I. — L'ASSEMBLÉE À PARIS. L'ASSEMBLÉE avait poursuivi son œuvre, an milieu d'une agitation perpétuelle dont le contrecoup fut senti dans ses délibérations et ses décisions. Il faut reprendre maintenant le récit interrompu du duel entre la contre-révolution et la Révolution. Le 6 octobre, la famille royale coucha aux Tuileries. Ce palais, abandonné depuis Louis XIV, était vide et triste. En y entrant, le petit dauphin dit à la reine : C'est bien vilain ici, maman ; à quoi la reine répondit : Louis XIV y vivait bien. Les gardes du corps, après le terrible voyage, avaient été renvoyés et remplacés par des gardes nationaux. Les officiers de la garde nationale étaient des nobles et de hauts bourgeois, hommes de bon ton, mais aussi surveillants importuns à la famille royale. Le 7 octobre au matin, le peuple vint en foule acclamer le Roi et la reine. Le Roi et les siens se montrèrent décorés de la cocarde nationale. C'est une fête pour les Parisiens de posséder enfin leur Roi, écrivait Marat lui-même. Cependant l'Assemblée, à Versailles, hésitait sur le parti à prendre. Elle avait voté, le 6 octobre, un décret où elle déclarait le Roi et l'Assemblée nationale inséparables pendant la session. Mais les députés, même des patriotes comme Grégoire, redoutaient Paris. La Commune ayant assuré que l'ordre était rétabli et qu'elle en répondait, l'Assemblée décréta, le 12 octobre, son transfert à Paris. Le 19, elle y entra, au milieu d'un grand déploiement de troupes, et s'installa dans la salle de l'Archevêché, près de Notre-Daine, qu'elle quitta à la suite de l'effondrement des tribunes, le 9 novembre, pour la salle du Manège, hâtivement aménagée. L'état de Paris demeurait critique, malgré l'abaissement du prix du pain. Le peuple craignait la famine, criait à l'accaparement, hommes et femmes faisaient queue aux portes des boulangeries dès les premières heures du jour. Pourtant la récolte de blé avait été assez bonne ; la disette était factice, plutôt que réelle. — La crise ouvrière était aggravée par l'émigration et l'insécurité des affaires ; le chômage et la mendicité augmentaient. Les ateliers de charité ne pouvaient recevoir tous les ouvriers sans travail. Des attroupements se formaient. Des émeutes de la faim étaient à redouter dans cette ville de 600.000 habitants. Pour maintenir l'ordre, le Conseil général de la Commune avait à sa disposition la garde nationale, soit 30.000 hommes et 1.000 officiers : 24.000 hommes composant les compagnies non soldées, de 100 hommes chacune, à raison de 4 par district ; et 6.000 hommes formant les compagnies soldées. Les compagnies non soldées comprenaient des citoyens payant 6 livres de capitation, riches bourgeois, négociants, anciens administrateurs de l'Hôtel de Ville. Les compagnies soldées étaient formées d'anciens soldats, de gardes françaises, de gardes suisses. Les corps soldés obéissaient militairement, et inspiraient des craintes aux corps non soldés, amis de la Révolution. Cette force armée faisait de son commandant général la Fayette le maitre de Paris et le soutien de la monarchie constitutionnelle. Le héros de la liberté des deux mondes restait loyalement attaché au Roi. Mais la Cour et surtout la reine s'irritaient de son air de protecteur ; sa popularité, sa générosité, son loyalisme l'appelaient à un grand rôle, mais il était médiocre, sans plan, indécis, moutonnier de caractère comme de figure. D'accord avec lui, la municipalité, présidée par Bailly, exigea de la garde nationale un service régulier, et créa, pour la délivrer de la surveillance des octrois, un corps de chasseurs soldés. D'autre part, elle s'en prit aux agitateurs ; elle fixa le nombre des colporteurs à trois cents, les commissionna, leur défendit de crier les imprimés ; elle traqua les imprimeries clandestines ; elle fit, le 8 octobre, décréter Marat de prise de corps par le tribunal du Châtelet, pour avoir, dans l'Ami du Peuple, attaqué Necker ; elle ordonna d'enlever ses planches chez l'imprimeur et ses feuilles chez le libraire. Les journalistes patriotes, Camille Desmoulins et Loustalot, invoquèrent la Déclaration des droits et prirent alors la défense de Marat ; plusieurs districts de la rive gauche de la Seine, les Prémontrés, les Petits-Augustins, les Cordeliers, qui s'étaient déjà montrés indépendants vis-à-vis de l'Hôtel de Ville, accusèrent la Commune de despotisme. La grande affaire de la Commune était de nourrir Paris. Son Comité des subsistances, qui jusque-là se pourvoyait par l'intermédiaire des frères Leleu, de Corbeil, créa à l'École Militaire et aux Invalides des établissements, mais la disette persista. Le peuple arrêta les voilures qui allaient aux Halles et distribua les farines aux boulangers. Le 20 octobre, la population du faubourg Saint-Antoine pilla des voitures de grains. Le 21 octobre, un boulanger, François, qui habitait près de Notre-Dame, ayant délivré six fournées, s'apprêtait à la septième, quand une femme qui n'avait pu se procurer du pain entre, trouve dans l'arrière-boutique trois pains rassis de quatre livres, que les garçons s'étaient réservés, en prend un, sort en criant que le boulanger a caché une partie de sa fournée ; la foule s'ameute, force la porte, découvre encore six douzaines de petits pains frais, destinés aux députés, et menace de pendre François. Des officiers du district accourent et conduisent le boulanger au Comité de police de l'Hôtel de Ville. Des voisins viennent déclarer que François fait dix fournées par jour, qu'il a souvent cédé de la farine à d'autres boulangers, et qu'il s'est toujours conduit en bon citoyen. Mais le peuple est surexcité, les femmes surtout : l'une d'elles dit au président : Vous faites toujours esquiver nos ennemis, mais votre tête aujourd'hui notas répond de la sienne. François est saisi au milieu des officiers et des gardes nationaux, tramé sur la place de Grève et pendu à la lanterne ; sa tête, mise au bout d'une pique, est promenée par les rues. Le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Marceau veulent s'unir pour faire baisser le prix du pain. Alors Bailly, au nom de la Commune, sollicite de l'Assemblée un décret contre les attroupements. La loi martiale, combattue par Robespierre, qui craint que la Commune ne s'en serve pour étouffer la liberté, soutenue par Mirabeau, est votée immédiatement : dès qu'il se formera des attroupements, un drapeau rouge sera suspendu à la principale fenêtre de l'Hôtel de Ville et des drapeaux rouges seront portés clans toutes les rues et carrefours. A ce signal, tous attroupements, avec ou sans armes, deviendront criminels, et devront être dissipés par la force. Trois sommations seront faites ; si elles restent sans effet, la municipalité ordonnera à la garde nationale et aux troupes réquisitionnées de faire feu ; les instigateurs de la sédition seront condamnés à mort. Le décret était exécutoire dans toute la France. Le danger d'anarchie était si grand que les journaux patriotes, même les Révolutions de Paris, ne désapprouvèrent pas cette loi terrible et nécessaire, portée plutôt contre la faim que contre le peuple. Seul Marat, l'Ami du Peuple, la réprouva, parce qu'elle venait de donner le dernier coup de mort au parti patriotique et d'étouffer la liberté dans son berceau. Des districts de Paris, les uns, comme les Minimes, l'accueillirent bien ; les autres l'attaquèrent : le district de la Trinité, considérant que le peuple a plus besoin de secours que d'être menacé de l'exécution d'une loi qui force les citoyens à s'armer contre les citoyens, envoya des commissaires à l'Assemblée pour en réclamer le retrait. La crise parisienne touchait à sa fin. La ville étant mieux approvisionnée, le prix du pain baissa : les queues disparurent de la porte des boulangers à partir du 8 novembre. La tranquillité se rétablissait. Dans les provinces, malgré une récolte assez bonne et d'abondantes importations des pays du Nord, la crise continuait. Le peuple, à son habitude, s'opposait souvent à la circulation des grains. Les ports de Bretagne ne recevaient plus de blé de l'intérieur du pays ou, s'ils en recevaient, ils refusaient d'en expédier dans les provinces de Guyenne et de Provence, qui en manquaient. Le Roussillon ne voulait pas fournir à la subsistance du Languedoc, ni la Bourgogne à celle du Lyonnais ; le Dauphiné gardait jalousement ses grains : la Haute-Normandie faisait de même. Aucune loi ne pouvait corriger ces mœurs ; il aurait fallu que les provinces renonçassent à leur égoïsme et que les transports devinssent plus rapides ; mais ce n'était pas l'ouvrage d'un jour. Les importations de grains étrangers vinrent heureusement améliorer un peu la situation. L'Assemblée ne manquait pas d'autres soucis. Le Trésor était vide ; il ne pouvait se remplir, les impôts n'étant plus payés, et les deux emprunts de 30 et de 80 millions ayant misérablement échoué au mois d'août. La contribution patriotique du quart des revenus de chaque citoyen, si éloquemment réclamée par Mirabeau afin d'éviter la hideuse banqueroute, et décrétée en septembre, ne rapporta que des sommes insuffisantes. Le déficit légué par l'ancien régime s'accroissait de jour en jour. La politique financière de Necker, que suivait l'Assemblée, était faite d'expédients : emprunts divers ; conversion de la Caisse d'Escompte en Banque nationale, en vue de lui permettre de prêter à la nation l'argent nécessaire, etc. C'est alors qu'apparut la nécessité de grandes mesures révolutionnaires, comme la vente des biens nationaux et l'émission des assignats. A la fin de l'année 1789, la crise économique menaçait l'œuvre de la Révolution. Il fallait à tout prix trouver du pain et de l'argent. II. — RÉSISTANCES DU CLERGÉ, DES ÉTATS PROVINCIAUX ET DES PARLEMENTS. C'EST au milieu de ces difficultés et de ces dangers que l'Assemblée travaillait à substituer à l'ancien régime le régime nouveau. En octobre 1789, la Révolution est faite en principe : des décrets ont été rendus depuis le mois d'août : mais ils ne sont pas meure appliqués. Les anciennes institutions sont condamnées, et pourtant elles subsistent ; bien mieux, l'Assemblée en prolonge provisoirement l'existence. Toute l'ancienne organisation administrative, judiciaire, ecclésiastique, militaire, est encore debout. Les intendants demeurent, bien affaiblis, il est vrai ; parfois, comme en Bretagne et en Bourgogne, ils ont fui avant 1789 ou au début de la Révolution ; mais les subdélégués sont restés, et, dans les pays d'États, les commissions intermédiaires continuent à fonctionner. Les Parlements, les tribunaux vivent encore, et vivront même quelque temps après le décret sur l'organisation judiciaire de juillet 1790 ; les justices prévôtales elles-mêmes fonctionnent en novembre 1789 ; des tribunaux d'ancien régime siégeront jusqu'à la fin de l'année 1790. C'est un tribunal d'ancien régime, le Chatelet, qui, en attendant la création d'une Haute Cour, est chargé par l'Assemblée, le 21 octobre, malgré Robespierre, et à la grande indignation des journaux patriotes, de juger en dernier ressort les prévenus des crimes de lèse-nation ; il est vrai que les patriotes s'y étaient assuré des auxiliaires. Enfin, le clergé, l'armée, n'ont pas encore été touchés par la réforme. et, tout affaiblis qu'ils sont par des dissensions intestines, restent puissants[1]. L'Ancien régime subsiste donc en grande partie ; le fait contredit le droit et dément les promesses les plus solennelles. Comment le peuple se soumettrait-il à des institutions condamnées, déclarées odieuses et vexatoires ? Il ne comprend pas. Il a hôte de jouir du régime de demain. 11 refuse de payer droits seigneuriaux, dîmes et impôts. Il s'attaque aux tribunaux, aux cours prévôtales surtout. Il veut goûter le plaisir seigneurial de la chasse. Il envahit les forêts domaniales, et les ravage. Il arrête` les voitures de grains ; craignant de mourir de faim, il n'obéit ni aux autorités anciennes, qu'il ne reconnaît plus, ni aux nouvelles, spontanément installées au mois de juillet 1789, sans titre légal et sans force. De leur côté, les administrations d'ancien régime — ministres, intendants, subdélégués —, les tribunaux, les privilégiés résistent tant qu'ils peuvent aux lois nouvelles. — L'Assemblée, placée entre l'impatience des uns et l'hostilité des autres, désobéie presque partout, travaille avec une activité surprenante ; mais son œuvre de réforme est ralentie par l'opposition qu'elle rencontre en elle-même et au dehors. Le clergé — le haut clergé surtout — se défend de toute la force de son autorité, de ses richesses et de son prestige. Dans l'Assemblée, il s'efforce, avec une habileté et une ténacité extraordinaires, d'empêcher la nationalisation des biens ecclésiastiques, qui sera décrétée le novembre. Dans les provinces, il dirige la protestation. Le 14 septembre, l'évêque de Tréguier, le Mintier, dans un mandement, attaque avec violence les principes iniques de la Déclaration des droits, la liberté de penser et d'écrire et la tolérance religieuse. Vénérables cultivateurs, dit-il, n'est-ce pas à l'accord de votre noblesse et de votre clergé que vous devez votre félicité ? Ces systèmes d'égalité dans les rangs et dans la fortune ne sont que des chimères. Si aujourd'hui on envahit les propriétés des premiers ordres de l'État, qui vous garantit les vôtres pour l'avenir ? Quelques jours après, sont publiés des manifestes analogues dans les diocèses de Toulouse et d'Auch. — Le haut clergé alsacien, particulièrement le prince-évêque de Strasbourg, cardinal de Rohan, entreprend cette résistance opiniâtre à l'Assemblée, qui s'exaspérera après la vente des biens ecclésiastiques et la Constitution civile du clergé. Au même moment, les privilégiés, attachés aux libertés de leur province, jaloux de l'autorité et du prestige de l'Assemblée et irrités de ses réformes, essaient de lui opposer les états provinciaux. Dans le Dauphiné, berceau de la Révolution, le 11 octobre, à l'instigation de Mounier, la Commission intermédiaire des États, composée surtout de membres du Parlement de Grenoble, convoque les états de son propre chef. Mais cet acte provoque à Grenoble, Valence, Saint-Marcellin une vive protestation et une explosion d'enthousiasme à l'adresse de l'Assemblée nationale. Les membres de la Commission intermédiaire, intimidés par cette manifestation à laquelle ils ne s'attendaient pas, ajournent au 14 décembre la réunion convoquée pour le 2 novembre. Mais l'Assemblée nationale interdit, le 16 octobre, toute convocation d'assemblées par ordres et d'assemblées de provinces. Son autorité fut assez forte pour imposer l'obéissance. Les organisateurs de la résistance se soumettent ; leur chef, Mounier, émigre en Suisse. Les privilégiés des antres pays d'états (Languedoc, Bretagne, etc.) protestent à leur tour contre le nouveau régime. A Toulouse, se réunissent 80 parlementaires et 90 nobles. La noblesse de la sénéchaussée attaque, le 16 octobre, le projet de division géométrique du royaume et l'abolition des droits de la province, et réclame le maintien du Languedoc dans son intégrité. En Bretagne, les nobles, les parlementaires, le haut clergé, privés, par leur faute, de députés à l'Assemblée nationale[2], protestent au nom des traditions et des actes de réunion de la province à la Couronne, et déclarent qu'aucune loi n'est valable en Bretagne sans le consentement des états bretons. En Cambrésis, les membres des états, ecclésiastiques surtout, désavouent les députés de Cambrésis, qui ont voté les lois sur le clergé, demandent à en nommer d'autres, et attaquent le décret sur les biens ecclésiastiques, qui, disent-ils, anéantit le privilège des provinces belgiques. Ces retours offensifs de l'esprit particulariste des provinces et des privilégiés ne prévalurent pas contre l'esprit national que représentait l'Assemblée. En même temps, les magistrats de toutes les cours de justice, menacés, profitent de leur maintien provisoire pour créer des obstacles à l'Assemblée. Ils s'abstiennent de publier les décrets qui leur sont envoyés. L'Assemblée riposte en décrétant que les membres des cours et tribunaux qui n'auront pas publié dans les huit jours les lois sanctionnées et envoyées par le Roi seront poursuivis comme prévaricateurs dans leurs fonctions et coupables de forfaiture, et que les dénonciations portées contre eux seront remises au Comité des recherches qui lui en rendra compte. Les cours prévôtales des maréchaussées continuaient de juger suivant une procédure cruelle, en dépit d'un décret de l'Assemblée du 8 octobre ; sur la proposition de Mirabeau et de Barnave, l'Assemblée décréta qu'il serait sursis à l'exécution des jugements et arrêts des cours et tribunaux rendus dans la forme ancienne... On était en novembre, et les Parlements allaient rentrer de vacances. Alexandre Lameth, Thouret, le due de la Rochefoucauld proposèrent de les y laisser. Ils reconnaissaient les services que ces corps avaient rendus contre le despotisme ministériel ; mais ils les trouvaient dangereux pour les nouvelles assemblées municipales et provinciales. — Tant que les Parlements conserveront leur ancienne existence, dit Lameth, les amis de la liberté ne seront pas sans crainte et ses ennemis sans espérance.... Tous les Parlementaires sont arrivés à la magistrature par l'hérédité et la vénalité ; tous sont d'anciens privilégiés que je ne crois pas parfaitement convertis. L'Assemblée décréta, le 3 novembre, que les Parlements resteraient tous en vacances, et les Chambres de vacation, en fonctions. Alors de toutes les parties du royaume s'élèvent les protestations. Le 5 novembre, la Chambre de vacation de Paris réprouve la transcription obligatoire du décret. Le 6, la Chambre de Rouen enregistre le décret, mais déclare nulle cette transcription. Clermont-Tonnerre et Barnave qualifient cette révolte de crime de lèse-nation, demandent et obtiennent le renvoi de l'affaire au Châtelet, chargé de juger provisoirement ces crimes, malgré les supplications et les larmes de Lambert de Frondeville, député et président du Parlement de Rouen ; et l'Assemblée prie le Roi de nommer une nouvelle Chambre de vacation, formée d'autres membres du Parlement de Rouen. — La Chambre de Metz, croyant ne pas reconnaître dans le décret de l'Assemblée nationale du 3, et dans la sanction du Roi qui y est jointe, le caractère de liberté nécessaire pour rendre les lois obligatoires, proteste, mais se résigne à enregistrer le décret, en déclarant ne le faire que provisoirement et pour prévenir de plus grands maux. L'Assemblée mande les magistrats messins à sa barre ; aussitôt ils se soumettent et sont dispensés de comparaître. — La Chambre de Rennes refuse net d'enregistrer le décret. L'Assemblée mande le président la Houssaye. Comment, lui dit le président de l'Assemblée, des magistrats ont-ils cessé de donner l'exemple de l'obéissance ? Parlez.... Hardiment, la Houssaye défend les privilèges du Parlement et des États, invoque le traité de réunion à la France, et même les Cahiers bretons qui ont réclamé le maintien des libertés de la Bretagne et la nécessité du consentement de la province à toutes modifications législatives. Nous ne pouvons enregistrer la loi de l'Assemblée ni toutes celles qui renversent également les droits de la province, droits au maintien desquels notre serment nous oblige de veiller et dont il n'est pas en notre pouvoir de consentir l'anéantissement. L'Assemblée, indulgente, se contente d'établir une nouvelle Chambre de vacation ; mais les magistrats bretons s'entêtent et l'Assemblée est contrainte, en février, de les punir en les privant de leurs droits de citoyen actif. — Le Parlement de Bordeaux attendit, pour protester, les pillages de châteaux dans le Quercy et le Périgord, dont il rejeta toute la responsabilité sur les décrets. L'Assemblée se contenta d'improuver l'arrêt. Elle n'avait plus rien à redouter des grandes robes : les municipalités étaient déjà établies, et les administrations de département près de l'être. La suppression des Parlements fut décrétée après l'établissement du nouvel ordre judiciaire, les 6 et 7 septembre 1790. Ces grands corps, dont l'origine se confondait presque avec celle de la Royauté capétienne, qui avaient si souvent gêné l'action de l'autorité royale et, en la discréditant, contribué à la Révolution, furent, supprimés par un simple article de loi. Ce que la Royauté avait vainement essayé au XVIIIe siècle, la Nation l'accomplit, sans que los protestations de ces établissements vénérables éveillassent le moindre écho dans l'opinion. Le 14 octobre, le Parlement de Paris protesta avec indignation contre les actes d'une Assemblée illégalement constituée ; mais cette grande voix d'autrefois se perdit dans le vide. III. — LE MINISTÈRE. L'OPPOSITION DE MIRABEAU. DANS le désordre du royaume, les ministres étaient impuissants ; les révolutionnaires les accusaient de rester passifs et de laisser libre jeu à l'anarchie pour démontrer la nécessité d'un retour à l'ancien système. Divisés entre eux — de la Luzerne, resté seul de l'ancien Conseil, et le garde des Sceaux Champion de Cicé ne pouvaient s'entendre avec Necker, — ils étaient d'accord contre l'Assemblée, qui sans cesse les mandait, leur reprochait de ne pas envoyer régulièrement les décrets aux autorités, empiétait sur leurs pouvoirs par ses nombreux comités. Necker, en septembre, ne lui pardonnait pas d'avoir fait échouer ses projets d'emprunt, en les modifiant. Son autorité, si grande en juillet, était ruinée en novembre. Mirabeau, dont il avait deux fois refusé le concours, ne le traitait plus que d'égoïste et de médiocre, et, dans le ministre que la nation avait invoqué comme une Providence, il ne voulait plus voir qu'un misérable charlatan qui avait mis le trône et la France à deux doigts de leur perte. Pour le contraindre à quitter le pouvoir, il s'efforçait de le discréditer et de le désespérer. Mais comment Mirabeau, dont les désordres avaient défrayé la chronique scandaleuse de toute l'Europe, qui aux yeux du peuple symbolisait la résistance audacieuse à la Royauté, et que l'on accusait même d'avoir fomenté l'émeute du 6 octobre, pourrait-il devenir jamais le ministre de Louis XVI ? Il mit en œuvre toutes les ressources et les séductions de son esprit. Après avoir lancé la Révolution, il songeait à l'arrêter ; il se trouvait maintenant plus près de Malouet que de Sieyès et de Thouret. Le 15 octobre, Mirabeau exposait son plan de gouvernement dans un mémoire qu'il faisait remettre à Monsieur, comte de Provence, par son ami le comte de la Marck, prince d'Arenberg, un Belge libéral, grand propriétaire en France et député à l'Assemblée. Il y disait : Le seul moyen de sauver l'État et la Constitution naissante est de placer le Roi dans une position qui lui permette de se coaliser à l'instant avec ses peuples. Il attaquait Paris, ville de luxe et de spéculation, perdue, si on ne la ramène pas à l'ordre, si on ne la contraint pas à la modération. Il ne voyait de salut que dans les provinces, et conseillait au Roi de s'y retirer : non pas à Metz ou sur la frontière — ce serait déclarer la guerre à la nation, et abdiquer le trône, — mais à Rouen, pour se coaliser avec les provinces de l'Ouest, remplies de nobles et de prêtres. Le Roi déclarerait dans une proclama lion qu'il n'était pas libre à Paris, et en appellerait à son peuple. Il lutterait de popularité avec l'Assemblée. Il la discréditerait par une politique de surenchère, la blâmerait de n'avoir pas encore dama les Parlements et de n'avoir pas toujours rendu des décrets assez avantageux au peuple, lui enlèverait le cœur des Parisiens en portant par la Seine l'abondance dans la capitale. Ce serait l'indivisibilité du monarque et du peuple, une démocratie royale. C'était une politique machiavélique, difficile à suivre et périlleuse. Qu'adviendrait-il du monarque quand il se trouverait en tète à tète avec la démocratie de Paris et des provinces ? Cette politique, le Roi et la reine étaient incapables de la comprendre. Ensuite Mirabeau recommandait Monsieur : Que le Roi, disait-il, s'annonce de bonne foi pour adhérer à la Révolution, à la seule condition d'en être le chef et le modérateur, qu'il oppose à l'égoïsme de ses ministres un représentant de sa famille dispersée, qui ne soit pas lui, parce que son métier de roi est et doit être exclusif de l'esprit de famille... aussitôt l'on verra la confiance ou du moins l'espoir renaître... Ce représentant était Monsieur, le seul prince qui ne fût pas regardé comme ennemi de la Nation. Le Roi aurait-il à moitié abdiqué entre les mains de son frère et de Mirabeau ? C'est peu probable. D'ailleurs, il semble bien que Monsieur ne lui remit pas le mémoire qui lui était destiné. En même temps, Mirabeau essaya de s'entendre avec la Fayette. En octobre, il eut des conférences avec lui et les Lameth chez Mme Daragon, sa nièce, à Passy. D'abord la Fayette lui offrit l'ambassade de Constantinople pour qu'il pût remettre ses affaires en état ; il refusa. La Fayette sembla disposé à se concerter avec lui pour renverser Necker, et il lui envoyait ou lui promettait de l'argent ; mais il se demanda bientôt ce qu'il gagnerait à entrer dans un ministère où il serait au second plan. Chef de la garde nationale, gardien de la famille royale, n'était-il pas maitre de Paris et du royaume ? Une fois ministre, il serait obligé de déposer son commandement. Et puis, ne se compromettrait-il pas en la compagnie de Mirabeau ? Le passé de Mirabeau n'est pas oublié. Sa situation financière est mauvaise ; à ses créanciers qui le harcèlent, il répond : Repassez quand je serai ministre. On l'admire, on ne l'estime pas. Une alliance avec lui, c'est, presque un acte immoral. Finalement la Fayette se résigna au maintien de Necker, mais sans rompre avec Mirabeau, envers qui il s'était trop engagé. Il demeurait dans son indécision coutumière. Mirabeau n'en persista pas moins dans son dessein. Le 5 novembre, il commença l'attaque. Au nom des citoyens de Marseille, il se plaignit que, dans l'instruction judiciaire sur les désordres qui s'étaient produits dans cette ville, on n'eût pas appliqué les nouvelles lois criminelles. Les ministres, dit-il, chercheraient-ils encore des détours ? Voudraient-ils rendre nuls vos décrets en ne s'occupant qu'avec lenteur de leur exécution ? Le 6, l'Assemblée discutait sur les finances et les subsistances. Mirabeau attaqua la Caisse d'escompte, création de Turgot, chère aux économistes et à Necker, qui, ayant émis trop de bons, ne pouvait plus faire face à ses engagements, et proposa de la remplacer par une Caisse nationale ; puis il s'en prit à la politique de Necker sur les subsistances ; enfin, démasquant ses batteries, il demanda que les ministres eussent voix consultative à l'Assemblée. Jamais, dit-il, depuis que le Parlement anglais existe, il ne s'est élevé une motion qui tendit à en exclure les ministres du roi. Au contraire, la Nation considère leur présence non seulement comme absolument nécessaire, mais comme un de ses grands privilèges. Elle exerce ainsi sur tous les actes du pouvoir exécutif un contrôle plus important que toute autre responsabilité. C'était un plan de gouvernement parlementaire. Mais les propositions sur la Caisse d'escompte et les subsistances furent ajournées, et la discussion de la troisième fut remise au lendemain. Le ministre profila de ce délai. Le garde des Sceaux, Champion de Cicé, jusqu'alors hostile à Necker, se réconcilia avec lui par peur de Mirabeau : il réussit à mettre clans ses intérêts des députés de gauche et de droite, jaloux du grand tribun. Le 7 novembre, le Chapelier, Clermont-Tonnerre et de
Beaumetz, invoquant l'exemple de l'Angleterre, se prononcèrent pour
l'admission des ministres à l'Assemblée avec voix consultative. Montlosier,
de la droite, riposta, ayant l'air de n'attaquer que les ministres du jour
pour mieux atteindre ceux du lendemain. Lanjuinais, de la gauche, déchira
tous les voiles. Si, dit-il, un génie éloquent peut entraîner l'Assemblée quand il
n'est que l'égal de tous les membres, que serait-ce s'il joignait à
l'éloquence l'autorité d'un ministre ? Alors Mirabeau proposa
ironiquement de borner l'exclusion à deux membres, Lanjuinais et lui, mais
toute son éloquence t'ut impuissante à modifier les dispositions de
l'Assemblée. Il fut décrété qu'aucun député ne pourrait obtenir aucune place de ministre pendant la session de
l'Assemblée actuelle. Le rêve de Mirabeau s'évanouissait. C'en était
fait du projet du gouvernement parlementaire. Voilà, disait le Courrier de
Provence, journal de Mirabeau, voilà entre le gouvernement et l'Assemblée un concert bien établi, une intelligence bien facilitée !
Necker resta détesté de la Cour, peu aimé de l'Assemblée, les flattant tour à
tour ; au fond, le ministre malgré tout le monde.
Il n'était plus soutenu que par l'opinion des provinces. Ainsi se
perpétuèrent la défiance entre les deux pouvoirs, l'inexécution des décrets,
les conflits incessants. Le Roi, prisonnier de Paris, ne pouvant plus se livrer à la chasse, s'ennuie et marque souvent sur son journal : Rien. Les événements semblent le laisser impassible. Quand on parle d'affaires à cet être inerte, disait Montmorin, il semble qu'on lui parle de choses relatives à l'empereur de Chine. Entouré de ministres irrésolus, désunis et en qui il n'a pas confiance, il devient de plus en plus timide. Il ne conçoit aucun plan de conduite, Il fuit les responsabilités. Est-il embarrassé par une question, il ne cherche qu'à l'ajourner. Par moment il songe à fuir ; puis il semble s'habituer peu à peu au nouvel ordre de choses ; ensuite, après certains actes de vigueur de l'Assemblée, il reprend ses plans d'évasion ; si bien qu'il est toujours entre deux projets de fuite. Il ne cessera de prêter à l'Assemblée serment sur serment, de réclamer sa confiance, répétant avec insistance qu'il y compte, qu'il la mérite : ces paroles, sincères d'abord peut-être, accueillies avec enthousiasme, les conseils de son entourage les lui feront vite oublier. Il s'est toujours montré bon, franc, courageux. Dans les Journées de juillet et d'octobre il est resté calme. La peur lui est inconnue, comme tout sentiment un peu vif. Mais il n'a pas le courage d'affronter ouvertement la lutte. Ou lui suggère de se défendre par la ruse ; peu à peu, l'influence des circonstances et de ses conseillers le conduira jusqu'à la perfidie et au parjure. Sans doute, en lui-même, il trouve de quoi se justifier. Roi et chrétien, il pense qu'envers des sujets révoltés contre leur Roi et leur Dieu. il n'est point de serment qui lie. Les nobles et les prêtres le lui répètent ; le pape lui-même lui écrira solennellement que son devoir de chrétien est supérieur à tout autre, et il en sera convaincu. Son éducation première, son passé, le passé de la monarchie, son entourage, sa mollesse l'empêcheront de devenir ce que la nation aurait voulu qu'il fût : le restaurateur de la liberté française. Marie-Antoinette est plus empressée que personne à lui conseiller la méfiance à l'égard de son peuple, la ruse avec l'Assemblée, la résistance inerte. Quand elle lui parle, écrit Besenval, dans les yeux et dans le maintien du Roi il se manifeste eue action, un empressement que rarement la maîtresse la plus chérie fait naître. Incapable de comprendre la gravité du moment, elle n'agit que par caprice, par vanité blessée. Elle refusera des concours précieux, comme celui de la Fayette ; entre deux maux, elle finira par choisir le pire. Monsieur, comte de Provence, cache sous des dehors brillants une ambition et un égoïsme féroces. Il se voit déjà premier ministre, lieutenant général du royaume, roi peut-être. Mirabeau s'efforce de le modérer : Calmez, lui écrivait-il vers la fin de 1789, calmez, je vous en conjure, une impatience qui perdra tout. C'est précisément parce que votre naissance vous a placé si près du trône qu'il vous est difficile de franchir la seule marche qui vous en sépare. Nous ne sommes ni en Orient ni en Russie pour traiter les choses si lestement.... En France on ne se soumettrait pas à une révolution de sérail. — Le comte d'Artois est à la tète des nobles émigrés. à Turin. C'est la contre-révolution à l'étranger. — Le duc d'Orléans, en exil à Londres, est à moitié abandonné de ses partisans, et complètement par Mirabeau, lequel ne s'attarde pas auprès des puissances déchues et vient de passer au service de Monsieur. Les factions de Monsieur, du comte d'Artois et du duc d'Orléans, qui suivent des politiques différentes, gênent l'action royale. La Cour est pleine d'illusions. Elle s'imagine qu'elle va recouvrer bientôt toute son autorité. Elle applaudit aux réformes qui affaiblissent ou abolissent les parlements, les états provinciaux, les corps privilégiés, tous les obstacles opposés au pouvoir royal, accumulés par la structure politique et sociale de l'ancien régime. Que le Roi se délivre de l'Assemblée, et celle-ci n'aura travaillé que pour lui. Aussi la Cour ne pense-t-elle qu'à déconsidérer l'Assemblée ; clans les Actes des Apôtres et l'Ami du Roi, elle fait attaquer, par des pamphlétaires et des journalistes à sa solde, les décrets, les projets de Constitution et les députés patriotes, Mirabeau tout le premier. Les patriotes sont sur le qui-vive. Le 20 octobre, un témoin perspicace, Mme Roland, écrivait de Lyon : Les aristocrates ne paraissent point battus, comme après le 14 juillet ; on croit qu'il se trame encore quelque infamie. L'Assemblée craint la Cour et les ministres, à qui elle attribue une force plus grande qu'elle n'est en réalité : en décembre, elle donne aux municipalités qui vont s'organiser le droit de requérir les gardes nationales et les troupes de ligne ; elle commence à enlever au Roi la force militaire pour la remettre à la Nation. En décembre, la Cour pense à fuir à Metz, où commande le marquis de Bouillé, qui lui est tout dévoué, et d'où elle pourra s'entendre avec les souverains étrangers. Un plan d'évasion est préparé. Puis, coup de théâtre : le 24 décembre au soir, le marquis de Favras, ancien capitaine des gardes suisses de Monsieur, est arrêté, pour crime de lèse-nation. Son projet était, disait-on, d'assassiner Bailly, la Fayette et Necker, d'enlever le Roi et la reine, et de les conduire à Metz. pour revenir en forces à Péronne, d'où le Roi aurait dissous l'Assemblée et convoqué de nouveaux États généraux. On assurait que Monsieur était complice. Favras était allé demander pour lui à deux banquiers des sommes considérables. Le premier avait refusé ; le second, Chomel, avait consenti ; mais, patriote et soupçonneux. il avait averti la Fayette qui, au moment où Favras touchait le premier versement promis, l'avait fait arrêter. Sur Favras fut trouvée une lettre de Monsieur. La Fayette alla la montrer à Monsieur, lui dit généreusement qu'elle n'était connue que de lui et de Bailly, et qu'il n'était pas compromis. Mais Monsieur, qui se sentait soupçonné, se décida, sur les conseils de Mirabeau, à une démarche solennelle auprès de la municipalité. Dans un discours préparé par Mirabeau, il l'appela avec complaisance son rôle libéral à l'Assemblée des notables, en 1788, et se présenta comme un ami invariable du peuple. Les bourgeois de l'Hôtel de Ville furent surpris et flattés qu'un frère du Roi vint, comme un simple citoyen, se justifier devant eux. Bailly le félicita du nouvel exemple d'égalité civile et de patriotisme qu'il venait de donner, en se confondant avec les représentants de la Commune. Mirabeau, content de son élève, écrivait à son ami la Marck : Le succès du discours, qu'encore on a gâté, a été énorme. Si Monsieur sait suivre cette ligne, il va prendre le plus grand ascendant et être premier ministre par le fait. Mais Monsieur n'osa pas. La reine le cajole et le déjoue, écrivait encore Mirabeau : elle le traite comme un petit poulet qu'on aime bien à caresser à travers les barreaux d'une mue, mais que l'on se garde d'en laisser sortir ; et lui se laisse traiter ainsi. Désespérant de lui, comme du duc d'Orléans, Mirabeau l'abandonna. Favras fut déféré au Châtelet. Ce tribunal venait. à la grande indignation du peuple, d'acquitter Besenval, qui avait commandé l'armée de Paris au 14 juillet, et le fermier général Angeard, accusé d'avoir préparé, en octobre, la fuite du Roi à Metz. Il fallait une victime. Le lieutenant civil. Talon, ami de la Cour, après avoir reçu les aveux de Favras, lui persuada qu'il ne pouvait être sauvé, et l'exhorta à mourir en silence. Favras se résigna et l'ut condamné à mort. Le 19 février, au moment de marcher au supplice, il demanda si la désignation de ses complices pourrait changer son sort ; comme il ne recevait pas de réponse, il dit : En ce cas, je mourrai avec mon secret. Il fut conduit devant Notre-Dame pour l'amende honorable, puis sur la place de Grève, pour y être pendu. Au milieu des insultes et des cris répétés de : Saute, marquis, il mourut avec courage. Favras n'était qu'un instrument ; les vrais coupables étaient placés trop haut. Monsieur l'abandonna lâchement. Pour regagner l'opinion, le Roi, sur le conseil de ses ministres, se prêta à une démarche spontanée, qui lui rendrait, la confiance de la Nation. Le 4 février, il alla à l'Assemblée, qui l'accueillit, étonnée et empressée. D'une voix ferme, il recommanda l'union et la concorde, invita tous les Français à donner une adhésion de cœur à la Constitution et se déclara prêt à la défendre et à la maintenir. Il adjura l'Assemblée de s'occuper avec sagesse et avec ardeur de l'affermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans ni aucune considération au dehors. Nulle défiance, dit-il aux députés, ne peut raisonnablement vous rester. Puis il leur demanda de se joindre à lui pour arrêter les troubles qui se multipliaient dans les campagnes contre les seigneurs. Éclairez, ajouta-t-il, sur ses véritables intérêts le peuple qu'on égare, ce bon peuple qui m'est si cher, et dont on m'assure que je suis aimé quand on vient me consoler de mes peines. Et il termina : Puisse cette journée, où votre monarque vient s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime, être une époque mémorable dans l'histoire de cet empire !... Ne professons tous, à compter de ce jour, ne professons tous, je vous en donne l'exemple, qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté, l'attachement à la Constitution et le désir ardent de la paix, du bonheur et de la prospérité de la Nation. Des cris répétés de Vive le Roi ! lui répondirent. Sur la proposition du vieux député breton Goupil de Prefelne, tous les députés prêtèrent serment d'être fidèles à la Nation, à la Loi et, au Roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le Roi. Un des rares opposants, le colonel vicomte de Mirabeau, s'écria, furieux, en sortant de la salle : Quand un roi brise son sceptre, son serviteur peut briser son épée, et il la brisa. Et, en effet, par ce serment solennel, que bientôt allaient prêter tous les fonctionnaires publics, le Roi de l'ancien régime avait brisé son sceptre. L'accord entre le Roi et l'Assemblée n'était qu'apparent. Le Roi fut vite ressaisi par ses conseillers. Le complot de Favras lit croire à d'autres : on se sentait enveloppé d'intrigues : les pamphlets et les journaux précisaient et exaspéraient ces soupçons. IV. — L'ÉCHEC DE LA CONTRE-RÉVOLUTION (AVRIL-JUILLET 1790). LES aristocrates, — les Noirs, ainsi les appelaient les patriotes, parce qu'ils étaient conduits par le clergé, — considéraient avec joie certains symptômes. L'esprit public n'avait plus l'enthousiasme de juillet 1789, et les journaux patriotes le constataient amèrement. La lenteur des réformes, le resserrement de l'argent, le chômage, la cherté de la vie et l'accroissement de la misère impatientaient le peuple. La crise économique, les jacqueries, qui reprirent en février et mars, en Bretagne, clans le Sud-Ouest et le Centre, inquiétaient beaucoup de bourgeois qui avaient applaudi au début de la Révolution, Ils commençaient à se tourner vers le côté droit, comme l'avaient fait, en octobre 1789, Mounier, député de Grenoble, et Türckheim, de Strasbourg. Les banquiers, qui redoutaient la suppression de la Caisse d'escompte, de gros négociants, ceux, en particulier, qui faisaient le commerce des grains, et que gênaient dans leurs opérations les achats de l'État et des municipalités, passaient à la contre-révolution. Il en était de même de beaucoup de fonctionnaires : gabelous, au nombre de 40000, que l'abolition de la gabelle mettait sur le pavé, juges royaux et seigneuriaux, procureurs, huissiers, clercs, dépossédés par la réforme judiciaire. Enfin, dans le peuple même, les aristocrates trouvaient des auxiliaires ; les grands fabricants, aristocrates ou modérés, agissaient sur leurs ouvriers. Dans les villes du Midi, comme Montauban, où catholiques et protestants allaient être aux prises, les patrons catholiques disposaient de leurs ouvriers catholiques. Les aristocrates ne combattent pas encore à visage découvert. Ils cherchent à se rendre populaires, entrent dans les associations de bienfaisance et distribuent de l'argent et du pain. Dans les libelles, qu'ils font circuler à profusion, dans Ouvre : donc les yeux, toute la Révolution est attaquée, et le Roi est invité à dissoudre l'Assemblée. Ils sèment des bruits d'accaparement ; ils s'évertuent à expliquer au peuple qu'il était bien plus heureux sous Louis XIV ; l'excitent à exiger partout la taxation du pain et de la viande ; l'engagent, par exemple en Béarn, à refuser la contribution patriotique du quart ; propagent la contre-révolution dans les garnisons, où ils répandent l'Avis aux troupes françaises ; poussent à la banqueroute, et se félicitent de l'anarchie, accrue par l'inaction des ministres, qui, pensent-ils, travaillent pour eux. Ils tirent profit des lenteurs inévitables de l'Assemblée, de l'impatience des patriotes, et des troubles. Mais ils ne réussissent pas à séduire le peuple ; les journaux patriotes lui dénoncent leurs intrigues et le détournent d'eux, en annonçant comme suites infaillibles de leurs entreprises la banqueroute, la guerre civile et même la guerre sociale. L'Assemblée avait, en mars, remis au Roi le droit de nommer des commissaires, qui se rendraient dans les départements ; pour convoquer les assemblées primaires et former les assemblées électorales chargées d'élire les administrateurs de département et de district. Le Roi et les ministres Champion de Cicé et de Saint-Priest choisirent surtout des aristocrates, qui devaient faire élire non des administrateurs, mais des députes qui remplaceraient ceux de l'Assemblée. Le gouvernement espérait que la majorité des Constituants se retirerait, — en quoi il était mal informé par le côté droit — et, sans doute, une fois l'Assemblée dissoute, le Roi se garderait d'en convoquer une nouvelle. Mais l'Assemblée fut avertie par des patriotes qui, jusque dans les ministères et à la Cour, surveillaient les actes du gouvernement ; elle dénonça ce plan le 29 mars, par les voix de Charles Lameth, de Rabaut et de Robespierre, et régla et limita les pouvoirs des commissaires, qui expireraient le jour même de la clôture des élections des administrateurs. Beaucoup de villes et de départements, informés, refusèrent de reconnaître les commissaires du Roi. A ces manœuvres l'Assemblée répondit par un coup qui fut très sensible aux gens de Cour. Le 1er avril, malgré l'opposition de Necker, le Comité des pensions publia en partie le Livre rouge. Ce fut une révélation. Ou sut enfin à qui allait une grande partie des fonds de l'État : princes, princesses, courtisans, secrétaires d'État, en fonctions ou non, anciens magistrats et officiers. Les frères du Roi avaient reçu, de 1782 à 1787, en cinq ans, 28.364.000 livres ; Polignac, une pension de 80.000 livres, réversible sur sa femme, et des dons moulant à des millions ; le premier président d'Aligre recevait 64 500 livres ; le rhingrave de Salm, 400.000 livres, pour faire 40.000 livres de rente viagère accordées par le Roi sur la demande de Vergennes, qui voulait attacher à la France ce prince de la rive gauche du Rhin ; le sieur de Longchamp, régisseur des postes, déjà pourvu d'un traitement de 28.000 livres, et la dame de Longchamp, 740.000 livres, pour faire 60.000 livres de rente viagère ; le fils de Saint-Priest, adjoint à son père, intendant de Languedoc, un secours de 200.000 livres pour l'aider à se libérer de ses dettes ; le comte d'Angivilliers, 100.000 livres ; la comtesse de Maurepas, 166.000 ; Sartine,.00000 ; le maréchal de Ségur, ministre de la Guerre, déjà doté de 98 622 livres de traitement et pension, avait obtenu, en 1785, 6.500 livres de pension pour onze de ses parents, et avait demandé, en 1787, un duché héréditaire. 60.000 livres de pension : on lui en accorda 30.000, etc. Gratifications, pensions, dépenses secrètes, jointes aux dépenses du Roi et de la reine, faisaient, de 1774 à 1789, un total de 228 millions. Les journaux patriotes s'indignèrent ; ils réclamèrent la publication intégrale et la diffusion du Liure rouge dans toute la France. On pourrait, disaient les Révolutions de Paris, appeler ce livre le catéchisme des amis de la Révolution. Ce fut au même moment (13 avril) que l'Assemblée refusa de déclarer le catholicisme religion de l'État, enleva au clergé l'administration des biens ecclésiastiques (14 avril) et (14 mai) ordonna la vente de 400 millions de ces biens. Les privilégiés essayèrent, le 19 avril, de reprendre leur
projet de dissolution, par un détour. Plusieurs bailliages avaient, en 1789, donné
à leurs députés un mandat limité à un an. Le côté droit de l'Assemblée
proposa de renvoyer les députés devant les électeurs. Le Chapelier déclara
que la clause limitative des mandats devait céder à la clause impérative
d'achever la Constitution, promise par les députés, et il proposa de décréter
que l'Assemblée regardait comme toujours subsistants
les pouvoirs de ceux dont les mandats porteraient une limitation quelconque.
Maury répliqua longuement. En matière de pouvoirs,
dit-il, il faut toujours remonter au titré. C'est
donc à la seule autorité de nos Cahiers que nous devons croire. Il
opposait très habilement an serment du Jeu de Paume le serment que chaque
député avait fait à ses commettants. Il protesta contre la transformation des
États généraux en une Convention nationale, libre de tout faire, — aucune assemblée de ce genre
ne s'étant jamais réunie, sauf lors de l'abdication ou de la déposition d'un
roi, comme en Angleterre, après le départ de Jacques II — ; s'efforça
d'établir l'incompatibilité d'une telle assemblée et de la Royauté, déclara
qu'il n'y avait plus alors qu'à déclarer le trône
vacant ; démontra que la Constituante n'était point une Convention nationale,
puisque aucun décret ne pouvait être exécutoire sans
la sanction libre du Roi. Puis il fit l'éloge du gouvernement anglais,
ce chef-d'œuvre de la sagesse humaine ; il
cita même la maxime de Rousseau : Toute loi que le
peuple en personne n'a point ratifiée est nulle, ce n'est point une loi
; n'hésita point à faire de la démagogie pour miner l'autorité des députés,
et dit en terminant : Respectons donc cette sainte
autorité nationale. La Nation ne nous a point autorisés à limiter les
pouvoirs qu'il lui plaisait de confier à nos successeurs. Nous ne pouvons pas
défendre aux départements assemblés de choisir de nouveaux représentants....
Veut-on éterniser nos fonctions ? Veut-on commander
le parjure ? Démeunier, rapporteur du Comité de constitution, rappela
à l'Assemblée qu'il n'y avait que cinq députations de bailliage qui eussent
leurs pouvoirs limités à un an. L'argumentation de Maury avait été si habile
que Mirabeau intervint. Il parla avec sa fougue habituelle. Dédaignant les
théories juridiques, il s'écria : On demande depuis
quand les députés du peuple sont devenus Convention nationale. Je réponds :
c'est le jour où, trouvant l'entrée de leurs séances environnée de soldats,
ils allèrent se réunir dans le premier endroit où ils purent se rassembler
pour jurer de plutôt périr que de trahir et d'abandonner le droit de la
Nation. Et, imitant Scipion, qui, accusé d'avoir violé les formes
légales, invoquait le salut de la patrie : Messieurs,
ajouta-t-il en se tournant vers le côté gauche, je
jure que vous avez sauvé la France. L'Assemblée vota le décret
interdisant aux assemblées électorales de s'occuper
de l'élection de nouveaux députés. Le 16 avril, le côté droit essaya d'empêcher la création d'assignats-monnaie qui fut proposée à ce moment-là. Cazalez et Maury s'en prirent surtout au cours forcé des assignats et dénoncèrent l'agiotage auquel ils allaient donner lieu. Thouret leur répondit que Rouen était prêt à échanger 40 millions de numéraire contre 40 millions d'assignats ; Bailly, que les commerçants de Paris demandaient une émission de 500 millions. L'Assemblée vota alors la première émission de 400 millions. Battus sur toutes les questions, les aristocrates travaillèrent à soulever le royaume an nom de la religion menacée. Nobles et prêtres du côté droit se réunissaient depuis quelques jours rue Saint-Honoré, dans l'église des Capucins. Après la publication du décret du 43 avril, déniant à la religion catholique la qualité de religion de l'État, ils rédigèrent une protestation, qui fut signée de 249 députés, et la répandirent dans toute la France. Parmi les signataires était de Virieu, qui présidait alors l'Assemblée. L'Assemblée le contraignit à descendre du fauteuil. Cette protestation, accueillie avec indignation de presque tout le royaume, provoqua des adresses de fidélité à l'Assemblée ; elle obtint un grand succès en Alsace, et surtout dans le Midi, où les haines entre catholiques et protestants n'étaient qu'assoupies. L'armée était en pleine crise. A Toulon, le 30 novembre 4789, la flotte s'était révoltée contre son chef d'Albert de Rioms et contre le major de Broglie, à la suite du renvoi de deux maîtres d'équipage ; de Rioms et plusieurs officiers avaient été emprisonnés, et la municipalité avait refusé de proclamer, pour le défendre, la loi martiale. Le 8 avril, révolte à Lille : les régiments des chasseurs de Normandie et Colonel-Général, excités par leurs chefs, de Livarot et Noyelles, et par des aristocrates qui leur avaient donné de l'argent et à boire, et placardé dans leurs quartiers des affiches : Notre Roi est prisonnier à Paris ; allons le délivrer, attaquèrent deux autres régiments de la garnison et les chassèrent de la ville ; il est vrai que, bientôt instruits des projets secrets de leurs chefs, ils emprisonnèrent Livarot. Dans les clubs et les sociétés patriotiques qui commençaient à se fonder dans les grandes villes, et où se lisaient les journaux révolutionnaires, les soldats s'enthousiasmaient pour la Révolution. Déjà émigraient des officiers aristocrates. Le Roi n'avait plus qu'une armée minée par les dissensions. L'eût-il tournée contre la Nation, elle n'aurait pas marché tout entière. Mais il n'eût pas osé. L'armée de ligne, on l'a vu, comme la garde nationale, avait été mise par l'Assemblée à la réquisition des municipalités, en général patriotes, véritables maîtresses du royaume. Enfin, officiers, bas-officiers et soldats avaient été invités à prêter serment à la Nation, à la Loi et au Roi ; et, si quelques officiers nobles étaient disposés, comme le Roi, à renier le serinent prêté à une Nation et à une Assemblée dont ils ne reconnaissaient pas les pouvoirs, les bas-officiers et les soldats se jugeaient engagés par leur parole. Ils étaient attachés à l'Assemblée par la reconnaissance. Elle avait, le 28 février 1790, commencé la refonte de l'armée, augmenté la paye du soldat de 32 deniers par jour — près de trois sous, — supprimé la vénalité des grades, aboli l'édit de 1781, qui exigeait quatre quartiers de noblesse pour être officier, et ainsi rendu les plus hautes fonctions militaires accessibles à tous. Le Roi ne pouvait compter que sur une partie des officiers. Il avait pour lui les généraux, qu'il nommait, les commandants des places de l'Est, surtout Bouillé, qui, à Metz, tenait bien en main les troupes de Lorraine, en partie formées de régiments suisses et allemands. Du haut, commandement seul pouvait venir quelque danger. Les émigrés se fortifiaient. Cette armée de nobles volontairement exilés grossissait après chaque émeute populaire et chaque coup porté à la Cour et, à l'aristocratie, comme l'exécution de Favras et l'abolition des titres de noblesse, le 19 juin. Les émigrés se réunirent d'abord à Chambéry et à Turin. Le comte d'Artois et les princes essayaient d'entraîner le roi de Sardaigne, qui refusa de se compromettre avec eux ; d'ailleurs. ils étaient odieux à la population savoyarde, gagnée par les idées de la Révolution, et délivrée, depuis vingt ans, du régime seigneurial. Le Roi et la reine, qui n'avaient pas encore noué de relations secrètes avec l'étranger, redoutaient leurs rodomontades et leurs intrigues trop ouvertes ; aussi se gardaient-ils de les autoriser à traiter en leur nom. Ils cherchaient à ce moment à s'appuyer sur le parti moyen, Mirabeau, la Fayette et Monsieur. Les émigrés, à qui l'intransigeance était facile, ne cessaient de poursuivre ce parti de leurs attaques, et critiquaient sans relâche les actes de la Cour. L'acceptation prochaine de la Constitution par le Roi les consterne ; ils proposent à Bouillé de faire évader le Roi avant qu'il soit réduit à cette dure extrémité. Bouillé se réserve, ne se livre pas à eux. Aussi sont-ils mécontents de tout le monde : du Roi qui, en jurant la Constitution, les désavoue, et qui leur refuse une mission officielle, de la reine, qui conseille mal le Roi, de Monsieur, qui, en faisant amende honorable à l'Hôtel de Ville, s'est avili et est tombé dans la boue, des chefs militaires, qui repoussent leurs conseils, du parti moyen de l'Assemblée, qu'ils exècrent plus encore que le parti extrême. Ils agissent à leur guise, et compromettent ceux qu'ils ont la prétention de sauver. Le 26 juillet 1790, la reine écrivait à l'ambassadeur autrichien, Mercy-Argenteau : L'extravagance de Turin est à son comble. Il n'est pas même sûr qu'on nous écoute davantage. Mais, comme notre sûreté et peut-être notre vie en dépendent, il faut tenter tous les moyens jusqu'à la fin. Malgré ses fortes répugnances, la Cour n'hésitait plus à s'appuyer sur les chefs constitutionnels. Le Roi aura beau désavouer les émigrés, c'est au nom du Roi qu'ils intrigueront auprès des souverains étrangers ; c'est en son nom qu'ils essaieront de provoquer des soulèvements dans le royaume. Émigrés et aristocrates s'entendirent pour préparer la contre-révolution. En Alsace les princes laïques et ecclésiastiques, vassaux de l'Empire, possesseurs de riches domaines, les ecclésiastiques, séculiers et réguliers, richement reniés, les officiers aristocrates des places de guerre, de Huningue à Landau, les anciens magistrats des villes, regrettaient leurs privilèges. Toutes les réformes — suppression des droits seigneuriaux et des dîmes, aliénation des biens ecclésiastiques, reculement des douanes à la frontière du Rhin, organisation d'un régime municipal électif — les atteignaient dans leurs intérêts. Ils résolurent d'empêcher la formation des assemblées administratives. L'évêque de Spire, en avril, fit signifier son opposition aux commissaires du Roi du Bas-Rhin. Des prières furent ordonnées. comme en temps de calamité publique ; l'anathème était lancé à la Constitution et à tous les décrets, qualifiés de brigandages. — Renard, grand bailli de Bouxvillers, en Basse-Alsace, réunit chez lui, le 17 avril, une assemblée des communautés du bailliage, qui rédigea une protestation contre la vente des biens ecclésiastiques et contre l'abolition des droits seigneuriaux et des privilèges de la province, et se déclara prêt à défendre les intérêts du landgrave de Hesse-Darmstadt, son légitime souverain — le territoire dépendait du landgrave, qui y exerçait tous les droits seigneuriaux et avait la prétention d'en être le souverain —. Les membres de la municipalité de Bouxvillers, sauf un, refusèrent, il est vrai, de signer. — A Huningue, une assemblée, formée des délégués de 80 municipalités du Sundgau, décida de s'opposer à l'introduction des assignats en Alsace. — Partout, surtout dans la Basse-Alsace, le clergé s'opposait vivement à la vente des biens ecclésiastiques. Ce n'était pas des campagnes que partait le cri de guerre : les paysans d'Alsace et les gros fermiers, dont la loi respectait les baux sur les domaines ecclésiastiques, étaient satisfaits de la Révolution qui libérait et divisait le sol. Mais les villes regrettaient leurs privilèges, voyaient avec peine leur commerce avec l'Allemagne entravé par les douanes, et restaient, surtout dans le Sundgau, profondément attachées au clergé catholique. Seule Strasbourg lit exception, parce qu'elle était en grande partie protestante, et que les protestants étaient attachés de cœur à la Révolution qui leur avait rendu leurs droits civils et conféré des droits politiques. L'Alsace était agitée ; en somme pourtant, malgré les efforts des prêtres, des nobles, des anciens magistrats et des féodaux étrangers, la contre-révolution y échoua. Il n'en fut pas de même dans le Midi. Dans cette région, la Provence était patriote, Marseille surtout qui formait une commune autonome depuis le 30 avril, jour où la municipalité, la garde nationale et la population s'étaient emparées des forts de Notre-Dame-de-la-Garde, Saint-Jean et Saint-Nicolas, dont les canons étaient tournés contre la ville. Mais le Languedoc était un terrain pour la réaction. Dans les villes du Bas-Languedoc, des Cévennes et d'une partie du Sud-Ouest, les passions politiques étaient attisées par les passions religieuses. De 1787 à 1789, les divisions entre protestants et catholiques avaient paru s'apaiser ; aux élections, les protestants s'étaient fait leur place ; dans la sénéchaussée de Nîmes, sur les huit députés envoyés par le Tiers aux Etats généraux, plusieurs étaient protestants, et parmi eux se trouvait un pasteur, Rabaut Saint-Étienne ; les protestants entraient dans les municipalités et les gardes nationales. Mais les vieilles haines religieuses n'étaient qu'assoupies ; puis, comme au XVIIe siècle, les industriels catholiques jalousaient leurs concurrents protestants, fabricants de draps à Montauban, de soieries à Nîmes, de bas de soie à Uzès, grands négociants, surtout en grains, à Montauban et à Nîmes, qui, une fois les persécutions finies, avaient reconstitué leur fortune, détruite par la Révocation de l'édit de Nantes. L'appel des 249 aristocrates et les actes de l'Assemblée en avril et mai réveillèrent le fanatisme à Montauban, Nîmes et Avignon, et y provoquèrent de grands troubles. Montauban avait 25.000 habitants, dont 4.000 protestants, fabricants de draps, négociants en grains et ouvriers. Les nobles, les ecclésiastiques, les commerçants et industriels catholiques avaient pour partisans les ouvriers qui travaillaient pour les couvents, et que les lois de l'Assemblée sur les communautés religieuses menaçaient de réduire au chômage. La municipalité, présidée par le maire Cieurac, était presque contre-révolutionnaire ; elle s'appuyait sur le régiment de Languedoc. Elle était hostile à la garde nationale, 1.000 hommes, presque tous patriotes, qu'elle voulut empêcher de se fédérer avec les gardes nationales voisines. A la nouvelle des décrets des 13 et 14 avril, les aristocrates et les catholiques s'agitent. Au moment des inventaires des couvents, le 10 mai, jour des Rogations, une foule proteste par des cris violents ; la garde nationale est attaquée ; 5 gardes sont tués et 55 blessés, tous protestants. Aussitôt patrons et ouvriers protestants quittent la ville. L'Assemblée nationale suspendit la municipalité, et envoya, pour rétablir l'ordre, six commissaires, qui n'arrivèrent qu'au mois d'août. Elle remplaça le régiment de Languedoc, qui avait tranquillement assisté à la bagarre, par le régiment de Touraine, patriote. Quelques jours après, les protestants rentraient à Montauban. Pour éviter des surprises à l'avenir, ils fondèrent, le 8 septembre, un club des Amis de la Constitution, qui fut un foyer de patriotisme. Nîmes, la ville la plus active du Bas-Languedoc, comptait dans sa population un tiers de protestants, industriels, négociants, ouvriers et employés. Les catholiques paraissaient puissants ; il y avait dans la ville plusieurs riches couvents d'hommes et de femmes ; la municipalité, dirigée par le baron de Marguerittes, était, comme à Montauban, catholique et peu patriote. Mieux organisés qu'à Montauban, les protestants étaient les plus forts ; et, s'ils n'avaient pas de représentants dans la municipalité, c'est qu'ils avaient exigé la moitié des places, et que les catholiques n'avaient accepté de leur en accorder que le tiers. Ils avaient équipé un corps de dragons volontaires, corps d'élite de la garde nationale ; ils étaient en majorité dans la milice, parce qu'ils avaient consenti à faire le service, fatigant et coûteux, de guet et de garde, que négligeaient les catholiques, et avaient pour eux le régiment de Guyenne et un club, affilié aux Jacobins. Le club et la garde nationale étaient en conflit aigu avec la municipalité. Celle-ci ayant voulu empêcher la garde de participer à la fédération dans la plaine d'Alais, les passions furent portées au plus haut point. Les catholiques n'avaient d'autres forces que trois compagnies de la garde nationale, sur dix-huit, mal armées, composées de pauvres gens, mangeurs d'oignons crus, surnommés les Cébets. Leurs chefs étaient des négociants, un libraire, un marchand de bois et des avocats ; parmi ceux-ci, Froment aîné, qui de patriote était devenu ultra-royaliste, après la visite qu'il avait laite au comte d'Artois, à Turin. Le 20 avril, apprenant l'échec des aristocrates à l'Assemblée, les chefs catholiques et une foule énorme se réunissent au couvent des Pénitents ; ils y émettent le vœu que la religion catholique soit déclarée religion d'État et que k Roi soit investi de tout le pouvoir exécutif. Les catholiques d'Uzès agissent de même. Le 1er mai, des catholiques ayant arboré des cocardes blanches des soldats du régiment de Guyenne les leur arrachent. Pour éviter les rixes, la municipalité, le 3 mai, interdit les cocardes blanches et proclame la loi martiale. Les aristocrates arborent un nouveau signe distinctif : le pouf rouge. Le 13 juin, la municipalité, craignant des troubles, triple le poste des dragons de l'évêché qui ont reçu ordre de charger leurs armes. Les Cébets, avertis, sont indignés que ce poste ait été confié aux protestants ; l'un d'eux se présente, et les somme de le quitter. Les dragons protestants l'arrêtent ; des poufs rouges surviennent : une rixe éclate ; les dragons font une décharge générale, qui laisse sur la place sept morts et beaucoup de blessés, presque tous des poufs rouges catholiques. Alors les Cébets accourent en niasse. Bientôt la bataille devient générale ; quinze compagnies, sur les dix-huit de la garde nationale, refusent d'obéir au chef catholique Froment, qui, sur le point d'être pris, se réfugie dans une tour, près de l'église des Dominicains, et s'y retranche avec ses amis. Chaque parti appelle à son secours les communes catholiques ou protestantes des environs. Toute la contrée est en feu. Des envoyés de la municipalité, voulant éviter l'effusion du sang, arrêtent les gardes nationales des communes riveraines du Rhône, toutes catholiques. Mais alors les protestants vont être maîtres de la ville. Le 4 juin, à quatre heures du matin, les Cévenols protestants descendaient à Nîmes, au nombre de 12000, armés de fusils, do faux, de fourches, et la cocarde tricolore à leur feutre à larges bords, entraînant avec eux des femmes et des prêtres rencontrés en chemin. La municipalité essaie vainement de les renvoyer. Des coups de feu tirés du couvent des Capucins ayant tué huit protestants de la garde nationale, les protestants s'emparent du couvent, et le massacre commence. Cent vingt maisons sont pillées ; 300 hommes sont tués, dont 279 catholiques. Froment restait inexpugnable dans sa tour ; des négociations furent engagées avec lui ; il réussit à s'enfuir. On se vengea sur sa maison et sur sa caisse. L'ordre ne fut rétabli que dans la nuit par la garde nationale de Montpellier venue en toute hâte. Les fédérés protestants et patriotes, avant de regagner leurs villes et leurs villages des Cévennes, jurèrent de rester unis contre les ennemis de la Révolution. L'incendie parut s'éteindre ; il se réveillera bientôt, plus terrible. V. — LA COUR ET L'ASSEMBLÉE (AVRIL-JUILLET 1790) CEPENDANT la Cour, très prudente et réservée, cherchait à ce moment-là un appui parmi les députés patriotes. Elle ne faisait pas grand cas du groupe des Impartiaux, dirigé par Malouet et Clermont-Tonnerre ; elle était sûre de l'avoir pour elle, et d'ailleurs, il ne comptait pas plus de trente à quarante membres, qui ne s'entendaient pas bien entre eux. Elle se mit en rapport avec Mirabeau, qui s'était offert déjà aux ministres et à Monsieur, et qu'avait irrité le vote de l'Assemblée l'écartant du ministère. Il fallait se hâter. Les nouvelles municipalités fonctionnaient. Dans les grandes villes, des clubs jacobins s'établissaient. L'Assemblée avait pour elle presque toutes les municipalités. les gardes nationales, les bas officiers et les soldats de l'armée de ligne, les clubs jacobins, tous les moyens et petits bourgeois, les paysans délivrés des dîmes et futurs acquéreurs de biens nationaux. En mars 1790. Mercy appela de Bruxelles, où il était allé résider, le comte de la Marck, et lui fit part de l'intention du Roi et de la reine d'entrer en relations avec Mirabeau. La Marck vit Mirabeau ; puis Mirabeau et Mercy se rencontrèrent chez la Marck. au mois d'avril. Le Roi se déliait de Mirabeau, qui venait, par ses attaques contre le clergé, de décider le vote des fameux décrets des 13 et 14 avril sur le culte catholique et les biens ecclésiastiques ; mais il n'aimait pas Necker. La reine avait une aversion plus violente encore pour Mirabeau, qu'elle soupçonnait d'avoir préparé les journées des 5 et 6 octobre ; mais elle exécrait Necker. La Marck rassura la reine, lui dit que Mirabeau avait passé avec lui les deux journées d'octobre et lui avait exprimé son horreur pour les violences populaires. Mirabeau fut donc invité à faire connaître les services qu'il s'engageait à rendre. Il remit à la Marck, le 10 mai, un mémoire pour le Roi. Pas de contre-révolution, y disait-il — elle serait dangereuse et criminelle, — mais plénitude du pouvoir exécutif, sans restriction et sans partage, dans la main du Roi. Il s'engageait à préparer les esprits à cette politique, par une correspondance dans chaque département ; insensiblement, pas à pas, il s'avancerait. Il avertissait de juger sa conduite, non pas partiellement, ni sur un fait, ni sur un discours, mais sur l'ensemble. Il pourrait, en effet, se trouver contraint à changer de tactique du jour au lendemain. Pour être utile à la Cour, il lui fallait rester populaire, et, pour le demeurer, conduire le parti patriote à l'assaut des privilèges et de l'ancien régime. La lettre plut au Roi et à la reine. Les conditions furent stipulées par la Marck : paiement des dettes de Mirabeau, soit 208.000 livres ; pension de 6.000 livres par mois ; puis, à la fin de la législature, s'il était resté fidèle à ses engagements, un million en quatre billets de 250.000 livres chacun, qui furent mis en dépôt chez la Marck. — Mirabeau recevait donc l'argent de la Cour, mais il ne taisait contre argent comptant que la politique qu'il estimait la meilleure ; et il croyait se disculper en disant : On peut m'acheter, mais je ne me vends pas. De ce jour sa vie change. Il quitte l'hôtel garni où il occupait un modeste appartement, s'installe princièrement Chaussée-d'Antin, où il tient table ouverte ; d'ailleurs il continue à travailler avec une activité dévorante, donnant à peine quelques heures au sommeil. Il va jouer double jeu. Aristocrate de tempérament, il raille, en juin, la suppression des titres de noblesse ; d'autres fois, il redevient, par quelque explosion subite, démocrate et populaire. Tantôt il s'efforce de rendre au Roi ses pouvoirs perdus ; puis son humeur, son intérêt, le soin de sa popularité, son amour de la gloire le ramènent clans la voie révolutionnaire. C'est un perpétuel prodige d'équilibre. A-t-il été trop monarchique, à la tribune ? Il se contredit, corrige un discours à l'impression, pour conserver sa popularité menacée et se faire craindre de la Cour. A-t-il, un jour, réveillé et reconquis l'applaudissement des patriotes par son éloquence enflammée de tribun populaire ? encourt-il les reproches de la Marck et de la Cour ? Il balbutie des excuses, renouvelle ses promesses, prend des engagements nouveaux. Pour restaurer l'autorité royale, il fallait que le Roi
gardât le droit de déclarer la guerre. Les aristocrates voulaient accorder ce
droit au Roi seul ; les patriotes de l'extrême gauche, dirigés par Barnave,
le lui déniaient absolument. Le 20 mai, Mirabeau présenta un projet de décret
qui d'abord reconnaissait à la Nation le
droit de décider sur la paix et la guerre, et qui ensuite attribuait ce droit
concurremment aux cieux pouvoirs exécutif et
législatif. Le Roi engagerait les négociations, ferait les armements,
dirigerait les opérations militaires, signerait les traités de paix et
d'alliance ; l'Assemblée pourrait refuser les crédits de guerre, arrêter les
hostilités commencées. Mirabeau ne disait pas clairement qui, du Roi ou de la
Nation, déclarerait la guerre. Mais dans un discours il montra combien il
serait périlleux d'attribuer ce droit au Corps
législatif ; les dissensions, la passion,
la lenteur des délibérations, les inconvénients d'une délibération publique et inopinée
sur les motifs de se préparer à la guerre ou à la paix, délibération dont
tous les secrets d'un État — et longtemps
encore nous aurons de pareils secrets — sont
souvent les éléments. — Enfin,
ajouta-t-il, ne comptez-vous pour rien le danger de
transporter les formes républicaines à un gouvernement qui est à la fois
représentatif et monarchique ? Je vous prie de considérer ce danger par
rapport à notre Constitution, à nous-mêmes et au Roi. Le 21, Barnave
riposta. Le vice radical du projet de M. Mirabeau,
dit-il, c'est qu'il donne de fait au Roi,
exclusivement, le droit de faire la guerre. On confie au Roi le droit
de faire tous les préparatifs et d'engager les négociations. Mais le pouvoir exécutif déclare la guerre quand il veut une
diversion à la politique intérieure. L'Assemblée pourra refuser les
subsides. Mais, une fois la guerre déclarée, refuser
les subsides, ce ne serait pas cesser la guerre, ce serait cesser de se
défendre, ce serait mettre les frontières à la merci de l'ennemi. — Le Corps législatif se décidera difficilement à faire la
guerre. Chacun de nous a des propriétés, des amis, une famille, des enfants,
une foule d'intérêts personnels que la guerre pourrait compromettre. Le Corps
législatif déclarera donc la guerre plus rarement que le ministre ; il ne la
déclarera que quand notre commerce sera insulté, persécuté, les intérêts les
plus chers de la nation attaqués. Et Barnave comparait les guerres
nationales et les guerres ministérielles, celles-ci
vouées à la défaite, celles-là presque toujours heureuses, parce
qu'elles sont soutenues par l'énergie de la nation.
Seule l'Assemblée devait avoir le droit de déclarer la guerre. Le peuple vint acclamer Barnave à la sortie de la salle du Manège, et poursuivit Mirabeau de ses huées et du cri : A la lanterne ! Le lendemain, comme Mirabeau gagnait la tribune, Volney lui cria : Attention, Mirabeau, hier au Capitole, aujourd'hui à la Roche tarpéienne ! Le grand orateur tira de ces mots son exorde, et, faisant allusion au triomphe de Barnave : ... Et moi aussi, dit-il, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : La grande trahison du comte de Mirabeau.... Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la Roche tarpéienne ; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Puis il montra la nécessité d'avoir un roi qui eût quelque pouvoir. M. Barnave, dit-il, a déclamé coutre les maux que peuvent faire, et qu'ont fait les rois ; et il s'est bien gardé de remarquer que, dans notre Constitution, le monarque ne peut plus désormais être despote, ni rien l'aire arbitrairement.... Prétendez-vous, parce que la royauté a des dangers, nous faire renoncer aux avantages de la royauté ?... Dites-nous qu'il ne faut pas de roi, ne nous dites pas qu'il ne faut qu'un roi impuissant, inutile. Puis il se défendit d'être un vil stipendié ; fit appel à l'autorité de Sieyès, le grand oracle de la Révolution, dont le silence était une calamité publique ; couvrit d'éloges la Fayette, déclara que l'on pourrait apporter des amendements à son projet dans le Comité de Constitution, accepta même que la guerre ne pût être décidée que par un décret du Corps législatif, sur la proposition du Roi. C'était reculer prudemment, avec les honneurs de la guerre. La Fayette et Le Chapelier soutinrent le projet de Mirabeau, en l'amendant fortement, mais en conservant l'essentiel, et emportèrent le vote du décret. Mirabeau, pour masquer sa demi-défaite, modifia son discours du 20 mai, au moment de l'impression, et le mit en harmonie avec le décret. Les Jacobins commençaient à suspecter Mirabeau ; le tout-puissant club lui échappait et se laissait guider par le triumvirat Lameth, Du Port et Barnave. Il lui fallait la force armée, et, pour l'avoir, il ne pouvait s'appuyer que sur la Fayette. Mais la Fayette avait esquivé déjà, sinon repoussé, cette alliance ; il se sentait maitre de la situation ; pourquoi se rangerait-il derrière Mirabeau ? Mirabeau engagea donc le Roi à vaincre les hésitations ou les scrupules de la Fayette. A eux deux, disait Mirabeau, ils pourraient restaurer l'autorité royale. Persuadé, le Roi écrivit, le 1er juin, à la Fayette une lettre que 'Mirabeau dicta. Mirabeau voulait se servir du général : dans ses lettres à la Cour, il cherchait à ruiner l'influence de la Fayette, et le dénonçait comme un intrigant, un ambitieux dangereux, obligé, pour garder sa popularité, de suivre l'opinion parisienne. Une fois de plus la Fayette se déroba. L'entente était encore manquée. Alors Mirabeau sollicita une entrevue avec le Roi et la reine. Les souverains consentirent à le voir à Saint-Cloud, où ils passaient l'été. L'entrevue était fixée au 2 juillet au soir ; mais Mirabeau, averti que la Cour, surveillée par les patriotes parisiens, craignait des indiscrétions, la fit remettre au lendemain. eu plein jour. On ne sait ce qui se dit dans cette conversation. Tous en témoignèrent de la satisfaction ; mais, au fond, le désaccord était grand. Mirabeau voulait achever la Constitution, où le Roi garderait assez de puissance pour vaincre l'anarchie, et la Cour voulait se servir de lui indiscrètement, au risque de le compromettre pour arriver au rétablissement de l'Ancien régime. La Cour, d'accord avec les ministres, chercha d'autres appuis. Saint-Priest avait envoyé à Turin Bonne-Savardin, sujet sarde qui était en rapport avec le comte d'Artois et le général de Maillebois. Les contre-révolutionnaires voulaient faire entrer en France, par la Savoie, une armée de Sardes et d'émigrés, qui s'emparerait de Lyon. Mais Bonne fut arrêté à la frontière, au mois d'avril, au moment où il allait gagner Turin, emprisonné à Paris, à l'Abbaye, et déféré au. Comité des Recherches. La Cour opéra une diversion, en reprenant à nouveau le procès du Châtelet sur les journées des 5 et 6 octobre, qu'elle tenait toujours en réserve, afin de compromettre Mirabeau et la Fayette. Mirabeau, se voyant joué, et les patriotes soupçonnant le but secret de la Cour, s'unirent. Mirabeau, par un coup d'audace, proposa le rappel du duc d'Orléans. C'était pour la Cour le pire des épouvantails. Sur l'invitation de l'Assemblée, k duc rentra, retrouva une partie de sa popularité passée, se présenta en compétiteur du trône, alla voir le Roi et la reine, qui l'accueillirent mal. L'opinion s'inquiétait. A l'approche de la fête du 14 juillet, des bruits sinistres coururent ; on disait que, tandis que le peuple serait au Champ-de-Mars, les aristocrates pilleraient et incendieraient Paris. Cependant aucune des entreprises de la contre-révolution, à l'Assemblée, à Paris, dans le Midi, à l'étranger, n'avait réussi, ni ne pouvait réussir. Sans doute le parti contre-révolutionnaire était organisé. Il se réunissait dans des clubs : le Club monarchique, fondé par Clermont-Tonnerre, Bergasse et Malouet, partisans du veto absolu ; le Salon français, au Palais-Royal, créé en avril, et composé de 600 membres aristocrates, qui correspondait avec le comte d'Artois et les émigrés. Il avait aussi des journaux, surtout les Actes des Apôtres, et l'Ami du Roi, de Royou, qui, dans leurs articles ou leurs chansons souvent spirituelles, cinglaient les patriotes ; il avait ses pamphlétaires, ses libraires, Gattey et Desenne, au Palais-Royal, et Crapart, éditeur de l'Ami du Roi. Mais le parti était désuni, le Club monarchique n'entendait pas aller aussi loin que le Salon français ; les émigrés agissaient à part, les contre-révolutionnaires n'avaient pas un plan clair et positif à opposer à celui de Mirabeau, qu'ils repoussaient, le seul qui sans doute eût pu encore sauver la monarchie. |