HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE DÉCLIN ET LA CHUTE DE LA MONARCHIE (21 JUIN 1791 - 10 AOÛT 1792).

CHAPITRE III. — LA GUERRE : LES PREMIÈRES DÉFAITES ET LA PREMIERE INSURRECTION PARISIENNE (AVRIL-20 JUIN 1792).

 

 

I. — LA GUERRE AUX PAYS-BAS.

LES Français avaient déclaré la guerre à l'empereur sans préparation. Toutes les circonstances étaient défavorables à la France.

Dumouriez avait espéré détacher la Prusse de l'Autriche ; mais les négociations avaient échoué. Frédéric-Guillaume avait toujours été disposé à la guerre, et il était lié à l'empereur par le traité du 7 février. A la suite de la déclaration de guerre de la France au roi de Hongrie, il donna les ordres les plus pressants pour la marche de ses troupes. Custine, ambassadeur de France à Berlin, en avertit le ministre des Affaires étrangères le 1er mai. Dumouriez se tourna du côté de l'Angleterre, où déjà Talleyrand, envoyé comme ambassadeur par de Lessart, avait échoué ; mais Pitt, qui tenait à la paix, afin de rétablir l'ordre dans les finances, était décidé à garder une stricte neutralité ; il refusa de conclure avec la France un traité d'alliance. Ainsi échouait la diplomatie des Girondins, — Brissot. Clavière. Condorcet, — qui auraient voulu opposer aux puissances absolutistes une ligue des nations libérales — France. Angleterre, États-Unis d'Amérique. La France avait à lutter avec ses seules forces contre l'Autriche, la Prusse et toute l'Allemagne coalisées.

Or, à ce moment ses forces militaires déclinaient. Depuis la déclaration de guerre, beaucoup d'officiers émigraient. Ils haïssaient la Révolution qui les obligeait à prêter serment sur serment, à porter à la boutonnière un ruban tricolore, et qui remplaçait leurs collègues émigrés par des bourgeois patriotes ; ils étaient vus avec défaveur par les chefs militaires constitutionnels, comme la Fayette et le maréchal de camp la Bourdonnaye, qui commandait à Lille. Enfin ils étaient mal payés, en assignats, qui perdaient 20 p. 100 et davantage, et que les fournisseurs refusaient souvent ; et ils ne mangeaient pas toujours à leur faim dans les camps du Nord et de l'Est. Les dissensions s'envenimaient. Les nouveaux officiers patriotes, tirés des rangs des bas-officiers, sommaient les officiers aristocrates de tenir leurs serments ou de se démasquer. Né Français, disait l'aide de camp Dulac le 17 avril, je n'aurais jamais cru qu'il fût des êtres assez vils, assez lâches pour rester à la solde d'une nation qu'ils haïssent, qu'ils méprisent.... Et vous vous dites d'une caste privilégiée pour l'honneur ! Au mois de mai, tous les officiers de Saxe, — hussards de Bercheny, de Royal-Allemand, — au Quesnoy, à Givet et à Mézières, désertèrent ; beaucoup d'officiers d'artillerie, de même. Privée d'une partie de ses cadres, l'armée n'avait pas été reconstituée conformément aux décrets.

Heureusement pour la Révolution, les puissances coalisées n'étaient pas prêtes. Leurs armées n'étaient concentrées ni sur le Rhin ni aux Pays-Bas. Tout en regardant vers la France, elles se préoccupaient de la Pologne, que Catherine II menaçait toujours ; la Prusse et l'Autriche laisseraient-elles échapper cette proie ?

L'armée française prit l'offensive aux Pays-Bas autrichiens. Mais, le 2 avril, à la vue de l'ennemi, l'armée de Théobald Dillon, qui de Lille marchait sur Tournai, et celle de Biron, qui de Quiévrain s'avançait sur Mons, se débandèrent, et se replièrent l'une sur Lille, et l'autre sur Valenciennes. En pleine panique, criant à la trahison, la troupe de Dillon massacra son général. Les Autrichiens occupèrent Quiévrain. La frontière du Nord était ouverte.

Ces désastres firent sur l'étranger une impression profonde : ceux qui espéraient en la France, brutalement déçus, traitaient les Français de lâches. En France, le conflit entre le Roi et les patriotes en fut envenimé. Aux Jacobins, Robespierre déclara que la défaite était la conséquence fatale, annoncée par lui, d'une guerre dont la conduite était laissée au Roi et à ses généraux : il réprouvait une fois de plus la politique des Girondins qui avaient fait déclarer la guerre. Puis il excusa les soldats patriotes, meurtriers de Dillon, et rejeta la responsabilité de tout sur les officiers indisciplinés. Par là il essayait de forcer les Girondins à rompre avec les Jacobins et de les rejeter vers les Feuillants.

 

II. — LA POLITIQUE DES GIRONDINS. LE RENVOI DU MINISTÈRE GIRONDIN.

IL n'était que temps, d'ailleurs, pour les Girondins, de se dégager de leur étroite alliance avec l'aile gauche des Jacobins, — Robespierre, Danton, Anthoine, Collot d'Herbois. Ils avaient, en effet, voté avec eux, le 9 avril, la célébration d'une fête en l'honneur des Suisses de Châteauvieux, ces soldats qui s'étaient révoltés coutre leurs officiers, et qui venaient d'être libérés du bagne de Brest, regardés maintenant comme des martyrs de la contre-révolution ces pauvres chapeaux vieux, disait le populaire. Cette fête, à laquelle assistait le maire Petion, avait eu lieu le 15 avril. Elle était une flétrissure pour Bouillé et pour tous les événements où le sang des patriotes avait coulé, Nancy, Vincennes, le Champ-de-Mars. Elle était dirigée contre les aristocrates et contre les Feuillants : Vive Châteauvieux ! criait-on. Pendez la Fayette et Bailly ! Mais elle tournait aussi — comme le remarquait André Chénier — à l'éloge des soldats révoltés et de l'indiscipline militaire.

Or, il fallait, si l'on voulait une armée, rétablir sévèrement la discipline et punir les meurtriers de Dillon. Il fallait aussi assurer l'ordre public, réprimer les troubles et rechercher les assassins du maire d'Étampes. Les Girondins au pouvoir ne pouvaient plus se dérober. Ils étaient rejetés, par l'intervention de Robespierre, du côté des Feuillants, hommes d'ordre, seuls capables de les soutenir dans cette politique nouvelle.

Le 2 mai, Girondins et Feuillants portent un décret contre Marat, l'Ami du Peuple, fauteur d'anarchie. Ils repoussent les pétitionnaires des Cordeliers qui ne voient partout que trahison, et ils présentent un projet de cour martiale, ordonnant la poursuite des meurtriers de Dillon. Le 12 mai, ils décrètent une fête en l'honneur de Simoneau : rappel à l'ordre plus puissant que les lois les plus menaçantes, dit Quatremère. Les démocrates. Robespierre en tête, sont hostiles à cette fête de la Loi qui commémore un martyr de l'anarchie. Elle a lieu le i juin : toutes les autorités, l'Assemblée en corps, le directoire du département, la municipalité y assistent ; mais le peuple reste indifférent à une cérémonie qui célèbre la liberté, l'égalité et la propriété, et qui oublie la fraternité. Ce n'est pas, écrivait Robespierre, une fête nationale.

Cependant, tout en s'efforçant de rétablir l'ordre et la discipline, les Girondins veulent ruiner la contre-révolution, en finir avec les prêtres réfractaires, établir près de Paris un camp qui renforcera l'armée et fera trembler les aristocrates et Louis XVI. Mais, pour faire voter ces décrets, ils ne peuvent compter que sur les Jacobins de l'aile gauche, leurs anciens alliés. Ils sont condamnés à louvoyer entre les partis.

Après la présentation des décrets, ils sont soutenus vigoureusement par les Jacobins, les sociétés populaires, plusieurs sections du centre et de l'est de Paris, tout le parti démocratique. Un mouvement populaire les pousse à des actes révolutionnaires. Sous l'influence des Cordeliers et des Jacobins, plusieurs sections réclament le droit de se réunir en permanence, ou même se déclarent permanentes. Ce sont, le 28 mai, celle du Théâtre-Français ; les 30 et 31, celles du Luxembourg, de la Croix-Rouge et de la Fontaine-de-Grenelle, ses voisines ; et, au centre de Paris, prés des Halles, celles des Lombards et de Mauconseil. Le 29 mai, 2.000 citoyens du faubourg Saint-Marcel, armés de fusils et de piques, de fourches, de pieux et de bâtons, ayant à leur tête une pique surmontée du bonnet rouge, vont à l'Assemblée, dont ils traversent la salle, pour apporter leur appui aux députés patriotes et donner un avertissement à la Cour.

L'Assemblée qui, le 27 mai, a voté un décret ordonnant la déportation des prêtres réfractaires, c'est-à-dire leur expulsion du territoire français, si elle est demandée par vingt citoyens actifs de leur commune et approuvée par les directoires de district et de département, décrète, le 29, le licenciement des 6.000 hommes de la garde constitutionnelle du Roi : c'est le premier acte du désarmement du Roi. Mais le Roi, sans résister ouvertement, tourne le décret, relient la plupart de ses gardes à Paris et continue à leur servir leur solde. L'Assemblée, qui n'a rendu ce décret que devant la menace, en adopte, le 8 juin un autre qui permet aux membres de la garde du Roi licenciée de servir dans la garde royale qui sera reconstituée, s'ils peuvent prouver par de nouveaux certificats qu'ils remplissent les conditions d'éligibilité prescrites par la Constitution.

L'Assemblée tâtonnait, avançait, puis reculait. Mais les nécessités de la défense nationale et le mouvement patriote et révolutionnaire grandissant la poussèrent à une action plus énergique. Le 8 juin, sur la proposition du ministre de la Guerre Servan, elle décréta la formation d'un camp de 20.000 hommes sous Paris. Se méfiant des  gardes nationaux de Paris, trop constitutionnels et parfois même aristocrates, Servan et le ministère brissotin appelèrent des volontaires des départements. En vain les Feuillants s'y opposaient-ils ; en vain Lemontey avait-il dit : Sous prétexte de former l'esprit public, vous formerez un corps qui bientôt vous opprimera vous-mêmes, le ministère et les Girondins persévérèrent, soutenus par les sections parisiennes du centre et de la rive gauche de la Seine, surtout celle du Théâtre-Français, qui réclamaient l'exécution du décret. Ils avaient contre eux les gardes nationaux, mécontents de Servan qui leur avait témoigné de la méfiance, tous les aristocrates, ceux des sections de l'ouest surtout, qui présentèrent des pétitions contre l'établissement du camp sous Paris ; une pétition réunit à elle seule 8.000 signatures : une pétition de patriotes fut couverte de 20.000 signatures. La lecture de ces pétitions en sens contraire provoqua des désordres à l'Assemblée : lorsque la pétition des patriotes fut présentée, la droite se retira ; la gauche fit de même, quand vint le tour de la pétition des 8.000.

Cependant le Roi se refusait à sanctionner les décrets sur les prêtres réfractaires et sur le camp sous Paris. Le ministère s'inquiétait. Alors Roland adressa au Roi, le 10 juin, une lettre offensante pour la majesté royale, et qui fut rendue publique. Le Roi, sur les conseils de Dumouriez qui était, en conflit avec ses collègues, saisit cette occasion de renvoyer, le t3 juin, Roland, Clavière et Servan ; et, se tournant vers Dumouriez : Il faut, lui dit-il, que vous restiez avec Lacoste et le bonhomme Duranthon. Dumouriez accepta, prit le ministère de la Guerre, à condition que le Roi sanctionnerait les deux décrets sur les prêtres et sur le camp ; mais le Roi persista dans son veto ; la situation de Dumouriez devint difficile ; déjà les Jacobins le suspectaient.

Les sections des faubourgs et plusieurs sections du centre et de la rive gauche de la Seine, indignées par le renvoi des ministres brissotins, étaient prêtes à se soulever. Mais les chefs les retenaient. Aux Jacobins, le 13, Robespierre combattit les insurrections partielles qui ne font qu'énerver la chose publique. Aux Cordeliers, Chabot proposa que l'on présentât une pétition pacifique, et sans armes ; il alla même au faubourg Saint-Antoine pour conjurer le peuple de ne rien faire de plus. Danton pensait de même. Mais le peuple était travaillé par des chefs secondaires, officiers de la garde nationale des faubourgs, étrangers révolutionnaires, journalistes démocrates, comme Fréron et Prudhomme ; et il ne cessait d'être excité par Marat, dont le journal était plus violent que jamais.

Soutenue par l'opinion, l'Assemblée décréta, le 15, que les ministres patriotes emportaient les regrets de la Nation. La situation était analogue à celle qui avait suivi le renvoi de Necker en 1789. Dumouriez exposa à l'Assemblée le triste état de l'armée, dont il rejetait la responsabilité sur de Grave et Servan. Les Jacobins, craignant qu'il ne s'entendit avec le Roi, l'accusèrent de trahison. Alors il pressa le Roi d'accepter les décrets, il alla jusqu'à lui faire craindre un attentat ; mais Louis XVI resta inébranlable. Le lendemain 16, Dumouriez donnait sa démission.

Alors l'Assemblée forme, le 17, la Commission des Douze, pour veiller aux dangers de la Patrie : elle comprend sept Feuillants, parmi lesquels Pastoret, Vaublanc, Bigot de Préameneu et Muraire, et cinq Jacobins, Guadet, Guyton de Morveau, etc. C'est une Sade de Comité de salut public.

Le veto royal du 15 juin exaspère l'indignation des Jacobins et du peuple. Ils accusent le Roi de faire cause commune avec les prêtres réfractaires et avec l'Étranger. Arrive à l'Assemblée une lettre insolente de la Fayette. L'armée des frontières va-t-elle donc marcher contre les patriotes de Paris ?

 

III. — LE 20 JUIN.

DÈS le 16 juin, les faubourgs ont résolu d'aller en armes, le 20, présenter des pétitions à l'Assemblée et au Roi. Le Conseil général de la commune, en majorité constitutionnel, interdit aussitôt cette manifestation. Le Directoire du département, présidé par la Rochefoucauld, également constitutionnel, l'interdit également, et, se défiant de Petion, l'oblige à donner sur-le-champ des ordres par écrit. L'Assemblée, dominée par la gauche, hésite et laisse les événements suivre leur cours. Petion profite de cette faiblesse. Il confère le 19, à dix heures du soir, avec les quatre chefs de bataillon des faubourgs de l'est ; Santerre et Alexandre, des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, assurent que rien ne pourra empêcher le mouvement ; Bonneau et Saint-Prix, des sections de Montreuil et des Gobelins, répondent évasivement ; mais Saint-Prix propose d'encadrer de gardes nationaux le peuple des faubourgs. Petion s'empare de cette idée et la propose par lettre au Directoire, à une heure du matin. C'eût été protéger la manifestation révolutionnaire. Le Directoire répond à cinq heures par un refus absolu. En vain Petion revient à la charge, le Directoire reste inébranlable. Alors Petion et les chefs de la municipalité laissent l'insurrection grandir. La municipalité possédait le droit de requérir la garde nationale ; mais le Directoire avait le pas sur l'Hôtel de Ville, et c'est ce que la municipalité ne pouvait souffrir. Petion retient le commandant général, Ramainvilliers, toute la matinée au Conseil général de la commune, et l'empêche de recevoir les ordres, opposés à l'encadrement du peuple, que le Directoire du département envoyait à son domicile. Enfin, de concert avec Manuel, il fait prendre par le Conseil général un arrêté qui ordonne à Ramainvilliers de rassembler sous les drapeaux les citoyens de tous uniformes et de toutes armes, lesquels marcheront, ainsi réunis, sous le commandement des officiers de bataillon. C'était légaliser l'insurrection.

Quelques sections seulement sont prêtes à l'action : sur la rive droite de la Seine, les Quinze-Vingts (faubourg Saint-Antoine) ; sur la rive gauche, les Gobelins (faubourg Saint-Marcel) et l'Observatoire. Il n'y a ni élan général, ni plan bien concerté. Aux Quinze-Vingts, 1.500 hommes seulement se réunissent autour de l'église des Enfants-Trouvés, siège de la section, et sont prêts à suivre Santerre. A la section de Montreuil, le calme est complet ; mais des émissaires des Quinze-Vingts parviennent à entraîner les gardes nationaux du bataillon de Sainte-Marguerite ; les chefs, Bouneau et Savin, résistent, puis finissent par marcher, tout en protestant. Aux Gobelins et à l'Observatoire, les commandants Saint-Prix et Leclerc s'opposent à la mise en marche, mais, arrivés au quartier du Val-de-Grâce, ils sont entourés d'une foule d'hommes armés de piques, qui décident les canonniers et tous les gardes nationaux à se joindre à elle. La garde nationale de ces sections passe du côté du peuple. Mais l'ensemble de la garde nationale reste fidèle au Directoire et au gouvernement.

Deux troupes se rassemblent : l'une, devant la Salpêtrière ; l'autre, à la place de la Bastille. Celle-ci est commandée par Santerre ; elle porte le drapeau du bataillon, et trahie des canons et dans un chariot un peuplier qu'elle veut planter sur la terrasse des Feuillants. Les officiers municipaux conseillent le calme, lisent l'arrêté du Directoire et les lettres du maire, mais les citoyens du faubourg Saint-Marcel déclarent : Nos motifs sont purs, nos desseins pacifiques.... nous ne désarmerons pas, et, si l'on envoie des canons contre nous, eh bien ! nous les aurons. On crie : En voilà bien assez, M. le commandant, en avant ! Alors, vers midi, cette armée s'ébranle le long des quais ; elle va grossir en chemin : les pétitionnaires, huit mille au départ, seront vingt mille en arrivant à l'Assemblée. Gardes nationaux en uniforme et sans uniforme, armés de fusils, traînant des canons ; peu d'officiers ; beaucoup d'hommes du peuple, de femmes et d'enfants, tous les charbonniers des faubourgs, tous les forts de la halle, portant des lances et des piques, des broches, des haches, des fourches, des scies et des massues, parmi lesquelles on voyait des épis de blé, des rameaux verts et des bouquets de fleurs.

L'avant-garde demande à l'Assemblée de les recevoir. Tandis que celle-ci discute sur l'admission, la foule, qui, au lieu d'arriver directement par l'étroite cour du Manège, où elle pouvait être prise comme dans une souricière, a passé par la rue Saint-Honoré et les Feuillants, est déjà là, impatiente, commandée par des chefs dont l'arrêté de la commune vient de lever les dernières hésitations. L'Assemblée n'a pas encore rendu son décret, et déjà les pétitionnaires, forcent l'entrée de la salle. De violentes clameurs les accueillent. Le président se couvre. Des députés, amis des délégués, leur persuadent d'attendre le décret. Les pétitionnaires se retirent, l'Assemblée décrète qu'ils seront admis à la barre. Il est deux heures.

L'orateur du peuple, Huguenin, prononce une longue harangue, menaçante pour le Roi et même pour l'Assemblée. Il reproche au pouvoir exécutif le l'envoi des ministres patriotes, l'inaction des armées, les lenteurs de la Haute Cour nationale.

Ce peuple affligé, dit-il à l'Assemblée, vous demande si vous l'abandonnerez. Il est, debout, à la hauteur des circonstances, prêt à se servir de grands moyens pour venger sa majesté outragée.... Le peuple est là ; il attend dans le silence une réponse digne de sa souveraineté.

En réalité, ces hommes, par leurs menaces, ne voulaient qu'effrayer l'Assemblée et surtout la Cour. Le président les invita à assister à la séance, leur assura que l'Assemblée saurait déjouer les conspirations par la force de la loi, et leur conseilla de respecter l'ordre et la Constitution.

Alors une partie des pétitionnaires défila devant l'Assemblée. Ils brandissaient leurs sabres et leurs piques, leurs haches et leurs broches, en criant : Vivent les patriotes ! A bas le veto ! Un d'eux portait au bout de sa pique une vieille culotte ; un autre, un cœur de veau tout sanglant, avec cette inscription : Cœur d'aristocrate. Pendant plus d'une heure, ce ne furent que danses patriotiques, et sarabandes, chants et cris, une cohue et un vacarme assourdissant. La séance fut levée vers trois heures et demie. Ceux qui n'avaient pu défiler refluèrent dans les jardins des Feuillants et des Capucins. Bloqués pour un moment par la foule grossissante, ils s'amusèrent à planter leur arbre de la liberté, apporté du faubourg Saint-Antoine, clans le potager du couvent des Capucins. Enfin d'autres, serrés à étouffer dans la cour du Manège, se trouvèrent rejetés contre le mur qui séparait cette cour de la terrasse des Feuillants. Craignant d'être écrasés, ils demandèrent l'ouverture de la porte grillée qui, percée dans le mur, faisait communiquer l'Assemblée et les Tuileries. Trois officiers municipaux finirent par obtenir du Roi l'autorisation nécessaire. Mais, quand ils revinrent, le peuple, qui avait enfoncé la porte, s'écoulait paisiblement, à travers les jardins, vers les quais.

Tout à coup le tambour bat. La foule force les guichets des quais, que surveillaient des gardes nationaux, et fait irruption dans la cour du Carrousel.

Ramainvilliers avait à sa disposition 22 bataillons de gardes nationaux ou de gendarmes, environ 12.000 hommes, placés sur les terrasses du château, sur la place Louis XV et près du Carrousel. C'était assez pour maintenir la foule ; mais il manquait d'ordres précis. Le souvenir du massacre du Champ-de-Mars le faisait hésiter à proclamer la loi martiale. D'ailleurs, il ne croyait pas au danger. Le colonel Rulhière, qui commandait deux escadrons de gendarmes à cheval, dans la cour du Carrousel, était si tranquille qu'il avait mis pied à terre devant l'hôtel de Longueville, qui fermait la cour, à l'est.

Mais un grand mouvement se produit du côté de l'hôtel de Longueville. Saint-Prix, commandant du Val-de-Grâce, en allant à l'Assemblée par la rue Saint-Honoré, avait envoyé ses canons au Carrousel, pour les prendre au retour. Revenu sur le quai, il fait ordonner au capitaine des canonniers de le rejoindre avec ses pièces. Les canonniers désobéissent et ameutent la foule contre le commandant en second, porteur de l'ordre, qui est injurié et frappé. Saint-Prix entre alors au Carrousel et ordonne le départ ; mais le lieutenant des canonniers répond : Non, nous ne partirons point... Et, montrant de la main le château, il s'écrie : Allons, à moi, canonniers, droit à l'ennemi ! Il va se placer devant la porte royale, qui donne accès à la cour centrale des Tuileries, et braque ses canons sur elle. Un membre de la municipalité, Mouchet, de service dans la cour, se précipite au-devant des canonniers, leur rappelle leurs serments et la loi, et déjà il rétablissait le calme, lorsque la porte royale est ouverte à deux battants, soit qu'elle ait été enfoncée par le peuple, soit plutôt que, voyant la porte près de céder, les membres de la municipalité aient ordonné de l'ouvrir.

Alors les gendarmes à cheval du Carrousel, qui venaient de dire aux canonniers : Nous ne brûlerons pas une amorce, s'écartent, et tout se précipite à la fois dans la cour du château ; les canons sont portés à bras. Une partie du peuple monte le grand escalier des Tuileries. Une des pièces du bataillon du Val-de-Grâce est traînée jusque dans la salle des Suisses. Aucune résistance ; personne à son poste. Les gardes nationaux chargés de défendre le château restent inactifs ou font défection. Les gendarmes que Ramainvilliers avait placés dans la cour ne bougent pas davantage ; ceux qui sont au Carrousel élèvent leurs chapeaux sur la pointe de leur sabre en criant : Vive la Nation ! Les citoyens restés dans la cour crient, sous les fenêtres du cabinet du Roi : Vive la Nation, vivent les sans-culottes, à bas M. Veto, à bas Mme Veto ! Mais un membre de la municipalité, Boucher-René, arrivant à la salle des Cent-Suisses, reproche à la foule d'avoir fait monter un canon. Tous l'écoutent avec déférence et paraissent regretter ce qu'ils ont fait. Ils redescendent le canon, très péniblement — l'essieu s'accroche à la porte, qu'il faut rompre à coups de hache — pendant que le peuple qui monte croit qu'on veut le foudroyer du haut de l'escalier. Le canon est enfin placé en bas du grand escalier.

La foule pénètre dans les appartements, jusqu'à la porte de l'Œil-de-Bœuf. Dans cette pièce se tenait le Roi, entouré de sa sœur, de trois ministres, du maréchal de Mouchy, du chef de légion Aclocque et de grenadiers de la garde nationale. Il fait ouvrir la porte, que le peuple va enfoncer. La foule se précipite. Citoyens, dit Aclocque, reconnaissez votre Roi, respectez-le ; le Roi vous l'ordonne. Nous périrons tous plutôt que de souffrir qu'il lui soit porté la moindre atteinte. On fait monter le Roi sur une banquette, dans l'embrasure d'une croisée. En un instant la salle est remplie d'une foule criant, vomissant des imprécations, des sommations. A bas le Veto ! rappelez les ministres ! Le boucher Legendre apostrophe Louis XVI : Monsieur, dit-il au Roi, qui ne peut s'empêcher de faire un mouvement, oui, Monsieur, écoutez-nous, vous êtes l'ait pour nous écouter.... Vous êtes un perfide. Vous nous avez toujours trompés, vous nous trompez encore. Mais prenez garde à vous : la mesure est à son comble, et le peuple est las de se voir votre jouet. Il lit une pétition, demandant la sanction des décrets, à laquelle le Roi répond avec une calme fermeté : Je ferai ce que la Constitution et les décrets m'ordonnent de faire.

Des furieux, armés de sabres ou de lames d'épée, s'approchaient du Roi en l'apostrophant. Je suis votre Roi, répondait Louis XVI, je ne me suis jamais écarté de la Constitution. Mais sa voix se perdait dans le bruit. Un homme lui tend un bonnet rouge à l'extrémité d'une longue perche ; le Roi le prend et le met sur sa tête. Vive le Roi ! cria la foule. Le Roi fait attacher au bonnet une cocarde tricolore, l'élève en l'air et répond Vive la Nation ! Il était temps. Un des grenadiers entendit dire : Il a bien fait de prendre le bonnet, car nous aurions vu ce qu'il en serait arrivé, et f..., s'il ne sanctionne pas les décrets, nous reviendrons tous les jours. Dans la salle grouillante, il faisait une chaleur étouffante. Un garde national, une bouteille de vin en main, s'approche du Roi : Sire, dit-il, vous devez avoir bien soif ; car moi je meurs.... Si j'osais vous offrir.... Ne craignez rien, je suis un honnête homme, je boirai le premier si vous le permettez. Oui, mon ami, répond le Roi, et, buvant à même la bouteille, il s'écrie : Peuple de Paris, je bois à ta santé et à celle de la Nation française.

Le maire arriva à six heures, accompagné de plusieurs officiers municipaux, au milieu des applaudissements : Sire, dit-il, je viens d'apprendre dans l'instant la situation on vous êtes. Cela est bien étonnant, répond le Roi, il y a deux heures que cela dure. Petion se fait porter sur les épaules de deux grenadiers : Citoyens, dit-il au milieu du bruit, vous venez de présenter votre vote au représentant héréditaire de la Nation. Vous ne pouvez aller plus loin. Le Roi ne peut ni ne doit répondre à une pétition présentée à main armée. Le Roi verra dans le calme et la réflexion ce qu'il a à faire. Le peuple applaudit, mais reste ; Petion ne lui a pas ordonné de se retirer. Un grand jeune homme blond, qui depuis une heure se tenait assez près du Roi, protestant contre le veto, ose dire : La sanction des décrets, ou vous périrez ; et Petion ne lui impose pas silence. Alors l'officier municipal Champion, indigné, dit au maire : Ordonnez donc au peuple, au nom de la loi, de se retirer, et, comme Petion reste indécis, il ajoute : Monsieur, c'est par l'événement qu'on jugera votre conduite, prenez-y garde. Petion se décide enfin : Citoyens, dit-il, vous ne pouvez rien exiger de plus... Mais en même temps il les félicite et les flatte : Le peuple, dit-il, a fait ce qu'il devait faire. Vous avez agi avec la fierté et la dignité des hommes libres. Mais en voilà assez ; que chacun se retire. Entre une double haie de gardes nationaux le flot s'écoulait peu à peu par les appartements royaux. Cependant quelques-uns restaient, en disant : Nous attendons la réponse du Roi ; ou bien : On ne lui a rien demandé encore ; mais ils furent entraînés par le courant. Une députation de l'Assemblée, suivie d'un grand nombre de citoyens, emplit de nouveau la salle. On fit refluer le peuple qui continuait à monter par le grand escalier, et partir le reste par le petit ; on parvint à faire le vide autour du Roi et de la députation. Enfin, à huit heures du soir, Louis XVI put passer dans la salle du lit de parade, puis, à droite du lit, par une porte dérobée, qui se referma aussitôt sur lui.

En se retirant de la salle de l'Œil-de-Bœuf, la foule avait traversé la chambre du lit de parade et le cabinet du Roi. Devant le lit, elle demanda : Est-ce là le lit du gros Veto ? M. Veto a un plus beau lit que nous. Elle passa dans le cabinet où étaient la reine, Madame Élisabeth, le prince royal, Madame Royale, protégés par la table du Conseil et trois rangs de grenadiers fidèles. Le passage étant très étroit, Santerre commande à la garde nationale de faire place, pour que le peuple entre et voie la reine. — Madame, dit-il à la reine, vous êtes trompée, le peuple ne vous veut pas de mal. Si vous vouliez, il n'y aurait pas un d'eux qui ne vous aimât autant que cet enfant. A ce moment arrive Petion qui harangue la foule ; comprenant que le maire vient faire évacuer la salle, Santerre dit avec humeur : C'est Monsieur le maire qui pérore. On avait tendu à la reine un bonnet rouge pour son fils ; elle en avait coiffé le jeune prince, assis devant elle sur la table du Conseil ; comme il étouffait sous ce bonnet de laine, trop grand pour sa tête, Santerre eut pitié et dit à la reine : Ôtez le bonnet à cet enfant ; il a trop chaud. La reine obéit : Regardez la reine et le prince royal, disait Santerre à la foule qui continuait de défiler. Il resta jusqu'au bout, présidant à l'humiliation de la reine.

La garde nationale fit évacuer le château. Beaucoup ne partaient qu'à regret et lentement : On nous a amenés pour rien, disaient-ils au chef de légion la Chesnaye ; mais nous reviendrons et nous aurons ce que nous voudrons. Enfin, la nuit tombant, les chefs étant partis, tous finirent par se retirer. A dix heures seulement, le château rentra dans le calme.

 

La journée du 20 juin ne décidait rien. Le peuple (les faubourgs n'avait rien obtenu. Mais des injures graves avaient été proférées, et le prestige de la majesté royale était profondément atteint. Le trône, a dit Rœderer, était encore debout, mais le peuple s'y était assis, en avait pris la mesure.