HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA CONVENTION MONTAGNARDE.

CHAPITRE PREMIER. — LE COUP D'ÉTAT DU 2 JUIN 1793.

 

 

I. — LES FORCES EN CONFLIT.

LE conflit entre Gironde et Montagne touchait au paroxysme final. A la Convention, le nombre des députés présents aux séances, en avril et mai, oscille autour de 350 seulement (290 le 2 mai, 517 le 28). Beaucoup de Centristes s'abstiennent, beaucoup de Montagnards sont en mission. Les tribunes sont combles, mais la salle est à moitié vide. Les discussions sont de plus en plus véhémentes ; les injures et les menaces réciproques deviennent presque quotidiennes. Mais les arguments de polémique restent les mêmes ; les partis se rejettent mutuellement la responsabilité et le souvenir déformé des incidents les plus récents : les massacres de septembre, la dictature communaliste, la garde départementale, le procès du Roi, la trahison de Dumouriez et le complot orléaniste. La seule différence est que, jusqu'en janvier, la Gironde incriminait la Montagne, tandis qu'ensuite c'est la Montagne qui accuse la Gironde ; l'attaque a changé de camp.

La Gironde a perdu tous les bastions du pouvoir. Le Conseil exécutif lui échappe. Aucun des ministres nouveaux n'est du parti : ni Garat (à l'Intérieur depuis le 23 janvier), ni Gohier (à la Justice depuis le 20 mars), ni le colonel Bouchotte (à la Guerre depuis le 4 avril), ni le capitaine de vaisseau Dalbarade (à la Marine depuis le 10 avril). Ils sont déjà les subordonnés de la Convention et des Comités. Lebrun et Clavière, les deux seuls survivants du Conseil exécutif provisoire nommé le 10 août, essaient eux aussi de s'accommoder aux circonstances. Le ministère de la Guerre est devenu une des forteresses des sans-culottes, et les commissaires de la Convention aux armées sont tous Montagnards. Dans les départements, la direction de l'esprit public n'est plus aux Girondins depuis que les réactionnaires ont pris l'offensive, et la direction du mouvement de défense contre la réaction est aux représentants en mission, qui sont Montagnards. Montagnards aussi, les deux comités d'action à l'Assemblée : le Comité de sûreté générale et le Comité de salut. public. A Paris, le contact ne s'est jamais établi entre les députés Girondins et la population, même la plus modérée. Les députés sont restés provinciaux, ou, qui pis est, départementaux. Sans doute, ils ne le sont pas tous arec une égale intransigeance. Les Buzotins, comme Barbaroux et Isnard (provençaux), Lanjuinais, Kervelegan (bretons), Izarn ci-devant de Valady (Aveyron), sont nettement anti-parisiens ; les Brissotins, avec les députés du département de la Gironde, tels que Vergniaud, Gensonné, Guadet, comprennent mieux Paris et savent à l'occasion lui rendre justice. Ici, comme d'ordinaire, les Girondins sont entre eux en désaccord. Ils ne se sont jamais entendus que sur une seule question : empêcher les Montagnards unis aux communalistes de prendre la direction des affaires.

Ils croyaient être chez eux à l'Assemblée. Elle était pour eux la citadelle. Ils en étaient les maîtres. Leur erreur capitale a été de croire qu'en sauvegardant leur majorité à la Convention, ils finiraient par avoir le dessus. Légalement, ils étaient dans le vrai, et, pratiquement, ils pouvaient croire la tactique bonne. Leur majorité n'a jamais été plus nombreuse qu'à la veille même de la défaite. Les progrès ont été si grands que, dans les deux derniers mois, le centre a comme disparu ; côté droit et plaine sont devenus synonymes. Mais, en renonçant à l'action au dehors, en concentrant à la Convention même tout ce qui leur restait de force, les Girondins se sont faits les artisans de leur propre ruine. Une fois expulsés de la Convention, comme de leur réduit suprême, ils n'étaient plus que gibier de guillotine. Aussi les Montagnards mènent-ils l'attaque avec ardeur. Ils ont gagné tout ce que la Gironde perdait. A leurs yeux, la moindre concession à l'esprit réactionnaire peut, dans la phase critique que traverse la France, compromettre toute l'œuvre de la Révolution, et, derrière la Gironde, ils voient la réaction. Pourtant toutes les mesures terroristes ont été votées par la Convention en majorité Girondine, et souvent même les Girondins les plus notoires s'y sont personnellement associés. On ne pouvait dire que leur présence à l'Assemblée en paralysât l'action révolutionnaire. Mais les Girondins prétendaient rester les maîtres de l'instrument qu'ils avaient contribué à forger et dont ils croyaient qu'il suffirait d'user avec modération.

Pour les Montagnards, au contraire, l'énergie était plus nécessaire que jamais. Afin de soutenir l'esprit public, toujours prêt à fléchir, il fallait, pensaient-ils, frapper sans cesse de grands coups, et d'abord obtenir de la Convention la proscription des chefs Girondins. Le seul moyen d'y parvenir était de peser du dehors sur l'Assemblée, puisque la majorité y était Girondine. A la Convention même, le Comité de salut public était Montagnard, il est vrai, mais il représentait la Montagne opportuniste, si l'on peut dire, et dépourvue de cette volonté de décision qui a fait la grandeur farouche du parti. L'homme qui le personnifiait le mieux était Barère, qui jouissait alors d'une autorité considérable, et, après Barère, Danton. Le Comité se réservait et attendait. D'ailleurs il travaillait ferme ; il  tenait deux séances chaque jour, mais il ne s'occupait que de la défense des frontières et des côtes, de la lutte contre les Vendéens, de la correspondance avec les représentants délégués près des armées et des corps administratifs. Dans le conflit qui déchirait la Convention, il pouvait beaucoup ; il ne fit rien, et il ne prit parti que tout à la fin, sournoisement, contre les Girondins.

 Le rôle directeur dont il ne voulait pas échut aux Jacobins. La puissante société exerçait comme un arbitrage supérieur entre Conventionnels et communalistes. Jamais peut-être sa prépondérance morale n'a été plus grandissante qu'en cette période critique. Robespierre en était l'âme. Il prenait souvent la parole, et chacun de ses discours marque exactement où l'on en était, ce qu'on voulait.

 

II. — PREMIERS ENGAGEMENTS, LE MAXIMUM.

JE déclare que la première mesure de salut public à prendre est de décréter d'accusation tous ceux qui sont prévenus de complicité avec Dumouriez, et notamment Brissot.

Ainsi parla Robespierre à la Convention le 3 avril 1793. Son frère ajoutait, le surlendemain, aux Jacobins, alors présidés par Marat :

Il faut que tous les bons citoyens se réunissent dans leurs sections, qu'ils y dirigent l'opinion publique d'une manière plus utile qu'ils n'ont fait jusqu'à présent, et qu'ils viennent à la barre de la Convention nous forcer de mettre en état d'arrestation les députés infidèles.

Et la société lançait une circulaire de guerre civile (5 avril) :

Oui, frères et amis... la contre-révolution est dans le gouvernement... dans la Convention nationale !... Levons-nous ! Oui, levons-nous tous ! Mettons en état d'arrestation tous les ennemis de notre Révolution et toutes les personnes suspectes. Exterminons sans pitié tous les conspirateurs si nous ne voulons pas être exterminés nous-mêmes.... Dumouriez  marche sur Paris pour rétablir la royauté et dissoudre la Convention nationale.... Aux armes ! Nous saurons combattre et mourir, et nous ne livrerons Paris que réduit en cendres !

L'appel est entendu ; les sections s'agitent.

Depuis assez longtemps, la voix publique vous désigne les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Brissot, les Barbaroux, les Louvet, les Buzot, etc. Qu'attendez-vous pour les frapper du décret d'accusation ?

demande la Section du Bon Conseil à la Convention (le 8 avril), et les pétitionnaires sont admis aux honneurs de la séance. Une autre section, la Halle au Blé, faisait circuler un projet d'adresse qui paraphrasait, en l'aggravant, la circulaire des Jacobins :

Entendez-nous, et entendez-nous pour la première fois. La nation est lasse d'être continuellement en butte à des trahisons. Elle est lasse de voir parmi vous d'infidèles mandataires.... Oui méritait plus l'échafaud que Roland ?... Partout où nous portons nos regards, nous ne voyons que des conspirateurs !... Est-ce donc une majorité corrompue qui doit prononcer sur le sort de la République ? Oui, législateurs, c'est parmi vous qu'existe cette ligue qui veut nous vendre à nos tyrans et qui embrasse toute la France ! Il n'est plus question de Dumouriez, et pour cause ; mais il fauta que les députés coupables soient décrétés d'accusation.... Montagne de la Convention, c'est à vous que nous nous adressons.... Il faut que la France soit anéantie ou que la République triomphe.

Petion dénonça l'adresse de la Halle au Blé à ses collègues (le 10 avril). Ce fut une longue et terrible séance, qui dura de dix heures du matin à huit heures du soir. De part et d'autre, on s'invectivait avec fureur. A gauche on applaudissait le texte incriminé. A droite, on criait : Nous saurons mourir, mais nous ne mourrons pas seuls ! Un Girondin huguenot, Lauze-Deperret (ci-devant de Labécède de Lauze de Perret) dit : Nous avons des enfants qui vengeront notre mort ! Danton répliqua, aux applaudissements des tribunes et de la Montagne : Vous êtes des scélérats ! Et la droite répondit : A bas le dictateur ! Quelques minutes plus tard, Guadet, dans une accalmie, essayait de donner des explications : On cherche à vous environner d'une opinion factice pour vous dérober la connaissance de la vérité. Cette opinion est comme le croassement de quelques corbeaux.... — Vil oiseau, tais-toi ! interrompit Marat. L'injure était pittoresque, mais inouïe : elle passe pour la plus violente de toutes celles qu'on entendit jamais à la Convention. Le tumulte continua les jours suivants. Marat fut décrété d'arrestation (12 avril), pour avoir signé, comme président des Jacobins, la circulaire du 5 avril. Il se cacha aussitôt, dans un souterrain. Puis, après appel nominal, comme pour le Roi, la Convention vota le décret d'accusation (13 avril). Après rectification, on compta 362 voix, dont 222 pour, 92 contre, et 7 en faveur de l'ajournement (soit 99 au total), et 41 abstentions.

C'est alors que Lulier, procureur général syndic du Département, intervint à la rescousse des Montagnards et communalistes. Il convoqua aux Jacobins — et le choix même du local est significatif — une assemblée générale des maires et officiers municipaux de Paris et des communes de la banlieue. L'assemblée rédigea une adresse qui fut incontinent portée à la Convention (18 avril).

Qu'on n'objecte pas le droit de propriété ! Le droit de propriété ne peut être le droit d'affamer ses concitoyens. Les fruits de la terre, comme l'air, appartiennent à tous les hommes.... Nous venons demander : 1° la fixation du maximum du prix du blé dans toute la République, 2° l'anéantissement du commerce des grains, 3° la suppression de tout intermédiaire entre le cultivateur el le consommateur, un recensement général de tout le blé après chaque récolte.

Le soir, à la Maison Commune, sur la réquisition de Chaumette, le conseil général prêtait serment d'union, fraternité et protection mutuelle avec les sections, les sociétés populaires et tout le peuple de Paris, il se déclarait en état de révolution tant que les subsistances ne seraient pas assurées, et son comité de correspondance était invité à se mettre sans retard en relation avec les quarante-quatre mille municipalités de la République. A la fédération Girondine des départements on allait opposer la fédération Montagnarde des communes souveraines.

La situation venait en quelque sorte de se nouer brusquement : Marat allait être jugé, les chefs Girondins exclus et le maximum décrété. Et c'est à ce moment précis que commençait enfin l'étude du projet de Constitution où le rapporteur, Condorcet, avait donné corps aux principes démocratiques et républicains des Girondins (17 avril). La pauvre grande Assemblée avait à réfléchir — dans quelles conditions ! — sur les principes éternels et sur la forme définitive du gouvernement. Peut-être les attaques furieuses auxquelles la Convention est en butte n'ont-elles pas d'autre origine. La Constitution votée, l'Assemblée devait se séparer. Les Girondins le désiraient ardemment ; ils croyaient que les élections nouvelles tourneraient contre leurs adversaires. En empêchant le vote de la Constitution, les Montagnards mettaient obstacle à l'appel aux électeurs. Dans cette hypothèse leur tactique ne serait qu'un mode d'obstruction parlementaire. Mais la preuve documentaire manque. — Marat sortit de sa cachette, et il se constitua prisonnier la veille du jour où il devait être jugé par le tribunal révolutionnaire. Il comparut en triomphateur. Citoyens, dit-il en entrant à l'audience, ce n'est point un coupable qui parait devant vous, c'est l'apôtre et le martyr de la liberté. Applaudi, acquitté, porté en triomphe, couronné de chêne, il est ramené à la Convention par la foule qui l'acclame (24 avril), et, aux Jacobins, il est couronné de nouveau par le président Albitte et un enfant de quatre ans (26 avril). Il sortait grandi du procès, et plus redoutable encore qu'auparavant.

La question du maximum ne fut réglée que le 4 mai. La Convention s'était mise à s'en occuper avec soin, car la décision à prendre était  grave (27, 28, et 30 avril). Six solutions étaient possibles, qui d'ailleurs pouvaient être partiellement combinées entre elles : la taxe rigide et uniforme pour toute la République ; le maximum plus souple, et dont on pouvait concevoir plusieurs variétés ; l'organisation de magasins publics ou greniers d'abondance, dont François de Neufchâteau avait eu l'idée dès 1790 ; les achats libres ou par réquisition et les reventes pour le compte des municipalités les plus populeuses, comme on faisait déjà à Paris ; la liberté réglementée notamment par la police des marchés, enfin la liberté absolue du commerce des grains, à quoi la Convention s'était jusqu'alors presque toujours tenue fermement, mais dont les partisans ne laissaient pas d'être ébranlés par les événements. Les manifestations populaires (30 avril, 1er mai) interrompaient sans cesse les débats. De mauvaises nouvelles arrivaient de Normandie, où la suppression du commerce maritime causait des embarras. La Manche manquait d'approvisionnements ; à Rouen, le défaut de pain provoquait une émeute, vite réprimée. La Convention reprit sa délibération (le 2 mai) avec le désir d'en finir. Un projet préparé par le Centriste Devars semble avoir servi de base à la discussion. Tous les producteurs de grains seraient astreints à la déclaration, sous peine de confiscation. Les grains et farines ne devaient être vendus que dans les marchés publics, et les corps administratifs étaient autorisés à requérir les marchands et producteurs de tenir les marchés approvisionnés en quantité suffisante. Le droit de réquisition interdépartementale était réservé au ministre de l'Intérieur. Une surveillance sera établie sur les opérations des marchands de grains ou farines. Le prix moyen du blé d'après les mercuriales de chaque département pendant les quatre premiers mois de 1793 servira de maximum pour le mois de mai ; le maximum sera diminué d'un dixième pour juin, d'un autre dixième pour juillet, et ainsi de suite jusqu'en septembre, de sorte que, comme le remarquait Thirion, les accapareurs devront renoncer à l'espoir de gagner davantage en gardant leurs provisions plus longtemps. Le maximum était décroissant, fixé localement et pour une période déterminée. Contrairement à la procédure usuelle, les Comités d'agriculture et de commerce réunis, au lieu de préparer la besogne de l'Assemblée, la reçurent d'elle toute faite : ils n'eurent plus guère qu'à transcrire en forme de décret les votes acquis, et leur rédaction fut approuvée sans débats le surlendemain (4 mai). Des promeneurs, attroupés le lendemain aux Champs-Élysées (dimanche 5 mai), crièrent : Marat à la guillotine ! La manifestation avorta. Paris sembla se tranquilliser.

Pendant l'accalmie (le 10 mai), la Convention quitta le Manège de la terrasse des Feuillants pour aller siéger aux Tuileries mêmes, ou Palais National, dans l'ancienne salle des machines que Roland avait fait aménager sur les plans de l'architecte Gisors. La déception parait avoir été unanime, et ce fut un nouveau grief contre Roland. La salle des machines était placée entre le pavillon de l'Horloge (ou du Milieu ou de l'Unité) et le pavillon du Nord (de Marsan ou de la Liberté) ; elle s'étendait sur toute la largeur du Palais, de la cour au jardin, mais, déjà rétrécie à la fin de la monarchie, elle avait été diminuée encore par une complication de vestibules ou anté-salles, de couloirs, d'escaliers, de dégagements, et elle était finalement réduite aux dimensions de 42, mètres de long sur 15 mètres de large et 18 mètres de hauteur. De nombreuses tribunes pouvaient contenir au moins 1.500 spectateurs, et le double en cas d'affluence. Les députés, entassés les uns sur les autres, incapables de bouger une fois encaqués dans leurs gradins, voyaient mal, respiraient mal (rien n'avait été prévu pour l'aération), entendaient mal (la salle était trop sonore). Le public des tribunes basses pouvait aisément pénétrer parmi les députés. Les dégagements, très nombreux, permettaient à la foule de stationner en grand nombre aux abords immédiats de la Convention. Sans doute, la salle était de noble apparence, élégamment décorée de guirlandes de lauriers à l'antique et de bas-reliefs ; les bureaux des Comités se trouvaient commodément placés à proximité, le Comité de salut public au pavillon du Sud (de Flore ou de l'Égalité), le Comité de sûreté générale du côté opposé (pavillon du Nord) ; mais les inconvénients, très réels, de la nouvelle installation en faisaient oublier les avantages. La guillotine, jusqu'alors placée devant le Palais, fut, le même jour (10 mai), transférée place de la Révolution (de la Concorde), et le Comité de salut public se fit proroger pour un mois (11 mai).

Cependant l'agitation persistait. Les communalistes et les sectionnaires tenaient des réunions secrètes à la Maison commune, à la Mairie et à l'Évêché (dans l'ancienne salle du corps électoral). Les polémiques de presse prenaient un tour nouveau. Dans le Patriote français de Brissot, Girey-Dupré essayait de galvaniser la masse inconsistante et molle des modérés :

Les patriotes doivent-ils craindre un nouveau mouvement ? Non : ils doivent le désirer plus que ceux qui le préparent. Depuis trop longtemps, le républicanisme et l'anarchie sont en présence et n'ont fait pour ainsi dire qu'escarmoucher ; cet état pénible ne peut plus se prolonger : on nous présente un combat à mort, eh bien ! acceptons-le !

Pour le journaliste Girondin, le conflit était d'ordre politique. Les Montagnards posaient la question autrement. Desmoulins disait à la Convention (le 8 mai) :

On vous a parlé de deux classes de citoyens, des Messieurs et des Sans-Culottes ; prenez la bourse des premiers et armez les autres.

Et le soir même, aux Jacobins, Robespierre reprenait la même idée, en une formule plus expressive :

Celui qui n'est pas pour le peuple, celui qui a des culottes dorées, est l'ennemi né de tous les sans-culottes ! Il n'existe que deux partis : celui des hommes corrompus et celui des hommes vertueux. Ne distinguez pas les hommes par leur fortune et par leur état, mais par leur caractère.

Ainsi, le conflit des modérés et des démocrates n'était pas politique seulement, mais social. Culottes dorées et sans-culottes. Les riches et les aisés n'étaient pas Girondins, et pourtant les Girondins subirent le poids d'une alliance qu'ils n'avaient pas cherchée et qui d'ailleurs leur a manqué. Dans les faits comme clans les polémiques de tribune sur le projet de constitution, et aux mêmes semaines, à la veille du dénouement, la lutte des deux grands partis Conventionnels se dessine un instant comme une lutte de classe : les bourgeois contre le peuple.

Il va sans dire que la presse avancée ne ménageait pas les modérés. Les manifestants du 5 mai n'étaient pour le Père Duchesne d'Hébert que des bandes de courtauds de boutiques, de saute-ruisseau d'avoués et de notaires, de garçons épiciers et limonadiers. Mais l'attaque la plus venimeuse vint de Desmoulins. La brochure qu'il présenta le 17 mai aux Jacobins, et dont l'impression fut ordonnée par la société (le 19), sur le rapport d'une commission d'examen, le Fragment de l'histoire secrète de la Révolution ou Histoire des Brissotins, est une infamie, de ton badin. Déjà, en 1793, Desmoulins avait repris à son compte les calomnies lancées autrefois contre Brissot par un bandit de lettres, un mouchard secret de la cour en Angleterre, Théveneau de Morande. Ici, il les aggrave encore de mensonges et d'insultes. Il n'apporte pas de preuves, il le reconnaît.

Mais, en matière de conspiration, il est absurde de demander des faits démonstratifs.... Il suffit d'indices violents. Or je vais établir contre Brissot et Gensonné l'existence d'un complot anglo-prussien.... Je mets en fait que le côté droit de la Convention et principalement les meneurs, sont presque tous partisans de la royauté, complices de Dumouriez et Beurnonville, dirigés par les agents de Pitt, de d'Orléans et de la Prusse, et ayant voulu diviser la France en vingt ou trente républiques fédératives, ou plutôt la bouleverser pour qu'il n'y ait pas de République. Je soutiens qu'il n'y eut jamais dans l'histoire une conjuration mieux prouvée.

Lebrun, Gorsas et autres sont les agents du comité anglo-prussien ; Brissot en était l'âme. Et les injures alternent avec les moqueries. Ce pauvre Roland ! combien le calice du cocuage semblait amer au vieillard ! Les Brissotins sont des reptiles, des esclaves, intrigants, traîtres, tartuffes, agitateurs, désorganisateurs, brigands. Mais bientôt à la Convention, un scrutin épuratoire donnera la majorité permanente et invariable aux amis de la Liberté et de l'Égalité. Dans une lettre à ses commettants (22 mai), Brissot répliqua en demandant la révocation de la Commune et la fermeture des Jacobins.

 Le 18 mai, à la suite d'un nouvel incident provoqué par les spectateurs des tribunes, Guadet proposa inopinément un décret en deux articles : Les autorités de Paris sont cassées ; les suppléants à l'Assemblée se réuniront à Bourges dans le plus court délai, sans cependant qu'ils puissent entrer en fonctions que sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention. L'idée du projet n'était pas nouvelle, mais elle avait sans doute été reprise et étudiée dans les conférences tenues chez Valazé, comme aussi les sages et utiles projets de réforme du règlement que, dans la même séance, quelques instants auparavant, Lanjuinais venait de soumettre à l'Assemblée au nom du Comité de législation. Très perfidement ou très habilement, selon le point de vue qu'on adoptera, Barère, membre du Comité de salut public, répondit à Guadet par une contre-proposition : Il est vrai, dit-il, qu'il existe à Paris et, par des ramifications, dans toute la République, un mouvement préparé pour perdre la liberté, et il fit allusion, de la manière la plus discrète, aux conciliabules des communalistes ; mais le remède sera de créer une commission de 12 membres, où l'on prendra les mesures nécessaires pour la tranquillité publique. Il en fut ainsi décrété. Personne ne fit observer que la commission nouvelle doublait inutilement le Comité de salut public, que ses pouvoirs n'étaient pas nettement définis, et qu'on ne lui donnait pas de moyens d'action pratique. Les Douze furent élus le 20 mai ; les candidats de la droite passèrent tous : Boyer-Fonfrède (avec 197 voix), Rabaut Saint-Étienne, Kervelegan, Saint-Martin Valogne, Viger, Gomaire, Bertrand-La-Hosdinière, Boilleau, Mollevault, Larivière, Bergœing (avant-dernier avec 175 voix) et Gardien (dernier avec 104 voix). Les Montagnards n'obtinrent que de 98 à 63 voix. La commission essaya d'agir. Elle ouvrit une enquête sur les conciliabules des communalistes et ordonna une demi-douzaine d'arrestations. Aussitôt la Commune proteste (25 mai), les sections s'agitent (dimanche 26), la foule envahit la Convention et obtient l'élargissement des détenus avec la cassation des Douze (27 mai). La commission, rétablie le lendemain (28), par 279 voix contre 238 sur 517 votants, fut désormais impuissante.

Les communalistes au contraire étaient plus ardents que jamais. La Cité, qui s'était déclarée en permanence, convoqua toutes les sections à l'Évêché pour le 29 mai. Trente-trois répondirent. L'agitation gagnait, non pas seulement en violence, mais en étendue. Jusqu'alors, elle ne dépassait guère les sections comprises approximativement entre les boulevards, les rues Saint-Denis et Saint-Martin, sur la rive droite. Les sections de l'ouest, et particulièrement la Butte des Moulins (Palais-Royal), les Gardes-françaises (Oratoire), 1792 (Bibliothèque), Molière-La Fontaine et le Mail, étaient modérées ; celle de l'est : le Contrat social (Postes), les Gravilliers et enfin les Droits de l'homme (roi de Sicile), appartenaient aux sans-culottes ; les autres étaient partagées ou oscillantes. Sur la rive gauche, les limites sont données à peu près par les rues du Bac, de Grenelle et Saint-Jacques : la section de Marseille (Théâtre-Français : Odéon) y était le centre du sans-culottisme avec les Cordeliers ; l'Unité (Quatre-Nations) et le Panthéon (Sainte-Geneviève) hésitaient ; Beaurepaire (Thermes) restait immobile. Entre les deux rives, la Fraternité (île Saint-Louis) était nettement modérée, la Cité sans-culotte et le Pont-Neuf indécis. La situation du Pont-Neuf était importante politiquement. C'est là, au centre même du vieux Paris, qu'on pouvait, en cas de crise, tirer le canon d'alarme, mais seulement sur un décret formel de l'Assemblée nationale. Maintenant, à l'appel de la Cité, la plupart des sections jusqu'alors hésitantes adhèrent au mouvement, et surtout, les faubourgs se mettent en branle. Non pas tous, il est vrai : l'Observatoire, les Invalides, les Champs-Élysées, le Mont-Blanc (Grange-Batelière), le faubourg Poissonnière restent tièdes, et l'on constate des indices de résistance à l'Arsenal et même au Finistère (Gobelins, faubourg Saint-Marceau), ailleurs encore. A vouloir préciser trop nettement les opinions de chaque section, on risque de se tromper, et les décisions prises par les assemblées sectionnaires ne représentent pas toujours l'opinion réelle des habitants. De quelques sections seulement il est permis de dire qu'elles ont eu une attitude politique nette. Par exemple, le Mail était conservateur au 10 août ; il est modéré à la fin de mai ; les Gravilliers et le Théâtre-Français (Odéon, Marseille) étaient démocrates au 10 août, ils sont maintenant sans-culottes. — Bref, la majorité des sections adhère au mouvement.

Aussi la réunion de l'Évêché, le 29 mai au soir, est-elle plus importante que la séance même de la Convention. Barère, au nom du Comité de salut public, lut à la Chambre un rapport sur l'état général des affaires. Il y recommandait l'union entre les partis. Danton a collaboré secrètement à ce rapport. Il n'espérait évidemment pas convaincre les Girondins, contre qui il travaillait, mais il voulait sans doute se ménager les voix des Centristes et des modérés après la proscription de leurs chefs, dont il aurait pris la place. Le soir, aux Jacobins, ce fut Barère — et non Danton — qu'on accusa de modérantisme, pour les avances qu'il venait de faire à la droite. Barère était trop superficiel pour ne pas être de bonne foi, et trop vaniteux pour ne pas être la dupe de Danton. A l'Évêché, dans la grande salle, quelques centaines de sans-culottes, clubistes et sectionnaires, écoutèrent les discours de l'ingénieur Dufourny, du chimiste Hassenfratz — qui écrivait au début de la Révolution : Les sciences sont à tous les diables, il me faut de l'argent, des places, des places et de l'argent, — d'autres orateurs encore.

Dans une salle voisine se constituait secrètement un comité d'action, de neuf membres seulement, hommes jeunes, énergiques et décidés à tout oser : Dobsen et Varlet, deux des victimes des Douze ; Simon, peintre doreur, et Wendling, de profession inconnue, membre du comité révolutionnaire de la Halle au Blé ; Guzman, des Piques, un aventurier suspect, ami de Proli et de Danton, né à Grenade, mais apparenté aux Tilly de Belgique, naturalisé français en 1781 et toujours largement muni d'argent, mais sans profession définie, ni fortune certaine ; Bonhonmet, du Bon Conseil, marchand de jouets ; Fournerot, des Quinze-Vingts (faubourg Saint-Antoine), un gamin de Paris, grêlé et bossu, ancien combattant du 14 juillet et du 10 août ; Laurent, de la section de Marseille, qui avait fait partie de la Commune insurrectionnelle du 10 août, comme Fournerot, Bonhonmet et peut-être aussi Guzman ; Mitois, un inconnu. Les plus jeunes étaient Fournerot (vingt-trois ans) et Varlet (vingt-huit ans) ; les plus âgés, Guzman (quarante ans) et Dobsen (cinquante ans). Ce dernier avait été avocat au Parlement de Paris, député suppléant à la Constituante, directeur du jury d'accusation au tribunal du 17 août ; il fut ensuite juge au tribunal révolutionnaire, et il termina sa carrière comme chevalier de la Légion d'honneur et procureur général impérial à la cour d'appel de Trèves. Il prit la présidence du comité révolutionnaire de l'Évêché. Il fallait d'abord s'assurer de la force armée de Paris. Elle n'avait plus de commandant général, depuis que Santerre était parti pour la Vendée. A l'instigation des Neuf, l'assemblée de la Grand'Salle envoya demander au Conseil général de la Commune, qui tenait séance, de faire sans plus tarder la nomination. La Commune refusa ; elle se réservait, ne voulant pas encore prendre parti ouvertement pour l'insurrection. Afin de rassurer les esprits, les Neuf firent déclarer par l'assemblée de la Grand'Salle que les propriétés seraient mises sous la sauvegarde des sans-culottes. Ils semblent avoir pris encore d'autres décisions : envoyer des émissaires aux sections qui n'avaient pas encore adhéré, s'aboucher avec le Département, où l'on savait que le procureur général syndic Lulier serait plus facile à gagner que l'ache et Chaumette à la Maison commune.

Le jeudi 30 mai était le jour de la Fête-Dieu. On vit des processions par les rues, des gens à genoux, des militaires présentant les armes. A la Convention, Mallarmé, Montagnard, est élu président de quinzaine par 189 voix, contre 111 à Lanjuinais, sur 354 votants : visiblement, la Plaine se laisse gagner par la Montagne. Le Département, sans doute à la suggestion des Neuf, convoque pour le lendemain matin (31 mai) aux Jacobins une réunion générale des autorités constituées et des sections, pour aviser aux mesures de salut public. Le Comité de salut public reste immobile. L'Évêché seul est actif. Comme la veille, deux assemblées siégeaient côte à côte. Dans la Grand'Salle, on entendit les exhortations de Hassenfratz, de Varlet, de Chabot, de Marat. Dans une salle voisine, les Neuf sont réunis. Ils se déclarent en permanence et en insurrection, en correspondance avec toutes les sections, en accord avec les hommes du 14 juillet et du 10 août, et la Grand'Salle applaudit aux communications qu'on lui en fait. Vers dix heures du soir, Pache et les commissaires de la Commune vont à l'Évêché s'enquérir ; un peu plus tard, les Neuf envoient à leur tour une députation de la Grand'Salle à la Maison commune pour demander au Conseil général de se déclarer en insurrection et donner l'ordre qu'on ferme les barrières de la ville. La Commune refuse : elle attend encore, mais, en réalité, elle a déjà pris parti pour l'insurrection.

 

III. — LE 31 MAI.

VERS minuit, à la Grand'Salle, le président de séance, exténué, quittait le fauteuil. C'était Laveaux, l'ancien professeur de Schiller à la Caroline de Stuttgard, devenu ensuite journaliste à Strasbourg, et, pour le moment, collègue de Hassenfratz à la Guerre. Il devait commencer le lendemain, 1er juin, la publication du Journal de la Montagne, organe officiel des Jacobins. Un sectionnaire de l'Homme armé (ci-devant Marais), Richebraques, employé de l'administration des domaines, était venu aux nouvelles avec quelques amis. Il avait une très forte voix ; ses amis le désignèrent, et on le mit au fauteuil. De temps en temps on lui faisait passer, d'une salle voisine, des papiers à signer. Il n'y comprenait rien, ignorant jusqu'à l'existence du comité des Neuf ; mais on était entre patriotes, et il signait tout de même. C'est ainsi que les Neuf faisaient sanctionner leurs décisions, dont l'une des plus importantes était l'ordre de fermer les barrières — dès trois heures et demie du matin, la section de l'Observatoire en recevait communication et obéissait —. Vers deux heures du matin, Richebraques leva enfin la séance de la Grand'Salle. Mais les Neuf veillaient toujours.

A trois heures du matin, deux d'entre eux, Varlet et Guzman, traversent le parvis et vont à Notre-Dame faire sonner le tocsin. Peut-être Marat était-il avec eux. Guzman fut surnommé don Tocsinos. De clocher en clocher, lentement, le tocsin se propagea dans la ville endormie, au grand émoi des pompiers qu'on n'avait pas prévenus et qui doublèrent leurs postes. Plus tard, dans la journée, ils demandèrent des sabres, afin de pouvoir être d'une double utilité : contre l'incendie, et pour la République. L'insurrection commençait.

Vers six heures et demie du matin, les membres du comité révolutionnaire quittent l'Évêché, et vont à la Maison commune, où le Conseil général siégeait en permanence. Dobsen, leur président, exhibe, sur la réquisition de Chaumette, les pouvoirs illimités de la majorité des sections, et, au nom du peuple souverain, casse le Conseil général, qui se retire, mais pas bien loin. Les commissaires de la majorité des sections se sont ainsi institués en un conseil général provisoire insurrectionnel. Après quelques instants, le conseil provisoire invite le conseil révoqué à rentrer dans la salle ; il le réintègre dans ses fonctions, et lui fait prêter serment. La cérémonie a visiblement été concertée d'avance. Elle a pour but de sauvegarder la légalité révolutionnaire. Le peuple, debout dans ses sections, est souverain. La majorité des sections a le droit de casser et de rétablir les autorités qui dorénavant, munies de son investiture, sont à ses ordres. Effectivement, la Commune resta en fonctions, et elle reconnut le pouvoir du comité révolutionnaire, porté maintenant à 10 membres par l'adjonction de Clémence, du Bon conseil. Les deux groupements ne seront pas toujours d'accord ; à plusieurs reprises, pendant les journées qui vont suivre, on pourra constater certains indices de divergences ; mais, d'une façon générale, le Conseil général s'efface devant le comité révolutionnaire, pour lui laisser l'initiative avec la responsabilité.

Sur l'ordre des Dix, la Commune nomma commandant général provisoire de la force armée de Paris Hanriot, chef de bataillon des Sans-Culottes (Jardin des Plantes). L'homme était bien choisi : vingt-huit ans, commis de barrière, l'allure bravache et grossière.

Quand il parle, rapporte un observateur de police, on entend des vociférations semblables à celles des hommes qui ont un scorbut, une voix sépulcrale sort de sa bouche, et, quand il a parlé, sa ligure ne reprend son assiette ordinaire qu'après des vibrations clans les traits ; il donne de l'œil par trois fois, et sa figure se met en équilibre.

Il eut à s'emparer du Pont-Neuf pour y faire tirer le canon d'alarme : un décret de l'Assemblée nationale était inutile, puisque le peuple souverain était en insurrection.

Dans la matinée, Wendling se rendit aux Jacobins, où se tenait l'assemblée des autorités constituées du Département et des 48 sections. Il confirma leurs pouvoirs comme avait fait Dobsen à la Maison commune, et une délégation de 11 membres fut adjointe au comité révolutionnaire des Dix : Bezot, un entrepreneur d'Issy, administrateur du Département, et dix Parisiens : Bouin, des Marchés (Halles), ouvrier en bois ; Crespin, des Gravilliers, patron menuisier ; Moissard, du Mail (ou Guillaume Tell), perruquier ; Loys, de la Butte des Moulins, un marchand du Palais-Royal, âgé de trente-six ans, né à Arles, qui se disait fédéré marseillais, et qu'on entendait souvent parler aux Jacobins ; Auvray, du Mont-Blanc, huissier de la justice de paix et membre du comité révolutionnaire de sa section ; Laugier, de la Fontaine de Grenelle, juge de paix ; Marchand, du Mont-Blanc, juge de tribunal ; Dunouy aîné, des Sans-Culottes, ingénieur ; Séguy, de la Butte des Moulins, médecin, le plus âgé des nouveaux membres : cinquante-trois ans ; Rousselin (ci-devant de Corbeau de Saint-Albin), de l'Unité (Quatre-Nations), employé à l'Intérieur, le plus jeune : vingt-trois ans. Auvray, Bouin, Dunouy, Moissard et Séguy avaient fait partie de la Commune du Dix Août. Dobsen céda la présidence du comité révolutionnaire des XXI à Loys.

Deux commissaires, dont l'agitateur Leclerc, furent envoyés à l'administration des postes pour en interrompre le service et s'assurer des courriers. Le Comité de salut public, informé du fait, donna de son côté des ordres identiques : comme le Conseil général de la Commune et le Département, il suivait l'insurrection. Un arrêté rédigé par le comité révolutionnaire d'accord avec la Commune promit quarante sous de solde par jour aux ouvriers qui resteraient sous les armes tant que le calme ne serait pas rétabli. Au Pont-Neuf, les officiers d'Hanriot se heurtèrent d'abord aux résistances de la section : elle eût préféré ne tirer le canon d'alarme que dans les conditions légales, sur le vu d'un décret, et elle en avait référé à la Convention. Entre onze heures et midi, le canon retentit enfin, en 18 coups très espacés.

La Convention siégeait depuis six heures du matin. Plusieurs des chefs Girondins avaient passé la nuit hors de chez eux, par crainte d'un attentat. Une centaine de députés s'étaient réunis, au son du tocsin, et aussi sur l'initiative du Comité de salut public. Defermon les présidait. Ils entendirent Garat, Lulier et l'ache, qui leur firent des rapports modérément véridiques. Puis Mallarmé, vers dix heures, à l'heure normale du début des séances, avait pris la présidence. On savait que les insurgés voulaient tirer le canon. Lorsqu'on l'entendit, Vergniaud réclama une enquête :

Je demande que le commandant général soit mandé à la barre et que nous jurions de mourir tous à notre poste !

Mais Danton intervint, aux applaudissements de la gauche et des tribunes :

Le canon a tonné.... Si Paris, par une convocation trop solennelle, trop retentissante, n'a voulu qu'avertir tous les citoyens de vous demander une justice éclatante, Paris a encore bien mérité de la pairie... Je demande la suppression de la commission (des Douze) et le jugement de la conduite particulière de ses membres. Il faut donner justice au peuple. — Quel peuple ? cria-t-on à droite. — Quel peuple ? dites-vous. Ce peuple est immense, ce peuple est la sentinelle avancée de la République.

Rabaut Saint-Étienne, violemment interrompu par la Montagne et les spectateurs, réussit cependant à proposer, lui aussi, la suppression des Douze :

Parce que, dit-il, je veux qu'il y ait un centre unique, et je demande que le Comité de salut public soit chargé de toutes les recherches, et qu'il soit investi de toute votre confiance.

Rabaut ignorait que le Comité de salut public était secrètement de connivence avec les insurgés contre la Convention.

Mais les délégués de l'Assemblée générale des sections, c'est-à-dire du comité révolutionnaire, arrivaient porteurs d'une adresse signée Loys, président, Guzman, secrétaire, et que le Conseil général de la Commune venait d'approuver. Elle était modérée, mais vaguement menaçante, et reproduisait deux des décisions prises par le comité révolutionnaire : le peuple s'est levé le 14 juillet pour commencer la Révolution, le 10 août pour renverser le tyran ; il est levé une troisième fois pour arrêter les complots des contre-révolutionnaires. Les propriétés sont mises sous la protection des sans-culottes ; mais, comme les ouvriers ne peuvent se passer de leur salaire, il leur sera alloué quarante sous par jour jusqu'à ce que les projets des contre-révolutionnaires soient déjoués. Guadet, combattu par Couthon, essaya de récriminer ; Vergniaud, plus habilement, proposa et fit décréter :

Que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie pour le zèle qu'elles ont titis aujourd'hui à rétablir l'ordre, à faire respecter les personnes et les propriétés, et à assurer la liberté et la dignité de la représentation nationale. La Convention nationale invite les sections de Paris à continuer leur surveillance jusqu'à l'instant où elles seront averties par les autorités constituées du retour du calme et de l'ordre public.

Le décret devait être publié et affiché sur-le-champ. Il pouvait devenir pour les sections un programme, comme il était déjà un encouragement. Il les séparait de la Commune, et, par une tactique semblable à celle que Rabaut venait de suggérer à l'égard du Comité de salut public, il plaçait la Convention impuissante et désarmée sous la sauvegarde d'une puissance capable d'action. Pareillement, Camboulas fit décréter que le Conseil exécutif aurait à rechercher et à poursuivre ceux qui avaient fait sonner le tocsin, fermer les barrières et tirer le canon. II était quatre ou cinq heures du soir.

Pendant ce temps, à la Maison commune, le comité révolutionnaire et le Conseil général stimulaient le zèle des sectionnaires qui venaient aux renseignements. La voix du peuple en courroux, le tocsin, la générale, le canon d'alarme, tout était obscur : Des bruits faux couraient : un désastre aux armées ou en Vendée. Le Conseil exécutif les faisait démentir par des affiches placardées d'urgence. Les citoyens se rendaient à la salle de leur section, où les sans-culottes n'étaient pas toujours les plus nombreux. A une heure, la section des Lombards, qui est pourtant au centre de la ville, demandait encore à la Commune si elle devait faire battre la générale et sonner le tocsin. Ce fut seulement vers quatre ou cinq heures du soir, quand le tocsin se tut enfin, que les sections armées s'ébranlèrent pour se rendre aux abords de la Convention. On disait que les hommes de la Butte des Moulins (Palais-Royal) avaient arboré la cocarde blanche.

Vers deux heures et demie, sur la demande du Conseil général, cinq membres nouveaux avaient été adjoints au comité révolutionnaire ; tous anciens membres de la Commune du Dix Août, et presque tous restés en fonctions : Cailleux, des Amis de la Patrie (ci-devant du Ponceau, porte Saint-Denis), fabricant de gaze, Duroure, du faubourg Montmartre, le trésorier de la Société des hommes du Dix Août, un ex-gentilhomme très riche, ami d'Hébert et son compagnon de plaisir, Perdry, de la Butte des Moulins, Hassenfratz et Murino. Le comité compta donc 26 membres, au lieu de 9 le matin. Les citoyennes de la Société républicaine révolutionnaire auraient bien voulu en faire partie, elles aussi ; mais le Conseil général refusa, alléguant que le comité était composé des députés des 48 sections, et non pas une société réunie en club. D'autre part, plusieurs des membres du comité avaient déjà disparu, ou furent éliminés, comme l'Espagnol Guzman, que le Juif Pereyra, d'accorde avec le Comité de salut public, dénonça comme suspect, et qui fut arrêté peu après. Le soir ou le lendemain, quatre nouvelles adjonctions furent décidées : Marquet, de Bonne-Nouvelle, un imprimeur associé d'Hébert, Baudrais, de 1792, et Colonge, de Bonne-Nouvelle (deux membres de la Commune du Dix Août), et Genois, des Amis de la Patrie. Ainsi reconstitué, le comité révolutionnaire cessa définitivement de s'accroître.

Vers trois heures et demie, 24 membres du Conseil général quittèrent la salle des délibérations publiques pour arrêter, avec les membres du comité révolutionnaire, le texte des articles à exiger de la Convention. Ce fut Loys qui les rédigea, et ils furent signés par le poète Dorat-Cubières, secrétaire-greffier adjoint de la Commune. Le ton en est impératif. Pour la seconde et dernière fois, les commissaires des 48 sections se présentent à l'Assemblée ; nous ne quitterons cette enceinte que ces mesures n'aient été converties en décret. Les articles se ramènent à 14, dont les 7 premiers seulement furent lus à la Convention :

1. Le décret d'accusation contre 22 Girondins. 2. Contre les Douze. 3. Création d'une armée révolutionnaire des sans-culottes dans toutes les villes, bourgs et hameaux, et qui sera forte de 20.000 hommes ;à Paris. 4. Création d'ateliers d'armes pour armer au plus tôt les sans-culottes. 5. Le pain à 3 sous la livre. C. L'arrestation de Lebrun et de Clavière. 7. La destitution de l'administration des postes et l'épuration de toutes les administrations. 8. Le désarmement, l'arrestation et la condamnation de tous les suspects. 9. Le droit de vote réservé provisoirement aux seuls sans-culottes. 10. L'accroissement du tribunal révolutionnaire. il. La création d'ateliers-asiles pour les vieillards et les infirmes. 42. La mise en application de l'emprunt forcé d'un milliard sur les riches. 13. Le payement immédiat d'indemnités aux familles des défenseurs de la Pairie. 14. L'épuration du Comité de salut public et du Conseil exécutif.

Les porteurs de l'adresse, très nombreux, se présentèrent à la Convention vers cinq heures du soir, ils furent presque aussitôt suivis d'une autre députation, présentée par Lulier au nom de l'administration du Département de Paris réunie aux autorités constituées de la Commune. Elle se contentait de dénoncer les Douze, avec six chefs Girondins, deux ministres (Lebrun et Clavière) et un ancien ministre (Roland). Suivant certains témoignages, Danton aurait participé à la rédaction de cette adresse.

Quand les pétitionnaires furent entrés, la gauche passa à droite, où les bancs commençaient à se vider, et les pétitionnaires s'assirent à gauche. Barère proposait, par mesure transactionnelle, que la Convention eût le droit de réquisitionner la force armée, et que les Douze fussent définitivement cassés. Mais le tumulte causé par les pétitionnaires suggéra à Vergniaud l'idée d'en appeler aux sectionnaires, qui arrivaient, de plus en plus nombreux, autour de la Convention : après avoir voulu mettre la Convention sous la sauvegarde du Comité de salut public, puis des sections et du Conseil exécutif, la Gironde essayait, par une manœuvre suprême, de prendre contact avec la foule elle-même. Il était trop tard. Robespierre montait à la tribune. Quelques députés seulement suivirent Vergniaud hors de la salle. La tentative était manquée. Quand ils revinrent, Robespierre, après avoir dit lui aussi qu'il était urgent de supprimer la commission des Douze, discutait les inconvénients qu'aurait provoqués, à son avis, le droit donné à la Convention de requérir la force armée.

Concluez donc, interrompit Vergniaud. — Oui, je vais conclure, et contre vous, riposta Robespierre ; ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires.

Au dehors, les sectionnaires fraternisaient. Ils étaient plusieurs milliers. A leur grande surprise, ils constataient qu'ils étaient tous patriotes, et que personne ne portait la cocarde blanche. A mesure que l'heure s'avançait et que les citoyens paraissaient plus paisibles, la Maison commune donnait des conseils moins belliqueux. L'administration des postes, immobilisée depuis le matin, demandait avec insistance qu'on autorisât le départ des courriers. Leclerc fit un rapport favorable au comité révolutionnaire, et le Comité de salut public donna des ordres en conséquence. Rapidement, la Convention vota, sur la proposition du Comité de salut public, que la force armée de Paris resterait en réquisition permanente (mais sans dire si le droit de réquisition lui appartiendrait), que les autorités constituées rendraient compte chaque jour à l'Assemblée de la situation, que le Comité de salut public rechercherait les coupables dénoncés par les pétitionnaires, que la commission des Douze serait définitivement cassée et ses papiers remis au Comité de salut public pour qu'il en rendit compte, que les sans-culottes recevraient quarante sous par jour tant qu'ils seraient sous les armes, qu'une proclamation serait adressée aux départements sur les événements de la journée, et qu'une fédération générale serait célébrée le 10 août 1793. Enfin, l'Assemblée décida qu'elle irait fraterniser avec les citoyens  des sections, en une promenade civique aux alentours des Tuileries. Ainsi fut fait. II était dix heures du soir. On illuminait au Palais-Royal. La journée révolutionnaire se terminait dans la joie.

Quel imposant spectacle offrait Paris ! écrivaient les Révolutions de Paris. Près de trois cent mille citoyens sous les armes... jaloux de manifester aux yeux de la République entière leur dévouement à la patrie et leur respect à la loi. Quelle leçon pour sept cents législateurs toujours divisés !... On demandait une fédération : en est-il de plus parfaite ?... La solennité du 31 mai !... C'était une espèce de fête nationale.

Prudhomme fardait la vérité. Le coup d'État avait échoué : le 31 mai au soir, les ennemis de la Gironde n'étaient pas plus avancés qu'au 27 mai ; un nouvel effort était nécessaire.

 

IV. — L'ACTE FINAL.

APRÈS un court moment de désarroi et de récrimination, comme il s'en produit toujours en cas d'insuccès — déjà Varlet accusait Dobsen et Pache, qu'Hébert fut obligé de défendre, — les esprits se ressaisirent à la Maison commune. Le comité révolutionnaire, présidé maintenant par Marquet, avec Clémence pour secrétaire, s'occupa d'arrêter et de désarmer les suspects. Il en avait été question la veille, on avait même voulu s'assurer de Roland, de Clavière et de Lebrun ; le Comité de salut public s'était interposé : les ministres, avait-il fait savoir au Conseil général de la Commune, appartiennent à la République ; le Comité de salut public est chargé par la Convention de les surveiller. Le comité révolutionnaire passa outre : à défaut de Roland, qui venait de prendre la fuite, il incarcéra Mme Roland, et il mit en état de surveillance permanente Lebrun et Clavière à leur sortie du Conseil exécutif (le 1er juin). Mais surtout, il prépara les opérations de la journée. Il fit courir le bruit faux qu'un important rassemblement contre-révolutionnaire se préparait aux Champs-Élysées. C'était loin : personne n'irait vérifier. Toute la journée et le soir encore, on agita devant les patriotes le péril fictif du rassemblement imaginaire. Dès le matin, Hanriot fut chargé de lever assez de troupes pour parer au danger, protéger les personnes et les propriétés. Vers trois heures, le Conseil général suspendit sa séance, et quelques-uns de ses membres s'unirent au comité révolutionnaire pour élaborer en commun une nouvelle adresse à la Convention, avec une liste de proscription. Vers cinq heures, le travail terminé fut soumis au Conseil général qui rouvrit ses portes, et approuvé à l'unanimité. Il fut décidé que 18 commissaires, dont 12 du Conseil général et 6 du comité révolutionnaire, iraient porter à la Convention l'adresse et la liste.

Mais la Convention venait elle-même de lever sa séance, une triste et morne séance. Au début, pendant l'expédition des affaires courantes, Defermon s'était plaint des entraves mises au service postal ; plus tard, Barère avait fait adopter, au nom du Comité de salut public, une proclamation qui maquillait la journée du 31 mai comme le faisait Prudhomme dans les Révolutions de Paris. C'était tout : point d'autre allusion aux événements de la veille, pas la moindre mesure de précaution et de défense. Pendant que le Comité de salut public endormait ainsi l'Assemblée dans un optimisme dont personne n'était dupe, il s'entendait avec Pache et Marat, qui s'empressèrent d'en porter la nouvelle à la Maison commune.

Je sors, dit Pache, du Comité, de salut public, où j'avais été invité à me rendre. Je l'ai trouvé dans los meilleures dispositions. Il témoigne d'une manière non équivoque le désir du bon ordre et de l'ensemble qui doit présider à toutes les démarches du peuple souverain auprès de ses représentants. Marat, qui en a été témoin, vous attestera le même fait.

Et Marat, confirmant les paroles de Pache, encouragea les communalistes :

Levez-vous donc, peuple souverain ! Présentez-vous à la Convention, lisez votre adresse, et ne désemparez pas de la barre que vous n'ayez une réponse définitive.

Il était près de sept heures. L'insurrection reprit aussitôt. Le comité révolutionnaire donna ordre de tirer le canon d'alarme et de sonner le tocsin. C'était un samedi. Les ouvriers étaient sortis de leurs ateliers. Ils se rassemblent dans leurs sections. Le tambour bat, les troupes s'assemblent. A la poste, les délégués du comité révolutionnaire décachètent les lettres, et timbrent celles dont ils autorisent la distribution au moyen d'un cachet portant ces mots : Révolution du 31 mai. Le Conseil général fait mettre à la disposition des troupes, à qui on a promis 40 s. de solde par jour, des voitures de victuailles. Le prétendu rassemblement des Champs-Élysées est censé devenu de plus en plus redoutable, mais les troupes s'arrêtent à mi-chemin, aux Tuileries, devant la Convention. Des délégués du Conseil général et du comité révolutionnaire, des officiers municipaux ceints de leur écharpe, accompagnés de militaires porteurs de flambeaux, vont porter aux sections les nouvelles utiles et stimuler le zèle des sans-culottes. Quelques-uns des Girondins les plus connus s'étaient réunis chez Meillan, près des Tuileries, à l'issue de la séance de la Convention. Ils entendaient le tumulte de l'insurrection qui recommençait. Que faire ? Fuir ? Se cacher ? Ils ne pouvaient plus rien. C'était l'effondrement. Aux Jacobins, Leclerc s'écriait :

L'agonie des aristocrates commence.... La Commune est debout, le peuple se porte à la Convention. Vous êtes peuple, vous devez vous y rendre.

Et, dès dix heures du soir, les Jacobins levèrent leur séance. Depuis plus d'une heure, la Convention était investie par les sections armées.

Je me mêlai dans les groupes, raconte le député Centriste Lozeau, pour savoir quelle en était la raison. Partout on se faisait la même question, sans qu'on pût donner de réponse. On disait cependant que c'était pour obtenir la détention des membres de la Convention qui avaient été dénoncés. Je parcourus tout un bataillon. Les soldats me dirent qu'ils ignoraient la cause de ce mouvement, qu'elle n'était connue que de leurs chefs.

Cependant une centaine de députés étaient présents. Le Centriste Grégoire, ancien président, monta au fauteuil, bien qu'il n'y eût pas de convocation régulière. La droite était vide. La députation de la Maison commune est introduite. Hassenfratz donne lecture de l'adresse : le peuple est levé, il est debout, et de la liste (23, 24 ou 27 noms, d'après les diverses transcriptions, dont 2 membres seulement de la Commission des Douze). Le décret d'accusation doit être rendu sans désemparer. Il faut en finir. Legendre trouvait que c'était trop peu : il demande l'arrestation de tous les appelants, au nombre de 287. C'était vraiment beaucoup. Marat lui-même n'allait pas si loin. Le Comité de salut public, représenté par Cambon et Barère, se fit renvoyer la pétition, à charge d'en présenter rapport sous trois jours. Il était près de minuit. La séance prit fin. Le rassemblement se dispersa. L'insurrection n'était pas encore victorieuse.

Le lendemain, 2 juin 1793, à l'aube, vers quatre heures du matin, le comité révolutionnaire siégeait déjà à la Maison commune. Il arrête d'abord que :

Des commissaires se transporteront sur-le-champ au Comité de salut public pour lui demander qu'il lasse son rapport, de manière que l'Assemblée décrète que les chefs de la faction ont perdu la confiance publique, qu'ils soient en conséquence mis en état d'arrestation, sauf au peuple à suivre la demande en accusation....

et ensuite :

Que le commandant (Hanriot) fera dès le matin environner la Convention d'une force armée respectable, de manière que les chefs de la faction puissent être arrêtés dans le jour, dans le cas où la Convention refuserait de faire droit sur la demande des citoyens de Paris.

Tout le programme de la dernière journée révolutionnaire était ainsi très nettement défini. Les hommes du comité savaient ce qu'ils voulaient — on ce qu'on voulait d'eux.

Ils prirent encore d'autres mesures de précaution. Les journaux et les journalistes modérés pouvaient être dangereux : on supprimera les journaux, on arrêtera les journalistes. Une suprême adresse à la Convention était nécessaire ; elle fut rédigée, plus brève et plus énergique encore que les précédentes, par Marquet, le président du comité révolutionnaire, assisté de Marchand comme secrétaire. Un peu après neuf heures du matin, comme le Conseil général venait d'entrer en séance, le comité vint lui donner lecture de l'adresse, qui fut adoptée unanimement. Il fut décidé qu'une nombreuse députation la porterait à la Convention. Ensuite, Hanriot rendit compte à la Commune des dispositions qu'il avait prises sur l'ordre du comité révolutionnaire. Tout était en règle : plus de quarante traîtres seront arrêtés d'ici à ce soir.

Tout était en règle, en effet, et les postes bien garnis. La Convention se trouvait complètement investie. Hanriot avait utilisé non seulement les sections armées et leurs hommes, soldés à quarante sous par jour avec rappel de solde pour les deux précédentes journées de travail, mais aussi les héros à 500 livres, qui attendaient dans la banlieue, à Courbevoie, à Rucil, leur départ pour la Vendée, et encore les mercenaires allemands de la légion Rosenthal. S'il faut en croire certains témoignages, les bataillons de la garde nationale qui passaient pour modérés, et dont on pouvait par conséquent se défier, avaient été placés en arrière, du côté des Champs-Élysées, de manière à ne pouvoir intervenir. Des victuailles et des boissons étaient distribuées aux troupes. Plus de canon d'alarme ni de tocsin : rien que la générale, qu'on entendit battre depuis six heures du matin ; la mobilisation avait été toute militaire. Elle comprenait toutes les armes : de l'artillerie, dont les canons étaient braqués aux portes de la Convention avec grils et boulets préparés, de la cavalerie sur les deux places, de l'infanterie formant haie compacte tout autour du palais, sur le quai et dans le jardin. On était au dimanche, il faisait beau temps ; les curieux, les femmes, les manifestants étaient plus nombreux encore qu'à l'ordinaire ; ils fraternisaient avec les soldats, encombraient les tribunes, obstruaient tous les passages.

La séance de la Convention avait commencé vers dix heures, avant que l'investissement militaire fût terminé. Elle fut d'abord relativement paisible. La correspondance et les rapports donnèrent de mauvaises nouvelles de l'intérieur : de Lyon, de la Vendée, des Cévennes, des Bouches-du-Rhône. En quelques mots incisifs, Jeanbon justifia la politique des représentants envoyés dans les départements.

Il faut de grandes mesures révolutionnaires. Dans les temps de calme, on peut arrêter une sédition par les lois ordinaires ; mais lorsqu'il y a un grand mouvement, lorsque l'audace de l'aristocratie est portée à son comble, il faut avoir recours aux lois de la guerre. Cette mesure est sans doute terrible, mais elle est nécessaire ; vainement vous en emploieriez d'autres.

Il ne concluait pas qu'il fallait mutiler la Convention, mais les communalistes, informés presque minute par minute de ce qu'on disait à la Convention, arrêtèrent à l'unanimité que l'audace des contre-révolutionnaires leur imposait, plus que jamais, de prendre de grandes mesures de sûreté générale.

A la Convention, Lanjuinais dénonçait maintenant le nouveau mouvement qui se préparait, et, malgré les interruptions ou les menaces de la gauche et des tribunes, il réussit à proposer la cassation de toutes les autorités révolutionnaires de Paris, y compris le comité révolutionnaire, et la mise hors la loi de tous ceux qui voudront s'arroger une autorité nouvelle et contre la loi. La proposition, dont le moindre défaut était de venir beaucoup trop tard, ne fut même pas discutée : la députation des 48 sections et de tous les corps constitués du département de Paris entrait dans la salle il était environ deux heures —, et Marquet, le président du comité révolutionnaire, lisait sa sommation :

Délégués du peuple (il avait d'abord écrit, puis biffé le mot : représentants, qu'il jugea sans doute trop respectueux), depuis quatre jours le peuple de Paris n'a pas quitté les armes.... Le flambeau de la liberté pâlit, les colonnes de l'égalité sont ébranlées, les contre-révolutionnaires lèvent la tète. Qu'ils tremblent ! La foudre gronde et va les pulvériser... Et pour la dernière fois, les factieux de la Convention sont dénoncés. Il faut à l'instant qu'on les décrète d'accusation. Le peuple est las.... Sauvez-le, ou il va se sauver lui-même.

Mallarmé invita les pétitionnaires aux honneurs de la séance, mais, après une courte discussion, la Convention se contenta de renvoyer l'adresse au Comité de salut public, et sans obligation de rapport immédiat.

Aussitôt le vote acquis, les pétitionnaires se lèvent, montrent le poing à la droite, qu'ils menacent : Le peuple se sauvera lui-même ! et sortent bruyamment. Les tribunes se vident. On crie : Aux armes ! Les troupes prennent leur rang. Quelques Girondins, jugeant la partie perdue, réussissent à fuir. Les députés qui arrivent en retard à la séance sont accompagnés de sentinelles devant et derrière. L'Assemblée commence à faiblir. Bichon dit : Sauvez le peuple de lui-même, sauvez vos collègues, décrétez les arrestations provisoires. Peut-être jugeait-il l'arrestation moins dangereuse que l'accusation. La droite protesta. Mais il fut décidé que le Comité de salut public ferait son rapport immédiatement. Levasseur (de la Sarthe) entreprit de justifier le décret d'arrestation. Il fut interrompu par un tumulte aux portes de la salle : les militaires, les femmes et les manifestants empêchaient les députés de sortir.

 Le bruit et l'émotion duraient encore que Delacroix (l'ami de Danton) faisait voter, au nom du Comité de salut public, et sans examen, un décret instituant une armée révolutionnaire de 6.000 hommes dans le département de Paris, à la solde de 40 sous par jour. Le projet venait directement du comité révolutionnaire, qui n'avait obtenu, le 31 mai, qu'un vote de principe à la Convention sur la solde ; il l'avait soumis de nouveau, la veille au soir, au Conseil général de la Commune. Où sont les fonds ? avait demandé Chaumette. — On les demandera à la Convention, répondit le comité, et, au moment où Delacroix faisait voter le décret, sinon même un peu auparavant, le comité révolutionnaire informait le Conseil général qu'il était en état de payer leurs 40 sous aux militaires. La distribution d'assignats semble avoir commencé presque aussitôt. Le décret pris sur l'initiative du Comité de salut public d'accord avec le comité révolutionnaire mettait ainsi à la charge de l'État les frais de la mobilisation populaire organisée contre la Convention. S'il passa si aisément, c'est qu'on attendait le rapport du Comité de salut public sur la pétition des Parisiens. Barère l'apporta enfin. Il proposait que les députés dénoncés se suspendissent volontairement.

C'était un compromis. Isnard prit le premier la parole :

Je le déclare, si mon sang était nécessaire pour sauver la patrie, sans bourreau, je porterais ma tête sur l'échafaud, et, moi-même je ferais filer le fer fatal.

Conséquemment, il donnait sa démission. Le médecin Lanthenas, l'évêque Fauchet, le vieux Dussaulx firent comme lui, mais sans rodomontades. Par contre, Lanjuinais et Barbaroux protestèrent avec indignation. A gauche, Marat, Billaud n'étaient pas moins mécontents. La foule se fit menaçante. Boissy d'Anglas, qui avait voulu sortir, eut grand'peine à se dégager des sentinelles, et fut repoussé dans la salle les habits déchirés. Les soldats couchaient en joue les députés. Danton s'indignait et avouait que la majesté nationale était outragée. Delacroix lui-même était insulté. Il fit voter un décret ordonnant à la force armée de se retirer, et Barère proposa que la Convention le notifierait elle-même aux militaires.

Il était 5 heures du soir, Mallarmé avait cédé le fauteuil à Hérault de Séchelles. La Convention sortit processionnellement, huissiers en tête, le président couvert, les députés découverts. L'heure qui suit est décisive. Personne ne pouvait savoir comment tourneraient les choses. Hanriot était dans la cour du palais avec son état-major et ses canons. Les témoignages diffèrent sur le dialogue qu'il tint avec le président. Les Girondins et les Centristes racontent qu'il répondit grossièrement à la notification du décret ; les Montagnards passent l'incident sous silence ; Varlet, quand il alla faire son rapport à la Maison commune, déplora qu'Hanriot eût été trop modéré. S'il avait cédé, le Comité de salut public Danton, Delacroix, Barère — devenait le maître de l'heure. Il avait louvoyé entre l'insurrection et la Convention, pour s'en faire l'arbitre supérieur, et il s'était mis secrètement de connivence avec l'insurrection contre la Convention, parce qu'il escomptait que l'insurrection lui céderait au moment voulu, comme il avait cédé lui-même à l'insurrection.

Hanriot refusa de quitter la place. Alors les députés firent le tour du palais. Partout ils trouvèrent les issues gardées. La troupe criait à leur passage : Vive la République ! Vive la Montagne ! Donnez-nous une Constitution. Vous avez beau faire, vous ne sortirez pas. Nous voulons les traîtres. Soyez unis. Vive la Liberté !Ce dernier cri, raconte un député, ce cri ironique nous perçait le cœur. Les soldats n'étaient pas irrespectueux, mais ils ne laissaient passer personne. Depuis trois jours qu'on les tenait en alerte, ils en avaient assez, ils voulaient en finir. Puisqu'il y avait des conspirateurs à la Convention, ne fallait-il pas les arrêter, comme on arrêtait les suspects ?

Tout à coup on vit accourir Marat, qui était resté en arrière. Il était escorté d'environ cent cinquante sans-culottes qui l'acclamaient : Vive Marat ! Vive l'ami du peuple ! Marat lui-même criait : Il vous faut un chef, vous ne pouvez pas vous sauver. Espérait-il que les soldats le proclameraient tribun du peuple ? Qui sait ? Le moment était unique, et il paraissait favorable. Déjà, le 31 mai, Marat avait déclaré publiquement que le moment était venu où la nation devait se donner un chef. Mais les troupes, qui n'avaient pas bougé devant la Convention, ne bougèrent pas pour Marat. Déjà les Jacobins de stricte observance, Robespierre, Billaud, regardaient Marat avec sévérité et défiance. Il eut à s'excuser devant eux, le lendemain. Il usa de subterfuge et de distinctions verbales : Je demande un guide, un chef, et non pas un maitre : ces mots ne sont pas synonymes. Personne ne s'y laissa prendre : on savait depuis longtemps que Marat — comme Sieyès à l'autre extrémité des opinions — était républicain monarchiste. Devant Hanriot, toutes les combinaisons de Danton s'étaient écroulées ; devant les troupes, les ambitions de Marat s'écroulèrent. Durant les jours qui précèdent et jusqu'à la sortie de la Convention, le fameux triumvirat Montagnard avait été une réalité : Danton, Marat et Robespierre s'étaient trouvés à peu près d'accoà1. Quand la Convention rentra, ce n'étaient pas seulement les Girondins qui étaient vaincus, mais encore Danton et Marat.

Marat était fin, et très vite il comprit qu'il se perdait en insistant. Ce fut lui qui fit rentrer les députés dans la salle : Je vous somme, au nom du peuple, de retourner à votre poste, que vous avez lâchement déserté. Les députés obéirent. Ils étaient abattus et silencieux, dans un état pénible de faim, de fatigue et de désespoir. La Terreur planait. Couthon en fit une idylle :

Vous avez marché vers le peuple, partout vous l'avez trouvé bon, généreux et incapable d'attenter à la sûreté de ses mandataires, mais indigné contre les conspirateurs qui veulent l'asservir.

Il semble que pendant plus d'une heure on ait hésité encore. Puis on opéra quelques radiations ; les démissionnaires, deux des membres de la Commission des Douze qui s'étaient opposés aux arrestations (Boyer-Fonfrède et Saint-Martin-Valogne), un autre encore, sur la demande personnelle de Marat (Ducos). Le décret d'arrestation nomma finalement 29 députés (dont 10 des Douze) et les deux ministres Clavière et Lebrun. Il n'y eut pas d'appel nominal. La droite s'abstint. Il était approximativement neuf heures du soir.

La séance allait être levée, quand le président donna lecture d'un message du comité révolutionnaire, signé Laugier, Loys et Dunouy. Le décret que vous venez de rendre est le salut de la République ; nous venons offrir de nous constituer en otages, en nombre égal à celui des députés mis en état d'arrestation, pour répondre à la France entière de leur sûreté. Barbaroux et Lanjuinais repoussèrent la singulière caution qui leur était ainsi offerte, et la Convention passa outre. Sans le savoir, elle imitait le Conseil général de la Commune, qui avait pareillement, sur la demande de Chaumette, passé à l'ordre du jour, lorsque, vers la fin de l'après-midi, le comité révolutionnaire lui avait fait part de son projet. Ce fut tout ensemble le dernier acte et le premier insuccès du comité révolutionnaire. A mesure que la victoire semblait plus certaine, la Commune reprenait la plénitude de son autorité. Elle avait commencé par se donner le titre de Conseil général révolutionnaire, afin que le comité ne fût pas seul à se parer du prestige révolutionnaire. Puis, elle transmit de la part du Comité de salut public au comité révolutionnaire l'invitation de se réduire à 9 membres seulement, comme au matin du 31 mai, sauf à se compléter avec des adjoints. En fait, le comité révolutionnaire disparut aussi vite qu'il s'était constitué (6 juin).

Mais ses membres avaient fait preuve de courage, et ils avaient rendu à leur cause des services décisifs. Par leurs origines, ils représentaient exactement la population parisienne, qu'ils personnifièrent et dont ils furent les vrais maîtres pendant quelques heures : bourgeois, nobles, marchands, intellectuels, fonctionnaires, étrangers suspects, ouvriers, il ne manquait qu'un curé pour que la galerie fût complète. Seuls, ils ont eu l'audace de risquer leur tête, non sans d'habiles précautions, il est vrai. Au début, ils avaient mis leur responsabilité à l'abri derrière l'assemblée anonyme de la Grand'Salle de l'Évêché, qui était censée représenter elle-même les sections anonymes. De même le Conseil général de la Commune couvrait sa responsabilité derrière le comité révolutionnaire ; de même enfin le Comité de salut public s'abritait derrière la Maison commune, si bien qu'en cas d'échec, personne parmi les insurgés ni parmi leurs complices n'eût été à vrai dire responsable. Rien de moins spontané ni de mieux concerté. L'organisation était combinée à la fois pour l'attaque victorieuse et la défense en cas d'échec.

 Les contemporains ont donné à l'événement le nom de Révolution du 31 mai. L'expression est doublement inexacte, et mieux vaudrait dire : coup d'État du 2 juin. En histoire, les coups d'État présentent tous des caractères identiques. Deux grands corps ou fractions de corps politiques sont en conflit : l'un annule ou mutile l'autre. Par définition, le coup d'État est donc un attentat contre la liberté publique, qui réside essentiellement dans l'équilibre des pouvoirs organisés. L'acte est brusque, et toujours il se revêt de formes légales, car l'agresseur, quel qu'il soit, possède des pouvoirs réguliers, puisqu'il fait partie d'un corps constitué. Le coup d'État est par nature hypocrite. L'agresseur est toujours victorieux ; il prend l'offensive à sou heure, et il ne la prend que lorsqu'il sait qu'il a la force, plus précisément : la force armée. Le coup d'État est toujours militaire. L'acte est bref, mais préparé d'avance, soigneusement. Étant bref et de prétention légale, il peut se donner l'allure pacifique. Sauf accident, le coup d'État n'est pas sanglant. Enfin le mouvement ne monte jamais de bas en haut ; il n'est ni démocratique, ni révolutionnaire ; il a lieu horizontalement en quelque sorte, au même plan supérieur, et, pour y participer activement, il faut faire partie des corps politiques qui interviennent. Le peuple n'est que le spectateur, le comparse ou l'instrument. D'où il résulte que le coup d'État — ce qui le distingue de la Révolution — ne marque jamais l'avènement d'une classe sociale ou d'une génération nouvelle. Il n'a d'autre effet que de substituer violemment un personnel gouvernemental à lin autre. La proscription des Girondins a été opérée par le coup d'État du 2 juin, et la coalition des Montagnards et des communalistes organisés légalement a mutilé la Convention. Les grandes journées révolutionnaires des années précédentes, du 14 juillet au 10 août, ne sont pas des coups d'État au sens exact du mot. Le 2 juin 1793 est au contraire le prototype de tous les coups d'État ultérieurs, jusqu'au 18 brumaire, jusqu'à l'établissement de l'Empire. Seule, l'existence de l'éphémère comité des Neuf lui confère encore des allures populaires, et sauvegarde la fiction révolutionnaire.