HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LA CONVENTION GIRONDINE.

CHAPITRE III. — L'INITIATIVE DE LA TERREUR.

 

 

I. — LES JOURNÉES DE MARS.

EN décembre 1792, le setier de blé pesant 240 livres valait de 26 à 33 l. au nord de la Loire, dans la région parisienne, normande et bretonne, de 36 à 45 l. de la Charente-Inférieure, la Gironde et la Haute-Garonne à la Côte-d'Or et aux Vosges, de 46 à 55 l. dans la région lyonnaise, et au-dessus de 56 l. dans le massif central et le Sud-Est. Tous ces cours dépassaient ceux des années qui avaient précédé la Révolution et dont la moyenne générale était d'environ 24 1., mais les difficultés s'accentuaient surtout dans les régions où le blé était le meilleur marché : autour de Paris, en divers endroits des départements de Seine-et-Oise, de l'Yonne, de l'Eure et de la Seine-Inférieure, de la Somme et de l'Aisne, dans quelques grandes villes, à Paris d'abord, à Rouen, et, au Sud, à Lyon et Marseille. Il n'y eut de troubles graves qu'à l'Ouest : en novembre, les ouvriers de la verrerie de Montmirail, près Mamers, dans la Sarthe, se soulevèrent et, ne pouvant sans doute obtenir une augmentation de salaire, réclamèrent la taxe du pain à 2 sous la livre. Des bandes séditieuses parcourent le pays compris entre le Mans, la Flèche, Tours, Blois, Orléans, Chartres et Nogent-le-Rotrou. Trois députés envoyés à Chartres comme commissaires par la Convention furent entourés par une foule furieuse, menés au marché et obligés par la force de consentir à taxer le pain (29 novembre). La Convention les désavoua. Les gardes nationales et quelques troupes rétablirent l'ordre, sans effusion de sang.

Les prix haussaient. et pourtant la récolte de 1792 était bonne. C'est que les espèces sonnantes n'ont pas été supprimées par l'assignat, elles se cachent le plus possible, mais elles existent, et c'est par rapport à elles qu'est déterminé le cours du papier. On a donc deux monnaies coexistantes dont le chiffre total a grandi plus vite que la productivité du pays : disproportion qui se traduit par une hausse générale des prix. De plus, le cours de l'assignat est instable. Des émissions nouvelles sont toujours possibles. La valeur du papier est incertaine. Or, le blé est au contraire une denrée de première nécessité, et son évidente valeur est une des causes de l'élévation des cours. Vendre, c'est en effet échanger le certain pour l'incertain. L'opération est trop aléatoire. On ne vend que quand on ne peut faire autrement. Au surplus, toutes les prévisions semblent indiquer que les assignats continueront à baisser. Donc mieux vaut attendre que vendre. Les prix seront d'autant plus élevés que l'assignat sera plus bas. — Le paysan qui produit peut-il attendre ? Oui, et plus aisément qu'avant la Révolution. Il est libéré des servitudes féodales. Il se libère des contributions, qu'il paie mal et que l'État est impuissant à faire rentrer. S'il n'est pas propriétaire, il peut temporiser pour son fermage. Le propriétaire ne se soucie pas que le prix du bail soit acquitté en assignats : s'il peut attendre, il attendra volontiers que le cours du papier se raffermisse et présente plus de garanties. Ainsi le paysan ne vend pas son blé parce qu'il escompte la baisse du papier, et il ne paie pas son propriétaire parce que celui-ci escompte le tassement du cours des papiers ; leur raisonnement est contradictoire, mais le résultat est identique : ils attendent l'un et l'autre. La hausse du blé n'est pas due seulement à l'insécurité des échanges ; elle apparaît comme le premier signe visible et tout ensemble comme la conséquence de l'amélioration des conditions sociales dans les campagnes depuis que la Révolution a commencé. — Elle a d'autres causes encore. La vente des biens nationaux, les surenchères faites dès l'origine, les premières reventes, le capital consacré à l'exploitation des terres nouvellement acquises : ce sont là autant de faits qui concourent tous au même résultat, qui est de renchérir la terre et par conséquent de hausser les prix. D'autre part, la hausse des prix provoque la hausse des salaires, et la hausse des salaires à son tour accélère la hausse des prix. La guerre, qui prend aux armées tant d'hommes valides, raréfie la main-d'œuvre et facilite la hausse des salaires. La diminution de la main-d'œuvre diminuera peut-être la production, et, dans quelques mois, la guerre civile diminuera effectivement, supprimera même les forces productrices de régions entières. Et les prix haussent quand la production diminue, les besoins restant les mêmes.

Contre toutes ces causes, la Convention ne vit d'abord qu'un seul remède : la liberté. Elle la proclama expressément dans ses décrets du 30 novembre et du 8 décembre 1792. Robespierre et Saint-Just étaient ici d'accord avec Roland. Mais les discussions, souvent fort remarquables, qui furent instituées à plusieurs reprises sur la question des subsistances, décèlent les premiers indices d'une orientation nouvelle. C'est, le 16 novembre, le député Beffroy qui déclare : Partout le peuple vous demande du pain, mais il demande surtout des lois qui en assurent ; c'est, le 19 novembre, une députation de Seine-et-Oise qui demande de fixer le maximum du prix des grains et des farines ; c'est le 29 novembre, ce mot profond de Saint-Just : Un peuple qui n'est pas heureux n'a point de patrie, et, le 2 décembre, cette déclaration de Robespierre : Le premier des droits, c'est celui d'exister. La propriété ne peut jamais être en opposition avec la subsistance des hommes : tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière ; il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle.

Pratiquement la liberté du commerce n'excluait pas, même pour les Girondins et pour les économistes de stricte observance, l'intervention de l'État et des corps constitués. Dès le 3 novembre, le ministre de l'Intérieur était crédité de 12 millions pour achats de blé à l'étranger.

Les municipalités ne restaient pas inactives. Souvent, elles se contentaient de délivrer aux indigents de la farine ou du pain, soit gratuitement, soit aux prix usuels, tels qu'ils étaient pratiqués avant la hausse. L'opération est dans ce cas assimilable à un acte d'assistance publique. Elle se compliquait dans les grandes villes dont les municipalités achetaient le blé en grande quantité et parfois fort loin, sinon même à l'étranger. Ces achats étaient destinés à compléter l'approvisionnement des marchés locaux. Pour en couvrir le montant, la Convention votait des avances et autorisait l'établissement de souscriptions volontaires ou d'impôts supplémentaires levés sur les riches : à Rouen (8 octobre et 3 décembre), à Marseille (23 novembre 1792 et 25 février 1793). De même à Lyon (24 novembre 1792 et 18 février 1793), où la question des subsistances s'aggravait d'une crise manufacturière très aiguë.

A Paris, la question des grains était plus compliquée encore qu'à Lyon, Marseille ou Rouen : les achats faits par la ville devaient, non pas seulement approvisionner le marché, mais réagir contre la tension des cours. Ainsi, la Commune achetait cher et revendait bon marché, ou, quand elle revendait au cours du commerce, elle indemnisait par des primes les boulangers de la ville pour que le pain restât au même prix. Elle y perdait quotidiennement 12.000 l. Il en résultait que les marchands ne venaient plus vendre, puisqu'ils étaient concurrencés par l'autorité publique qui travaillait à perte. Il en résultait encore que les habitants de la banlieue, au lieu de vendre à Paris, venaient y acheter puisque le cours de 12 sous le pain de 4 livres y était d'un ou deux sous moins cher que chez eux. En conséquence, les Parisiens avaient souvent de la peine à acheter leurs provisions, et les ménagères étaient contraintes de faire queue dès le matin chez les boulangers. Roland avait inutilement signalé le danger : la Commune continuait ses achats et ses ventes.

Le renouvellement des membres du Conseil général de la Commune n'était pas encore terminé ; il restait à procéder au scrutin épuratoire, qui permettait aux sections d'exclure les élus des autres sections ; mais les votes déjà émis n'étaient pas en faveur de la politique Girondine ou modérée. Le Montagnard Pache était élu maire (14 février) à la place de Chambon ; Beurnonville lui succéda au ministère de la Guerre. Dans le mécontentement et l'inquiétude, dans les obscures délibérations des sections et des clubs de quartier fermentait un parti nouveau, anonyme, prolétaire, spontané, qu'on appela plus tard les Exclusifs, les Enragés, les Exagérés, les Anarchistes, les Hébertistes. Au vrai, aucun de ces termes n'est exact, et moins que tous les autres le dernier, bien qu'il soit le plus répandu, car Hébert n'a jamais été le chef du mouvement. C'est un prêtre, Jacques Roux, membre de la Commune pour la section des Gravilliers, qui parait, en février, avoir personnifié l'opinion nouvelle. Rien n'indique qu'il ait voulu transformer la propriété. Il n'est pas socialiste. Mais il proteste contre les accapareurs, contre la hausse factice des prix. Il tient apparemment pour stériles et raines les discussions politiques entre Girondins et Montagnards. Il n'est ni Girondin ni Montagnard, même pas Maratiste, encore qu'il se vante d'être le Marat du Conseil général de la Commune. Du peu qu'on sait de lui, il semble qu'il ait considéré les questions économiques comme les seules vitales. Au besoin, il les imposera à la Convention par une pression de la force révolutionnaire.

En termes de plus en plus arrogants, les délégués des sections demandèrent à la Convention l'établissement d'un maximum des prix (3 et 12 février). La Convention autorisa Paris à lever une contribution extraordinaire de 4 millions en forme de supplément, proportionnel sur la contribution foncière, et progressif sur la contribution mobilière ; les fonds, sur lesquels l'État consentait une avance immédiate d'un million, devaient être consacrés aux subsistances (7 février). Mais les prix continuèrent à monter. Le pain passait de 3 sous à 3 sous 3 deniers la livre, le sucre augmentait, le savon doublait. Le 24 février, des femmes pillèrent sur les bords de la Seine des bateaux chargés de savon qui y étaient amarrés, et des députations tumultueuses de ménagères et de blanchisseuses vinrent protester à la Convention contre la hausse des denrées. Absorbée par l'émeute, la Convention votait, sans y prêter grande attention, les dernières dispositions de la loi militaire adoptée le 21, et notamment la levée de 300.000 hommes. Le 25, on pille des épiceries. Dans un article d'une violence extrême, et qui est daté du même jour, Marat approuvait que le peuple se fit ainsi justice contre les accapareurs, suppôts de l'ancien régime ; à l'Hôtel de Ville, J. Roux qualifiait les pillages de restitution. Vers le soir, l'émeute cessa d'elle-même, et les patrouilles, mises enfin en circulation, n'eurent pas grand'peine à rétablir l'ordre, et à le maintenir le lendemain (26 février), quand quelques groupes isolés essayèrent de recommencer l'assaut des boutiques. La Convention vota une nouvelle avance de 7 millions à Paris pour ses subsistances ; mais elle passa outre quand Salle demanda qu'on décrétât Marat d'accusation et Bancal qu'on l'enfermât comme fou. Les Montagnards accusèrent les aristocrates et les hommes d'État d'avoir été les instigateurs de l'émeute ; les Girondins accusèrent les Montagnards ; la Commune se débarrassa de Jacques Roux qu'elle fit exclure au scrutin épuratoire, et ceux des pillards qu'on avait arrêtés furent déférés au tribunal criminel de Seine-et-Oise.

Tout n'est pas clair dans les journées de février, tout est obscur dans les journées de mars. Danton avait fait une courte apparition à Paris (il y était le 24 février) ; mais, en apparence, il était absorbé par ses affaires de famille (sa femme, Gabrielle Charpentier, venait de mourir, le 11), et il était de retour à Bruxelles le 5 mars. Le même jour, à Paris, on a de mauvaises nouvelles de l'armée. L'invasion projetée en Hollande échoue, mais la frontière n'est pas menacée, et le péril n'est en rien comparable à celui qui menaçait Paris six mois auparavant, en septembre 1792. La Convention décrète l'envoi au front des fédérés départementaux encore à Paris. Les sections et les rues restent calmes. Deux jours se passent.

Le 8 mars, Danton et Delacroix sont de retour de Belgique. Alors tout change, brusquement. Trois journées angoissantes commencent, qui sont les journées de Danton. Oui, il faut le dire à la France entière : si vous ne venez pas au secours de vos frères de Belgique, déclare Danton à la Convention, il peut en coûter des millions sans nombre, et peut-être plus de 600.000 hommes ! Danton savait mieux que personne que ce n'était pas vrai, et il est seul en effet à tenir pareil langage ; mais il voulait faire peur. Et il continue en termes enflammés : Citoyens, vous n'avez pas une minute à perdre. La loi sur le recrutement sera d'exécution lente ; des résultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent à l'imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris donne à la France l'impulsion qui l'année dernière a enfanté nos triomphes. S'il est bon de faire des lois avec maturité, on ne fait bien la guerre qu'avec enthousiasme. Et Danton demande que deux députés aillent, le soir même, dans chacune des 48 sections de Paris, échauffer les esprits et activer le recrutement. La Convention en ordonne ainsi, et qu'elle enverra aussi des commissaires dans les départements.

Donc, le 8 mars au soir, 48 réunions publiques sont tenues dans Paris, auxquelles assistent une centaine de députés, presque tous Montagnards. Partout on les accueille avec chaleur. Il leur arrive d'entendre morigéner la Convention : mais c'est assez l'habitude des Parisiens de faire la leçon au pouvoir établi. D'ailleurs, ils affirment leur patriotisme, ils fourniront à l'armée tous les soldats qu'il faut. Mais ils ont l'enthousiasme ombrageux. Dans quelques sections, on remarque que les riches ne veulent ni donner ni marcher. On craint que le sort des volontaires ne soit pas assuré, quand ils reviendront, victorieux sans doute, mais blessés peut-être et sans ressources. Surtout, on craint les traîtres et les conspirateurs. Il ne faut pas qu'il en reste à intriguer par derrière. A l'Oratoire, en présence de Bentabole et de Tallien, au Louvre, en présence de Jeanbon et de David, les sections demandent que, pour mater les traîtres de l'intérieur, on institue un tribunal révolutionnaire. Aux Jacobins, un groupe de patriotes exaltés, réunis en Société des défenseurs de la République, réclame déjà l'insurrection, le tocsin, et qu'on punisse immédiatement les conspirateurs.

Le lendemain (9 mars) au matin, les abords de la Convention sont tumultueux ; les tribunes sont combles ; beaucoup de députés de la droite ne sont pas venus ; ils savent que les traîtres dont on parle, ce sont eux-mêmes. L'Assemblée, sur la proposition du Comité de défense générale, dont Carnot est le rapporteur, décide qu'elle enverra des commissaires dans tous les départements sauf quatre (Paris, la Corse, le Mont-Blanc et Jemmapes), comme elle en a envoyé la veille dans les sections. Les députés, au nombre de 82, iront 2 par 2 dans 41 sections composées chacune de 2 départements. Les commissaires délégués la veille dans les sections commencent leurs rapports. Le vœu pour la création d'un tribunal révolutionnaire est converti en motion par Carrier, soutenu par Robert Lindet et Léonard Bourdon, et, malgré un essai d'opposition de Lanjuinais, adopté en principe par décret.

La séance, levée à cinq heures, recommence à neuf heures et dure jusqu'à une heure du matin. En fait, l'Assemblée ne délibère pas. Elle est ouverte aux sections qui défilent. La terrasse des Feuillants, les tribunes sont remplies. Une petite bande parcourt Paris, vocifère dans les rues, envahit les imprimeries des journaux Girondins, brise les presses de Gorsas au Courrier des départements, rue Tiquetonne, de Condorcet, à la Chronique de Paris, rue Serpente. La Convention en est avisée, mais n'y peut rien. Aux Jacobins, l'agitateur Desfieux laisse entendre que Robespierre est favorable à l'organisation immédiate d'un tribunal révolutionnaire : Desfieux, marchand de vin, que Vergniaud qualifiait d'escroc et de banqueroutier, était l'un des affiliés les plus sùrs du conspirateur royaliste Batz, à qui il donnait parfois asile chez lui. La tactique des contre-révolutionnaires était de pousser aux mesures les plus violentes.

Le lendemain, 10 mars, était un dimanche. Dès le matin, l'effervescence recommence, plus vive encore que la veille, autour de la Convention. Les bruits les plus divers et les plus menaçants circulent. On trahit à l'armée, on trahit à l'intérieur ; il faut en finir avec les traîtres, purger l'Assemblée, faire place nette du Conseil exécutif, et, pour sauver la patrie, établir un gouvernement fort, un triumvirat, un tribunat, une dictature, un protecteur, un régulateur. Dans un discours visiblement très étudié et qui est un acte décisif, Robespierre donne corps aux idées éparses :

On croit avoir tout fait en ordonnant qu'il serait fait un recrutement dans toutes les parties de la République ; et moi je pense qu'il faut encore un régulateur fidèle et uniforme de tous les mouvements de la Révolution. Au nom de la patrie, Robespierre conjure l'Assemblée de changer le système actuel de gouvernement, et pour cela, il faut que l'exécution des lois soit confiée une commission fidèle, d'un patriotisme épuré. Il faut un gouvernement dont toutes les parties soient rapprochées. Il existe entre la Convention et le Conseil exécutif une barrière qu'il faut rompre parce qu'elle empêche cette unité d'action qui fait la force du gouvernement ; tout le mal vient de ce que nous n'avons pas un gouvernement assez actif.

Danton insiste, de sa voix formidable :

Citoyens, vous n'avez point à délibérer, vous avez à agir. Vous avez rendu un décret, ce décret doit porter l'énergie partout. One vos commissaires partent, qu'ils partent à l'instant, qu'ils partent celte nuit.... On parait craindre que votre Assemblée s'appauvrisse de bons citoyens ? Vaines terreurs ! Misérables excuses ! Partez ! Portez l'énergie partout !... Prenez-y garde ! Et que le riche écoute ce mot : il faut que nos conquêtes payent nos dettes, ou il faut que les riches les payent, et dans peul- Remplissez donc vos destinées. Point de passions ! Point de querelles ! Suivons la vague de la liberté.

Et Cambacérès, un Centriste positif, passé à la Montagne, résume avec sa netteté de jurisconsulte la question telle qu'elle vient d'être posée :

Tous les pouvoirs vous ont été confiés ; vous devez les exercer tous ; il ne doit y avoir aucune séparation entre le corps qui délibère et celui qui fait exécuter. Il ne faut point suivre ici le principe ordinaire ; lorsque vous construirez la Constitution, vous discuterez celui de la séparation des pouvoirs.... Je demande que, séance tenante, on organise le tribunal et le ministère.

La droite essaie de résister. On veut confondre tous les pouvoirs, les mettre tous dans la main de l'Assemblée, s'écrie Buzot : Dites-moi quel sera le terme de ce despotisme dont je suis enfin las moi-même ? C'est, ajoute Vergniaud, l'établissement d'une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise. En vain : la discussion sur l'organisation du tribunal révolutionnaire était déjà commencée. Mais il était six heures passées. Le Girondin Gensonné, qui présidait, crut pouvoir lever la séance. Qui sait si le lendemain la Convention ne se reprendrait pas ? Déjà on commençait à partir. Danton crie :

Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leurs postes ! Au moment où l'armée risque d'être battue, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique ?... Le salut du peuple exige de grands moyens, des mesures terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal révolutionnaire.... Profitons des fautes de nos prédécesseurs. Faisons ce que n'a pas fait l'Assemblée législative : soyons terribles, pour dispenser le peuple de l'être.

Il faut, séance tenante, organiser le tribunal révolutionnaire, donner au pouvoir exécutif les moyens d'action et d'énergie qui lui sont nécessaires, et qu'aussitôt après les commissaires partent.

L'Assemblée décide de reprendre séance le soir même, et elle délibère sur l'organisation du tribunal révolutionnaire. Toute opposition avait cessé. Les députés de la droite, menacés de mort, n'étaient pas venus. Ils se cachaient. Quelques-uns s'étaient réunis chez Potion. L'émeute, menaçante depuis l'avant-veille, commençait. La foule assiégeait l'Assemblée. Aux Jacobins, des agitateurs, le jeune Varlet, Desfieux, le Polonais Lazowski, un ancien inspecteur des manufactures, Fournier l'Américain, faisaient les motions les plus incendiaires. On les écoutait, mais sans les suivre. Le temps pressait : ils n'insistent pas ; ils quittent la rue Saint-Honoré et courent rue Saint-André-des-Arts, au quartier général des Enragés, aux Cordeliers. Ils font prendre au club un arrêté portant que le peuple se met en insurrection. Ils portent l'arrêté à la Commune et aux sections. Mais la nuit s'avançait. La pluie tombait. Potion commençait à se rassurer : Il pleut, disait-il ; il n'y aura rien. La foule qui stationnait devant la Convention se dispersait peu à peu. La terrasse des Feuillants était déjà presque vide quand, vers une heure du matin, un bataillon de fédérés brestois, qui n'avait pas encore quitté Paris, et que le député Kervelegan et Beurnonville étaient allés quérir en hâte, vint se poster devant le Manège pour protéger la Convention. Vers la même heure, Fournier et Varlet apportaient à la Commune l'arrêté des Cordeliers : Chaumette refusa d'y donner suite. Quatre sections seulement adhérèrent à l'insurrection ; encore étaient-elles presque désertes, et leur vote n'eut aucun résultat. L'émeute échouait. La Convention n'acheva pas la rédaction du décret sur le tribunal révolutionnaire, et ne commença même pas la discussion sur la réorganisation du pouvoir exécutif. Elle se sépara vers quatre heures du matin, quand Paris était redevenu tranquille.

Le texte définitif du décret qui organisait le tribunal révolutionnaire ne fut terminé que le lendemain (11 mars). Danton essaya d'obtenir une décision ferme sur l'exécutif. Il demanda que la Convention se réservât la faculté de prendre partout et même dans son sein des ministres, tout en protestant qu'il ne serait jamais ministre tant qu'il resterait député. Ses efforts furent inutiles : la question resta pendante et menaçante.

Les jours suivants marquent les derniers remous de la révolution manquée. Les Montagnards paraissent avoir eu le sentiment qu'ils avaient subi un échec. Marat lui-même concéda qu'on pouvait mettre Fournier en état d'arrestation (12 mars). Dans un admirable discours, le plus beau peut-être de tous ceux qu'il a prononcés, Vergniaud fit appel à la concorde de tous. Il a été permis de craindre, dit-il, que la Révolution, comme Saturne, dévorant successivement tous ses enfants, n'engendrât enfin le despotisme avec les calamités qui l'accompagnent. Les enquêtes et les poursuites annoncées contre les instigateurs du mouvement n'aboutirent à rien et furent abandonnées. Dès le 12 mars, la section du Théâtre-Français (Odéon) — l'une des plus avancées — réorganisait son comité de surveillance et lui donnait mandat de mettre les contre-révolutionnaires en arrestation. L'exemple est suivi ailleurs, et l'expression de Comité révolutionnaire entre en usage. Mais les sections restèrent agitées en sens contraires.

Tels sont les faits. On ne peut les interpréter que par hypothèse. De toutes les suppositions, la moins vraisemblable est que le peuple de Paris se soit soulevé spontanément, par patriotisme et à cause des mauvaises nouvelles reçues de l'armée. C'est une minorité qui agit. Les Enragés ? Mais Jacques Roux s'abstient. Et dans quel but ? D'accord avec les Montagnards ? Ou bien les Montagnards ont-ils voulu profiter d'un mouvement factice, et qu'ils savaient pouvoir arrêter au moment voulu, afin de peser sur la Convention ? Il est possible que, dans la rue, quelques-uns des agitateurs populaires les plus violents aient eu en secret des accointances royalistes, mais il est certain qu'en ces journées de mars, les trois chefs du parti, Robespierre, Danton et Marat, paraissent étroitement unis, Robespierre, qui de plus en plus représente la force des Jacobins, Marat, qui fait la liaison avec les Enragés, Danton, qui revient de l'armée et qui a conféré avec Dumouriez. Leur but semble clair : ils veulent organiser la Révolution en fortifiant le gouvernement, en envoyant les députés en mission, en créant le tribunal révolutionnaire. Ils veulent aussi que ce gouvernement fort soit entre leurs mains. Ils veulent se substituer aux Girondins qui n'ont plus la force armée depuis le départ de la garde départementale, ni le ministère depuis la démission de Roland et qu'ils tiennent pour incapables à cause de leur impuissance. Ils obtiennent l'envoi des députés en mission, ils obtiennent le tribunal révolutionnaire, ils n'obtiennent pas la transformation de l'exécutif, et encore moins que l'exécutif soit à eux sans conteste. Ils n'ont donc réussi qu'à moitié. Mais ils ont ouvert la voie. Dans la séance du 10 mars, Robespierre, avec sa netteté, sa franchise coupante, sa résolution froide, a tracé le programme du gouvernement révolutionnaire. Enfin, il est à noter qu'en ces journées obscures, Danton, et Robespierre toujours si soupçonneux, et Marat lui-même vantent Dumouriez, le défendent, se portent garants de sa fidélité, comme s'ils ne concevaient pas leur action sans la sienne.

 

II. — LA TRAHISON DE DUMOURIEZ.

OR, Dumouriez était un factieux. Volontiers il eût écrit, comme Lafayette, en juin 1792, que les objets de la guerre, quoique bien intéressants, le sont moins encore que notre situation politique. Ses plans, forcément imprécis, puisqu'ils ne pouvaient pas ne pas être subordonnés aux événements, ne sont pas connus avec certitude. Il semble bien, pourtant, que devenu maître des deux Pays-Bas, il aurait marché sur Paris avec son armée victorieuse et dispersé les révolutionnaires. Il est vraisemblable qu'il aurait rétabli une monarchie constitutionnelle dont il serait devenu le capitaine général, et que dans cette restauration, qui comportait une régence puisque Louis XVII était mineur, les d'Orléans auraient été au premier plan, comme après la mort de Louis XIV. Peut-être même la branche cadette aurait-elle supplanté la branche aînée.

Presque tous les officiers qui entouraient Dumouriez étaient monarchistes plus encore que royalistes. Les deux généraux que Dumouriez tenait du plus près en confiance, sinon en confidence, n'étaient autres que Valence, le gendre de Mme de Genlis, et Égalité fils, ci-devant duc de Chartres, plus tard roi des Français. C'était un jeune homme de dix-neuf ans, hardi, libéral, ambitieux. En 1792, à quatre mois d'intervalle, il avait été promu maréchal de camp, puis lieutenant général. Son âge l'avait empêché de devenir député de la Moselle à la Convention. Mme de Genlis elle-même était à l'armée. Nièce de la maîtresse d'Égalité père, Mme de Montesson, et gouvernante des enfants légitimes du prince, elle avait pris un grand ascendant dans toute la famille d'Orléans. Intrigante et envieuse, sous les austères dehors de sa respectabilité pédagogique, elle avait toujours quelque machination en train, et elle prit soin d'émigrer dès que le succès parut douteux. Son mari, Sillery, ex-marquis et fabricant de vins de Champagne, était membre de la Convention.

Danton connaissait-il les projets de Dumouriez ? La preuve ne sera jamais faite. Mais, qu'on l'interprète comme on voudra, c'est un fait que l'action politique de Dumouriez a coïncidé exactement avec les journées de mars. La rencontre est d'autant plus surprenante qu'il s'en faut que Dumouriez soit alors le général victorieux qui est en état d'imposer sa volonté. Tout au contraire ; il vient d'échouer en Hollande et il est aigri de son insuccès. Mais peut-être va-t-il ramasser à Paris, dans les troubles artificiellement fomentés, le levier qu'il n'a pu conquérir au delà du Rhin.

De sa propre autorité, il casse à Bruxelles les actes des commissaires du pouvoir exécutif, et, comme les commissaires de la Convention lui reprochaient d'intervenir ainsi dans l'administration du pays (12 mars), il leur donne lecture d'une lettre, écrite la veille ou même avant, qu'il adressait à la Convention. En termes violents et d'une arrogance calculée, il y faisait le procès de toute la politique suivie par l'Assemblée en Belgique depuis la conquête. Il prédisait les pires malheurs, et d'abord le soulèvement des Belges : C'est pour eux une guerre sacrée, c'est pour nous une guerre criminelle. Il terminait en sommant la Convention de changer de conduite : Vous ne souffrirez pas que vos armées soient souillées par le crime et en deviennent les victimes. La lettre partit le soir même, elle arriva à Paris le 14, et le Comité de défense générale en prit connaissance le 15. C'était trop tard, s'il s'agissait d'accélérer le mouvement révolutionnaire qui venait de prendre fin ; trop tôt, si Dumouriez, comptant sur les partisans secrets qu'il pouvait avoir à Paris, les croyait déjà maîtres de la ville. Danton obtint que la lettre restât secrète. Très simplement — et très habilement, s'il soupçonnait quelque obscure connivence — le Comité de défense générale chargea Danton d'aller demander des explications à Dumouriez. Le fidèle Delacroix, un ancien officier de gendarmerie devenu avocat et député, et qu'on promut maréchal de camp pour lui donner apparemment l'autorité que son intelligence médiocre et sa belle prestance n'imposaient pas, accompagna Danton.

Pendant que les deux commissaires gagnaient la Belgique, Dumouriez devait faire face à l'offensive autrichienne. Vainqueur, tout lui était encore possible. Il prévint l'attaque, et fut battu, le 18 mars, à Neerwinden. Ce même jour, la Convention recevait le premier avis du soulèvement vendéen, et la rébellion semblait se propager jusqu'à Orléans, où la majesté de la représentation nationale était insultée en la personne du député Léonard Bourdon, blessé au cours d'une altercation. Le 17 mars au soir, les Comités de défense et de sûreté générales, auxquels s'étaient adjoints quelques députés, tinrent une longue séance qui dura jusqu'à trois heures du matin et dont Barère donna le rapport à la Convention, le 18 mars : La contre-révolution marche, et nous ne marchons qu'après elle ; nous ne délibérons qu'après les événements. Il nous appartient de les prévoir et de les prévenir. Vous ne devez plus discuter, vous devez agir.... Laissez de côté les demi-mesures, déclarez-vous corps révolutionnaire. Dans une série de décrets, votés du 18 au 21 mars, avec la collaboration des Comités des contributions (Ramel-Nogaret rapporteur), des secours publics (Beauvais), de législation (Cambacérès), diplomatique (Jean De Bry), la Convention décida : la peine de mort contre quiconque proposerait la loi agraire, l'établissement d'un impôt progressif sur les riches, la création d'un Comité de salut public, le partage des biens communaux, le morcellement et la vente plus active des biens d'émigrés, l'aggravation des pénalités contre les réactionnaires, émigrés et prêtres réfractaires, la peine de mise hors la loi et de mort contre tous ceux qui participeraient aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires signalées à l'époque du recrutement dans les différents départements de la République, la transformation des impôts, l'institution du cadastre, l'organisation dans chaque commune ou section de commune de comités chargés de la surveillance des étrangers (21 mars), et qui deviendront sous peu les Comités révolutionnaires.

Jamais la Convention n'avait pris si vite tant de mesures, et si graves. Les questions sociales, posées par les journées de février, les questions politiques d'organisation révolutionnaire, posées par les journées de, mars, sont abordées de front presque toutes, et déjà résolues en principe. Le branle est donné, avant même qu'on ait appris la défaite de Dumouriez, ou qu'on soit exactement renseigné sur les affaires de Vendée. La Terreur apparaît ainsi, non comme une défensive contre le péril extérieur, mais comme une offensive contre la réaction à l'intérieur. Et la Gironde en est responsable autant que la Montagne. Car la Convention est unanime. Le centre, la gauche et la droite sont d'accord. Nulle opposition. Ces séances, qui sont d'importance capitale, comptent parmi les plus calmes, les plus paisibles et les plus courtes de la Convention.

Danton et Delacroix joignirent Dumouriez à Louvain dans la nuit du 20 au 21 mars. Aucun témoignage digne de foi ne peut renseigner sur leur entrevue secrète. Dumouriez remit à Danton un insignifiant billet, où il maintenait les termes de sa lettre du 12 mars, mais en annonçant qu'il pourrait les rétracter un jour : document énigmatique qui autorise toutes les suppositions. Dans une nouvelle rencontre, à Louvain même, Dumouriez était encore battu. La Belgique lui échappe. Les Autrichiens vont la reprendre tout entière. Il s'exagère leurs forces. Il ne peut plus espérer faire la contre-révolution seul ou avec ses alliés secrets de Paris. Il ne lui reste plus qu'une issue : il va essayer de s'entendre avec les Autrichiens. Jusqu'alors, il était factieux ; voici qu'il devient traître. L'échange des prisonniers de guerre lui sert de prétexte à des négociations (23 mars) qui amènent à son camp le colonel Mack, chef de l'état-major de Cobourg (25 mars). Il est entendu que, si Dumouriez évacue sans combat toute la Belgique et rétablit la monarchie, les Autrichiens n'envahiront pas la France et se contenteront de quelques places de sûreté. Déjà, après Valmy, Dumouriez avait utilisé la guerre pour dissimuler le secret de ses opérations diplomatiques ; mais alors c'était l'ennemi qui était en retraite devant lui, tandis que maintenant c'est lui qui se retire devant l'ennemi.

Le 26 mars, if se repliait sur Tournai. Là il rencontre trois commissaires du pouvoir exécutif, l'Austro-belge Proli, un bâtard de Kaunitz et peut-être agent secret de l'Autriche, le Juif batavo-portugais Pereyra, peut-être affidé du conspirateur royaliste Batz, et Dubuisson, un obscur homme de lettres : personnages fort louches qu'il semble avoir essayé de gagner à sa cause, à moins. qu'il ne fût déjà acquis à la leur (26, 27 et nuit du 28 au 29 mars). Tant qu'il aura quatre pouces de lame à son côté, il s'opposera aux excès révolutionnaires. C'est mon armée que j'emploierai... elle veut un roi... plus de la moitié de la France veut un roi. Dans une lettre adressée au ministre de la Guerre Beurnonville (28 mars), Dumouriez réitérait ses récriminations, il se plaignait des renforts qu'on lui envoyait et qui ne valaient rien, il grossissait, à dessein le danger : demain, l'ennemi peut mettre à feu et à sang toute la partie du royaume qui avoisine Paris.... Si l'imprudence et l'exagération dirigent encore les personnes qui gouvernent, la France entière sera perdue.

Cependant Danton avait quitté Delacroix le 21 ou au plus tard le 22 au matin. On ne le vit à Paris que le 26. Le trajet de Belgique en France voulait seulement un ou deux jours. Donc Danton s'est tenu caché au moins deux jours, peut-être trois ou quatre. Se cacher, quand il savait, à n'en pas douter, que Dumouriez allait trahir ! Quand il était seul à le savoir ! Et son étrange disparition coïncide exactement avec les premiers pourparlers de trahison chez Dumouriez ! Par une autre coïncidence, au moment même où Danton se dissimulait ainsi, les journaux de Paris ont publié (dans leurs numéros des 24, 25 et 26 mars), la lettre du 12 mars jusqu'alors inconnue du public et de la Convention. Que cette communication leur ait été faite, ou non, par l'intermédiaire secret de Danton, il est vraisemblable que Danton a voulu en connaître les effets avant de se montrer. Par une dernière coïncidence, on constate à Paris, depuis le 25 mars jusqu'aux premiers jours d'avril, des tentatives d'organisation insurrectionnelle. Le 28 mars, des délégués des sections constituent à l'Évêché une assemblée centrale de salut public correspondant avec les départements, qui dès le lendemain, entre en relations officielles avec la Commune. Varlet en était, mais non J. Roux, et Varlet passe, non sans raison, pour un des plus suspects des ultra-révolutionnaires secrètement royalistes.

Enfin, le 23 mars, le Comité de défense générale se réorganise en un Comité de salut public, conformément au décret du 18 mars. Il comprendra désormais 25 membres choisis parmi les députés les plus notoires de la droite, du centre et de la gauche. Il préparera les lois et mesures nécessaires à la défense extérieure et intérieure de la République, il convoquera les ministres, leur demandera compte de leurs actes et rendra lui-même compte de ses actes à la Convention. Le nouveau Comité de défense générale ou de salut public (les deux désignations sont simultanément employées) est donc muni de certains pouvoirs exécutifs, mais il est trop nombreux et ses délibérations ne sont point secrètes ; y assistait qui voulait parmi les députés.

Danton en avait été élu membre. La première séance eut lieu le 26 mars. Robespierre demanda la révocation de Dumouriez. Danton fit au contraire prévaloir une politique expectante. Pourtant, il en savait assez sur le général factieux pour que toute illusion lui fût interdite. Lorsque trois jours plus tard on connut la lettre écrite le 28 mars par Dumouriez à Beurnonville, et ses propos de révolte, les voiles furent enfin déchirés. Les commissaires de la Convention en mission à la frontière mandèrent Dumouriez à Lille (29 mars), et le Comité, dans une longue séance de nuit (29-30 mars), décida que quatre nouveaux commissaires de la Convention, — Camus, Lamarque, Quinette et Bancal —, accompagnés de Beurnonville, porteraient à Dumouriez l'ordre de comparaître à la barre de l'Assemblée. Sitôt le décret rendu (30 mars), les délégués partirent. C'était la rupture entre la représentation nationale et le général encore si populaire dans son armée : c'était peut-être la guerre civile.

Les quatre Conventionnels et le ministre de la Guerre rencontrent Dumouriez à Saint-Amand le Ier avril au soir. Le général leur refuse obéissance ; il les fait arrêter, et les livre aux Autrichiens (qui les tinrent prisonniers jusqu'en 1793). Puis il envoie des officiers aux généraux qui commandent à Valenciennes et à Lille, afin de s'assurer leur concours (2 avril). La réponse est donnée par les commissaires de la Convention qui se trouvaient dans les deux villes : ils destituent Dumouriez, interdisent qu'on lui obéisse. Leurs décisions sont confirmées et aggravées par un décret de la Convention qui déclare le général traître à la patrie et le met hors la loi (3 avril).

Cependant, Dumouriez essayait de convertir l'armée à sa politique. Il fut d'abord assez bien accueilli (2 avril) : on l'écoutait, mais on attendait ; les résistances n'étaient qu'individuelles. Le soir, Dumouriez dîna chez Mme de Genlis : il était plein de confiance. Mais, dès le lendemain, l'opposition se déclara. Le général Leveneur envoyait d'urgence à Paris son aide de camp, Lazare Hoche, pour informer la Convention (3 avril) ; un bataillon des volontaires de l'Yonne, commandé par Davout, huait Dumouriez, lui tirait dessus et l'obligeait à filer à travers champs, presque seul (4 avril). Dumouriez courut droit chez Mack. Il lui demanda une proclamation signée du général en chef autrichien, garantissant qu'en cas de restauration monarchique, l'ennemi s'abstiendrait de toute conquête en France. Cobourg signa, et, muni du document qu'il croyait de nature à briser toutes les hésitations, Dumouriez revint parmi ses troupes (5 avril).

Il était accompagné d'une escorte autrichienne : la trahison était flagrante. Sous les yeux du général, impuissant et enroué, les soldats quittent leurs cantonnements et prennent la route de Valenciennes. Ils vont à la patrie, au devoir. Le soir venu, Dumouriez retourna chez les Autrichiens, suivi seulement d'un millier d'hommes (dont beaucoup désertèrent bientôt) et de quelques officiers généraux (dont Valence et Égalité fils). En présence de l'ennemi, l'armée nationale, consciente et libre de sa décision, n'avait pas voulu se prêter à la guerre civile.

Si l'on suppose Danton complice de Dumouriez, le moyen le plus sûr de détourner les soupçons était de prendre l'offensive, de passer résolument à la gauche extrême, de proposer les mesures les plus révolutionnaires et de rompre avec les Girondins en les présentant comme les fauteurs du complot qui venait s'échouer. De fait, le discours de Danton, le 27 mars, est d'inspiration terroriste : La Convention est un corps révolutionnaire. Elle doit être peuple comme le peuple lui-même. Il est temps que nous déclarions la guerre à nos ennemis intérieurs. — Montrez-vous terribles, montrez-vous peuple, et vous le sauverez. La Montagne de la République se gonflera et elle roulera les rochers de la liberté sur tous les mondes qui veulent la tyrannie et l'oppression. Et Danton continue par des insinuations et des mensonges calomnieux contre les Girondins et contre Roland, un vaincu qui n'en pouvait mais ; il termine, de manière inattendue après de telles prémisses, par un appel à l'union. Il y revient encore le 30 mars, mais la paix qu'il offrait ainsi par menaces n'était pas de nature à séduire les Girondins.

Danton leur faisait horreur. Au début de la Convention, il était pour eux l'homme des massacres, il leur apparaissait maintenant comme l'homme de Dumouriez. Mais, quand Lasource porta à la tribune quelques-uns de leurs motifs de défiance, Danton entra dans une colère terrible (1er avril). Il avait écouté l'attaque immobile à son banc, la lèvre relevée en une effroyable expression de mépris, et son premier mot de réponse donne le ton de tout son discours : Scélérats ! En paroles enflammées, brutales et venimeuses, que Marat scande de ses approbations, Danton déclare la guerre aux modérés. Ce sont eux

qui ont manifestement voulu punir Paris de son civisme, armer contre lui les départements... qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris... Oui, eux seuls sont les complices de la conjuration.... Il n'est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran, et les lèches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France.

Ainsi Danton sauvait sa tête, et il gardait toute son action sur l'Assemblée. Pendant quelques jours, le Centre, entraîné par lui, et inquiet des dangers courus par la République, vota avec la Montagne. Sous l'influence et souvent sur les propositions de Danton lui-même, la Convention décréta une série de mesures qui complètent et renforcent les premières dispositions terroristes prises après les journées de mars. Il suffira de noter ici les principales. Les décrets contre les émigrés, dont le dernier en date est du 27 mars, sont coordonnés en une loi d'ensemble (28 mars). Les riches seront frappés dune taxe spéciale (4 et 5 avril), les pauvres seront munis de piques et formeront une armée révolutionnaire (27 mars et 4 avril). Le tribunal révolutionnaire est mis en activité, sa procédure est simplifiée et aggravée (27 et 28 mars, 5 et 6 avril). Les députés ne sont plus inviolables, et pourront être décrétés d'accusation (1er avril). Les représentants en mission voient leurs pouvoirs tout ensemble augmentés et mieux définis (1, 4 et 9 avril).

Le Comité de défense générale ou de salut public s'était montré impuissant ; ses séances étaient comme publiques ; on y voyait souvent plus de cent députés ; il délibérait mal et ne décidait presque rien : réorganisé le 28 mars, il est de nouveau transformé sur la demande de Marat, de Robespierre, de Barère, de Garat au nom du Conseil exécutif, d'Isnard au nom du Comité lui-même (3-5 avril). Il sera composé de 9 membres seulement, élus pour un mois par appel nominal, qui délibéreront en secret pour surveiller et accélérer l'action de l'administration confiée au Conseil exécutif provisoire (décret du 6 avril). Le nouveau Comité de salut public représentait si bien le pouvoir exécutif, émanant de la Convention elle-même, qu'il fut d'abord désigné sous le nom de Comité d'exécution. On procéda sans retard à l'élection (séance de nuit du 6 au 7 avril) : tous les membres furent des Montagnards ou des Centristes passés à la Montagne — Barère avec 360 voix, Delmas, Bréard, Cambon, Danton, De Bry remplacé par R. Lindet, Guyton-Morveau, Treilhard et Delacroix avec 151 voix.

Enfin l'orléanisme est définitivement exclu de la Convention. Les Montagnards ont hâte de se débarrasser d'une compromission gênante, maintenant que Dumouriez a échoué ; les Girondins, qui n'ont pas varié, sont comme autrefois hostiles à Égalité et à ses partisans : pour une fois, les deux partis sont d'accord. Dès le 27 mars, Robespierre demandait des mesures contre les Bourbons. Quand, dans une séance de nuit (du 31 mars au 1er avril), les Comités réunis de défense et de sûreté générales ordonnèrent d'arrêter ou d'interroger les complices présumés de Dumouriez, plusieurs des orléanistes les plus notables furent inscrits sur la liste : Valence, Mme de Genlis, Sillery, Égalité. Les jours suivants (1er et 2 avril), les Girondins Lasource, Barbaroux, Ducos, Boyer-Fonfrède, les Montagnards Châteauneuf-Randon, R. Levasseur formulèrent diverses propositions contre les membres de la famille ci-devant royale. Les décrets du 6 et du 8 avril ordonnèrent leur arrestation et leur transfert à Marseille, exception faite des prisonniers du Temple qui devaient rester à Paris. Égalité protesta (7 avril) ; la Convention passa outre, et c'est ainsi qu'elle sacrifia pour la première fois l'inviolabilité parlementaire aux nécessités de la politique. Mais la défaite et la trahison de Dumouriez n'ont pas seulement ruiné l'orléanisme, elles ont converti Danton à la Montagne, creusé plus profond le fossé entre la droite et la gauche, et aggravé le système révolutionnaire de la Terreur qui date des journées de mars.

 

III. — LA RÉACTION DANS LES DÉPARTEMENTS.

L'HIVER 1792-1793 a été paisible en province. Les dernières  insurrections paysannes contre les châteaux qu'on envahit pour y brûler les papiers terriers datent de septembre ou d'octobre (notamment dans l'Aube) et coïncident avec les premières difficultés causées par la cherté des vivres : on est dans l'accalmie d'un entre-deux, et les agitations qui persistent sont locales et isolées. Mais il ne s'ensuit pas qu'alors l'histoire départementale soit vide : bien au contraire. La vie politique en province est à la fois plus simple et plus compliquée qu'à la Convention. Elle est plus simple parce que les partis sont moins nombreux. Comme au temps, déjà lointain, du début, on est patriote ou aristocrate, pour ou contre la Révolution. Les indifférents, et il n'y en a guère, — car quelle est la famille dont les intérêts ou les habitudes n'ont pas été touchés par le prodigieux bouleversement qui vient de s'accomplir ? — les indifférents ne sont pas sans analogies avec les Centristes Conventionnels.

Mais d'autre part, c'est une des caractéristiques de la Révolution que la vie locale y est infiniment diverse, et que les villes ou les pays, même les plus petits, n'ont jamais leur histoire identique. Dans les campagnes, le centre d'action est presque toujours le district ; il est bien rare que dans le département le chef-lieu suffise à donner le ton, et les vieilles jalousies entre villes voisines n'ont pas encore désarmé. Et rien ne prouve mieux combien l'activité révolutionnaire a profondément entraîné toute la nation, que l'étonnante diversité de l'esprit public dans les départements et les districts.

Jusqu'à la fin de janvier 1793, les nombreuses adresses envoyées, par les administrations et les sociétés locales à Paris, à la Convention et aux Jacobins, à la Commune et parfois aussi aux sections, témoignent de sentiments toujours les mêmes : on fait confiance à la Convention, on est en accord avec elle, mais à la condition qu'elle impose silence aux agitateurs parisiens. La représentation nationale est la propriété commune des Français, elle doit rester la puissance de concorde et le centre de l'unité ; il faut qu'elle abolisse les divisions liberticides, les querelles de personnes, les discussions vaines et les divisions de partis, comme ont été abolis l'ancien régime et la royauté au 10 août et le Roi lui-même au 21 janvier. S'il n'était inexact de comparer l'opinion publique des départements aux partis de la Convention, on pourrait dire que la France entière est Centriste à tendance Girondine, et que personne n'est encore Montagnard. Ensuite, jusque vers la mi-avril 1793, les mêmes assurances de loyalisme Conventionnel, de fidélité à l'Assemblée et d'adhésion à son œuvre, auxquelles la trahison de Dumouriez et la coalition étrangère donnent comme un surcroît de force, se nuancent diversement. Quelques adresses acceptent sans réserves toutes les mesures révolutionnaires votées à la Convention : elles sont déjà d'inspiration Montagnarde. Les autres, qui sont les plus nombreuses, acceptent les procédés révolutionnaires, mais à titre provisoire ; elles réclament, et au plus vite, des lois stables et une constitution. Pendant les premiers temps de la Révolution, le parti patriote, dans les départements. avait toujours agi d'ensemble et à peu près unanimement : voici que. pour la première fois, il commence à se disloquer.

Or, le désarroi des patriotes coïncide avec une reprise très marquée de l'activité réactionnaire. Il est difficile de citer des faits précis : le mouvement n'a pas été concerté ni organisé, et c'est pourquoi il ne réussira pas ; il est diffus, mais profond. Les réactionnaires se sont terrés sous l'orage, et, maintenant qu'on les a laissés tranquilles depuis quelque temps, ils reparaissent et relèvent la tête. Quelques journaux, à mots couverts, dénigrent le temps présent et raillent l'impuissance de la Convention. Les insermentés vont et viennent ; des émigrés rentrent ; les aristocrates causent entre eux et autour d'eux. Pas encore d'actes, mais un état d'esprit qui est fait de rancunes, de désillusions, de mécontentement, d'espérances inavouées, et qui soudain se cristallisa lorsqu'il fallut mettre à exécution la loi du 21 février 1793 portant levée de 300.000 hommes. Et l'offensive réactionnaire commença.

La loi était impérative. Elle réquisitionnait 300.000 hommes valides, de dix-huit à quarante ans, ou plus exactement 299.120 (3.650 hommes en moyenne par département), car le contingent, calculé au prorata de la population, tenait aussi compte, pour chaque département, du nombre des volontaires déjà présents sous les drapeaux. Le directoire du département devait opérer la répartition par districts, et les directoires de districts par communes. En 1791 et 1792, les levées avaient été volontaires, et elles n'avaient pas discontinué jusqu'en 1793 — pour la formation des forces départementales, ou des bataillons dirigés contre les rebelles de l'Ouest — ; maintenant, un chiffre est donné comme obligatoire. De plus, les volontaires s'étaient précédemment recrutés dans la garde nationale, et, jusqu'au 10 août, celle-ci se composait de citoyens actifs, c'est-à-dire de gens aisés. En d'autres termes, la levée de 1791 était bourgeoise ; elle l'était encore, en partie du moins, en 1792 ; la levée de 1793 est nettement démocratique. Pour la première fois, le peuple doit s'ébranler et partir. Il n'avait jusqu'à présent participé à la Révolution qu'à ses heures et par saccades ; maintenant il est poussé, un peu malgré lui et à son corps défendant, dans le mouvement national et politique qui entraîne la France : la loi est de grande portée sociale. Il est assez naturel que les riches aient éprouvé quelque répugnance à s'y plier : tous ceux qui pouvaient partir l'avaient fait ; ceux qui ne l'avaient pas voulu avaient fourni des remplaçants, mais les remplacés devaient, comme tous les autres citoyens, concourir à la levée nouvelle, et faire de nouveau les frais d'un remplacement. Bien plus, l'habillement, l'équipement et l'armement des recrues étaient théoriquement à la charge de la nation par l'intermédiaire du ministre de la Guerre, mais les habitants devaient faire l'avance des fonds nécessaires, et les municipalités étaient autorisées à opérer toutes les réquisitions utiles chez les citoyens préférablement choisis dans la classe aisée. Enfin la loi s'abstenait de définir la procédure du recrutement. Dans les premiers jours de mars, les officiers municipaux, avisés par le district du chiffre d'hommes exigé, avaient à convoquer les citoyens en assemblée spéciale, et, si la liste des inscriptions volontaires ne donnait qu'un total incomplet, les citoyens étaient tenus de la compléter sans désemparer, en adoptant à cet effet le mode qu'ils trouveront le plus convenable, à la pluralité des voix.

Article funeste, et tel qu'à peine le pourrait-on concevoir dans une démocratie depuis longtemps adulte et maîtresse d'elle-même. Trois procédés étaient possibles à défaut du volontariat simple : le volontariat avec prime — solde d'une vingtaine de sous par jour ou gratification allant jusqu'à 100 écus —, l'élection, le tirage au sort. Les frais du volontariat avec prime incombaient à la municipalité, à qui il était loisible de taxer les riches, mais la combinaison n'était guère possible que dans les villes. Dans les communes rurales, on essaya de l'élection. Il aurait suffi pour bien faire de ne regarder qu'à l'âge et à la validité des hommes. Mais la politique s'en mêla. Les riches voulurent désigner les pauvres, ou les pauvres les riches, ou les patriotes les aristocrates, ou les aristocrates les patriotes. Les communes les plus sages adoptèrent d'emblée le système du tirage au sort, d'autres s'y rallièrent faute d'avoir pu s'entendre sur les élections, mais presque partout l'enthousiasme patriotique des deux années précédentes avait disparu, et l'indifférence, la résignation, l'obéissance sont souvent comme submergées sous un flot de mécontentement, de colère et de révolte. La levée des 300.000 hommes fut aussi la levée des réactionnaires.

Laissant provisoirement de côté les départements de l'Ouest qu'il est nécessaire d'étudier plus en détail, on constate que les résistances se localisèrent en trois centres principaux : la Normandie et la Bretagne — Calvados, Orne, Sarthe, Mayenne, Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Finistère, Morbihan, Loire-Inférieure — ; quelques département de l'Est — Doubs, Côte-d'Or, Aube, Bas-Rhin — ; enfin et surtout, un groupe compact de départements, de Lyon à la Méditerranée, sur la rive droite du Rhône, la région sud et orientale du Massif Central — Rhône-et-Loire, Puy-de-Dôme, Haute-Loire, Ardèche, Lozère, Aveyron, Lot, Dordogne, avec prolongements jusqu'en Haute-Garonne, Gironde et Landes, Tarn, Hérault et Gard —. La distribution géographique de la résistance à la loi tournait au profit de la loi. Le Nord-Est et la région parisienne, conscients des nécessités militaires pour la défense extérieure, obéissaient, et le Bas-Rhin — où du reste les difficultés se localisèrent à Molsheim, ancienne ville d'université épiscopale et jésuite — se trouvait séparé des autres départements récalcitrants par une région très patriote, où se distinguaient la Meuse et les Vosges. De même, Saône-et-Loire, le Jura et l'Ain isolaient au nord-est Rhône-et-Loire. Enfin l'Indre, la Creuse, la Haute-Vienne et la Corrèze, où le recrutement s'effectuait, séparaient l'Auvergne des départements de l'Ouest.

La résistance affectait les formes les plus variées, depuis les attroupements séditieux, les insultes aux officiers municipaux, les taillades aux arbres de la liberté, les tumultes concertés pour empêcher la désignation des hommes du contingent, les jets de pierre et les coups de bâton aux cris de Vive le roi !, jusqu'aux essais de révolte, avec sonnerie du tocsin, bandes armées et conflits sanglants. La garde nationale de la ville voisine se rendait en hâte dans les communes insurgées, parfois le canon tonna. En Bretagne, les communications avec Paris, et de Nantes avec Vannes, de Vannes avec Rennes devinrent pendant quelques jours, à la mi-mars, impossibles. Dans les régions montagneuses de la Lozère et de l'Ardèche, l'organisateur du mouvement fut Marc Charrier, un ancien Constituant, notaire à Nasbinals en Lozère et royaliste avéré, avec son frère Antoine, un curé réfractaire : le prieur Claude Allier, ses frères Dominique et Charles, le prieur Louis Solier : un réfractaire devenu chef de bande et qu'on surnomma le Brigand Sans Peur, quelques nobles et tous les nombreux réfractaires dissimulés dans la montagne. Les rassemblements commencèrent le 20 mars, lors des opérations pour le recrutement. 'l'Otite la région était en effervescence. L'armée des Pyrénées menaçait d'être prise entre les Espagnols et les insurgés : elle fut dédoublée (24 avril) en armée des Pyrénées-Orientales (contre les Espagnols) et des Pyrénées-occidentales (pour l'intérieur, sur la rive droite de la Garonne), Toulouse restant le quartier général commun. Les bandes rebelles, fortes de plusieurs milliers d'hommes, prenaient Marvéjols, au nom de Louis XVII (26 mai) ; le lendemain elles entraient à Mende, non sans pillages et massacres de patriotes. Puis, comme un détachement de l'armée des Pyrénées et les gardes nationales de la Haute-Loire, du Cantal, de l'Aveyron, du Puy-de-Dôme, accouraient, elles se dispersaient de nouveau. Les patriotes rentrèrent dans Mende et dans Marvéjols ; Charrier, surpris dans une cachette, fut fait prisonnier (31 mai). L'agitation persista, mais le danger fut moins angoissant pour les patriotes.

Dans une lettre du 26.mars 1793 à Barère, Jeanbon décrivait en termes saisissants l'état général des esprits eu France, et, avec cette fermeté d'intelligence pratique qui est sa marque propre, définissait la politique de défense républicaine :

La chose publique, nous le disons expressément, est prête à périr, et nous avons presque la certitude qu'il n'y a que les remèdes les plus prompts et les plus violents qui puissent la sauver. Quand on annonça pour la première fois, au sein de la Convention, cette vérité salutaire que nous étions une assemblée révolutionnaire, on eut la douleur de la voir maladroitement ou perfidement méconnue. Des hommes que nous n'avons pas besoin d'inculper, surtout dans l'intimité d'une correspondance confidentielle, nous demandaient alors : Où voulez-vous donc nous mener ? Que reste-t-il à détruire ? La Révolution est achevée et l'instrument révolutionnaire doit être brisé. L'expérience prouve maintenant que la Révolution n'est point faite, et il faut bien dire ouvertement à la Convention nationale : Vous êtes une assemblée révolutionnaire.... Nous sommes liés de la manière la plus intime au sort de la Révolution, nous qui avons voulu la consommer.... On ne pardonnera ni à vous ni à nous d'avoir voulu la liberté pure et sans mélange, et nous devons conduire au port le vaisseau de l'État, ou périr avec lui...

A l'offensive réactionnaire correspond l'offensive Montagnarde. Elle avait en mains l'outillage révolutionnaire créé par la Convention, en février et en mars, les jours d'émeute. La grande mission du 9 mars 1793, la plus importante de toutes celles qu'a organisées la Convention, prit fin le 30 avril. Les commissaires de la Convention ne devaient pas seulement achever le recrutement, ils étaient aussi chargés d'instruire leurs concitoyens des nouveaux dangers qui menacent la patrie, ils pouvaient exiger de toutes les autorités constituées les comptes de leur administration, ils avaient le droit de prendre toutes les mesures qui leur paraîtront utiles pour rétablir l'ordre partout où il serait troublé, de suspendre provisoirement de leurs fonctions et même de faire mettre en état d'arrestation ceux qu'ils trouveraient suspects, ils disposaient aussi du droit de nomination, ils avaient enfin à s'occuper des subsistances : bref, leur mission était à la fois de défense nationale, de défense et d'organisation politique. A leur retour, d'autres commissaires de la Convention furent nommés dans les départements suivant les besoins ; ceux qui allaient aux armées intervenaient aussi. Enfin, le Conseil exécutif provisoire envoya de son côté des commissaires du pouvoir exécutif, comme agents de renseignements, mais qui jouèrent parfois un rôle actif dans la vie locale.

Presque partout, les commissaires de la Convention ont été reçus avec honneur et confiance. Les premières résistances s'affirment en mai. Plusieurs départements instituent de leur propre initiative des comités locaux de salut public. Dans l'Ain, le département va jusqu'à casser comme illégaux les arrêtés des commissaires, parce qu'ils ont été pris après le décret du 30 avril qui a mis fin à leur mission. A Mézières, les gardes nationaux mettent en arrestation le président du comité de surveillance qui vient d'être institué par un représentant de passage dans la ville. Ou bien les conflits entre modérés et avancés s'aggravent. Dès le 1er avril, à Beaucaire, les sans-culottes du club organisaient, avec leurs amis de Tarascon, une grande farandole en guise de manifestation contre la municipalité modérée ; l'ordre fut rétabli après quelques horions, que plusieurs modérés payèrent plus tard de leur tête. A Toulouse, le 16 mai, le Département, le District et la Commune décidèrent de se réunir régulièrement trois fois par semaine. En réponse, les Jacobins de la ville convoquèrent un congrès régional des sociétés populaires : l'administration interdit le congrès (29 mai) et installa un comité local de salut public. Jamais les relations interdépartementales n'avaient été si actives. Les administrations et les sociétés ne correspondent plus seulement par lettres, mais aussi par délégués. Symptôme plus grave encore : on constate des essais d'organisation interdépartementale. Le 24 mai, un arrêté du département du Jura, communiqué aux autres départements, dont plusieurs adhérèrent, décidait de réunir à Bourges les députés suppléants à la Convention, escortés chacun d'une garde d'élite de cent hommes, car on recommençait à lever des forces départementales contre les factieux de Paris. Le 26 mai, les commissaires des départements de Charente, Charente-Inférieure, Dordogne, Deux-Sèvres et Vendée créent un comité central de salut public à Saint-Jean-d'Angély. Le 29 mai, à Mâcon, congrès des commissaires de l'Ain, du Jura, du Mont-Blanc et de Saône-et-Loire. La France entière est alors frémissante, sous les menaces de la guerre civile, qui depuis plus de deux mois sévit déjà dans les départements de l'ouest.

 

IV. — LA VENDÉE.

LE décret de réquisition des 300.000 hommes parvint en Vendée  le 2 mars. Les opérations devaient commencer vers le 10. Or, du 10 au 15, brusquement, simultanément, tout le pays s'insurgea : début d'une des guerres civiles les plus atroces qui aient ensanglanté la France. De fait, les campagnards n'étaient pas royalistes, et ils ne demandaient pas la restauration de l'ancien régime. La Vendée angevine était autrefois un pays de grande gabelle, qui souffrait d'autant plus de l'accablant devoir de pot et salière qu'elle était située entre la Bretagne, province de libre sel, le Poitou, l'Aunis et la Saintonge, pays de franc-salé ; pas un paysan angevin ne regrettait les temps des gabelous et des franc-sauniers. Pareillement des dîmes et des droits seigneuriaux. Les Vendéens gouaillaient leurs nobles en patois, et ils s'en défiaient. Pour eux, parler noblet, c'était parler français, et, dans leur langue, un noblet, c'était un bœuf paresseux. Un de leurs proverbes dit qu'il est trois voisinages à fuir : un grand seigneur, une grande rivière et une grande route.

Par contre, ils aimaient les bons prêtres et détestaient les intrus : ils voulaient le départ des intrus et le retour des bons prêtres. Sous l'ancien régime, ils abhorraient la milice. Mais n'était-ce pas un retour à l'ancien régime que le service de la garde nationale, le tirage au sort et le recrutement forcé ? Par sa situation géographique, la Vendée se trouvait placée aussi loin que possible de toutes les frontières ; elle n'avait pas éprouvé la sensation vivante du péril extérieur, et l'idée qu'il fallait quitter le sol natal pour aller chercher la mort au loin paraissait insupportable. Il est vrai que les contingents de la Vendée et des Deux-Sèvres (4.196 hommes pour chaque département) étaient destinés aux armées des côtes, que leur rassemblement était marqué pour la Rochelle et Vannes, et qu'il n'était pas question, pour le moment du moins, d'aller jusqu'aux frontières de l'Est ou du Sud : on n'y prenait pas garde. Tant de lois avaient déjà été promulguées depuis la Révolution, qui étaient devenues lettre morte parce que le peuple n'en avait pas voulu, qu'on pouvait espérer, en résistant, obtenir le retrait de la réquisition. Enfin, dans beaucoup de paroisses rurales, les haines locales étaient ardentes entre les patriotes et les fanatiques. Les maires et les administrateurs de districts apparaissaient comme les héritiers des fonctionnaires d'ancien régime ; on leur reprochait leur insolence, leur ambition, leur parti pris, on les chargeait de tous les mécontentements, des jalousies, des rancœurs depuis longtemps accumulées : se ruer contre eux, c'était, semblait-il, attaquer les auteurs responsables de tous les maux. Les bons prêtres ! pas de milices ! à bas les administrations ! voilà, au bref, tout le credo du Vendéen quand il a pris les armes.

Après quelques désordres, aisément réprimés en apparence, du 3 au 9 mars 1793, à Cholet, Chemillé, Chanzeaux et Saint-Florent dans les Manges, à Saint-Philbert-en-Retz et vers Clisson, l'insurrection éclata, le 10 et les jours suivants, dans plus de cent paroisses à la fois. Il est impossible, si l'on veut être bref, d'en suivre la marche pas à pas, En Vendée maritime, du 10 au 13, les rebelles se rendent maîtres de Challans, Légé, Palluan. Leurs bandes sont alors conduites par des métayers et un perruquier de Saint-Christophe, Gaston Bourdic, dont, par une erreur singulière, l'Europe a longtemps cru qu'il était le général de tous les Vendéens. Les vrais chefs se montrent vers le 13 ; ce sont des bourgeois ; le plus connu est un chirurgien, Joly. Ils prennent la Roche-sur-Yon et Saint-Gilles-sur-Vic (le 14), Noirmoutiers (le 17), Yeu (le 24), et, à la tête d'une véritable armée renforcée de Bocagers, ils attaquent à deux reprises les Sables-d'Olonne (le 24 et le vendredi saint 29). Mais le représentant Gaudin a si bien organisé la défense qu'ils sont repoussés.

Dans la Vendée bretonne, les paysans, auxquels se mêlent des marchands, des ouvriers, quelques petits nobles, s'emparent de Machecoul, la capitale du Pays de Retz (11 mars), et un ancien fiscal seigneurial, devenu avoué et chef de bureau au District, Souchu, organise dès le lendemain un Comité royal. Il lance une proclamation (12 mars) où il reconnaît Louis XVII et refuse obéissance à la Convention. La domination de Machecoul s'étendait au nord jusqu'à Saint-Père-en-Retz et Port-Saint-Père, au sud jusqu'à la Garnache et Légé. Sur la côte, les gardes nationales de Pornic et de Bourgneuf résistaient énergiquement. Plus de deux cents insurgés furent tués le 23 mars dans une attaque malheureuse contre Pornic. Charette, qui était à Machecoul depuis le 14, établissait peu à peu son autorité militaire avec l'aide de Souchu. Le long de l'estuaire, Nantes restait en communication avec Paimbœuf, malgré le soulèvement de quelques paroisses littorales qui réclamaient les bons prêtres. En Vendée bretonne, les patriotes restaient donc maîtres du littoral, et les insurgés ne purent concerter leurs mouvements avec les rebelles des départements bretons.

Mais Souchu, à Machecoul, procédait à l'extermination systématique de tous les patriotes de la région. Les prisonniers, attachés à une longue corde et formant chapelet, étaient menés le long des douves du château, fusillés sommairement et achevés à coups de pique. A Paris, en septembre 1792, les massacres étaient en quelque sorte anonymes ; on s'ignore dans une grande ville, et le peuple savait seulement qu'il tuait des aristocrates. Mais dans les bourgs et les villages, chacun connaît son voisin, et à Machecoul, bourreaux et victimes pouvaient s'interpeller par leurs noms. Le nombre des exécutions a été évalué de cent à onze cents (jusqu'au 22 avril) ; les chiffres les plus vraisemblables oscillent entre cinq et six cents. Il est inexact que les massacres n'aient commencé qu'après le 27 mars, en représailles des morts de Pornic. Le mercredi de Pâques, 3 avril, pour se décarêmer, les insurgés tuèrent 56 prisonniers.

Du côté des Marches, les bourgs de Tiffauges, que Mortagne avait essayé de secourir, de Montaigu, où Fontenay avait envoyé un détachement de garde nationale, de Clisson, que Nantes ne put aider, tombent le 12, le 13 et le 15 aux mains des bandes paysannes qui se rassemblent depuis le 10. L'insurrection a été ici plus rapide encore qu'ailleurs, et mieux ordonnée. Des nobles, comme Sapinaud, sont mobilisés dès le 10, et, sitôt après la prise de Mortagne, ils occupent Saint-Fulgent sur la grand'route de Nantes à la Rochelle, ils installent un quartier général permanent un peu plus loin, aux Quatre-Chemins-de-l'Oie (le 13 mars), à la jonction de la grand'route et du chemin qui mène de Cholet aux Sables ; ils sont ainsi les maîtres de toutes les communications, au cœur même de la Vendée ; et, le 19 mars, à Pont-Charrault, ils dispersent toutes les forces républicaines alors disponibles (2.400 hommes), en chantant la Marseillaise, mais sur d'autres paroles :

Aux armes, Poitevins ! Formez vos bataillons !

Marchons ! Le sang des bleus rougira vos sillons.

Le 4 avril, les gentilshommes du camp de l'Oie désignèrent comme général en chef de leur armée, qu'ils appelaient catholique royale, celui des leurs qui parmi les anciens officiers était le plus âgé et le plus élevé en grade : Royrand, un lieutenant-colonel retraité, descendant de huguenots convertis. Un règlement promulgué le même jour enjoignait aux paroisses de remplacer leurs municipalités par des conseils élus, non au scrutin, mais par acclamation. Des relations étaient nouées avec les révoltés de la Vendée maritime — qu'on aide à l'attaque des Sables — et des Mauges où, dès le 14 mars, Sapinaud coopérait à la prise de Cholet. Enfin, un émissaire désigné le 6 avril était envoyé à Noirmoutiers pour aller, de là, demander secours à l'Espagne et à l'Angleterre. Le soulèvement des Marches et du Bocage est politique, nobiliaire et royaliste ; il est intelligemment conduit, avec coordination et sans inutiles cruautés.

Dans les Manges, au contraire, l'action est lente, hésitante, et de caractère bien différent. Les jeunes gens rassemblés pour le recrutement, à Saint-Florent-le-Vieil, le 12 mars, se disputent avec les autorités, les chassent, cassent les vitres, pillent la caisse, dépensent l'argent à l'auberge et le soir reviennent dans leurs villages. Le lendemain, 13 mars, est le jour du grand tumulte. On craint une répression terrible. On invoque la Vierge et les nobles : Bonchamps à la Baronière près Saint-Florent, Elbée à la Loge de la Cobrinière près Beaupréau. Un voiturier colporteur du Pin-en-Manges, Cathelineau, part de son village avec 27 hommes ; il arrive avec 400 hommes à Jallais, avec 1.000 hommes à Chemillé dont il s'empare. D'autres bandes accourent de Manhonier avec Stofflet, un garde-chasse seigneurial, étranger au pays (il est né en Lorraine), de Chanzeaux avec Forest, un valet de chambre récemment revenu d'émigration où il avait accompagné son maitre. Les paysans prient à toutes les croix et avant chaque rencontre. Ils sont armés tant bien que mal, mais ils tiennent leurs chapelets et ils portent sur la poitrine un morceau d'étoffe brune avec une croix rouge ou un cœur transpercé. Les bons prêtres, surgis du sol, se multiplient. La nuit venue, on s'arrête, comme si, plus encore que la veille, on redoutait une punition terrible.

Pendant cinq jours, seul, Stofflet, accompagné de l'abbé Barbotin, ose marcher : il enlève Cholet, avec l'aide de Sapinaud venu du Bocage (14 mars), et, s'avançant vers Saumur, il s'empare de Coron, de Véhiers (16 mars), puis, il revient en arrière, vers Chemillé (18 mars). Alors Elbée (19 mars), Bonchamps (21 mars) le rejoignent, et l'armée catholique romaine, forte de vingt ou trente mille hommes, de 200 cavaliers, de 20 canons, attaque Chalonnes sur la Loire (22 mars). Les 3.000 volontaires de Maine-et-Loire qui défendent la ville se dispersent ; la ville est prise, et toute l'armée d'Anjou s'évanouit brusquement. C'était l'avant-veille du dimanche des Rameaux (24 mars) : les paysans voulaient-ils faire leurs Pâques dans leurs villages ? Craignaient-ils, plus encore que le 12 et le 13, une répression d'autant plus sévère que leur sédition avait été plus étendue ? On ne sait. Mais tous les mouvements cessent, et le silence plane.

Dans le grand quadrilatère de la Vendée, qu'on tire une diagonale symétrique à celle que trace la Sèvre : du nord des Sables à l'ouest de Saumur. Tout le triangle septentrional, sauf la banlieue de Nantes, avec le littoral de l'estuaire et de l'Océan jusqu'à Bourg-neuf, est, à la fin de mars, insurgé. Partout, les villages ont sonné le tocsin, les paysans se sont armés ; partout les patriotes sont en fuite, persécutés, traqués ; les premières victimes ont été les prêtres intrus, les nobles patriotes (il y en avait), les bourgeois et les paysans républicains : ils ont été arrêtés, pillés, tués ; dans les Mauges, l'usage était de faire marcher en avant les prisonniers liés ensemble ; ils formaient palissade, et ils étaient tués à la fois par devant et par derrière ; partout les mairies et les districts ont été saccagés, les papiers officiels brûlés, et les corps administratifs dispersés.

Le terrible décret du 19 mars pour réprimer les révoltes contre-révolutionnaires suscitées à l'époque du recrutement mettait hors la loi et condamnait à mort, sur la simple constatation de leur identité, tous les chefs du mouvement, prêtres, nobles et seigneurs, leurs agents, les étrangers et les fonctionnaires de l'ancien régime ; il suspendait la même menace sur tous les révoltés, même sur ceux qui auraient été pris sans armes et qu'on devait maintenir en prison jusqu'à ce qu'il fût statué sur leur sort. Mais le décret ne pouvait avoir d'effet que si le gouvernement rétablissait son autorité dans le pays insurgé. Trois généraux s'y employèrent : Berruyer, qui arrive à Angers le 29 mars, Boulard aux Sables le 3 avril, et Beyssier à Nantes, le 16 avril.

Boulard fut le premier prêt. Il réorganisa les vaincus de Pont-Charrault avec l'appoint de bataillons de volontaires venus de la Charente, des Deux-Sèvres, de la Gironde, du Midi, et, dès le 8 avril, il entra en campagne. C'était un vieil officier, d'origine parisienne et bourgeoise, d'esprit patient, ferme et modeste. Il est le seul de tous les généraux républicains qui n'ait jamais été battu par les Vendéens. Pendant les mois d'avril et de mai, il opère dans la Vendée maritime contre Joly, qui le plus souvent est seul : Gaston Bourdic a été tué dans une rencontre le 15 avril, et Charette n'intervient que par intermittence. Boulard dégage définitivement les Sables et ses alentours jusqu'à Saint-Gilles dont il reprend possession (dès le 9 avril). — De son côté, l'Alsacien Beyssier, avec des troupes de ligne et des volontaires bretons et nantais, entre à Port-Saint-Père (20 avril), à Machecoul (22 avril) — où Souchu, fait prisonnier, eut la tête tranchée de deux coups de hache par un sapeur devant les troupes et aux sons de la musique militaire ; — il dégage les communications entre Bourgneuf, Pornic, Paimbœuf et Nantes d'une part, avec l'armée des Sables d'autre part ; il se rend à Noirmoutiers que Villaret-Joyeuse, à la tête d'une petite escadre, vient de reprendre (27 avril), et où l'on arrête l'émissaire vendéen chargé d'une mission pour l'Angleterre et l'Espagne. Boulard et Beyssier ont rendu cet immense service que la révolte, n'ayant accès dans aucun port, resta longtemps isolée, presque inconnue, et sans secours de la coalition européenne.

Mais quand l'incapable Berruyer, avec les 17.000 hommes qu'il commandait à Angers (auxquels il faut joindre 3.000 volontaires aux ordres du colonel Quétineau à Bressuire), essaya de pénétrer dans les Manges, il put à peine pousser une pointe jusqu'à Cheminé, Coron et Cholet (13 et 14 avril). De nouveau, le tocsin a sonné, et la Vendée angevine s'est mobilisée (10 au 14 avril). Berruyer se retire hâtivement à Angers, poursuivi par Elbée et Stofflet. Devant Bressuire, le jeune Henri de la Rochejaquelein a rassemblé les paysans de Châtillon et battu Quétineau aux Aubiers (13 avril). Le succès des Angevins a bientôt son contre-coup à l'ouest : Beyssier et Boulard sont obligés de rétrograder, l'un sur Nantes, l'autre sur Saint-Gilles et les Sables ; en mai le contact, si péniblement établi, est rompu. Encore une fois victorieuse, l'armée catholique pouvait reprendre l'offensive. Mais elle semble s'être de nouveau débandée. Quinze jours se passent.

Au début de mai, Elbée a enfin 40.000 hommes sur pied. A son approche, Quétineau évacue Bressuire (2 mai), il essaie de résister à Thouars ; mais que faire contre l'immense vague de tout un peuple soulevé ? Il est fait prisonnier, avec ses volontaires. Les Vendéens retiennent ceux qui peuvent leur servir d'otages et relâchent les autres, tête rasée. Ils poursuivent leur route, entrent à Parthenay que les bleus ont évacuée (10 mai), et poussent vers Fontenay : vers l'Océan. Mais les paysans craignent d'aller si loin et de rester si longtemps hors de chez eux : devant Fontenay, ils ne sont plus que 10.000, les républicains sont 5.000 ; la partie est égale ; l'armée catholique est battue, Elbée grièvement blessé (16 mai).

Une troisième fois, l'armée qu'on appelle maintenant catholique et royale, et bientôt la Grande Armée, se reconstitue. Sauf Elbée, tous les chefs, anciens ou nouveaux, sont là : Bonchamps, La Rochejaquelein, Lescure, B. de Marigny qui commande l'artillerie, Cathelineau toujours effacé et médiocre, Stofflet, qui parait avoir commandé en chef à certains moments. Royrand et Sapinaud ont été prévenus, mais l'armée du Centre ne rejoignit la Grande Armée que le 26, le lendemain de la victoire. Il s'agissait de prendre Fontenay, et Fontenay céda, comme avait cédé Thouars, sous le nombre (25 mai). Dans tout le quadrilatère vendéen, il ne restait plus aux bleus que Nantes et les Sables.