I. — LA CONSTITUTION ET L'ESPRIT DE L'ASSEMBLÉE. L'ASSEMBLÉE législative se réunit le 1er octobre. Comme son nom l'indiquait, elle était investie du pouvoir législatif, et non du pouvoir constituant. La plupart des élections des assemblées primaires s'étaient faites avant la fuite du Roi, et les élections définitives avaient eu lieu, en août et en septembre, à un moment où les républicains étaient vaincus et les Jacobins affaiblis. Aussi, sur 745 députés environ, 600 étaient constitutionnels ; les autres formaient une extrême gauche démocratique qui voulait modifier la Constitution. 264 faisaient partie, à la fin de décembre 1791, du club des Feuillants, qui comprenait 1.144 membres, et il n'y avait que 136 députés Jacobins ou Cordeliers. La députation de Paris, qui comprenait 24 membres, ne comptait que 5 Jacobins, dont Brissot et Condorcet ; encore Brissot avait-il été élu difficilement, après le dixième jour, et Condorcet devait-il son élection à sa renommée de savant et de philosophe. Quelques départements — les Landes, la Creuse, la Vendée, — avaient envoyé une majorité de Jacobins ; d'autres, — la Gironde, les Bouches-du-Rhône, l'Oise, — une députation à moitié Jacobine, à moitié Feuillante. Il y avait aussi quelques Cordeliers républicains, le trio Chabot, Basire et Merlin de Thionville. L'Assemblée comptait beaucoup moins d'hommes éminents que la Constituante, peu de personnalités connues, en dehors de Condorcet, Brissot, Lacépède et Claude Fauchet, mais plusieurs députés étaient destinés à la célébrité : Lazare Carnot, officier du génie à Arras ; Vergniaud, avocat, député de la Gironde, Cambon, négociant de Montpellier, etc. ; beaucoup d'administrateurs de département et de district, souvent anciens membres des Assemblées provinciales ou des assemblées de département de 1787, comme Beugnot et Pastoret ; un grand nombre de juges ; 26 membres du clergé constitutionnel, dont 10 évêques, tels que Fauchet, Lamourette, le Coz, Pontard ; deux ministres protestants ; beaucoup d'officiers, surtout de l'artillerie et du génie, les deux frères Carnot, Prieur (de la Marne), le Tourneur, Lacombe Saint-Michel, etc. ; des savants et des professeurs, comme Guyton de Morveau ; 28 médecins, dont Tenon et Broussonnet ; des négociants et des industriels ; bref, beaucoup de compétences diverses, au milieu de la foule des propriétaires fonciers et surtout des avocats, qui dominaient, comme dans la Constituante. Au début les partis n'étaient ni nettement tranchés ni complètement formés. La droite comptait 160 membres ; elle en aura 250, en février 1792. Elle voulait renforcer le pouvoir royal et le soutenir, quoi qu'il arrivât ; elle continuait la politique de l'Assemblée constituante. Ses principaux représentants étaient Théodore Lameth, frère des deux Constituants : le général Mathieu-Dumas ; de Vaublanc, député de Seine-et-Marne ; l'architecte Quatremère de Quincy, Beugnot, ancien procureur général syndic de l'Aube, de Jaucourt, Lemontey, Stanislas Girardin, l'écrivain Ramond. C'était la petite monnaie des Constituants. La gauche comprenait 136 Jacobins ou Cordeliers. Elle voulait réduire à presque rien l'autorité royale ; mais, abattue par la journée du 17 juillet, elle ne parlait plus de Conseil exécutif ni de déchéance ; Condorcet lui-même se ralliait à la Constitution monarchique. De ce parti, Brissot était le chef politique, Condorcet l'inspirateur. et. Vergniaud l'orateur. Les députés du département de la Gironde, Guadet, Gensonné, Vergniaud, en étaient la force et l'ornement. Le parti brissotin, comme on disait, dont beaucoup avaient des tendances républicaines, s'appuiera sur la Commune de Paris, dont Petion, dès novembre, après la victoire sur la Fayette, sera le maire, et Manuel le procureur. Il s'appuiera aussi sur les Jacobins, qui s'efforcent de regagner leur influence un moment compromise, et sur Robespierre, leur chef incontesté. Le centre, où se trouvaient peu d'hommes marquants, — Pastoret, magistrat et maitre des requêtes avant 1789, naguère procureur général syndic du département de Paris, l'avocat Bigot de Préameneu et l'officier Lacuée, — flottait entre Feuillants et Jacobins. Tout pourtant dépendait de ce parti, qui était le plus nombreux. L'attitude de l'Assemblée est d'abord hésitante. Aux premières séances, qui ne réunissent que 400 membres, les Feuillants l'emportent : un des leurs, Pastoret, est élu président par 211 voix, contre un Jacobin, le magistrat Garran de Coulon, qui n'en obtient que 158. Les Jacobins reprennent l'avantage, le 5 octobre, et font modifier le cérémonial pour la réception du Roi : la députation qui recevra le Roi sera de 12 membres, au lieu de 60 ; le fauteuil du Roi sera semblable à celui du président. Le 6, revirement : Pastoret et les Feuillants, soumis à l'influence des ex-Constituants du Port, Barnave et Alexandre Lameth, qui des tribunes suivent les débats, font rétablir le cérémonial constitutionnel. Le 7 octobre, la séance royale est un triomphe pour la monarchie. Les cris de Vive le Roi ! étouffent ceux de Vive la Nation ! Malgré ses variations, l'Assemblée était fermement attachée à la Constitution qui, le 4 octobre, fut solennellement apportée par une délégation de douze députés, précédés du garde des Archives, Camus. Sur cette loi nouvelle, comme sur un nouvel Évangile, tous, président en tête, avaient prêté serment, même Brissot et Condorcet, naguère si républicains. Les journaux démocrates, les Révolutions de Paris, le Journal de Paris, critiquèrent vivement cette idolâtrie qui faisait de la Constitution comme un livre divin, inviolable et éternel. Les feuilles aristocrates, l'Ami du Roi ni le Babillard, s'amusèrent, irrévérencieusement de cette cérémonie quasi-religieuse, et se réjouirent que le républicain Brissot, eût avalé sans grimace la pilule du serment. En réalité, les Jacobins et Cordeliers dissimulaient leur pensée ; peut-être aussi plusieurs d'entre eux étaient-ils déjà portés à un revirement, par peur de la démocratie. II. — LES PRÊTRES RÉFRACTAIRES ET LES ÉMIGRÉS. LA GUERRE IMMINENTE. CEPENDANT la Cour continuait à écouter sans sincérité les conseils de Barnave et des Lameth, cherchait à diviser Feuillants et Jacobins, et faisait appel une fois de plus aux puissances étrangères. La contre-révolution s'organisait dans les départements. La révolte devenait générale aux colonies, où les mulâtres libres, exaspérés par la suppression de leurs droits politiques, pillaient les propriétés des colons blancs et attentaient à leur vie, Les résistances provinciales s'accentuaient surtout à l'Ouest et au Midi. Le Comtat venaissin était en feu. Les trois partis — pontifical, pontifical constitutionnel, français annexionniste — continuaient à se livrer une bataille acharnée. Les médiateurs envoyés de Paris, à la tête desquels était l'abbé Mulot, ne comprenaient point la violence des passions de ces pays. Les Avignonnais partisans de l'annexion à la France avaient assiégé deux fois la pontificale Carpentras. Au second siège, l'armée avignonnaise, après avoir tué son général, Patrice, avait pris pour chefs Mathieu Jouve, dit Jourdan Coupe-Tête, et Duprat, le futur Conventionnel. Puis elle s'était emparée d'Avignon, les 17 et 21 août, avait fait prisonniers les officiers municipaux et formé une municipalité révolutionnaire, avec Lescuyer pour maire. A la nouvelle du décret d'annexion, le 16 octobre, les aristocrates d'Avignon se soulèvent contre les patriotes. Dans l'église des Cordeliers, en présence d'une foule immense, soudain le Ciel accomplit un miracle : la Madone verse des larmes. Le peuple croit que la Vierge se lamente sur l'annexion d'Avignon et du Comtat ; il attaque les patriotes qui assistent à l'office, les poursuit à travers l'église, et tue Lescuyer sur l'autel même, après mille horribles mutilations. Alors les patriotes arrêtent nombre d'aristocrates, en rem lissent le palais des Papes, les massacrent et jettent les corps dan la tour de la Glacière. En vain les commissaires essaient de s'interposer entre les deux camps. Avec des troupes de renfort ils occupent le pays ; mais, à jouer le rôle de modérateurs, ils ne réussissent qu'à se faire accuser de connivence avec les contre-révolutionnaires. L'Assemblée ne put que s'indigner. Il était impossible de poursuivre l'un des partis plutôt que l'autre : ils étaient égaux en atrocité ; aussi accorda-t-elle une amnistie générale. C'était reconnaître que la loi était impuissante, et abandonner à leur sort ces malheureux pays. A l'Ouest, des troubles éclatent à Rouen, puis, le 5 novembre, à Caen, où les catholiques, fidèles aux prêtres réfractaires, veulent s'emparer d'une église desservie par des prêtres constitutionnels. En Vendée, les prêtres réfractaires persuadent à leurs fidèles que les mariages et les baptêmes célébrés par les constitutionnels sont nuls et sans valeur ; ils remarient et rebaptisent, et suscitent de grands troubles dans les familles. Les commissaires de l'Assemblée nationale ne réclament pas de rigueurs, qui soulèveraient la majorité des Vendéens ; ils plaident même les circonstances atténuantes pour ceux des prêtres insermentés qui, restés dans le lieu de leurs anciennes fonctions, y vivent en hommes charitables et paisibles, loin de toute discussion publique et privée. Mais, malgré l'évêque constitutionnel le Coz, les mesures de rigueur prévalent ; l'Assemblée vote, le 29 novembre, un décret qui déclare suspects de révolte tous les prêtres qui refuseront le serment, leur enlève leur pension, les éloigne ou les punit de deux ans de détention, et interdit le partage des églises entre les constitutionnels et les insermentés. Le Roi proteste contre ce décret, et refuse, comme on verra, de le sanctionner. La question des émigrés aggrave le conflit entre le Roi et l'Assemblée. La nation et l'Assemblée les croyaient beaucoup plus dangereux et plus influents qu'ils n'étaient. L'Assemblée constituante avait, le 1er août, voté un décret contre l'émigration ; mais l'amnistie générale l'avait annulé. L'Assemblée législative sentait qu'il était nécessaire de porter de nouveaux décrets. Le Roi prit le parti de devancer l'Assemblée, afin de séparer sa cause de celle des émigrés et de prévenir les rigueurs qu'il prévoyait : le 13 et le 14 octobre, dans des lettres aux généraux et aux commandants des ports, il exhorta les officiers de l'armée et de la marine à retourner à leur poste, où le devoir les appelait. Il faut, disait-il dans une proclamation, que tous les Français secondent les desseins du Roi. Mais, l'émigration continuant, l'Assemblée résolut d'agir. Brissot déclare qu'il faut sévir contre les grands coupables, les princes et les chefs militaires : si, après un dernier avertissement et un délai de deux mois, les émigrés ne sont pas rentrés, qu'ils soient considérés comme criminels, poursuivis, et punis de la confiscation de leurs biens. Mais les puissances étrangères soutiennent les émigrés ! Après avoir rappelé la déclaration de Pillnitz et fait craindre à l'Assemblée une intervention étrangère, Brissot déclare qu'il faut sommer les souverains d'expulser les émigrés ; s'ils refusent, on les attaquera. Sans doute, l'empereur veut la paix ; la tsarine 'est trop loin pour être dangereuse ; le roi de Suède n'a ni soldats ni argent. Mais il est temps de donner à la France une attitude imposante, d'inspirer aux autres peuples le respect pour elle et pour sa Constitution. Le discours finit en une fanfare belliqueuse. Condorcet se serait contenté d'un nouveau serment, par lequel les officiers s'engageraient à ne point servir avant deux ans dans une armée étrangère. Mais Vergniaud appuie Brissot. Enfin, le 31 octobre, Isnard, de Marseille, dans son langage mystique, enfiévré par le fanatisme révolutionnaire, attaque à la fois les émigrés et les endormeurs, qui essaient de les sauver. Pourquoi un nouveau serment ? C'est une mesure illusoire et vaine. Et il exige des actes de rigueur. Le Comité de législation proposa à l'Assemblée un projet plus rigoureux encore que celui de Brissot. Considérant qu'il fallait cesser de fournir des ressources à nos ennemis, il regardait tous les émigrés sans exception comme suspects de conjuration, et leur donnait, pour rentrer, un délai de deux mois, qui expirerait au 1er janvier 1792 : sinon ils seraient poursuivis comme conjurés et punis de confiscation des biens et de mort. L'Assemblée vota ce décret le 9 novembre. Quant à Monsieur, par un décret du 31 octobre, il fut sommé de rentrer dans les deux mois ; sinon il serait déclaré déchu de ses droits au trône. — Le 19 novembre, l'Assemblée invita le Roi à sommer les princes de l'Empire de disperser les émigrés. Le Roi ne sanctionna pas le décret. Il essaya d'agir par la persuasion. Il écrivit, le 11 novembre, à Monsieur, pour l'inviter à reprendre sa place auprès de lui, et même le lui ordonner. Mais, le 3 décembre, Monsieur s'excusa, de Coblentz, de désobéir au Roi, son frère, qui, quoi qu'il dît, ne jouissait plus de sa liberté physique et morale. Le 19 décembre, sur les conseils de ses ministres, de députés constitutionnels et du Directoire de Paris, le Roi refusa aussi de sanctionner le décret du 29 novembre sur les prêtres réfractaires. Il ne faisait qu'user de sou droit. L'Assemblée ne protesta point ; elle respectait la Constitution. Mais l'opinion publique s'alarma, à Paris, surtout dans les sections du Théâtre-Français, de Mauconseil et de la Halle-au-Blé. Camille Desmoulins et le boucher Legendre dénonçaient la trahison du Directoire de Paris, qui, par ses conseils, était sorti de ses attributions de corps purement exécutif. La presse démocratique commençait à attaquer l'institution même du veto. C'est un boulet, disaient les Révolutions de Paris, que l'Assemblée nationale s'est condamnée à traîner avec elle. Le Roi apparaissait comme le protecteur des émigrés et des prêtres réfractaires, de tous les ennemis de la Révolution, et l'on soupçonnait qu'il était d'accord avec les souverains étrangers. En effet, la reine travaillait à obtenir un Congrès des puissances à Aix-la-Chapelle. Elle fit écrire, le 3 décembre, par Louis XVI, à Frédéric-Guillaume ; une lettre dont le canevas avait été tracé par Fersen : A monsieur mon frère le roi de Prusse, Monsieur mon Frère, j'ai appris par M. du Moutier l'intérêt que Votre Majesté avait témoigné non seulement pour ma personne, mais encore pour le bien de mon royaume. Les dispositions de Votre Majesté à m'en donner des témoignages dans tous les cas où cet intérest pourrait entre utile pour le bien de mon peuple, a excité vivement ma sensibilité. Je le réclame avec confiance dans ce moment-cy, où, malgré l'acception que j'ai faitte de la nouvelle Constitution, les factieux montrent ouvertement le projet de détruire entièrement les restes de la Monarchie. Je viens de m'adresser à l'Empereur, à l'impératrice de Russie, aux Bois d'Espagne et de Suède et je leur présente l'idée d'un Congrès des principales puissances de l'Europe, appuié d'une force armée, comme la meilleure manière pour arrester ici les factieux, donner les moyens de rétablir un ordre de choses plus désirable et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres Etats de l'Europe. J'espère que Vote Majesté approuvera mes idées et qu'elle rue gardera le secret le plus absolu sur la démarche que je fais auprès d'elle. Elle sentira aisément que les circonstances où je me trouve m'obligent à la plus grande circonspection, c'est ce qui fait qu'il n'y a que le baron de Breteuil qui soit instruit de mes projets et Votre Majesté peut lui faire passer ce qu'elle voudra. Je saisis cette occasion de remercier Votre Majesté des boutés qu'elle a eu pour le sieur Heymann[1] et je goutte une véritable satisfaction à donner à Votre Majesté des assurances d'estime et d'affection avec lesquelles je suis, Monsieur mon Frère, De Votre Majesté le bon Frère. LOUIS. Frédéric-Guillaume répond qu'il désire rendre service au Roi et qu'il s'entendra avec l'empereur Léopold, mais que, son intervention devant lui occasionner beaucoup de dépenses, il ne peut s'engager sans une promesse d'indemnité. Au fond, il désirait un dédommagement en territoire, et il ne se résigna à une indemnité pécuniaire que sous la pression, très probablement, des rois d'Espagne et de Suède et de l'empereur, et sur les instances de Breteuil. Louis XVI ne promit qu'une indemnité en argent[2]. De son côté, la reine écrit à son frère et à Catherine II. Mais l'empereur, toujours occupé de la Pologne, se réserve. Il prend prétexte des actes officiels du Roi, où le Roi se dit libre, ou qui impliquent sa liberté. Le Roi étant libre, le Congrès serait nuisible. Mercy avertit la reine, et Fersen lui écrit, à la fin de novembre : L'empereur vous trompe, il ne fera rien pour vous. Il voyait juste. L'espoir de la Cour en une intervention armée se dissipait. Elle pensa pourtant qu'elle pourrait la provoquer, en déchainant, non une grande guerre, qui serait dangereuse, mais une guerre restreinte contre les Électeurs des bords du Rhin qui recevaient les émigrés. Dans cette intention, le Roi se présenta, le 24 décembre, à l'Assemblée : tout en espérant le maintien de la paix, il déclara qu'il allait sommer l'Électeur de Trèves de disperser avant le 15 janvier les rassemblements d'émigrés qui se tenaient dans l'Électorat. Le Roi souhaitait que l'Électeur, par un refus formel, le forçât à un conflit armé. Il écrivait, le même jour, à Breteuil : Au lieu d'une guerre civile, ce sera une guerre politique, et les choses en seront bien meilleures. L'état physique et moral de la France fait qu'il lui est impossible de la soutenir une demi-campagne.... Il faut que ma conduite soit telle que dans le malheur la Nation ne voie de ressource qu'en se jetant dans mes bras. Le Roi se félicitait donc de la faiblesse de la France. Sans arrêter sa pensée aux conséquences éventuelles dés premières défaites ni au démembrement du royaume, que caressait le roi de Prusse, il poursuivait la restauration de son pouvoir. En attendant, sa proposition détournait l'attention publique du veto aux décrets. La Cour n'était pas seule à désirer une guerre. Sur la politique à suivre, les constitutionnels étaient divisés, et le ministère lui-même. Ce ministère était en fonctions, comme on a vu, depuis la chute de Necker et de Montmorin, survenue à la fin de 1790. De Lessart, ministre des Affaires étrangères ; Duport du Tertre, garde des Sceaux. Cahier de Gerville, ministre de l'Intérieur ; Tarbé, ministre des Contributions publiques, et surtout Bertrand de Moleville, ministre de la Marine, voulaient le maintien de la paix. Soutenus par les chefs constitutionnels et les anciens Constituants, encore très influents, Barnave, du Port et Lameth, ils désiraient l'alliance avec l'Autriche et l'entente avec Léopold, à qui l'on demanderait d'engager l'Électeur de Trèves à se soumettre. Au contraire, le ministre de la Guerre, comte de Narbonne, soutenu par son amie, Mme de Staël, assidu au salon de Mme de Condorcet, appuyé par la Fayette, recherchant l'appui des constitutionnels et des Brissotins, flairant à gauche et à droite, voulait, comme le Roi et la reine, une petite guerre, afin de lever une armée, qui deviendrait, entre les mains du Roi, un instrument de réaction. Il se disposait à jouer le rôle de restaurateur de la monarchie : l'Assemblée serait dissoute, et remplacée par une autre, composée uniquement de propriétaires. Narbonne songea à donner à l'armée pour généralissime le duc de Brunswick. l'ancien lieutenant de Frédéric Il et le plus grand général de l'Allemagne. dont la gloire fascinait, les Français, et que son libéralisme et ses rapports avec les philosophes feraient bien venir des patriotes. A l'insu du Roi et de de Lessart, Narbonne dépêcha auprès de Brunswick le général Custine ; mais, malgré les offres les plus brillantes. Brunswick refusa. Narbonne envoya aussi Ségur à Berlin. Il voulait détacher Frédéric-Guillaume de Léopold, qui sans doute serait contraint à la guerre par les princes alsaciens. Pour le moment, il demandait 50.000 hommes de plus, annonçait que 150.000 soldats allaient être réunis sous le commandement de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, et faisait appel à la confiance de la Nation. A l'Assemblée, le parti brissotin désirait aussi la guerre ; mais il ne s'effrayait pas d'une guerre générale, et, sans qu'il le laissât encore soupçonner, sans qu'il en eût nettement conscience, il ne la voulait pas seulement comme une lutte nécessaire contre les souverains étrangers, mais aussi comme un moyen de surexciter l'esprit public, de démasquer le Roi et de le forcer à suivre la Nation. Orateurs imprégnés des chefs-d'œuvre classiques, grands admirateurs de Démosthène, de Cicéron et de Plutarque, pleins de fougue et de convictions ardentes, ces hommes, en partie originaires du Midi, que l'on a coutume d'appeler les Girondins[3], attaquaient dans leurs discours enflammés les rois et les émigrés. Les Français, amis de la liberté, devenaient les ennemis-nés des despotes. C'était déjà presque la guerre aux rois. Ils rencontrèrent la résistance de quelques Jacobins, Danton et surtout Robespierre, qui après deux mois de repos à Arras, sa ville natale, est revenu reprendre le gouvernement du club de la rue Saint-Honoré. C'est aux Jacobins que la politique générale va se décider. Qui l'emportera, de Brissot ou de Robespierre ; de la guerre ou de la paix ? Le duel s'ouvre le 16 décembre. Brissot approuve la démarche du Roi à l'Assemblée et soutient Narbonne, qui prend une attitude belliqueuse. Que la Nation, dit-il, se serre autour du Gouvernement, qui fait son devoir. Il nous crie sans cesse : l'union, l'union ! Et bien ! qu'il soit patriote, et les Jacobins deviendront ministériels et royalistes. Il recommande la confiance. La défiance est un état affreux. L'ennemi est à Coblentz. Voulez-vous détruire d'un seul coup l'aristocratie, les réfractaires, les mécontents ? Détruisez Coblentz ; le chef de la nation sera forcé de régner par la Constitution. Quant aux puissances, il le reconnaît, elles ne veulent pas la guerre ; le traité de Pillnitz ne signifie pas autre chose. Danton et surtout Robespierre ripostent. Il ne faut pas déclarer la guerre sans avoir scruté les intentions du pouvoir exécutif. Puis, dit Robespierre, une guerre donne lieu à des terreurs, à des dangers, à des trahisons. Le peuple se lasse.... On calomnie l'Assemblée nationale ; si elle est sévère, on lui attribue les malheurs de la guerre. On capitule enfin. Et, se tournant vers Brissot, Robespierre lui crie : La défiance est un état affreux, selon vous ; beaucoup moins affreux que la confiance stupide qui a causé tous nos embarras et tous nos maux. Oh ! ne calomniez pas la défiance, législateur patriote ; la défiance est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté ce que la jalousie est à l'amour. Le 18 décembre eut lieu, aux Jacobins, une cérémonie patriotique. Une députation des patriotes d'Angleterre s'étant présentée au club, décoré de drapeaux français, anglais et américains et orné des bustes de Price, de Franklin, de Mirabeau, de Sidney, de Rousseau et de Mably, elle fut accueillie par les cris de : Vive la liberté ! Vive la Nation ! Vivent les trois peuples libres de l'univers ! Des dames françaises leur apportèrent leurs offrandes, non des bijoux, mais une arche d'alliance, qui contenait la carte de France, le bonnet de la liberté, l'acte constitutionnel des Français, des épis de blé de la patrie nourricière et féconde, trois étendards avec ces mots : Vivre libre ou mourir. Un des membres du club, le Suisse Virchaux, avait envoyé une épée, destinée au premier général français qui terrasserait un ennemi de la Révolution. A la vue de cette épée flamboyante, dans un accès de prophétisme, Isnard s'écria : La voilà ! Elle sera victorieuse. Le peuple français poussera un grand cri, et tous les autres peuples répondront, la terre se couvrira de combattants, et tous les ennemis de la liberté seront effacés de lit liste des hommes. L'enthousiasme patriotique s'exaltait. Froidement Robespierre résista ; il s'efforça de calmer ces esprits surchauffés. Il faut, dit-il, d'abord penser à l'intérieur. Domptons nos ennemis intérieurs, et ensuite marchons contre nos ennemis étrangers. La guerre serait conduite par la Cour, qui trahirait la Nation. Elle entraverait toutes les réformes, ruinerait les finances et les assignats ; détruirait la liberté, surtout dans les places d'armes et les villes des frontières ; provoquerait la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d'un seul et amènerait César. Cependant, il faut s'y préparer partout et sans relâche, faire fabriquer des armes, et armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; sévir contre les rebelles, les mettre en accusation et confisquer leurs biens. La défiance qui était en lui, et dont il faisait le premier principe de la politique, et le sentiment profond des circonstances l'inspiraient et l'élevaient au-dessus de lui-même. Le 30 décembre, Brissot insiste de nouveau sur la nécessité de faire confiance au gouvernement. Il va jusqu'à dire : Les grandes trahisons ne seront funestes qu'aux traîtres. Nous avons besoin de grandes trahisons. Paroles imprudentes. Il lui faut donc un nouveau Varennes, et même mieux ! Ici perce la pensée secrète de Brissot et de son parti : renverser la royauté, si elle trahit la Nation, et, pour lui donner l'occasion de trahir, déclarer la guerre. La guerre sera, pour la Nation, l'infaillible pierre de touche. Que pèsent, auprès de cela, les dangers qu'elle entraine ? D'ailleurs, s'écrie Brissot, nous créerons ce qui n'a pas existé. Mais, dira-t-on, nous n'aurons pas de généraux patriotes ? Il s'en formera. Et il rappelle l'exemple des Américains. Espérons-le, six mois se seront à peine écoulés que l'ancienne classe des plébéiens se vantera d'avoir produit des héros.... Enfin, César n'est pas à craindre. Nouvelle réplique de Robespierre, le 2 janvier ; il va
droit au point essentiel, négligé par Brissot : la guerre est désirée par la
Cour et les constitutionnels ; comment Brissot peut-il se joindre à eux ?
Sans doute, les Américains ont vaincu, mais ils combattaient contre leurs
tyrans ; ceux-ci ne commandaient point les armées américaines. Et, en
réaliste qui ne se laisse point séduire par l'optimisme brissotin : Que nous importent encore, dit-il, les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur
le despotisme et l'aristocratie de l'Univers ? Comme si la nature des choses
se pliait si facilement à l'imagination d'un orateur ! Est-ce le peuple ou le
génie de la liberté qui dirigera le plan qu'on nous propose ? C'est la Cour,
ce sont ses officiers, ce sont les ministres. Vous oubliez toujours que cette
donnée change toutes les combinaisons. Robespierre est presque seul à lutter contre
l'entraînement général. Il veut éclairer le peuple, dont la bonté naturelle le dispose à être la dupe de charlatans
politiques. Le 11 janvier, au club, il reprend le même argument avec
une puissance nouvelle. Domptons nos ennemis du
dedans, dit-il ; guerre aux conspirateurs et
au despotisme, et ensuite marchons à Léopold. Cependant les Jacobins sont affaiblis par ces discussions et ces divisions : d'un côté, Brissot et ses nombreux partisans ; de l'autre, Robespierre, avec Danton, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, Anthoine, Santerre, Panis, toute la future Montagne. Mais le vieux Dusaulx, un des héros du 14 juillet, réussit, le 20 janvier, à réconcilier Robespierre et Brissot et à réunir tous les Jacobins contre les Feuillants. La majorité des Jacobins est pour la guerre ; le 17 janvier, le club envoie une circulaire belliqueuse aux sociétés affiliées : la guerre est inévitable et tout ce qui tendrait à en reculer l'époque nous serait funeste.... Si nous attaquons, et surtout promptement, nous tirons un grand avantage de la terreur qu'une simple menace a produite sur l'esprit des tyrans qui secondent les rebelles ; de l'impétuosité naturelle au Français... de la disposition des nations voisines qui nous appellent, nous invoquent, nous pressent, et n'attendent que de nous, les unes la conquête, les autres le recouvrement de leur liberté. Cependant, lorsqu'on réfléchit que la conduite de la guerre est confiée par la Constitution au Roi... toutes les idées de trahison qu'on se plaît à écarter reviennent alors en foule, et l'on se voit forcé à ne voir le salut du peuple que dans sa propre force.... Cette guerre, en effet, doit être une guerre nationale et ne doit ressembler à aucune de celles qui l'ont précédée. Robespierre, toutefois, n'abandonne pas la lutte. Mais il ne l'emportera pas. La politique de l'Assemblée est déjà engagée, par les Brissotins, par une partie des constitutionnels et par Narbonne, dans la voie de la guerre. Le 31 décembre, l'Assemblée apprenait que l'empereur Léopold avait enjoint au général Bender de porter secours à l'Électeur de Trèves, en cas d'invasion. Elle saisit ce prétexte pour mettre en accusation les princes. Calonne et Mirabeau-Tonneau qui se trouvait à la tête d'une armée d'émigrés sur le Rhin. Par contre, le 6 janvier 1792, elle était informée que l'Électeur de Trèves s'était engagé à disperser les émigrés. L'Électeur avait suivi les conseils de l'empereur. Les puissances étrangères ne voulaient pas prendre en main la cause des émigrés ; c'eût été, suivant les ternies d'une lettre de Mercy à Kaunitz, du 7 janvier, faire la guerre à la Nation française en haine de la Constitution et dans le dessein de la renverser, et une croisade de ce nouveau genre n'aurait eu qu'il mal tourner pour provoquer une insurrection générale et dans les armées des agresseurs et dans leurs États ; dans ce cas, la Révolution française pourrait faire en six mois le tour du monde. Ce n'est pas que l'Autriche voulût la paix à tout prix. Mercy conseillait à Kaunitz de faire la guerre en invoquant le prétexte de réclamations des princes allemands en Alsace, en réalité avec le dessein de détruire la Constitution française, sans jamais parler de cette Constitution et même en déclarant expressément qu'on était bien loin de vouloir y porter atteinte. L'affaire de Trèves réglée, il n'y avait plus de raison de guerre : l'espoir de la Cour et de la majorité de l'Assemblée s'évanouissait. Ce n'était pas l'affaire de Narbonne. Le 11 janvier, pour exciter l'Assemblée et. lui donner confiance, il déclare qu'aux frontières, d'où il arrive, tout est en parfait état et complètement prêt. Ces assurances enhardissent l'Assemblée. Il faut, dit Gensonné, le 14, au nom du Comité diplomatique, demander des explications à l'empereur sur ses ordres à Bender, et l'inviter à déclarer avant le 11 février s'il veut être fidèle au traité de 1756, qui oblige l'Autriche à secourir la France en cas de guerre ; ce délai passé, son silence, ou sa réponse, si elle est peu satisfaisante, sera regardé comme une hostilité. Guadet fait rendre un décret déclarant infâme, traître à la patrie et coupable du crime de lèse-nation, tout Français qui prendrait part à quelque congrès ou médiation en vue d'une modification de la Constitution on d'une composition avec les rebelles et les princes possessionnés alsaciens. De Lessart, ministre des Affaires étrangères, et le député alsacien Koch cherchent à calmer les esprits surexcités, tandis que Narbonne demande des soldats pour la guerre. Mais Brissot et Vergniaud poussent au conflit. L'Assemblée finit, le 25 janvier, par voter ce décret : Le Roi sera invité à demander à l'empereur si, comme chef de la maison d'Autriche, il entend vivre en paix et bonne intelligence avec la nation française et s'il renonce à tout traité et convention dirigé contre la souveraineté, l'indépendance et la sûreté de la Nation ; s'il ne donne point à la Nation, avant le 1er mars, pleine et entière satisfaction sur tous les points, son silence, ainsi que toute réponse évasive ou dilatoire seront regardés connue une déclaration de guerre. Aux Jacobins, Robespierre attaqua énergiquement ce décret comminatoire qui précipitait la' Nation vers la guerre, et renouvela ses avertissements et ses craintes patriotiques. Les armées permanentes et les généraux vainqueurs, dit-il, sont un grand danger pour la liberté. Des corps armés ne perdraient-ils pas, à la longue, quelque chose de la ferveur patriotique de 1789 ? La discipline, l'habitude de la soumission passive à laquelle une astucieuse politique associe l'idée d'honneur, ne les disposeraient-ils pas à l'enthousiasme pour un général heureux et pour celui que la Constitution déclare leur chef suprême ? Et il exhalait sa tristesse dans une péroraison résignée, où il sentait le sol de la patrie se dérober sous ses pieds. Le 10 février, il donna encore aux Jacobins des conseils de vigilance, réclama la punition des traîtres et le remplacement des officiers manquants par des soldats plébéiens et amis de la Révolution, et demanda que l'on fortifiât l'esprit public par l'éducation dont les grands moyens sont les spectacles et les fêtes publiques. Le 4 mars, il invoquera même le secours de la Providence. III. — LE MINISTÈRE BRISSOTIN ET LA DÉCLARATION DE GUERRE (AVRIL 1792). POUR obtenir la déclaration de guerre, à laquelle beaucoup Feuillants étaient hostiles, les Brissotins s'efforçaient de ruiner les Feuillants et leur ministère. Les Feuillants avaient leur club dans un couloir étroit qui menait à la salle de l'Assemblée. Les Brissotins résolurent de le faire fermer. Merlin de Thionville prétendit avoir été attaqué dans ce couloir de passage qui devait appartenir à tous les députés ; l'Assemblée, le 27 décembre, interdit à tout club de tenir séance dans l'enceinte législative. Par là elle enlevait au club des Feuillants son caractère quasi-officiel, et l'obligeait à chercher un local en dehors de l'Assemblée, et peut-être assez loin d'elle. Tandis que les Feuillants ont recours aux privilégiés, anciens nobles et hauts bourgeois, rentiers, commerçants et industriels des sections parisiennes de l'ouest, les Brissotins, très influents aux Jacobins et dans les sociétés populaires, agissent sur le centre et les faubourgs de Paris. Ils veulent conclure l'alliance de la bourgeoisie et du peuple contre les anciens privilégiés, et montrer aux puissances de l'Europe vingt-cinq millions de Français unis dans la liberté et invincibles. C'est le programme que le député-maire Petion trace à son ami Buzot, député d'Eure-et-Loir, le 6 février 1792 ; c'est celui que dès 1789 avait présenté Sieyès. Ils encouragent l'armement des citoyens passifs, exclus par la loi des assemblées primaires et des gardes nationales ; d'accord avec Robespierre, ils réclament, à défaut d'armes, des piques. Ils comptent sur les faubourgs de Paris, font l'éloge du 14 juillet et des vainqueurs de la Bastille, et, par le décret du 14 février, assurent aux gardes françaises la continuation de leur solde. Le Club électoral de l'Évêché, près de Notre-Dame, — ainsi s'appelle l'assemblée électorale, qui après les élections a continué à se réunir, et qui a élu Brissot à l'Assemblée, — est à la tête du mouvement. Le 31 janvier, une citoyenne y vient proposer une collecte qui sera employée à fabriquer des piques ; le club réunit aussitôt 150 livres, et fait appel à la contribution des sections de Paris. Il faudrait 30.000 piques, déclarait le Courrier de Corsas. Que seraient alors, ajoutait-il, les 3.500 surnuméraires très inconstitutionnels dont le roi de la Constitution veut s'environner ? Les sections écoutaient ces appels. Déjà les piques apparaissaient ; en violation des statuts, grâce à Danton, elles faisaient leur entrée au club des Jacobins. Partout les sentiments patriotiques et belliqueux se réveillaient. La propagande girondine gagnait rapidement le peuple de Paris et des départements. Plusieurs sociétés populaires — dans le Nord, l'Est, l'Ouest[4], — déclaraient, en février 1792, la guerre nécessaire, afin de sortir par un coup décisif de l'état de langueur et d'incertitude où l'on se trouvait. Les piques et les bonnets de laine rouge, les adresses des sociétés populaires, toutes les manifestations qui se succédaient inquiétaient les Feuillants et la Cour. Les journaux feuillants redoutaient un conflit entre les piques populaires et les gardes nationaux, en majorité constitutionnels. Ils attaquaient les clubs, surtout les Jacobins. Ils demandaient qu'il n'y eût plus de réunion de sociétés ailleurs qu'à l'Assemblée, en dehors des jours de séance ; c'eût été supprimer les clubs, sauf celui des Feuillants, qui serait revenu s'installer dans l'enceinte d'où il avait été chassé. Le Roi, alarmé par les mouvements populaires, manda le maire Petion, qui, après sa visite aux Tuileries, du 11 février, fit prendre par la municipalité un arrêté en vue du maintien de l'ordre publie. Tout en armant le peuple, la municipalité brissotine le redoutait. Les Girondins voulaient à la fois exciter le peuple contre les Feuillants, la Cour et l'Étranger, et le retenir sur la pente d'une nouvelle révolution. Ils commençaient à voir le danger de leur tactique. Le club des Jacobins s'effrayait à la vue de tous ces hommes armés. L'Assemblée vota une adresse à la Nation, rédigée par Condorcet, afin de calmer les passions. Mais il était trop tard. Une grande crise éclata, comme en 1789, dans toute la France. De nouveau, après une période à peu près normale, de 1790 jusqu'à l'été de 1791, les subsistances manquaient. La récolte de 1791 avait été médiocre dans le Centre et le Midi ; le Nord, où elle était bonne, ne suffisait pas à lui seul à approvisionner le royaume. Suivant la coutume, les gros propriétaires et les fermiers resserraient leurs grains, pour les vendre le plus cher possible. A Paris, les prix des grains se maintinrent cependant à peu près à cause des achats faits par la municipalité à Dantzig, à Riga et en Angleterre ; mais ailleurs, malgré le décret du 31 décembre qui prohibait l'exportation, et la sécurité donnée à la circulation intérieure, ils commençaient à monter. Les denrées coloniales, le sucre surtout, renchérissaient aussi. Le peuple criait à l'accaparement, entravait, comme d'habitude, la circulation des denrées, et pillait les voitures de grains et de farines qui lui tombaient sous la main. Les troubles, à la fin de février, gagnèrent les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, qui réclamaient la taxation du sucre, de la viande et même du pain. Toutes les villes et les campagnes autour de Paris, qui fournissaient à la subsistance de la capitale, privées de leurs denrées, se soulevèrent. A Montlhéry, un cultivateur fut assassiné. A Étampes, le 3 mars, le maire Simoneau, qui refusait de taxer le pain, fut massacré par la foule qui l'accusait de complicité avec les accapareurs. A Melun, à Noyon, à Évreux et dans tout le département de l'Eure, c'était la même agitation, favorisée parfois par les municipalités de village. Dans les ports, à Dunkerque, à Rouen, à Nantes, régnait la même inquiétude. Dans le Midi, surtout dans la Guyenne et la Provence, peu productives, et où le pain était plus cher qu'à Paris, les désordres furent incessants. A ce moment même se produisait, dans les départements de la Corrèze, du Cantal, du Lot, de l'Aveyron et de la Lozère, une panique semblable à celle de 1789, la peur des brigands, de l'Étranger et de la disette ; les paysans et même les gardes nationaux attaquaient les aristocrates, dont les droits seigneuriaux subsistaient toujours en grande partie, et pillaient les châteaux. Beaucoup, en même temps, s'enrôlaient volontairement dans l'armée ; car, dans leur esprit, à la lutte contre les aristocrates était intimement unie la lutte contre l'Étranger, leur complice. Les haines sociales, politiques et religieuses se réveillaient de nouveau dans le Midi. D'accord avec les émigrés, les prêtres réfractaires et tous les contre-révolutionnaires, nobles et bourgeois aristocrates, essayaient, vainement d'ailleurs, de fomenter des troubles, au mois de mars, dans le Gard et l'Ardèche. Ils ne réussissaient pas mieux dans leurs places fortes d'Arles et d'Avignon, où, après les horreurs de la Glacière, ils avaient rétabli l'ancien régime. Les patriotes de Marseille attaquaient Arles, où ils désarmaient le régiment suisse d'Ernst ; ils faisaient rentrer à Avignon Jourdan Coupe-tête, et avec lui, une fois encore, la terreur patriote. Enfin, dans beaucoup de villes, Paris, Lyon, Auch, etc., à défaut de troubles graves, des conflits s'élevaient sans cesse entre les municipalités jacobines et les directoires feuillants. C'était l'anarchie politique. Elle s'aggravait de l'anarchie financière : les impôts ne rentraient pas ; les rôles de contributions n'étaient même pas achevés ; 1.600 millions d'assignats avaient été absorbés, et le Trésor était vide. L'émission de nouveaux assignats demeurait la seule ressource ; mais ce moyen ne pouvait que les avilir encore, faire monter le prix des denrées et désespérer le peuple. Dans cet état de trouble et de surexcitation, le pays, sentant l'approche d'un grand danger intérieur et extérieur, prend peur, s'arme de piques et arbore le bonnet rouge. La propagande révolutionnaire s'exalte. Les Girondins sont plus puissants que jamais ; ils ont pour eux la Commune, Petion, Manuel, Danton et même la Fayette, et les nouveaux officiers municipaux. Alors ils attaquent le ministère feuillant, presque tout entier hostile à la guerre, affaibli par ses divisions et par l'anarchie administrative, qu'il ne réprime point, et que peut-être il voit avec plaisir, afin d'en rejeter la responsabilité sur la Constitution. Ils critiquent la politique extérieure avec d'autant plus de violence que les constitutionnels, hostiles à la guerre, viennent de fortifier leur action sur le ministère, en obtenant le renvoi du belliqueux Narbonne[5], le 9 mars, et la nomination à la Guerre du colonel de Grave, tout acquis à la Cour. Le 10 mars les Brissotins prennent, énergiquement l'offensive. De Lessart avait négocié timidement avec l'empereur ; il avait montré ses intentions pacifiques, fondées sur l'indiscipline et la faiblesse de Fermée française, et révélé combien nos embarras étaient grands. Il avait laissé ignorer à l'Assemblée l'accord de l'Autriche avec la Prusse : l'empereur Léopold venait de conclure, le 7 février, un traité d'alliance avec Frédéric-Guillaume, en vue du maintien de la Constitution germanique. Les souverains allemands, rassurés, à l'Orient, par la tsarine qui, après la paix de Jassy avec les Turcs (9 janvier), promettait de surveiller les Jacobins de Pologne, avaient les mains libres à l'Occident. A peu près au même temps, un Conseil extraordinaire présidé par l'empereur, composé de Kaunitz, Colloredo, Stahremberg, Lascy, Hatzfeld, etc., avait ordonné des préparatifs militaires : la formation d'une armée de 30.000 hommes en Bohème, le départ de 6.000 soldats pour le Brisgau, etc., et décidé que les deux Cours de Vienne et de Berlin s'entendraient sur le plan offensif ou défensif qu'il conviendrait d'arrêter en cas de rupture. Les explications n'avaient été données par le prince de Kaunitz à l'ambassadeur de France, Noailles, que le 19 février. L'empereur se déclarait surpris des demandes françaises. Calomnieuses, disait-il, sont les imputations contre l'empereur d'avoir attenté à la souveraineté, à l'indépendance et à la sûreté de la France par des concerts et des alliances qui tendaient à s'immiscer dans son gouvernement et à renverser et changer violemment sa Constitution ; mais, bien au contraire, Sa Majesté n'a pas outrepassé d'une ligne la marche de conduite que lui traçaient les qualités d'allié, d'ami et de voisin. Puis il dénonçait publiquement les provocations et dangereuses menées des Jacobins... comme une secte pernicieuse et comme les ennemis du Roi Très Chrétien et des principes fondamentaux de la Constitution actuelle et comme les perturbateurs de la paix et du repos public. L'ascendant illégal de cette secte l'emportera-t-il en France sur la justice, la vérité, le salut de la Nation ? Cette dépêche était une vraie déclaration de guerre aux Jacobins et à la Révolution. Et c'est ce qu'avait confirmé la correspondance des ambassadeurs français. L'empereur et le roi de Prusse, avaient-ils écrit, regardent les Français comme des voisins dangereux. Le chancelier impérial Cobenzl avait déclaré à Noailles, à propos de la réunion d'Avignon : Vous êtes partis d'un principe si dangereux, qu'au premier jour on pourrait faire dire aux habitants des Pays-Bas qu'ils veulent se donner à la France. Le conflit paraissait donc fatal ; Brissot et ses amis le sentaient ; ils s'efforcèrent de le démontrer. Au nom du Comité diplomatique, Brissot accusa de Lessart de négligence et de trahison, Vergniaud appuya Brissot et attaqua la Cour : L'épouvante et la terreur, dit-il, sont souvent sorties dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui, au nom de la loi. Les Brissotins firent mettre de Lessart en accusation par l'Assemblée, qui demanda au Roi l'arrestation du ministre et l'apposition des scellés sur tous ses papiers : de Lessart fut arrêté et conduit à Orléans. Sa chute entraîna celle de Bertrand de Moleville et de tout le ministère feuillant, le 10 et le 11 mars. Alors le Roi se livre au parti dominant, qui, comme lui, mais pour d'autres motifs, veut la guerre, et il appelle les Brissotins au pouvoir. Tout en semblant d'accord avec eux, il ne cessera de travailler contre eux. Les députés brissotins, ne pouvant être ministres, aux termes de la Constitution, désignèrent leurs amis. Le ministère ne fut définitivement formé que le 23 mars, par la nomination de Clavière aux Finances et de Roland à l'Intérieur, qui vinrent se joindre à Dumouriez, nommé le 10 mars aux Affaires étrangères, et à de Lacoste, nommé le 15 mars à la Marine. Roland, ancien inspecteur des manufactures à Amiens et à Lyon, élu en 1790 notable du Conseil général de la commune de Lyon, auteur de travaux estimés sur les arts mécaniques et d'un Dictionnaire des manufactures, était un bourgeois simple et honnête et un économiste érudit. Avec ses cheveux plats, très peu poudrés, son habit noir, ses souliers sans boucles, qui offusquèrent les valets de la Cour quand il se présenta la première fois au cabinet du Roi, il avait un air grave, et ressemblait, dit Ferrières, à un quaker endimanché. C'était un démocrate convaincu, dont les intentions étaient bonnes, mais à qui manquait la largeur de vue. Sa femme, née Marie Phlipon, vive, spirituelle, enjouée, gracieuse, très cultivée, très ambitieuse pour son mari et pour elle-même, exerçait, par l'ascendant de son esprit et de sa volonté, une grande influence sur lui et sur tout un groupe d'amis qu'elle réunissait dans son salon de la rue Guénégaud ; passionnée depuis 1789 pour la Révolution, elle était violemment hostile à la Cour, qu'elle soupçonnait de trahison. Elle fut plus que la collaboratrice de son mari ; elle le dirigea. Clavière, genevois d'adoption, chassé de Genève et retiré à Paris, où il était devenu un des collaborateurs de Mirabeau et de Brissot, grand admirateur des États-Unis, très versé dans l'économie sociale, allait être un des meilleurs ministres des Finances de la Révolution. Lacoste et de Grave n'étaient que des comparses. Tous étaient dans la main du parti girondin, de Brissot, de Vergniaud et de Condorcet, à qui ils devaient leur élévation. Le véritable chef était Dumouriez. Il arrivait au pouvoir à cinquante-trois ans. Il avait un petit corps râblé et nerveux, une physionomie vive et gaie, un nez hardi et provocant, le regard pénétrant, le ton ferme, les manières un peu brusques et la décision d'un soldat, une conversation charmante, la culture, les goûts raffinés et la séduction d'un homme de Cour. Il était passé de l'armée à la diplomatie secrète, puis retourné à l'armée, où il devint maréchal de camp en 1788 ; il avait exercé divers commandements dans l'Ouest ; en 1792, il revenait à la diplomatie pour en être le chef officiel. Cet aventurier de génie est, au fond, par ses goûts et ses idées, un aristocrate qui déteste le désordre, aspire à un pouvoir fort, et veut s'établir solidement pour terminer la Révolution et restaurer l'ancien ordre de choses. Il croit, après Mirabeau, que la Révolution pourra être arrêtée par l'intrigue. C'était mal connaître la France nouvelle. Pour le moment, il suit l'opinion régnante, emprunte aux Jacobins leur langage ; sitôt nommé ministre, le 19 mars, il se présente à eux, coiffé du bonnet rouge, les assure de son zèle et leur demande leur protection et leurs conseils. Grand admirateur de la Prusse et de Frédéric II, comme le diplomate et publiciste Favier et la plupart des hommes de son temps, il déteste l'Autriche, et, comme les députés brissotins, désire la guerre contre l'empereur. Il veut saisir l'occasion de la déclarer. Il propose un plan de guerre offensive et immédiate en Savoie, et surtout aux Pays-Bas, pour protéger la frontière et secourir les Belges, mais sans occuper le pays, afin d'éviter l'intervention de l'Angleterre. A toutes les objections des ministres, bourgeois pacifiques, il répond par une confiance superbe dans l'offensive de l'armée française. Il séduit ces hommes graves et un peu ternes par ses manières, sa fermeté, sa décision, ses vives saillies et ses délicieuses causeries qui égayaient les séances du Conseil et faisaient dire au Roi : On ne m'a jamais parlé ainsi. Et il finit par les gagner à la guerre. Cependant était arrivée, le 10 mars, la nouvelle de la mort subite de l'empereur Léopold, survenue le ter mars à Vienne. Son fils, François II, le nouveau souverain d'Autriche et de Hongrie, envoya aussitôt une ambassade au roi de Prusse, afin de resserrer l'alliance conclue par Léopold le 7 février, et se déclara prêt à soutenir les princes féodaux d'Alsace. A un souverain longtemps hésitant succédait un prince belliqueux. De son côté, la Cour envoyait secrètement Goguelat à Vienne et le comte de Caraman à Berlin, pour demander secours aux souverains. La reine avertissait Mercy-Argenteau de tous les plans de campagne présentés au Conseil des ministres par Dumouriez ; Mercy s'empressait de les faire connaître à Kaunitz, premier ministre de François II : Voici, lui écrivait-il, ce que la Reine vient de me faire parvenir en chiffre du 26 mars : M. du Mouriez, ne doutant plus de l'accord des puissances par la marche des troupes, a le projet de commencer le premier par une attaque en Savoie, et une autre par le pays de Liège. C'est l'armée de M. de Lafayette qui doit servir à cette dernière attaque. Voilà le résultat du Conseil d'hier. Il est bon de connaître, ce projet pour se tenir sur ses gardes ; selon les apparences, cela s'effectuera promptement. François II reprit l'affaire, toujours pendante, des princes d'Alsace. Il repoussait toutes les propositions françaises, exigeait le rétablissement complet des princes alsaciens dans leurs droits féodaux et la restitution du Comtat venaissin et d'Avignon au pape. C'était demander le retour de l'ancien régime, l'abolition du nouveau droit international fondé sur le consentement des populations. Cette réponse, transmise les 5 et 7 avril, parvenait à Paris au moment où le ministère brissotin, craignant l'accord des puissances en vue de la guerre, était décidé à prendre l'offensive aux Pays-Bas. Elle rendait la guerre inévitable. Dumouriez, contrairement à tons les usages, alla lire toute la correspondance diplomatique à l'Assemblée. La guerre se trouva virtuellement déclarée. L'esprit public y 'était favorable. Le Roi, le 20 avril, se rendit à l'Assemblée et lui proposa de déclarer la guerre au roi de Hongrie et de Bohème, L'Assemblée la vota à la presque unanimité Le 25 avril, à Strasbourg, gardienne de la frontière, l'exaltation patriotique de tout un peuple trouva son expression spontanée et puissante dans le Chant de guerre pour l'armée du Rhin, que chantait, chez le maire Dietrich, un jeune officier du génie, Rouget de l'Isle[6]. Avant la Déclaration de la patrie en danger, c'était un appel de tous les citoyens aux armes et à la victoire. Cette guerre entre la France révolutionnaire et l'Europe féodale et monarchique devait fatalement éclater tôt ou tard. Comment les souverains auraient-ils pu longtemps souffrir à leurs frontières un Etat qui, par son exemple et la ferveur de son prosélytisme, devenait un danger pour eux ? Ils avaient des motifs de guerre tout prêts. Le roi de Prusse, les princes d'Alsace, l'empereur François, les émigrés français, tous voulait la guerre contre la France. Les rencontres et es ententes du roi de Prusse avec Léopold, puis avec François, les réclamations incessantes et enfin l'ultimatum des souverains germaniques au sujet de l'Alsace, les provocations des émigrés, tous les actes de la Cour — ceux que l'on voyait et ceux que l'on devinait, depuis la fuite du Roi, — la crainte d'être devancés par les armées étrangères, surexcitèrent les Girondins et la majorité des Français, à l'exception d'une partie des constitutionnels et de quelques Jacobins notoires. Craignant l'invasion et la contre-révolution, ne pouvant plus vivres dans la défiance et la peur, jugeant nécessaire de démasquer le Roi, ils voulurent la guerre, et la prêchèrent hardiment. |
[1] Heymann, général, avait fui, avec Bouillé, après Varennes. Il devint général-major dans l'armée du roi du Prusse. Mme Heymann resta à Metz ; en mai 1792 elle demanda un passeport par l'intermédiaire des ministres prussiens. (Arch. Nat. AFIII 76).
[2] Ph. Sagnac, L'entente de la Cour avec l'Étranger, 1791-92. Le prix de l'alliance (Revue d'hist. mod., 1913).
[3] La plupart des grands chefs du parti brissotin ne sont pas du département de la Gironde. Brissot est de Chartres ; Condorcet de Paris ; Roland, de Thizy, en Beaujolais.
[4] A Montdidier, à Béthune, à Lons-le-Saulnier, à Is-sur-Tille, à Caen, à Honfleur, etc.
[5] Narbonne, pour parer le coup qui le menaçait, s'était fait adresser par plusieurs lieutenants généraux des lettres où ils s'inquiétaient des bruits de retraite du ministre, qu'ils proclamaient l'homme nécessaire ; il avait fait publier ces lettres dans les journaux ; ses collègues, pacifiques, avaient saisi ce prétexte pour se délivrer d'un partisan de la guerre, et le Roi, malgré son désir d'une petite guerre, avait été obligé de le renvoyer.
[6] Outre les ouvrages documentaires de Constant Pierre et de Tiersot, voir Tiersot, Histoire de la Marseillaise, 1915.