HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'ESSAI DE MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE (6 OCTOBRE 1789-20 JUIN 1791).

CHAPITRE III. — L'AGGRAVATION DES CONFLITS.

 

 

LE 14 juillet 1790, où fut célébrée la fête de la Fédération, est une des plus grandes journées de l'histoire de la Révolution. Elle n'eut pas de lendemain. Les tentatives de contre-révolution reprirent, plus violentes, plus suivies, plus efficaces ; tandis que les contre-révolutionnaires restaient unis, les patriotes se divisaient, et leurs querelles allaient s'envenimant. L'Assemblée et le parti patriote vont avoir à vaincre une foule de difficultés.

 

I. — LES DISSENSIONS MILITAIRES : LE MASSACRE DE NANCY (30 AOÛT 1790).

UN grave danger vint d'abord de l'armée. L'armée royale restait ce qu'elle était sous l'Ancien régime. Elle comprenait des troupes étrangères, surtout des Suisses et des Allemands ; les conflits entre les officiers, en général aristocrates, et les soldats, patriotes, ne cessaient de la désorganiser.

L'Assemblée avait, comme on l'a vu, conservé le vieux système du recrutement par enrôlement volontaire ou censé tel. Ce système était favorable aux officiers aristocrates, en plaçant sous leurs ordres, non des citoyens connaissant leurs droits et leurs devoirs, mais des hommes prêts à les servir.

L'Assemblée avait gardé les troupes suisses et allemandes. Or, des bruits de guerre couraient depuis plusieurs mois. En cas de guerre, les régiments étrangers et aristocrates ne passeraient-ils pas à l'ennemi, ou du moins ne lui faciliteraient-ils pas l'entrée des places fortes ? L'Assemblée l'appréhendait. Le Comité militaire, dont le rapporteur était Dubois-Crancé, maréchal de camp, proposa de renforcer l'armée et de munir de fusils les gardes nationales. Dubois-Crancé aurait même voulu établir le service militaire obligatoire : Tout citoyen, disait-il, doit être soldat, et tout soldat citoyen, sinon la France est arrivée au terme de son anéantissement. En tout cas il demandait dès maintenant une armée de 150.000 hommes, et 150.000 hommes de milices provinciales, sans compter la garde nationale.

Il y avait des régiments patriotes ; mais là des conflits étaient à craindre entre officiers et soldats : on le vit bien à Nancy.

Nancy comptait près de 30.000 habitants, dont 2 092 citoyens actifs. La municipalité comprenait surtout, comme à Montauban et à Nîmes, de riches bourgeois et même des privilégiés, qui, après le 6 octobre, membres du corps municipal provisoire, avaient tenu une conduite équivoque à l'égard de l'Assemblée. Mais elle rencontrait une opposition tenace dans le club des Jacobins. Le président du club, l'avocat Mollevaut, réussit, le 30 juin 1790, à entrer à la municipalité et dans la garde nationale. Composée de 1.400 citoyens actifs, pour la plupart jacobins, la garde avait élu pour chef le colonel Poincaré, jacobin, à la place du comte de Bassompierre, trop dévoué au maire. Club et garde nationale entrèrent en lutte avec la municipalité, qui s'opposait à une fête fédérative, et eurent gain de cause : la fête fut célébrée du 19 au 21 avril, avec enthousiasme.

La garde nationale y avait invité la garnison, qui était de trois régiments : Infanterie du Roi — 4.000 hommes et 90 officiers ; — Mestre de camp général cavalerie — 500 hommes et 40 officiers ; — le régiment suisse de Lullin de Châteauvieux — 1.400 hommes et 50 officiers ; — en tout 5.900 hommes et 180 officiers, commandés par le maréchal de camp de Noue. Les soldats étaient patriotes : Mestre de Camp et Châteauvieux avaient assisté à Paris à la Fédération ; Infanterie du Roi avait un club, le Comité des Amis de la Paix et de la Constitution. Les officiers, mécontents de l'admission de tous les citoyens aux grades, continuaient de pratiquer la discipline à la prussienne, à coups de plat de sabre, et se refusaient à tenir une comptabilité régulière. La majorité des soldats, excités par la garde nationale et les Jacobins, réclamaient des comptes réguliers et une discipline plus humaine. Ils devenaient chaque jour plus hostiles à leurs officiers qui tenaient des propos injurieux contre l'Assemblée.

Les conflits se multipliaient, à tout propos, depuis la fin de mai, entre soldats et officiers, entre soldats du club et soldats étrangers au club, lesquels passaient pour des provocateurs, aux ordres des officiers. Le 1er août 1790, l'officier de garde à la porte royale ayant fait punir par de Noue un soldat, membre du club, qui avait commis une faute dans le service, les soldats se révoltent. De Noue leur inflige une punition générale : la consigne dans leurs quartiers. Alors ils s'assemblent en armes, et réclament à leurs officiers les comptes des masses régimentaires.

L'Assemblée s'émeut de cette sédition, et, sur la proposition du Comité militaire, dirigé par la Fayette, elle rend, le 6 août, un décret qui supprime les clubs des régiments, invite le Roi à faire vérifier par des généraux les comptes régimentaires des six dernières années, en présence de l'armée, supprime les cartouches jaunes ou brevets d'infamie qu'il était d'usage de délivrer aux soldats révoltés, permet aux troupes de porter leurs plaintes directement au ministre, et recommande enfin aux officiers de traiter leurs soldats avec justice, et aux soldats d'obéir respectueusement à leurs officiers.

Ce décret n'était pas encore connu à Nancy, lorsque, le 9 août, Infanterie du Roi exigea les comptes de la caisse du régiment et arrêta le trésorier, qu'il força à lui verser 150.000 livres. De Noue invita la municipalité à proclamer la loi martiale ; mais elle recula devant cette mesure, qui pouvait faire couler le sang. L'impunité enhardit le régiment. La contagion gagna les soldats de Châteauvieux, qui, recrutés dans tous les cantons français et allemands de la Suisse, étaient traités par leurs officiers encore plus durement que les Français. La révolte devenait générale.

Le 11 août, deux soldats suisses, qui avaient présenté aux officiers les doléances de leur régiment, ayant été jugés sommairement par un conseil de guerre et condamnés à subir le supplice des courroies, en public, sur la terrasse de la Pépinière, le peuple s'agite et les met en liberté, sans que la municipalité et le directoire du département, malgré les instances de de Noue, osent intervenir. Même, après la promulgation, le 12 août, du décret de l'Assemblée, ces administrations, pourtant très modérées, contraignent de Noue à faire des excuses publiques aux soldats, qui se plaignaient d'avoir été qualifiés de brigands par des officiers accusés par eux d'avoir dilapidé les masses régimentaires. Les soldats font une promenade triomphale par toute la ville. Le 13, les Suisses consignent leurs officiers, et, avant de leur rendre la liberté, leur arrachent 27.000 livres de la masse du régiment. Le 14 août, le régiment du Roi s'empare à son tour de la masse. Le 15, les cavaliers de Mestre de Camp exigent 45.000 livres. Enfin le régiment du Roi députe huit soldats pour porter ses revendications à l'Assemblée.

Nouveau décret de l'Assemblée, le 16 août : seront déclarés coupables du crime de lèse-nation et punis de mort ceux qui ont excité la révolte ; ceux qui y ont participé seront absous s'ils expriment leur repentir. Si, pour faire exécuter le décret, les forces militaires sont insuffisantes, les garnisons des villes voisines seront réunies sous les ordres d'un général qui aura tout pouvoir pour casser ou licencier les régiments de Nancy. Puis l'Assemblée donne le signal de la répression, et fait emprisonner les huit soldats députés par le régiment du Roi. Le Comité militaire charge le marquis de Malseigne, maréchal de camp, gouverneur de Besançon, daller vérifier la comptabilité des régiments de Nancy.

Sur ces entrefaites, tous les régiments avaient fait acte de repentir en public ; mais les autorités militaires ne croyaient pas à la sincérité des soldats.

Le 24 août, Malseigne arrive. Le 25, il refuse de décider sur un règlement de comptes de Châteauvieux et il exaspère le régiment. Il parle sur un ton très dur aux Suisses et les mécontente. Alors Malseigne et la municipalité, qui maintenant s'enhardit, interdisent à Châteauvieux de monter la garde ; le régiment désobéit. Le soir, ordre est donné aux Suisses de quitter Nancy, ils refusent ; les soldats disent à leurs officiers : Payez-nous, nous vous suivrons au bout du monde. Ils veulent empêcher Malseigne de sortir du quartier, et le général ne se fraye un passage qu'en tirant l'épée. La rébellion parait alors caractérisée à Malseigne, qui en envoie la nouvelle à Bouillé.

Les gardes nationales du département, réquisitionnées, arrivent à Nancy le 27 août ; mais elles font cause commune avec les soldats. Malseigne quitte furtivement Nancy, le 28, et, poursuivi par des cavaliers de Mestre de Camp, se réfugie à Lunéville, auprès des carabiniers de Monsieur. Le 28, la garnison de Nancy va chercher Malseigne et le ramène ; mais il réussit à s'enfuir et à rentrer dans Lunéville. Alors les carabiniers, gagnés à leur tour par la rébellion, l'enferment à Croismare, puis, le 30, le ramènent à Lunéville, d'où il est reconduit à Nancy.

Bouillé, qui avait attendu à Toul l'appel de Malseigne, se met en marche. Il n'a que 5.000 hommes sous la main ; encore n'est-il pas sûr des troupes de ligne ni des gardes nationaux. Avec circonspection il s'avance, le 30 août, jusqu'à Frouard ; il y reçoit une députation des soldats de Nancy, mais refuse de traiter avec des révoltés. Le 31, il fait connaître à la députation du directoire du département et à la municipalité ses conditions : mise en liberté immédiate de Malseigne et des officiers détenus ; sortie des régiments de Nancy ; désignation par chaque régiment d'un certain nombre de soldats qui seront pendus. Les soldats refusent de se soumettre à ce prix ; ils envoient à Bouillé des députations, appuyées par des délégués du directoire et de la municipalité. Bouillé reste inflexible. Comme ses 5.000 hommes prennent une attitude hostile à la garnison de Nancy, il s'enhardit, se décide à un coup de force, si ses conditions ne sont pas acceptées, et marche sur Nancy.

A ce moment Malseigne et les autres officiers prisonniers sont remis en liberté ; les deux régiments français, Infanterie du Roi et Mestre de Camp, sortent de la ville et se rangent dans la Prairie, près des portes. Bouillé se rend à la Prairie, mais laisse des troupes en observation à la porte Stainville. Dans l'enceinte sont restés des Suisses de Châteauvieux.

A la porte Stainville, où se trouvent en présence les troupes de Bouillé et les soldats qui la gardent, un coup de feu, tiré on ne sait de quel côté, provoque une escarmouche. Bouillé accourt, force la porte, et livre sur la place de Grève, aux Suisses de Châteauvieux et à une partie de la garde nationale, une bataille qui en deux heures fait 300 morts ou blessés.

Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, le régiment du Roi et Mestre de Camp quittèrent Nancy. Les Suisses de Châteauvieux passèrent, les 1er et 2 septembre, devant un conseil de guerre : 41 d'entre eux furent condamnés à trente ans de galères ; 71 furent renvoyés à la justice de leurs corps. Alors Bouillé dissout le club des Jacobins et la garde nationale et fait peser sur Nancy une véritable terreur militaire. Les corps administratifs l'appellent leur libérateur.

L'Assemblée nationale lui envoie ses félicitations et, le 16 octobre, décrète des funérailles solennelles en l'honneur de l'officier Des Isles, tombé dans le massacre, et qu'elle appelle le nouveau d'Assas. Les Jacobins de Paris suivent l'exemple de l'Assemblée. Le 10 septembre, ils envoient aux sociétés affiliées une adresse où ils recommandent aux soldats l'obéissance et la discipline, aux chefs la bienveillance, à tous la concorde. La garde nationale de Paris célèbre, le 20 septembre, une belle fête en l'honneur des gardes nationaux de Nancy qui avaient refusé de faire cause commune avec les soldats.

Le revirement se produisit bientôt. Les 6 et 7 décembre, le député Sillery, jacobin, se fondant sur les informations des commissaires du Roi, qui avaient été chargés d'une enquête, exposa toute l'affaire ; il montra les attentats des soldats, les rigueurs des officiers, les fautes des corps administratifs, tristes résultats des divisions politiques ; il réclama l'indulgence en faveur d'une cité entière, et proposa le licenciement des deux régiments français, dont les soldats seraient réincorporés dans d'autres régiments, la grâce des 41 Suisses de Châteauvieux condamnés aux galères et des 71 autres renvoyés devant la justice de leurs corps. L'Assemblée retira ses félicitations à Bouillé.

Aussitôt prit fin, à Nancy, la contre-révolution. Le club des Jacobins fut rouvert. Les Jacobins de Paris et les clubs affiliés, en particulier celui de Brest, protestèrent en faveur des Suisses condamnés aux galères, mais les Suisses ne sortiront du bagne de Brest que bien plus tard, le 15 avril 1792 ; et c'est alors que les jacobins adopteront le bonnet rouge qu'avaient porté les galériens ; ils se souviendront que ce bonnet avait été dans l'antiquité l'emblème de l'affranchissement et de la liberté.

L'affaire de Nancy et la tentative de terreur militaire qui la suivit eurent de grandes conséquences. Désormais les officiers sont aux yeux des soldats des administrateurs peu scrupuleux des caisses des régiments ; l'honneur militaire, ce ressort puissant de la vieille armée, est atteint ; du sang sépare officiers et soldats. Il n'y a plus d'armée, c'est-à-dire de corps discipliné, confiant en ses chefs, animé d'un même esprit. Pour en faire une, il faudrait décréter, comme le demandent Robespierre et Rœderer, le licenciement des officiers, qui seraient remplacés par les sous-officiers. Mais, devant les menaces de guerre, l'Assemblée n'ose pas. — D'autre part, le Roi et les grands chefs, comme Bouillé, qui lui sont dévoués, savent qu'ils ne peuvent plus compter sur les soldats.

 

II. — LA GUERRE RELIGIEUSE.

LA Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée ne pouvait être appliquée sans la sanction royale. Quand elle lui fut présentée, Louis XVI fut très troublé. Le pape Pie VI, qui connaissait les sentiments religieux du Roi, s'efforça de l'empêcher de sanctionner le décret. Le 10 juillet, il lui écrivait que la doctrine et la discipline ecclésiastiques ne pouvaient être modifiées par un corps politique, sans que fût détruit tout l'édifice de l'Église. Il lui recommandait les conseils des archevêques de Bordeaux et de Vienne. Puis il exprimait ses inquiétudes à l'égard d'Avignon, qui s'était soulevé contre lui et offert à la Nation française. Il était persuadé que Louis XVI refuserait ce présent ; autrement, le Roi donnerait un exemple funeste, qui pourrait un jour se retourner contre la France, si plusieurs provinces demandaient à passer sous une autre domination. Pie VI défendait à la fois ses droits spirituels et ses droits temporels, méconnus ou menacés.

Mais le Roi ne pouvait refuser sa sanction à un décret voté à une forte majorité. En envoyant à Pic VI le texte de la Constitution civile, il lui exprimait le vœu que, par une acceptation provisoire et partielle, il prévint le danger d'une division funeste à l'Église. Il suivait les conseils d'un parti puissant dans l'Église de France, dirigé par de Boisgelin, Champion de Cicé, Lefranc de Pompignan, archevêques d'Aix, de Bordeaux et de Vienne.

Quand il ne manque que des formes canoniques, écrivait Boisgelin au Roi, le pape peut les remplir ; il le peut, il le doit, et tels sont les articles que Votre Majesté lui avait proposés. Mais le pape ne pouvait adopter ces vues gallicanes. Cependant le Roi, pressé par l'Assemblée sollicité même par les archevêques de Vienne et de Bordeaux, qui espéraient que la sanction royale amènerait le pape à des concessions, la donna le 24 août, sans attendre la réponse de Rome. Le pape, qui voulait examiner à loisir un acte d'une telle importance et contraire aux traditions, fut vivement affligé. Il refusa d'accepter le compromis  provisoire qui lui était proposé. Il s'exprimait en termes modérés ; il différait une protestation publique, voulant espérer que rien n'était irrévocable, et craignant pour Avignon.

Cependant beaucoup d'évêques étaient prêts à des concessions. Ils avaient engagé le Roi dans une négociation avec le pape, sans l'assentiment exprès de l'Assemblée. En même temps, fidèles aux idées gallicanes, ils réclamaient la convocation d'un Concile national. Ne pouvant l'obtenir de l'Assemblée, ils se décidèrent à recourir au pape. La Constitution civile obligeait ainsi un clergé en majorité gallican à recourir au Saint-Siège. Il est vrai qu'il s'agissait d'obtenir du pape qu'il acceptât le gallicanisme de la Constitution.

Une Exposition des principes, datée du 30 octobre, signée de 30 évêques, et à laquelle adhérèrent, en tout, 116 évêques et 94 ecclésiastiques députés, déclara que le concours de l'Église était nécessaire pour valider les réformes. Les signataires critiquaient vivement les nouvelles circonscriptions, les suppressions de diocèses qui entraîneraient des démissions forcées, et toutes les mesures qui diminuaient le pouvoir épiscopal au profit des laïques, catholiques ou non. Ensuite ils déclaraient que le Comité ecclésiastique de l'Assemblée aurait désiré négocier avec l'Eglise, que l'Assemblée avait entendu réformer la discipline sans toucher au dogme, pour lequel elle avait témoigné le plus grand respect ; qu'ainsi le pape devait s'entendre avec l'Assemblée et, par quelques concessions de pure administration ecclésiastique, éviter le schisme. Le Roi entrait dans ces vues et les défendait auprès du pape.

Pie VI résistait à toutes ces sollicitations. Cependant il différait encore une réponse publique. Même, pour montrer sa modération, il renonçait provisoirement aux annates. Au fond, il restait intransigeant : on le vil bien, lorsque l'Assemblée, se refusant à prêter l'oreille à toutes ces négociations, que pourtant elle n'ignorait pas, exigea l'exécution de la loi.

La Constitution civile, en effet, décrétée et sanctionnée depuis trois mois, n'était pas encore exécutée. Les évêques soutenaient que les réformes ne pouvaient s'accomplir sans le concours de l'Église. Ceux dont les sièges étaient supprimés refusaient de les abandonner, et ceux qui étaient maintenus refusaient d'agrandir leurs diocèses aux dépens de leurs voisins. D'où des conflits, partout, entre les évêques et les administrations de département, et des appels des administrations à l'Assemblée ou au Comité ecclésiastique. Le directoire des Bouches-du-Rhône dénonçait l'archevêque d'Arles, et l'archevêque d'Aix, de Boisgelin, pourtant si conciliant naguère, et qui maintenant résistait ; celui de la Loire-Inférieure dénonçait l'évêque de Nantes, qui avait formellement refusé d'exécuter les décrets, et qui se réfugia à Paris, d'où il continua à diriger son diocèse. Les chapitres des cathédrales de Lisieux, de Béziers, etc., persistaient à se réunir et à protester, malgré les objurgations des administrations et des municipalités.

Cependant beaucoup de paroisses restaient sans curés. L'évêque de Quimper étant mort, le chapitre nomma, contrairement à la Constitution civile, un prêtre à la cure vacante de Kerfeunteun, pendant que l'assemblée du district y élisait un autre ecclésiastique. Il y eut ainsi deux curés pour la même paroisse. Le curé du chapitre s'installa par la force. Alors le directoire du Finistère convoqua l'assemblée électorale du département, qui élut pour évêque le curé Expilly, le 31 octobre. La Constitution civile avait son évêque dans le Finistère. Mais dans les autres départements tout restait dans l'ancien état.

Le clergé excitait des trembles, en Alsace, à Montauban, à Nîmes et dans tout le Languedoc ; il prêchait contre les émissions d'assignats, parfois, en Alsace et dans le Midi, contre les aliénations de biens ecclésiastiques, et poussait les fidèles au refus de l'impôt.. Ces résistances décidèrent l'Assemblée à voter de nouvelles lois et à user de contraintes pour faire exécuter la Constitution civile. Le 26 novembre, quatre Comités réunis proposaient un décret qui obligeait les ecclésiastiques exerçant des fonctions publiques à prêter le serment de veiller avec soin sur les fidèles de leur diocèse, d'être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le Roi. Le serment devait être prêté à l'issue de la messe, un dimanche, en présence de la municipalité et des fidèles. Ceux qui s'y refuseraient seraient réputés avoir renoncé à leur office et remplacés. S'ils provoquaient des troubles et continuaient d'exercer leurs fonctions, ils seraient poursuivis devant les tribunaux comme rebelles à la loi, perturbateurs de l'ordre public, et privés de leur traitement, même de leurs droits de citoyen actif. Seraient de même poursuivis et punis les laïques qui se coaliseraient, pour exciter à la résistance.

Cazalez, Maury, de Bonnat, après avoir encore réclamé mi concile national, demandèrent un délai de deux jours avant le vote sur le projet de loi, pensant recevoir dans l'intervalle une réponse de Rome. Mais Camus et Mirabeau s'y opposèrent. Attendre la réponse de Rome, disait Camus, ce serait laisser croire que l'autorité de la Nation n'est pas dans la Nation. Le projet fut voté le 27 novembre.

Il y fallait la sanction royale. Les administrations de département, comme celle d'Ille-et-Vilaine, la réclamaient. Le Roi se déclara prêt à la donner, mais, espérant aussi une réponse de nome, il demandait à son tour un délai. Ces tergiversations lui faisaient perdre la confiance de l'Assemblée ; il le sentit quand Camus exigea la sanction immédiate. Le 30 novembre, pressé de tous côtés, il donna la sanction, mais la mort dans l'âme. Il s'écria : J'aimerais mieux être roi de Metz que roi de France sous ces conditions. Mais patience, cela finira bientôt. Il ne pardonnera jamais à l'Assemblée cette contrainte à sa conscience.

Cependant les évêques-députés de l'Assemblée, dirigés par Boisgelin, Cicé et Pompignan, tentaient, le 1er décembre, une nouvelle négociation auprès de Pie VI. Que le pape, disaient-ils, approuve les nouvelles circonscriptions ; qu'il autorise les métropolitains, qui possédaient, l'institution canonique aux origines de l'Église, à la donner, provisoirement, en attendant un arrangement définitif. Qu'il accepte aussi le Conseil de l'évêque, tel qu'il est composé, mais pourvu que l'évêque ne perde pas son pouvoir, etc. ; qu'il approuve plusieurs articles, en se réservant de faire une réponse ultérieure sur les différents articles non répondus ou répondus provisoirement. Mais le pape prit le parti de ne répondre ni aux évêques ni au Roi. De Boisgelin avait écrit au Roi : Les évêques sages seront forcés, en dépit d'eux-mêmes, de refuser le serment, si les formes ne sont pas remplies, c'est-à-dire si l'Église refuse son concours. En conscience, les évêques étaient obligés de résister à la loi.

L'Assemblée décide que les ecclésiastiques, membres de l'Assemblée, prêteront serment les premiers, en séance. Gobel, évêque de Lydda, suffragant de Bâle, prête le serment pur et simple, le 2 janvier 1791. Barnave demande que le délai accordé pour la prestation expire le lendemain à une heure, et que tous ceux qui n'auront pas obéi au décret soient considérés comme déchus de leurs fonctions. Mais Mirabeau et surtout l'abbé Grégoire essaient de calmer les esprits. Il ne s'agit que de s'entendre ; nous sommes tous d'accord, dit Grégoire. L'Assemblée ne juge pas les consciences, elle n'exige pas même un assentiment intérieur.... En réalité, personne n'était d'accord. Comment obéir à la loi, sans y donner un assentiment intérieur ? La majorité des ecclésiastiques-députés refusa le serment.

Alors une grande agitation se propage dans tout le clergé. Les évêques et leurs grands vicaires exhortent les curés et les vicaires à refuser le serment. Les municipalités et les directoires les engagent instamment à le prêter. S'ils prêtent le serment, resteront-ils en communion avec le chef visible de l'Église ? Le refuser, ne serait-ce pas désobéir à la loi, à l'Assemblée, au Roi ? Peuvent-ils concilier leurs devoirs de chrétiens et leurs devoirs de citoyens ? Certains fervents du gallicanisme et les jansénistes ne font pas difficulté d'accepter la Constitution civile du clergé ; ils croient qu'elle rétablit les maximes de la primitive Église, et qu'en lui obéissant, ils demeurent patriotes et chrétiens, et même le deviennent davantage. Mais les autres ? On leur demande de prendre parti sur une question très grave, sur laquelle la plupart d'entre eux n'ont jamais réfléchi. L'Assemblée, les administrations, les clubs et les journaux des patriotes les pressent, les somment d'obéir à une loi sur l'Église faite par des laïques, dont beaucoup ils le savent — sont ennemis de l'Église. Beaucoup hésitèrent ; on en vit qui, après réflexion et prières, jurèrent, puis se rétractèrent, ou, au contraire, refusèrent d'abord, puis prêtèrent le serment. Ou bien encore, surtout dans le Nord, le Pas-de-Calais et le Doubs, un grand nombre jurèrent en réservant le spirituel, ce qui équivalait à un refus et fut considéré comme tel par toutes les autorités. Il semble que le plus grand nombre de ceux à qui fut demandé le serment se décidèrent pour des raisons élevées. Cela est certain pour les réfractaires ; beaucoup de petits curés, de vicaires à portion congrue, dont la Constitution civile doublait le traitement, refusèrent le serment ; ceux-là sacrifiaient leurs intérêts à leur conscience. La Constitution civile n'était qu'un acte ajouté à tant d'autres par lesquels l'Église avait été blessée. Comment le clergé n'aurait-il pas été hostile à la Révolution, qui proclamait les Droits de l'homme et faisait du civisme une sorte de religion, s'emparait des biens ecclésiastiques et supprimait les dîmes, et accordait la tolérance et la solennité du culte public aux non-catholiques ?

Mais, d'autre part, l'esprit patriotique et démocrate avait en certaines régions gagné le clergé paroissial. Plus de la moitié prêtèrent le serment pur et simple, au début de 1791.

Dans l'Ile-de-France et le Centre, dans l'Est (sauf la région de Metz et la Basse-Alsace), dans la région des Charentes, une partie du Sud-Ouest, et surtout dans le Sud-Est, les curés et vicaires en très grande majorité acceptèrent la Constitution civile. Il y eut dans le Var, la Drôme. les Hautes-Alpes, en moyenne 89 p. 100 d'ecclésiastiques assermentés ; dans le Var cc fut presque l'unanimité, 96 p. 100.

Il y a quatre régions réfractaires : 1° la région du Nord et du Pas-de-Calais, où l'on compte 80 p. 100 d'insermentés : c'est le pays conquis, imbu de l'esprit ultramontain et jésuite qui, dès le XVIe siècle, y a établi sa forteresse, l'université de Douai. 2° La région de l'Ouest comprend tous les départements depuis le Calvados jusqu'à la Mayenne, le Maine-et-Loire et la Vendée, et s'étend jusqu'aux Charcutes où domine l'esprit constitutionnel. Les départements bretons et la Vendée comptent en moyenne 80 p. 100 de curés et vicaires réfractaires.  L'Ouest forme un énorme bloc de résistance à la Révolution ; il sera la forteresse des prêtres et des nobles. 3° Une partiel de la région de l'Est : les départements de la Moselle et du Bas-Rhin. La Moselle a 54 p. 100 de curés et vicaires insermentés ; le Bas-Rhin en a 92 p. 100. C'est la proportion la plus forte de tout le royaume. Cette région est en rapports avec les émigrés et les États allemands. 4° La région du Midi (Hérault, Gard, Lozère, Haute-Loire). L'Hérault a 58 p. 100, le Gard 64 p. 100 de réfractaires : pays de luttes séculaires entre catholiques et protestants, où le fanatisme religieux s'est réveillé[1].

Le serment n'avait été demandé par la Constitution civile qu'aux prêtres fonctionnaires publics : évêques, curés, vicaires, directeurs et professeurs de séminaires et de collèges. D'autres prêtres très nombreux, dans l'Ouest surtout, étaient attachés au ministère paroissial, sans fonction officielle ; ils n'avaient pas à prêter le serment, et ils ne le prêtèrent point. Les religieux n'étaient pas non plus tenus de prêter serinent, mais la plupart d'entre eux se présentèrent devant les municipalités pour jurer fidélité à la Constitution. Bénédictins, oratoriens, capucins, bernardins, lazaristes, trinitaires, minimes, célestins, etc., étaient conduits par l'esprit philosophique et démocratique, qui avait gagné tous les ordres religieux, même avant la Révolution, ou bien par l'ambition d'obtenir des cures ou des évêchés. Dans la plus grande partie de la France, l'Assemblée put, au moyen des religieux qui venaient à elle, remplir les postes abandonnés. Mais il n'en fut pas de même dans plusieurs départements, le Nord, le Pas-de-Calais, le Bas-Rhin et les vastes pays de l'Ouest, où le personnel désertait en masse. Cependant elle avait sept évêques assermentés : Talleyrand, d'Autun ; Loménie de Brienne, de Sens, et son coadjuteur ; Jarente, d'Orléans ; Savine, de Viviers ; Gobel, de Lydda ; Du Bourg Miroudot, de Babylone. C'était peu, mais c'était assez pour sacrer les évêques élus et leur conférer l'institution canonique, s'ils voulaient y consentir. En somme, l'Église constitutionnelle pouvait s'établir.

Désormais, il y aurait deux Églises, presque  égales en nombre, enseignant les mêmes dogmes, mais opposées par la discipline et par toutes sortes de sentiments, qui deviendront e plus en plus ennemies. On les trouvera mêlées à tous les conflits politiques et sociaux de la Révolution.

L'Assemblée fut obligée de modifier encore une fois la Constitution civile. Elle s'aperçut que les conditions exigées pour l'éligibilité aux évêchés et aux cures étaient trop rigoureuses : elle les adoucit, en votant, sur la proposition de Mirabeau, le décret du 7 janvier 1791. Sera éligible à l'épiscopat tout Français prêtre, curé ou depuis cinq ans fonctionnaire public ; à une cure tout Français prêtre également depuis cinq ans. Les évêques et, les curés pourront choisir leurs vicaires parmi tous les prêtres français, les vicaires des évêques devant seuls avoir au moins cinq ans de prêtrise. Enfin, tout religieux ou ecclésiastique pensionné, qui est ou sera pourvu de vicariat ou de cure, conservera la moitié de sa pension, en sus de son traitement.

Le 21 janvier, dans une longue Instruction, l'Assemblée justifiait ses réformes. Elle n'a point, dit-elle, voulu établir une religion nouvelle ; elle reste attachée à la religion de ses pères ; elle n'a touché ni à la doctrine ni à la foi. Elle a demandé aux ecclésiastiques la même déclaration d'obéissance qu'aux laïques fonctionnaires publics.

Des incidents qui se produisirent, notamment dans le district d'Amiens, montrèrent à l'Assemblée qu'il était dangereux de tarder à remplacer les insermentés. Les comités proposèrent de procéder immédiatement aux élections : mais, comme l'Église constitutionnelle ne comptait que sept évêques, les évêques élus devraient s'adresser au directoire de leur département, qui leur indiquerait un évêque en France pour les instituer et les consacrer. Il y eut une nouvelle opposition, très vive mais inutile, du côté droit.

Alors commença l'application de la loi. Les élections se firent aux chefs-lieux des départements   pour les   évêques,   et   aux   chefs-lieux des districts pour les curés. Ensuite, il fallut instituer et sacrer les évêques. Là commencèrent les difficultés. Les évêques d'ancien régime, jureurs, Brienne, Jarente, Savine, etc., ne voulaient pas se compromettre et, refusaient de consacrer les évêques constitutionnels. La Constitution civile fut sauvée par Talleyrand. qui consentit à instituer et à sacrer les évêques élus. Le 24 février, il consacra, sans négliger la moindre des formes traditionnelles, les évêques de Quimper et de Soissons, Expilly et Marolles, puis il abandonna cet honneur peu envié à Gobel qui, en deux mois. du 27 février au 26 avril, sacra 36 évêques. Les nouveaux évêques écrivirent au pape pour lui donner avis de leur élection. Il y avait parmi eux beaucoup de patriotes démocrates, remarquables par leur vertu et leur talent : Grégoire (Loir-et-Cher) ; Le Coz (Ille-et-Vilaine) ; Claude Fauchet (Calvados) ; Lamourette (Rhône-et-Loire) ; Moïse (Jura) ; Périer (Puy-de-Dôme) ; Primat (Nord) ; Gouttes (Saône-et-Loire) ; Brendel (Bas-Rhin).

Le pape n'avait point encore parlé. Peut-être avait-il espéré un dénouement acceptable, et attendu, pour protester publiquement, les résolutions définitives. Peut-être aussi avait-il hésité à entrer eu lutte ouverte contre l'Assemblée, qui jusque-là avait refusé de prêter l'oreille aux sollicitations réitérées de la commune révolutionnaire d'Avignon, et craignait-il de donner au parti annexionniste une occasion de faire revenir l'Assemblée sur la question. Mais, après les élections et les consécrations d'évêques, il ne pouvait tarder à se déclarer ; par deux brefs, adressés le 10 mars et le 13 avril aux évêques insermentés, les seuls légitimes pour lui, il condamna la Constitution civile, et, nominativement, les évêques qui l'avaient acceptée et les évêques élus.

Ce n'est pas seulement la Constitution du clergé qu'il réprouve, c'est toute la Révolution, ce sont les principes de la Déclaration des Droits, l'égalité naturelle, la liberté de penser, de parler, d'écrire et d'imprimer sur la religion tout ce que l'on veut, principes insensés, qui ne tiennent aucun compte de la raison, attribut essentiel de l'homme, ni de l'ordre du Créateur. Lorsque Dieu créa l'homme et le plaça dans le Paradis, ne le condamna-t-il pas en même temps à la mort, s'il touchait à l'arbre de la science du bien et du mal ? et, par ce premier commandement, Dieu n'a-t-il pas aussitôt restreint la liberté humaine ? Ensuite, quand l'homme se fut rendu coupable par la désobéissance, Dieu n'ajouta-t-il pas plusieurs commandements transmis par Moïse ? Dieu a laissé l'homme sous l'autorité de sa raison, afin qu'il fût capable de mérite et de démérite, et cependant il lui a prescrit des commandements en vue de sa propre conservation. Les décrets de l'Assemblée nationale sont ainsi en contradiction avec la loi du Créateur, par qui nous existons, à la libéralité de qui nous devons tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons. Dans la société civile il a fallu restreindre la liberté par des lois et par le pouvoir suprême des gouvernants ; comme dit saint Augustin, le pacte général de la société humaine est d'obéir à ses rois. C'est pourquoi ce pouvoir ne dérive pas tant d'un contrat social que de Dieu même, garant du Bien et du Juste.... Toute puissance vient de Dieu. Et qui résiste à la puissance établie résiste au gouvernement de Dieu et encourt condamnation. Dieu est donc la source de la liberté et de la justice, et c'est au nom de Dieu que le pape réprouve, attaque avec véhémence la Révolution.

Ainsi, d'un côté, Dieu et la Révélation ; de l'autre, la Nature, la Raison et la libre volonté. Entre ces deux conceptions le conflit apparaissait fatal.

Désormais plus de paix possible ; on va vers la guerre. L'Assemblée aggrave la loi, en astreignant au serment des catégories d'ecclésiastiques qu'elle n'avait pas encore désignées : le 5 février 1791, les prédicateurs, — elle refusa d'y obliger les confesseurs, malgré la demande réitérée et perfide de Mirabeau qui cherchait, suivant son expression, à enferrer l'Assemblée, en la poussant à des mesures inconsidérées et inapplicables, — le 15 avril, les chapelains et les desservants des hôpitaux et des prisons.

A Paris, la foule, qui voyait dans les prêtres insermentés des ennemis de la Nation, envahit, le 9 avril, plusieurs couvents de femmes ; des religieuses furent fouettées de verges ; trois sœurs de Saint-Vincent de Paul, dans la paroisse de Sainte-Marguerite, en moururent. Le Roi fit demander au directoire du département la punition des auteurs de ces mauvais traitements exercés sur des personnes à qui leur sexe et leur état aurait dû servir de défense.

Le Directoire était alors présidé par le duc de La Rochefoucauld, un de ces nobles libéraux qui, en 1789, avaient eu sur leur ordre et sur l'Assemblée une grande influence ; il comptait parmi ses membres Mirabeau, Sieyès et Talleyrand ; il avait pour procureur général syndic le jeune Pastoret, franc-maçon de la loge des Neuf Sœurs, tout imbu des idées de Voltaire et de Condorcet et de la Déclaration des Droits de l'homme. Le Directoire prit, le 11 avril, un arrêté disposant que les prêtres insermentés ne pourraient officier dans une église paroissiale et nationale sans l'autorisation de l'évêque constitutionnel, mais ils auraient le droit de le faire dans un édifice particulier, à condition que la principale porte extérieure portât une inscription pour indiquer son usage et le distinguer de celui des églises publiques, appartenant à la Nation, et dont le service est payé par elle. Le Directoire ordonnait à la municipalité de réprimer par tous les moyens les coupables effets de l'odieuse intolérance qui se manifestait. C'était donc créer, à côté de l'Église constitutionnelle, salariée par la Nation et logée par elle, une Église libre, subventionnée par les fidèles, et officiant dans des édifices particuliers. Il y avait là comme une tentative de séparation de l'Église et de l'État, du moins pour une moitié du clergé. Le Directoire de Paris amendait et transformait la Constitution civile sans le dire, en s'inspirant d'une loi plus haute, la Déclaration des Droits. Son exemple ne fut pas suivi par les directoires des autres départements. Au contraire, celui du Finistère ordonnait, en avril, aux réfractaires de se retirer à quatre lieues de leur domicile ; celui du Doubs avait pris et ceux du Bas-Rhin et de la Seine-Inférieure étaient tout prêts à prendre de pareilles mesures. Malgré ces divergences, le Directoire de Paris espérait que l'Assemblée approuverait son arrêté, le compléterait et en ferait une loi générale.

Mais n'était-ce pas toute la Constitution civile remise en question ? Il y aurait, déclarait Treilhard, deux Églises : une Église constitutionnelle, qui serait schismatique, malgré elle et la Nation, et une Église qui vivrait d'offrandes et d'aumônes. Ce serait établir à la fois le schisme et la mendicité. Et Treilhard, de concert avec Camus et Lanjuinais, taxant d'intolérance l'arrêté du Directoire, proposait un décret qui refusait absolument aux réfractaires le droit d'officier dans les églises paroissiales. Mais, dit Buzot, il me semble qu'on veut, avec de bonnes intentions sans doute, vous prêcher l'intolérance religieuse. Alors Sieyès intervint et plaida avec énergie et habileté, au milieu des murmures, en faveur de l'arrêté du Directoire dont il était membre. Plaisante tolérance, dit-il, que celle qui déclare ne connaître qu'un culte ! Il réussissait à convaincre la majorité de l'Assemblée, lorsque Maury attaqua avec son intransigeance coutumière l'arrêté du Directoire. Du moment que les églises paroissiales sont interdites aux réfractaires, il refuse le culte public. Il préfère un culte caché à un culte célébré dans des églises revêtues d'une inscription et connues des autorités. Il repousse l'arrêté, qui peut-être habituerait insensiblement les esprits à un schisme pacifique et durable. Il veut le schisme légal, imposé par la force, parce qu'il conduira à la révolte et à la guerre civile, à la persécution et au martyre, d'où sortira un jour le triomphe éclatant de l'Église.

L'Assemblée renvoya l'arrêté du Directoire au Comité de Constitution. Le 7 mai, au nom du Comité, Talleyrand, qui, dans le Directoire, avait été un des principaux inspirateurs de cet arrêté, écarta l'idée de tolérance, qu'il ne jugeait pas suffisante : tolérance, disait-il, c'est une expression dominatrice, qui ne doit plus faire partie du langage d'un peuple libre et éclairé ; il proposa la liberté des cultes, qui reste éternellement vraie ; le décret qu'il fit voter était encore plus libéral que celui du Directoire. L'Assemblée, se fondant sur la Déclaration des Droits, alla jusqu'à donner aux prêtres insermentés le droit de dire la messe dans une église paroissiale, succursale et oratoire national. Le culte pourra être célébré dans des églises appartenant à des sociétés particulières et portant une inscription ; mais elles seront fermées aussitôt qu'il y aura été l'ait quelque discours contre les lois, et le prêtre provocateur pourra être poursuivi. C'étaient de bonnes intentions. Mais, en fait, les réfractaires n'useront pas de la permission d'officier dans les églises paroissiales ; ou, s'ils le font, ce sera une occasion de troubles ; et, d'autre part, les insermentés prêchant dans leurs chapelles particulières pourront-ils se tenir d'attaquer des lois qu'ils détestent, que la grande majorité de leurs évêques réprouve, et que le pape a condamnées ? Et, s'ils sont poursuivis et punis, la persécution n'engendrera-t-elle pas de nouveaux troubles ? Que deviendra alors la liberté religieuse ?

Obéissant à une petite minorité agissante, dominée par Sieyès, l'Assemblée était arrivée à transformer sa législation, à proclamer la liberté des cultes, et à reconnaître, à côté de son Église d'État, une Église séparée de l'État. Mais le clergé réfractaire repoussait la séparation de l'Église et de l'État il voulait qu'il n'y eût qu'une Église, la sienne. La grande majorité des patriotes ne voulaient, eux aussi, qu'une Église officielle ; la philosophie elle-même ne les avait pas dégagés de ce préjugé, que Rousseau, par sa religion civile imposée à tout citoyen, avait fortifié. Seule une élite, — Sieyès, Talleyrand et les députés de l'Assemblée qui les avaient suivis, — était capable de conserver la pleine liberté, supérieure à la tolérance. Le peuple patriote recourra donc à l'intolérance ; le clergé à la résistance. Mais, alors, pour briser cette résistance, l'Assemblée se trouvera ramenée à des mesures de rigueur.

La rébellion vint des prêtres réfractaires et de leurs fidèles. Les catholiques non-conformistes, surtout dans le Nord, l'Ouest, la Basse-Alsace, la Lorraine orientale et le Languedoc, refusèrent de se présenter devant les curés constitutionnels, officiers civil, pour leur faire enregistrer les actes de baptême, de mariage et de décès ; ils se plaçaient ainsi dans la situation anormale où s'étaient trouvés les protestants jusqu'à l'édit de 1787. N'ayant pas la ressource de recourir à un magistrat civil, comme les protestants. ils arrivèrent à réclamer un étal civil indépendant de l'Église constitutionnelle, et, par conséquent, laïque. Ce l'ut l'ancien évêque de Langres, de la Luzerne, qui exprima ce vœu. Ainsi se trouvaient séparés dans le mariage le contrat civil et le sacrement, jusqu'alors confondus.  La nécessité poussait les insermentés à la laïcisation de l'état civil, que n'acceptait ni l'Église constitutionnelle ni même la majorité de l'Assemblée.

Dans certains départements, comme la Lozère, les électeurs catholiques refusèrent de prêter le serment civique avant les élections.

Des prêtres qui avaient prêté serinent commençaient à se rétracter, depuis les brefs du pape, et sous la pression des fidèles, notamment dans le Pas-de-Calais, où les réfractaires étaient en majorité. Mais ces rétractations ne furent pas, en 1791, assez nombreuses pour modifier la position respective des deux Églises D'autres prêtres, sans se réfracter, entraient en conflit avec les évêques constitutionnels, qu'ils considéraient comme des intrus. Dans le Jura, plusieurs refusèrent de reconnaître l'évêque élu, Moïse, de lire au prône sa lettre au pape et de publier son mandement. De même, dans l'Ain. L'Église constitutionnelle était troublée par des querelles graves. Dans son ensemble, elle agissait en corps privilégié, comme l'Église dominante de l'Ancien régime ; elle voulait toute la Constitution civile et rien que  la Constitution ; elle réprouvait la tolérance, proclamée le 7 mai, et l'établissement d'une Église libre qui, dans les pays religieux du Nord, de l'Ouest et de l'Alsace, recueillerait toutes les offrandes des fidèles.

Toutes ces résistances modifièrent l'état d'esprit de l'Assemblée et la firent revenir en arrière.

Le 21 mai, l'Assemblée décrète que les électeurs qui refuseront le serment civique ne pourront être ni administrateurs, ni juges, ni o liciers municipaux, ni électeurs. Ils seront donc dans la situation où étaient les protestants avant 1 789, et qui fut celle où l'Act of Test avait mis depuis 1677 les catholiques d'Angleterre. Les 19 et 20 juin, nouveau décret : Les fonctionnaires publics ecclésiastiques qui auraient prêté le serment et se seraient rétractés ou se rétracteraient à l'avenir seront privés de tous traitements ou pensions accordés par les précédents décrets. Enfin, après une discussion à laquelle prit part surtout Reubell, député alsacien, l'Assemblée refuse d'établir un état civil laïque. Elle ne consent pas à affaiblir son clergé, et elle ne peut se résoudre — tant les croyances ou les habitudes religieuses ont encore de prise sur les esprits — à considérer le mariage comme un contrat purement civil et valide par lui-même, sans la bénédiction ecclésiastique.

Pendant que se succédaient ainsi des lois contradictoires, le peuple de Paris s'était laissé entraîner de nouveau à des actes de persécution. Les catholiques du faubourg Saint-Germain avaient pris à bail l'ancienne église des Théatins, sur le quai, entre les rues des Saints-Pères et du Bac, et placé sur la façade cette inscription, acceptée par le Directoire : Édifice consacré au culte religieux par une société particulière. Paix et liberté. Ils devaient y célébrer la messe le dimanche 17 avril, de grand matin. Les révolutionnaires suspendirent à la porte une poignée de verges, avec ce placard : Avis aux dévotes aristocrates, médecine purgative distribuée gratis le dimanche 17 avril ; ils fouettèrent quelques personnes, en dépit de la police.

Ainsi échouait toute tentative de liberté. Ni l'Assemblée nationale, ni l'Église constitutionnelle, ni l'Église réfractaire, ni les fidèles non-conformistes, ni les patriotes ne concevaient un régime de liberté religieuse.

Le Midi continuait d'être bouleversé par le fanatisme religieux et politique. Les massacres de protestants à Montauban et de catholiques à Nîmes, au printemps de 1790, appelèrent d'autres massacres.

Les catholiques du Vivarais voulurent venger la mort de leurs frères de Nîmes. Le décret sur le serment, les brefs du pape, les émissaires des émigrés de Turin les excitèrent à former un plan de contre-révolution politique et sociale.

Celte tentative eut pour théâtre le pays qui s'étend, de l'ouest à l'est, des sources du Lot et du Tarn à la vallée du Rhône, de Mende à Viviers et à Pont-Saint-Esprit ; et, du nord au sud, de la vallée de l'Ardèche à celle du Gard, de Largentière à Alais et Uzès. C'était toute la région montagneuse du Vivarais et des Cévennes, terre classique des guerres de religion.

Les chefs étaient des nobles et des prêtres : de Malbosc, ancien conseiller du présidial de Nîmes, seigneur et maire de Berrias, près de Jalès ; de la Bastide, chevalier de Saint-Louis ; de la Bastide de la Molette, ancien gendarme, chanoine et vicaire général d'Uzès ; Claude Allier, curé de Chambonas ; des maires et officiers des gardes nationales, tous en rapports directs avec les émigrés et le comte d'Artois. Ils se réunirent le 1er août chez l'un d'eux, près de Largentière, et convinrent de tenir une assemblée fédérative des gardes nationaux catholiques de l'Ardèche, de la Lozère et du Gard, à Jalès, en Vivarais, le 17 août. Ce jour-là les légions fédérées élurent le Comité du camp de Jalès, et les prêtres et nobles qui le composaient exprimèrent le vœu que l'on renvoyât de Nîmes le régiment de Guyenne, patriote et favorable aux protestants. En octobre, ils lancèrent un manifeste où ils exhortaient les citoyens à défendre contre l'Assemblée le Roi et le Clergé, la Noblesse et les Parlements, tout l'Ancien régime. Le fanatisme sévissait dans le Bas-Languedoc, surtout à Nîmes et à Uzès. Mais la guerre ne reprit qu'en 1791. Elle commença le 13 février, à Uzès, par une échauffourée entre catholiques et protestants. Beaucoup de catholiques se réfugièrent au camp de hies, où les conduisirent les prêtres La Molette et Allier. Le même jour 13 février, se tenait chez Malbosc une réunion de l'état-major du camp, qui décida de convoquer les délégués des municipalités le 17, et les gardes nationales le 21, à Berrias, à deux kilomètres de Jalès.

Le 17, à l'assemblée des députés des municipalités se présentent les catholiques fugitifs d'Uzès, avec leurs prêtres. Eu même temps arrivent deux délégués de la municipalité d'Uzès, l'abbé d'Autun et le procureur-syndic du district ; ils réclament les fugitifs, qui, disent-ils, peuvent rentrer chez eux en toute sécurité. Malbosc refuse de les laisser partir. Les officiers municipaux le menaçant de la rigueur des lois : J'ai, répond-il, 40.000 hommes à ma disposition ; voyez si je vous crains ; et, pour protéger les délégués contre le fanatisme de ses troupes, il les retient prisonniers pendant cinq jours. Malbosc et les prêtres prononcent à l'église des discours violents. On décide de former le 20 août une assemblée plénière à Jalès et de désarmer les protestants sous le prétexte d'un mensonger désarmement des catholiques d'Alais. Les fédérés vont, aux Vans et à Saint-Ambroix, procéder au désarmement des protestants, qui s'enfuient et trouvent parfois un asile chez des prêtres catholiques, qui n'étaient pas de la conspiration.

Cependant le directoire de l'Ardèche interdit tout rassemblement illégal des gardes nationales. et menace de faire respecter les lois, même par la force. Le directoire du Gard fait de même. L'Assemblée nationale ordonne de cerner le camp de Jalès. Trois colonnes partiront d'Alais, d'Uzès et de Pont-Saint-Esprit, pour se concentrer à Jalès et disperser l'armée contre-révolutionnaire.

Avant que l'armée patriote se fût mise en mouvement, les fédérés catholiques s'étaient réunis à Saint-Ambroix, sur la Cèze ; ils marchèrent sur Uzès pour délivrer les catholiques terrorisés par les protestants. Mais la proclamation du directoire de l'Ardèche fit réfléchir les fédérés : des 15.000 hommes sur lesquels comptait l'état-major du camp de Jalès. 5.000 seulement se rendirent à l'appel. L'état-major catholique était déçu et inquiet, lorsqu'arrivèrent, au rendez-vous les gardes nationaux de Largentière, commandés par Chastanier de Burac. Chastanier se rend auprès de Malbosc et des chefs : mais, par des questions habilement posées, et à certaines conversations surprises. il se rend compte que les malheurs de la religion et des fugitifs d'Uzès ne sont pour eux qu'un prétexte à guerre civile, et, il refuse de marcher. Le lendemain, pendant que les fédérés s'ébranlent, il aborde les commandants de détachements qu'il rencontre et leur démontre qu'on les fait marcher pour une coquinerie. Il se fait reconnaître pour chef par les fédérés qui sont restés à Saint-Ambroix, demande à tous le serment de fidélité à la Nation, lance une proclamation dénonçant comme contre-révolutionnaire l'entreprise du camp de Jalès, ordonne à chacun de rentrer chez soi, et retourne avec ses gardes nationaux à Largentière.

L'année patriote marche sur Jalès. Les deux colonnes d'Alais et d'Uzès, en arrivant à Saint-Ambroix, trouvent la ville presque complètement évacuée par les fédérés et massacrent ou font prisonniers les catholiques qui sont restés. La colonne de Pont-Saint-Esprit débouche vers Barjac et veut marcher sur Jalès, tout proche ; le directoire de l'Ardèche s'oppose à ce que des troupes d'un autre département passent sur son territoire ; mais, surexcitée, méfiante, la colonne continue sa marche. Six cents soldats se rendirent à Jalès, le 27 février, à travers les montagnes couvertes de neige, conduits par le maire de Berrias lui-même, Malbosc, qui voulait donner le change. Mais, quand ils arrivèrent au château, d'où était parti le mot d'ordre de la conspiration contre-révolutionnaire, les conjurés, avertis par un agent de Malbosc, venaient de le quitter en toute hâte. Du moins, informés par quelques gardes nationaux du rôle véritable de Malbosc, ils arrêtèrent le chef de la contre-révolution, et l'enfermèrent dans la citadelle de Pont-Saint-Esprit, où il mourait bientôt après.

L'Assemblée envoya trois commissaires, Robin, Bigot et l'abbé Mulot, chargés de poursuivre l'abbé de la Molette et les autres chefs du soulèvement. Mais ceux-ci trouvèrent un refuge sûr dans ce pays montagneux, au milieu de leurs compatriotes fanatisés, et se concertèrent en vue d'une nouvelle insurrection.

 

III. — LE CONFLIT EXTÉRIEUR : L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION (1790-1791)

JUSQU'AU printemps de 1790 l'Assemblée n'avait pas eu à se préoccuper de l'étranger ; mais à ce moment là l'Europe commença de s'émouvoir au spectacle de la Révolution.

Les souverains furent, au début, en général, satisfaits d'un bouleversement qui ne les atteignait pas et qui paralysait la France. En Angleterre l'illustre orateur Burke, ennemi acharné de la Révolution, voyait sur la carte d'Europe un grand vide : l'espace jadis occupé par la France. Mirabeau pensait tout autrement ; la Révolution, disait-il, est un volcan dont on ne saurait perdre de vue un moment ni les agitations souterraines ni les prochaines éruptions.

Les peuples avaient, d'instinct, accueilli la Révolution avec enthousiasme. Presque tout ce que l'Allemagne comptait de grand et de généreux — Kant, Fichte, Humboldt, Schubart — célébrait, comme Klopstock dans ses Odes, les États généraux, admirait les Néo-Francs, aspirait à la liberté. Ils espéraient plus qu'ils n'agissaient, souhaitaient l'éclosion d'une vraie patrie allemande. Mais ceux-mêmes qui étaient les plus portés à l'action, comme le savant Georges Forster, de Mayence, estimaient que l'Allemagne n'était pas mûre pour une révolution. Le peuple, surtout dans le Nord et dans l'Est de l'Allemagne, était une masse inerte, opprimée par une féodalité très dure ; la bourgeoisie, peu industrielle, était pauvre, cultivée, mais timide devant les puissances établies.

A Saint-Pétersbourg, à la nouvelle de la prise de la Bastille, dit l'ambassadeur du Roi, de Ségur, Français, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous dans les rues se félicitaient, s'embrassaient, comme si on les eût délivrés d'une chaîne trop lourde. Mais la masse inculte et grossière du peuple dormait dans le servage.

La propagande révolutionnaire se fit d'elle-même, spontanément. Elle produisit des effets très différents, suivant la constitution politique, sociale et économique des divers pays de l'Europe.

En Angleterre, pays aristocratique d'institutions libérales, les effets furent médiocres. La plupart des Anglais détestaient la France, l'ennemi héréditaire, qui les avait chassés des États-Unis d'Amérique, et leur esprit conservateur répugnait à une Révolution qui prétendait transformer une nation. Burke écrivait, en 1790, dans ses Reflections, que les formes sociales suivent une lente évolution, en vertu d'un principe interne propre à chacune d'elles, et que c'est une folie et un crime de vouloir les modifier au gré de la raison. Au nom de l'histoire et de la tradition, il lançait l'anathème à la France révolutionnaire. Son pamphlet eut un immense succès dans ce pays traditionaliste, qui pourtant avait fait deux révolutions et décapité un roi. Cependant la Révolution y rencontra parmi les savants et les poètes, et jusque chez les aristocrates, des partisans enthousiastes. Des Sociétés des Amis du peuple furent fondées en Écosse. James Mackintosh répondit, en avril 1791, par ses Vindiciæ Gallicæ, au livre de Burke. Une société des Amis de la Révolution se forma à Londres, sous la présidence du lord Stanhope, et entra en rapport avec l'Assemblée et le club des Jacobins, à la grande indignation des Tories et de Burke. Un esprit religieux, mystique, la foi en une régénération de l'humanité, les animaient. Le docteur Price s'écriait, le 4 décembre 1789 : Et je pourrai presque dire : Seigneur, laisse ton serviteur partir en paix, car mes yeux ont vu le jour du sabbat. Le chimiste Priestley annonçait d'un ton de prophète le jour où les nations ne se lèveront plus les unes contre les autres et ne connaîtront plus les combats. En 1792, le poète Wordsworth exprimera dans son Prélude son enthousiasme à demi mystique pour la Révolution. Ces grands esprits, nourris de la Bible, voyaient l'œuvre de Dieu réalisée par la France.

La répercussion de la Révolution devait se produire d'abord dans les pays mécontents de leur sort, parce qu'ils étaient soumis à des maîtres étrangers. En 1789, le Brabant se souleva contre la domination autrichienne, mais ce fut un mouvement national, non libéral. Les Belges ne se souciaient pas d'une Déclaration des Droits de l'Homme ; ils étaient profondément catholiques et attachés à leurs franchises communales ou provinciales ; les catholiques et leur chef flamand Van der Noot les dominaient. Il arriva même, après la victoire, que les Belges libéraux furent persécutés et forcés de se réfugier en France, avec leur chef, l'avocat Vonek. Seule, dans les Pays-Bas autrichiens, le pays de Liège lit contre son prince-évêque une révolution, à la fois libérale et nationale, à l'imitation de la France.

Les souverains commencèrent à craindre la contagion de l'exemple révolutionnaire ; mais ils étaient occupés par des affaires très graves. Toute l'Europe était en mouvement : l'Autriche et la Russie se trouvaient engagées dans une guerre contre la Turquie ; la Russie et la Suède se combattaient dans la Baltique ; la Prusse, l'Angleterre et la Hollande étaient liguées, pour le maintien du pouvoir militaire du stathouder en Hollande, qui seul pouvait donner de la force à l'État fédéral et républicain, et pour la surveillance de l'Autriche et de la Russie dans le nouveau démembrement éventuel de la Pologne ; elles avaient ainsi formé une triple alliance maritime et continentale, solidement unie. L'empereur avait affaire, à la Belgique soulevée et à la Hongrie, qui, depuis les réformes trop brusques de Joseph II, était toujours mécontente et près de se révolter. Enfin l'Angleterre, dirigée par William Pitt, était occupée à des réformes financières, nécessaires après la coûteuse guerre d'Amérique, et à des conquêtes en Asie et en Australie. La France lite comptait pas en Europe autant que le lui permettaient son armée, sa flotte, ses ressources de tout genre, et son prestige toujours grand. Elle avait été un moment réveillée de sa torpeur dans les grandes affaires continentales par la Révolution américaine, qu'elle avait soutenue avec passion et qu'elle avait rendue victorieuse, puis elle s'était replongée dans la somnolence, avait laisse la Prusse envahir la hollande et y rétablir le stathouder en 1787, n'avait point soutenu énergiquement l'Autriche son alliée, dans les projets d'annexion de la Bavière en échange de la Belgique, combattus par le roi de Prusse et la Ligue des princes allemands, s'était partout effacée, dans l'Europe centrale comme en Pologne et en Orient. L'alliance franco-autrichienne paraissait n'exister plus que sur le papier ; elle était fortement combattue en France par l'opinion publique, qui préférait la Prusse, et dès 1790 des patriotes éclairés, comme Mirabeau, et des contre-révolutionnaires, comme Calonne, agissant au nom du comte d'Artois, cherchaient aussi un rapprochement avec l'Angleterre[2]. La triple alliance Angleterre-Prusse-Hollande, solide et fructueuse, acquérait sans effort la prépondérance.

Cependant les souverains se rapprochèrent, vers l'été de 1790. Le 14 août, le roi de Suède Gustave III et la tsarine Catherine II signaient la paix de Varela en Finlande ; le 7 juillet, s'ouvraient entre le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II et l'empereur Léopold, successeur de Joseph II, les conférences de Reichenbach, en Silésie. ;Au reste, ils semblaient moins se préoccuper de la Révolution française que de la Pologne, dont ils voulaient empêcher la régénération et préparer le démembrement définitif.

De leur côté, les Français appréhendaient la guerre et s'imaginaient que les Anglais allaient profiter de la Révolution pour s'emparer de leurs colonies et même de leurs ports. En juillet 1789, les Parisiens croyaient déjà les Anglais à Brest. Peu à peu les Français se délivrèrent de ces peurs folles ; ils redoutèrent moins la guerre, l'envisagèrent même parfois au moment de la fête de la Fédération. Mais ils espéraient, bien l'éviter. Ils pensaient, comme Mirabeau, que la nation anglaise avait applaudi à notre liberté, parce qu'elle sentait que tous les peuples libres forment entre eux une société d'assurance contre les tyrans. Ils voyaient, dans le drapeau tricolore le symbole de cette société : Les couleurs nationales, s'écriait Mirabeau, vogueront sur les mers ; elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signal des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre.

Les patriotes rêvaient confusément de propagande. Ce rêve était fatal : la Révolution était une religion de la liberté, et la liberté n'a pas de frontières. Mais la propagande restait toute pacifique. L'Assemblée se garda d'intervenir dans le Brabant catholique et aristocrate, qu'elle laissa subjuguer par l'empereur, ne voulant pas se créer de difficultés avec Léopold, ni le jeter dans les bras du roi de Prusse. Le 22 mai, au moment d'un conflit anglo-espagnol en Amérique, qui pouvait entraîner un conflit anglo-français, elle s'efforça d'écarter tout danger de guerre, exprima son idéal de fraternité par ce décret :

L'Assemblée nationale déclare glue la Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et qu'elle n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.

C'était l'expression de ce cosmopolitisme et de ces rêves de paix perpétuelle chers à Rousseau, à Kant et à Gœthe et à tant d'hommes de cette génération. Cependant Mirabeau déclarait : Je me suis demandé si, parce que nous changeons tout à coup notre système politique, nous forcerons les autres nations à changer le leur.... Jusque-là cependant la paix perpétuelle demeure un rêve,  et un rêve dangereux, s'il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes. — Mais l'opinion française se faisait gloire d'exprimer son idéal pacifique, au milieu de toutes les guerres de conquête ci de tous les trocs de territoires dont l'Europe était le théâtre. Elle n'opposait pas la patrie à l'humanité, elle les unissait. EL l'humanité venait à elle. Le 19 juin, défilaient dans l'Assemblée des étrangers de tous pays vêtus de leurs costumes nationaux, et en leur nom le Prussien Anacharsis Clootz déclarait : Quand je lève mes yeux sur une mappemonde, il me semble que tous les autres pays ont disparu, et je ne vois que la France, régénératrice des peuples. L'humanité demandait à la France de la régénérer.

Les journalistes parisiens, surtout Camille Desmoulins, renchérissaient sur les discours de l'orateur du genre humain. Il n'y a plus de droit public de l'Europe, écrivait Desmoulins. Il disait vrai. Ou plutôt, il y aurait deux droits publics : celui de la France, qui fait les nations libres et souveraines d'elles-mêmes, celui des États monarchiques et féodaux fondés sur le despotisme et la conquête.

Mais l'Assemblée ne prit que peu à peu conscience des nouveaux principes. En mai 1790, elle essaie de transformer le Pacte de famille, qui unissait les rois de France et d'Espagne, en un pacte unissant les nations française et espagnole. Mais, du même coup, l'alliance du Roi de France avec l'empereur devient caduque ; de même, tous les traités avec les souverains. Tout le droit public de l'Europe, essentiellement dynastique, s'effondre. En octobre, lors de la discussion sur l'abolition de la féodalité en Alsace, le principe de la souveraineté nationale et son influence sur les rapports internationaux apparaissent plus nettement :

Entre vous et vos frères d'Alsace, déclare Merlin de Douai, il n'y a pas d'autre Litre légitime d'union que le pacte social formé l'an dernier entre tous les Français.... Le peuple alsacien a manifesté clairement le vœu d'être uni à la France.... Qu'importent au peuple d'Alsace, qu'importent au peuple français les conventions qui, en des temps de despotisme, ont eu pour objet d'unir le premier au second ? Ce n'est pas à ces conventions qu'est due l'union opérée entre eux. Le peuple alsacien est uni au peuple français parce qu'il l'a voulu ; sa volonté seule a consommé ou légitimé l'union.

Ainsi, ni la conquête, ni le traité d'annexion, ni la longue possession ne font le droit ; le droit, c'est le consentement à l'union, la fraternité des cœurs et l'amour. Ce qui constitue une nation, c'est la volonté, chez tous les citoyens qui la composent, de vivre ensemble et de participer aux mêmes destinées. C'était la doctrine du Contrat social, appliquée aux rapports internationaux. Enfermée jusqu'alors dans les livres, elle était sur le point de s'en échapper pour transformer le monde.

Entre l'ancienne conception et la nouvelle, le conflit était fatal. Certes, l'Assemblée renonçait à toute conquête. Mais la France resterait-elle sourde à l'appel des peuples et garderait-elle jalousement pour elle la liberté ? Repousserait-elle des peuples frères, soulevés au nom de ses propres principes, et menacés, en cas de défaite, de retomber sous un joug encore plus dur ? Ne serait-elle pas poussée. au contraire, par ses instincts de prosélytisme à les délivrer et à les régénérer ? Puis, avec le consentement des peuples, ne passerait-elle pas de la conquête des âmes à celle des territoires ? Les souverains, dépossédés ou menacés par la propagande révolutionnaire, ne se coaliseraient-ils pas contre elle ? Et, si cette lutte formidable venait à éclater, la France n'oublierait-elle pas ses principes généreux ? Le danger, la grandeur de l'enjeu ne réveilleraient-ils point ses vertus militaires et son vieux rêve des frontières naturelles ? Toutes ces questions se posaient en 1790 et 1791, les unes nettement, les autres confusément.

 

Une réforme intérieure, l'application à l'Alsace des décrets sur l'abolition du régime seigneurial, mit la France aux prises avec plusieurs souverains allemands et avec l'empire. L'état territorial de l'Alsace était très complexe. Le pays comprenait, outre les possessions des seigneurs alsaciens, de très grands domaines qui appartenaient à des princes allemands, résidant presque tous en Allemagne et membres de l'empire : les dues de Wurtemberg- et de Deux-Ponts, le margrave de Bade, le landgrave de liesse-Darmstadt, le prince-évêque de Strasbourg, les évêques de Bâle et de Spire, les archevêques de Trèves et de Cologne. En 1648, par le traité de Münster, l'empire avait cédé l'Alsace au Roi de France dans les conditions où il la possédait lui-même. La souveraineté politique (supremum dominium) était transmise au Roi ; mais les princes féodaux restaient dans leurs liens de dépendance et d'immédiateté vis-à-vis de l'empire, et le Roi ne pouvait prétendre sur eux à l'autorité (regia superiortlas) exerçait sur ses sujets dans son royaume. Les princes allemands pensaient que le traité garantissait toutes leurs possessions, leurs droits régaliens et les taxes qu'ils percevaient sur leurs tenanciers et sujets. Mais le Roi et ses agents, jugeant que, s'il en était ainsi, la souveraineté politique qui avait été cédée serait entamée, étaient parvenus, par un travail patient et séculaire, à réduire à tel point les droits de justice et les droits régaliens des princes possessionnés, que le régime consacré par le traité n'exista bientôt plus que sur le papier.

Survint l'abolition du régime seigneurial. Les princes possessionnés protestèrent très vivement, et invoquèrent le traité de Westphalie de 1648. Le conflit s'envenima par l'intervention du roi de Prusse. Allié à l'Angleterre et hostile à la France, Frédéric-Guillaume II, sur les conseils de son ministre Hertzberg, s'efforçait de rompre définitivement l'alliance de la France avec l'empire, et poussait l'empereur à intervenir dans le conflit alsacien. Le premier partage de la Pologne avait stimulé son ambition ; il tournait ses regards avides à la fois vers l'Est et vers l'Ouest.

Son ministre à la Diète de Ratisbonne, Görtz, excita les féodaux alsaciens contre la France, et leur promit, pour prix de leur concours, des morceaux de l'Alsace et de la Lorraine. En même temps paraissaient, à l'instigation de la Prusse, à Worms, à Spire, à Strasbourg, une foule de brochures qui rappelaient l'incendie du Palatinat, par Louis XIV, revendiquaient la terre germanique, soufflaient la haine de l'ennemi héréditaire chez le peuple qui, selon Heine, sait le mieux se souvenir et haïr chez ses adversaires jusqu'à la pensée.

Le Roi, d'un côté, l'Assemblée nationale, de l'autre, s'occupèrent en même temps de liquider cette grave question. L'Assemblée, qui empiétait de plus en plus sur le gouvernement par ses Comités, prit l'affaire en main, subordonnant à elle le ministre des Affaires étrangères, Montmorin. Le Comité féodal était d'avis d'appliquer la loi ; il laissait aux princes l'initiative des demandes d'indemnité pour les droits supprimés moyennant rachat. Mais les princes ne voulurent Sacrifier aucun de leurs droits seigneuriaux. Alors intervint le Comité diplomatique, qui s'était emparé de la diplomatie. Dirigé par Mirabeau, il proposa de transiger. Il s'entendit avec Merlin de Douai, du Comité féodal, et. le 28 octobre, les deux Comités proposèrent à t'Assemblée une dérogation à la loi commune. C'est alors que Merlin fit à l'Assemblée la déclaration où il opposa aux conventions et aux traites le droit de l'Alsace d'être française, parce qu'elle voulait l'être, puis, afin de conserver la paix et la fraternité des peuples, il proposa de racheter les domaines des princes féodaux et tous leurs droits sans exception. Le projet de décret qu'il présentait fut voté par l'Assemblée.

Déjà Montmorin, qui désirait conserver en Allemagne des princes clients de la France, afin de les opposer, suivant la tradition, à la Prusse et à l'Autriche, était entré dans les vues des Comités. En juin, il avait confié au chevalier de Ternan, colonel de Royal-Liégois, la mission d'engager les princes à une transaction. Mais Ternan ne réussit pas : partout il se heurtait à l'action de la Prusse. Presque tous les princes, surtout l'évêque de Spire et le landgrave de Hesse-Darmstadt, réclamaient, comme indemnité, non de l'argent, mais des territoires.

Ils portèrent leurs réclamations devant la Diète de Ratisbonne. La majorité hésitait et attendait une intervention de l'empereur ; le dernier mot était à Léopold. Au fond, il n'aimait pas plus la Prusse que la France ; la France était son adversaire aux Pays-Bas ; la Prusse lui tenait tête dans l'empire ; Léopold n'oubliait pas la Confédération des princes par laquelle Frédéric II avait empêché l'annexion de la Bavière par l'Autriche. Il désirait, d'ailleurs, éviter la guerre, pour rétablir l'ordre dans ses états soulevés ou troublés. A la Diète, l'électeur de Mayence et l'évêque de Spire réclamèrent la guerre ; le Hanovre fit effort pour la paix ; et l'empereur, continuant à temporiser, déconcerta le camp des belliqueux. Le roi de Prusse, mécontent, fit suggérer à la France le désir de s'entendre avec elle. Du Moustier, ministre de France à Berlin, écrivit à Montmorin, le 4 février 1791, que le roi de Prusse regardait l'alliance avec la France comme une garantie contre les attaques de l'empereur. Montmorin lui répondit que pour le moment il ne pouvait être question d'une alliance avec la Prusse, qu'il devait seulement chercher sans affectation à la convaincre qu'on ne conserve aucun ressentiment sur l'affaire de la Hollande ; — la Prusse, d'accord avec l'Angleterre, avait rétabli le stathouder et fait de la Hollande un pays de protectorat. En réalité les Prussiens jouaient double jeu. Ils n'eurent point gain de cause. La paix fut maintenue.

 

Au même moment, la France était engagée dans un conflit avec le pape, souverain d'Avignon et du Comtat Venaissin, dont la capitale était Carpentras.

Avignon et le Comtat formaient, au milieu du territoire français, une enclave, possédée depuis le XIVe siècle par la papauté, et administrée par un vice-légat. Le gouvernement papal y était arbitraire, vénal et corrompu. Terres d'asile, Avignon et le Comtat accueillaient des voleurs, des gens tarés de France, de Gènes et du Piémont. Peu d'industrie et de commerce ; beaucoup de misère, de mendiants et de fripons ; la plus grande licence de mœurs, chez les ecclésiastiques comme chez tous les habitants. Avignon était de sentiments révolutionnaires et français ; Carpentras était aristocrate et dévoué à la domination pontificale. Dans ces terres du pape était enfermée l'ancienne principauté d'Orange, devenue territoire français.

La Révolution pénétra de bonne heure dans le territoire pontifical par le Dauphiné et la Provence. Les paysans brûlèrent des livres terriers. Avignon se souleva contre le vice-légat, établit une municipalité et une milice ; puis, après une émeute dirigée contre le clergé et les nobles, se déclara indépendant, le 12 juin 1790, et demanda sa réunion à la France. Le Comtat voulait maintenir la domination du pape, pourvu qu'il accordât une Constitution. L'Assemblée nationale fut invitée à intervenir pur Avignon, révolutionnaire et français ; par Carpentras, aristocrate et papal ; par Orange et le département de la Drôme, qui souffraient beaucoup de celte guerre civile et réclamaient des troupes régulières pour la faire cesser. L'Assemblée institua, le 22 juillet 1790, un Comité d'Avignon et s'empara du règlement de la question. Le 27, dans son rapport, Tronchet conclut qu'Avignon ne pouvait être réuni qu'avec le consentement des populations et celui du pape. Mais le Roi et Montmorin, à qui Pie VI demandait instamment de respecter le domaine pontifical, n'osèrent agir.

Eu novembre, Petion et Robespierre invoquèrent en faveur d'Avignon et du Comtat le droit naturel des peuples, le vœu fortement prononcé de toutes les municipalités, de toutes les gardes nationales du département des Bouches-du-Rhône ; ils taisaient les vœux du Comtat Venaissin. La Couronne, disaient-ils, a jadis aliéné Avignon sans en avoir le droit ; la France n'a qu'à reprendre sa propriété. Ils invoquaient enfin la nécessité d'achever par cette annexion l'unité territoriale, c'est-à-dire, au fond, le droit du plus fort. — Malouet leur répliqua : Le vœu des populations est douteux ; les droits du royaume sont incertains. L'Assemblée, d'ailleurs, a déclaré solennellement renoncer à toute conquête. La France ira-t-elle annexer tous les pays sur lesquels elle a eu autrefois des droits, parce qu'ils arrondiraient son territoire, ou qu'ils risquent de devenir des foyers de contre-révolution' ? Suffira-t-il qu'un pays se soulève pour que l'annexion en soit légitime ? Cet exemple pourrait se retourner contre la France. Que dirait-on si la Lorraine se donnait à l'empereur ? Mais Petion et Robespierre répondaient qu'un pareil danger n'était pas à craindre, la Révolution ayant, par un pacte national, resserré les liens entre les provinces et cimenté l'unité française. — La discussion dépassait de beaucoup la question d'Avignon. Mirabeau, voyant le danger, réussit à faire voter l'ajournement : J'ai, disait-il fièrement, muselé cette Assemblée vorace.

Cependant Avignon et le Comtat tombent en pleine anarchie. Trois cents habitants de Cavaillon ayant été chassés par les aristocrates papalins, très puissants dans tout le Comtat, les Avignonnais mettent le siège devant cette ville, le 10 janvier 1791, et réintègrent les bannis, à la suite d'une sanglante bataille. Ils vont aussi assiéger Carpentras, mais avec peu de forces et sans résultat. Une Assemblée électorale se forme, qui fait d'Avignon le chef-lieu du nouveau département. Par jalousie, Carpentras et les villes voisines constituent une Assemblée représentative, où dominent les nobles papalins. Les chefs de cette assemblée assiègent la petite place de Vaison, révolutionnaire, et massacrent le maire, dont ils pillent la maison. L'Assemblée électorale d'Avignon envoie contre Carpentras une nouvelle année, recrutée parmi les déserteurs et les gens sans aveu des départements voisins. L'armée de Carpentras, formée, elle aussi, de brigands, est vaincue, et Carpentras, assiégé pour la seconde fois. Cependant l'année avignonnaise massacre son général, le chevalier Patrice, et le remplace par Mathieu Jouve, dit Pierre Jourdan, surnommé Coupe-Tête, voleur et contrebandier. Les départements des Bouches-du-Rhône, du Gard et de la Drôme encouragent les Avignonnais. De leur côté, les montagnards du Haut-Comtat, renforcés de déserteurs français recrutés par les papalins, vont au secours de Carpentras. C'est une guerre à mort entre deux villes jalouses, entre deux petites armées de bandits, entre deux partis fanatisés et prêts à commettre toutes les horreurs.

L'Assemblée est obligée d'intervenir. Mais, depuis les dernières discussions, elle a rompu avec le pape qui a condamné la Constitution civile, et le nonce a quitté Paris. Désormais, plus de ménagements. Le 30 avril, Menou, au nom des Comités diplomatique et d'Avignon, retrouvant les arguments qu'invoquait, au temps de Choiseul, le conseiller Ripert de Mondar pour justifier le séquestre d'Avignon et du Comtat, déclare sans ambages qu'il s'agit simplement de reprendre un bien indûment abandonné. Il s'agit, dit aussi Robespierre, de déclarer un droit existant. Alors Clermont-Tonnerre rappelle le décret de renonciation aux conquêtes, et l'Assemblée recule, le 4 mai. Cependant les annexionnistes, tenaces, l'obligent à délibérer encore le 5, puis le 24 mai ; ils sont vaincus, il est vrai, mais seulement à six voix de majorité ; leur victoire est proche.

Le 25 mai, l'Assemblée décide d'envoyer trois médiateurs, avec des troupes de ligne et des gardes nationaux de Nîmes, pour licencier les brigands d'Avignon et pacifier le pays. Ils consultèrent les populations. Sur 98 communes, 52 votèrent pour l'annexion à la France, et 19 contre ; 27 s'abstinrent. Sur 150.000 voix, 102.000 votèrent l'annexion. 17.000 le maintien de la souveraineté du pape ; il y eut 31.000 abstentions. Alors l'Assemblée n'hésita plus ; le 12 septembre 1791, elle décréta l'annexion d'Avignon et du Comtat.

C'était une conquête, la première que faisait la France révolutionnaire, contre sa promesse solennelle. L'occasion était tentante : les populations en majorité réclamaient l'annexion, et le souverain du pays n'avait point d'armée. Avec les princes allemands et l'empereur, au contraire, l'Assemblée avait employé tonte sorte de ménagements, et même avait dérogé à des lois qu'elle avait faites : c'est que l'empereur et, les princes allemands étaient puissants. L'annexion d'Avignon était un présage : la France révolutionnaire va vouloir porter secours aux peuples opprimés qui l'appelleront, et les réunir à elle, s'ils en expriment la volonté. Déjà l'on pouvait prévoir que la propagande l'entraînerait à un conflit armé avec l'Europe monarchique et féodale.

 

 

 



[1] Ph. Sagnac, Etude statistique sur le Clergé constitutionnel et le Clergé réfractaire en 1791, avec carte (Revue d'Hist. moderne, 1906).

[2] Rolland Rose (English Historical Review, avril 1915), Proposition du comte d'Artois à William Pitt (déc. 1789) et lettre de Calonne au même (15 mai 1790) : On sait que le traité de 1774 a toujours été regardé comme l'interversion de l'ordre le plus naturel, et peut-être est-ce le plus grand obstacle à l'accomplissement si désirable d'une union intime entre les deux grandes puissances qui... régleraient par leur accord le sort de l'Europe entière.