I. — LES RÉFORMES ET LES RÉFORMATEURS. IL fallait maintenant achever la Constitution, à peine ébauchée : il fallait accomplir toute l'immense réforme sociale, économique, politique, administrative et ecclésiastique que la Nation attendait. L'Assemblée, en novembre 1789, s'installa à Paris dans la salle du Manège, à peu près à l'angle des rues actuelles de Castiglione et de Rivoli. La salle était d'accès difficile, très longue et étroite ; la tribune était placée à l'une des extrémités ; il fallait enfler la voix pour se faire entendre de tous. A l'autre bout, face à la tribune, siégeait le président, assisté de six secrétaires ; devant lui, la barre, où les pétitionnaires se présentaient. Le président est élu pour quinze jours seulement : l'Assemblée ne veut, pas laisser plus longtemps entre les mains d'un de ses membres une autorité si considérable. Bourgeois, nobles, ecclésiastiques occupent tour à tour le fauteuil : après Bailly, ce furent Mounier, Thouret, Tronchet, Barnave, Mirabeau, Clermont-Tonnerre, de Virieu, Sieyès, Talleyrand, l'abbé de Montesquiou, etc. L'Assemblée siège le matin, et l'après-midi après six heures. Le public assiste aux séances dans des tribunes et, s'il lui plaît, interrompt par des cris, des injures, ou par des applaudissements et des acclamations. Tout député a le droit de présenter une motion. Mais, en général, les décrets sont proposés par des Comités que l'Assemblée a créés et logés près d'elle, dans les couvents des Feuillants et des Capucins Saint-Honoré ; en tout, 31 Comités : les principaux étaient le Comité de constitution, le Comité diplomatique, le Comité militaire, le Comité des droits féodaux, le Comité ecclésiastique, le Comité des finances, celui d'aliénation, ceux des recherches et des rapports. Parfois deux ou plusieurs Comités se réunissaient pour rédiger un projet de décret. Un rapporteur était choisi, qui défendait le projet devant l'Assemblée. Ensuite ces Comités publiaient parfois des Instructions pour faciliter l'intelligence de la loi ; ils en suivaient l'application, se tenaient en rapports constants avec les autorités de la France entière, auxquelles ils donnaient des conseils et des ordres, usurpant peu à peu le pouvoir exécutif. Une des plus grandes difficultés était de détruire et de construire en même temps. Le 12 septembre, Mirabeau avait reproché à l'Assemblée de n'avoir pas fait table rase : Vous n'auriez pas dû songer à élever un édifice sans déblayer le terrain sur lequel vous devez construire. Le conseil était facile. Forcée de suivre l'esprit public, qui faisait toute sa force, l'Assemblée avait dû, dans les jours d'enthousiasme de 1789, proclamer l'abolition du régime seigneurial, des dîmes, du système fiscal, de la vénalité des offices ; mais, ne pouvant, faute de temps et d'argent, les remplacer ni les liquider immédiatement, elle les avait, on l'a vu, maintenus provisoirement. L'ancien régime n'existait plus en droit, mais subsistait en fait ; les réformes restaient théoriques. Aussi l'Assemblée livre-t-elle un combat incessant, méthodique et passionné contre l'ancien régime. Les partis politiques ne sont pas encore solidement organisés, faute d'une expérience parlementaire suffisante ; chaque député entend réserver son indépendance personnelle. En 1789, sur chaque question — vote par tête ou par ordre, veto absolu ou suspensif. — se sont formés des groupes éphémères. Le sentiment populaire ne distingue que deux partis : les aristocrates et les patriotes. l'ancien régime et la Révolution ; mais entre eux les frontières se déplacent au gré des événements : le fi octobre rejette vers la droite des libéraux qui avaient juré le scrutent du Jeu de Paume. Maintenant trois grands partis se dessinent : les aristocrates, qui veulent retourner à l'ancien régime ; les monarchiens, qui, indignés des journées d'octobre, voudraient clore la Révolution ; les patriotes, qui s'efforcent de la continuer. Les aristocrates— nobles et hauts ecclésiastiques— s'attachent désespérément à la Royauté, de laquelle ils espèrent le rétablissement de leurs privilèges, pensions, offices et dignités. Mais, s'ils s'entendent dans leur haine de la Révolution, ils ne s'accordent pas sur la politique à suivre. La plupart s'opposent à toutes les réformes, même aux plus nécessaires. Ils s'enferment dans une opposition systématique, habiles à rouvrir les débats sur les réformes déjà décrétées, parfois violents au point d'exaspérer les patriotes et de les pousser dans la voie révolutionnaire, plus loin flue ceux-ci n'auraient voulu aller. A l'extrême de ce parti siègent le vicomte de Mirabeau et Duval d'Esprémesnil. Le premier avait eu comme son frère, l'illustre orateur, une vie très agitée et de mauvaises mœurs, ce qui ne l'empêchait pas d'être adoré de son père, le terrible Ami des hommes, qui retrouvait en lui sa bravoure, ses goûts et l'allure de son style. Corpulent, gourmand, grand buveur, capable d'avaler à la fin de son dîner une bouteille de liqueur des Iles, il avait été caricaturé et surnommé Mirabeau-Tonneau. Il était moins un orateur qu'un faiseur de lazzi. surtout quand son frère. qu'il détestait et enviait, occupait la tribune. Son plaisir était de faire de l'obstruction ou de jeter à l'Assemblée son mépris d'homme de vieille race pour des bourgeois : un jour il aborda la tribune en pleine ivresse, — d'Esprémesnil, le célèbre magistrat, disait d'une voix argentine des choses violentes. Il ne comprenait rien aux événements, il croyait, encore au rétablissement de l'ancien régime ; il disait à Montlosier : Rassurez-vous, tout ceci finira par un arrêt du Parlement. Le comte de Montlosier, primesautier, improvisateur un peu confus, grand ennemi des jésuites, gallican convaincu, se posait en défenseur ardent du Clergé, mais n'avait pas un plan de gouvernement. — Cazalez, orateur puissant, se fit le champion infatigable de son ordre et de la Royauté. Mais, après avoir voulu émigrer en juillet 1789, il se montra plus libéral que son parti, acquit la sympathie de la gauche et se rapprocha un moment de Mirabeau. Lui, du moins, il avait un programme ; il acceptait une monarchie limitée par des États généraux permanents ou périodiques, qui consentiraient l'impôt. Il ne voulait ni le despotisme d'un roi ni celui d'une Assemblée nationale ; la Royauté était pour lui, non de droit divin, mais de droit populaire, et c'était dans Pintera du peuple qu'il la recommandait au respect de tous. Il finit par devenir partisan des deux Chambres. Cultivé, nourri de Montesquieu, généreux, loyal, indépendant, c'était un orateur de race : à la tribune il improvisait d'une voix assurée et chaude, élevant le débat, trouvant le mot juste ; toujours clair, parce qu'il était sincère et n'enveloppait pas sa pensée de rhétorique. C'était une force, que son parti ne sut pas employer. Les orateurs du Clergé, les évêques de Boisgelin, de Bonnat et les abbés Maury et de Montesquiou, étaient, à la tribune, corrects, froids et ternes, mais habiles diplomates. L'abbé de Montesquiou-Fézensac surtout se montrait souple, habile, insinuant, ambitieux ; il fut deux fois président de l'Assemblée. Mirabeau disait de lui : Méfiez-vous de ce petit serpent : il vous séduira. Le grand orateur du Clergé était l'abbé Maury : il ne laissait passer aucune question de politique, de finances ou d'administration, sans la traiter longuement et presque toujours superficiellement : mais, quand se présentaient les discussions sur le Clergé, il déployait toute sa force et son talent. Dialecticien vigoureux, mais, sans esprit ni finesse, il recourait parfois à de gros effets ; il occupait la tribune pendant des heures, s'y maintenait par la force, menaçait de la renverser sur ses adversaires — ainsi fit-il le 13 avril 1790, pour obliger l'Assemblée à reconnaître la religion catholique comme religion de l'État, — ou bien il provoquait les interruptions, interpellait Mirabeau, recherchait la contradiction, pour y trouver une occasion de s'animer et de rebondir, ou pour se faire enlever la parole et crier à l'oppression. Les monarchiens formaient un petit parti, d'une quarantaine de membres, nobles libéraux, comme Clermont-Tonnerre et Lally-Tollendal, ou bourgeois, comme Malouet. La désertion de Mounier et de Bergasse qui, indignés des journées d'octobre, avaient émigré en Suisse, l'avait beaucoup affaibli. Les monarchiens s'obligeaient, comme l'a dit. Clermont-Tonnerre, à raisonner dans une donnée qui n'était pas la leur, à accepter pour point de départ des décrets acquis ; ils arrivaient à se faire écouter en proposant des amendements aux lois projetées et essayaient de modérer la Révolution. Nourris de Montesquieu et de Delolme, admirateurs de la Constitution anglaise, ils soutenaient le système des deux Chambres et du veto royal absolu. Malouet, ancien intendant de la marine, âge de cinquante ans, avait de la fermeté, des intentions droites et de l'expérience, mais il manquait d'habileté et de brillant. Lally-Tollendal prononçait, a dit Chateaubriand, des discours plus amples et plus joufflus que sa personne. Seul de ce parti, Clermont-Tonnerre savait improviser avec bonheur, mais il n'avait pas le don de la riposte ni la passion de la lutte. Les discours des monarchiens n'étaient jamais violents, mais ils ne laissaient pas une grande impression. C'étaient des hommes doux, d'une grande probité, peu faits pour les temps d'orages. Ils fondèrent, à la fin de 1789, le club des Impartiaux, qui plus tard devint le club des Amis de la Constitution monarchique, mais ils recrutèrent peu d'adhérents, à une époque de lutte ardente où un tiers parti n'avait aucune chance de succès ; ils ne reprirent de l'influence qu'en se joignant aux aristocrates, vers qui les événements les rejetaient peu à peu. Les patriotes ou constitutionnels composent la majorité de l'Assemblée. A part Thouret, âgé de soixante-trois ans, la plupart des députés influents de ce parti n'ont que trente à quarante ans ; aussi ont-ils la foi, l'enthousiasme et les longs espoirs. Cc sont, en général, des avocats, des hommes de loi, dont quelques-uns ont grande réputation : Target, Tronchet, le Chapelier, Thouret, Durand de Maillane, Camus, Merlin de Douai, Lanjuinais. La plupart ne produisent qu'un effet médiocre à la tribune — Target y est même parfois ridicule par sa rhétorique — ; mais ce sont des travailleurs solides clans les comités, des rapporteurs excellents de projets de loi. Parmi eux, se trouvaient quelques membres du Clergé : l'abbé Grégoire, un de ces curés philanthropes et démocrates qui pratiquaient dans leur vie les maximes de l'Évangile, oubliées par la haute Église, et surtout l'abbé Sieyès, le prophète Mahomet comme l'appelait Mirabeau, qui, de sa tour d'ivoire, d'où il méprisait les philosophes du siècle, prétendait apercevoir l'avenir et en prévoir le cours ; esprit parfois trop géométrique, difficile à pénétrer, d'un orgueil incommensurable. Il n'était pas orateur ; il ne parlait presque pas dans cette Assemblée qui aimait tant l'éloquence, mais — on l'avait vu le 17 juin — il disait mieux que personne le mot décisif, qui détermine des actes. Enfin, quelques grands nobles ou magistrats libéraux — le duc de la Rochefoucauld et son cousin, la Rochefoucauld-Liancourt, le duc de Montmorency, de Beaumetz, premier président au Conseil supérieur d'Artois ; le marquis de la Fayette, Talleyrand, grand seigneur plutôt qu'évêque, — étaient des orateurs de second ordre, mais presque tous assidus dans les comités. Au sein de ce parti nombreux tendent à se constituer de petits groupes. D'abord, le triumvirat : Adrien du Port, Charles de Lameth et Barnave, auxquels se joignent Alexandre de Lameth, de Menou, Beauharnais et le duc d'Aiguillon. Ils n'ont pas de programme particulier, mais, par leurs affinités personnelles, leurs ambitions et leurs intrigues, ils forment un petit parti ambitieux, jaloux de la Fayette et de Mirabeau. Ce parti va croissant, mais sans jamais parvenir à dominer l'Assemblée. Bien qu'il n'eût que trente ans, Adrien du Port était l'aîné des triumvirs. Il veut sillonner profond, disait de lui Loménie de Brienne. C'était un magistrat intègre et un jurisconsulte cultivé et solide, animé de l'esprit philosophique qui allait rénover la justice et l'organisation judiciaire. On disait couramment : Ce que du Port pense, Lameth le fait, Barnave le dit. Il fut, en effet, l'inspirateur de son groupe. — Barnave en était l'orateur. Fils d'un avocat de Grenoble, protestant, élevé par une mère admirable, il attirait la sympathie par sa culture et son élégance. A l'Assemblée, il se corrigea d'une prolixité naturelle, et se plaça au-dessous do Mirabeau, qui disait de ce jeune homme : C'est un arbre qui croît pour être un jour un mât de vaisseau. Il le devint, et plus vite que Mirabeau ne l'eût désiré. — Charles de Lameth et son frère Alexandre, tous deux colonels de cavalerie, représentants de la noblesse d'Artois et de Péronne, parlaient peu à l'Assemblée ; ils se réservaient pour le club des Amis de la Constitution, l'ancien club breton élargi, séant au couvent des Jacobins Saint-Honoré, où ils ne cessaient d'attaquer ceux qui les gênaient, surtout Mirabeau. Enfin, à l'extrême gauche, quelques députés isolés, encore sans programme politique, attendaient les événements : Reubell, avocat de Colmar, Prieur (de la Marne), Dubois-Crancé, Buzot, Potion de Villeneuve, avocat de Chartres, Robespierre. Ils parlaient peu ; cependant, Robespierre avait abordé plusieurs fois la tribune. Maximilien Robespierre avait trente et un ans. Il naquit à Arras, petite ville de prêtres, de magistrats et d'hommes de loi. D'une famille pauvre, orphelin à sept ans, il fit ses études comme boursier de l'évêque d'Arras au collège Louis-le-Grand, à Paris. Après de brillantes études littéraires et juridiques, il retourna à Amis, s'inscrivit à vingt-trois ans au barreau de cette ville, et se fit le défenseur de tous ceux qui avaient à souffrir de quelque abus ou de quelque préjugé. Ses succès au barreau, à l'Académie de Metz, qui lui décerna un prix pour un mémoire sur la condition des enfants naturels, et surtout à l'Académie d'Arras, dont il devint président en 1789, étendirent sa renommée à tout l'Artois ; il fut élu député du Tiers du bailliage d'Arras aux États généraux. Ses traits aigus, ses yeux enfoncés, son front bombé, ses pommettes saillantes, sa lèvre fine, toute sa physionomie respire la gravité et la volonté. Très correct dans sa tenue, même recherché dans sa mise, bien qu'il porte toujours le même habit vert olive, il est réservé jusqu'à la froideur. Il vit alors au Marais, rue de Saintonge, 8, seul, dans une stricte économie. partageant les dix-huit livres qu'il reçoit par jour comme député avec ses sœurs et son jeune frère, dont il est le tuteur. Disciple fervent de Rousseau, avec qui il eut, à Ermenonville, une entrevue dont il garda toujours une joie orgueilleuse, il lui emprunte ses principes, son vocabulaire et sa forme oratoire. Pourtant, à ses débuts, ses discours sont plutôt ceux d'un avocat d'affaires, moins hardis qu'on ne le croit d'ordinaire. S'il propose quelque réforme qui heurte le sentiment général, comme le mariage des prêtres, il n'insiste pas ; les murmures de l'Assemblée l'arrêtent. Il hésite à prendre la parole. Il suit l'opinion plutôt qu'il ne la devance, il ne veut marcher que sur un sol ferme, et à coup sûr ; il ne hasardera jamais rien. Dès la fin de 1789, il sait que la vraie force de la Révolution réside aux Jacobins et dans le bas clergé démocrate. Encore peu écouté à l'Assemblée, il se tourne vers les Jacobins, où il oublie, au bruit des applaudissements et des murmures flatteurs de ses amis, les blessures infligées ailleurs à sa vanité chatouilleuse. En dehors et au-dessus de tous, plane Mirabeau. Il est déconsidéré par ses vices et les scandales de sa vie passée ; à ce moment il est isolé et sans grande influence, mais déjà redouté. Pour lut ter contre le mépris qui s'attache à lui, pour se refaire une nouvelle existence et jouer le grand rôle dans cette Révolution qu'il a prévue et à laquelle il s'est préparé, il cherche la popularité. Il l'a conquise d'emblée, le 23 juin, le jour où il a osé opposer la majesté nationale à la majesté royale. Notre petite mère Mirabeau, disaient les dames de la Halle le 6 octobre. Son activité prodigieuse sait unir les travaux aux plaisirs. Il a, d'ailleurs, le talent de faire produire aux autres ce qu'ils n'eussent jamais donné sans lui. Il a pour collaborateurs les Genevois Clavière, Dumont, le pasteur Reybaz ; sir Samuel Romilly, en Angleterre ; le major Mauvillon, en Allemagne ; Genève, la Prusse, et l'Angleterre, ce laboratoire politique, où s'instruisirent. Montesquieu et Voltaire, ajoutent à son expérience leurs leçons. Enfin il a, pour lui préparer ses discours sur les questions religieuses, l'abbé Lamourette, futur évêque de Lyon, gallican. Pour toutes les questions se tient à ses ordres le Provençal Pellenc, le véritable secrétaire, publiciste d'une puissance de travail énorme, dont on peut exiger un article ou un discours sur n'importe quel sujet, et qu'on peut traiter avec un sans-gêne dont, ne se fussent accommodés ni Dumont ni Reybaz. Finances, assignats, biens ecclésiastiques, Constitution civile du clergé, testaments, division administrative du royaume, droit de paix et de guerre, il traite tous les sujets. Ses discours sont, en général, composés d'avance, mais il sait les vivifier par son art de lire, qui lui valut un jour ce compliment de l'acteur Molé : Monsieur le comte, vous avez manqué votre vocation. Son éloquence éclate dans la riposte, dans l'improvisation d'un exorde ou même de tout un discours ; alors naissent les images, et se déroule une période jamais trop longue, admirablement coupée pour les besoins de la respiration ; c'est un discours puissant, entraînant, servi par tous les dons extérieurs, une voix claire, sonore, nuancée, un geste large, une attitude fière et, calme. Le politique est égal à l'orateur. Il a une perspicacité, une intelligence algue des choses et des hommes, une souplesse pleine de ressources infinies, la décision, la volonté, l'autorité ; mais aussi trop d'esprit de ruse et d'intrigue, un trop grand mépris de la morale. Hors de l'Assemblée, de grands personnages et la Cour essaient d'agir sur les partis politiques et de gagner ou d'acheter les députés les plus influents. Monsieur, comte de Provence, qui aspire au trône, et le duc d'Orléans, qui s'y laisserait porter, les circonstances aidant, ont chacun leur faction, dont ils se servent, ou qui se sert d'eux : Monsieur est entouré de nobles tout dévoués, comme le marquis de Favras, et a même un moment pour conseiller Mirabeau ; Philippe d'Orléans est le jouet de quelques ambitieux, Sillery et Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses, tous deux députés, et Mme de Genlis. Le duc, que la Cour accuse d'avoir fomenté l'insurrection d'octobre, est complètement discrédité. Monsieur et sa faction prennent alors plus d'importance ; ils agissent dans le plus grand secret. Le Roi et la reine trouveront bientôt des serviteurs parmi les patriotes. Mirabeau passera du parti d'Orléans à celui de Monsieur, puis de celui-ci à la Cour, suivant les événements, ses opinions et ses intérêts. Ces alliances, peu solides d'ailleurs, et ces intrigues expliquent plus d'une motion et influent sur la politique générale et l'œuvre de l'Assemblée. Au reste, les partis ne, sont pas encore complètement formés et restent instables. Sur certaines questions, comme le droit de suffrage et l'esclavage, des députés du centre et même de la gauche s'entendront avec des membres de la droite. Et des solutions diverses interviendront. suivant que le péril paraîtra être à droite ou à gauche, du côté de l'aristocratie ou de la démocratie. Aussi l'œuvre de l'Assemblée ne forme-t-elle pas un système tout d'une pièce, une construction logique. déduite des fondements généraux de la Déclaration des droits. Enfantée dans la lutte, elle ne découle pas de principes inflexibles, elle porte à tout moment la marque des circonstances. II. — L'ÉGALITÉ CIVILE LA Déclaration des droits dit : Les hommes naissent, et demeurent libres et égaux en droits. Il fallait donc libérer les personnes de toutes les inégalités légales. Les principaux obstacles à l'égalité étaient la division des Français en trois ordres et le régime foncier qui depuis des siècles avait établi la servitude des terres et parfois des personnes. Le 4 août a supprimé les différences de condition : plus de serfs ; plus de privilèges civils pour les nobles ; enfin plus de nobles : les titres de noblesse sont abolis le 19 juin 1790. Le régime des religions et des cultes mettait des inégalités profondes entre les catholiques, les protestants et les juifs. Les protestants, peut-être au nombre d'un million, répandus surtout en Alsace, en Languedoc, en Dauphiné, en Saintonge, ont recouvré, par un édit de novembre 1787, les droits civils : leurs naissances, mariages et décès peuvent être constatés par le juge royal du lieu de leur domicile ; désormais ils ont une famille légitime ; leurs enfants ne sont plus des billards privés du droit de succession. Mais ils n'ont pas encore obtenu l'exercice public de leur tulle. De plus, ils restent, en principe, exclus des fonctions publiques. Pourtant, lors de la convocation des États généraux, ils furent électeurs, et une dizaine d'entre eux élus députés. Le pasteur Rabaut-Saint-Étienne, député de Mmes, devint même président de l'Assemblée nationale ; mais celui qui occupait pendant une quinzaine le poste le plus en vue de la France entière n'aurait pu être membre d'une municipalité de son pays. La Déclaration des droits semblait avoir résolu la question. Cependant un décret spécial paraissait nécessaire pour conférer aux protestants les droits politiques, dont ils avaient commencé de jouir aux élections de 1789. Dans le Midi, en effet, les catholiques voulaient les écarter des élections. Brunet de la Tuque, député du Tiers d'Albret, à Nérac, invoquant la Déclaration des droits, réclama un décret catégorique sur l'admissibilité des protestants aux fonctions publiques. Plusieurs orateurs, entre autres Maury, compliquèrent la discussion, en joignant aux non-catholiques les juifs, les comédiens, le bourreau, afin d'opérer une diversion et de gagner tin temps. Mais de Broglie et surtout le protestant Barnave précisèrent le débat ; ils firent une distinction entre les juifs, privés des droits civils de tout temps, et les protestants, qui n'avaient perdu leurs droits que sous Louis XIV, et firent voler le décret du 24 décembre, qui déclara les protestants capables de tous les emplois civils et militaires, comme les autres citoyens. Enfin, les 10 juillet et 10 décembre 1790, l'Assemblée décréta que les biens des protestants confisqués sous Louis XIV, qui n'avaient pas été vendus à des tiers et se trouvaient encore entre les mains de l'État, seraient rendus aux héritiers des dépossédés. Elle s'efforçait de réparer le passé ; mais elle ne décida rien sur l'exercice public du culte protestant. Une discussion sur ce sujet aurait déchainé les passions. Au reste, la Déclaration des droits avait proclamé la tolérance ; cela suffisait. Les protestants avaient donc, à la fin de 1790, tous les droits civils, tous les droits politiques, et aussi, en fait, la liberté religieuse. Il n'en fut pas de même des juifs. Ils étaient environ 60.000, à peu près tolérés à Bordeaux, à Bayonne et dans la vallée du Rhône, mais exécrés et regardés presque comme des serfs en Alsace et en Lorraine. Ils trouvèrent à l'Assemblée des défenseurs, qui espéraient régénérer leur nation. Clermont-Tonnerre, du Port, Custine, Robespierre, surtout l'abbé Grégoire et Mirabeau demandèrent que le décret sur les protestants accordât les mêmes droits aux juifs. L'abbé Maury, l'évêque de Nancy la Pare, les députés de l'Est Reubell et de Broglie s'y opposèrent. Comment, dirent-ils, donner aux juifs les droits de citoyens français ? En ferez-vous des agriculteurs ? ils répugnent au travail de la terre. En ferez-vous des soldats ? leur religion leur défend de combattre le jour du sabbat. Des artisans ? leurs fêtes multipliées s'y opposeraient. D'ailleurs, ils préfèrent l'usure, qui les a fait créanciers de douze millions en Alsace. L'Assemblée vota l'ajournement à quatre voix de majorité. Mais, grâce à Talleyrand et au Comité de constitution, les juifs du Midi, qui depuis des siècles vivaient en paix avec les populations, reçurent, le 28 janvier 1790, les droits de citoyen. Alors les juifs de l'Est et leurs défenseurs firent diverses tentatives auprès de l'Assemblée et gagnèrent à leur cause la Commune de Paris ; mais ce fut seulement le 27 septembre 1791 que l'Assemblée, sur le point de se séparer, accorda les droits de citoyen aux juifs qui prêteraient le serment civique. Dans les colonies françaises, notamment dans l'île de Saint-Domingue, dont la France possédait la partie occidentale, trois sortes de populations étaient superposées : les colons blancs ; les colons mulâtres, libres et propriétaires ; les esclaves, soumis au travail forcé sur les riches plantations des colons. Les colonies étaient prospères. Elles avaient longtemps dépendu exclusivement de la métropole, pouvant trafiquer avec elle seule ; mais, depuis une loi de 1784, elles avaient le droit de commercer avec les autres nations. Outre la liberté commerciale, elles avaient une certaine autonomie administrative : elles possédaient des Assemblées coloniales, composées exclusivement de colons blancs et ayant voix consultative ; l'Assemblée nationale de Saint-Domingue siégeait à Port-au-Prince. Les habitants des colonies n'avaient pas été convoqués aux États généraux. Mais des colons blancs de Saint-Domingue, dirigés par un Comité colonial, séant à Paris, rue de Provence, et présidé par le marquis de Gouy d'Arsy, firent procéder à des élections parmi une partie des colons blancs de l'île. Les députés élus prêtèrent le serment du Jeu de Paume et demandèrent leur admission aux États généraux. Bien qu'ils ne représentassent qu'un tiers des colons, ces députés irrégulièrement élus, mais qui s'étaient montrés patriotes, furent admis par l'Assemblée nationale, au nombre de six, après de longs débats, le 4 juillet 1789. Les colonies seraient-elles transformées par la Révolution ? Des questions capitales se posaient, au premier rang l'esclavage, qui passionnaient l'opinion publique et l'Assemblée nationale. Aussi les débats furent-ils longs et mouvementés. Quatre partis se formèrent. Les colons blancs en constituaient deux. Le Comité colonial de la rue de Provence, composé de grands propriétaires, commerçants et avocats patriotes, voulait faire modifier les lois sur les colonies, mais sans aller jusqu'aux réformes sociales profondes. Le club de l'hôtel Massiac, place des Victoires, formé lui aussi de planteurs, d'opinion conservatrice, et grands seigneurs, comme de Massiac, de Larochefoucauld-Bayers, Duval d'Esprémesnil et de Beauharnais, hostiles à la représentation des colonies à l'Assemblée, parce qu'ils craignaient que celte concession ne fia plus nuisible qu'utile aux colons, réclamait le maintien des anciennes institutions et tous les privilèges des colons blancs. Un troisième parti comprenait les armateurs et commerçants des ports de la Manche et de l'Océan, qui vivaient de la traite des noirs, du raffinage des sucres et de la vente des produits des îles ; ils voulaient en tout le statu quo, et nième la suppression de la loi de 1784, qui avait porté atteinte à leur monopole. Enfin la Société des Amis des Noirs, formée, en 1788, sur le modèle des sociétés de Philadelphie et de Londres, dirigée par des philanthropes et, des philosophes, par Condorcet, qui en avait rédigé les statuts, par Brissot, un des principaux fondateurs, qui avait visité les États-Unis, par Clavière, Mirabeau, Grégoire, Robespierre, etc., réclamait avec chaleur l'abolition de la traite et la suppression graduelle de l'esclavage ; elle aurait bien voulu écarter de l'Assemblée nationale toute représentation des colonies, afin de ne pas rencontrer devant elle la coalition des intérêts des colons ; mais, du jour où l'Assemblée eut admis les députés de Saint-Domingue, elle redoubla d'activité dans sa propagande. Seuls les Amis des Noirs voulaient établir l'égalité civile aux colonies, comme en France. Dès le mois de novembre, un membre des Amis des Noirs
proposa à l'Assemblée nationale l'abolition de l'esclavage. Cette motion, ainsi
que la propagande des Amis des Noirs, fit naître de grandes espérances chez
les esclaves de la Martinique, qui se révoltèrent. Aussitôt les commerçants
des ports français s'agitèrent. Les négociants de Bordeaux s'adressèrent à
l'Assemblée : Le fer, le feu, le poison ont,
disaient-ils, menacé les propriétés et la vie de nos
compatriotes.... Quoique la conspiration ait
été prévenue ou étouffée dans sa naissance, quels dangers ne peut-on pas
prévoir, après ce premier exemple, pour nos colons et nos superbes
possessions !... Vous reconnaîtrez que la
liberté de l'esclavage viole la propriété du maître, expose sa vie et
compromet la fortune de l'État. Les Marseillais
réclamèrent à leur tour : Il importe essentiellement
à la sûreté de la ville de Marseille, au soutien de son commerce, à la subsistance
de tous les ouvriers et matelots qu'il entretient. que nous puissions calmer
les craintes que cette nouvelle a répandues dans toute la ville, et que nous
rassurions promptement la Chambre de commerce sur cet important objet. Cependant, les Amis des Noirs,
présidés par Brissot, harcelaient l'Assemblée. Le 5 février 1790, ils lui
déclaraient : Quoique, citoyens du même empire et
hommes comme nous, les noirs aient les mêmes
droits que nous... nous ne demandons pas pour
eux la restitution des droits politiques, mais l'abolition de la
traite. On vous dira que ce commerce subsiste depuis
longtemps. Mais le brigandage se légitime-t-il par la prescription ?...
Il est digne de la première Assemblée libre de la
France de consacrer le principe de philanthropie qui ne fait du genre humain
qu'une seule famille, de déclarer qu'elle a en horreur ce carnage annuel qui
se fait sur les côtes d'Afrique, qu'elle est dans l'intention de l'abolir un
jour, d'adoucir l'esclavage qui en est le résultat, d'en rechercher, d'en
préparer dès à présent les moyens. L'Assemblée eut donc à délibérer tout d'abord sur la traite des noirs ; elle discuta aussi la condition des hommes de couleur libres, qui réclamaient des droits politiques. Ces graves questions sociales, qui mettaient en jeu l'existence des colonies, divisèrent le parti des patriotes ; et ce fut un député de la gauche, Barnave, qui, de concert avec Clermont-Tonnerre et Malouet, s'opposa le plus énergiquement aux prétentions de Grégoire, de Robespierre, de Mirabeau et de tous les Amis des Noirs. Rapporteur du Comité des colonies, qui avait été chargé par l'Assemblée de présenter un décret, Barnave se déclara pour le statu quo ; sans doute il était douloureux de laisser subsister certaines institutions, qu'il n'osait pas nommer — il entendait par là l'esclavage — ; mais il le fallait, sous peine de ruiner les colonies. Il proposa un décret compliqué, que l'Assemblée vota le 8 mars 1790. L'Assemblée nationale, qui n'a jamais entendu assujettir les colonies à des lois qui pourraient être incompatibles avec leurs convenances locales et particulières, autorise chacune d'elles à faire connaître son vœu sur la constitution et la législation qui conviennent à sa prospérité et au bonheur de ses habitants, il appartiendra aux assemblées coloniales de mettre à exécution les décrets de l'Assemblée nationale sur l'organisation des municipalités et des assemblées administratives, conformément aux convenances locales —, ce qui voulait dire que les mulâtres libres pourraient entrer dans ces assemblées et jouir eux aussi de droits politiques. — Au surplus, l'Assemblée nationale déclare qu'elle n'a entendu rien innover dans aucune des branches du commerce, soit direct, soit indirect, de la France avec ses colonies ; met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de la nation ; déclare criminel envers la nation quiconque travaillerait à exciter des soulèvements contre eux. C'était, d'une manière ambiguë, reconnaître l'esclavage, que les Amis des Noirs déclaraient être une honte pour la Révolution. Barnave et le Comité des colonies avaient fait voler une loi de compromis, en refusant au côté gauche la suppression, même graduelle, de l'esclavage, et au côté droit le monopole politique des colons blancs. Ce compromis eut une courte existence. L'union que l'Assemblée avait espéré faire régner aux colonies continua d'être troublée. Une des assemblées coloniales de Saint-Dominique, siégeant à Saint-Marc, se mit à légiférer en toute indépendance et à désobéir aux décrets de l'Assemblée nationale, pendant que l'assemblée provinciale du Nord y restait fidèle. Il fallut, le 12 octobre, déclarer cette assemblée rebelle déchue de ses pouvoirs, faire procéder à la formation d'une nouvelle, et envoyer des troupes pour étouffer tout mouvement séparatiste et rétablir l'ordre. Barnave et le Comité des colonies firent décréter aussi qu'aucune loi sur l'état des personnes aux colonies ne serait votée que sur la demande précise et formelle des assemblées coloniales. C'était maintenir à nouveau l'esclavage, que les colons, blancs ou mulâtres, étaient bien résolus à conserver et à défendre, au besoin par la force ; c'était même reprendre aux hommes de couleur libres les droits politiques que leur avait implicitement accordés le décret du 8 mars. Cependant les colonies restaient en pleine anarchie. Tous
les habitants étaient fort mécontents : les blancs, menacés par les Amis des Noirs dans leur propriété ; les mulâtres, qui avaient perdu les
droits politiques un moment concédés ; les esclaves, surexcités par la propagande
de leurs puissants amis. Alors les Comités de constitution et des colonies,
voulant rassurer les colons par un décret positif, proposèrent d'améliorer la
condition des mulâtres et des nègres libres : c'était une fois de plus reconnaître
l'esclavage. La bataille recommença. Clermont-Tonnerre, Malouet et Maury
invitèrent l'Assemblée à ne pas assimiler les colonies à la France même ;
c'était eu somme s'en tenir au principe qu'elle avait proclamé le 8 mars : ne
pas assujettir les colonies à des lois qui
pourraient être incompatibles avec leurs convenances locales et particulières.
Barnave, au nom des Comités, déclara qu'il était prêt à accorder des droits
politiques aux hommes de couleur libres, ou du moins à ceux qui seraient nés
de père et de mère libres. Quant à l'esclavage, il le conservait, dans
l'intérêt des colonies et au nom de la paix publique on ne pouvait en
attendre la suppression que des lumières et du temps. Le 15 mai 1791, l'Assemblée, par un nouveau compromis, n'accorda les droits politiques qu'aux mulâtres nés de père et de mère libres. Or, les mulâtres n'étaient, à Saint-Domingue, que 20.000 sur 500.000 habitants, et une partie seulement de ces mulâtres recevaient les droits de citoyen. Presque toutes les inégalités sociales subsistaient. Les colons blancs de Saint-Domingue étaient résolus à repousser les timides réformes de l'Assemblée. Le club Massiac, qui groupait les grands propriétaires de file, manœuvra si bien qu'il éluda l'application du décret du 15 mai. Les troubles recommencèrent. Les colons en rejetèrent la responsabilité sur le décret, et Barnave lui-même vint proposer le retrait de la lui ; elle ne fut pas annulée, mais resta lettre morte. La résistance égoïste de la majorité des colons blancs et la peur de l'Assemblée de s'engager dans des réformes sociales de grave conséquence avaient fait sacrifier l'égalité des droits. L'Assemblée nationale était impuissante, à supprimer les inégalités de race dans des pays éloignés où elle ne pouvait soutenir ses décrets par la force année. Dans la lutte entre les principes et les réalités, les réalités furent les plus fortes. Ainsi, sauf aux colonies, l'Assemblée constituante réussit à établir ce droit commun des Français qu'elle avait solennellement promis dans la nuit du 4 août. Toutes les inégalités légales qui divisaient les Français en castes ennemies étaient abolies. Il n'y avait plus qu'un seul peuple, et, dans une Europe féodale, où la société était morcelée et divisée contre elle-même, l'union (les citoyens allait régénérer la nation des Droits de l'homme, et lui donner une force insoupçonnée. III. — LA LIBERTÉ CIVILE. LA liberté civile, a dit Montesquieu, intéresse le genre humain plus qu'aucune chose qu'il y ait au monde. Pour l'établir dans un pays qui ne l'avait jamais connue, il fallait une réforme complète des lois et de la procédure criminelles et de l'organisation judiciaire, l'interdiction au gouvernement d'intervenir dans la justice. Il fallait aussi que la liberté de la presse. le droit de réunion et le droit d'association donnassent aux individus le moyen de se protéger contre tout arbitraire. Avant tout, il s'agissait d'assurer la liberté naturelle de respirer, d'aller et de venir. En 1789, elle n'existait pas. Une lettre de cachet pouvait envoyer à la Bastille, dans quelque autre prison ou dans un couvent, tout sujet qui gênait quelque ministre ou quelque personnage en place. En outre, il n'y avait pas de code pénal, mais seulement des ordonnances successives, sans principes généraux, sans une classification méthodique des délits et des peines ; point de proportion entre les délits et les peines : les délits de chasse étaient punis des galères. Les peines étaient odieuses ; c'étaient l'amende honorable, le fouet, le bannissement, les galères à temps ou à perpétuité ; quelques-unes étaient atroces : la mort par la roue, par la corde ou par la hache ; et elles variaient suivant la condition des personnes : ainsi les nobles ne subissaient point le supplice de la corde ; jusque devant la mort le privilège subsistait. La procédure, codifiée dans l'Ordonnance criminelle de 1670, était toujours en vigueur, à quelques changements près. D'abord, quand un crime était commis et que le coupable échappait, la justice était secondée, dans ses recherches, par l'Église. Le dimanche, pendant la messe, les curés du pays où le crime avait eu lieu montaient en chaire et, dans un monitoire, exhortaient leurs fidèles à dénoncer le coupable. Puis, le juge procédait à l'information et lançait un mandat d'arrêt. Ensuite, seul, et hors de la présence de l'inculpé. il ouvrait l'instruction : il faisait comparaître le prisonnier quand il lui plaisait, souvent très longtemps après l'arrestation ; il l'interrogeait, après l'avoir obligé à prêter serment. L'inculpé n'avait point de défenseur pour l'assister à l'instruction. A la séance de jugement, il subissait un dernier interrogatoire, assis sur la sellette, petit siège isolé, placé devant le tribunal ; on le soumettait à la torture ou question préalable. Pas de réquisitoire oral ; pas de plaidoirie. L'accusé n'avait aucune garantie, aucun moyen de défense. Il n'entendait même pas le jugement, qui était prononcé hors de sa présence. Toute la procédure était écrite et secrète. L'esprit des juges était dominé ou déformé par la routine. Ils avaient l'habitude de considérer tout accusé comme un coupable. Ils jugeaient en vertu de la théorie des preuves légales, qui comprenait toute une série de règles admises par la loi, ou plutôt par la jurisprudence, sur la valeur respective des témoignages, de l'aveu, des écrits, des constatations matérielles, des présomptions ; et ils appliquaient ces règles mécaniquement, et chacun à sa manière. C'était un système abstrait, qui n'avait rien d'humain, et où n'intervenait guère la conscience du juge. Toute cette législation avait été condamnée par les philosophes et par un grand nombre de magistrats et d'avocats, soit clans des ouvrages généraux, l'Esprit des lois, de Montesquieu, et le Traité des délits et des peines, du Toscan Beccaria, publié en 1762, soit dans des écrits de circonstance, comme ceux de Voltaire sur Calas et Sirven, et celui de Dupaty, en 1786, sur trois hommes condamnés à la roue. A la veille de la Révolution, Condorcet, la Fayette, Linguet, Brissot, Marat réclamaient la suppression du secret, des monitoires, de la torture[1], l'établissement de la publicité, l'assistance d'un avocat, la théorie des preuves morales, d'après laquelle les juges devaient juger, non suivant des règles, mais suivant leur seule conscience, enfin le jugement par jurés. Malgré les résistances de quelques magistrats, cette propagande avait l'ait beaucoup d'adeptes parmi les jeunes conseillers des Parlements et parmi les avocats. Les réformes étaient préparées depuis longtemps ; le gouvernement de Louis XVI, sous l'inspiration de Malesherbes, était disposé à les réaliser ; mais il n'en eut ni le temps ni le pouvoir. Aussi l'Assemblée s'occupa-t-elle dès le début de la refonte totale des lois criminelles. Le 10 septembre elle institua un Comité pour la réforme de la jurisprudence criminelle, composé de sept membres, presque tous jurisconsultes éprouvés : Thouret. Target, Tronchet, Freteau, Beaumetz, le Brethon, Lally-Tollendal ; mais, sans attendre davantage, elle supprima, le 8 octobre, les abus les plus grands, la question préalable, la sellette, le serment que prêtait l'accusé à l'instruction. L'information reste secrète, mais l'inculpé trouve une garantie nouvelle : deux citoyens adjoints au juge, nommés par la municipalité, assisteront à l'information et entendront les témoins. Le décret de prise de corps ne peut plus être prononcé que par deux juges au moins. L'accusé choisira le ou les conseils qui l'assisteront, et avec lesquels il pourra conférer librement, à toute heure, dans sa prison ; sinon, le juge lui nommera un conseil d'office. Le juge devra faire comparaître l'accusé dans les vingt-quatre heures qui suivront l'emprisonnement, et lui faire lire la plainte, la déclaration du dénonciateur et l'information. L'interrogatoire aura lieu en présence de l'accusé et de son conseil. La liberté de la défense sera complète : le conseil de l'accusé aura le droit d'être présent à tous les actes de l'instruction. Pour la condamnation à une peine afflictive ou infamante, les deux tiers des voix des juges seront nécessaires ; et, pour la condamnation à mort, les quatre cinquièmes. C'étaient là déjà de bienfaisantes réformes. Une autre réforme, l'institution du jury, décrétée en principe le 30 avril 1790, fonctionna seulement en 1791. Elle était empruntée à l'Angleterre qui, depuis le moyen âge, connaissait le jugeaient par les pairs. Elle se trouvait, d'ailleurs, en harmonie parfaite avec les nouvelles institutions politiques et administratives qu'élaborait alors l'Assemblée, et où une grande place était faite, comme on verra, à l'élection populaire. Composé de douze citoyens, tirés au sort sur une liste de 200 noms, établie par l'administration de département, le jury jugera la question de fait, décidera si l'accusé est coupable ou non ; après quoi les juges n'auront plus qu'à appliquer la loi. La procédure orale fut un autre emprunt à l'Angleterre. Malgré la résistance de quelques juristes, comme Tronchet, qui admettaient le jury, mais voulaient conserver les dépositions écrites, Adrien du Port et Thouret réussirent à faire adopter la procédure orale : il était, disait du Port, physiquement et, moralement impossible d'écrire devant les jurés. Désormais, plus de preuves légales, fondées sur des pièces écrites, mais la conviction morale, résultant des témoignages portés devant le jury. Enfin la poursuite des crimes fut complètement changée. L'Assemblée avait devant elle l'exemple de l'Angleterre. Ce pays de liberté ne connaissait point le ministère public ; le droit d'accuser appartenait, non aux magistrats, mais aux particuliers. Or, l'Assemblée tenait en défiance le ministère public, exercé par le procureur du Roi, nommé par le Roi, et entre les mains de qui le droit d'accuser pouvait être dangereux pour la liberté des citoyens. Sans aller jusqu'à supprimer ce ministère, comme en Angleterre, elle le partagea entre un commissaire du Roi, nommé par le Roi, et un accusateur public, élu par l'assemblée électorale du département. Puis, elle craignit que le second magistrat, chargé de l'acte d'accusation, ne tirât de son élection un trop grand pouvoir, lui enleva, sur la proposition de du Port, la poursuite des crimes, et, malgré les démocrates Robespierre et Petiot, l'attribua aux officiers de gendarmerie qui décernaient le mandat d'amener et aux juges de paix à qui était réservé le mandat d'arrêt. En outre, les particuliers pourraient porter plainte, s'ils avaient été lésés ; sinon, faire une dénonciation civique. Lorsqu'un citoyen est arrêté par les gendarmes ou la police, il est mis en état de détention par l'officier de gendarmerie, qui, au canton, exerce les fonctions d'officier de police, et examiné dans les vingt-quatre heures. Cette instruction sommaire achevée, la suite de l'instruction est confiée à un jury d'accusation, siégeant au district, composé de huit membres, pris parmi les électeurs du district., et réunis par le directeur du jury, qui est choisi parmi les membres du tribunal. L'accusateur public a rédigé et envoyé l'acte d'accusation. Le commissaire du Roi requiert pour la régularité des formes[2]. Le directeur du jury entend le prévenu et les témoins en présence du prévenu, reçoit les déclarations par écrit, expose au jury l'acte d'accusation, lui remet les pièces de la procédure, fait comparaître devant eux les témoins, qui déposent de vive voix, et la partie plaignante ou dénonciatrice. Dans le cas de non-lieu, le prévenu est renvoyé des fins de la poursuite. S'il est mis eu accusation, il comparait au chef-lieu du département, devant le tribunal criminel, composé de quatre juges, et devant le jury de jugement, formé par douze citoyens. Alors interviennent l'accusateur public, qui lit l'acte d'accusation, et le commissaire du Roi, qui requiert, avant le jugement, pour l'application de la loi. Le jury déclare le fait, répond si l'accusé est coupable ou non ; le tribunal prononce la peine. Ainsi tout procès criminel se divisait en trois phases : 1° l'instruction sommaire devant l'officier de police judiciaire, au canton ; 2° le débat devant le jury d'accusation, au district ; 3° le débat définitif et le jugement devant le tribunal criminel et le jury du jugement, au département. Pour garantir efficacement la liberté individuelle, l'Assemblée avait forgé un mécanisme complexe et délicat, qui risquait de fonctionner difficilement. Le système, d'autre part, n'avait pas une unité parfaite ; certaines survivances du passé s'y retrouvaient. L'instruction, qui eût gagné à être concentrée entre les mains d'un seul juge, était morcelée, aux trois étapes du procès, entre trois magistrats : l'officier de police, le directeur du jury et le président du tribunal criminel, et restait ainsi fragmentée et superficielle. La procédure n'était pas tout entière orale ; elle comportait des déclarations écrites. Sans doute, celles-ci ne devaient servir que de notes, et ne pouvaient être communiquées ni au premier ni au second jury ; mais, si elles étaient inutiles, pourquoi les conserver ? et, si elles pouvaient servir, pourquoi ne pas les communiquer ? Ces déclarations écrites étaient une survivance de l'ancien système de procédure, si vivement défendu par plusieurs avocats éminents, tels que Tronchet. Sur ce point, le nouveau système n'était qu'une juxtaposition d'éléments contraires empruntés à deux législations différentes. Enfin, réduire l'influence du ministère public et l'exclure dans la poursuite des crimes, c'était affaiblir singulièrement l'action de la société, à un moment où les passions politiques et sociales surexcitées multipliaient crimes et délits. Cette partie du système n'était pas durable. Tout le reste — institution du jury, du moins du jury de jugement, publicité des débats, jugement d'après des débats oraux et suivant les preuves morales, — était solidement établi. Un immense progrès était accompli. Le Code pénal fut décrété le 25 septembre 1791, sur le rapport d'un ancien conseiller au Parlement de Paris, Lepelletier de Saint-Fargeau. Ce code proportionnait les peines aux crimes et aux délits, édictait chaque peine pour chaque crime, supprimait ainsi l'arbitraire des juges. Il abolissait la torture, le pilori, l'amende honorable, la marque, mais maintenait le carcan, les fers, et, malgré les efforts de Lepelletier et de Robespierre, la peine de mort. Par toutes ces réformes, la liberté civile, qui, a dit Montesquieu, dépend principalement de la bonté des lois criminelles, était fondée en théorie. Elle le fut, en fait, lors de la constitution des jurys, au début de l'année 1792. La liberté de la presse avait été proclamée par la Déclaration des droits, mais ce n'était pas la liberté absolue. Dans sa Dénonciation des Inquisiteurs de la pensée, du 25 août 1789, Marie-Joseph Chénier dénonçait dix-sept inquisitions exercées en France sur l'esprit des citoyens, depuis celle des censeurs royaux, de la Sorbonne et des évêques, jusqu'à celle des ministres. Il louait avec émotion et reconnaissance les philosophes qui, malgré toutes les persécutions, avaient appris aux Français à penser, et les avaient menés comme par la main vers la vérité. Il gémissait sur la timidité de l'Assemblée nationale, au sein de laquelle les vérités les plus évidentes étaient contestées avec audace, et il déclarait courageusement : Qu'un homme n'ait pas le droit de dire à un autre : Tu ne publieras point ton opinion, car ton opinion n'est pas la mienne, — voilà le dernier degré du despotisme. La liberté sembla dégénérer en licence. L'Assemblée
demanda au Comité de constitution une loi restrictive. Sieyès la présenta le
20 janvier 1790. Il célébra la liberté de la presse, sentinelle
et véritable sauvegarde de la liberté publique ; il en montra la
nécessité dans un pays où l'opinion est souveraine. Voulez-vous
réformer les abus ? Elle vous préparera les voies, elle balayera pour ainsi
dire devant vous cette multitude d'obstacles que l'ignorance, l'intérêt
personnel et la mauvaise foi s'efforceront d'élever sur votre route. Mais,
après cet éloge de la presse, il dit qu'il fallait lui fixer des bornes, et
il définit lui-même son projet un projet de loi contre
les délits qui peuvent se commettre par la voie de l'impression et par la
publication des écrits, gravures, etc. Ce projet, très compliqué,
descendait dans une foule de détails, réprimait tous les écarts de presse,
même de simples intentions. Défense aux auteurs d'exciter les citoyens à s'opposer par la force à l'exécution des lois, à exercer
des violences ; défense d'insérer dans un ouvrage des imputations injurieuses à la personne du Roi, déclarée
inviolable et sacrée par la loi constitutionnelle de l'État ; si un écrit imprimé, publié dans l'espace de huit jours
avant une sédition ou une émeute accompagnée de violences, se trouve, même
sans exciter directement les citoyens à ces crimes, renfermer des allégations
fausses ou des faits controuvés propres à les inspirer, ceux qui sont
responsables de cet écrit pourront être poursuivis et punis comme séditieux,
s'il est prouvé que ces allégations ou ces faits controuvés ont contribué à
porter les citoyens à cette sédition et à ces violences. Pour juger
les délits de presse, Sieyès proposait un jury de dix membres, littérateurs
et savants, qui prononcerait à la pluralité d'au moins sept voix contre
trois. Le rapport de Sieyès fut applaudi par l'Assemblée. Mais les journaux patriotes l'accueillirent fort mal. L'Ami du Peuple, de Marat, disait : Ce projet de décret contient les bases destructives de toute la liberté. C'est un pendant de la loi martiale. Et les Révolutions de Paris : Il ne faut point parler de mettre des bornes à la liberté ; ces mois présentent des idées qui s'entrechoquent. Brissot, dans le Patriote français, écrivait : Pleinement convaincu que le grand remède à la licence de la presse est la liberté de la presse, je veux m'attacher à prouver que ce remède sera toujours préférable ; qu'il vaut mieux habituer les citoyens à répondre au tribunal du public quand ils y sont attaqués par des libellistes qui se nomment. Il est probable que cette levée de boucliers intimida l'Assemblée, puisqu'elle ne discuta pas le projet de son Comité. Cependant de violents pamphlets continuaient à paraître.
En juillet 1790, Marat publia un libelle : C'en est fait de nous, où
il attaquait toutes les autorités avec une violence sans précédent. Citoyens, s'écriait-il, les
ennemis sont à nos portes, les ministres leur ont fait ouvrir nos barrières
sous prétexte de leur accorder libre passage sur notre territoire.... C'en est fait de vous si vous ne courez aux armes....
Les députés du côté droit, surtout Malouet, denoncèrent à l'Assemblée ce
libelle furibond. L'Assemblée se décida à sévir
et rendit, le 31 juillet 1790, un décret ordonnant au procureur du Roi au
Châtelet de poursuivre comme criminels de
lèse-nation tous auteurs, imprimeurs et colporteurs d'écrits excitant le
peuple à l'insurrection contre les lois, à l'effusion du sang et au
renversement de la Constitution. Mais ce décret ne fut pas obéi. Les
publicistes tenaient tous à la liberté illimitée de la presse. Le Patriote
français, de Brissot, déclarait au mois d'août : Quoique
la Constitution ait décrété la monarchie, elle ne peut interdire à un citoyen
d'énoncer publiquement son opinion suis les désavantages de la royauté ; si cette
énonciation était un crime, alors il n'v aurait plus de liberté. On doit
obéir au monarque, et on a le droit d'écrire contre la monarchie. Des
livres paraissaient, qui sapaient la monarchie, — tel l'ouvrage de Lavicomterie,
Des peuples et des rois, — et l'Assemblée ne les poursuivait pas. Il
n'y avait point, d'ailleurs, de régime légal
de la presse. Ce ne fut qu'au moment
d'achever la Constitution que l'Assemblée se décida à en établir un. Le 23 août 1791, Thouret proposait de décréter, entre autres articles : Les calomnies volontaires contre la probité des fonctionnaires publics et contre la droiture de leurs intentions dans l'exercice de leurs fonctions pourront être dénoncées ou poursuivies par ceux qui en sont l'objet. Petion, Robespierre, le duc de la Rochefoucauld protestèrent. Aussitôt, dit Potion, qu'il s'agit de mettre des bornes à la liberté de la pensée, on ne sait où s'arrêter, et l'arbitraire commence. Robespierre, plus mordant et plus hardi, cita des exemples impressionnants, celui du général Bouillé, qui, on le verra, venait de passer à l'ennemi, et que l'on n'aurait pas pu critiquer avant son crime, tant était grande sa popularité. Il est impossible, déclara Robespierre, d'exercer librement sur la conduite des hommes publics, même les plus coupables, une censure, si l'avertissement que l'on donne sur sa conduite, si l'exercice que l'on fait de ce droit vous expose à une peine presque inévitable. Faut-il priver la société de l'avantage de dénoncer, sur de simples indices, des fonctionnaires publics ? Il faut prononcer entre l'intérêt de la nation et l'intérêt des fonctionnaires publics. Malgré l'opposition des démocrates, tout le projet du Comité, défendu par Thouret, le Chapelier et Barnave, fut voté par l'Assemblée, jalouse de fortifier le pouvoir exécutif : Nul homme ne peut être recherché ni poursuivi pour raison des écrits qu'il aura fait imprimer ou publier sur quelque matière que ce soit, si ce n'est qu'il ait provoqué à dessein la désobéissance à la loi, l'avilissement des pouvoirs constitués, la résistance à leurs actes, ou quelques-unes des actions déclarées crimes ou délits par la loi. La censure sur les actes des pouvoirs constitués est permise ; mais les calomnies volontaires contre la probité des fonctionnaires publics et la droiture de leurs intentions dans l'exercice de leurs fonctions pourront être poursuivies par ceux qui en sont l'objet. Les calomnies et injures contre quelques personnes que ce soit, relatives aux actions de leur vie privée, seront punies sur leurs poursuites. Nul ne petit être juge, soit par la voie civile, soit par la voie criminelle, pour fait d'écrits imprimés ou publiés, sans qu'il ail été reconnu et déclaré par un jury : 1° s'il y a délit dans l'écrit dénoncé ; 2° si la personne poursuivie est coupable. Au fond, la loi nouvelle n'était que le projet de Sieyès, amendé et simplifié. La liberté paraissait bien amoindrie, mais le jury pouvait être une garantie pour les écrivains. L'opinion publique aussi les soutenait. En fait, de 1789 au 10 août 1792, la presse — qu'elle fût aristocrate ou patriote — jouit d'une liberté complète. Les droits de réunion, de pétition, d'association avaient été passés sous silence dans la Déclaration des droits ; cet oubli fut réparé, du moins en partie. La Constitution du 3 septembre 1791 garantit comme droits naturels et civils... la liberté aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police, la liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement. Quant au droit d'association, l'Assemblée se refusa à le proclamer. Au contraire, en vue d'établir la liberté du travail, elle abolit les corporations de métiers et interdit les associations de maîtres et celles d'ouvriers, le 14 juin 1791 ; elle supprima, comme on verra, de nombreuses congrégations religieuses, qu'elle considérait comme des corps antisociaux ; enfin, si elle autorisa par décret les associations politiques, les clubs de Jacobins et les sociétés populaires qui la secondèrent si bien au début de la Révolution, elle songea ensuite à les réglementer et à réduire leur influence, en leur retirant la faculté d'agir sous un nom collectif. L'Assemblée avait fondé la liberté individuelle, mais elle craignait toute association capable de contrôler les élus, députés, administrateurs, juges et fonctionnaires de tout ordre. Elle ne reconnaissait, disait-elle le 23 septembre 1791, que le corps social et des individus. Mais, si les citoyens restaient isolés, seraient-ils capables de s'opposer aux actes arbitraires des agents de l'État, d'exercer leurs droits de sûreté et de résistance à l'oppression, inscrits dans la Déclaration des droits ? Et si, dans l'émiettement des volontés, ils ne le pouvaient plus, que deviendrait la liberté ? D'autre part, de puissantes associations n'allaient-elles pas s'imposer à la Nation, des minorités commander à la majorité, et faire la loi, qui doit être l'expression de la volonté générale ? Ainsi la Nation se trouvait placée entre deux dangers, également graves, à une époque de profonde transformation. En somme, tout dépendait moins des lois que des mœurs politiques. IV. — L'ŒUVRE ÉCONOMIQUE. EN 1789, le Clergé possède au moins 100 millions de dîmes et 100 millions de rentes en biens-fonds, lesquels sont évalués à 3 milliards[3]. Ses propriétés sont considérables dans le Nord et dans l'Est, en Flandre, en Cambrésis, eu Artois, en Picardie, en Bourgogne, en Alsace. La Noblesse est plus riche encore. Elle possède plus de la moitié du sol en Normandie, en Bretagne et en Poitou ; le tiers environ en Artois, en Picardie et en Bourgogne. Les grands domaines nobles n'appartiennent qu'a un petit nombre de familles, nobles de Cour et surtout parlementaires et officiers des finances ; ce sont souvent des propriétés de 500, 1.000, 2.000 et même 3.000 hectares, en Picardie, en Berri et en Limousin. La Noblesse perçoit encore des droits seigneuriaux et usurpe les biens communaux. Enfin elle a de grandes fortunes immobilisées dans les offices royaux, clans des entreprises industrielles, des exploitations de mines dont plusieurs de ses membres ont obtenu la concession du Roi. Dans le Tiers État, qui comprend environ 24 millions de Français, la bourgeoisie possède surtout des capitaux : les rentes d'État, qui dépassent 200 millions, les rentes de villes et d'États provinciaux, au capital de 160 millions ; les rentes sur le Clergé. au capital de 132 millions ; des offices royaux. et tout l'outillage industriel et commercial ; des maisons d'habitation et de rapport, très nombreuses et parfois splendides dans les grandes villes, Paris, Lyon, Bordeaux, Lille, Aix, Nantes, etc., et enfin des terres dans une faible proportion. Les classes rurales possèdent une grande partie du sol : le cinquième environ dans l'Ouest (Normandie, Bretagne, Poitou) ; le tiers dans le Nord (Artois, Picardie), et dans l'Est (Bourgogne) ; près de la moitié dans le Sud-Est (Dauphiné, Provence) ; à peu près la moitié dans le Centre (Limousin, Auvergne, Quercy), et dans le Midi (Languedoc, Roussillon, Guyenne) ; davantage encore dans le Béarn. Mais tous les paysans ne sont pas propriétaires : il en est beaucoup de riches, désignés du nom de laboureurs ; il en est d'aisés ; il en est aussi de pauvres, qui ne possèdent même pas un lopin de terre et une maison. A vrai dire, la répartition de la propriété entre les paysans est très différente, suivant les régions. Dans l'Ouest, particulièrement dans la Basse-Normandie et le Perche, la très grande majorité des paysans, parfois les quatre cinquièmes, sont réduits aux salaires de journaliers ou deviennent fermiers ou artisans. Presque partout ailleurs, la plupart des campagnards sont propriétaires, surtout dans les terres fertiles ou les vignobles d'Alsace, de Flandre, du Bas-Limousin, de la vallée de la Garonne et du Béarn ; beaucoup, il est vrai, n'ont qu'une parcelle de terre et une maison, et sont obligés, pour vivre, de se faire charrons, maréchaux ferrants, cabaretiers, etc. Au cours du siècle, les riches laboureurs, les paysans aisés, parfois même les pauvres, n'ont pas cessé d'acheter des terres aux nobles et aux bourgeois, avec l'argent que leur ont procuré les hauts prix des denrées et du bétail. Enfin les ouvriers, réduits par la cherté croissante de la vie à des salaires à peine suffisants, subissent les conséquences du traité de commerce avec l'Angleterre, qui, abaissant, les taxes d'entrée à 10 et 12 pour 100 de la valeur des marchandises, permet aux Anglais d'inonder la France de leurs produits moins coûteux ou mieux fabriqués ; depuis 1787, ils tombent dans la misère et souvent même sont contraints au chômage. A la veille de la Révolution, la condition de la masse des paysans et des ouvriers est aggravée par toutes les transformations économiques. La crise agricole et industrielle. la crise des finances de l'État et des villes, l'accroissement des impôts et des octrois, le renchérissement du pain et de toutes les denrées, l'usurpation continuelle des biens communaux par les seigneurs, la réfection générale des livres terriers, qui fait revivre des droits tombés en désuétude, et la réaction seigneuriale, qui augmente les charges des paysans, la nouvelle coutume de clore les champs, surtout clans les pays de l'Est, et par suite la suppression du glanage et de la vaine pâture, l'accaparement de plusieurs fermes par le même tenancier dans le Nord et le Nord-Ouest — de la Flandre au Maine — qui réduit à une condition inférieure un grand nombre de fermiers et les pousse vers l'atelier ou les fait tomber dans la domesticité des villes[4] ; toutes ces modifications font plus profonde la séparation entre les classes sociales, que divisaient. déjà privilèges. abus, intérêts et sentiments. Mais la conscience de classe, comme on dit aujourd'hui, n'est point encore éveillée chez les ouvriers et chez les paysans, et tous ensemble, sous la direction de la bourgeoisie, luttent contre les privilégiés, exempts, en tout ou en partie, de beaucoup d'impôts, qui détiennent une grande quantité de terres, accaparent les hautes charges de Cour, l'Église, l'armée, la magistrature, l'administration et le gouvernement, et maintiennent la féodalité. Sans doute le paysan combat surtout pour l'affranchissement et la conquête de la terre ; l'ouvrier pour la hausse de ses salaires et pour le maintien de ses compagnonnages, son unique instrument de lutte contre le patron ; le bourgeois, et surtout le bourgeois riche ou cultivé, pour la conquête du pouvoir et des fonctions publiques, et souvent aussi pour la suppression des corporations de métier et la liberté du travail ; mais, en somme, ils sont tous unis contre les privilégiés par des intérêts et des sentiments communs : les bourgeois ne dédaigneront pas plus que les paysans les biens ecclésiastiques ni, plus tard, les biens d'émigrés. L'Assemblée avait été obligée, le 4 août, de proclamer l'abolition du régime seigneurial. Un Comité des droits féodaux, composé de trente membres, pris dans les trois ordres, fut chargé de préparer un décret qui réglât tous les détails. Les questions à résoudre étaient si complexes que les juristes eux-mêmes s'égaraient parfois dans la variété incroyable des modes de propriété et l'entassement des lois et des usages. Une foule de distinctions étaient nécessaires, si l'on voulait liquider équitablement le régime domanial. Le Comité, qui comprenait des juristes consommés, Merlin de Douai et Tronchet, aurait dû les faire. Mais, pour simplifier, il adopta une distinction abstraite, empruntée au droit romain. et qui ne s'adaptait point à la variété et à la complexité des droits domaniaux. Il distingua entre : 1° les droits personnels, qui obligent directement les personnes ; 2° les droits réels, dus par le sol lui-même et résultant d'une concession de terre ; ceux-ci n'obligent les personnes que par l'intermédiaire du fonds, et suivent ce fonds, en quelque main qu'il soit. Le Comité proposa que les droits personnels — la servitude et les corvées — fussent supprimés sans indemnité, comme contraires à la dignité de la personne humaine ; les droits réels — rentes et cens — seraient abolis moyennant rachat. L'Assemblée approuva le Comité et vota le grand décret du 15 mars 1790. Dans la classe des droits personnels, supprimés sans indemnité, furent placés : 1° la servitude personnelle et les mainmortes personnelle et réelle ; 2° les prestations et corvées ; 3° les banalités de moulin, de four et de pressoir, et les autres monopoles, tels que les droits de halle et de marché ; 4° les justices seigneuriales ; — dans la classe des droits réels, déclarés rachetables, les redevances annuelles en argent et en nature, les droits de mutation, les rentes foncières perpétuelles, les corvées réelles, etc. Cette classification violait immédiatement la distinction fondamentale. La mainmorte réelle n'était certainement pas un droit personnel. C'était le prix de la concession de terre que le seigneur avait faite à ses serfs affranchis. Le tenancier mort, sa succession revenait à son seigneur ; mais, tant qu'il vivait, il était libre de vendre son bien ; il n'était retenu an sol que tant qu'il le jugeait bon, et le déguerpissement l'affranchissait de toute servitude. Pourquoi cette mainmorte était-elle rangée parmi les droits personnels, à la différence des corvées réelles, qui pesaient sur les mêmes personnes et dérivaient des mêmes causes ? Les seigneurs avaient usurpé nombre de marais, d'étangs et de pâquis communaux. L'Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 avait donné au seigneur le droit de reprendre le tiers des communaux concédés en usage à une communauté d'habitants, s'il avait fait celte concession à titre gratuit : c'était le droit de triage. Or, ce droit, beaucoup de seigneurs, surtout dans l'Est, l'avaient exercé même dans le cas où ils avaient concédé des communaux moyennant argent : d'où une infinité de procès ruineux pour les paysans, qui n'arrivaient point à se faire rendre justice. L'Assemblée se contenta d'abolir tous les triages opérés dans les trente dernières années contrairement à l'Ordonnance royale. L'Assemblée reconnut la validité des contrats entre seigneurs et tenanciers. Tous les droits réels — cens, champart, rente — qui résultaient d'une concession de terre, étaient présumés légitimes. Par suite, c'était non au seigneur, créancier, mais au tenancier, débiteur de ces droits, à faire la preuve de l'usurpation : conséquence contraire à la règle générale qui veut que le créancier produise et prouve sa créance. Restait à régler le mode de rachat. Là se présentaient une
foule de difficultés. D'abord, il était évident que les tenanciers, considérés
par la loi et la jurisprudence des Parlements comme propriétaires de leurs
fonds, pouvaient seuls racheter les redevances perpétuelles qui les
grevaient, et devenir propriétaires sans condition : tel était le cas des
tenanciers à rente foncière perpétuelle. Mais
il y avait des tenures qui portaient le même nom et qui pourtant étaient
juridiquement très différentes suivant les pays ; les juristes du Comité
féodal, qui s'étaient arrêtés à une solution trop simple, oublièrent de faire
les distinctions, et permirent à des tenanciers, simples locataires du sol,
de devenir propriétaires, en rachetant les redevances perpétuelles[5]. C'était à chaque tenancier à racheter ses redevances[6]. Il n'avait qu'à payer vingt fois la valeur des redevances annuelles en nature, et vingt-cinq fois la valeur des redevances en argent. Le taux du rachat n'était donc pas excessif. Mais il fallait racheter à la fois les droits annuels de cens, champart et rente, et les droits casuels de lods et ventes. Or, pour les héritages de la campagne, qui, se transmettant presque toujours de père en fils, n'avaient pas à paver de lods, racheter des droits éventuels qui ne s'ouvriraient peut-être jamais, c'était une dérision. Toute rente solidaire, portant sur plusieurs fonds, ne pouvait être divisée ni rachetée partiellement par chacun des tenanciers ; il suffisait donc d'un manque d'entente entre la totalité des tenanciers pour faire échouer le rachat. Ensuite les arrérages de rentes non payés — et dans le calcul des arriérés on remontait jusqu'à vingt-neuf ans — devaient être acquittés. L'Assemblée, composée en majorité de seigneurs, — ecclésiastiques, nobles et bourgeois, — et de juristes conservateurs, avait fait une œuvre entièrement défavorable aux tenanciers, et les seigneurs continuaient à percevoir les droits supprimés sans indemnité, et mettaient obstacle au rachat, pourtant si difficile, des droits déclarés rachetables. Les tenanciers, déçus, se plaignaient amèrement d'une loi qui renversait le droit naturel ; ils envoyaient à l'Assemblée pétitions sur pétitions, parfois menaçantes ; ce n'était plus le ton humble et respectueux de 1789. Une société de laboureurs du Lot-et-Garonne écrivait en 1790 : Vous aviez annoncé par vos décrets que vous aviez anéanti le régime féodal ; vous avez fait l'opposé.... Nous serons toujours forcés d'appeler nos seigneurs ceux à qui nous payerons des redevances que nous ne pourrons jamais racheter par le prix excessif que vous y avez mis. A la fin de 1791, après la séparation de l'Assemblée constituante, les citoyens de Lourmarin diront à leur tour : Si l'Assemblée nationale ne nous permet de racheter les droits fixes tels que casques, champarts, etc., séparément des droits usuels ou de lods, les peuples soumis à cet affreux régime seront encore morts à la liberté dans mille ans d'ici. Puis, quand vint la récolte, en 1790 et en 1791, les paysans recommencèrent à piller et brûler des châteaux, en Bretagne et dans le Maine ; dans le Quercy, le Rouergue et le Périgord ; dans les départements de l'Hérault et du Gard ; dans ceux de Seine-et-Marne et du Loiret. Ils étaient soutenus par les maires et les officiers municipaux de nombre de communes rurales. En vain l'Assemblée expliquait ses décrets, invitait les populations au calme et à l'acquittement des droits seigneuriaux et des dîmes : les campagnards demandaient la suppression complète et sans indemnité du régime seigneurial. Deux députés, envoyés par l'Assemblée, dans les villages du Quercy en 1791, furent entourés par la foule qui criait : Le titre primordial ! Le titre primordial ! Les paysans consentaient bien à payer et à racheter les redevances, si le seigneur produisait le titre primitif de concession de fonds, car ils savaient que ce titre était le plus souvent perdu ou brûlé. Des tenanciers, les uns rachetèrent leurs redevances ; d'autres attendirent ; d'autres refusèrent tout, même de payer les droits ordinaires, et firent des jacqueries. La plupart des paysans gardèrent leur argent ; ils l'employèrent, comme il sera montré, dans une opération financière beaucoup plus avantageuse. L'Assemblée maintint ses décrets et chercha à les défendre, au besoin par la force. Mais comment employer la force contre tout un peuple, contre les municipalités rurales et leurs gardes nationales, les plus solides soutiens du nouveau régime ? Une grande partie de la Nation avait réclamé, dans les Cahiers, non seulement la libération, mais la division du sol par la nationalisation et la mise en vente des terres d'Église. Dès le 6 août 1789, Buzot, puis le S août le marquis de la Coste et Alexandre Lameth demandèrent à l'Assemblée l'aliénation des biens ecclésiastiques, afin d'alléger la Nation, ployant sous une dette de quatre milliards. Avant 1789, le clergé ne se reconnaissait que la qualité d'administrateur de ces biens de l'Église. Ce n'était pas lui, mais l'Église qui avait la propriété ; comme il l'avait déclaré dans ses assemblées générales, notamment dans celle de 1786, c'étaient le service du culte, l'entretien des piètres et l'assistance des pauvres. Mais le Roi s'attribuait sur la richesse de l'Église des droits considérables ; il avait fini par en disposer comme de sa chose : de 1768 à 1780, il avait supprimé neuf congrégations religieuses et s'était approprié leurs biens. La propre théorie du clergé et les prétentions et les pratiques de la royauté conduisaient à la nationalisation des biens ecclésiastiques. Mais, dès qu'il les vit menacés, le clergé résista vigoureusement, et, reniant ses théories traditionnelles, s'en déclara propriétaire absolu. Alors s'engage un grand débat, qui durera deux mois, entre les partis aristocrate et patriote. Les patriotes émettent des arguments juridiques, historiques et pratiques. Treilhard et Thouret déclarent que le clergé n'est pas propriétaire. Qu'est-ce, en effet, que la propriété, sinon le droit d'user et d'abuser ? Or, le clergé peut user, mais sa jouissance est restreinte et modifiée par une foule de règlements ; et il ne peut abuser et disposer que dans des cas graves, en vertu d'une autorisation expresse, avec des formes très rigoureuses. Serait-il, d'ailleurs, propriétaire, l'État n'en aurait pas moins un droit supérieur sur les biens ecclésiastiques, car le clergé est un corps, et toute corporation ne Lient son existence et ses biens que de la loi. La même raison qui fait que la suppression d'un corps n'est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation. Talleyrand, évêque d'Autun, dit que les biens ecclésiastiques n'ont été donnés ni au clergé en général, ni aux églises, ni à des titulaires particuliers, mais à un ensemble de services généraux : le culte et les pauvres. Si l'État reprend ces services à l'Église, il doit aussi reprendre les richesses qui y sont affectées. La propriété, dit l'évêque d'Autun, est à la Nation en ce sens que, la Nation s'obligeant à faire acquitter les charges des établissements nécessaires ou utiles, à pourvoir dignement à l'acquit du service divin, suivant le véritable esprit des donateurs, à faire remplir même les fondations publiques lorsqu'elles ne présenteront aucun inconvénient, elle pourra employer l'excédent au delà de ces frais à des objets d'utilité générale. L'Église, privée de ses biens, retournera à la pureté primitive qui lui rendra tout son prestige et toute son autorité. L'État acquittera sa dette formidable ; la société entière sera régénérée. Au prix d'un si grand résultat, que peut peser l'intérêt et le luxe d'un petit nombre ? D'ailleurs, il est des précédents ; dans des besoins extrêmes, le Roi a pris des biens d'Église ; la Nation et l'Assemblée nationale auraient-elles moins de pouvoir ? La plupart des membres du haut clergé et quelques juristes ripostèrent vivement. La propriété, qu'elle soit corporative ou individuelle, est une création sociale, déclare Camus, ancien avocat du clergé. Cette théorie, contraire à la Déclaration des droits de l'homme qui fait de la propriété un droit naturel, permet (le supprimer ou de modifier, au nom de la société, tous les droits, ceux des individus comme ceux des corporations. Camus s'en sert pour affirmer que les droits (les corporations sont tout aussi légitimes que ceux des individus ; il assimile les corps aux individus. Il y a, dit-il, la même injustice à priver sans cause juste un corps de son existence et de ses droits civils qu'il y a à priver un individu de sa vie ou de ses droits sans cause juste. L'évêque d'Uzès, de Béthisy, va jusqu'à dire que les corps ont autant de réalité que les individus ; ce sont des êtres véritables, que l'on n'a pas le droit de détruire, et dont on doit respecter l'existence et les biens. Plusieurs, Maury, Camus, de Montlosier, prétendent que ce n'est ni à la Nation, qui n'est comme le clergé lui-même qu'un corps moral, ni même au culte public que les biens ont été donnés, mais à tel établissement particulier, désigné par un titre, à telle abbaye, à telle église, à telle chapelle. Dans l'acte de donation, dit Maury, tout a été individuel. Ce sont comme des propriétés particulières, que l'État doit respecter. — Enfin, les membres du côté droit montraient les conséquences déplorables d'une aliénation : c'est pour des agioteurs, pour des juifs, que l'on va dépouiller le clergé, s'écriait Maury ; cette spéculation légitimera toutes les insurrections de la loi agraire. Il cherchait à effrayer les bourgeois pour leurs propres possessions. L'unique résultat qu'il obtint, c'est qu'un tiers parti, à la tête duquel étaient Grégoire et Malouet, repoussa l'aliénation totale comme nuisible aux pauvres, à la Nation et aux curés détenteurs de terres ecclésiastiques, et se contenta d'une aliénation partielle. Le 2 novembre 1789, l'Assemblée décrète, par 568 voix contre 316, que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres. Elle décrète aussi que tout curé recevra au moins 1.200 livres par an, non compris le logement et le jardin dépendant de la cure. Les adversaires de la loi prétendaient que, les biens ecclésiastiques n'étant qu'à la disposition de la Nation, la Nation n'avait pas le droit de les aliéner, mais seulement celui d'en distribuer les revenus ; par suite, que l'administration en devait rester au clergé. Mais, après de longs débats[7], l'Assemblée décréta la vente de 400 millions de biens ecclésiastiques, et, en attendant de nouvelles aliénations, confia l'administration du reste aux départements et aux districts. Aux biens ecclésiastiques s'ajoutèrent ceux de l'ordre de Malte, puis ceux du domaine de la Couronne, enfin les biens de, plusieurs congrégations religieuses qui furent supprimées. Cette masse énorme de biens immeubles et meubles, désormais biens nationaux, fut mise en vente dès 1791. Elle était estimée environ 3 milliards. De la vente des biens nationaux, l'Assemblée attendait deux grands résultats : l'accroissement heureux, surtout parmi les habitants des campagnes, du nombre des propriétaires, et l'extinction de la dette publique. Par le décret du 14 mai 1790, l'estimation en sera faite sur la base du revenu, d'après les baux à ferme passés ou reconnus devant notaire, ou bien d'après un rapport d'experts ; le capital sera au moins égal, pour les biens ruraux, à 22 fois le revenu net ; pour les rentes et redevances foncières dues par les tenanciers, et payables en nature, à 20 fois, et pour les rentes en argent, à 15 fois : taux faibles à côté de ceux qui ont été établis pour le rachat des droits féodaux ; l'Assemblée semble avoir voulu favoriser la vente des biens nationaux, beaucoup plus que la liquidation du régime seigneurial. Ensuite, les acquéreurs recevront les biens nationaux francs de tous droits seigneuriaux, la Nation se chargeant du rachat. Enfin, l'acquisition de petits lots sera permise aux petites bourses ; lorsque, une grande propriété rurale étant mise en vente, les enchères partielles égaleront l'enchère totale, la division en lots sera de droit et les acquéreurs auront toute sorte de facilités pour les payer : ils ne verseront immédiatement que 12 p. 100 du prix et ils auront douze ans pour s'acquitter. Une difficulté se présentait. La plus grande partie des biens ecclésiastiques étant affermés, les acquéreurs pourraient-ils évincer les fermiers ? Le maintien des baux n'enlèverait-il pas aux biens une partie de leur valeur ? Le Comité d'aliénation allait se prononcer pour l'annulation des baux ; mais Reubell et Merlin de Douai plaidèrent la cause des gros fermiers d'Alsace, de Flandre, Cambrésis et Artois, et l'Assemblée décréta que les baux antérieurs au 2 novembre seraient maintenus. Elle ne voulait pas mécontenter les fermiers, cette riche bourgeoisie rurale, dont l'appui était nécessaire au succès de la Révolution. Ainsi devait être obtenu l'accroissement heureux du nombre des propriétaires. Une partie de l'Assemblée y applaudissait. Le Comité de mendicité, présidé par la Rochefoucauld-Liancourt, la Société d'agriculture de Paris, voulaient appeler les pauvres à la propriété. Mais qu'allait devenir l'autre résultat attendu, la libération du Trésor par l'extinction de la dette ? Le Comité d'aliénation, où siégeaient du Pont de Nemours et Talleyrand, représenta que l'Assemblée avait été plus libérale envers les acquéreurs que ne le permettaient les nécessités financières : le 3 novembre 1790, l'Assemblée modifia toutes les conditions de vente établies le 14 mai. Le nouveau décret ne favorise plus la division des biens ni le paiement. L'acheteur de biens ruraux devra s'acquitter, non plus en douze ans, mais en quatre ans et demi, et verser dans le mois de l'adjudication, au lieu de 12 p. 100, 20 p. 100 du prix. Pour les autres espèces de biens, le délai est de deux ans et dix mois. Ce décret devait être appliqué à partir du 15 mai 1791 ; mais, en fait, l'ancien fut prorogé, par des décrets successifs, jusqu'en 1794 : les intérêts sociaux et politiques de la Révolution l'emportèrent sur les intérêts financiers de l'État. Les ventes ne commencèrent qu'au début de l'année 1791. La première portion aliénable des biens ecclésiastiques, valant 400 millions, fut vendue par les municipalités : l'Assemblée avait voulu les associer à cette grande opération, parce qu'elles pourraient en assurer le succès par leur influence et l'intérêt qu'elles y trouveraient[8]. Les municipalités, en général, s'empressèrent de se faire adjuger des biens nationaux sur leur territoire et parfois même sur celui des communes voisines. Elles revendirent ensuite ces biens à des particuliers, moyennant une commission. Cette opération partielle ayant bien réussi, l'Assemblée décida de vendre la masse totale des biens nationaux par estimation, aux enchères, devant les administrations de district — c'étaient les administrations des circonscriptions établies clans chaque département. — Bourgeois, paysans, nobles, ecclésiastiques même se présentèrent aux ventes. Les capitaux, les économies, les bénéfices du commerce, et surtout ceux qu'avaient tirés de la hausse des prix les grands propriétaires et les gros fermiers et laboureurs, s'employèrent, à l'achat de la terre, qui était alors le meilleur et le plus sûr placement. Dans certains districts, presque tout ce qui avait été mis en vente était absorbé le 1er novembre 1791. A cette date, une partie considérable de la masse des biens nationaux à vendre avait été aliénée dans d'excellentes conditions. Par le système de l'adjudication, en effet, les prix étaient généralement portés au double et parfois au triple de l'estimation. Il est vrai que le montant de l'estimation, fondé sur le revenu, avait été assez souvent calculé trop bas[9]. Les acquéreurs pouvaient payer les biens en numéraire ou en papier. Pour éteindre la dette publique, l'Assemblée avait émis, comme il sera exposé, un papier-monnaie, l'assignat, représenté et garanti par la masse des biens nationaux, et qui pouvait être remis en paiement. Les assignats donnés en échange de biens seraient versés dans la Caisse de l'Extraordinaire, qui encaissait les recettes provenant des opérations en dehors du budget. L'Assemblée limita l'émission des assignats à la somme de 1 200 millions. Plus tard, des émissions trop fortes déprécieront les assignats ; mais, au commencement, de 1791, la dépréciation était très faible, de 3 à 5 p. 100. Les premiers versements faits au Trésor furent donc des versements réels. Il n'en fut pas de même de ceux qui furent opérés à partir de 1792. Comme les biens nationaux ne devaient être payés que peu à peu — les biens ruraux pouvaient l'are en douze ans — il arriva que les acquéreurs, profitant des délais, finirent par se libérer à très bon compte avec des assignats de plus en plus dépréciés. Ainsi, tel bien vendu, en 1791, à Aix-en-Provence, 28.300 livres et payé en assignats 31.913 livres, ne coûta en réalité à l'acquéreur que 13.971 livres. Souvent les acquéreurs s'acquittèrent pour la moitié ou le tiers de la somme due. Plus tard, on les verra payer des biens de 30 et 40.000 livres avec le produit de la vente de quelques têtes de bétail. Il est vrai que beaucoup d'acquéreurs mal avisés, par exemple dans les Vosges, s'acquittèrent en grande partie avant 1793, et finirent par payer au moins le prix d'estimation primitif. Mais en somme, la vente ne produisit pas l'un des effets espérés, l'extinction de la dette publique. Elle n'accrut pas non plus autant qu'on l'avait souhaité le nombre des petits propriétaires. La plus grande partie de ces biens y fut acquise par des laboureurs de village, riches propriétaires, et par des bourgeois des villes. En général, les maisons et les terrains des villes, les biens situés aux environs, les grandes abbayes[10] allèrent aux bourgeois ; — ainsi à Paris, à Versailles et dans l'ensemble du département de Seine-et-Oise, à Lyon, à Bordeaux, dans le Gard. Les paysans riches — laboureurs et gros fermiers — prirent la majeure partie des terres un peu distantes des villes. Souvent, malgré les recommandations de la loi et par suite des nécessités, c'était par grandes masses que les biens se vendaient, ce qui favorisait les gros acheteurs, et aussi les spéculateurs. Ceux-ci achetaient quantité de lots, qu'ils revendaient ensuite : parmi eux on trouve beaucoup d'architectes, d'entrepreneurs, de commerçants[11]. Les paysans, aisés ou pauvres, — petits propriétaires, artisans et journaliers — achetèrent des biens, eux aussi. Ainsi, dans le Laonnais, pays agricole, peu industriel, ils acquirent beaucoup plus de terre que les bourgeois. Mais souvent, pour y arriver, ils s'associèrent entre eux et avec des laboureurs : Ils voulaient profiter de l'occasion, ils voulaient empêcher les forains de s'emparer des terres du village, afin que le village restât aux villageois. Chaque village formerait ainsi une petite démocratie, affranchie de toute influence extérieure. Ces associations se firent surtout dans les régions voisines des grandes villes, où la lutte entre bourgeois et paysans était plus vive que partout ailleurs, en particulier dans le Pas-de-Calais et la Somme, dans l'Aisne, où elles comptèrent jusqu'à 60 et 100 membres, dans le Rhône-et-Loire, dans les Bouches-du-Rhône, le Gard, etc. Parfois furent rédigés des contrais de société : tel celui qui fut passé, le 3 octobre 1790, devant le notaire royal, entre 36 citoyens de la paroisse de Loire (Rhône-et-Loire) laboureurs, vignerons, tuiliers, cordonniers, potiers, maçons, charpentiers, — pour acheter un lot de 39 hectares de terre. L'association se faisait adjuger un corps de ferme que l'État ne voulait pas diviser, puis le répartissait entre les membres qui avaient contribué à l'achat. Il y eut aussi des associations de bourgeois, quelquefois de bourgeois et de paysans, comme dans le Gard. Mais les meilleurs lots tombèrent entre les mains (les bourgeois. Ayant supprimé l'ancien régime foncier, en principe sinon en fait, l'Assemblée organise le nouveau. Désormais il n'y aura plus que des propriétés individuelles, et, sur chacune d'elles, qu'un seul propriétaire. Le droit de propriété sera libre et absolu, comme dans le droit romain. Le propriétaire pourra vendre son fonds. Il pourra le donner à bail, mais seulement pour un temps limité ; les baux à rente foncière, perpétuels, sont supprimés et à l'avenir interdits ; ainsi se trouvent abolies les redevances perpétuelles qui, rétablissant des relations d'inférieur à supérieur, rappelleraient le régime seigneurial. Seuls sont autorisés, par décret du 18 décembre 1790, les baux de quatre-vingt-dix-neuf ans au plus. En réalité, les longs baux seront très rares. Le plus souvent le bail sera de neuf ans. — Le propriétaire reçoit le droit de bornage, qui fera disparaître de plus en plus la vaine pâture ; et le droit de chasse sur sa propriété, si elle est entourée de murs. La liberté juridique de la propriété est donc fondée. Cependant quelques restrictions sont apportées à cette liberté, dans l'intérêt général. Si un propriétaire de marais refuse de les dessécher, le travail sera exécuté, à défaut du propriétaire, par un concessionnaire qui, pour sa peine, recevra une pari du terrain ; les mines sont considérées, par la loi du 12 juillet 1791, comme une propriété distincte du sol, et concédées par l'État, si le propriétaire du fonds n'est pas capable de les exploiter ; enfin est réservé le droit d'expropriation pour cause d'utilité publique, moyennant une juste et préalable indemnité. La propriété restait donc libre. Mais elle se transmettait suivant des règles qui variaient de province à province et même de pays à pays, et souvent dune manière très inégale entre les enfants. C'était contraire aux principes de la Déclaration des droits. Aussi l'Assemblée décréta-t-elle l'égalité des partages, dans les successions ab intestat, entre tous les enfants du défunt ; elle préparait ainsi l'égalité absolue, que la Convention devait établir par la suppression du testament. C'était une solution conforme au droit français le plus pur, notamment aux vieilles coutumes d'égalité parfaite de la Touraine et de l'Anjou, qui exigeaient un partage strictement égal des biens entre les héritiers directs. Par là l'Assemblée nationale accélérait la division du sol, que favorisaient déjà les ventes de biens nationaux. La liberté de la culture est assurée par l'abolition des capitaineries royales, vastes espaces englobant des bourgs et des villages, où le cultivateur était obligé de respecter des règlements favorables aux chasses royales et funestes à l'agriculture ; par la suppression du privilège noble de la chasse qu'a maintenant le paysan ; par le droit de travailler à tout moment, même le dimanche, sans crainte de poursuites judiciaires. Les propriétés, de plus en plus nombreuses, qui vont découper le sol de France, sont égales en droits, comme le sont tous les Français. Plus de privilèges fiscaux : chaque terre paiera l'impôt foncier proportionnellement à son revenu présumé. Sans doute, l'exacte proportionnalité des charges était difficile et même impossible à réaliser du premier coup. Ce n'en était pas moins une grande réforme au profit des agriculteurs. Presque toutes les réformes tournèrent à l'avantage des propriétaires fonciers, bourgeois et paysans. Ils cessèrent de payer la taille, qui fut, comme il sera dit, abolie en droit, mais maintenue en fait ; quand les nouveaux impôts furent établis en 1791, ils ne les acquittèrent pas tous, ni régulièrement : ce fut pour eux un bénéfice de 200 à 300 millions dans les seules années 1789 et 1790. Il faut ajouter le gain de deux années de dîmes, soit 200 millions ; et au moins 100 millions de droits seigneuriaux, car les droits maintenus et déclarés rachetables ne furent en grande partie ni rachetés ni payés. A ce demi-milliard de bénéfices inespérés, dont beaucoup furent illégitimes, les propriétaires fonciers joignirent les énormes profits, impossibles à évaluer, qu'ils tirèrent du prix élevé des denrées ; les facilités de paiement que l'État accordait pour l'achat des biens nationaux ; les profits. de plus en plus importants, que leur laissa, après 179-1 surtout, le paiement des biens nationaux en assignats chaque année, plus dépréciés. La France était devenue, au cours du siècle, de plus en plus industrielle, surtout en Flandre, dans le Hainaut, en Lorraine, en Alsace. Comme la population avait augmenté d'un quart — de 19 millions d'habitants, en 1715, elle était montée à 24 millions au moins, en 1789 — les fabricants avaient à leur disposition une main-d'œuvre abondante, encore accrue par L'afflux d'ouvriers des Flandres belges. Mais diverses circonstances troublaient l'industrie. D'abord, le traité de commerce +le 1786 avec l'Angleterre ; il autorisait les Anglais à introduire en France leurs produits moyennant des droits de 10 à 12 p. 100 de la valeur, réduits, en fait, à 7 et 8 p, 100 par la fraude. L'Angleterre, qui avait, dès 1770, révolutionné le travail par les machines à vapeur, inonda le marché français de ses produits plus fins et moins coûteux. Beaucoup d'ateliers fermèrent. Puis, l'émigration des riches et la diminution de l'achat des produits de luxe, l'élévation du change à l'étranger, la cherté croissante des matières premières aggravèrent encore la situation. Ces fâcheuses circonstances n'empêchèrent pas l'Assemblée de procéder à des réformes capitales. La liberté du travail, réclamée par les économistes et par la partie éclairée du Tiers État, établie, en fait, dans les grandes manufactures, honorifiquement appelées royales, fut définitivement instituée sans discussion par la suppression des corporations de métiers le 16 février 1791 : tous les offices et brevets de maîtrise devaient être remboursés par l'État ; désormais chacun était libre d'exercer un métier, à la seule condition de payer patente. C'était le régime de la libre concurrence. Mais cette liberté n'aurait pu sans injustice porter atteinte au droit de propriété des inventions industrielles ; aussi, le 31 décembre 1790 et le 14 mai 1701, l'Assemblée accorda-t-elle aux inventeurs le privilège d'exploiter leur invention, moyennant un bref et. La liberté des échanges à l'intérieur fut décrétée ; le 2 novembre 1790, les douanes provinciales, qui rendaient étrangères les unes aux autres les diverses régions de France, furent supprimées ; il n'y eut plus de douanes qu'aux frontières, et l'Alsace, la Lorraine, les Trois-Evêchés, la Bretagne, furent englobés dans le royaume. L'industrie et le commerce furent affranchis, en 1791, d'une foule d'entraves fiscales : droits de marque sur les fers et les cuirs, sur les huiles et les amidons ; droits d'aides, péages, octrois des villes, etc. ; ce qui rendait les transports plus faciles et moins coûteux et diminuait le prix des marchandises. La circulation des denrées est déclarée, comme elle l'avait été si souvent dans l'ancien régime, libre è l'intérieur du royaume ; mais l'exportation est prohibée provisoirement par des actes répétés, le 29 août et le 13 septembre 1789, comme un attentat contre la sûreté du peuple. Ces règlements ne furent pas plus respectés qu'auparavant. L'exportation, qui seule donne aux denrées tout leur prix, ne fut pas empêchée. La circulation intérieure continua d'être entravée par les populations et les grands négociants en grains considérés comme des accapareurs ; ils risquaient leur vie à ce commerce, où ils rencontraient la concurrence de l'Étal et des villes, qui achetaient des grains à Dantzig, à Königsberg, à Riga ou à Amsterdam, et les revendaient à perte. En 1789, l'importation monte à 73 millions de livres, tandis qu'elle n'avait été que de 13 millions en 1788 ; elle faisait baisser le prix des grains et obligeait les gros propriétaires et fermiers à porter leur récolte aux marchés. Pour éviter le renchérissement du blé et des denrées, on pensa à établir un prix maximum ; mais l'Assemblée repoussa la taxe, que condamnaient les principes des économistes. Les municipalités étaient maîtresses d'y recourir pour le pain, mais elles ne le firent que rarement. Il est remarquable qu'à cette époque de grande crise économique et sociale, l'Assemblée et les corps constitués soient restés si fortement attachés aux principes de liberté et n'aient fait appel que dans des cas désespérés à l'intervention publique. La liberté du commerce extérieur ne pouvait être décrétée sans grand dommage pour l'industrie ; le traité de 1786 avec l'Angleterre le montrait bien. A la demande des fabricants et des négociants, en dépit des économistes, l'Assemblée établit un nouveau tarif protecteur, le 15 mars 1791. Les droits à l'entrée des marchandises étrangères restaient fixés à 10 ou 12 p. 100 ; mais des prohibitions frappaient 34 articles, et des taxes de sortie, 80 articles, en particulier les vins. L'Assemblée ne créa pas de ports francs ; elle ne rétablit pas la faculté d'entrepôt, supprimée depuis 1688, et qui pourtant aurait fait affluer dans les ports les marchandises destinées à la réexportation, et donné un essor nouveau à la marine marchande. Au moment où la liberté commerciale du traité franco-anglais allait stimuler l'industrie française, elle revenait au protectionnisme traditionnel ; sur certains points même elle dépassait celui de Colbert. Le nouveau tarif eut pour effet de réduire les achats à l'étranger, de garder l'or en France et d'empêcher le change de hausser encore au détriment du pays. Le commerce général qui, en 1789, se montait à 1.153 millions, s'éleva, pour les six premiers mois de 1789, suivant un rapport de Roland, à 609 millions ; mais cette augmentation n'était qu'apparente : elle était due à la hausse énorme des prix. Les importations étaient de 221 millions, les exportations de 382, la valeur des seuls produits coloniaux atteignant 170 millions : d'où une balance favorable de 153 millions. La grande baisse de l'importation attestait la diminution du luxe et de la consommation des industries, et le resserrement des capitaux qui se portaient, d'ailleurs, sur les biens nationaux. Les principaux clients de la France, les villes hanséatiques, l'Allemagne, la Hollande, l'Italie, etc., lui restaient fidèles. Un relèvement se préparait et la confiance, renaissait, lorsque la guerre vint tout compromettre. Les grandes réformes de l'Assemblée, la liberté du travail et l'unité douanière ne produiront toutes leurs conséquences qu'après 1800. Il était urgent d'organiser les rapports des patrons et des ouvriers, constamment troublés, surtout depuis que sévissait la crise industrielle, et de remédier aux effets de cette crise. Les ouvriers des grandes villes réclamaient, en 1789, la suppression des octrois, un relèvement de salaires et une diminution des heures de travail. Ce fut seulement en 1791 que furent supprimés les droits d'entrée qui provoquèrent tant d'émeutes graves, à Paris en 1789, à Lyon en 1789 et en juillet 1790. et dans un grand nombre de villes. Il est vrai que le prix des denrées s'abaissa surtout à Paris, bien approvisionné par la municipalité : le pain s'y vendait, en juin 1790, 11 sous les 4 livres ; en novembre 10 sous, et, dans la première moitié de 1791, 8 sous, presque deux fois moins cher que dans l'hiver de 1789. Le nombre d'heures de travail et les salaires ne changèrent point, malgré les coalitions si fréquentes des ouvriers. Le relèvement des salaires était impossible tant que les patrons trouveraient une main-d'œuvre abondante : or, il y avait beaucoup d'ouvriers sans travail. Les municipalités des villes industrielles ouvrirent des ateliers de charité, comme avaient coutume de le faire les intendants ; les frais de ces ateliers devaient être supportés par les villes, dont plusieurs, colonie Abbeville, Orléans, Poitiers, furent autorisées à prélever à cet effet des impôts spéciaux. A Paris furent établis des ateliers de construction ; celui de Montmartre, en août 1789, employait 22.000 hommes, payés 20 sous par jour, et travaillant fort peu ; puis des ateliers de filature pour les vieillards, les femmes et les enfants, furent ouverts aux Jacobins Saint-Jacques et aux Récollets du faubourg Saint-Laurent ; le premier occupait 1.200 personnes, et le second, 400 à 500. Cependant beaucoup d'ouvriers restaient sans travail : c'était un danger ; aussi l'Assemblée décida-t-elle, en 1790, d'éloigner de Paris les ouvriers non domiciliés ; mais la municipalité, craignant une émeute, ne fit pas exécuter le décret, et les ouvriers affluèrent dans les ateliers de charité : il y en eut 19.000 en octobre 1790 ; 31.000 au début de 1791, 20.000 en juin. L'Assemblée inquiète décréta le licenciement des ouvriers, — les ateliers de filature furent seuls conservés, — et la construction de routes et de canaux dans les départements. La crise ouvrière rie pouvait être conjurée ; le chômage était irrémédiable : les industries de luxe — soierie, rubanerie, étoffes d'or et d'argent, etc. — étaient en décadence continue ; celles qui avaient été atteintes par le traité avec l'Angleterre, les cotonnades, les petits lainages, la quincaillerie, etc., n'avaient pas encore eu le temps de se relever ; et, d'autre part, la récolte de 1791 s'annonçant comme médiocre, les prix des denrées haussèrent de nouveau. Les ouvriers, souffrant de la cherté des vivres et de la médiocrité des salaires, diminués encore par la dépréciation des assignats, furent de plus en plus gagnés par la propagande révolutionnaire. L'Assemblée résolut d'abolir leurs associations, les compagnonnages, qui ne cessaient de se coaliser pour exiger des salaires plus élevés. En vertu du décret du 14 juin 1791, élaboré par le Chapelier, les associations sont interdites ; les ouvriers ne pourront plus s'entendre pour faire hausser les salaires, ni les patrons pour les faire baisser. Le contrat de travail doit se conclure de gré à gré entre l'ouvrier et le patron. En droit, c'était l'égalité des deux parties ; en fait, c'était mettre l'ouvrier à la discrétion de l'employeur, à un moment où les bras inoccupés étaient si nombreux. Défense à tout ouvrier d'en empêcher un autre de travailler ; défense aussi de quitter le travail : la grève restait un délit, comme auparavant. L'Assemblée enfermait l'ouvrier dans son ancienne condition, ou même le plaçait dans une condition plus mauvaise, en abolissant les compagnonnages et les associations. Mécontents, les ouvriers s'indignèrent ; ils supportaient mal que la législation leur devint plus défavorable, à une époque de liberté générale. Ils continuèrent à s'associer ; on les verra, en juillet 1791 et dans les journées révolutionnaires de 1792, manifester et combattre au premier rang. L'Assemblée eut à résoudre l'éternel problème de la misère, plus grave que jamais, à cause des crises qui sévissaient et des grandes espérances que la Révolution avait éveillées. Après avoir entendu les projets de son Comité de Mendicité, présidé par le philanthrope la Rochefoucauld-Liancourt, l'Assemblée admit, en 1790, le principe, établi par Montesquieu, adopté par Turgot et Necker, que tout homme a droit à sa subsistance, par du travail ou des secours. Elle mit au rang des devoirs les plus sacrés de la Nation l'assistance des pauvres dans tous les âges et dans toutes les circonstances de la vie. L'assistance sera désormais une charge de l'État, une institution nationale, indépendante de toute confession religieuse[12]. En proclamant l'assistance dette de l'État, l'Assemblée voulut éviter qu'elle ne fût à la charge des communes, ce qui cuit entraîné une taxe des pauvres, comme en Angleterre, et beaucoup d'abus. Mais l'institution de l'assistance d'État eut pour conséquence la suppression des fondations particulières et des biens des hôpitaux : décision funeste, qui priva les hôpitaux de leurs revenus, et qui dut être rapportée plus tard. Pour remplir ses devoirs vis-à-vis de tons les pauvres, il fallait à l'assistance, un riche budget. Les biens nationaux, qui auraient dû pourvoir à l'assistance, ne furent pas vendus et surtout ne furent pas payés tout de suite ; d'ailleurs, ils ne suffirent même pas à liquider la dette et à combler le déficit annuel. L'assistance par le travail fonctionna très difficilement, et d'une manière précaire, et fut loin d'employer tous les ouvriers chômeurs. Il n'y eut point de secours à domicile. Les vieillards sans ressources furent recueillis avec les infirmes et les malades dans les hospices et les hôpitaux, qui, privés de leurs revenus par la suppression des fondations particulières et des octrois des villes, fonctionnèrent plus mal encore qu'auparavant. V. — L'ŒUVRE FINANCIÈRE. L'ASSEMBLÉE se proposa d'éteindre la dette publique, d'établir un nouveau système d'impôts et de dresser un budget sans déficit. La dette publique, en 1790, était de 4 milliards 243 millions ; la dette non exigible — celle dont le créancier ne peut pas réclamer le paiement par l'État — se montait à 2 milliards 339 millions : 1.331 millions de rentes perpétuelles et 1.018 de rentes viagères ; la dette exigible s'élevait à 1.902 millions ; elle comprenait, la dette du clergé, que l'État avait prise à sa charge, en s'appropriant les biens d'Église — 149 millions, — et, les offices de magistrature et de finances, qui avaient été payés à l'État et dont il devait le remboursement, etc., au total, 1.340 millions, ensuite les emprunts à terme, 562 millions. Les intérêts de la dette exigible et non exigible s'élevaient à 232 millions, soit 6 ½ p. 100. L'Assemblée, redoutant la banqueroute, que préconisait la contre-révolution, et encouragée, comme on verra, par Mirabeau, mit les rentiers sous la sauvegarde de la loi. Puis elle résolut de liquider l'énorme dette. Le seul moyen était d'émettre du papier-monnaie : l'État paierait ses créanciers en bons, assignés sur les biens nationaux, et portant intérêt — 3 p. 100 en 1790 — : ce furent les assignats. L'Assemblée, avant de mettre en vente pour 400 millions de biens ecclésiastiques, avait décrété, sans grande opposition, en avril 1790, une émission de 400 millions d'assignats. Mais, quand la majorité voulut, quelques mois après, émettre deux milliards d'assignats, du Pont de Nemours, dans l'Assemblée, Necker, Lavoisier et même Condorcet, an dehors, représentèrent que cette mesure serait funeste à l'État et nuirait à la vente des biens nationaux qui. jetés tous à la fois sur le marché, seraient dépréciés. La discussion porta sur le principe même de la création des assignats. Du Pont et d'autres soutenaient que le prix de toutes choses doublerait, puisqu'il y aurait deux fois plus de numéraire. Anson, Mirabeau, Montesquiou répliquaient que l'assignat solidement hypothéqué n'était pas un fragile papier-monnaie ; que si, d'ailleurs. il perdait de su valeur, on achèterait moins de marchandises étrangères, ce qui serait tant mieux pour nos fabriques ; que, les signes de la richesse étant doublés, il ne s'ensuivrait pas que le prix des choses augmenterait crantant, grâce à la multiplication des objets et à l'accroissement du nombre des consommateurs ; qu'enfin il fallait un nouveau signe monétaire, à cause de la disette d'argent : Depuis plus de vingt ans, disait Montesquiou, 10.000 terres sont à vendre, et personne ne les achète. Enfin Mirabeau et Barnave invoquèrent les arguments décisifs : les assignats seuls permettront la vente des biens nationaux, et par suite la liquidation de la dette, la diminution des impôts, le paiement des administrateurs, l'application de la Constitution ; ainsi seront ruinées les espérances de ceux qui voudraient bien que la Constitution n'existât que sur le papier. Les assignats seront un instrument sûr et actif de la Révolution. L'Assemblée décréta, le 29 septembre 1790, une nouvelle émission d'assignats ; mais elle la limita à 800 millions. A la fin de 1790, il y eut en circulation 1 200 millions d'assignats. Ce papier devait être brûlé, à mesure que se vendraient les biens nationaux. Mais la facilité de créer une richesse fiduciaire était bien tentante. Il fallut renoncer à l'extinction de toute la dette publique. Pour la dette exigible, à la fin de 1791, 318 millions d'offices seulement avaient été liquidés, environ les trois huitièmes. Les charges militaires et les offices de finances, les cautionnements des officiers de finances, restés dans les caisses de l'État, les dettes du clergé devenues dettes d'État, etc., qui se montaient à 723 millions, n'étaient remboursés que jusqu'à concurrence de 472 millions. Les pensions dues aux militaires et fonctionnaires de toute sorte mis à la retraite ne l'étaient pas ; la plupart n'avaient même pas été fixées ; beaucoup de pensionnés étaient tombés, dans la misère. A la fin de 1791, le directeur général de la liquidation évaluait à 1.103 millions les liquidations en retard. — Quant à la dette non exigible, rentes perpétuelles et rentes viagères, elle ne l'ut pas éteinte du tout. L'État, avait préféré liquider d'abord les offices. Cette liquidation mettait entre les mains des magistrats, des officiers de finances. des hauts administrateurs, des dignitaires de la Cour et de l'armée, presque tous contre-révolutionnaires, des sommes énormes ; il était à craindre qu'elles ne fussent réunies dans une caisse de contre-révolution, et c'était pour les rembourser que l'Assemblée avait exagéré les émissions de papier et déprécié les assignats. Il aurait fallu ne pas payer, mais l'Assemblée s'en tint aux engagements pris. Le budget continue donc à supporter la charge de 232 millions pour le service de la dette. Il supporte aussi, en l'année 1791, qui cependant ouvre une ère nouvelle dans l'organisation financière, la plupart des dépenses de l'ancien régime. et toutes celles du nouveau, en particulier les 140 millions destinés à l'entretien du culte. Grevé, pour plus de la moitié, de charges improductives, il dépasse 600 millions. On ne pouvait songer aux emprunts, qui eussent retardé la liquidation de la dette. D'ailleurs les emprunts, auxquels la nécessité força Necker de recourir en 1789, échouèrent. Il ne fallait pas non plus compter sur la contribution patriotique décrétée sur la proposition de Necker et de Mirabeau en septembre 1789, et montant au quart du revenu ; elle ne procura que 5 millions, dont la moitié seulement fut versée. Il aurait été urgent de tirer d'une refonte totale et d'une meilleure répartition des impôts des recettes équivalentes aux dépenses. L'État pouvait, en toute justice, accroître les contributions, puisqu'il avait aboli sans indemnité les dilues ecclésiastiques, les offices des magistrats, les banalités et les péages, les colombiers et le droit exclusif de chasse, et fait ainsi cadeau aux contribuables d'au moins 120 millions. Mais l'Assemblée commença par décréter en mars 90 la suppression de presque tous les impôts indirects[13], gabelles et taxes de consommation, qui entravaient le commerce et renchérissaient la vie. Elle suivait la doctrine des physiocrates, qui réclamaient la liberté des échanges et voulaient faire retomber tout le poids de l'impôt sur la terre, seule source de richesse et seule productrice de produit net. Elle voulait réaliser aussi les vœux du peuple, qui avait pris en horreur gabelles, aides et octrois, et souvent pillé et incendié les barrières des villes et les greniers à sel. Elle n'écouta point les objections de Cazalez et son apologie des impôts indirects, qui conviennent mieux à un peuple libre, se plient à l'inégalité des fortunes, se perçoivent d'une manière simple, facile, journalière, et sans qu'on soit obligé de recourir à des contraintes toujours odieuses. Mais c'eut été se priver d'une des principales sources de revenus ; aussi l'Assemblée renonça parfois à la stricte application de ses théories et, pour certains d'entre eux, comme les gabelles, établit des taxes de remplacement. Restaient les impôts directs. L'ancien régime fiscal repo6ait sur le privilège. l'arbitraire et l'inquisition. Le nouveau établit l'égalité fiscale, et supprima, en principe, toute inquisition et tout arbitraire dans la répartition et la levée des contributions. — L'ancien régime frappait à la fois tous les revenus ; la taille, la capitation, les vingtièmes portaient et sur les revenus fonciers et sur les revenus mobiliers, et les revenus mobiliers profitaient de cette confusion. Le nouveau régime distingua les diverses sources de revenus, La contribution foncière frappa les revenus fonciers ; la contribution mobilière, les revenus mobiliers ; enfin, les patentes, les gains du commerce et de l'industrie. Pour évaluer les revenus, l'Assemblée avait le choix entre trois systèmes : les déclarations des contribuables, les évaluations d'office, et les présomptions tirées des signes extérieurs de la richesse. Les deux premiers comportant l'arbitraire et l'inquisition, qu'elle condamnait, elle adopta, en principe, le troisième. La contribution foncière, fixée à 940 millions, et la contribution mobilière, fixée à 60, devaient être réparties entre les départements, suivant la quotité des impôts anciens, que payait chacun d'eux[14]. Ce n'était pas une solution parfaite, certaines régions dans l'ancien régime étant beaucoup trop imposées, et d'autres, comme la Bretagne, ne l'étant pas assez ; mais, en l'absence d'un cadastre général, c'était le système le plus pratique et le plus rapide[15]. Les directoires de département et de district étaient chargés de répartir les contributions entre les districts et les communes, et les municipalités de dresser les rôles des contribuables. La contribution foncière devait être proportionnelle au revenu net des immeubles, calculé sur un nombre d'années déterminé, et la contribution mobilière, les patentes, frapper les revenus, évalués d'après un signe extérieur, le loyer. Il n'était pas toujours facile de connaitre le montant des loyers, qui pouvaient, au moyen de pots-de-vin et de supercheries, être estimés au-dessous de leur valeur réelle ; les capitalistes et les rentiers, déjà avantagés par l'exemption de tout impôt sur la rente, auraient pu frustrer le lise ; aussi les baux ne devaient pas servir à l'estimation des loyers, qui serait faite à la volonté des officiers municipaux. D'autre part, les revenus présumés d'après le loyer n'étaient pas proportionnels au loyer, et ces revenus étaient frappés suivant des taux progressifs : des loyers de 1.000 et 2.000 livres représentaient, suivant la loi, des revenus de 5.000 et 12.000 livres, et payaient 266 et 1.000 livres. Ainsi l'Assemblée ne suivait pas aveuglément les principes qu'elle avait posés. Elle n'appliquait pas toujours les doctrines des économistes, trop favorables aux capitalistes et aux rentiers, et trop défavorables aux propriétaires terriens. Elle frappait les revenus mobiliers, mais se contentait de leur demander, comme il était juste dans un pays surtout agricole, quatre fois moins qu'aux revenus fonciers — 60 millions au lieu de 240. A l'application apparurent les difficultés de la réforme fiscale. Les D'abord, pour l'année 1790, il fallut se contenter de l'organisation ancienne, le temps manquant et les administrations n'ayant été créées qu'en juillet. En 1791, pour la répartition entre les districts et les communes, les directoires de département voulurent évaluer équitablement les revenus fonciers et les loyers ; mais ils furent obligés, faute de temps et de renseignements précis, d'y renoncer, et de prendre pour base la situation ancienne des impositions ordinaires et directes telles qu'elles existaient en 1790. Cependant le travail n'était pas terminé en septembre 1791 ; 47 départements sur 83 avaient réparti 190 des 300 millions ; le 7 novembre, 75 départements avaient achevé la répartition de 281 millions ; le reste ne fut réparti que l'année suivante. Ensuite les officiers municipaux répartirent avec la même lenteur les contributions entre les individus. Sur 44.000 communes, plus de 40.000 avaient des officiers municipaux incapables ou illettrés ; sans doute des auxiliaires leur furent donnés ; mais les rôles des impôts de 1791 ne furent arrêtés qu'en 1792. D'autre part, beaucoup de citoyens ne mettaient aucun empressement à acquitter leurs contributions. Le receveur de Clermont-en-Beauvaisis écrivait en août 1790 : Tant que le pouvoir exécutif ne sera pas mis en vigueur, qu'il n'y aura aucune peine contre ceux qui ne se soumettent pas à ce que la loi prescrit, les deniers ne rentreront pas... Et le contrôleur général Lambert se plaignait à l'Assemblée. en novembre 1790, de l'opiniâtreté des résistances, de la connivence de plusieurs municipalités, composées de contribuables fraudeurs, de la faiblesse et quelquefois de la mauvaise volonté déterminée des gardes nationales. Aussi la perception des impôts fut-elle très défectueuse. En 1790, les paysans refusèrent souvent de payer les anciennes impositions maintenues. En 1791, les anciennes impositions de 1788, 1789 et 1790 n'étaient pas entièrement acquittées ; en mai 1791, plus de la moitié des impôts de 1790 était en souffrance. En octobre 1792, il y aura encore plus de 16 millions d'arriéré sur les impôts de 1790. Les nouvelles contributions foncière et mobilière de 1791 ne purent être payées par suite des retards de la répartition ; en 1792, elles ne le seront que pour un tiers. Ceux des impôts indirects qui avaient été conservés diminuèrent, accusant le malaise de l'industrie et du commerce ou la négligence de l'administration[16]. Dans le passage de l'ancien système fiscal au nouveau, il y eut un moment d'anarchie. L'Assemblée avait maintenu provisoirement les anciennes impositions et remplacé la gabelle par un impôt de 51 millions. Mais le contribuable, promu citoyen, se donna la jouissance de la liberté en ne payant plus ses impôts. Il acceptait les cadeaux de la Révolution, mais entendait ne rien donner en échange. L'Assemblée, les administrations et les clubs de Jacobins prêchaient l'exactitude dans les paiements ; mais la plupart des citoyens restaient sourds à ces appels qui n'étaient point appuyés par des mesures de rigueur. Tout favorisait les contribuables, mais tout, d'autre part, concourait à la détresse de l'État. Aussi sera-t-il forcé de recourir de nouveau aux assignats, à la fin de 1791. La politique financière de l'A9semblée aura pour conséquence l'emprunt à jet continu au moyen de la planche aux assignats, et, par suite, la mise en vente non échelonnée des biens nationaux, qui eut pour effet fatal de les déprécier de plus en plus. Ce recours continuel au papier-monnaie eut une répercussion funeste sur toute l'économie nationale, sur les finances de l'Étal et même sur l'esprit public. La grande quantité de papier-monnaie, — 1.200 millions an début de 1791, — accrue encore par des contrefaçons d'assignats incessantes à l'étranger, en Angleterre surtout, et, en France même, dans les prisons, où les faussaires habiles étaient nombreux, — augmente tout d'un coup le signe des échanges[17] ; le numéraire, déjà resserré en 1789, continue de se cacher ou de disparaître, la mauvaise monnaie chassant la bonne, et les émigrés emportent leur or. L'étranger en profite pour élever le change, qui ne cesse de monter à Hambourg, à Gènes, à Livourne, et atteindra 33 p. 100 en mai 1792. Aussi la dépréciation s'accentue : à Paris, en janvier 1791, l'assignai de 100 livres tombe à 91 ; en mai, à 85 ; en septembre, à 81. Dans l'Eure, où il se maintient mieux, il vaut aux nièmes époques 95, 93 et 91 livres. En septembre 1791, la perte varie, suivant les départements, de 7 à 19 p. 100 ; et ce n'est que le commencement de la baisse, qui se précipitera. En même temps les produits, surtout ceux qu'achète l'étranger, augmentent de prix : l'aune de toile d'Abbeville, par exemple, se paie, en 1791, 40 livres au lieu de 30. Le prix des matières premières livrées par l'étranger monte aussi, par suite du change ; il est vrai que la défaveur du change se corrige d'elle-même, la consommation des marchandises étrangères diminuant en France, tandis que l'Europe continue à consommer les marchandises françaises. Le prix des grains et des denrées de première nécessité, qui avait baissé en 1790, remonte à partir de l'été de 1791, à cause d'une récolte médiocre, de l'élévation du change et de la dépréciation du papier. De cette cherté générale de la vie souffrent, non pas précisément les commerçants et les industriels, qui élèvent les prix de leurs produits sans augmenter les salaires, mais tous les consommateurs, surtout les ouvriers et le petit peuple des villes. Quant aux paysans propriétaires, déjà si favorisés par toutes les lois de la Révolution, ils n'ont pas à se plaindre : pouvant se suffire avec ce qu'ils produisent, ils n'ont guère besoin de numéraire ; ils acceptent les assignats dépréciés en élevant le prix de leurs denrées, et ils les remettent à l'État pour payer les biens nationaux qu'ils achètent. L'assignat déprécié favorise le débiteur, le fermier, le tenancier, le locataire, qui se libère avec une valeur nominale, toute fictive, donc avec une moindre somme, en réalité. Il devient de plus en plus défavorable au créancier et au propriétaire, foncier, dont les revenus tombent déjà de 20 p. 100 à Paris à la fin de 1791 ; il est désavantageux pour les créanciers de l'État, les fonctionnaires, les officiers et les ouvriers, qui sont tous payés en assignats. Les rapports naturels des choses sont rompus ; c'est un enrichissement injuste des uns aux dépens des autres : d'où des plaintes qui iront grandissant, provoqueront des émeutes ouvrières, et rendront nécessaire une nouvelle intervention de l'État. — C'est enfin un préjudice pour l'État, à qui les impôts et les biens nationaux sont payés en assignats de plus en plus avilis. Cependant il serait injuste de juger seulement à ses résultats immédiats la politique financière de l'Assemblée. L'œuvre était inextricable. Une seule solution eût dénoué la situation, mais c'était précisément celle que repoussait la Révolution : la banqueroute générale. Et cependant le remboursement des offices, les nouvelles dépenses et l'avilissement des assignats en hâtaient fatalement l'heure. En attendant, restait une œuvre décisive et durable : l'organisation du nouveau système d'impôts. D'abord, les charges totales des contribuables étaient moins fortes ; elles ne se montaient, suivant du Pont de Nemours, qu'à 587 millions, au lieu de 769[18], parce qu'il n'y avait plus ni dîmes, ni péages, ni banalités, ni justices seigneuriales, ni taxes de consommation. Puis les impôts étaient répartis entre tous les citoyens ; les privilégiés payaient 36 millions, à la décharge des non-privilégiés de l'ancien régime. Légèrement modifiée, cette organisation financière établie par l'Assemblée deviendra l'une des institutions fondamentales du XIXe siècle. En somme, une grande révolution économique et financière a été accomplie par l'Assemblée constituante : la propriété libérée, en grande partie, des anciennes obligations et servitudes, établie dans sa plénitude ; la division du sol par la vente des biens nationaux et le partage égal des successions ; l'affranchissement du travail par la suppression des corporations ; l'industrie et le commerce délivrés de toutes les entraves fiscales, encouragés par la protection ; la diminution des charges publiques par la suppression des dîmes et d'une foule de monopoles féodaux ; la contribution de tous les citoyens aux dépenses de l'État, à raison de leurs revenus présumés. Un essor nouveau a été imprimé à l'initiative individuelle. Mais les circonstances générales, l'insécurité politique, l'insuffisance des capitaux n'ont pas permis à l'agriculture, ni à l'industrie, ni au commerce de profiter immédiatement de toutes ces réformes. La révolution économique et financière a transformé du tout au tout l'ancienne société. Elle a commencé la ruine, qui bientôt s'achèvera, de la puissance des anciens ordres privilégiés. Cependant l'Assemblée a gardé des ménagements pour la noblesse, en soumettant à un rachat généreux les droits seigneuriaux les plus importants et en remboursant, sans attendre, les offices militaires et judiciaires. Elle a fait peu de chose pour les paysans pauvres, et à peu près rien pour la masse des ouvriers ; même les petites gens eurent à souffrir des fortes émissions de papier-monnaie, qui contribuèrent au renchérissement de la vie. L'Assemblée constituante a favorisé, privilégié les bourgeois, — industriels, commerçants, propriétaires, rentiers — et les riches paysans. Elle a fait de la bourgeoisie la première classe sociale ; elle lui a donné, si l'on peut dire, la responsabilité de l'histoire qui va commencer. Aux intérêts de ces nouvelles classes l'Assemblée a même sacrifié, dans les ventes de biens nationaux et par les assignats, les droits de l'État. Et ces classes, qui s'enrichissent rapidement, deviendront de plus en plus cupides, surtout les paysans, qui ne rêvent que de la conquête de la terre. Ainsi la révolution économique et financière excite les convoitises, accroît l'égoïsme, favorise l'esprit d'individualisme et contrarie l'éclosion de l'esprit national. Mais le matérialisme économique ne gagnera pas la Nation tout entière ; et c'est surtout parmi les bourgeois cultivés et parmi les ouvriers parisiens, vainqueurs de la Bastille, pourtant sacrifiés, que se réfugiera l'idéalisme politique. |
[1] La question préalable et l'usage infamant de la sellette avaient été abolis par l'édit de mai 1788, présenté au Parlement de Paris, mais, l'édit n'ayant pas été enregistré, ces réformes restèrent sans exécution.
[2] En outre, le commissaire du Roi dénonce au directeur du jury certains crimes ou délits d'ordre public : les attentats contre la liberté individuelle des citoyens, contre la libre circulation des subsistances et contre la perception des contributions. (Constitution de 1791, chap. V, art. 26).
[3] Amelot, directeur de la Caisse de l'extraordinaire, évalue, en 1791, les biens ecclésiastiques à 3 milliards. Les dîmes évaluées diversement : par Talleyrand à 80 millions, par Chasset et le Comité des dîmes à 133 millions.
[4] Voir Histoire de France, t. IX, I, livre V, chap. IV. Avant la réunion des États généraux.
[5] Les baux à locatairie perpétuelle, par exemple, transféraient la propriété en Provence, mais non pas dans le Languedoc ; c'était donc une erreur de les assimiler et de permettre le rachat des redevances dans le Languedoc. Alors des tenanciers de la Bretagne, — tenanciers de domaines à congément, — qui n'étaient que locataires du sol, voulurent être admis au rachat ; mais l'Assemblée nationale ne se laissa point intimider par l'effervescence bretonne, et maintint les droits des propriétaires, par le décret du 7 juin 1791.
[6] Le duc de Savoie, en 1771, avait décrété le rachat par communauté d'habitants ; chaque commune devait payer en bloc le seigneur ; les habitants s'étaient entendus, et la libération s'était faite, rapide et complète. En France, on n'envisagea même pas ce mode de rachat.
[7] Voir le chapitre III, sur l'œuvre religieuse, et le livre III.
[8] Les municipalités recevaient, en effet, le seizième du prix des reventes. C'était un gros bénéfice que l'Etat aurait pu garder pour lui ; mais sans doute il ne s'était pas senti assez sûr du succès de l'entreprise pour la tenter directement. Or, l'opération réussit au delà de toute attente.
[9] Le revenu des biens ecclésiastiques était souvent faible, par suite de la mauvaise exploitation et de l'incertitude des baux, résiliables à la mort du bénéficier détenteur ; il était souvent aussi dissimulé en partie, pour échapper à l'impôt.
[10] Le grand prieuré de Saint-Gilles, domaine de l'ordre de Malte, dans le Gard, fut adjugé pour 8 millions à 49 bourgeois de Saint-Gilles, associés. — Le riche abbaye de Vauclaire (Dordogne) échut à des bourgeois.
[11] Ainsi, à Bordeaux, Chalifout, architecte du district, se fit adjuger 27 lots, dont 24 composés de terrains disséminés dans la ville ; Lavalette, cafetier, acheta 14 lots des terrains des Jacobins et des Récollets ; Cannaud, architecte, 32 lots ; Lacouture, marchand, 38 ; Dupuy, peintre, 44, etc. Ces spéculateurs ne firent pas toujours de bonnes affaires ; mais ils avaient mis tous ces biens en circulation, pour le plus grand profit de la ville, qui put se transformer par de larges voies, et pour celui de l'Etat, qui perçut de gros droits de mutation.
[12] C'était codifier et généraliser ce qui existait à la fin de l'ancien régime, où l'assistance était déjà un service public et laïcisé à côté de l'assistance de l'Eglise.
[13] Sauf les douanes, l'enregistrement et le timbre.
[14] Les impôts anciens étaient évalués à 487 millions, sans les sous additionnels aux taxes indirectes. Chaque département avait donc à payer les 300/487 de ce qu'il payait auparavant.
[15] D'ailleurs, les départements surchargés devaient être soulagés et recevoir une part de la réserve de 8 millions que l'Assemblée constituait sur le fonds des non-valeurs.
[16] L'enregistrement, en 1791, rapporta 38 millions, au lieu de 51 ; le timbre, 10, au lieu de 23 ; les douanes, 14 millions, au lieu de 19. De même pour les revenus des monopoles de l'Etat, les postes et messageries, les adjudications des coupes de bois, etc.
[17] Les petites transactions commerciales, le paiement des ouvriers, etc., ne sont pas facilités par les assignats. Il n'y a, en effet, que de gros assignats. Alors des caisses civiques et patriotiques s'idabliren1 à Paris, à Lyon, à Bordeaux, dans beaucoup de villes. Celle de Lyon, en 1790, fondée par actions de 1.000 livres, payables en assignats de 200 à 300 livres, émettait des mandats de 6 livres, contre lesquels les porteurs de gros assignats pouvaient échanger leur papier. Les patrons payaient leurs ouvriers avec ces mandats ; les fournisseurs les prenaient et pouvaient aller à la caisse échanger les mandats contre des assignats. Ces mandats, ou billets de confiance, devinrent inutiles par le décret du 7 mai 1791, qui ordonna la fabrication de petits assignats de 5 livres pour une valeur de 100 millions. En même temps les administrations organisaient la frappe des monnaies de cuivre ; ainsi le Département de Lyon, en 1790, put fabriquer par jour pour 2.000 livres de monnaie de billon ; les frais montant à 783 livres, il restait 1.217 livres de bénéfice. Beaucoup de petites transactions se tirent avec la monnaie de billon, l'ancienne et la nouvelle.
[18] Le budget de l'ancien régime est un peu inférieur à celui du nouveau ; mais du Pont ajoute — avec raison — au budget d'ancien régime les dîmes, les banalités, etc.