civile et militaire, à la sûreté de l'État, aux secours et travaux publics, aux dépenses extraordinaires ; les lois à la législation civile et criminelle, à l'administration financière et à l'instruction publique. Les lois proposées étaient envoyées aux assemblées primaires. Si, dans les quarante jours, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires n'a pas réclamé, la loi était acquise. Il y a là comme un referendum, mais négatif en quelque sorte, et qui n'est qu'une contrefaçon du projet de Condorcet. Toutes les usurpations sont possibles, aucune n'est légitimée avec le principe : qui ne dit mot consent. La procédure n'avait pas seulement pour effet de rendre presque illusoire le droit du peuple souverain, défini comme l'universalité des citoyens, de délibérer sur les lois, elle avait aussi pour but de prévenir toute tentative de régionalisme. Hâtive et incomplète, la Constitution Montagnarde de 1793 ne prétend point donner l'organisation de la démocratie, comme le voulait Condorcet. Si on la considérait ainsi, ce serait un mécanisme mort, où toutes les pièces se commandent, et dont aucune n'est ressort moteur. C'est une œuvre de circonstance, qui a été élaborée dans un double but : priver les fédéralistes de leurs moyens d'action et rassurer les modérés. Elle n'est démocratique que politiquement et elle s'abstient de toute revendication sociale. Plus tard, elle a été considérée comme le bréviaire de la démocratie révolutionnaire. C'est qu'elle a sur le projet Girondin cette supériorité capitale qui est l'existence même, grâce à quoi elle a eu, historiquement, plus d'autorité qu'un projet abandonné en cours de discussion. Sur Io moment, elle renforça l'autorité des Montagnards, qui ont aussitôt repris, avec une vigueur nouvelle, la proscription des vaincus. A la suite d'un rapport de Saint-Just (8 juillet), la Convention amnistia, il est vrai, un député (Bertrand), mais elle en décréta d'arrestation 7 autres (8-11 juillet) ; un 8e fut arrêté illégalement, sans décret Conventionnel (9 juillet), de sorte que la liste de proscription s'éleva à 40 noms. Après les Girondins, le Comité de salut public. Il s'agissait de savoir si le Comité, qui pouvait tout, persisterait à ne rien faire. Son attitude volontairement neutre, effacée et fuyante ne convenait pas aux hommes qui dominaient maintenant à la Convention. A l'intérieur du Comité, le petit groupe des hommes d'action s'était récemment renforcé de deux au moins des nouveaux membres adjoints pour la rédaction de la Constitution : Couthon et Saint-Just ; et le choix de Saint-Just pour le rapport d'ensemble sur les Girondins proscrits était déjà très significatif. Danton laissait faire. Il se réservait. Très souple sous sa rude écorce, il comprenait que la manière dont le coup d'État avait tourné ne lui était pas favorable. Il avait beaucoup d'amis, et fort mêlés, mais il ne fut jamais ni chef de parti, ni même chef de groupe. Personnifier en lui le premier Comité de salut public, qui n'eut, pas plus que la Gironde, de politique définie à l'intérieur ou à l'extérieur, c'est être dupe de la plus simpliste des illusions. Il n'assistait pas régulièrement aux séances du Comité, et il passait pour se spécialiser dans les affaires étrangères. Il s'était même fait attribuer la surveillance de la guerre (29 juin), comme s'il se désintéressait de la politique intérieure. Et peut-être en effet la politique l'intéressait-elle moins. Il venait de se remarier, avec Louise Gély, une jeune fille de seize ans, si pieuse qu'il accepta secrètement pour l'épouser le ministère d'un prêtre insermenté, et dont il était si épris qu'il lui fit, par l'interposition d'une tante, donation dans son contrat de mariage (12 juin) d'une somme de 30.000 francs à joindre à sa dot de 10.000 francs. Il était devenu fort riche, on ne sait trop comment, et il est permis de se demander s'il n'a pas lui-même fourni la dot de sa nouvelle femme. Lorsque la Convention procéda au renouvellement du Comité de salut public (10 juillet), Danton ne fut pas réélu ; Barère et Jeanbon passèrent en tête de liste avec 192 voix chacun, et le lendemain (11 juillet) Jeanbon devint en outre président de la Convention par 163 voix sur 286 votants. Cinq des autres membres du Comité furent encore réélus : Gasparin (qui démissionna et fut remplacé le 27 juillet par Robespierre, sur la proposition de Jeanbon), Couthon, Hérault, Saint-Just, Robert Lindet (avec 178, 176, 175, 126 et 100 voix), mais Danton fut ensuite élevé à la présidence de la Convention (25 juillet) par 161 voix sur 186 votants seulement ; et, bien que l'on ignore si les abstentionnistes ont été surtout Centristes ou Montagnards, le scrutin prouve tout mu moins que l'Assemblée ne tenait nullement Danton en disgrâce. Quant au Comité de salut publie, il se compléta successivement avec Thuriot et Prieur de la Marne (élus le 10 juillet), Carnot et Prieur de la Côte-d'Or (14 août). L'assassinat de Marat par Charlotte Corday (13 juillet) n'eut d'autre effet que d'accentuer la politique Montagnarde de répression. De là le décret du 25 juillet, qui punit de cinq ou dix ans de fer, comme coupable d'attentat à la liberté, quiconque gênerait le fonctionnement d'une société populaire (affiliée aux Jacobins) ; le décret du 26 juillet, qui punit de mort les accapareurs définis comme étant ceux qui dérobent à la circulation et font ou laissent périr des marchandises ou denrées de première nécessité ; les décrets d'arrestation rendus du 14 au 28 juillet contre 8 députés présumés complices de Charlotte Corday ou des Girondins, et enfin les arrestations, au nombre de 7, opérées par ordre du Comité de salut public ou du Comité de sûreté générale (du 30 juillet au 6 août), si bien que, par un effrayant et régulier accroissement, le chiffre des proscriptions montait à 55. Le 28 juillet, Barère, sous prétexte de soumettre à nouvel examen les conclusions de Saint-Just, proposa d'en aggraver la sévérité, puisqu'il énumérait 18 Girondins comme traîtres à mettre hors la loi, et 11 comme accusés à traduire au tribunal révolutionnaire. La Convention en décida ainsi. Le 1er août, après un nouveau rapport de Barère sur les menées du gouvernement britannique, elle confisqua au profit de la République les biens de toutes les personnes qui ont été ou seront hors la loi, et décréta en outre, entre autres mesures terroristes, et de défense nationale, le renvoi immédiat de Marie-Antoinette au tribunal révolutionnaire, la destruction des tombeaux et des mausolées royaux à Saint-Denis pour l'anniversaire du 10 août, l'arrestation de tous les étrangers non domiciliés en France avant le 14 juillet 1789, la mise hors la loi de tout Français qui placerait des fonds à l'étranger, des pénalités diverses pouvant aller jusqu'à vingt ans de fer contre quiconque refuserait un assignat ou ne l'accepterait qu'avec perte. La répression était quadruple, comme le danger même de la patrie : contre la Gironde, contre la royauté, contre le capitalisme, et contre l'étranger considéré comme ennemi à l'intérieur autant qu'aux armées. La tradition révolutionnaire d'hospitalité cosmopolite prenait fin. On ferma les barrières de Paris, comme à la veille d'une grande journée révolutionnaire ; et le lendemain, le 2 août, on cerna les théâtres et l'on fit une rafle de plusieurs centaines de jeunes gens, arrêtés comme aristocrates. La politique terroriste qui s'affirmait ainsi émanait du nouveau Comité de salut public. Sous son énergique impulsion, les réformes continuèrent. A la vérité, elles ne furent pas toutes exécutées. Mais, même quand elles restèrent purement verbales, elles servaient à la propagande des principes Montagnards. Elles furent comme le développement et le commentaire de la Constitution : les deux œuvres sont étroitement liées. C'est ainsi que la Convention reprit l'étude interrompue du plan général d'instruction publique (2 juillet) ; qu'elle abolit, sans redevances, ce qui subsistait des droits féodaux : décret capital qui consacre et achève la libération de la terre (17 juillet) ; qu'elle décida que la propriété littéraire, garantie par le dépôt légal de deux exemplaires à la Bibliothèque nationale, durerait pendant toute la vie de l'auteur et dix ans après sa mort (19 juillet) ; qu'elle entreprit la mise en application du système métrique décimal (1er août et décrets consécutifs), complété ensuite par la réforme du calendrier ; qu'elle supprima les anciennes académies (8 août), sans empêcher l'Académie des Sciences, devenue société libre, de continuer ses travaux d'utilité nationale ; que Cambacérès déposa un projet de Code civil (9 août) partiellement discuté à plusieurs reprises ; qu'un crédit de 100 millions fut voté pour la formation de greniers d'abondance dans chaque district (9 août) ; que l'Assemblée déclara au nom de la nation qu'elle indemnisera tous les citoyens des pertes qu'ils ont éprouvées ou qu'ils éprouveront par l'invasion de l'ennemi sur le territoire français, ou par les démolitions ou coupes que la défense commune aura exigées de notre part (14 août), de sorte que le sentiment de la solidarité sociale mettait à la charge de l'État la réparation des dommages de guerre, comme l'État socialisé se substituait au commerce privé pour le service des subsistances ; que Cambon fit décréter l'établissement du Grand Livre de la Dette publique (24 août) ; que l'Observatoire fut réorganisé (31 août), comme l'avait précédemment été le Jardin des Plantes sous le nom de Muséum d'histoire naturelle (10 juin). Et, si longue que soit l'énumération, elle ne mentionne pourtant que les plus notoires des réformes votées par la Convention aussitôt après l'achèvement de la Constitution Montagnarde. II. — L'INSURRECTION FÉDÉRALISTE. LE coup d'État du 2 juin 1793 ne fut accepté sans difficulté que dans une minorité de départements, et d'abord autour de Paris, en Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Oise, Seine-Inférieure, Somme, Ardennes, Marne, Haute-Marne, Aube, Yonne, Loire, Eure-et-Loir. Les députés de la Somme avaient protesté ; l'administration du département fit comme eux, mais, dénoncée par la ville et le club d'Amiens (14 juin), elle se rétracta (19 juin). Dans l'Aisne, la protestation des députés fut approuvée par la société populaire de Saint-Quentin, mais le département, à Laon, resta neutre : Soissons signala l'incivisme de Saint-Quentin et Laon ; les résistances cessèrent, et l'ancien Conventionnel Pottofeux, devenu procureur général syndic du département, fit amende honorable à la Convention (1er juillet). Le département de la Marne, ayant convoqué les délégués des districts, vota une adresse de protestation (16 juin) ; mais deux districts s'indignèrent (Sainte-Menehould et Sézanne) ; le Montagnard Drouet se porta garant du patriotisme de ses électeurs, et la Convention décréta que la Marne avait bien mérité de la patrie (20 juin). Dans l'Yonne, Avallon imposa silence à Auxerre, comme, dans les Ardennes, Sedan à Mézières. A Rouen, on refusa de prendre parti ; dans le Loiret, l'opinion était devenue silencieuse depuis le procès des assassins de Léonard Bourbon ; une demi-douzaine de révocations suffit à mettre fin aux velléités d'opposition en Eure-et-Loir. Partout ailleurs on adhéra sans hésitation ; le département de Seine-et-Marne envoya même une circulaire aux départements voisins pour les engager à suivre son exemple. Le Nord et le Pas-de-Calais se rallièrent vite et unanimement : on y était Montagnard par patriotisme contre l'invasion étrangère. En Lorraine et en Alsace, où le péril extérieur semblait moins imminent, le sentiment de la défense nationale, pourtant très vif, laissa place à l'opposition. Dans la Meurthe, le département, d'accord avec la société populaire et les corps administratifs et judiciaires du district et de la ville de Nancy, organisa un comité local de salut publie (7 juin) et essaya de réunir un congrès alsacien-lorrain. Déjà les Vosges et le Haut-Rhin avaient envoyé des délégués. Mais la Meurthe n'était pas unanime. Sarrebourg s'affirmait Montagnard et Pont-à-Mousson Girondin. Un décret suspendit le département (27 juin) : l'agitation cessa ; la Moselle adhéra à la Convention et la Meuse resta immobile. A Strasbourg, les sections en opposition contre la municipalité et le club envoyèrent Lauth à Paris avec une adresse de protestation que le vieux Conventionnel Montagnard Rütli arrêta au passage, dans l'intérêt de ses compatriotes, de sorte que, ne recevant du Bas-Rhin que des témoignages de dévouement, la Convention décréta que le département avait bien mérité de la patrie (22 juin). Ainsi, les 22 départements d'un seul tenant qui forment le quart de la France au Nord-Est ont adhéré au coup d'État. Ils se continuent vers le Midi par un groupe de 8 départements qui pénètre, en forme de coin, entre le Sud-Ouest et le Sud-Est de la France : le Cher et l'Indre, résolument Montagnards, l'Indre-et-Loire, où le Girondin Carra tenta vainement de soulever des résistances, l'Allier, où l'on ne protesta guère qu'à Gannat et Donjon, la Creuse perdue dans ses montagnes lointaines, la Corrèze, où le Montagnard Brival, ancien procureur général syndic du département, avait grande influence, le Cantal et la Haute-Loire. Bref, la Convention du 2 juin n'a été reconnue, sur le moment, que par une trentaine de départements. Mais tous les autres départements, à quelques exceptions près, résistent. Ils ne comprennent pas ce qui vient d'arriver A Paris. Ils ont été qualifiés de fédéralistes par leurs adversaires, mais ils s'en défendent. Une adresse de l'assemblée générale de l'Aude (20 juin) pose nettement la question : Considérant qu'une fraction liberticide, coalisée avec les autorités constituées de Paris, ne dissimule plus ses desseins et nous trahie à la servitude à travers le sang ; que le crime, même dans le temps de révolution, est toujours crime... ; considérant que, pour éviter jusqu'à l'ombre de fédéralisme, et pour résister à tous ses ennemis, le peuple français doit agir en masse et déclarer en commun sa volonté ; qu'il est impossible que la section de Paris voulût résister au corps de la République ; que du reste l'assemblée distingue Paris de ses tyrans et de la horde de brigands qui l'assiègent.... Ce n'est pas la France qui se sépare de Paris, mais Paris qui se sépare de la France. La scission fédéraliste n'est pas dans les départements, mais à la capitale même. Pour la première fois depuis le commencement de la Révolution, l'impulsion venue de Paris n'est pas acceptée. Il y a désaccord, momentané et profond, entre Paris et la France : Paris qui n'est rien sans la France, la France qui est décapitée quand Paris lui manque. De plus, pour la première fois, le grand parti patriote, qui dans les provinces mène ardemment depuis quatre ans la lutte contre le parti des aristocrates, se scinde. L'insurrection fédéraliste met aux prises patriotes contre patriotes. Le bloc révolutionnaire se brise, et les aristocrates s'insinuent dans tous les intervalles de rupture. Les procédés d'action ont été infiniment divers, et c'est là encore un signe de force et de spontanéité qui concorde avec tout ce qu'on sait par ailleurs de l'activité de la vie politique locale au temps de la Convention. Uniforme, le mouvement aurait été artificiel et superficiel : sa variété est un indice de profondeur. Le premier acte est toujours la réunion d'une assemblée générale extraordinaire. Toutes les combinaisons imaginables ont été mises en pratique. Il suffira d'en indiquer ici les principales. Ou le département se déclare en permanence et agit seul, ou il s'associe tout ou partie des corps constitués au chef-lieu : district, municipalité, corps judiciaires, sections, société populaire ; ou il appelle les délégués des corps constitués de tout le département ; ou enfin, soit seul, soit en accord avec d'autres corps, il convoque les assemblées primaires, qui envoient leurs commissaires au chef-lieu du département. Ce dernier procédé, qui est le plus long mais le plus conforme à la doctrine démocratique révolutionnaire, a été employé de préférence dans quelques départements du Sud-Est — notamment les Hautes et Basses-Alpes, Gard, Haute-Garonne, Isère, Jura, Hérault, Lozère —. Quoi qu'il en soit, une assemblée extraordinaire est donc réunie au chef-lieu du département, qui s'intitule, suivant les cas : assemblée des autorités constituées, assemblée générale des délégués, commissaires ou députés des autorités constituées, assemblée représentative des communes ou des citoyens du département. Après les discours d'usage, suivis souvent d'une prestation de serment, elle lance des proclamations, des adresses, des circulaires, des messages, qu'elle fait parvenir, parfois par messagers spéciaux, dans les départements voisins, à Paris et à la Convention, sinon même dans la France entière ; puis elle institue un comité ou commission de salut public (de sûreté générale dans la Nièvre). Donc, les citoyens vont agir. Les départements qui sont pourvus d'un comité local de salut public sont entrés dans l'insurrection. Le dernier pas est franchi, lorsque l'assemblée générale ou le comité de salut public prennent l'autorité en mains, s'emparent des fonds publics, arrêtent les représentants du pouvoir central — Conventionnels en mission ou commissaires du pouvoir exécutif — et décident de lever une force armée, par réquisition ou enrôlement volontaire de gardes nationaux. Mais on ne compte guère qu'une vingtaine de départements qui se soient munis d'un comité insurrectionnel ou qui aient annoncé le dessein de procéder militairement. L'organisation insurrectionnelle s'achève avec les fédérations interdépartementales. Quand les insurgés en sont arrivés là, le comité régional rend inutile le comité départemental de salut public, et le fédéralisme devient une réalité. Mais il eut à lutter en ordre dispersé contre un adversaire en ordre compact. Cinq foyers principaux d'insurrection s'étaient allumés : dans le Nord-Ouest, en Normandie et en Bretagne, avec Caen pour centre ; dans le bassin de la Garonne au Sud-Ouest avec Bordeaux ; au Sud-Est, sur le littoral méditerranéen, de Montpellier et Nîmes à Marseille et Toulon ; à Lyon, et dans l'Est en Franche-Comté. Or la bande méridionale des départements Montagnards séparait le Nord-Ouest de l'Est et du Sud-Est ; la Vendée royaliste le Nord-Ouest du Sud-Ouest ; les Cévennes royalistes l'Est du Midi et du Sud-Ouest ; de sorte que seuls les groupes du Sud-Est, de Lyon et de l'Est se pouvaient joindre. Le fédéralisme a péri, non seulement parce que le royalisme l'a accaparé quand il en a eu l'occasion, mais parce qu'il l'a empêché de prendre son plein développement. Un petit engagement, de nulle importance militaire, à Pacy-sur-Eure, suffit pour disperser les fédéralistes du Nord-Ouest (13 juillet). Quand la nouvelle en parvint dans le Midi, les 400 Bordelais qui marchaient dans la direction de Paris se dispersèrent d'eux-mêmes (31 juillet), cependant que le général Cadeaux empêchait les Nîmois insurgés de joindre les Marseillais, et qu'en Franche-Comté le représentant Bassal calmait habilement l'effervescence. Mais une double sédition donnait le pouvoir aux contre-révolutionnaires à Lyon (29 mai) et à Toulon (12 juillet). Aux décrets menaçants de la Convention (du 3 et du 12 juillet), les Lyonnais répondirent en guillotinant Chalier, le chef local de la Montagne (16 juillet). Bref, de l'insurrection fédéraliste qui avait failli entraîner près des deux tiers des départements français, il ne restait plus trace, au début du mois d'août, que dans les trois plus grandes villes de province, à Lyon, à Bordeaux, et à Marseille avec Toulon. Mais le mouvement, y avait changé de caractère. Les Girondins étaient supplantés par les royalistes, et l'insurrection tournait à la guerre civile. III. — LA GUERRE CIVILE. IL s'en fallut de peu que le sang ne coulât à Bordeaux, mais les représentants du peuple, Baudot et Ysabeau, d'abord expulsés (24 août), rassemblèrent une petite armée révolutionnaire sous le commandement de Brune et firent bientôt leur rentrée triomphale dans la ville (16 octobre). — A Lyon, le siège commença le 9 août et le bombardement le 22, sous les ordres de Dubois-Crancé puis de Couthon. Dans une sortie désespérée, Précy, le chef des insurgés, réussit à s'enfuir (8 octobre), et, le lendemain, les troupes républicaines firent, sans avoir à combattre, leur entrée à Lyon (9 octobre). — A Toulon, au contraire, l'amiral anglais Hood prenait sans difficulté possession du port et de la ville (29 août), grâce à la complicité et à la trahison des amiraux français Trogoff et Chaussegros. En Vendée, la direction de la guerre civile avait passé aux mains des royalistes. Après la victoire de Fontenay (25 mai), les chefs, réunis en conseil à Châtillon-sur-Sèvre, avisèrent aux moyens de continuer plus méthodiquement la lutte. L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud d'Angers, un des nombreux prêtres qui participaient au soulèvement, parait avoir eu une part prépondérante dans l'organisation nouvelle. Jamais on n'a parlé comme lui d'abondance, raconte Mme de la Rochejaquelein ; il montait en chaire et parlait pendant deux heures, disant d'une voix douce des choses fortes, avec maintes citations latines, et il écrivait aussi bien qu'il parlait. Il était actif, ambitieux, intrigant et fourbe. Le 27 mai, il lança une adresse aux Français : Le signe de la croix de Jésus-Christ et l'étendard royal l'emportent de toutes parts sur les drapeaux sanglants de l'anarchie ; nous connaissons le vœu de la France, il est le nôtre ; c'est de retrouver et de conserver à jamais notre sainte religion catholique apostolique et romaine, c'est d'avoir un roi qui nous serve de père. Trois conseils supérieurs furent institués à Châtillon-sur-Sèvre. L'ecclésiastique et le civil essayèrent de soumettre les pays conquis à un régime contre-révolutionnaire, annulèrent au nom de Dieu, de par le roi, la vente des biens nationaux et préparèrent le rétablissement de la dime. Le militaire désigna un généralissime (12 juin) pour la Grande Armée : il avait une prédilection pour les termes sonores. Son choix fut dicté vraisemblablement par Bernier, peut-être avec l'appui de Lescure, un ancien marquis, capitaine et émigré, âgé de vingt-sept ans, froid, instruit, entêté et dévot, le Saint du Poitou. Il se porta sur Cathelineau, qu'on a surnommé plus tard, et non sans quelque raison, le Saint de l'Anjou. C'était un homme jeune (trente-quatre ans), marié, père de famille, de condition modeste, tisserand et colporteur, chantre à l'église de sa paroisse, et son curé, Cantiteau, lui a donné ce témoignage qu'il n'oubliait point les égards que devaient attendre de lui MM. les officiers de naissance et de fortune supérieure à la sienne ; humble et courageux, brave et pieux, il passait de longues heures en prières, et les paysans, qui l'admiraient et l'aimaient, le croyaient invulnérable aux balles ; mais, comme généralissime, il resta toujours subordonné au conseil supérieur militaire. De même, dans les divisions, l'autorité des chefs sur les soldats, écrit Clemanceau, était à peu près nulle, et la volonté des soldais était la loi des généraux. Ni les chefs, ni les combattants n'avaient d'insigne distinctif. Quelques-uns cousaient sur leur habit un sacré-cœur en laine rouge, ou ornaient leurs chapeaux de cocardes blanches, vertes, rouges, de feuillages, de papiers multicolores, de plumes, de rubans. La plupart étaient munis du chapelet, au cou, à la boutonnière, en sautoir. Ils portaient la veste ronde du paysan, grise ou bleue, en drap tissé dans le pays, leurs cartouches en poche ; la culotte ample et courte, avec guêtres, bottes ou sabots ; autour de la taille, une longue ceinture plusieurs fois enroulée, en coton de couleur vive, dans laquelle ils plaçaient leurs pistolets, quand ils en avaient ; sur la tête un mouchoir de Cholet, avec le bonnet de laine, ou le vaste rabalet, chapeau de feutre qui atteignait jusqu'à deux pieds de diamètre et dont ils relevaient l'aile droite pour placer la cocarde et viser plus commodément ; sur le dos, un havresac. Au commencement, les Vendéens n'avaient d'autres armes que leurs fusils de chasse et leurs instruments de travail transformés pour la guerre : piques, ou bâtons munis de pointe de fer ; triques à riboules, sorte de massues noueuses garnies de clous ; dails ou faux emmanchées à l'envers ; fourches aiguisées, couteaux de sabotiers, haches ; mais ils s'approvisionnèrent bientôt d'armes sur les bleus. Leur manière spontanée de combattre est devenue célèbre. D'ordinaire, ils étaient plus nombreux que les bleus, et ils attaquaient en masse, mais prudemment. Quand ils arrivaient à proximité de l'ennemi, ils se dispersaient en éventail, dissimulés dans les sentes, les ravins, et derrière les haies, les plus hardis en avant, les chefs confondus avec les soldats : Égaillez-vous, les gars ! Si le canon tirait, on attendait la décharge ventre à terre. Et, brusquement, l'ennemi se trouvait fusillé de partout, par des tirailleurs invisibles et prochains. Alors, s'il donnait des signes de défaillance, c'était l'assaut à grands cris, le corps à corps, l'artillerie conquise comme à l'abordage ; si au contraire il tenait ferme, les Vendéens s'éparpillaient, et si vite que leurs cavaliers avaient grand'peine à les suivre. Ils connaissaient les moindres détours de tous les chemins creux, et la fuite leur était peu coûteuse, alors qu'elle tournait parfois au désastre pour les bleus, tant elle leur était meurtrière. Enfin, vainqueurs ou vaincus, les Vendéens se dispersaient. Jamais ils ne consentirent à rester sous les armes plus de quelques jours : ils voulaient rentrer chez eux, cultiver leurs champs, soigner leurs bêtes. Quand une ville était prise, les chefs nommaient un gouverneur, qui ne pouvait rester, faute de troupes. Ainsi, la révolte était permanente et la guerre intermittente. Comme l'écrivait Biron au Comité de salut public, le 31 mai, les rebelles ne doivent absolument leur force et leur existence qu'à l'épouvantable confusion qui n'a cessé d'accompagner les mesures incohérentes et insuffisantes qu'on a toujours prises partiellement contre eux. Biron commandait l'armée des Côtes maritimes, instituée par arrêté du 25 et décret du 30 avril, et subdivisée en trois armées : les Côtes de la Rochelle, avec Biron lui-même, les Côtes de Brest avec Caudaux à Nantes, et les Côtes de Cherbourg avec Wimpffen. Les troupes furent sans trop de retard en nombre suffisant, encore qu'on ne puisse donner de chiffres sûrs : quelques éléments disparates de l'ancienne armée, dont un régiment de dragons ; des corps francs, comme le bataillon des Vainqueurs de la Bastille, passé dans la gendarmerie, avec l'ancien orfèvre Rossignol, la légion des Chasseurs du Nord, avec Westermann, un robuste Alsacien merveilleux de bravoure et de ténacité, la Légion germanique où servaient Augereau et Marceau ; les bataillons formés à la suite de la levée générale de 300.000 hommes, ou, dans les départements voisins, spécialement contre les brigands ; les bataillons parisiens de même origine ; et enfin, en exécution de l'arrêté du 4 et du décret du 9 mai, des soldats prélevés sur les troupes du front à raison de 54 par bataillon, remplacés en ligne par un chiffre égal de recrues des 300.000 hommes et organisés en formations spéciales à Orléans. Mais l'armée était composite, et de valeur fort inégale. Les bataillons des départements étaient pleins de zèle patriotique, mais sans instruction, parfois même sans équipement. Les hommes des légions franches pouvaient se battre courageusement, mais ils étaient indisciplinés et pillards. Et les bataillons qui arrivaient de Paris donnaient l'exemple de l'insubordination la plus effrénée, écrivait Mercier du Rocher. Ils étaient composés de tout ce que cette ville renfermait de plus impur ; c'étaient des hommes qui s'étaient vendus 500 francs et que les sections avaient armés et équipés. Ils prouvèrent par leur conduite que les hommes achetés ne valent rien pour la guerre. Les troupes de la formation d'Orléans, contaminées par l'exemple et mal façonnées par Hesse, ci-devant prince allemand, ne valaient pas mieux. Des représentants en trop grand nombre augmentaient le désordre en voulant intervenir partout. Le chiffre réglementaire de quatre par armée était plus que triplé aux Côtes de la Rochelle. De plus, le Conseil exécutif provisoire avait institué (le 6 mai) des commissaires chargés de lui envoyer des rapports sur l'esprit public dans les départements, mais dans l'Ouest ces commissaires, chargés en outre de missions spéciales, notamment pour les subsistances, ne se bornèrent pas au rôle d'observateurs. Ils jouèrent aux représentants du peuple, comme les représentants jouaient aux généraux : tels furent Ronsin, un des collaborateurs de Bouchotte à la Guerre, Momoro, ancien imprimeur, Hazard, ancien prêtre, qui tous affectaient les opinions les plus avancées. Ronsin avait amené avec lui quelques amis : Grammont, ancien acteur, et Tuncq, fils d'ouvrier, un aventurier qui sous l'ancien régime se parait du titre de baron et de la particule, qui furent l'un et l'autre promus généraux. Au milieu de mai, les représentants en mission à l'armée des Côtes de la Rochelle et dans la région, Choudieu, Bourbotte, Tallien, les deux Goupilleau, le Girondin Carra qui se lança dans le mouvement fédéraliste et se brouilla avec ses collègues, Julien de Toulouse qui spéculait sur les fournitures d'autres encore, une vingtaine au total, s'établirent à Saumur avec les commissaires du pouvoir exécutif et leur séquelle, et y organisèrent une manière de quartier général. Un officier sans emploi que Carra avait amené avec lui de Paris faisait fonction de chef d'état-major : c'était Berthier, mais sans Napoléon. La cour de Saumur (ainsi que la baptisa Philippeaux) fut le rendez-vous des roués de la Révolution, comme disait Mercier du Rocher, ou des exagérés à moustaches, suivant l'expression de Camille Desmoulins ; elle donna le spectacle de l'Hébertisme en libre épanouissement : Je voyais avec peine une armée de dix mille hommes à Saumur qui restait dans la plus grande torpeur, écrit Mercier du Hocher. Les rues étaient couvertes d'aides de camp qui tramaient de grands sabres et portaient de longues moustaches, de commissaires du pouvoir exécutif qui prêchaient l'anarchie et la loi agraire, le meurtre et l'assassinat.... Je voyais des histrions transformés en généraux, des joueurs de gobelets, des escamoteurs traînant après eux les catins les plus dégoûtantes, occuper des grades clans l'armée ou des emplois dans les vivres, les fourrages et les charrois, et ces insectes corrupteurs avaient encore l'insolence de se dire républicains. Peut-être le Comité de salut public avait-il alors une velléité de politique conciliante à l'égard des Vendéens, et peut-être l'initiative en revient-elle à Danton. L'instruction du 7 mai aux représentants en mission (complétée par le décret du 10 et la proclamation du 26) porte qu'ils devaient concourir de tout leur pouvoir à éclairer des citoyens égarés, à dissiper des rebelles, à faire punir des brigands, des chefs de révoltés, et à rendre à la patrie des citoyens que la séduction, l'ignorance et les préjugés en ont séparés. Mais lorsque Biron, en route pour prendre possession de son commandement, demanda des instructions (20 mai), et s'il était autorisé à négocier, il ne reçut pas de réponse précise ; et lorsqu'il se présenta à Saumur (4 juin), on ne lui parla que de guerre d'extermination, et on lui soumit un plan (élaboré le 27 mai), d'ailleurs irréalisable et mal conçu. Biron alla s'établir à Niort (9 juin). Le jour même où il y arrivait, Saumur était pris par les Vendéens : le conseil de Châtillon avait ordonné le rassemblement de la Grande Armée, et brusquement l'avalanche des paysans-soldats, emportant ou immobilisant les forces de défense avancée à Vihiers, Doué, Martigné, s'abattait sur la cour révolutionnaire qui s'enfuit en débandade. Le lendemain (10 juin), les brigands campaient sur la rive droite de la Loire. Les chefs tinrent conseil. Stofflet proposa hardiment de marcher sur Paris : la route était ouverte, la défense nulle, et les circonstances politiques favorables. La Vendée, qui poignarda la République dans le dos, eut en ce moment le poignard levé sur le cœur même de la patrie. Mais La Rochejaquelein fut seul à soutenir Stofflet : Tous les autres chefs firent des objections, et le généralissime Cathelineau adopta leur avis. Il fut décidé de descendre la Loire sur la rive droite, pour soulever la Bretagne. On entra à Angers, on poussa jusqu'à Nantes. Sur l'autre rive Charette avait consenti à mobiliser ses bandes. On attaqua la ville que les généraux Canclaux et Beysser avec ce qu'ils avaient de troupes, le maire Baco et les gardes nationales défendirent vigoureusement. L'assaut échoua (29 juin). Cathelineau fut blessé mortellement, et la Grande Armée se dispersa aussi soudainement qu'elle s'était formée. Pendant trois mois, la guerre traîna, sans résultats décisifs. Les blancs et les bleus échouaient également dans toutes leurs offensives, mais la révolte persistait, avec une désorganisation semblable dans l'un et l'autre camp. La cour de Saumur, rapidement reconstituée, sévissait plus que jamais. Rossignol déclara qu'il n'obéirait pas à Biron parce qu'il était un ci-devant. Biron offrit sa démission ; il fut destitué (11 juillet), incarcéré, plus tard exécuté (30 décembre), et Rossignol lui succéda. Chez les blancs, Elbée, profitant de l'absence de quelques chefs, se fit élire généralissime à la place de Cathelineau (19 juillet) ; ni Bonchamps, ni Charette, qui convoitaient le titre, ne le lui pardonnèrent, et on lui adjoignit Stofflet comme major général. Les Vendéens prenaient goût au pillage, et les Républicains se démoralisaient de plus en plus aux rodomontades militaristes des Saumurois. Les Montagnards honnêtes s'en indignaient. L'armée est mal commandée, écrivait Cavaignac (4 août) ; ses chefs en général sont des sots, des ivrognes et des fripons ; et Philippeaux, dans son rapport au Comité de salut public (31 juillet), disait des Vendéens : Ceux-ci nous font une guerre de sans-culottes, et nous en faisons une de sybarites. Tout le faste de l'ancien régime est dans nos bataillons. Chaque général est une espèce de satrape ; les soldats sont encouragés au pillage et aux excès de tous genres. Ils déshonorent la République et rendent notre cause odieuse.... La plupart des généraux, loin de réprimer ces attentats, en donnent l'exemple, et quiconque a une place lucrative dans l'armée veut la perpétuer pour maintenir sa puissance. A quoi Choudieu répondit plus tard, de Saumur, au Comité de salut public : Je demande que la conduite de Philippeaux soit examinée, et j'offre de prouver que, s'il n'est pas fou, il est au moins suspect. Le décret du 1er août, rendu sur le rapport de Barère au nom du Comité de salut public, essaya de rétablir la discipline, et indiqua la manière dont la Convention entendait la conduite de la guerre : Les forêts seront abattues, les repaires des bandits seront détruits, les récoltes seront coupées pour être portées sur les derrières de l'armée et les bestiaux seront saisis. Les femmes, les enfants el les vieillards seront conduits dans l'intérieur ; il sera pourvu à leur subsistance et à leur sûreté avec tous les égards dus à l'humanité. Une grande expédition devait terminer la guerre avec le concours de la garnison de Mayence devenue disponible par la capitulation : 15.000 hommes d'excellentes troupes, avec Aubert-Dubayet, Kléber et les représentants Reubell et Merlin (de Thionville). Ainsi les Républicains allaient être puissamment renforcés. De leur côté, les Vendéens recevaient Tinténiac, un émigré venu d'Angleterre au nom du gouvernement britannique, et, pour la première fois depuis qu'ils avaient pris les armes, ils eurent le sentiment de ne plus rester isolés. Le transfert des Mayençais dura un mois. Après un long et orageux conseil de guerre à Saumur entre 11 députés et 11 généraux (2 septembre), ils furent dirigés sur Nantes, auprès de Canclaux. Kléber pénétra en Basse-Vendée, poussant Charette devant lui. Mais Charette obliqua à droite, rejoignant la Grande Armée mobilisée à son secours, et Kléber, accablé sous le nombre, fut battu à Torfou (19 septembre) ; une offensive de diversion mal combinée par Ronsin et Santerre en avant de Saumur échouait à Coron (18 septembre). Entre Saumur et Nantes, les rapports furent aussi mauvais qu'au temps de Biron entre Saumur et Niort. Quant aux brigands, ils se moquèrent de l'armée de fayence ; mais, suivant l'usage, leur rassemblement se dispersa. Il fallait en finir. On commença par révoquer Canclaux et Aubert-Dubayet. Dans un rapport nerveux, pressant, et, somme toute, exact, Barère disait à la Convention (1er octobre) : La Vendée et encore la Vendée ! Voilà le chancre politique qui dévore le cœur de la République. C'est là qu'il faut frapper ! C'est là qu'il faut frapper d'ici au 20 octobre, avant l'hiver, avant l'impraticabilité des routes, avant que les brigands trouvent l'impunité dans le climat et dans la saison. D'un coup d'œil vaste, rapide, le Comité a vu dans ce peu de mots tous les vices de la Vendée : trop de représentants, trop de généraux, trop de division morale, trop de divisions militaires, trop d'indiscipline dans les succès, trop de faux rapports dans le récit des événements, trop d'avidité, trop d'amour de l'argent et de la durée de la guerre dans une grande partie des chefs et des administrateurs. Voilà les maux. Voici les remèdes. Et le décret du 1er octobre sépara la Loire-Inférieure de l'armée des Côtes de Brest pour la réunir à l'armée des Côtes de la Rochelle devenue armée de l'Ouest sous le commandement de Léchelle. Puis, quatre colonnes, resserrant rapidement leur étreinte, pénétrèrent simultanément en Vendée par Saumur sur Thouars et Châtillon où Westermann entrait le 9 octobre, par Fontenay sur Bressuire et Châtillon, par Nantes sur Clisson et Tiffauges avec Kléber, par les Sables et Luçon sur Mortagne, et battirent tous les chefs vendéens réunis à Cholet (17 octobre) : seul Charette avait réussi à échapper sur Noirmoutiers. Elbée, Bonchamps, Lescure et, quelques jours plus tard, Royrand furent tués ou blessés. Près de 40.000 combattants vendéens, suivis d'autant de femmes et d'enfants qui fuyaient les bleus, se replièrent en désordre sur Florent-le-Vieil, au nord de la Loire, et commencèrent à traverser le fleuve (18 octobre). Dans la foule se trouvaient 4 ou 5.000 prisonniers et otages républicains. Marigny commençait à les massacrer avec son artillerie lorsque Bonchamps s'interposa, soutenu par Lescure et par les habitants du bourg, qui craignaient les représailles des bleus dont l'arrivée était imminente. Les prisonniers furent laissés sur la rive, le passage s'acheva et, conformément à la volonté du Comité de salut public, il ne resta plus de brigands en Vendée à la date indiquée du 20 octobre. IV. — LA DÉFENSE NATIONALE. L'ARMISTICE conclu par Mack au nom de Cobourg avec Dumouriez fut ratifié à Vienne par l'empereur François le 9 avril 1793 et rompu le 10. Ainsi, la perfidie de Thugut spéculait sur la trahison du général français. En arrêtant ses armées, l'Autriche semblait renoncer à toute conquête territoriale, à la condition que Dumouriez rétablit la monarchie ; elle se donnait l'allure de ne faire qu'une guerre de principes ; mais en reprenant aussitôt les hostilités, au moment où elle supposait que Dumouriez procédait à Paris à la restauration et provoquait ainsi une crise intérieure qui paralyserait la défense nationale, elle espérait prendre à bon marché des gages qu'elle conserverait à la paix comme prix de ses bons offices. Mais le calcul se trouva faux : Dumouriez échoua. Il s'était trompé et il avait trompé. Il n'était pas seulement méprisable, mais punissable. On songea à l'incarcérer. On n'y renonça que par crainte de décourager les autres généraux français qui seraient tentés de suivre son exemple. Déjà Dampierre, son successeur, et les députés qui l'accompagnaient (notamment Briez et Dubois-Dubais) faisaient des ouvertures pour la prolongation de l'armistice, tandis que Custine coquetait avec les Prussiens. Mais, plus que jamais, la coalition était décidée au démembrement de la France. Quand (le 8 avril) les représentants de l'Autriche, de la Prusse, de l'Angleterre et de la Hollande se réunirent en conférence à Anvers et qu'ils apprirent les conditions faites par Mack à Dumouriez, ils protestèrent ; et, sans même connaître la manière dont Thugut allait jouer de l'armistice contre la France, le duc d'York, chef de l'armée anglaise, et Auckland, l'ambassadeur britannique en Hollande, obtinrent de Cobourg qu'il proclamât la continuation de la guerre. L'entente entre Vienne et Londres était faite de la similitude des ambitions aux dépens de l'adversaire commun. De même que Mack avait négocié avec Dumouriez, Grenville se proposait d'entrer en relation avec tous les ennemis intérieurs du gouvernement français, quels qu'ils fussent, et sans même leur demander de garantie royaliste. Nous ne soutenons aucun parti, mandait-il à Stadion, l'ambassadeur impérial à Londres (21 mai), mais nous croyons devoir nous tenir près de tous et leur donner des espérances qui ne nous engagent à rien, pour entretenir et fomenter les troubles intérieurs qui font une puissante diversion à la guerre. Un publiciste tory, qui signait Playfair, publiait à Londres un projet de diminuer la France pour sa paix intérieure et la tranquillité de l'Europe. Il calculait que, la guerre ayant déjà coûté plus de deux milliards aux coalisés, la France était tenue à compensation et aurait à céder tout ce qui dépasserait un tracé tiré d'Abbeville à Belfort, le cours du Rhône sur la rive gauche et la ligne de la Garonne prolongée jusqu'à la Méditerranée. En échange, les coalisés s'abstiendraient de lui demander le payement d'une indemnité de guerre. Les libéraux critiquèrent le projet Playfair, mais d'autres plans de partage circulaient, et Grenville ne les désavouait pas. Il conclut un traité d'alliance offensive et défensive avec l'Espagne (25 mai), et promit son concours à Naples (24 août), qui expulsa aussitôt le ministre français Mackan (28 août). Ainsi, la coalition s'élargissait, alors que la France restait isolée. Pourtant Lebrun, le ministre des Affaires étrangères, travaillait de son mieux. Peut-être, avant la Révolution, ses petites manœuvres auraient-elles donné quelques résultats. Les bureaux du ministère pratiquaient consciencieusement la diplomatie d'ancien régime, comme si rien n'était changé en Europe, et leur esprit retardataire contrastait avec les allures outrancières du ministère de la Guerre, où tous les commis s'affichaient comme les révolutionnaires les plus exaltés. Le Conseil exécutif provisoire ne détenait pas le pouvoir gouvernemental, mais les ministres n'étaient pas dépourvus de toute initiative, surtout s'ils étaient cautionnés au Comité de salut public. Danton avait pris goût au travail de Lebrun. Ces combinaisons subtiles, secrètes et tortueuses, par lesquelles l'on restait en contact avec l'ennemi sinon même avec les royalistes, et qui pouvaient ménager la paix tout en poursuivant la guerre, l'intéressaient. Il ne jugeait pas inévitable que la France eût à lutter contre toute l'Europe, et il croyait possible de dissocier la coalition, d'abord par la Prusse, puis par l'Angleterre. Pitt, le chef du gouvernement, n'était-il pas souvent en désaccord avec Grenville, et Fox, le chef de l'opposition, ne demandait-il pas la paix avec la France ? D'obscurs agents secrets pratiquèrent de mystérieuses menées. Hérault, délégué comme Danton par le Comité de salut public à la direction des Affaires étrangères, eut, lui aussi, sa diplomatie, mais pour peu de temps. Lorsque Lebrun fut décrété d'arrestation, avec les Girondins, au coup d'État du 2 juin, il continua ses fonctions pendant quelques jours, et Danton contribua à l'élection de Deforgues, son successeur. Il l'avait employé autrefois comme clerc, et fait nommer dans les bureaux de la Commune, puis de la Guerre et du Comité de salut public. Au reste, les négociations commencées par Lebrun avant l'entrée de Danton au Comité, et poursuivies par Deforgues après que son patron en fût sorti, ne pouvaient qu'échouer, car les coalisés étaient d'autant plus intransigeants et les neutres plus mal disposés que la défaite de la France paraissait imminente. La Porte refusa de reconnaître comme ministre Descorches quand il arriva à Constantinople (8 juin), et Venise affecta la même attitude discourtoise à l'égard de Noël (9 juin). A Paris, Staël montrait au contraire tant de bonne volonté, que le Comité de salut public, après en avoir délibéré (1e' mai), se fit autoriser par décret (3 mai) à indemniser les alliés de la République des armements et dépenses qu'ils feront pour seconder le développement de ses forces contre ses ennemis, et Lebrun conclut avec Staël un traité d'alliance défensive et de subside (16 mai), que le gouvernement suédois, informé des premiers pourparlers, repoussait par avance (23 avril). Après le coup d'État, Staël quitta Paris ; mais Lebrun et Deforgues restèrent en relations avec lui. Ils s'imaginaient que l'alliance avec la Suède se développerait par l'accession du Danemark ; Stockholm au contraire s'excusait auprès des cours étrangères, laissant entendre que la négociation n'avait d'autre but que de sauver la famille royale. Finalement la Suède confirma sa neutralité, dont personne ne doutait (3 septembre) : la conversation prit fin. — Elle fut plus brève encore avec la Prusse, dont Lebrun mandait à Custine (20 avril) qu'elle était l'alliée naturelle de la France. Après l'avance de Custine au quartier général prussien, on fit agir Esebeck, un ministre bipontin alors prisonnier à Metz, qui reçut la visite de Luxburg, un chambellan de Frédéric-Guillaume ; mais le duc de Deux-Ponts, pressenti comme intermédiaire, refusa (28 août). — Avec l'Angleterre, échec semblable. Un certain Matthews, venu de Londres à Paris (en mars) et introduit par Maret auprès de Lebrun, fut chargé d'une lettre (2 avril) à laquelle Grenville répondit d'un style hautain, Lebrun en convint lui-même, en réclamant une juste satisfaction, sûreté et indemnisation (18 mai). Mais il avait répondu ; on pouvait donc continuer la correspondance. Des délégués, chargés de négocier un cartel pour l'échange des prisonniers de guerre, se présenteraient au quartier général anglais. Un décret fut voté sur les conditions du cartel (25 mai), et Lebrun, qui par prudence se fit approuver au Conseil exécutif et au Comité (9 juin), désigna ses négociateurs. Le plus connu, Forster, de Mayence, venait de lui suggérer une alliance avec Tipo-Sahib comme moyen de lutte contre l'Angleterre (10 juin) ; néanmoins il partit pour sonder les dispositions du gouvernement anglais et faciliter des ouvertures propres à ramener la paix entre les deux peuples : il était tout ensemble patriote allemand, agent français, ami et ennemi de l'Angleterre. Mais le quartier général britannique dédaigna de lui accorder audience. Matthews, à Paris, avait demandé 300.000 francs pour prix de ses bons offices ; le Comité de salut public le fit mettre en prison (6 septembre). — Avec l'Autriche enfin, l'entreprise tourna mal. Dans leurs pourparlers d'armistice, Dampierre et les députés qui l'assistaient avaient laissé entendre à mots couverts que la France accepterait l'échange de la reine et du dauphin contre le ministre Beurnonville et les représentants livrés par Dumouriez (8 et 13 avril). Les Autrichiens laissèrent croire qu'ils y consentiraient, sur quoi Semonville, nommé de nouveau ambassadeur à Constantinople, fut chargé de passer par Florence en rejoignant son poste, et de s'y arrêter. Sa mission, approuvée par le Comité de salut public (19 mai), était de mesurer ses démarches et sa conduite de manière à inspirer de la jalousie et des inquiétudes aux puissances alliées et surtout à la Prusse, tout en déclarant que la République n'avait que la guerre à traiter avec la maison d'Autriche en Allemagne. Il s'agissait de faire croire à la Prusse que la France et l'Autriche allaient s'entendre : évidemment, par crainte d'un tel rapprochement, la Prusse allait se jeter dans les bras de la France, et, quant à l'Autriche, la France, tout en persévérant dans la guerre, offrait la concession la plus importante au point de vue dynastique, et qui n'était rien de moins que le salut de la reine et du dauphin. Bien plus, Maret, nommé ministre à Naples, fut chargé de transmettre confidentiellement des propositions semblables (18 juin). Les deux diplomates partirent ensemble. Thugut, qui connaissait pertinemment le but de leur mission, les fit enlever pendant qu'ils traversaient le territoire neutre des Grisons (24 juillet), et incarcérer. Peu lui importait le sort de la reine, pourvu que la guerre continuât. Autant la diplomatie secrète de Lebrun et Deforgues était maladroite, compliquée, et prêtait au soupçon, si bien intentionnée qu'elle fût, par certains de ses procédés ou de ses instruments, autant les déclarations publiques de la Convention sur la guerre ont été nettes et de plus en plus péremptoires, surtout après le renouvellement du Comité de salut public. La correspondance de Dampierre, Briez, Dubois-Crancé et des autres députés à l'armée du Nord avec les Autrichiens pour la prolongation de l'armistice, telle que Lebrun la transmit à la Convention (13 et 15 avril), montrait que Cobourg avait eu l'insolence de mettre en doute la forme de gouvernement que s'était donnée la France. Dans un décret en trois parties, dont la première est due à Danton, la deuxième à Robespierre, la troisième à Delacroix, l'ami de Danton, et au Girondin Ducos, l'Assemblée déclara (13 avril) : QU'elle ne s'immiscera, en aucune manière, dans le gouvernement des autres puissances ; qu'elle s'ensevelira plutôt sous ses propres ruines que de souffrir qu'aucune puissance s'immisce dans le régime intérieur de la République menaçant de la peine de mort quiconque proposerait de négocier ou de traiter avec des puissances ennemies qui n'auraient pas préalablement reconnu solennellement l'indépendance de la nation française, sa souveraineté, l'indivisibilité et l'unité de la République fondée sur la liberté et l'égalité ; enfin qu'elle n'entend pas toucher aux droits des pays réunis à la République française et que jamais elle ne les abandonnera aux tyrans avec lesquels elle est en guerre, car les contrées réunies font partie intégrante de la République. En d'autres termes, la Convention maintenait la position qu'elle avait précédemment prise. Ayant déduit du principe de la guerre de propagande la doctrine des limites naturelles, elle la formulait à nouveau de la manière la plus énergique, puisque les réunions déjà votées poussaient la frontière jusqu'au Rhin et aux Alpes. La formule nouvelle fut reprise, presque textuellement, dans la Constitution du 24 juin, mais avec une allusion qui se rapportait plutôt à la propagande qu'aux limites naturelles, et non plus, comme dans le décret du 13 avril, aux limites naturelles plutôt qu'à la propagande : variations de détail qui ne modifiaient en rien le fond immuable. Le texte constitutionnel portait que le peuple français est l'ami et l'allié naturel des peuples libres, qu'il ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations et qu'il ne souffre pas que celles-ci s'immiscent dans le sien. La Convention Montagnarde réprouvait la guerre d'agression et de conquête, mais non l'alliance de principe avec les nations libérées comme la France des servitudes tyranniques ; elle condamnait la guerre d'intervention, mais non l'expansion de l'affranchissement révolutionnaire. Lorsque ces articles vinrent en discussion, Grégoire
proposa une déclaration du droit des gens où
l'on trouve, en germe, l'idée de la société des nations : les peuples ont pour lien la morale universelle ;
ils sont respectivement indépendants et souverains,
quel que soit le nombre des individus qui les composent ; ce qu'un homme doit à un homme, un peuple le doit aux
autres peuples ; les peuples doivent en paix
se faire le plus de bien, et en guerre le moins de mal possible ; l'intérêt particulier d'un peuple est subordonné à
l'intérêt général de la famille humaine. La Convention passa à l'ordre
du jour, sur la remarque de Barère qu'elle n'avait pas à s'extravaser en opinions philanthropiques, et, tandis
que Grégoire proposait que les peuples qui sont en
guerre doivent laisser un libre cours aux négociations propres à donner la
paix, elle déclara au contraire que le peuple
français ne fait point de paix avec un ennemi qui occupe son territoire.
— Vous flattez-vous d'être toujours victorieux,
demanda le Girondin Mercier, avez-vous fait un
traité avec la victoire ? — Nous en avons
fait un avec la mort ! répliqua Barère, et Robespierre : Je n'aurais jamais cru qu'un représentant du peuple
français osât proférer ici une maxime d'esclavage et de lâcheté. Peu après, la saisie d'une correspondance clandestine révéla, même si elle n'est pas authentique dans toutes ses parties, que le cabinet britannique mettait à exécution le programme dont Grenville avait fait part à Stadion, qu'il entretenait partout en France des espions et des agents secrets pour allumer des incendies dans les établissements militaires, discréditer les assignats, hausser les prix, fausser le cours du change et commettre une foule d'autres méfaits : Voilà donc la guerre civile préparée par les Anglais, alimentée par les Anglais, soudoyée par les Anglais !, s'écria Barère au nom du Comité de salut public (1er août). Et la Convention, complétant ses déclarations antérieures, en vint à définir la guerre intégrale à outrance, non plus seulement la guerre au front contre les soldats ennemis, mais la guerre à l'intérieur contre les civils ou sujets ennemis établis en France, la guerre commerciale superposée à la guerre militaire. De là, d'abord, le décret du 1er août qui dénonce au nom de l'humanité outragée à tous les peuples, et même au peuple anglais, la conduite lâche, perfide et atroce du gouvernement britannique, qui soudoie l'assassinat, le poison, l'incendie et tous les crimes pour le triomphe de la tyrannie et pour l'anéantissement des droits de l'homme. Garnier de Saintes alla jusqu'à proposer de déclarer Pitt l'ennemi du genre humain et d'autoriser toute personne à l'assassiner ; sur la proposition de Couthon, la Convention vota seulement la première partie de la motion (7 août) : elle refusa de faire sienne la théorie de l'assassinat politique. De là encore, les mesures prises contre les étrangers en France, du 1er août jusqu'à la loi des suspects (17 septembre), l'arrestation de tous les sujets des puissances ennemies (6 septembre) et spécialement des Anglais (9 octobre), la saisie et la mise sous séquestre des biens possédés par les Espagnols et les Anglais en France (16 août, 10 octobre). De là aussi l'acte français de navigation, imité de la République anglaise d'autrefois, qui supprimait le cabotage étranger dans les ports français et interdisait l'entrée à tout badinent non construit ou dûment possédé et monté, soit par des Français, soit par les ressortissants du pays dont les marchandises importées étaient originaires (21 septembre) : C'est le 21 septembre 1792 que la Convention a proclamé la liberté de la France, ou plutôt la liberté de l'Europe, disait Barère dans son rapport au nom du Comité de salut public, c'est à pareil jour, le 21 septembre 1793, que la Convention doit proclamer la liberté du commerce, ou plutôt la liberté des mers. De là, enfin, le décret qui proscrit, sous peine de vingt ans de fer, toutes marchandises fabriquées ou manufacturées en Angleterre, en Écosse, en Irlande et dans tous les pays soumis au gouvernement britannique (9 octobre). La Convention parlait haut et ferme : elle parlait au nom de la nation patriote, qui avait la ferme volonté de sauvegarder la France avec la Révolution. Le déchirement des partis, l'insurrection fédéraliste, les exagérations des outranciers, la guerre civile et la proximité des frontières ont pu modifier dans la forme, atténuer ou renforcer le sentiment collectif qui animait alors les Français, mais le sentiment persistait, vivant, profond, invincible, s'exaspérant aux difficultés et grandissant à la hauteur des obstacles qui s'accumulaient. A la coalition des appétits ennemis, qui était d'autant plus solide et redoutable qu'elle se croyait assurée du triomphe prochain, la Convention répondait par la guerre sans merci jusqu'à la victoire. Bien plus : l'initiative populaire lui imposait, comme on le verra bientôt, la levée en masse du 23 août 1793, qui mobilisait tous les citoyens pour la défense nationale, mais qui allait avoir d'abord pour effet, tous les hommes de gouvernement le prévoyaient, d'augmenter encore la désorganisation de l'armée. La levée de 300.000 hommes avait été décidée, six mois auparavant, pour combler les vides causés par le départ des volontaires qui revenaient chez eux leur engagement fini et l'invasion repoussée. Elle était largement suffisante pour maintenir l'armée sur le pied d'un demi-million d'hommes, et elle ne donna son plein rendement que dans le courant de l'été. De juin à juillet, l'effectif total passa de 471.290 à 645.195 hommes. Brusquement, tous les jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans étaient mobilisés : la levée en masse appela sous les drapeaux, avec les bourgeois qui ne s'étaient pas enrôlés volontairement ou s'étaient fait remplacer, tous les gens du peuple ; elle était égalitaire et démocratique. Les réquisitionnaires ou carmagnoles d'août 1793 représentent à eux seuls un contingent qui dépasse au moins du quart le total de toutes les précédentes levées : volontaires de 1791, fédérés de 1792, et appelés de février 1793. L'armée française allait donc compter plus d'un million d'hommes. L'opération commença sans retard : dès le 26 août et jours suivants, le Comité de salut public envoyait pour la diriger une vingtaine de députés dans prés de trente départements ; mais elle se prolongea jusqu'au printemps de 1794. On sait combien l'appel de février 1793 avait provoqué de résistances : la guerre de Vendée en est issue. La levée en masse s'exécuta au contraire partout dans le plus grand ordre. Elle était, il est vrai, administrativement plus simple, puisque aucune incertitude n'était possible sur le mode de désignation, et le choix du district, de préférence au département ou à la commune, pour le rassemblement des réquisitionnaires contribua au succès. Les menaces terroristes, et particulièrement la loi des suspects, ne furent pas sans action. Mais surtout, l'opinion se déclarait satisfaite. Cette immense levée, a pu dire Barère, s'est faite en chantant l'hymne de la liberté. Les réquisitionnaires ne sont pas des volontaires, mais ils sont presque tous partis volontairement. Groupés en bataillons spéciaux, ils furent mis (par décret du 27 septembre) à la disposition du ministre de la Guerre et affectés au service des places. Dès lors, l'armée française se trouva composée de trois éléments distincts et d'origine différente : les anciennes troupes de ligne, les volontaires, fédérés et appelés de 1791 à février 1793, et les réquisitionnaires de la levée en masse. L'amalgame, décidé en principe depuis longtemps, réalisé déjà en partie entre les soldats et les volontaires (avec les fédérés et les appelés), par quelques mesures de détail destinées à unifier le costume, la discipline, l'équipement, la solde, les pensions et allocations et la comptabilité, fut décrété le 12 août : l'infanterie devait être composée à l'avenir de demi-brigades formées d'un bataillon de ligne et de deux bataillons de volontaires. Mais la levée en masse, qui survint quelques jours plus tard, rendit l'amalgame impossible, à cause du renversement des proportions, et la réforme fut ajournée. La crise du recrutement se compliquait d'une crise du commandement, mais avec des effets contraires : il y avait surabondance d'hommes et déficit d'officiers supérieurs et généraux. Avant la trahison de Dumouriez, les états-majors étaient restés composés d'officiers de l'ancienne armée, qui avaient tout au moins l'expérience du métier. On n'en voulut plus : ils étaient nobles. Même ceux qui servaient loyalement paraissaient suspects. Le ministre Bouchotte se donna pour tâche de les éliminer, et la Convention lui laissa en quelque sorte pleins pouvoirs (par son décret du 28 juillet). Carnot et le nouveau Comité de salut public le secondèrent. Il est inouï que la noblesse contre laquelle on se bat dirige cette guerre dans le succès de laquelle elle a tout à perdre, disait Barère dans la séance du 25 septembre, où le Comité eut à répondre à toutes les critiques accumulées contre sa politique. Les officiers nobles se retiraient d'eux-mêmes quand ils n'étaient pas révoqués, et les démissions complétèrent l'épuration. En histoire, il y a toujours concordance entre les institutions militaires et la société politique : l'exclusion des ci-devant, parallèle à la levée en masse, procède du même esprit. Dans toutes les armées, le commandement changea fréquemment de main. La discipline se faisait démocratiquement plus douce aux hommes de troupe et plus dure aux chefs. Mais les talents militaires de la nouvelle génération restaient encore subordonnés. L'entre-deux qui les sépara de l'équipe des officiers d'ancien régime est peuplé d'incapables. Tel d'entre eux passait son temps à disposer ses troupes au front d'après le numérotage de leurs régiments ; tel autre, après quinze jours de commandement, demandait lui-même son remplacement : comme l'écrivait plus tard Soult, jamais l'armée n'a été en plus fâcheux état de désorganisation. Non pas la décomposition de la mort, mais le désordre d'une vie nouvelle, qui révélait déjà quelques-uns de ses procédés d'organisation. Aussitôt après la trahison de Dumouriez, les décrets du 4 et du 12 avril, repris et complétés par le décret fondamental du 30 avril et les instructions générales du 7 mai, définirent les pouvoirs des représentants aux armées. Délégués par la Convention, à raison de quatre par armée, mais travaillant d'ordinaire deux par deux, ils avaient à se concerter avec les généraux, avec droit de contrôle illimité aussi bien sur les opérations que sur les achats de vivres, la discipline et les mouvements de troupes. Leurs rapports périodiques étaient adressés directement à la Convention, et leurs rapports particuliers au Comité de salut public. Ainsi, la direction suprême de l'armée dépendait de l'Assemblée nationale, avant même que le décret du 10 octobre lui eût donné la nomination des généraux en chef, sur la présentation du Comité de salut public. Lorsque la guerre avait été déclarée, le vieux maréchal Luckner avait joui, au moins nominalement, des prérogatives d'un généralissime, et l'ambition de Dumouriez eût sans doute été de lui succéder. La Constitution Montagnarde de 1793 stipule expressément qu'il n'y a point de généralissime. — Mais il subsistait une dualité entre le Comité militaire et le ministère de la Guerre, qui pouvaient l'un et l'autre revendiquer le pouvoir de direction supérieure. Le Comité de salut public les repoussa au second plan, d'abord par les relations quotidiennes directes qu'il entretint avec les représentants aux armées, puis par l'adjonction de Carnot et Prieur (14 août) : deux officiers du génie qui lui apportaient leur compétence militaire, leur ardeur au travail et leur autorité rapidement grandissantes. — Ainsi fut réalisée, d'en haut, l'unité de direction. Pour le Comité de salut public, l'armée ne dépend que de la Convention, qui représente la nation souveraine. Mais, d'autre part, elle reste en liaison directe avec le peuple des patriotes, qui est par elle et en elle debout. Le ministre leur fait lire les journaux Montagnards, même les plus avancés, comme le Père Duchesne. Les manifestes, les proclamations et les appels des représentants les tiennent au courant des moindres incidents de la vie publique. A la Convention, les insuccès ne sont jamais celés et provoquent de longues discussions. Les soldats fréquentent les clubs locaux. Ils votent au plébiscite constitutionnel. Après avoir renouvelé son Comité des marchés, qui se montrait trop indulgent aux fournisseurs infidèles, la Convention invita les administrations locales et les sociétés populaires à dénoncer tous les abus qui parviendraient à leur connaissance dans le ravitaillement de l'armée, les fournitures et les charrois (décrets du 13 septembre et du 9 octobre 1793). Le danger des délations mal fondées lui paraissait moins grave que les mystères d'une administration secrète et la séparation entre l'armée et la nation. Les armées étaient disposées par couples le long de la frontière : l'armée du Nord avec l'armée des Ardennes (de Dunkerque à Maubeuge et Longwy) ; l'armée de la Moselle avec l'armée du Rhin ; l'armée des Alpes avec l'armée d'Italie (vers le littoral) ; l'armée des Pyrénées-Orientales et des Pyrénées-Occidentales. L'énumération géographique correspond à l'importance respective des théâtres d'opérations. Aux Pyrénées-Occidentales, la lutte se borna à des coups de main sur la Bidassoa. Aux Pyrénées-Orientales, Dagobert repoussa les Espagnols au sud du Tech. Dans les Alpes-Maritimes, la guerre traîna en escarmouches et petits combats de montagnes. En Savoie, dont le roi de Sardaigne voulait reprendre possession tout en portant secours aux révoltés de Lyon, l'ennemi envahit simultanément les trois vallées de Maurienne, de Tarentaise et de Faucigny où il pénétra jusqu'à Cluses (21 août) ; il ne recula qu'en octobre. Les frontières des Pyrénées et des Alpes n'étaient donc pas dégagées, mais la campagne de 1793 avait écarté le danger d'invasion. — Il n'en était pas de même à l'est. Mayence, investie par les Prussiens le 14 avril, résista énergiquement, avec d'Oyré et Meusnier (mortellement blessé le 5 juin), Aubert-Dubayet, Kléber, Beaupuy, Haxo, Decaen, Marigny (un parent du chef vendéen, et qui fut lui-même tué en Vendée), les représentants Reubell de Colmar et Merlin de Thionville. Le siège fut animé, mouvementé, héroïque. Quand la place capitula (23 juillet), la garnison obtint les honneurs de la guerre et fut autorisée à revenir en France à la condition de ne pas servir au dehors pendant un an. Or, ce fut seulement le 21 juin qu'à Bitche les chefs des armées du Rhin et de la Moselle se concertèrent pour lui porter secours, et le mouvement, commencé le 16 juillet à l'armée de la Moselle, le 19 à l'armée du Rhin, fut interrompu presque aussitôt, puisqu'il n'avait plus d'objet. Après la prise de Mayence, les Prussiens se dirigèrent sur Landau, dont ils commencèrent le blocus, et les Autrichiens occupèrent la Basse-Alsace entre la Queich et la Lauter (24 août). Les deux généraux français du Rhin et de la Moselle, révoqués, furent remplacés par des incapables, et le commandement tomba comme en déshérence. Si Brunswick avait alors pénétré entre les deux armées pour coopérer avec Wurmser en Alsace, c'était un désastre certain. Mais il déplaisait aux Prussiens d'aider les Autrichiens à remporter une victoire décisive. Ils se trouvaient suffisamment nantis de nouveaux territoires par le deuxième partage de la Pologne, et, l'Autriche, qui en avait été exclue, voulait se donner une compensation au détriment de la France. La guerre traîna. Le 13 octobre, Wurmser se décida enfin à attaquer ; il força aisément les lignes de Wissembourg ; l'armée du Rhin s'enfuit jusqu'à Haguenau sur la Moder, jusqu'à Brumath sur la Zorn, à quatre lieues de Strasbourg ; la cavalerie ennemie arriva le long des Vosges au seuil du col de Saverne. Wurmser, qui était Alsacien d'origine, noua des intrigues à Strasbourg, où il espérait pouvoir entrer bientôt sans plus combattre. Ainsi la campagne commencée loin de France aboutissait à l'invasion. Dans le Nord, au contraire, la frontière envahie au début était victorieusement sauvegardée. Cobourg, le général en chef des troupes coalisées, disposait de plus de 100.000 hommes : 45.000 Autrichiens, 13.000 Anglais commandés par York, avec 12.000 Hanovriens et 8.000 Hessois, 15.000 Hollandais, 8.000 Prussiens. Il franchit la frontière le 9 avril, dirigeant le gros de ses forces sur Condé et Valenciennes. Dampierre, le successeur de Dumouriez à l'armée du Nord, se replia en combattant et se fit tuer (8 mai). Le commandement passa à Custine (27 mai). Mais lorsque Cobourg eut pris Condé (10 juillet), Custine fut mandé à Paris (13 juillet), arrêté (22 juillet), et exécuté ; quand il eut pris Valenciennes (28 juillet), l'Irlandais Kilmaine, successeur de Custine, n'osant affronter l'attaque qu'il prévoyait, se retira derrière la Scarpe à Gavrelle, à l'ouest de Douai (7 et 8 août), et fut révoqué (16 août). Il ne tenait qu'aux coalisés de marcher sur Paris. Mais Cobourg était de l'ancienne école : il prétendait n'avancer qu'à coup sûr. Il ne voulait pas renouveler à ses dépens l'expérience malheureuse faite par les Prussiens l'année précédente et pousser sa pointe en laissant derrière lui des forces ennemies. Du reste, il ne faisait pas la guerre pour rétablir le roi dans sa capitale, mais pour s'emparer de la part qui revenait à l'Autriche dans le démembrement de la France. Le duc d'York voulut, lui aussi, prendre des gages. Il se sépara des. Autrichiens, pour attaquer Dunkerque. De son côté, Cobourg-commença le siège du Quesnoy et les premières opérations contre Maubeuge ; les Hollandais s'établirent à Menin en réserve, et les Prussiens se mirent en marche sur Trèves (23 août) pour coopérer-aux opérations de Brunswick. Militairement la disjonction des coalisés était aussi précieuse pour la France qu'une grande victoire. Le nouveau général en chef, Houchard, un vieux soldat de fortune, réussit à dégager Dunkerque, mais il ne profita pas de la victoire qu'il remporta à Hondschoote (6-8 septembre). Au lieu de poursuivre. York, il alla prendre Menin aux Hollandais (13 septembre) ; York l'en délogea le surlendemain (15 septembre). De son côté, Cobourg s'emparait du Quesnoy (12 septembre) et, investissait Maubeuge (23 septembre). Houchard fut révoqué (20 septembre), arrêté (23 septembre), et remplacé par Jourdan. Pour la première fois, le commandement était confié à un officier de la nouvelle armée. Jourdan avait trente ans. Fils d'un chirurgien de Limoges, il avait fait comme soldat la guerre d'Amérique, et, libéré à vingt-deux ans, il s'était établi mercier-détaillant dans sa ville natale, puis, devenu chef de bataillon des volontaires de son département, il avait été promu général de brigade quatre mois auparavant. Il plaça son quartier général à Guise, où Carnot vint le rejoindre (8 octobre). Il y réunit 50.000 hommes ; il en avait autant répartis de Dunkerque à Philippeville, sans compter les 20.000 hommes enfermés à Maubeuge. A10 kilomètres en avant de-Maubeuge vers le sud, Clerfayt occupait, sur une ligne d'environ cinq lieues de long, de solides positions en demi-cercle autour de la. place, du Val sur la Sambre et Saint-Vaast, à Doulers au centre et Wattignies à sa gauche. L'attaque commença sur les deux ailes le 15 octobre au matin. Comme elle semblait réussir, le centre français, vers midi, essaya de forcer Doulers. Il échoua, pendant qu'une contre-attaque de cavalerie ennemie ramenait les Français en désordre sur le Val et Saint-Vaast. Dans la nuit, un conseil de guerre présidé par Carnot décida de ne laisser à gauche et au centre que ce qu'il fallait de troupes pour entretenir le combat, de manière à porter toute l'action offensive à droite, sous les ordres directs de Jourdan. Le mouvement s'acheva au lever du jour, le 16 octobre, à l'abri d'un épais brouillard, et aussitôt, trois fortes colonnes, parties de Demont, Demachoux et Choisies, sur un front de 3 kilomètres, escaladèrent le plateau de Wattignies, à 2 kilomètres en avant de Demont. Toute la ligne ennemie chancela. Si Chancel, qui commandait à Maubeuge, avait alors fait une sortie, les Autrichiens, pris entre deux feux, étaient perdus. Mais Chancel ne bougea pas : au tribunal révolutionnaire, il allégua plus tard qu'il n'avait pas reçu d'ordres ; on le guillotina. Cobourg put rallier Clerfayt et leva le siège ; il descendit la Sambre qu'il traversa à Jeumont, et se replia sur Mons. En route, à Bettignies, il fut rejoint par York qui arrivait à son secours, trop tard. La victoire de Wattignies dégagea Maubeuge comme Hondschoote Dunkerque, et elle termina la campagne. La formidable offensive des coalisés n'avait abouti qu'à la conquête d'un étroit ruban le long de la frontière, avec Condé, Valenciennes et le Quesnoy. V. — MISE À L'ÉCART DE LA CONSTITUTION. PARIS vota sur la Constitution du 2 au 4 juillet ; le département de Paris, la ville de Bourges, Château-Thierry et Laon, le dimanche 7 juillet ; le plébiscite se poursuivit en France pendant un mois (d'ordinaire le dimanche) ; il coïncide avec la fin du mouvement fédéraliste, qu'il hâte et dont il enregistre les derniers remous. Quelques assemblées primaires s'attardèrent jusqu'en décembre ; la dernière en date eut lieu le 4 avril 1794 dans le district de Châteaulin, en Finistère. Tous les citoyens purent voter. Le cas de Rennes, où l'on a procédé au suffrage restreint de la monarchie constitutionnelle, parait unique. La Corse n'ayant pas eu de scrutin et le Vaucluse étant compté avec les Bouches-du-Rhône, 85 départements ont pris part au vote, qui représentent 551 districts, 4.751 cantons et, environ, 5 à 6.000 assemblées primaires pour 44.000 communes. Le nombre des habitants s'élevait, suivant la statistique officielle, à 27.823.896. Sous le régime de suffrage universel, le corps électoral forme approximativement le quart de la population. Il y avait donc près de 7 millions d'électeurs, dont 1.868.924 seulement ont donné leur suffrage. En d'autres ternies, 3 électeurs sur 4 se sont abstenus. A Paris, sur 150.000 électeurs, on compte environ 50.000 votants. La guerre civile, le désordre, l'ignorance, la difficulté des communications, les travaux agricoles et les levées militaires ne suffisent pas à expliquer la proportion considérable des abstentions ; la majeure partie de la population était indifférente, ou secrètement hostile. Les suffrages exprimés se répartissent en 1.714.266 oui, 139.581 oui à condition, 12.766 non, et le reste en bulletins nuls, ou ni oui ni non, suivant la formule prudente d'électeurs de Donjon dans l'Allier. Plus de 400 assemblées primaires n'ont pas transmis leur vote ou omis d'indiquer le nombre des voix. L'acte constitutionnel fut soumis à l'armée de terre et de mer, qui l'accepta unanimement, encore qu'on n'y connaisse que 7.797 oui ; le vote était d'ailleurs de légalité douteuse, puisque la Constitution interdisait toute délibération aux corps armés. Ainsi, le parti patriote seul fréquente les assemblées primaires et y donne son vote. Mais il est devenu résolument républicain : 345 citoyens seulement, et 6 assemblées primaires ont marqué quelque préférence pour la monarchie constitutionnelle. Les amendements énoncent parfois certaines réformes que la Convention vota dans le même temps qu'elle achevait la Constitution, mais la plupart sont de tendances modérées. Pour ne citer que ceux qui rallient le plus grand nombre d'assemblées primaires (une centaine environ chacun), on souhaite que la nouvelle constitution soit mise sans retard en vigueur, que les anciens députés ne soient pas rééligibles, que le traitement des ecclésiastiques soit pourvu de la garantie constitutionnelle. A la Convention, des vœux comme ceux-là auraient classé leurs auteurs dans la droite que l'Assemblée proscrivait. Mais, dans les départements, les oui, même conditionnels, sont toujours signes de dévouement à l'Assemblée et de reconnaissance pour l'œuvre qu'elle a su, parmi tant de traverses, mener à bonne fin. Il est certain que le plébiscite constitutionnel a contribué pour une bonne part à l'échec du mouvement fédéraliste. Parce qu'elle avait eu la force de faire la Constitution qui devait mettre fin à ses pouvoirs, la Convention s'est paradoxalement trouvée fortifiée devant le pays. Le rapport entre le nombre des volants et le chiffre de la population d'une part, entre le nombre. des acceptations et celui des refus d'autre part, fournit d'utiles indications régionales. L'appel fait au peuple révèle que la France se trouve profondément divisée. Elle est coupée en deux. Le Nord est plus révolutionnaire que le Sud, mais le Centre, autour de Paris, se réserve ; le Sud est presque contre-révolutionnaire, mais l'opposition du Sud-Ouest, coupé de la Bretagne par les départements de l'Ouest, où il y a des patriotes, et le groupe central du Sud-Est, le long du Rhône, isole et dissocie les départements hostiles de la périphérie. Aucun centre de gravité nulle part, ni pour, ni contre la Révolution. La carte du plébiscite complète et confirme, par les indications nouvelles qu'elle apporte, la carte du fédéralisme. Le pays ne sait où se prendre. Il ne lui reste plus qu'un seul point d'appui : la Convention, à Paris. Si elle sombrait, plus rien ne serait. Il était de toute nécessité d'en bien pénétrer l'esprit public, jusque dans les campagnes les plus reculées, et ce n'est pas sans raison qu'on a solennisé de toutes manières la Constitution nouvelle. On l'a célébrée à son arrivée dans les cantons, pour la proclamer, après le vote des assemblées primaires, surtout quand il a coïncidé avec le 14 juillet, et, en beaucoup d'endroits, avec le 10 août, pour le plébiscite, dont Gossuin, au nom d'une commission spéciale de recensement, communiqua la veille à la Convention les premiers résultats (9 août). En province, les cérémonies eurent souvent un caractère religieux, avec Te Deum et bénédiction. Il n'en fut pas de même à Paris. La fête nationale de l'unité et de l'indivisibilité de la République, ordonnée par David, renouvela les pompes de la première Fédération, mais elle fut toute laïque. Elle dura de quatre heures du matin à minuit et coûta près de 2 millions. Sur l'emplacement de la Bastille, une statue colossale de la Nature versait, de ses deux mamelles qu'elle pressait de ses deux mains, deux sources d'eau pure, dont le président de la Convention, Hérault, après une invocation à la Souveraine des sauvages et des nations éclairées, but une coupe qu'il passa ensuite aux fédérés des départements pour communier en égalité et fraternité. Puis le cortège se forma : les sociétés populaires, avec leur bannière, qui présentait un œil ouvert sur les nuages qu'il pénétrait, précédaient les envoyés des assemblées primaires liés les uns aux autres par un léger ruban tricolore, et les Conventionnels ; le souverain venait ensuite, tous rangs confondus, gens du peuple et fonctionnaires, suivis de chars symboliques. On fit trois stations, avec discours et cérémonies : aux boulevards, devant un arc de triomphe, place de la Révolution, aux pieds d'une statue de la Liberté, aux Invalides, où l'on voyait le peuple français en Hercule, terrassant de sa massue le monstre du fédéralisme sortant des roseaux d'un fétide marais, et l'on arriva au Champ-de-Mars. Là, on déposa solennellement l'acte constitutionnel et le recensement des votes sur l'autel de la Patrie, et l'on commémora le souvenir des morts au champ d'honneur pour la défense nationale. Puis la foule se reposa, mangea, dansa et, la nuit venue, elle se divertit au simulacre pyrotechnique du siège de Lille, que représentait une bâtisse échafaudée au bord de la Seine, à Chaillot. La Constitution terminée, acceptée, proclamée, fêtée, la Convention ne devait-elle pas se séparer ? L'opposition y pensa, et Delacroix, l'ami de Danton, déclara (le 11 août) : Notre mission est remplie, mais vous avez à détruire les calomnies qu'on répand contre vous ; les administrations fédéralistes disent que vous voulez vous perpétuer. Et l'Assemblée décréta les premières mesures préparatoires des prochaines élections. Puis les délégués des assemblées primaires furent admis à la barre. Ils apportaient l'arche dans laquelle avaient été placés solennellement, la veille, au Champ-de-Mars, sur l'autel de la Patrie, le texte de l'acte constitutionnel et le recensement du vote d'acceptation. Le président, Hérault, s'écria en termes pompeux : Toi, monument sacré, arche sainte, protectrice de cette vaste république reste à jamais au milieu de nous ; nos yeux y lisent notre devoir. Non ! tu ne peux pas périr, car toute la France a juré de recevoir la mort plutôt que de souffrir qu'il te soit porté atteinte. Mais le soir même, aux Jacobins, sous la présidence d'Hébert, Robespierre s'exprima autrement : J'ai entendu, j'ai lu une proposition qui a été faite ce matin à la Convention, et je vous assure qu'à présent même, il m'est difficile d'y croire. Si ce que je présume se réalise, je ne croupirai point membre inutile d'un comité ou d'une assemblée qui va disparaitre. Je saurai m'arracher à des fonctions qui deviennent inutiles.... Je déclare que rien ne peut sauver la République si la proposition qui a été faite ce matin est adoptée : c'est que la Convention se sépare et qu'on lui substitue un corps législatif... La proposition insidieuse qu'on vous a faite ne tend qu'à substituer aux membres épurés de la Convention actuelle les envoyés de Pitt et de Cobourg. Nous avons juré de ne nous séparer que quand la Convention aura décrété des mesures de salut public ; elle ne l'a pas fait : elle ne peut pas se séparer, répondait un délégué départemental. Et un autre : Que la Convention ne se sépare pas avant la fin de la guerre ! Le décret du matin resta lettre morte. La Convention se rallia aux Jacobins. La Constitution ne sortit jamais de l'arche sainte. Son jeu normal n'était possible qu'en temps normal. Donc, la majestueuse manifestation du 10 août, faite pour inaugurer la Constitution, n'inaugura qu'un terrorisme nouveau, et d'autant plus violent que ses éléments étaient plus complexes, sinon même contradictoires. On y discerne d'abord la volonté patriotique du Comité du salut public de rester au pouvoir, en raison même des difficultés intérieures ou extérieures. On y discerne aussi l'opposition contre le Comité, opposition qui, soit par sincérité de sentiment et simplisme populaire de vues, soit par procédé de surenchère pour se ménager un accès au gouvernement, soit peut-être par politique du pire et dans l'espoir décevant que le bien sortirait de l'excès du mal, pousse constamment aux mesures les plus extrêmes. En apparence, l'unité du parti Montagnard reste intacte ; en fait, les rivalités et les dissentiments deviennent de plus en plus graves et les tendances opposées s'entrecroisent de la manière la plus confuse. Ceux que, faute de mieux, on appelle les Dantonistes, parce que Danton est lié avec la plupart d'entre eux et qu'il est le plus célèbre, louvoient par une tactique sans franchise, sournoise et dangereuse ; ils groupent les mécontents, et avec eux les députés d'affaires, qui profitent de leur situation pour spéculer et qui s'enrichissent librement, car, jusqu'à présent, aucune mesure n'a été prise à leur égard. Tout au plus les représentants à l'armée de la Moselle ont-ils dénoncé pour prévarication Cusset (13 juillet) et R. Lindet, en tournée dans le Calvados, Bonnet (1er septembre) ; encore n'était-ce que pour sauvegarder le prestige de la représentation nationale dans les départements. D'autre part, les Dantonistes n'ont pas rompu avec le Centre, avec l'ancienne droite Girondine, qui n'a pas encore désarmé, ni même peut-être, dans certains cas, avec les royalistes qui se cachent ; et pourtant, ils sont parfois les premiers à préconiser un terrorisme de plus en plus violent, avec le visible souci de maintenir intacte leur réputation de patriotes révolutionnaires. Entre eux et les Hébertistes, quelques étrangers, pour la plupart fort tarés et suspects, mais très actifs, font liaison. La finance internationale à Paris est alors représentée par plusieurs banquiers ou hommes d'affaires comme Boyd et Kerr (Anglais), De Kock (Hollandais, père du romancier), Diedrichsen (Danois), Guzman (Espagnol), les deux frères Schœnfeld (juifs autrichiens, qui se sont germaniquement qualifiés de libres, Frei), Pereyra (juif batavo-portugais de Bordeaux). On a la preuve que, dans le courant de septembre 1793, le banquier prusso-suisse Perregaux (de Neuchâtel) distribua à Paris de fortes sommes d'argent à certains personnages dont le nom n'a pas été dévoilé, pour les services essentiels qu'ils nous ont rendus, déclare le Foreign Office dans une lettre du 13 septembre, en soufflant le feu et en portant les Jacobins au paroxysme de la fureur. Des espions qui sont restés inconnus envoyèrent (à partir du 2 septembre 1793 jusqu'au 22 juin 1794) des bulletins d'information confidentielle au ministre anglais Drake à Gènes, qui les transmettait à Grenville, ou encore à d'Antraigues à Vérone, qui les communiquait au comte d'Artois et à d'autres correspondants, après y avoir ajouté des détails supplémentaires de son cru et souvent fantaisistes, car il avait peu de scrupules, et il sacrifiait volontiers la vérité au désir de passer pour bien renseigné. Ainsi l'ennemi avait des attaches à Paris même, et peut-être au voisinage immédiat du Comité de salut public. C'est dans ce milieu obscur de trahisons et d'intrigues
qu'évoluait le conspirateur royaliste Jean de Batz, un Gascon hâbleur et
habile. Assurément il convient de ne pas être rétrospectivement sa dupe, et
de ne point exagérer son action. Mais elle est certaine, ou du moins l'action
est certaine du groupe dont il était. De noblesse douteuse, qu'à deux
reprises les généalogistes royaux d'Hozier et Cherin avaient refusé
d'homologuer, Batz avait réussi, en quelques années, à devenir
authentiquement baron, colonel, député à la Constituante et très riche, en
participant à toutes les grandes entreprises financières qui ont marqué la
fin du règne de Louis XVI, avec les Duval d'Eprémesnil, les d'Espagnac, les
Clavière, les Delessert, notamment à la Compagnie générale d'assurances Vie
et Incendie, dont il fut l'un des fondateurs. Pendant la Législative, il
servit d'agent financier tout ensemble pour le Roi, pour les émigrés et pour
le gouvernement français qui le chargea d'opérations relatives au cours du
change sur la place de Londres. Était-il en relations avec le gouvernement
anglais ? On ne sait. Mais c'est à Londres qu'il s'était réfugié après son
inutile tentative en faveur du Roi condamné. De retour à Paris (9 février), il y resta jusqu'au 9 septembre
1793, plus actif que jamais, partageant ses moments de loisirs entre sa
maîtresse, l'actrice Marie Grandmaison, et sa fiancée Michelle Thilorier,
cousine du Conventionnel Regnaud de Saint-Jean-d'Angély. Son but était très net.
La Révolution, disait-il, est un délire, un état de
convulsion. Elle sera de peu de durée,
et rapidement la division surviendra entre
les chefs, qui finiront par tomber tous ensemble
dans les abîmes qu'ils ont ouverts ; préparer cette division, la fomenter en
semant entre eux les défiances, les soupçons, c'est l'unique manière bien
entendue de conspirer contre un tel gouvernement et de hâter sa chute.
Donc, Batz n'avait pas seulement comme affidés des royalistes comme le prince
de Saint-Mauris, les marquis de la Guiche et de Pons, le comte de Marsan ou
Hyde de Neuville, mais il entretenait des liaisons clans tous les milieux
révolutionnaires. Il en entretenait à la Trésorerie (qui fut toujours un nid de réaction), aux charrois, dans les
tribunaux (avec le juge Guyot-Desherbiers,
grand-père des deux Musset et ami personnel de Robespierre), dans la
police (avec Marino), chez les gens de lettres (avec
Laharpe, qui affectait encore les opinions des plus avancées), chez
les commerçants (le marchand de vins Desfieux,
qui fut au service du Comité de salut public dantoniste), dans les
faubourgs (avec l'agitateur Varlet, Fournerot,
d'autres encore), et surtout chez les faiseurs d'affaires, français et
étrangers, car il continuait, sous un faux nom et avec un certificat de
civisme en règle, à spéculer, et il connaissait à fond le monde de la Bourse,
dont il avait toujours fait partie. Son ami le banquier Benoist d'Angers lui
amena les députés Delaunay d'Angers, Basire, Chabot, Julien de Toulouse, et
il était en rapports constants avec Guzman et Pereyra. Lorsque la Bourse fut
fermée, par mesure de précaution contre les agioteurs (27 juin 1793), ses amis se rencontrèrent chez la
Sainte-Amaranthe, à côté du Palais-Royal, dans ce salon-tripot qui avait vu
passer toutes les illustrations révolutionnaires, depuis Mirabeau jusqu'à
Vergniaud, et où l'on admirait la jeune Mme de Sartines (fille de la maîtresse de maison) qui passait
pour la plus belle femme de Paris. Plusieurs indices donnent à penser que
Lulier, le procureur général syndic du département, un ancien homme
d'affaires devenu politicien, doit être classé parmi les affidés de Batz, et
peut-être même aussi Dufourny, l'homme libre,
un pur entre les purs, qui occupait une place à l'administration des poudres
et salpêtres. Plusieurs des amis de Batz ont joué un rôle important dans les
journées de mars et les préparatifs du coup d'État du 2 juin, sans qu'il soit
permis de conclure qu'il n'y ait eu là qu'une manœuvre de contre-révolution
par le pire. Mais, dans l'état de trouble et d'incertitude qui suivit la
proscription des Girondins, les intrigues de Batz et de ses pareils ont une
indéniable importance, et elles ont certainement contribué à la poussée
terroriste. A tout le moins ont-elles empoisonné l'atmosphère politique, et
font-elles comprendre les perpétuels soupçons des hommes placés à la tête du
gouvernement. Les Hébertistes, enfin, se donnaient comme les héritiers de Marat, dont le Père Duchesne ne craignait pas d'apostropher familièrement la mémoire : Marat ! Je profiterai de tes leçons. Oui, f..., ombre chérie, je te jure de braver toujours les poignards et le poison et de suivre toujours ton exemple. Guerre éternelle aux conspirateurs, aux intrigants, aux fripons ! Voilà ma devise, f... ! — Ce fut aussi la mienne, me dit le fantôme [de Marat] en se séparant de moi : tiens ta parole ! — Oui, f..., je la tiendrai ! Les Hébertistes se recrutent à la Commune, au Département, dans les sections ; le ministère de la Guerre est peuplé de leurs amis, et ils voudraient s'emparer aussi des bureaux dans les autres ministères ; ils sont les maîtres aux Cordeliers et n'ont pas rompu avec les Jacobins. Ils sont les continuateurs des communalistes du 10 août, et leurs principaux représentants — outre ceux qu'il a fallu classer parmi les affidés de Batz, comme Guzman, Pereyra, Desfieux, Fournerot, Varlet — sont le maire Pache, le procureur de la Commune Chaumette, son substitut Hébert, le secrétaire du Conseil général le poète Dorat-Cubières, les généraux Hanriot, ancien commis aux barrières, Ronsin, ancien homme de lettres, Rossignol, ancien orfèvre, Santerre, ancien brasseur, le ministre de la Guerre Bouchotte, son secrétaire général Vincent, l'imprimeur Momoro, envoyé dans l'Ouest comme commissaire du pouvoir exécutif, et, à la Convention, quelques-uns des terroristes les plus qualifiés, comme Billaud ou Collot. Ainsi les Hébertistes se rattachent d'une part au groupe suspect dont Batz passe pour être le centre, et, d'autre part, au Comité de salut public qu'ils ne trouvaient pas assez énergique, mais auquel quelques-uns d'entre eux finirent par se rallier définitivement. Le Père Duchesne, marchand de fourneaux, qu'Hébert fait parler en son nom, ne s'exprime que par gros mots, et les Hébertistes n'opèrent que par grands gestes. II leur faut du sabre, du panache, des victoires faciles, un abondant butin ; ils se représentent la France des aristocrates, des Muscadins, — un mot venu de Lyon, où il était d'usage dès le mois de février, à Paris en août 1793 — ou, pour employer le mot de Robespierre, des bourgeois, comme une ville prise d'assaut ; et ils combinent contradictoirement leurs instincts de grossier militarisme aux prétentions de vertu et de simplicité ; ils dénoncent et ils excitent ; ils sont les sans-culottes. Ils reçurent à Paris dans les premiers jours d'août le renfort d'un personnage collectif nouveau, qui figura au premier plan pendant quelques semaines, et disparut ensuite, sans laisser de traces. Les commissaires des départements, députés ou envoyés des assemblées primaires, ou des sections du peuple français, qu'on appelle encore les députés commissaires ou, plus simplement, les fédérés, étaient venus de tous les coins de la France pour le 10 août. Leur nombre est parfois évalué à 8.000 ; théoriquement, à raison d'un délégué par assemblée primaire, ils devaient être de 5 à 6.000 ; en fait, ils ne dépassèrent peut-être pas quelques centaines. Il semble bien que les précautions les plus minutieuses avaient été prises pour empêcher d'arriver à destination ceux dont on soupçonnait qu'ils n'étaient pas Montagnards. A Paris même, le Comité de sûreté générale organisa une police spéciale dont il confia la direction à Maillard Tape-Dur, célèbre par ses exploits au cours des premières grandes journées de la Révolution. Quelques-uns des délégués hétérodoxes parvinrent pourtant à Paris ; ils eurent l'audace de se présenter à la Convention, de lui demander un local pour se réunir, et de laisser entendre qu'ils souhaitaient les élections au Corps législatif : le Comité de sûreté générale obtint l'autorisation de les faire arrêter (6 août). Les autres, qui paraissent avoir été plus nombreux, surtout avec l'appoint des hésitants, se réunirent à leurs frères de Paris, fraternisèrent avec la Commune et le Département, prirent place aux Jacobins, où Royer, curé de Châlon-sur-Saône, fut leur porte-parole ordinaire, protestèrent de leur loyalisme Montagnard à la Convention qui leur fit un accueil chaleureux (7 août), et jouèrent, en apparence tout au moins, un rôle fort actif, sinon même directeur, pour démontrer l'union des départements avec Paris. Malgré la divergence des partis, les obscures combinaisons, les exagérations des outranciers, les réserves secrètes, les jalousies et les ambitions inavouées, il est certain que le sentiment du danger intérieur et extérieur a provoqué chez les patriotes, dans toute la France, comme une poussée révolutionnaire. L'impulsion a été spontanée, populaire, efficace. Elle s'est manifestée sans violence, par les moyens légaux dont disposait l'opinion, et elle a été irrésistible. Du 12 au 23 août, en journées de crise fiévreuse, aiguë et sans répit, la Convention fut amenée à décréter la mobilisation générale du pays, sous le nom de levée en masse. L'idée n'était pas nouvelle. Dès le 3 avril, le département de Paris avait demandé à l'Assemblée de déclarer que tout Français prendra les armes de dix-huit jusqu'à cinquante ans, et le décret du 30 mai classait les mobilisables en quatre classes — jusqu'à vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans, et, en dernier lieu, tous les hommes en état de porter les armes —. Mais la forme sous laquelle l'idée était reprise maintenant était tout ensemble plus simple et plus compliquée. Le vœu présenté par les délégués des assemblées primaires à la Convention le 12 août porte que tous les gens suspects soient mis en état d'arrestation, qu'ils soient ensuite envoyés aux frontières en tête de la masse terrible des sans-culottes et mis au premier rang : Faites un appel au peuple ; qu'il se lève en masse ! Danton approuva : Les députés des assemblées primaires viennent d'exercer parmi nous l'initiative de la Terreur contre les ennemis de l'intérieur ; répondons à leurs vœux. Non ! pas d'amnistie à aucun traître ! Et, le soir, Royer, aux Jacobins, sous la présidence de Robespierre, expliqua que les aristocrates seraient mis en première ligne, enchaînés six par six, et sans armes, pour éviter le danger d'un sauve-qui-peut. La Convention décréta l'arrestation des suspects, et Barère, au nom du Comité de salut public, donna, le surlendemain (14 août), lecture d'une adresse à la nation sur la levée en masse : Aux armes, Français !... Aux armes ! Levez-vous tous ! Accourez tous ! La liberté appelle le bras de tous ceux dont elle vient de recevoir les serments. Mais Danton jugea l'appel incomplet : Si les tyrans mettaient notre liberté en danger, nous les surpasserions en audace, nous dévasterions le sol français avant qu'ils puissent le parcourir, et les riches, les vils égoïstes, seraient les premiers la proie de la fureur populaire (Vifs applaudissements.) Et Danton demanda que les délégués des assemblées primaires fussent munis de pouvoirs positifs et étendus pour lever la première classe de réquisition (jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans). Ainsi l'idée se précisait : aux conceptions grossières d'un Royer, Danton substituait le projet précis d'une mobilisation partielle. Mais Robespierre, aux Jacobins, objecta, non sans raison, qu'il est impossible de charger individuellement d'une mission publique des hommes qu'on ne connaît pas assez encore. Cette idée magnanime, mais peut-être enthousiaste, d'une levée en masse, ajoutait-il, est inutile ; ce ne sont pas les hommes qui nous manquent. La Société se montra houleuse, et Robespierre s'en tira en invitant Royer à convoquer aux Jacobins les délégués des sections de Paris, pour soumettre avec les envoyés des assemblées primaires de nouvelles propositions à la Convention. Mais le texte de la nouvelle adresse fut sévère et pressant (16 août) : Représentants ! Pénétrez-vous donc de ces vérités : des demi-mesures sont toujours mortelles dans les dangers extrêmes ; la nation entière est plus facile à ébranler qu'une partie des citoyens. Si vous demandez cent mille soldats, ils ne se trouveront pas, mais des millions d'hommes répondront à un appel général. La Convention discuta encore pendant quelques jours, et, enfin, Barère lui présenta, au nom du Comité de salut public, le rapport décisif (23 août) : Que voulez-vous ? Une levée en masse ?... Qui peut douter que cette commotion simultanée, si elle pouvait exister, ne produirait que des troubles affreux, des besoins immenses, des désordres incalculables, et des moyens précieux à l'aristocratie ?... La réquisition de toutes les forces est nécessaire, sans doute ; mais leur marche progressive et leur emploi graduel sont suffisants : c'est là le sens de la levée du peuple entier... La République n'est plus qu'une grande ville assiégée ; il faut que la France ne soit plus autre chose qu'un vaste camp.... Ce n'est pas assez d'avoir des hommes : ils ne manqueront jamais à la défense à e la République. Des armes ! Des armes et des subsistances ! C'est le cri du besoin.... Des armes, des manufactures de fusils et de canons, voilà ce qu'il nous faut pendant dix ans ! En conséquence, la Convention décréta que, jusqu'au moment où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées ; nul ne pourra se faire remplacer pour le service auquel il aura été requis ; la levée sera générale, mais les citoyens de première réquisition (célibataires ou veufs sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans) marcheront les premiers. Ainsi, les jeunes gens iront au combat, mais les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances, les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux, les maisons nationales seront converties en casernes, le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre, les chevaux seront réquisitionnés, le Comité de salut public organisera les fabrications de guerre et correspondra pour l'exécution de la levée en niasse avec les députés envoyés en mission dans les départements, investis des pouvoirs illimités attribués aux représentants du peuple près des armées. De même que, sous l'ancienne monarchie, le roi, propriétaire souverain, pouvait théoriquement disposer à son gré de la vie et des biens de ses sujets, de même la nation libre disposait de tous les citoyens pour le salut de la République. Le décret de levée en masse ne donna que quelques jours de répit. Le 30 août, Robespierre disait aux Jacobins : Le peuple réclame vengeance, elle est légitime, et la loi ne doit point la lui refuser ; Danton parla en termes vagues d'une troisième révolution, s'il le faut, et Royer s'écria : Qu'on place la Terreur à l'ordre du jour ! Le 1er septembre, il réclamait la formation de l'armée révolutionnaire, et Desfieux observait que le tribunal révolutionnaire tardait trop à juger Antoinette, Brissot et consorts ; le 2, Hébert fit acclamer par les Jacobins une nouvelle adresse à porter à la Convention, et le 4, Jacobins et communalistes préparèrent la manifestation projetée pour le lendemain. — Mais, tandis que les extrémistes organisaient ainsi un nouveau mouvement populaire, les Montagnards commençaient à s'attaquer publiquement entre eux. Garat, ministre de l'Intérieur, ayant donné sa démission (15 avril), la Convention lui donna comme successeur, par 118 voix sur 230 votants, Paré, un ami de Danton (20 août), et Hébert, qui avait espéré être élu, :se montra tellement agressif contre Danton que celui-ci fut obligé de faire devant les Jacobins une longue apologie de sa conduite publique et privée (26 août). Barère, compromis avec les Dantonistes de l'ancien Comité de salut public, fut défendu par Robespierre (4 septembre), et devint provisoirement — Montagnard de stricte observance. Au Comité, Thuriot, estimant que le peuple était altéré de justice et non de sang, prenait au contraire une attitude d'opposition. A la Convention, Billaud, qui ne faisait pas partie du Comité, mais qui avait assez d'autorité pour se faire élire président de l'Assemblée (5 septembre), préconisait de son côté les mesures les plus violentes. — En ville, les Muscadins s'agitaient, provoquaient des incidents dans les théâtres et jusque dans les tribunes des Jacobins. La conjuration royaliste ne cessait pas, et Batz s'efforçait de sauver Marie-Antoinette. C'est en vain qu'on avait arrêté Dillon, soupçonné d'avoir voulu enlever la reine et le dauphin der juillet), qu'on avait séparé la mère et le fils (3 juillet) et confié Louis XVII aux soins du cordonnier Simon, que Marie-Antoinette avait été transférée à la Conciergerie (en exécution du décret du 1er août) ; un affidé de Batz, Gonsse, qui se disait chevalier de Rougeville, avait réussi à pénétrer dans la cellule de la prisonnière, à lui faire passer, caché dans une fleur, un billet auquel la reine avait répondu en piquant avec une épingle quelques mots sur un chiffon de papier ; la correspondance venait d'être interceptée (3 septembre), et ne laissait pas d'inquiéter. Les députés de la droite et du centre attendaient, prêts à saisir la première occasion d'une revanche. Il n'est pas impossible que la réaction ait contribué sous main à l'agitation populaire contre la Convention : son intérêt n'était-il pas que l'Assemblée fût avilie ? Enfin, la nouvelle de l'entrée des Anglais à Toulon (28 août), d'abord démentie (2 septembre), mais bientôt confirmée (4 septembre), mit le comble à l'excitation générale. — Le 5 septembre, une foule conduite par les communalistes et les Jacobins, avec Chaumette, Pache et Hébert, envahit la Convention, protestant violemment contre le mauvais ravitaillement de Paris, qu'elle attribuait à l'insuffisance des procédés révolutionnaires. Législateurs, placez la Terreur à l'ordre du jour ! commandait Hébert, et Barère, au nom du Comité de salut public, répliqua vers la fin de la longue et dramatique séance : Plaçons la Terreur à l'ordre du jour : c'est ainsi que disparaitront en un instant et les royalistes et les modérés, et la tourbe contre-révolutionnaire qui vous agite. Les royalistes veulent du sang, eh bien ! ils auront celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette. Était-ce une abdication ? Mais il n'était plus possible de faire le partage entre l'aveugle poussée révolutionnaire et la force latente de réaction ; en cédant, le Comité se liait, mais il restait au pouvoir, et sauvegardait la Convention. Les mesures terroristes qui ont été décrétées séance tenante et les jours suivants ont été si nombreuses qu'il n'en faut retenir ici que les principales. Pour exclure définitivement les contre-révolutionnaires des sections, le nombre des réunions fut réduit à deux par semaine, avec une indemnité de quarante sous pour les assistants ; les membres des comités révolutionnaires furent rétribués à 3 francs par jour (5 septembre) ; on procéda ensuite à quelques épurations à la. Commune (6 et 7 septembre), mais il ne semble pas que les sections aient été appelées à pourvoir au remplacement des exclus. — Pour assurer le ravitaillement de Paris et épouvanter l'ennemi intérieur autour de la ville, l'armée révolutionnaire, dont il était depuis longtemps question, fut enfin organisée, avec un effectif de 6.000 fantassins et 1 200 cavaliers ou canonniers choisis par une commission mixte du Département et de la Commune sur les listes dressées par les comités sectionnaires de surveillance ; les grades étaient à l'élection et l'état-major nommé par le conseil exécutif sous la confirmation du Comité de salut public (5 et 9 septembre). Le général de division Ronsin et les généraux de brigade Boulanger et Parein furent désignés peu après (1er octobre). Les extrémistes auraient voulu que, dans ses expéditions à la recherche des subsistances, l'armée révolutionnaire fût accompagnée de tribunaux condamnant, sans désemparer, les conspirateurs à mort. — On leur donna satisfaction d'une autre manière : pour accroître l'activité du tribunal révolutionnaire, le nombre des juges, déjà précédemment porté à 7 (24 juillet), puis à 10 (31 juillet), fut élevé à 16, et l'accusateur public, Fouquier-Tinville, eut 5 substituts (5 septembre). Le tribunal, qui avait été autorisé à se dédoubler, fut organisé en 4 sections, opérant alternativement deux par deux, les uns jugeant en audience publique, les autres instruisant en chambre de conseil (5 et 15 septembre). Le nouveau personnel, avec les jurés désormais au nombre de 60 au total, fut désigné par les Comités de sûreté générale et de salut public (28 septembre) ; le curé Royer, de la délégation des assemblées primaires, y voisina avec Dobsen et Clémence, du comité révolutionnaire du 31 mai ; comme président, Herman, président du tribunal criminel du Pas-de-Calais, avait déjà succédé à Montané, qui passait pour modéré (28 août). Pendant les quatre mois de l'été 1793 (juin à septembre), le tribunal jugea 202 accusés, dont 139 furent acquittés ; 15 ont été condamnés à la déportation ou au bagne et 48 à mort ; en avril et mai, 18 (sur 58 accusés) avaient subi la peine capitale. Après Charlotte Corday, on guillotina Custine (27 août), coupable de s'être fait battre et de n'avoir pas été assez respectueux pour les autorités civiles. Trois procès collectifs avaient attiré l'attention : les complices supposés du conspirateur breton La Rouerie (en juin : 12 victimes dont 3 femmes), les gardes nationaux qui avaient malmené le Conventionnel Léonard Bourdon à Orléans (en juillet : 9 victimes), et les habitants de Rouen qui avaient manifesté contre le procès du Roi (en août : 10 victimes dont 2 femmes). C'était trop peu. La nouvelle organisation du tribunal allait faciliter le travail de la guillotine. A la condition toutefois que les prisons fussent assez remplies pour que le tribunal y trouvât toujours des accusés en abondance. A la vérité, les arrestations ne cessaient pas. Pour ne citer qu'un exemple, 10 députés Girondins furent, à diverses occasions, successivement incarcérés du 21 août au 25 septembre ; on mit, il est vrai, hors de cause un de ceux qui étaient détenus depuis le 2 juin, mais la liste de proscription, toujours plus longue, portait maintenant 64 noms. On fit mieux : on ordonna de nouvelles incarcérations en masse. Le célèbre décret du 17 septembre, rendu sur le rapport de Merlin de Douai au nom du Comité de législation, ordonna, conformément au décret du 12 août, l'arrestation de tous les suspects, qu'il définit comme suit : Sont réputés gens suspects : 1° ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou par leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie, du fédéralisme, et ennemis de la liberté ; 2° et 3° ceux qui n'auraient pas justifié de l'acquit de leurs devoirs civiques, ou obtenu leurs certificats de civisme ; 4° les fonctionnaires suspendus ou destitués ; 5° ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs et agents d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution ; 6° tous les émigrés, à dater du 1er juillet 1789 ; et enfin, devant les tribunaux civils ou militaires, les prévenus de délits à l'égard desquels il serait déclaré n'y avoir pas lieu à accusation, ou qui seraient acquittés des accusations portées contre eux. Les comités de surveillance établis d'après le décret du 21 mars... sont chargés de dresser, chacun dans son arrondissement, la liste des gens suspects, de décerner contre eux les mandats d'arrêt et de faire apposer les scellés sur leurs papiers. Pendant que se complétait ainsi l'arsenal des lois de Terreur, le Comité de salut public essayait de se consolider. Il se fit adjoindre Billaud et Collot (6 septembre). Danton, élu aussi, refusa, et, pour bien prouver qu'il n'avait rien de commun avec les députés compromis, il demanda (13 septembre) le renouvellement du Comité des marchés, dont certains des membres s'étaient montrés trop complaisants pour les fournisseurs, tout en faisant l'éloge du Comité de sûreté générale, réélu trois jours auparavant (10 septembre). Or, les députés les plus suspects se trouvaient précisément au Comité de sûreté générale. Le Comité de salut public obtint de la Convention qu'elle décrétât le renouvellement de tous les Comités et qu'elle commençât par le Comité de sûreté générale. La liste des nouveaux membres, dressée par le Comité de salut public et approuvée par la Convention (14 septembre), éliminait définitivement Basire, Chabot, Julien de Toulouse, Osselin, dont on se défiait à juste titre. Ce fut plus tard seulement (3 octobre) qu'on procéda au renouvellement du Comité des marchés et d'autres Comités, mais, dés le 17 septembre, les scellés étaient apposés sur les papiers de Julien de Toulouse, et l'on eut bientôt la preuve de sa complicité avec le financier d'Espagnac, ci-devant conseiller-clerc au Parlement de Paris, fournisseur infidèle et ami de Batz. Déjà l'on commençait à clabauder contre Danton lui-même, et l'Hébertiste Vincent s'écriait aux Cordeliers (20 septembre) : Cet homme sans cesse nous vante son patriotisme, mais nous ne serons jamais dupes de sa conduite. L'opposition tenta un nouvel effort. Après de vifs incidents, Thuriot quitta le Comité de salut public (20 septembre) ; dans les couloirs les mécontents de droite, du centre et de gauche s'agitaient, comme en ville les extrémistes ; et l'intrigue se révéla à la séance du 25 septembre. Thuriot donna le signal de l'attaque, suivi par Briez qui avait capitulé à Valenciennes et n'admettait pas le mauvais accueil qui lui avait été fait à son retour, par Merlin de Thionville qui avait évacué Mayence, par Fabre d'Églantine, par d'autres encore. Des membres du Comité de salut public, Billaud seul était présent. Il put croire un moment la bataille perdue : la Convention adjoignit Briez au Comité. Mais Barère, puis Prieur de la Marne, Jeanbon, Robespierre survinrent. A leur parole virile, ardente, pressante, menaçante, la Convention se ressaisit, ou plutôt ils ressaisirent la Convention. Danton s'abstint. L'élection de Briez fut annulée et, sur la motion de Basire, la Convention décréta qu'elle faisait confiance au Comité. L'alerte avait été chaude. Soit qu'il voulût rendre pour toujours impossible une semblable surprise, soit qu'il estimât nécessaire de se ménager encore une fois l'appui des extrémistes, soit enfin qu'il lui fût impossible de se soustraire aux engagements pris le 5 septembre, le petit groupe d'hommes qui s'était définitivement placé à la tête de la Montagne obtint alors de la Convention trois nouvelles mesures. Les décrets du 29, du 30 septembre et du 2 octobre instituent la taxe du maximum, depuis si longtemps réclamée, d'après les prix de 1790 majorés du tiers. — Le 3 octobre, sur les objurgations des Jacobins, Amar, au nom du Comité de sûreté générale, fit confirmer par la Convention le décret du 28 juillet qui mettait 18 Girondins hors la loi. En outre, 41 députés (au lieu de 11) étaient traduits devant le tribunal révolutionnaire. Par un raffinement de mauvaise foi, l'orléanisme était confondu avec la Gironde : Égalité et Sillery figuraient sur la liste. Enfin Amar proposait et obtint l'arrestation des 75 signataires de la grande protestation de juin, auxquels on ajouta ensuite deux Girondins supplémentaires. La liste de proscription s'élevait ainsi à 141 noms. Osselin aurait voulu, non pas seulement un décret d'arrestation contre les 75, mais un décret d'accusation. Robespierre s'interposa. Ses amis vantent son humanité ; ses ennemis lui prêtent au contraire un calcul machiavélique : devant le tribunal, les accusés auraient été protégés par leur nombre même, et leur mort paraissait d'autant plus certaine que leur liste était plus courte. Quelques-uns des nouveaux proscrits assistaient à la séance. Ils essayèrent vainement de se défendre. Un à un, sur appel nominal, ils sortirent de la salle, dont les issues étaient gardées, pour se constituer prisonniers. — Enfin, le 10 octobre, Saint-Just donna la conclusion pratique au discours prononcé par Robespierre aux Jacobins le 11 août. En formules concises, tranchantes et heurtées, à son ordinaire, il disait, au nom du Comité de salut public : Les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas..... Votre Comité de salut public, placé au centre de tous les résultats, a calculé les causes des malheurs publics : il les a trouvées dans la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets.... Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux : c'est son gouvernement. Le vôtre vous fait constamment la guerre avec impunité.... Les ministres avouent qu'ils ne trouvent plus qu'inertie et insouciance au delà de leurs premiers et seconds subordonnés.... Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie : on l'immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer.- Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées si le gouvernement lui-même n'est constitué révolutionnairement. L'article premier du décret rendu aussitôt par la Convention porte que le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu'à la paix. Le bilan des quatre mois d'été 1793, les plus critiques et les plus remplis de toute la période Conventionnelle, est contradictoire. Une Constitution a été élaborée, qu'on a mise à l'écart, après de grands honneurs. Pourtant, elle n'avait pas été faite pour ne pas servir. Un pareil calcul, possible à la rigueur dans l'esprit d'un dictateur unique, tout-puissant et machiavélique, est inadmissible chez une collectivité. Entre l'achèvement de la Constitution et l'établissement du gouvernement révolutionnaire, les dangers mortels auxquels la France était exposée n'ont pas augmenté. Bien au contraire, des indices rassurants apparaissent : l'insurrection fédéraliste a pris fin, la guerre civile est étouffée, la Vendée est déracinée, la frontière est intacte aux Alpes, à peine entamée aux Pyrénées orientales et dans le Nord, et, malgré l'invasion de l'Alsace, on peut avoir la certitude à Paris que l'ennemi n'a nullement l'intention de pénétrer à l'intérieur du pays pour rétablir la royauté. Au début de juin, tout était incertain ; à la fin de septembre, tout donnait confiance. Le salut public était presque assuré. Pourquoi donc le Comité de salut public s'est-il maintenu en permanence, faisant accepter sa dictature à la Convention ? L'exercice du gouvernement n'avait rien d'enviable, et, à supposer que l'ambition seule inspirât les hommes alors au pouvoir, il est bien évident que leur carrière n'aurait pas été brisée par le retour à la vie constitutionnelle et l'abandon du régime terroriste. Mais le grand parti patriote révolutionnaire, auquel presque toute la France avait adhéré avec enthousiasme quatre ans auparavant, s'était peu à peu rétréci au point de n'être plus qu'une minorité dans le pays. Le 10 août en avait exclu les monarchistes constitutionnels, et le 2 juin les bourgeois républicains modérés. Deux politiques étaient possibles, que personnifient Danton et Robespierre. Ou bien essayer de reconstituer l'unité patriote, ou bien continuer à gouverner avec le parti diminué. Danton, malgré ses défaillances, ses arrière-pensées et ses procédés tortueux, voyait haut, loin et humainement. Il lui était odieux de rompre les ponts, et d'isoler la Révolution dans une petite île peuplée des seuls élus. Robespierre considérait au contraire la rupture comme un fait accompli, devenu irrémédiable après l'insurrection fédéraliste et la guerre royaliste. Tendre la main aux vaincus, c'était se livrer à eux. Se réconcilier, c'était abdiquer et compromettre, non pas seulement la Révolution, mais la France même, puisque les royalistes s'alliaient avec l'ennemi du dehors. Quand l'État est solide, le gouvernement issu des classes dominantes pourra être confié à l'un ou l'autre des partis, suivant les fluctuations politiques, ou se superposer aux partis et faire autoritairement les affaires du pays sans eux, au-dessus d'eux et pour l'intérêt commun. Quand l'État est en crise, il n'y a de gouvernement possible que par un parti, même si ce parti ne représente qu'une minorité politique et sociale. Mais, dans ce cas, le parti de gouvernement est d'ordinaire amené à être d'autant plus autoritaire qu'il est moins nombreux, et ses procédés d'action sont d'autant plus violents que sa base est plus étroite. La politique de Danton risquait de tout perdre, car elle ne garantissait même pas que la France eût un gouvernement. La politique de Robespierre a sauvé la France, mais elle lui a valu la Terreur avec un gouvernement. Or, concevoir une politique n'est rien : l'essentiel est qu'on l'accepte. La Convention a accepté la permanence du Comité de salut public, et le pays, la permanence de la Convention, avant que le régime terroriste eût été mis en pleine activité. On en subissait la menace plus que les effets. Et la menace était inopérante. On n'avait peur alors dans aucun des partis : les procureurs généraux syndics des départements n'étaient pas des peureux quand ils proclamaient l'insurrection fédéraliste, ni les paysans Vendéens, ni les habitants de Lyon, ni les sectionnaires, les clubistes, les représentants en mission, les députés à la Convention, ni les hommes ni les femmes n'avaient peur en 1793. La Terreur n'est pas née de la peur, et le gouvernement révolutionnaire, qui en est la mise en application, a d'autres origines. Le pays s'y est soumis parce qu'après un hiver somnolent, à tendances réactionnaires, la trahison de Dumouriez et le soulèvement de la Vendée lui ont brusquement, au printemps de 1793, donné le sentiment profond que l'œuvre révolutionnaire était en péril. Il est resté étranger au coup d'État du 2 juin, mais il l'a vraiment sanctionné par le plébiscite constitutionnel, et l'insurrection fédéraliste a cessé d'elle-même, au moment précis où elle se muait en rébellion, parce qu'elle était patriote. La levée en masse a été spontanée. Elle fut comme imposée au Comité de salut public, qui d'abord n'en voulait pas. Historiquement, elle achève, à un an de distance, la révolution du 10 août. La chute de la royauté a fait tomber la distinction censitaire entre citoyens actifs et simples citoyens. Après le 10 août 1792, il pouvait n'y avoir en France que de simples citoyens ; après le 23 août 1793, tous les citoyens sont véritablement actifs. Pour un moment, l'unité nationale que voulait Danton s'est réalisée, mais d'une autre manière. Danton et Robespierre, également patriotes, étaient tous deux politiciens et manœuvriers de partis. Mais, tandis que Robespierre l'emportait sur Danton dans le milieu circonscrit du personnel gouvernemental, la nation, retrouvant sa force révolutionnaire, donnait d'elle-même son arbitrage. Pendant que le gouvernement révolutionnaire s'élaborait à la Convention, elle se mettait au service de l'armée. Il y eut là deux mouvements connexes, d'origine différente et de sens contraire, l'un de haut en bas, l'autre de bas en haut, étroitement entrelacés et renforcés l'un par l'autre. Sans le sursaut de patriotisme dont la Franco a frémi pondant quelques semaines, le gouvernement terroriste révolutionnaire était pratiquement inapplicable ; sans le gouvernement révolutionnaire, le patriotisme le plus exalté était pratiquement inefficace. |