I. — L'ORGANISATION DES POUVOIRS. L'ASSEMBLÉE
législative décréta, le 10 août, la suspension du Roi, au lieu de la
déchéance que réclamaient les sections et la Commune insurrectionnelle, et
laissa à la Convention nationale le soin de prononcer
sur les mesures qu'elle croirait devoir adopter pour assurer la souveraineté
du peuple et le règne de la liberté et de l'égalité. Elle décida,
d'abord, que le Roi et sa famille resteraient dans l'enceinte du Corps législatif ; puis elle changea d'idée et
décréta que le Luxembourg, inoccupé depuis l'émigration de Monsieur, leur
serait assigné pour résidence. La section des Quatre-Nations étant venue
représenter qu'au Luxembourg la fuite serait facile par les catacombes,
l'Assemblée dut choisir un autre séjour, et désigna l'hôtel du ministre de la
Justice, place Vendôme. Mais la Commune, qui redoutait une évasion, exigea le
choix du Temple. L'Assemblée obéit, et confia la garde et, le logement du Roi
à la Commune. En vain Manuel et Petion voulurent se dispenser de déférer au
décret ; la Commune imposa sa volonté. Le Roi fut interné dans la grosse tour
du Temple, entourée d'un fossé profond ; il y fut soumis à une surveillance
très étroite. Les députés prêtèrent un nouveau serment : Au nom de la Nation, je jure de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à mon poste. Il n'était plus question de fidélité au Roi : la Constitution de 1'791 était abolie. L'Assemblée s'empara, le 10 août, du pouvoir exécutif. Un tiers seulement des députés étaient présents, le centre et la droite s'étant abstenus, par peur des vengeances populaires. Ils élurent les ministres : d'abord, Danton, par 222 voix sur 284 votants. Danton fut ministre de la Justice ; il arrivait au pouvoir, suivant son expression, par la brèche des Tuileries : c'était la reconnaissance formelle de la révolution du 10 août. Puis, l'Assemblée élut Roland, à l'Intérieur ; Clavière, aux Finances ; Servan, à la Guerre ; Monge, à la Marine ; Lebrun, aux Affaires étrangères. La majorité du ministère était girondine ; mais Danton était un Jacobin de gauche. Ces six ministres formèrent, le Conseil exécutif provisoire : à tour de rôle, chaque semaine, chacun des ministres ferait fonction de président du Conseil. Danton fut, le véritable chef du Conseil exécutif[1]. Il était né pour commander. Cet athlète, à la tête de Méduse ravagée par la petite vérole, va faire trembler les aristocrates. Il possède à la fois le calme d'un homme d'État et la fougue du démagogue, et il ne cède à l'élan de sa nature que dans la mesure où sa volonté l'a décidé. Son éloquence est, comme lui-même, impétueuse, jaillissante, primesautière, pleine d'audaces de pensée, riche en images neuves et fortes ; ses discours, énergiques et concis, retentissent longtemps et poussent à l'action. Il fut alors l'homme nécessaire, seul capable d'imprimer à la défense du pays une vigueur qui assurât la victoire, et d'exalter toutes les forces d'une nation qui avait juré de vaincre ou de mourir[2]. Le même jour, l'Assemblée établit le suffrage universel : c'était la réalisation des principes de la Déclaration des droits. Auront le droit de vote tous les Français mâles, âgés de vingt et un ans, domiciliés depuis un an, à l'exception des seuls domestiques, qui ne peuvent être pleinement indépendants. Mais ce suffrage universel est à deux degrés : les assemblées primaires enverront leurs délégués aux assemblées électorales, qui éliront les députés à la Convention — c'était le nom donné à la nouvelle Assemblée nationale ; il était emprunté aux États-Unis, où il désignait une Assemblée de révision de la Constitution. Il y avait donc trois pouvoirs en présence : l'Assemblée, qui cumulait les fonctions législative et exécutive ; le Conseil exécutif provisoire, à qui l'Assemblée avait conféré une sorte de dictature ; la Commune de Paris, reconnue par l'Assemblée, et où, après les élections des sections faites les 11, 12 et 13 août, les Jacobins, Robespierre, Billaud-Varenne, Chaumette, Huguenin et leurs amis, représentants de la petite bourgeoisie parisienne, dominèrent les 288 têtes qu'elle comprenait. A Paris, la Commune est souveraine. Elle prend des mesures exceptionnelles : suspension des passeports jusqu'à nouvel ordre ; arrestation des journalistes aristocrates et confiscation de leurs presses et de leurs caractères d'imprimerie, qui sont distribués aux journaux patriotes ; apposition des scellés chez les suspects, serviteurs du Roi, officiers aristocrates de la garde nationale, dans la section des Filles-Saint-Thomas ; arrestation des ministres d'avant le 10 août, et de l'ancien ministre Montmorin ; enfin, arrêtés contre le clergé : aucun prêtre ne portera le costume religieux hors de ses fonctions ; les couvents seront évacués dans un délai de trois jours, et les scellés, apposés sur ces repaires d'aristocratie ; le casuel sera supprimé ; l'argenterie, fondue ; les grilles serviront à fabriquer des piques, et les objets de bronze, crucifix, lutrins, anges, diables, séraphins, chérubins, seront fondus et convertis en canons. L'Assemblée législative, et eu particulier le Conseil exécutif, s'efforceront, en face de la Commune de Paris, soutenue par l'opinion publique, de maintenir à peu près leur indépendance, et surtout de conserver la conduite des grandes affaires. II. — L'ESPRIT PUBLIC APRÈS LE 10 AOÛT. LA révolution du 10 août ne reçut pas le même accueil dans toute la France. A Paris, la majorité du peuple et de la petite bourgeoisie étaient encore dans le feu de la bataille. Les patriotes criaient vengeance, hurlaient des cris de mort devant la prison des Feuillants ; dans la nuit du 10 au 11 août, ils massacrèrent ou emprisonnèrent tous les Suisses rencontrés. La foule renversa les statues d'Henri IV, au Pont-Neuf, de Louis XIII, à la place Royale, de Louis XIV, sur les places Louis-XIV (aujourd'hui Vendôme) et des Victoires, et à l'Hôtel de Ville. Elle effaça sur les monuments les mots Roi, Royal, gratta les couronnes et les fleurs de lys, les enleva des enseignes des magasins qui se paraient de leur titre de fournisseurs de la Cour. Les journaux patriotes soufflaient la haine et la vengeance. Les Révolutions de Paris, l'Ami du Peuple prétendaient que l'on n'avait encore rien fait. Point de quartier, écrivait Marat. Ou chantait la Marseillaise, aux Tuileries, devant la statue de la Liberté, et aussi la Carmagnole, le chant du sans-culotte, à la veste courte, célébrant sa victoire sur les aristocrates, la Cour et Madame Veto. Cette fièvre révolutionnaire pouvait devenir très dangereuse. Les départements étaient beaucoup moins excités ; plusieurs même étaient, contre-révolutionnaires. La région du Nord, avec ses nombreux prêtres réfractaires, ses administrations de département et de district, et ses chefs d'armée, était hostile au 10 août, comme elle l'avait été au 20 juin. Un petit groupe de Jacobins s'y maintenait ; mais la résistance était grande, dans les Ardennes, où elle s'appuyait sur la Fayette. L'administration du département des Ardennes protesta vivement contre la révolution, et, par une correspondance avec les directoires voisins, essaya de coaliser toute la région. L'Est était divisé. Dans les Haut et Bas-Rhin, dans la Moselle, la Meurthe, la Meuse et la Haute-Marne, les administrations de département étaient opposées à la nouvelle révolution. Elles étaient soutenues par les prêtres réfractaires, très nombreux dans le Bas-Rhin et la Moselle, et par beaucoup d'officiers de Strasbourg, de Wissembourg et de Landau. La municipalité de Strasbourg, conduite par son maire Dietrich, fit cause commune avec le directoire du département ; mais les autres municipalités et les populations, en Alsace, en Franche-Comté, à Metz, à Thionville, à Châlons-sur-Marne, acceptèrent le nouvel ordre de choses. A Strasbourg, à Reims, à Besançon et à Dôle, les statues royales furent renversées. La Bretagne, qui avait envoyé beaucoup de fédérés à Paris, comptait des villes ardentes, surtout Brest et Nantes ; les administrations y étaient favorables au 10 août. Sans doute, les nobles et les prêtres réfractaires, très nombreux, prêchaient la contre-révolution ; mais, malgré les troubles religieux, qui commençaient à devenir graves, la Bretagne rurale n'était pas encore contre-révolutionnaire. La Normandie était très hésitante ; les administrations y étaient toutes constitutionnelles, ou même aristocrates, comme Rouen, ville de nobles et de riches bourgeois, de prêtres réfractaires, d'émigrés de Paris et des provinces, prêts à passer, en cas de danger, en Angleterre. Mêmes dispositions à Chartres et en pays chartrain. Le Poitou était en pleine fermentation contre-révolutionnaire, particulièrement dans les Deux-Sèvres et la Vendée. Le département de la Sarthe adhéra aux actes de l'Assemblée, qu'il félicita avec enthousiasme. Enfin la région des Charcutes donnait, comme en 1791 lors de la levée des volontaires, des preuves de patriotisme. Au Centre, les départements de l'Indre, de la Creuse, du
Cantal demeuraient des adversaires acharnés de la révolution démocratique. Le
directoire de l'Indre déclara, le 12 août, que sa
douleur profonde ne lui permettait pas de sonder les vrais motifs de la loi
du 10. De même en Indre-et-Loire. Au contraire, dans le Loir-et-Cher,
grâce à l'évêque Grégoire, toutes les autorités, agissant de concert,
restaient fidèles à la Révolution. Enfin, toute la route de Paris à Lyon —
sauf à Nevers et à La Charité, peuplées de bourgeois contre-révolutionnaires
— était jalonnée d'arbres couronnés par le bonnet de
la liberté, autour desquels les populations dansaient, le dimanche, en
chantant des refrains patriotiques. Dans le Sud-Est, à Lyon, malgré les efforts des aristocrates, des riches négociants et des prêtres, la municipalité, conduite par son maire, Vitet, acclama la nouvelle révolution, tandis que le département et le district s'y montraient hostiles. Presque toutes les municipalités du Dauphiné et de la Provence étaient jacobines : au premier rang, Marseille, Toulon, Digne, etc. Les administrations avaient suivi l'impulsion générale, jusqu'au delà du Rhône et au département de l'Hérault. Les prêtres mêmes étaient presque tous gagnés à la Révolution. Au Sud-Ouest, les catholiques du Haut-Languedoc, municipalités, gardes nationaux, restaient contre-révolutionnaires. L'esprit révolutionnaire avait fait des progrès à Toulouse, ancienne ville de parlementaires et d'aristocrates, dont beaucoup avaient émigré, et à Bordeaux, où le club jacobin, dirigé par Fonfrède et Ducos, avait invité les clubs voisins à se grouper en un corps unique ; les Basses-Pyrénées, sauf à Orthez, et le Quercy, étaient ardemment révolutionnaires ; mais les Hautes-Pyrénées demeuraient tièdes, et le Gers était fortement travaillé par les prêtres réfractaires et les aristocrates. qui discréditaient si fort les assignats qu'un voyageur sans numéraire risquait avec tout son papier d'y mourir de faim. En somme, en dehors de Paris, où l'action révolutionnaire était même trop énergique à leur gré, l'Assemblée et le Gouvernement pouvaient compter sur les départements du Sud-Est et sur la plupart de ceux de l'Est. Le Centre, l'Ouest, le Sud-Ouest étaient partagés et parfois hostiles. La région du Nord et surtout les administrations des Ardennes donnaient de l'inquiétude. L'Assemblée agit avec énergie contre les administrations qui résistaient. Elle suspendit plusieurs directoires — ceux de Rhône-et-Loire, de la Moselle, de l'Aisne, de la Somme — qui avaient déclaré illégaux les décrets du 10 août ; elle menaça les autres, qui, par peur, et devant les nécessités de la défense nationale, cessèrent leur opposition. Et bientôt la publication de papiers compromettants pour la Cour, trouvés aux Tuileries, allait fortifier les sentiments antimonarchiques et patriotiques. Le péril le plus grave vint de l'armée. La Fayette était, le 11 août, à Sedan, lorsqu'il apprit la révolution de Paris. Aussitôt, il soulève la municipalité de Sedan, le district et le département des Ardennes ; il envoie à Dillon, à Pont-sur-Sambre, et à Dumouriez, au camp de Maulde, l'ordre de marcher sur Paris. Dumouriez, ami des Girondins, n'hésite pas à désobéir. Il était tout entier à la défense nationale et à son plan d'invasion de la Belgique. Mais Dillon fait prêter à ses officiers le serment de fidélité au Roi, et leur laisse entrevoir la marche sur Paris. Des commissaires de l'Assemblée arrivent à Sedan, le 14 août : la Fayette les fait arrêter et emprisonner. L'Assemblée envoie trois nouveaux commissaires, Baudin, Quinette et Isnard, destitue Dillon, qui a perdu la confiance de la Nation, décrète d'accusation la Fayette, et nomme Dumouriez commandant en chef de l'armée du Nord. La Fayette, devenu suspect à une grande partie de son armée, fuit, le 19 août, à travers le Luxembourg- belge, suivi de vingt-deux officiers, parmi lesquels étaient les trois frères Latour-Maubourg, Alexandre Lameth et Bureaux de Puzy ; il tombe entre les mains des Autrichiens. Quant à Dillon, il resta à son poste ; les commissaires, qui le virent à Valenciennes, préoccupés avant tout, comme Dumouriez, de la défense, se contentèrent de ses explications, n'exécutèrent point le décret porté contre lui, et lui confièrent un commandement, qu'il exerça, malgré le Conseil exécutif. Il écrivit, le 21, à l'Assemblée une lettre où il jurait fidélité à la Nation et à la Loi, et promit de maintenir de tout son pouvoir la liberté et l'égalité et de combattre jusqu'à la mort pour la défense de la patrie. Il continua de servir, mais toujours sous la menace d'une suspension ; au fond, il était hostile à la révolution du 10 août. Beaucoup d'officiers de l'armée du Nord étaient peu disposés à servir la Nation sans le Roi. Quelques-uns furent suspendus, par exemple, Dulac, aide de camp du général Chazot. Les autres, malgré leurs sentiments hostiles, restèrent. L'artillerie n'avait jamais été, dit le colonel Galbaud, la dupe de la Fayette ; aussi était-elle cordialement délestée des généraux qui avaient cherché à lui aliéner les esprits. Dans toute l'armée, les sous-officiers et les soldats redoublèrent de patriotisme, et les officiers demeurés fidèles — Chazot, au camp de Monzon, Duhoux, au camp de Soissons, Dangest, qui reçut le commandement provisoire à Sedan, après la fuite de la Fayette, — se montrèrent des chefs de premier ordre. Aux frontières de l'Est, le maréchal Lückner, ami de la Fayette, dominé par des officiers aristocrates, tenait des propos inciviques et refusait de prêter serment à la Nation. Le Conseil exécutif le remplaça, à Metz, par Kellermann ; mais Kellermann et les commissaires obtinrent que Lückner fût employé à Châlons, en seconde ligne. La plupart des chefs militaires restaient royalistes constitutionnels. A Metz, tous les chefs furent remplacés. A Wissembourg, à la question des commissaires : Acceptez-vous, ou non, les décrets du 10 août ? seul le général Biron répondit : Oui. Les autres éludèrent la question, mais enfin se soumirent, sauf les maréchaux de camp Victor de Broglie, Cafarelli du Falga et d'Aiguillon, et le lieutenant d'état-major Briche. Ne furent suspendus que ceux qui refusèrent absolument le serment. Il arriva même que le lieutenant général d'Harambure, à Neuf-Brisach, qui avait fait une profession de foi en faveur de la monarchie et de Louis XVI, fut maintenu par les commissaires Carnot et Prieur, comme ayant la confiance des troupes et la réputation de n'être pas capable de trahir son pays. A l'armée du Midi, Montesquiou était hésitant. Royaliste fidèle à la parole jurée, il écrivit, le 15 août, à Servan : On vient de nie relever de mes serments à coups de canon, et je prévois tous les malheurs que l'injustice et la violence ont toujours entraînés. Le Conseil exécutif décida, le 27, de le remplacer par le général d'Anselme ; mais, le jugeant nécessaire pour la conquête de la Savoie, il laissa tomber l'arrêté pris contre lui. Il fallait, si l'on tenait à garder la plupart des officiers, se contenter d'accommodements. Les circonstances et les intérêts nationaux obligeaient l'Assemblée et le Gouvernement à adoucir la transition de l'ancien régime monarchique constitutionnel au nouveau régime démocratique et bientôt républicain. A la fin du mois d'août, le Gouvernement n'a plus aucune inquiétude du côté de l'armée : elle s'est résignée à la révolution du 10 août, et elle ne pense qu'à la défense du pays. L'Assemblée envoya, au mois d'août, 30 commissaires dans les départements et aux armées. De son côté, le Conseil exécutif, le 28 août, en dépêcha 12 dans seize départements. Le ministre de l'Intérieur, Roland, expédia, lui aussi, des missionnaires, surtout dans l'Ouest et le Midi. Les commissaires de l'Assemblée avaient reçu des pouvoirs très étendus, qui inquiétaient le Conseil exécutif. Les commissaires du Conseil et les missionnaires de Roland avaient une mission purement morale et de simple influence ; ils devaient provoquer des enrôlements, faire connaître les lois nouvelles, exciter l'énergie du peuple, enfin prêcher la concorde, nécessaire dans le danger national. La Commune de Paris voulut avoir, elle aussi, ses commissaires ; après le 3 septembre, elle en envoya 24 dans les départements voisins de Paris, et jusqu'en Bretagne ; parmi eux des membres de la Commune, comme Léonard Bourdon, Chaumette, Momoro. Ces missions se superposèrent, et parfois se contrarièrent. Les missionnaires de Roland outrepassèrent souvent leurs instructions, firent des actes d'autorité, inquiétèrent par leurs doctrines sociales les hommes d'ordre et les administrations, si bien que le Gouvernement finit par les suspendre. Les commissaires de l'Assemblée entrèrent en désaccord avec le Conseil exécutif, et Danton s'en plaignit à l'Assemblée. Les commissaires de la Commune firent parfois, comme Momoro et Dufour à Lisieux et à Bernay, et comme Guermeur dans le Finistère, une propagande socialiste qui effraya les autorités et une grande partie des populations, des gros propriétaires et des gros fermiers, si hostiles à toute loi agraire. Mais, malgré ces heurts et ces excès, les commissaires eurent une influence considérable ; bien accueillis par les patriotes et les sociétés jacobines et populaires, ils surexcitèrent le patriotisme et préparèrent le pays à défendre, envers et contre tous, la liberté, l'égalité, la patrie. III. — LES MASSACRES DE SEPTEMBRE. L'ÉTAT de Paris restait inquiétant. Les patriotes, surexcités, réclamaient vengeance contre ce qu'ils appelaient les crimes du 10 août. Se vengeraient-ils eux-mêmes ? Danton, qui le redoutait, déclara, dès le 11 août : Là où commence l'action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. On ne pouvait renvoyer le jugement des criminels au tribunal criminel ordinaire, dont les juges étaient suspects aux sections révolutionnaires. Delacroix proposa à l'Assemblée de créer une cour martiale, composée exclusivement de fédérés. Mais il faudrait former le jury d'officiers, pour les deux tiers, et les faire venir de loin ; ce serait très lent, et les officiers ne jugeraient pas assez sévèrement. La Commune ne voulut pas de cette cour. Le 13 août, fut proposé un tribunal formé de fédérés et de commissaires des sections ; mais la Commune voulait écarter à tout prix les officiers des fédérés. Le 15 août, à la Commune, Robespierre demanda que les coupables fussent jugés par des commissaires de chaque section en dernier ressort ; il faut, disait-il, élargir la loi et punir à la fois les crimes du 10 août et les crimes antérieurs. Le peuple, ajouta-t-il, se repose, mais il ne dort pas. Il veut la punition des coupables ; il a raison. Le 17 août, l'Assemblée créa ce premier tribunal d'exception. Le 19, Danton envoya une circulaire aux juges des tribunaux de toute la France, dont Robespierre s'était plaint. C'était une sorte de profession de foi politique où l'homme d'État, écartant le fédéralisme et le socialisme, tout ce qui pouvait désunir, subordonnait tout à la défense nationale, et invitait les magistrats à déployer la juste rigueur des lois, pour soustraire les coupables à la vengeance du peuple. Que la justice des tribunaux commence, disait-il, et la justice du peuple cessera. Le tribunal criminel du 17 août entra aussitôt en fonctions, et le 21 août avaient lieu les premières exécutions capitales. En même temps qu'elle organise la justice révolutionnaire, l'Assemblée, sous la pression de la Commune, redouble de rigueurs contre les émigrés et les prêtres réfractaires. Le 14 août, elle met sous séquestre les biens des émigrés et en décrète la vente. Le 15, elle prend pour otages les femmes et les enfants des émigrés. Le 26 août, elle punit de la déportation à la Guyane les prêtres réfractaires qui n'auront pas quitté Paris dans la quinzaine, et d'une détention de dix ans ceux qui auront fait leur déclaration de sortie et seront rentrés ; mais le Comité de surveillance de la Commune refusa les passeports aux réfractaires, et les fit enfermer au séminaire Saint-Firmin et aux Carmes ; — comme on le verra, c'était leur arrêt de mort. Si le Conseil exécutif provisoire et l'Assemblée restaient maîtres Ede la diplomatie et de la guerre, la Commune de Paris gardait la haute main sur la police. L'Assemblée lui fit d'abord maintes concessions, tout en se défendant pied à pied ; puis elle essaya de s'affranchir. Elle voulut subordonner la Commune au directoire du département : la Commune ne reconnut au directoire que des attributions administratives et financières. L'Assemblée persista ; la Commune s'entêta. Robespierre, le 22 août, ayant demandé à l'Assemblée de légaliser les actes de la Commune, le président Delacroix l'interrompit et lui imposa silence. Le 29, l'Assemblée alla plus loin. Elle voyait, en effet, un grand nombre de sections la Halle-au-Blé, les Lombards, etc. — résister à la Commune, trop dictatoriale, qui ne tenait plus compte des assemblées de section, et qui mettait à l'écart Petion et les anciens administrateurs. Elle cassa la Commune provisoire et décréta de nouvelles élections, en déclarant que la Commune du 10 août avait bien mérité de la patrie. La Commune alla dénoncer à l'Assemblée la contradiction de tous ces actes ; puis, comme l'Assemblée maintenait son décret de cassation, la Commune, qui avait la force armée, prit le parti de ne pas entendre, et ne se sépara point. Elle ne voulait pas abandonner le profit de la victoire, au moment où la capitulation de Longwy pouvait donner des forces nouvelles à la réaction aristocratique. La nécessité de l'union dans le danger empêcha l'exécution du décret : la Commune du 10 août resta. Elle se demanda même si elle n'allait pas lancer le peuple contre l'Assemblée, niais Robespierre l'arrêta. Il ne voulait faire appel qu'aux sections, et les inviter à confirmer les pouvoirs de la Commune. La Commune robespierriste se dressait contre l'Assemblée législative, en majorité girondine. Tout semblait conspirer à déchaîner de terribles représailles. Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, avant été acquitté le 23 août, le peuple de Paris, qui le confondait avec son cousin, l'ancien ministre des Affaires étrangères, accusa le tribunal de sauver les traîtres. Les tribunaux semblaient trop lents et trop indulgents au peuple qui réclamait pour les traîtres une justice sommaire. Le dimanche 26, fut célébrée aux Tuileries une fête en l'honneur des morts du 10 août. Fédérés, volontaires, corps constitués, députés de l'Assemblée, président en tête, y assistèrent, entourés d'une foule de gardes nationaux en uniforme, de citoyens armés de piques, de femmes en robe blanche et ceinture noire. Le cortège déposa sur l'autel de la patrie bannières et couronnes, pendant qu'était exécutée la marche des morts de Gossec. Marie-Joseph Chénier célébra les victimes du 10 août, Cette cérémonie, une des plus imposantes que l'on eût encore vues, n'apaisa point les esprits qu'exaspéraient les nouvelles de l'armée. Paris criait vengeance contre les ennemis du dehors, les Prussiens, et ceux du dedans, les aristocrates. A la nouvelle de la capitulation de Longwy et de la marche des Prussiens sur Verdun, le Conseil exécutif avait pris peur. Craignant un siège et aussi la dictature de la Commune, Roland, Clavière et Servan voulaient fuir à Blois, mais Danton s'y opposa, et par son énergie réussit à maintenir le Gouvernement à Paris. Rassurée par l'initiative et le courage du chef, l'Assemblée décréta pour Paris une nouvelle levée de 30.000 hommes. La Commune la seconda puissamment. Les jeunes gens s'enrôlèrent avec enthousiasme ; en vingt-quatre jours, du 1er au 24 septembre, Paris fournit 20.000 volontaires, ouvriers, employés, artistes, étudiants. Le 1er septembre, le bruit courut d'une conspiration des aristocrates enfermés dans les prisons. Prêtres réfractaires, aristocrates, officiers et soldats suisses, pêle-mêle avec des prisonniers pour crimes, pour vols ou pour dettes, étaient détenus, au nombre de 2.637 dans plusieurs couvents et prisons : à l'Abbaye, près de Saint-Germain-des-Prés ; au couvent des Carmes, près du Luxembourg ; à la Salpêtrière ; au séminaire de Saint-Firmin, rue Saint-Victor ; à la Conciergerie ; au Châtelet ; à la Grande-Force et à la Petite-Force, près de la rue Saint-Antoine ; enfin, au sud de Paris, à Bicêtre. Le 2 septembre arrive la nouvelle de l'investissement de Verdun. La Commune fait tirer le canon d'alarme, sonner le tocsin et fermer les barrières. Citoyens, dit-elle dans une proclamation, l'ennemi est aux portes de Paris ; Verdun, qui l'arrête, ne peut tenir que huit jours.... Qu'une armée de 60.000 hommes se forme sans délai ! La puissante voix de Danton harangue l'Assemblée : Le tocsin qu'on va sonner n'est pas un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée. L'Assemblée décrète des mesures de défense, et déclare traîtres à la patrie et dignes de la peine de mort ceux qui refuseront de servir personnellement ou de remettre leurs armes, et... les agents de l'administration ou de la force publique qui résisteraient ouvertement au pouvoir exécutif. Elle règle le mode de vente des propriétés des émigrés. De jour en jour décroît l'autorité de l'Assemblée et du Conseil exécutif, absorbés par la défense nationale, et ce n'est pas la Commune qui arrêtera la fureur populaire, seule force révolutionnaire capable de soulever l'enthousiasme patriotique. Au contraire, Robespierre l'excite. A deux reprises, le 1er et le 2 septembre, il dénonce à la Commune un complot en faveur du duc de Brunswick, qu'un parti puissant veut porter au trône des Français, et que, sans le nommer, il désigne assez clairement. Brissot et Roland. La Commune fait imprimer et répandre ce discours. Elle enjoint à ses membres d'aller annoncer aux sections les arrêtés qu'elle a pris et les trahisons dont on est environné ou menacé. Cependant, le Comité de surveillance de la Commune ayant été révoqué le 30 août, sans doute parce qu'il ne comprenait pas des hommes assez hardis, le Conseil général de la Commune a pris, le même jour, un arrêté pour le reconstituer : M. Panis, dit l'arrêté, présentera demain une liste des membres qui s'adjoindront à lui pour le Comité de surveillance. Ce Comité devait avoir quatre membres. Panis, ancien administrateur de la ville, ami de Robespierre, le compose de ses amis : Sergent, beau-frère de Marceau, ancien administrateur, l'imprimeur Duplain, l'huissier Jour-deuil. Ces quatre administrateurs prennent, le 2 septembre, un arrêté où ils disent : Vu la crise des circonstances et les importants travaux auxquels il nous faut vaquer, nous nous choisirons pour administrateurs adjoints nos six concitoyens : Lenfant, Guermeur, Leclerc, Duffort, Marat l'ami du peuple, Desforgues, chef du bureau à la mairie, lesquels auront avec nous la signature, attende que le tout est sous notre plus grande responsabilité, à nous quatre soussignés. Ainsi Marat, le plus exalté, entre au Comité de surveillance. Il en est l'âme. Aussitôt le Comité envoie des émissaires dans les sections. Ceux-ci dictèrent-ils à certaines sections les arrêtés terribles qu'elles prirent ? A coup sûr, ils n'eurent pas grande peine à les leur inspirer. Plusieurs sections — Mirabeau (Grange-Batelière), Gravilliers et Montreuil — se contentent de demander que l'on fasse marcher sous bonne garde les aristocrates aux frontières. D'autres ne veulent pas laisser des traîtres qui ne manqueraient pas, après le départ des Parisiens pour les frontières, d'aller faire l'ouverture des prisons pour porter dans tout Paris la désolation et la mort. Les bons citoyens de la section Poissonnière déclarent que le meilleur moyen d'éviter ce danger est de faire faire sur-le-champ une justice prompte de tous les malfaiteurs et conspirateurs détenus dans les prisons, et de faire marcher, en tête des forces à opposer à l'étranger, les prêtres insermentés, les femmes et enfants des ennemis dont les corps serviront de remparts aux troupes citoyennes. Cinq ou six sections en tout — Poissonnière, le Luxembourg, les Arcis, le Louvre, les Quinze-Vingts, les Quatre-Nations, dénoncées par Chabot comme la section où la vengeance du peuple fut exercée avec le plus de fureur, — réclament le massacre des conspirateurs des prisons. Les autres laissent faire, par indifférence au sort des détenus ou par haine des aristocrates. Le Comité de surveillance préparait les massacres. Il avait fait sortir le 31 août et le 1er septembre un assez grand nombre de détenus pour dettes et petits délits, de manière à les séparer des grands malfaiteurs et des contre-révolutionnaires, et il avait autorisé les concierges à ne plus rien refuser désormais aux prisonniers. Dès le 2, comme on verra, il organisait les tribunaux de sang. Le dimanche 2 septembre, vers deux heures de l'après-midi, au moment où le canon d'alarme retentissait, des voitures remplies de prêtres, qui quittaient Paris pour se rendre au lieu de déportation assigné, sont arrêtées, ramenées à l'Hôtel de Ville et conduites, au milieu d'une foule en effervescence, à l'Abbaye et aux Carmes. Vers trois heures, trois de ces voitures arrivent à l'Abbaye. Les prêtres des deux premières entrent ; mais. au moment où les prêtres de la troisième voiture descendent, court la rumeur que ces prêtres sont des traîtres, complices de l'étranger. Le massacre commence dans la prison. Il n'y avait pas alors plus de cinquante massacreurs, tous habitants des sections du Luxembourg et des Quatre-Nations, ouvriers, commerçants établis, exaltés par la propagande de Marat et des journaux patriotes : le charron Dubois, le serrurier Lachèvre, rue de Seine, le limonadier Lion, le savetier Ledoux, le menuisier Marcuna, le joaillier Debèche, l'orfèvre Debrenne, le vinaigrier Damiens, le boucher Godin, établi près de l'Abbaye ; les gardes nationaux François Maillet et Bourre. Ils pénètrent dans les cloîtres de l'Abbaye et commencent leur besogne. L'abbé Sicard, successeur de l'abbé de l'Épée à l'Institut des sourds-muets, qui, se croyant perdu, venait de remettre sa montre en or à un commissaire, est sauvé par un brave homme, qui le protège au péril de sa vie et le conduit au siège de la section. Le soir, l'huissier Maillard, du faubourg Saint-Antoine, un des hommes du 14 juillet, du 5 octobre et du 10 août, s'installe à l'Abbaye comme président du tribunal populaire. Il avait reçu les instructions du Comité de surveillance ; Panis, Sergent et Mehée, secrétaire-greffier, lui avaient envoyé une circulaire où il était dit : Au nom du peuple, mes camarades, il vous est enjoint de juger tous les prisonniers de l'Abbaye, à l'exception de l'abbé Lenfant[3] que vous mettrez dans un lieu sûr. Il voulait substituer des jugements à des assassinats, ou plutôt donner à ceux-ci une apparence de légalité. Assis devant une petite table, qu'éclairait la lumière vacillante d'une chandelle, le registre des écrous en main, il interrogeait. Quand il prononçait : A la Force ! c'était un arrêt de mort. Aussitôt ou faisait sortir le condamné, et, à la sortie de la salle, les piques s'abattaient sur lui, et les égorgeurs criaient : Vive la Patrie ! Les massacreurs avaient parfois des raffinements inouïs de cruauté. L'ancien premier valet de chambre du Roi, Thierry, qui avait le corps traversé par une pique, criant encore : Vive le Roi !, les massacreurs lui brûlèrent le visage avec des torches. Le colonel de Saint-Mart, les flancs percés d'une lance, fut contraint, de marcher sur les genoux, et, après avoir diverti ses bourreaux par ses gémissements et ses horribles contorsions, eut la tête coupée. Mais Maillard profitait des moindres signes d'attendrissement qu'il percevait dans le jury populaire, pour prononcer l'acquittement par la formule convenue : Vive la Nation ! Alors les bourreaux entouraient le prisonnier rendu à la liberté, l'embrassaient, le caressaient, l'accompagnaient à la section, aux cris de : Vive la Nation ! Maillard réussit à sauver ainsi 43 personnes, parmi lesquelles le savant Geoffroy-Saint-Hilaire, puis Sombreuil, ancien gouverneur des Invalides, et Cazotte, dont les filles, par leur héroïque fermeté, arrêtèrent le bras des bourreaux. D'autre part, le Comité de la section des Quatre-Nations envoya quatre citoyens à l'Abbaye pour réclamer le registre d'écrou et reconnaître les prisonniers qui n'étaient pas détenus pour des causes relatives à la Révolution. Pour s'exciter au sinistre travail, les égorgeurs mangeaient et buvaient : le registre d'écrou fut tout maculé de vin et de sang. Aucun remords chez eux : ils croyaient faire acte de justice. En quittant l'Abbaye, le boucher Godin finit la soirée dans un café de la rue de Seine, puis alla se coucher ; il se rendit le lendemain au marché de Sceaux. — La plupart des Suisses prisonniers, parmi lesquels le commandant Bachmann, furent massacrés ; le vieux colonel des Suisses, d'Affry, resté neutre au 10 août, fut épargné. L'ancien ministre Montmorin fut tué. En tout, 122 prêtres ou aristocrates périrent. En même temps, on massacrait aux Carmes, rue de Vaugirard, dans la section du Luxembourg, une des plus violentes. Ce couvent était rempli de prêtres réfractaires. A trois heures, les égorgeurs envahirent le jardin. Les prêtres coururent vers la chapelle, et allèrent prier à l'autel. Les bourreaux les en arrachèrent. Plusieurs prêtres, comme l'archevêque d'Arles, Dulau, reçurent les coups de sabre, tout droits, et sans s'émouvoir ; d'autres s'enfuirent à travers les allées, grimpèrent aux arbres et parfois réussirent à sauter les murs et à gagner la rue Cassette ou les jardins voisins. Ce fut une chasse à l'homme. Il y eut plus de cent victimes : l'archevêque d'Arles et les évêques de Saintes et de Beauvais ; Hébert, général des Eudistes, confesseur du Roi ; Dom Chevreux, général des Bénédictins ; beaucoup de supérieurs de séminaires, de professeurs des collèges de l'Université, du collège de Navarre surtout, et des prêtres du diocèse de Paris ou de diocèses des départements. On massacra aussi au séminaire de Saint-Firmin, rue Saint-Victor ; là, 15 prêtres seulement échappèrent à la mort. Dans celte maison et aux Carmes, le nombre des morts atteignit 244. Cependant la Commune et l'Assemblée nationale sont prévenues dans l'après-midi. La municipalité, qui a le droit de réquisition, ne donne point d'ordres à la garde nationale, qui peut-être ne marcherait pas au secours des aristocrates. L'Assemblée nationale et le Conseil de la Commune lui-même, qui semble disposé à un revirement, essaient de la persuasion, et envoient des commissaires à l'Abbaye. Mais les délégués, le vieux Dusaulx et Basire, ne peuvent se faire écouter d'un peuple surexcité et qui a peur d'être trompé ; et, au milieu de l'obscurité qui leur cache d'horribles scènes, ils se retirent, impuissants et désolés. Alors intervient de nouveau le Comité de surveillance de la Commune, qui, au sein de la Commune révolutionnaire, forme un gouvernement plus révolutionnaire encore. Il envoie, le 3 septembre, aux départements, au nom de la Commune, une circulaire signée de Duplain, Panis, Sergent, Lenfant, Jourdeuil, Marat, Deforgues, Leclerc, Duffort et Cally : La Commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des conspirateurs féroces détenus dans ses prisons a été mise à mort par le peuple, actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les milliers de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi. Et, sans doute, la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen, si nécessaire, de salut public, et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens : Nous marchons à l'ennemi, mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands pour égorger nos enfants et nos femmes. Frères et amis, nous nous attendons qu'une partie d'entre vous va voler à notre secours et nous aider à repousser les légions innombrables des satellites des despotes conjurés à la perte des Français. Nous allons ensemble sauver la patrie, et nous vous devrons la gloire de l'avoir retirée de l'abime. N. B. Nos frères sont invités à remettre cette lettre sous presse et à la faire passer à toutes les municipalités de leur arrondissement. Cette circulaire portait le contreseing du ministère de la Justice, apposé par Fabre d'Églantine, et elle était signée par Deforgues, ancien secrétaire de Danton, placé par Danton à la mairie après le 10 août. En même temps, dans la nuit du 9. au 3 septembre, le Comité de surveillance, dirigé par Marat, qui voulait écraser les Girondins et terroriser les électeurs, convoqués pour le 3, afin de composer de ses amis la Convention nationale, lançait des mandats d'arrêt contre Roland, ministre de l'Intérieur, Brissot et plusieurs autres députés du parti. Alors Danton, que les massacres de l'Abbaye n'avaient point tiré de son inertie, intervint ; il s'opposa énergiquement à un coup de force qui aurait écarté les Girondins du pouvoir et déchaîné la guerre entre les partis patriotes. Il alla trouver Robespierre, le 3, à l'Hôtel de Ville, s'emporta avec chaleur contre l'acte d'arbitraire et de démence du Comité de surveillance, et dit à Robespierre, à Brissot et à Petion que ce n'était pas le moment de discuter, qu'il fallait ajourner toutes ces explications après l'expulsion des ennemis ; que cet objet décisif devait seul occuper tous les bons citoyens ; il réussit à faire révoquer les mandats d'arrêt. Marat, furieux, menaça Danton de la violence de ses articles et de ses placards ; Danton alla le voir, et le traita si durement que Marat se radoucit et même embrassa Danton. Cependant les massacres continuent ; ils sont même mieux organisés que la veille, mieux réglés par le Comité de surveillance. Ils redoublent le 3, le 4 et le 5. Les égorgeurs — il n'y en eut pas plus de 200 — se rendent, le 3, à Saint-Firmin, au Châtelet et à la Force. An Châtelet, les détenus pour vol et pour dettes qui s'y trouvaient crurent d'abord qu'on venait les délivrer ; mais ils furent vite détrompés : plus de 200 furent massacrés dans la cour par les bourreaux fanatiques et payés. A la Force siégea un tribunal populaire. Quand le président disait : A l'Abbaye ! c'était la condamnation. Les condamnés sortaient par un étroit et obscur couloir, à la porte duquel piques et sabres s'abattaient sur eux dans la cour. La belle princesse de Lamballe comparut. Beaucoup de gens du peuple désiraient la sauver. Comme on voulait la forcer à jurer la liberté et l'égalité, et haine au Roi et à la reine, elle refusa de prêter la dernière partie de ce serment, qui n'était point dans son cœur. Traînée à travers la prison, elle s'évanouit à la vue des cadavres entassés et du sang qui ruisselait ; elle fut égorgée sur une borne de la rue Pavée, peut-être même, suivant plusieurs témoins, odieusement mutilée ; sa tête, mise au bout d'une pique, fut portée au Temple sous les fenêtres de Marie-Antoinette et de Louis XVI. Le 4 septembre, la bande des massacreurs se transporta à la Salpêtrière, au faubourg Saint-Marceau. Cette immense maison renfermait beaucoup de filles publiques. La plupart de ces femmes étaient jeunes et belles. Les massacreurs les violèrent, puis les tuèrent. Apôtres et grands justiciers, ils prétendaient purifier Paris, régénérer par le fer et le feu une société corrompue, hâter l'avènement d'une société meilleure, et par le crime supprimer le crime. Les prédications sanguinaires de Marat les avaient rendus fous furieux. Le 5 septembre, la bande se rendit avec sept canons à Bicêtre. C'était une prison et une maison de correction. Elle contenait beaucoup de petits garçons et de petites filles. La faiblesse de ces enfants ne désarma point les assassins. Ils s'acharnaient sur eux ; ces jeunes êtres étaient, dit un bourreau, encore plus durs et plus longs à achever, comme si en eux la nature se révoltait. Dans ces quatre journées, du 2 au 5 septembre, sur 2.637 détenus, environ 1.100 périrent, suivant un compte rendu du Comité de surveillance[4]. Tous les principes de liberté et de justice que la Révolution avait proclamés étaient, odieusement violés. Un moment on sentit un avant-goût de la Terreur. Tous ceux qui tentaient d'arrêter la tuerie, ou de prononcer des paroles d'humanité, couraient risque de la vie. Les Brissotins étaient menacés, comme on a vu ; Brissot subit une perquisition. La presse patriote fit l'apologie de la justice du peuple qui venait, comme Hercule, de nettoyer les écuries d'Augias. Le ministre Roland n'osait pas blâmer un mouvement qui le dépassait, et, pour ne pas être accusé de modérantisme, s'inclinait devant les faits accomplis et les excusait. Hier, dit Roland le 3, fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile. Je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice. C'était la peur qui faisait parler ainsi le ministre, au moment où il était sous le coup d'une menace d'arrestation. Le peuple de Paris, qui n'avait pas pris part à ces massacres, commençait à réagir. Du 5 au 8 septembre, plusieurs sections, les Arcis et le Marais, puis le Mail, la Bibliothèque, les Lombards, la Fontaine-de-Grenelle, arrêtèrent de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés, firent appel à la concorde, demandèrent qu'on détruisît les listes de pétition des 20.000 patriotes et des 8.000 aristocrates du mois de juin, et proposèrent des confédérations conservatrices entre les sections pour lutter contre le désordre et poursuivre les scélérats qui, sous le masque du patriotisme, tenteraient d'y porter la moindre atteinte. Enhardies par ce mouvement de l'opinion, les autorités se montrèrent enfin. Le 6, Danton prévint l'Assemblée qu'il avait donné des ordres pour que les personnes arrêtées aux environs de Paris restassent dans les maisons d'arrêt des communes où elles se trouvaient. Il s'opposa à ce que Fournier l'Américain, envoyé par la Commune avec 1.000 hommes, transférât à Paris les 53 prisonniers qui, à Orléans, devaient être jugés par la Haute Cour, et dont l'Assemblée avait, le 2 septembre, ordonné le transfert à Saumur ; mais Fournier leur fit faire le tour de Paris, et les conduisit à Versailles, où ils furent massacrés, le 9. Du moins Danton put-il sauver son collègue l'avocat et ex-Constituant Adrien du Port, arrêté à Melun. Le Gouvernement intervenait quand les prisons étaient déjà presque vidées par les égorgeurs. D'autres massacres eurent lieu dans les départements, où
ils furent provoqués, à la suite de l'invasion, par l'exemple de Paris et la
circulaire du Comité de surveillance. Les commissaires de la Commune
trouvaient des auxiliaires dans les volontaires qui marchaient vers la
frontière. A Meaux, le 4 septembre, les volontaires déclarèrent : Au nom du peuple il faut purger les prisons, il faut imiter
ce qui vient de se faire dans la capitale. Le soir, quatorze têtes
tombèrent, pendant qu'il était, procédé à haute voix à l'élection des députés
de Seine-et-Marne à la Convention et an remplacement des autorités. A Reims,
un détachement de volontaires parisiens massacra 9 détenus et ordonna à
l'assemblée électorale de la Marne d'élire deux candidats. Des massacres
eurent lieu aussi à Lyon. Mais, en général, les départements eurent horreur
des journées parisiennes, et restèrent sourds à l'appel sanguinaire de Marat,
de Panis et de leurs collègues. Après les journées de septembre, la Révolution ne pouvait plus reculer. Les trembleurs étaient forcés d'aller de l'avant. Marat triomphait, et, avec lui, le Comité de surveillance, et la Commune. C'est sur le Comité de surveillance que retombe presque toute la responsabilité de ces horreurs ; c'est aussi sur la Commune, qui avait joué un rôle équivoque, et, en somme, favorisé les massacres et signé les bons de paiement des égorgeurs. Personne ne désavoua alors les septembriseurs, ni les Girondins, ni les futurs Montagnards. On a vu Roland les excuser. Danton, qui sauva Roland, Brissot et du Port, laissa agir Marat et ses collègues. Robespierre, l'homme de la légalité, alors tout-puissant à la Commune, ne s'interposa point ; il dira, le 5 novembre, que l'état de l'esprit public à Paris ne le permettait pas, et il approuvera ; il ne voulait pas se compromettre en arrêtant le mouvement déchaîné par Marat et la Commune. Cinq ou six sections de Paris, le Comité de surveillance de la Commune surtout, Marat, Sergent et Panis, au premier rang ; puis Danton, et enfin, même Robespierre, tous étaient plus ou moins complices : les uns avaient ordonné et organisé, et les autres, laissé faire. Ces hommes publics, ces défenseurs de la patrie, écrira Petion, croyaient que ces journées déshonorantes étaient nécessaires. Maintenant, il y avait un fossé de sang entre l'aristocratie des nobles et des prêtres et la Révolution. L'horrible fait accompli eut des suites considérables. La Révolution était souillée. L'étranger, en particulier l'Anglais, en eut horreur. Les électeurs, à Paris surtout, étaient terrorisés ; les Girondins, qui songeaient à maintenir la royauté, prirent peur, et laissèrent les violents précipiter brutalement le pays vers la République. Le sort en était jeté. Et déjà un des journaux directeurs de l'opinion, les Révolutions de Paris, écrivait qu'il restait encore une prison à vider. Mais, pour celle-là, le peuple en appelait à la Convention. IV. — LES RÉFORMES SOCIALES. L'ASSEMBLÉE continuait ses réformes, inaugurées, le 10 août, par l'établissement du suffrage universel. Elle poursuivait la lutte contre les aristocrates et les émigrés et contre l'Église et les prêtres insermentés. Le régime seigneurial subsistait encore en grande partie. L'Assemblée, qui déjà, le 18 juin, avait supprimé sans indemnité les droits de mutation dus aux seigneurs, si ceux-ci ne présentaient pas de titre primordial de concession, supprima, le 20 et 25 août, les droits annuels, sans indemnité, si les créanciers de ces droits ne pouvaient prouver une concession primitive de fonds. Or, beaucoup de titres primordiaux, remontant au XVe et au XIVe siècles, s'étaient égarés, ou avaient été brûlés depuis 1789. Souvent, faute de représentation du titre primitif, les droits seraient donc supprimés sans indemnité. Le système de l'Assemblée constituante était un instrument de protection pour les seigneurs ; celui de l'Assemblée législative était une machine de guerre contre eux. En 1793, les titres primordiaux eux-mêmes ne serviront plus à rien et devront être solennellement brûlés. — Ce fut une révolution qui devait rester propre à la France. La réforme foncière dans les États européens, au mate siècle, a consisté dans le rachat des droits suivant le système des Constituants ; elle n'a conféré aux paysans la pleine propriété du sol et ne les a déchargés des redevances et des corvées qu'en les leur faisant payer, faute d'argent, d'une partie de leur domaine qui est allé arrondir celui des seigneurs. En France seulement, le paysan fut libéré de tous les droits seigneuriaux sans indemnité, et acquit par le seul effet de la loi la propriété libre et absolue. C'était la révolution la plus profonde qui se fût produite en France depuis l'établissement du régime seigneurial. L'Assemblée poursuivit en même temps la division du sol français ; aux biens ecclésiastiques elle ajouta, le 14 août, une nouvelle catégorie de biens nationaux, qui s'accrut sans cesse avec l'émigration même : les biens des émigrés qui devaient être vendus par petits lots de 2, 3 ou 4 arpents au plus, et payés en quinze ans. Les bourgeois et les paysans les achetèrent, et, par le fait de l'échelonnement des paiements et de la dépréciation croissante des assignats, les obtinrent à meilleur compte encore que les biens ecclésiastiques. Par cette révolution sociale, plus importante que la révolution politique du 10 août, et qui créait en fait une démocratie paysanne, pleinement propriétaire, l'Assemblée s'attacha étroitement les classes rurales, la grande force de la Nation, au moment ou elle appelait tous les Français à repousser l'invasion. Désormais les paysans propriétaires, maîtres absolus de leur terre — ils forment la majeure partie des populations de l'Est et du Nord[5], — sentiront mieux encore pourquoi ils doivent s'enrôler et courir aux frontières menacées. L'Assemblée législative continua l'œuvre de sécularisation de l'Assemblée constituante. Tous les ordres religieux de femmes, que les Constituants avaient ménagés, avaient été supprimés le 4 août 1792, comme faisant cause commune avec les prêtres réfractaires, et leurs biens étaient devenus nationaux ; aux religieuses avaient été attribuées des pensions de 500, 600 et 700 livres. Le 18 août, toutes les congrégations séculières d'hommes et de femmes qui avaient continué à subsister, comme l'Oratoire et Saint-Sulpice, même les congrégations enseignantes et hospitalières, furent abolies. Il ne restait plus de corporations dans la France entière ; il n'y avait plus que des individus. L'Assemblée laïcisa l'état civil. Les prêtres réfractaires continuant à baptiser, marier, enterrer, il n'y avait plus de mariages valides, par suite plus d'enfants légitimes dans des pays entiers, comme la Vendée. L'Assemblée constituante s'était refusée à une réforme aussi radicale, de crainte que la nation n'y fût pas assez préparée, et aussi, pour ne pas affaiblir, en lui enlevant les actes de l'état civil, le clergé constitutionnel, dont la situation était si difficile dans l'Ouest. L'Assemblée législative avait, en lévrier, opposé les mêmes arguments à un projet de Muraire. Cependant, malgré le clergé, les Constituants avaient, en 1791, posé ce principe que le mariage est un contrat civil. Les conséquences en furent tirées seulement après la révolution du 10 août, le 20 septembre. Désormais les registres de l'état civil seront confiés aux municipalités. Le mariage sera valide par la seule comparution des époux et de leurs témoins devant le maire de la commune. La bénédiction nuptiale n'est plus une condition nécessaire ; le mariage civil s'introduit dans la loi, mais, il est vrai, sans entrer dans les mœurs. — Le mariage, étant un contrat civil, peut et doit, comme tous les contrats, se dissoudre ; il se dissoudra, soit pour des motifs déterminés par la loi (sévices, injures graves), soit par consentement mutuel, soit même pour incompatibilité d'humeur alléguée par l'un des époux. Les divorces se multiplièrent, au grand scandale de l'Église et de tous les catholiques fervents, qui réprouvaient la dissolution du mariage comme contraire à l'Évangile et n'admettaient que la séparation de corps. C'était une législation laïque, qui détruisait complètement l'autorité de l'Église, et affaiblissait l'Église constitutionnelle. Cet esprit laïque, l'État voulut l'introduire aussi dans l'enseignement, qui n'avait point été réorganisé, et auquel la suppression des ordres et des congrégations, la guerre et l'émigration avaient porté des coups funestes. L'Assemblée constituante avait laissé l'enseignement secondaire aux collèges et aux professeurs qui avaient prêté serment. Mais pouvait-on maintenir plus longtemps l'ancien régime dans l'éducation ? Malgré les transformations que l'enseignement avait subies, surtout dans certains collèges, au cours des trente dernières années, il restait consacré presque tout entier aux langues anciennes et à l'étude de la religion, chrétien et païen à la fois, presque sans aucun rapport avec les idées, les sciences et les arts du siècle. L'enseignement primaire ne comprenait guère, en sus de la religion, que la lecture, l'écriture et le calcul, sans géographie ni histoire ni sciences naturelles ; il n'était pas donné dans toutes les communes ; et, comme le montrent, dans les Cahiers de 1789, l'absence de signatures ou les croix des gens ne sachant pas signer leur nom, le nombre des illettrés était très grand. Mais l'œuvre à réaliser était trop considérable pour que la Révolution, absorbée par la défense nationale, pût dans ce domaine accomplir des réformes profondes. Elle enfanta plus de projets que de créations. Toutefois ces projets, qui sont de premier ordre, révélaient l'orientation générale des esprits. Condorcet, dans son rapport à l'Assemblée, établit d'abord les principes. A l'État incombe le devoir de donner l'instruction, afin de développer toute l'étendue des talents de chacun, et par là d'établir entre tous les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi ; l'instruction élémentaire doit être universelle et gratuite — Condorcet n'ajoute pas obligatoire — et indépendante de toute autorité publique ; libre, comme la science, non asservie à un dogme ni à une doctrine d'État. Condorcet fixe ensuite les bases de l'enseignement : ce seront la morale, indépendante de toute religion, et les lois nationales, la Déclaration des droits et la Constitution. Puis il distingue quatre degrés d'enseignement : écoles primaires ; écoles secondaires ; instituts, qui seront au nombre de 110 ; lycées, sortes d'Universités, dans 9 grandes villes. L'enseignement, aux trois premiers degrés, sera vraiment moderne, et même utilitaire. Dans les écoles primaires, les enfants apprendront à lire, à écrire, à compter ; ils recevront des leçons de morale civique et des notions d'agriculture. Dans les écoles secondaires. viendront au premier plan les sciences théoriques et les sciences appliquées. De même dans les instituts : là, aux sciences exactes et aux sciences physiques, s'ajouteront les sciences morales et politiques ; les langues anciennes y seront peu étudiées. Enfin dans les lycées les lettres reprendront leur place, et particulièrement les langues anciennes. Ainsi la prépondérance sera délibérément donnée aux sciences. Condorcet veut, avant tout, former la raison et affranchir l'esprit. La tâche de l'éducation est de faire connaître des vérités ; or, les livres des Anciens sont remplis d'erreurs. Nous sommes, dit-il, si éloignés des Anciens, nous les avons tellement devancés dans la route de la vérité, qu'il faut avoir sa raison déjà tout armée pour que ces précieuses dépouilles puissent l'enrichir sans la corrompre. Dans les lycées, l'Antiquité sera à sa place, parce qu'elle y sera sans danger. D'ailleurs, dit Condorcet, les sciences sont préférables aux lettres et à la philosophie ; sans doute on peut, au moyen de celles-ci, former la raison, mais le chemin est plus lent et moins sûr, du moins pour la moyenne des esprits. Condorcet adaptait le programme d'éducation aux besoins nouveaux d'une société régénérée et aux exigences d'une époque où les sciences de la nature et de l'homme s'étaient développées avec une puissance et une rapidité jusqu'alors inconnues. Ce plan d'études devait être appliqué, en partie seulement, par la Convention et le Directoire, puis tomber dans l'oubli pendant un siècle ; mais les besoins de la démocratie et le développement des sciences et de l'économie sociale lui donnent aujourd'hui une nouvelle Jeunesse. L'esprit qui l'animait n'était pas l'esprit classique, mais l'esprit de l'Encyclopédie, de Voltaire, de Newton et de Lavoisier, qui allait inspirer Condorcet dans son Esquisse des progrès de l'esprit humain, testament philosophique de tout un siècle. Cependant les écoles primaires et les collèges de l'ancien régime continuaient à vivre. Les collèges étaient en décadence : privés de leurs revenus, parfois sans professeurs, souvent sans élèves, à cause de l'émigration et de la guerre, — dans le département du Nord, par exemple, — ils appliquaient les anciennes méthodes, condamnées par le Comité d'instruction publique. La Révolution n'avait pas réussi à accomplir la réforme de l'éducation, si grave pour une démocratie qui venait de recevoir des droits nouveaux. C'était la faute des circonstances et surtout de la guerre. V. — LES ÉLECTIONS À LA CONVENTION. Au moment de l'invasion prussienne, des massacres des prisons et des réformes sociales, se faisaient les élections à la Convention nationale. Jamais pouvoir plus grand n'avait été conféré aux citoyens : d'eux seuls dépendaient les destinées du pays. Les élections avaient lieu au suffrage universel, et à deux degrés. Les assemblées primaires se réunirent au canton, à la fin du mois d'août 1792, et l'assemblée électorale, composée de leurs délégués, au chef-lieu du département, au début de septembre. Comme il fallait autant de tours de scrutin que de candidats à élire, les opérations étaient longues, et tous les électeurs ne les suivirent pas jusqu'au bout. Dans les assemblées primaires surtout, la lenteur des scrutins — dans la plupart des sections de Paris ils durèrent trois jours et même davantage, — l'éloignement du lieu de réunion, l'abstention des aristocrates et des constitutionnels terrorisés, parfois aussi, comme au Mans et dans le Doubs, l'exclusion des citoyens justement suspects d'incivisme, enfin en maint endroit la pratique du vote à haute voix, réduisirent le nombre des votants ; clans le Gard, par exemple, il ne fut que du quart des électeurs inscrits. Les élections se firent avec calme. Les électeurs n'avaient point reçu des assemblées primaires de mandats impératifs, comme en 1789, et ils n'en imposèrent point à leurs élus. Ils ne voyaient pas très clairement ce qu'il fallait faire, mais ils savaient très bien ce qu'ils ne voulaient pas. Les assemblées primaires et les assemblées électorales se contentèrent, en général, de jurer haine à la royauté et aux rois ; souvent elles le firent avec une énergie singulière. Dans le département de la Sarthe, où toutes les assemblées primaires, sauf une, acceptaient la suspension du Roi, celle de Montmirail adopta une adresse à l'Assemblée législative qui traduit bien les sentiments de la démocratie rurale : Nous sommes las du régime des rois, des nobles et des prêtres ; nous ne voulons plus de ces honnêtes gens-là. Brunswick et ses pareils nous traiteront, s'ils veulent, de factieux, de républicains, de sans-culottes ; peu nous importent les mots, pourvu que le crime cesse de présider à nos affaires. Qu'ils ne comptent pas effrayer les habitants des campagnes ; qu'ils n'attendent de nous aucune espèce de composition. L'assemblée électorale de la Sarthe, réunie du 2 au 10 septembre, jura une haine éternelle aux rois et à la royauté. Beaucoup d'autres, comme celles du Loiret, de la Charente-Inférieure, de l'Aube, exprimèrent les mêmes sentiments. Celle de Seine-et-Oise réclama la déchéance de Louis le traitre et de sa race ; celle de Seine-et-Marne jura de ne jamais reconnaître pour roi Louis XVI ni aucun de sa famille. Quelques-unes allèrent plus loin. Paris demandait formellement la république ; les Bouches-du-Rhône, un gouvernement républicain ; le Jura, l'abolition de la royauté et le pouvoir exécutif temporaire, amovible à la nomination du peuple. Il y avait un mouvement général d'opinion contre Louis XVI et sa famille, et contre les tyrans et la royauté ; mais il n'existait point encore un courant irrésistible en faveur de la république. La société-mère des Jacobins ne favorisait pas le mouvement républicain ; elle ne guidait pas l'opinion, mais la suivait prudemment. Son chef, Robespierre, n'est pas, comme Danton, de ces beaux joueurs qui risquent la partie et la gagnent par leur audace. Puis, d'autres, comme Brissot, pensaient peut-être au duc d'Orléans, puisqu'ils ne pouvaient plus songer à un prince étranger, au duc d'York ou à Brunswick, à l'heure où la France était envahie. En somme, ni les clubs ni les chefs de partis ne se compromettaient pour la République. En conférant. à leurs élus des pouvoirs illimités et en leur confiant le soin de fixer la forme du gouvernement, les électeurs agissaient avec une prudence remarquable, qui montre combien la Nation, malgré l'alliance du Roi avec l'Étranger, avait peine à se détacher à jamais de la monarchie qui avait fait sa grandeur et qui avait tant travaillé à son unité. Les électeurs portèrent leurs suffrages sur les représentants des deux grands partis patriotes qui se disputaient avec âpreté le pouvoir : les Brissotins et les Robespierristes, ceux qu'on appellera les Girondins et les Montagnards. Les Brissotins obtinrent la majorité seulement dans huit départements : la Gironde, la Haute-Vienne, l'Ardèche, le Jura, l'Aisne, la Somme, la Seine-Inférieure, le Finistère. Ailleurs, même dans l'Eure-et-Loir, département de Brissot et de Petion, ils ne furent que 4 contre 5 ; dans l'Eure, qui députa Buzot, seulement 5 contre 6 ; dans les Bouches-du-Rhône, qui envoya Barbaroux, 5 contre 7. Dans tous les autres départements ils étaient en plus petite minorité encore, et dans 26 départements, dont 9 de l'Est, ils furent complètement battus[6]. — Les départements de l'Est et du Nord, en partie envahis, suivaient le parti de Robespierre et de Danton, qui par son énergie était le plus capable de sauver le pays. A Paris, l'assemblée électorale du département, formée de 990 membres, dont 850 pour la ville, était composée de citoyens de la moyenne et de la petite bourgeoisie, la plupart hommes nouveaux, qui avaient établi la Commune insurrectionnelle. Or, la Commune de Paris était prépondérante, et, dans la Commune, le parti extrême. La liste de Marat l'emporta. Robespierre, qui ne s'était pas montré au 10 août, recueillait les fruits de la victoire : il était élu le premier ; Danton ne fut que le second, avec plus de voix, il est vrai, que tous les autres (638 sur 700 présents) ; puis les ordonnateurs des massacres, Marat, Panis, Sergent ; et des républicains notoires, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, François Robert. C'était le triomphe de Marat et de Robespierre, et la défaite, sinon de Danton lui-même, du moins de sa politique de conciliation entre Girondins et Robespierristes. Les Girondins étaient nombreux, mais leurs forces étaient dispersées. Ils ne pouvaient s'appuyer sur aucune région. Les futurs Montagnards, au contraire, dominaient surtout dans l'Est, en Alsace et en Lorraine, en Franche-Comté, en Bourgogne et en Champagne, pays ardemment démocrates et patriotes, et ils avaient Paris[7], centre directeur de la Révolution. Aucune divergence de doctrines ne séparait les deux partis : celui des Girondins comprenait des républicains d'ancienne date, Brissot et Condorcet, tandis que, parmi les futurs Montagnards, ni Robespierre ni Danton n'étaient encore, au 10 août, partisans de la République. Condorcet et Brissot avaient prêché le suffrage universel aussi bien que Robespierre. Mais les futurs Montagnards — surtout leurs chefs — étaient les hommes de Paris et de la toute-puissante Commune insurrectionnelle ; les Girondins ne représentaient que des départements. Ces départements avaient pris, depuis : 1790, l'habitude de l'indépendance administrative ; se soumettraient-ils à Paris ? Puis les chefs des deux partis — d'un côté, Brissot et Condorcet, de l'autre Robespierre et Danton, — différaient beaucoup les uns des autres ; les Girondins étaient des idéalistes, des théoriciens, les futurs Montagnards, des hommes d'autorité, énergiques et audacieux. — L'opposition entre Paris et les départements, ou du moins certains d'entre eux, les haines entre les chefs, avivées par les massacres de septembre et les élections, allaient-elles éclater ? Les deux partis allaient-ils s'acharner l'un contre l'autre au moment où la France était envahie ? |
[1] Portrait de Danton (à Carnavalet), reproduit par Aulard, ouv. cité. Portrait par David (caricatural), au Musée de Lille. Dr Robinet, Les portraits de Danton, Révol. fr., t. XIV. Aulard, Les orateurs de la Législ., t. II.
[2] Sur l'accusation de vénalité, portée par la Fayette, Bertrand de Moleville et Mirabeau, voir l'étude critique d'Eugène Despois (Revue de Paris, 1857, reproduite dans Robinet, Danton, Mémoire sur sa vie privée, p. 279) et qui répond à Louis Blanc. En sens contraire, voir les travaux de Bos, l'étude de Mathiez qui a repris la thèse de Louis Blanc, et celle de Martel sur l'origine de la fortune de Danton (Etudes robespierristes, 1907). — Il est fort possible que Danton n'ait pas été incorruptible ; mais les preuves données ne sont pas convaincantes : après les preuves tirées de chiffres, on fait état d'une lettre de Mirabeau ; mais jamais une lettre de Mirabeau ne prouva la vénalité d'un homme, et pour cause.
[3] L'abbé Lenfant était le frère de Lenfant, membre du Comité de surveillance.
[4] 1.079 suivant les administrateurs Panis, Jourdeuil, etc. (10 novembre).
[5] Il n'en était pas de même dans l'Ouest, en Bretagne et en Normandie, où les quatre cinquièmes des paysans étaient sans propriété. De là le rôle capital joué par les pays de l'Est, dès 1791.
[6] Départements exclusivement Montagnards : Nord, Ardennes, Seine-et-Marne, Marne, Meuse, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Doubs Haute-Saône, Haute-Marne, Côte-d'Or, Nièvre, Allier, Creuse, Cher, Loir-et-Cher, Mayenne, Vendée, Vienne, Dordogne, Lot-et-Garonne, Hautes-Pyrénées, Ariège, Cantal, Lozère, Isère.
[7] A Paris, sur 24 députés, il n'y eut que deux modérés : Dusaulx et Raffron du Trouillet.