HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉVOLUTION DE 1789.

CHAPITRE III. — LES CHARTES ESSENTIELLES DE LA RÉVOLUTION. - LES JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE ET LE TRANSFERT DU ROI À PARIS.

 

 

I. — LES ARRÊTÉS DES 4-11 AOÛT 1789.

A la nouvelle de tous ces attentats aux propriétés et aux personnes, l'Assemblée charge son Comité de Constitution de lui proposer les meilleurs moyens de rétablir l'ordre. Le 4 août, à la séance du soir, au nom de ce Comité, Target lit un projet d'arrêté :

L'Assemblée nationale, considérant que, tandis qu'elle est uniquement occupée d'affermir le bonheur du peuple sur les hases d'une Constitution libre, les troubles et les violences qui affligent différentes provinces répandent l'alarme dans les esprits et portent l'atteinte la plus funeste aux droits sacrés de la propriété et de la sûreté des personnes... déclare que les lois anciennes subsistent et doivent être exécutées jusqu'à ce que l'autorité de la Nation les ait abrogées ou modifiées. que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées comme par le passé, jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné par l'Assemblée.

Mais un tel arrêté pouvait-il annuler la révolution rurale ? Il fallait l'accepter, quitte à la légaliser et à la fixer dans ses limites. Les ordres privilégiés le comprirent ; ils refusèrent généreusement l'aide juridique et les procédés dilatoires auxquels voulaient recourir les légistes du Tiers État. Déjà, le 3 août, au club breton, qui réunissait les principaux membres patriotes de l'Assemblée, le duc d'Aiguillon, un des plus riches seigneurs de France, possesseur de droits régaliens dans l'Agenais et le Condomois. avait proposé le rachat des droits seigneuriaux.

Le 4 août, à l'Assemblée, le vicomte de Noailles proposa la suppression sans rachat des corvées et des servitudes personnelles et le remboursement des autres droits seigneuriaux ; il ajouta glue l'impôt devait être payé par tous les Français à proportion de leurs revenus. Il fut soutenu par les nobles libéraux, d'Aiguillon, le duc du Châtelet et Lepeletier de Saint-Fargeau ; par des ecclésiastiques, l'évêque de Chartres, Lubersac, l'évêque de Nancy, la Fare, et l'archevêque d'Aix, de Boisgelin, enfin par des membres du Tiers. Les privilégiés sentaient que toute résistance était impossible ; ils reconnaissaient même que la révolte rurale n'avait pas éclaté sans raison, et qu'elle pouvait, comme disait le duc d'Aiguillon, trouver son excuse dans les vexations dont le peuple est la victime. Le duc de Mortemart s'écriait : Il n'y a plus qu'un vœu de la part de la Noblesse : c'est de ne pas retarder davantage le décret que vous voulez donner. Des nobles renoncent à leur droit de chasse, à leur droit de colombier ; des curés à leurs dîmes et même à leur casuel. Après eux, le duc du Châtelet demande que la dîme soit remplacée par une taxe en argent. Tout le Clergé se lève pour adhérer à cette proposition. Les applaudissements éclatent de toutes les parties de l'Assemblée, et la délibération reste suspendue quelque temps. Alors un souffle d'enthousiasme passe sur l'Assemblée. C'est une lutte de générosité qui se prolonge bien avant dans la nuit.

Les députés de Bretagne, de Bourgogne, de Dauphiné, de Provence renoncent à leurs états. à leur droit de consentir et de répartir les impôts dans leur province, au privilège qu'ils avaient de payer moins de taille que les autres pays.

Les députés tic Lorraine se déclarent heureux de renoncer aux privilèges de leur province, récemment réunie à la Couronne, et d'entrer avec le surplus des citoyens dans cette maison maternelle de la France, prête à refleurir sous l'influence de la justice, de la paix et de l'affection cordiale de cette immense et glorieuse famille.

Les grandes villes — Paris, Lyon, Bordeaux — déclarent sacrifier à l'intérêt commun leurs immunités et privilèges. Les villes importantes avaient. en effet, des privilèges économiques : Bordeaux était le port de sortie obligé de tous les vins d'Aquitaine, qui devaient y payer un droit ; Marseille, le principal port d'entrée des marchandises du Levant, qui y acquittaient moins de droits qu'ailleurs ; etc. Les villes jouissaient aussi de privilèges administratifs : la ville de Paris avait une juridiction municipale, aussi ancienne, disait-elle, que la monarchie, qui l'exonérait des taxes perçues par le Domaine royal sur les amendes et les droits de greffe. Enfin les villes avaient, sinon des immunités pécuniaires, du moins des abonnements avec le Trésor royal, qui leur permettaient de réduire leur part d'impôts : Paris ne payait pas à proportion de ses revenus. Maintenant, toutes les villes consentent à l'égalité.

Alors Lally-Tollendal proposa de terminer cette séance, qui avait duré jusqu'à trois heures du matin, par une action de grâces au Roi : Que l'union du Roi et. du peuple, dit-il, couronne l'union de tous les ordres, de toutes les provinces, de tons les citoyens. Et il demanda à l'Assemblée de proclamer Louis XVI restauraient de la liberté française. L'Assemblée cria : Vive le Roi ! Vive Louis XVI, restaurateur de la liberté française ! au milieu d'un enthousiasme indescriptible et d'applaudissements qui durèrent nu quart d'heure. Il sembla qu'en ce moment l'unité de la nation se fût accomplie.

L'accord unanime cessa dès qu'il fallut réduire en arrêtés, même provisoires, les vœux de la nuit du 4 août. L'Assemblée discuta six jours, jusqu'au 11 août.

Plusieurs ecclésiastiques regrettèrent l'abandon de leurs dîmes. Sieyès, plusieurs évêques, soutenus par des membres du Tiers, du Pont de Nemours et Lanjuinais, demandèrent que les dîmes fussent rachetées et non supprimées. La question était grave, en effet. La dîme ecclésiastique était que en nature, en blé, en vin, par toutes les terres du royaume. Les propriétaires avaient acquis leurs Lieus à charge de payer la dîme, et par suite les avaient payés moins cher. D'autre part, il y avait des dîmes que les laïques avaient achetées aux corps ecclésiastiques et qui s'étaient transmises entre leurs mains comme des propriétés foncières. Beaucoup d'ecclésiastiques déclarèrent qu'il ne serait pas juste de faire un radeau aux propriétaires : quand le législateur, dit Sieyès, exige ou reçoit des sacrifices dans une circonstance comme celle-ci, ils ne doivent luis tourner au profit des riches. Mais les juristes, Chasset, du Port, soutenus par Mirabeau, objectèrent que le rachat de la dîme ne serait qu'un bienfait illusoire ; que, d'ailleurs, la dîme n'était pas un droit foncier, comme les rentes, dû pour concession de fonds, mais un impôt. Alors plusieurs curés démocrates, parmi lesquels le Poitevin Jallet, pour éviter aux campagnes un rachat en argent qui serait très onéreux, firent le sacrifice de leurs dîmes ; et cet acte de générosité entraîna bon nombre d'ecclésiastiques, même l'archevêque de Paris de Juigné et le cardinal de la Rochefoucauld. Finalement l'Assemblée supprima sans indemnité les dîmes ecclésiastiques, possédées par les corps séculiers et réguliers, sauf à aviser aux moyens de subvenir d'une autre manière à la dépense du culte divine à l'entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres : mais elle déclara rachetables les autres dîmes, c'est-à-dire celles qui, ayant été acquises par des laïques, étaient des propriétés légitimes.

La discussion sur les droits seigneuriaux ne fut pas moins vive. Noailles avait proposé la suppression sans indemnité des corvées seigneuriales, mainmortes et autres servitudes personnelles. La mainmorte était le droit qu'avait le seigneur de succéder au tenancier auquel il n'avait concédé un fonds qu'à cette condition : le tenancier qui, à sa mort, ne pouvait transmettre la terre à ses descendants, avait la mainmorte. Ce droit seigneurial existait surtout en Bourgogne et en Franche-Comté. Si la mainmorte était personnelle. le mainmortable était un véritable serf ; si la mainmorte était réelle, c'est-à-dire attachée à la terre. il pouvait aller sur une autre seigneurie et reprendre sa liberté en déguerpissant. Souvent des redevances en argent remplaçaient ces droits de mainmorte ; même elles s'étaient vendues et achetées. Or, le Comité de Constitution, dans son projet, supprimait toutes mainmortes, personnelles et réelles. Un député jurassien réclama en faveur des mainmortes réelles, qui étaient, disait-il, de véritables propriétés ; mais sa parole fut étouffée par les cris de l'Assemblée. Mounier aussi s'opposa à l'abolition des redevances pécuniaires qui représentaient la mainmorte et qui avaient été l'objet de ventes et d'achats successifs. Mais le projet du Comité, rédigé par du Port et Target, supprimant toutes les mainmortes et les redevances représentatives de mainmortes, fut adopté. — La discussion se poursuivit sur les droits de colombier et de chasse ; plusieurs députés représentèrent les inconvénients de la liberté donnée à tout propriétaire de chasser sur ses terres ; mais les droits de chasse et de colombier furent abolis pour tous, excepté polir le Roi. L'Assemblée vota donc cet arrêté capital :

L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal et décrète que, dans les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les représentent, sont abolis sans indemnité, et tous les autres déclarés rachetables, et que le prix et le mode du rachat seront fixés par l'Assemblée nationale. Ceux desdits droits qui ne sont point supprimés par ce décret continueront néanmoins à être perçus jusqu'au remboursement.

Par cet arrêté hâtif l'Assemblée avait, disait-elle, détruit entièrement le régime féodal. En réalité, elle supprimait seulement les charges seigneuriales qui avilissent l'homme, la servitude ; les autres droits étaient rachetables, et, jusqu'au rachat, dus comme auparavant. Il faut donc attendre. D'où des espérances déçues : si les paysans, en effet, en 1789, ne demandaient que le rachat, ils avaient, depuis la rédaction de leurs Cahiers, singulièrement accru leurs exigences. Cependant, plus de mainmorte, plus de justices seigneuriales, plus de droit de chasse pour le seigneur, plus de pigeons mangeant la récolte ; plus de dîmes, de treizième ou de vingtième gerbe attendant sur le champ la visite du décimateur.

L'égalité des droits, non abstraite, comme dans une Déclaration des droits, mais positive et pratique, est décrétée :

Tous les citoyens, sans distinction de naissance, pourront être admis à tous les emplois et dignités ecclésiastiques, civils et militaires, et nulle profession utile n'emportera dérogeante.

Les privilèges pécuniaires... sont abolis à jamais. La perception se fera sur tous les citoyens et sur tous les biens, de la même manière et dans la même forme.

Tous les privilèges particuliers des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d'habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, sont abolis sans retour et demeureront confondus dans le droit commun de tous les Français.

L'esprit particulariste cède à l'esprit national. L'unité morale de la Nation est réalisée.

D'autres réformes, purement administratives, mais de grande portée, sont annoncées. La vénalité des offices de judicature et de municipalité est abolie. La justice sera rendue gratuitement, c'est-à-dire sans paiement d'épices aux magistrats. Néanmoins les officiers pourvus des offices (supprimés) continueront d'exercer leurs fonctions et d'en percevoir les émoluments jusqu'à ce qu'il ait été pourvu par l'Assemblée aux moyens de leur procurer leurs remboursements.

Enfin la réforme de l'Église de France est inaugurée, d'une manière indirecte, il est vrai. A la mort de tout évêque ou bénéficier ecclésiastique, l'évêché ou le bénéfice restait plus ou moins longtemps vacant ; les revenus du bénéfice, ou du moins une partie, en théorie, ceux d'une année, — d'où le nom d'annates — étaient dus au pape, qui conférait l'institution canonique au nouvel évêque. Des sommes assez élevées sortaient ainsi de France. A l'avenir, décrète l'Assemblée, il ne sera envoyé en Cour de Rome... aucuns deniers pour annates ou pour quelque autre cause que ce soit : mais les diocésains s'adresseront à leurs évêques pour toutes les provisions de bénéfices et dispenses, lesquelles seront accordées gratuitement. C'était enlever au pape des droits qu'il tenait du Concordat de 1516 ou même de l'organisation catholique, et s'engager dans une réforme de la discipline ecclésiastique qui ne pouvait manquer de conduire très loin. — D'autre part les droits établis en faveur des évêques, chapitres, curés primitifs, les deniers de Saint-Pierre, les droits de vacat ou de vacance des bénéfices, etc., sont abolis. Les curés de campagne perdent le casuel ; mais ils recevront des portions congrues plus fortes. Enfin la pluralité des bénéfices n'aura plus lieu à l'avenir quand le bénéficier recevra plus de 3.000 livres.

Il n'y avait pas deux mois que les États généraux étaient devenus l'Assemblée nationale, et déjà était en partie réalisée et tout entière annoncée l'œuvre politique, sociale, économique, administrative de la Révolution française. Mais entre la France nouvelle et l'ancienne un lien demeurait, que l'unanimité de l'Assemblée tenait pour nécessaire et sacré, la royauté. Dans son loyalisme monarchique, l'Assemblée nationale associa le Roi à son œuvre. Elle proclama Louis XVI restaurateur de la liberté française ; elle ordonna qu'une médaille serait frappée avec cette inscription, et qu'il serait chanté, en action de grâces, un Te Deum dans toutes les paroisses et églises du royaume.

En même temps l'Assemblée rendit, le 19 août, un décret pour rétablir l'ordre dans le royaume. Elle attribua aux municipalités le droit de requérir l'armée, et leur ordonna de faire dissiper les attroupements séditieux par les milices nationales, les maréchaussées et les troupes ; de dresser un rôle des hommes sans aveu, sans métier ni profession et domicile constant et de les désarmer. Les troupes devaient prêter serment à la Nation et au Roi, chef de la Nation, avec la solennité la plus auguste.

Les soldats, dit le décret, jureront, en présence du régiment entier sous les armes, de ne jamais abandonner leurs drapeaux, d'être fidèles à la Nation, au Roi et à la loi, et de se conformer aux règles de la discipline militaire. Les officiers jureront. à la tête de leurs troupes, en présence des officiers municipaux, de rester fidèles à la Nation, au Roi et à la loi, et de ne jamais employer ceux qui seront sous leurs ordres contre les citoyens, si ce n'est sur la réquisition des officiers civils ou municipaux, laquelle réquisition sera toujours lue aux troupes assemblées.

Le Roi, à la prière de l'Assemblée, ordonna aux troupes de prêter ce serment. Ainsi soldats et officiers étaient aux ordres de la Nation aussi bien qu'aux ordres du Roi. Bien plus, les troupes ne devaient jamais être employées contre les citoyens. C'était enlever au Roi une partie de son pouvoir militaire, jusqu'alors absolu et sans partage.

 

II. — LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN (26 AOÛT)

DÈS le mois de juillet, avant la révolution parisienne, l'Assemblée s'était demandé si elle devait faire une Déclaration des droits, à l'imitation des Américains. Mais, tout en s'inspirant des Déclarations américaines, les divers auteurs de projets, tels que Sieyès et la Fayette, ne se contentaient pas de les copier. Au reste, les idées exprimées par les Américains étaient loin d'être tout à fait originales : l'Angleterre et la Hollande, au XVIIe siècle ; la Suède, en 1720 ; les juristes et philosophes de Genève ; les philosophes français, de Montesquieu à Mably et à Raynal, avaient constitué un fonds commun d'idées et de principes où puisaient tous les esprits cultivés de l'Europe. Mais le succès de la révolution américaine donnait aux célèbres déclarations des treize États confédérés une autorité et une force de propagande irrésistibles.

D'ailleurs, l'Assemblée sentait la nécessité de se prémunir d'urgence contre tout retour possible de l'arbitraire, en attendant la Constitution, qui serait trop longue à élaborer. Elle voulait déclarer les principes de l'ordre à venir.

Cependant des objections furent présentées. Malouet et l'évêque de Langres pensaient que la Déclaration, étant écrite dans tous les cœurs, n'était pas nécessaire pour rompre les fers de la tyrannie ; que, ne parlant aux hommes que de leurs droits, elle risquait d'être dangereuse, car il n'est aucun droit naturel qui ne soit modifié par le droit positif.

Si vous n'indiquez aucune restriction, disait Malouet, pourquoi offrir aux hommes l'usage de droits dont ils ne peuvent jouir dans leur étendue ? Pourquoi les transporter sur le haut d'une montagne, pour, de là, leur montrer le domaine qui leur appartient, lorsqu'on est obligé ensuite de les en faire redescendre, pour les placer dans l'ordre politique où ils doivent trouver des limites à chaque pas ?

Et puis, ajoutait-il, les Français ne sont pas les Américains. Ceux-ci sont un peuple jeune, composé en totalité de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, ignorants de la féodalité et préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie ; au lieu que la France est une nation vieillie au milieu de lois discordantes, formée d'une multitude immense d'hommes sans propriété, et parfois irrités, à bon droit, du spectacle du luxe et de l'opulence. Malouet, en sa prudence, s'inspirait des préceptes de Montesquieu et même de Rousseau. — Mirabeau voulait différer la Déclaration des droits. C'est un voile, dit-il, qu'il serait imprudent de lever tout à coup. C'est un secret qu'il faut cacher au peuple, jusqu'à ce qu'une bonne Constitution l'ait mis en état de l'entendre sans danger.

Barnave combattit ces arguments. La Déclaration des droits, disait-il, fixera l'esprit de la législation, afin qu'on ne le change pas à l'avenir ; elle guidera les réformateurs lorsqu'il faudra compléter la législation, qui n'aura pu prévoir tous les cas. Quant au danger que le peuple doive abuser de ses droits, dès qu'il les connaîtra, il suffit de parcourir l'histoire pour dissiper toutes ces craintes. Les peuples philosophes et éclairés sont tranquilles ; les peuples ignorants s'agitent dans l'inquiétude. Et il demandait que la Déclaration des droits de l'homme fût placée en tête de la Constitution, fût simple, à portée de tous les esprits, et qu'elle devînt le catéchisme national.

Alors Camus, Grégoire, l'évêque de Chartres, le duc de Lévis, réclamèrent une Déclaration des droits et des devoirs. On risque, disait Lubersac, évêque de Chartres, d'éveiller l'égoïsme et l'orgueil. L'expression si flatteuse de droits doit être accompagnée des devoirs comme correctifs. L'homme, disait Grégoire, est, en général, plus porté à user de ses droits qu'à remplir ses devoirs. Mais Toulongeon répliqua que les devoirs seraient fixés par la Constitution. Le peuple, disait-il, trouvera ses droits dans les principes, et ses devoirs dans les conséquences. Clermont-Lodève jugeait inutile d'énoncer le mot de devoirs : car ceux-ci sont compris sous le mot de droits par corrélation. — Le 4 août, l'Assemblée, par 570 voix contre 433, rejeta l'amendement de Camus. Puis, à une très grande majorité, elle se prononça en faveur d'une Déclaration des droits, sans rien de plus.

Un Comité de cinq membres, dont faisaient partie Mirabeau et Tronchet, fut chargé de présenter un projet. Mirabeau le lut à l'Assemblée le 17 août. Les critiques furent nombreuses. L'abbé Grégoire désirait que l'on plaçât dans le premier article un nom rappelant une idée exacte et majestueuse, propre à agrandir l'âme, celle d'un Dieu ; Rabaut-Saint-Étienne et le duc de Lévis voulaient une déclaration phis simple et plus claire : Lameth et de Tracy donnaient la préférence à un projet de Sieyès, plus général, plus méthodique et plus ferme. L'Assemblée décida de renvoyer à ses bureaux la rédaction du Comité des Cinq. Puis, le lendemain de ce vote, plusieurs députés demandèrent à délibérer sur des projets déterminés, et particulièrement, sur celui de la Fayette, perfectionné par Mounier. Trois projets retinrent l'attention de l'Assemblée : celui de la Fayette, celui de Sieyès et celui du sixième bureau, le sixième des trente bureaux de l'Assemblée, présidé par l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. Le projet de ce bureau, en vingt-quatre articles, était clair, concis, supérieur aux autres. L'Assemblée le choisit comme base de discussion. La délibération dura sept jours. La Déclaration en sortit, plus courte, plus nette, plus humaine que tous les projets présentés, et par là même s'écarta du ton et de l'esprit des Déclarations américaines, qui portaient en tout la marque de leur pays d'origine.

Le préambule est majestueux : c'est la reproduction textuelle, à un membre de phrase près, du préambule lu par Mirabeau au nom du Comité des Cinq, et qui semble bien être du style du grand orateur :

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant élite à chaque instant comparés avec le but de toute constitution politique, en soient respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et an bonheur de tous. En conséquence, l'Assemblée nationale reconnait et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et des citoyens.

Les mots en présence et sous les auspices de l'Être suprême ne figuraient pas dans la rédaction de Mirabeau. La Révolution à ses débuts semblait essayer de se concilier avec la religion. Le terme Être suprême est emprunté au langage des philosophes déistes.

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.

Les droits naturels et imprescriptibles de l'homme sont les droits que l'homme tient de la nature et qui sont antérieurs à la formation de la société et supérieurs à elle ; en sorte que la constitution de toute association politique n'a pour but que de les conserver. C'était l'idée chère aux Américains, aux Anglais depuis Sydney, Milton et Locke, et aux économistes physiocrates, depuis Quesnay jusqu'à Turgot et du Pont de Nemours, qui comptaient de nombreux disciples dans l'Assemblée.

Le premier de ces droits est la liberté. Les hommes naissent et demeurent libres.... Mais qu'est-ce que la liberté ? La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; aussi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Les droits de chacun sont donc limités par ceux d'autrui. C'était introduire implicitement la notion de devoirs, que le préambule avait déjà exprimée. A la liberté la Déclaration ajoute la sûreté et la résistance à l'oppression. Par sûreté, l'Assemblée entendait la sécurité de la personne humaine, jusqu'alors violée par les lettres de cachet et les emprisonnements arbitraires. Le droit de résistance à l'oppression était emprunté aux Déclarations américaines, toutes républicaines ; il légitimait la révolution du 11 juillet.

Pour assurer la liberté, la Déclaration dit : Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Les inspirateurs et les exécuteurs d'ordres arbitraires doivent être punis. Les agents subalternes eux-mêmes seront responsables. Mirabeau, Rabaul, Saint-Étienne, Robespierre, le duc du Châtelet avaient réclamé ces garanties, sans lesquelles, disait Mirabeau, il n'y aurait que des esclaves. L'Assemblée suivait la doctrine des jurisconsultes anglais du XVIIIe siècle, tels que Blackstone, qui mettaient au-dessus de toutes choses la dignité et la sûreté de la personne humaine. Ici la Déclaration insiste, car c'est une très grande nouveauté à introduire en France. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. Enfin, conformément à l'esprit d'humanité qui avait inspiré à la fois le Toscan Beccaria et tant de magistrats et de jurisconsultes français, la loi ne doit établir que des peines strictement nécessaires, et nul ne doit être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée.

La libre communication des pensées est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

L'article sur la liberté de penser et d'écrire, rédigé par le duc de la Rochefoucauld, était beaucoup plus affirmatif que celui du projet ; mais il limitait la liberté de la presse, que Robespierre eût voulu proclamer franchement, sans ces restrictions que le despotisme seul a imaginées. De même l'Assemblée n'accordait pas la liberté des religions, que les Américains avaient proclamée, et que réclamaient plusieurs députés, surtout le pasteur protestant Rabaut-Saint-Etienne. Elle décrétait seulement la tolérance. Mirabeau écrivait dans son journal, le Courrier de Provence : Nous ne pouvons dissimuler notre douleur que l'Assemblée nationale, an lieu d'étouffer le germe d'intolérance, l'ait placé connue en réserve dans unie Déclaration des droits de l'homme. Au lieu de prononcer sans équivoque la liberté religieuse, elle a déclaré que la manifestation des opinions de ce genre pouvait être gênée ; qu'un ordre publie pouvait s'opposer à cette liberté : que la loi pouvait le restreindre. Autant de principes faux, dangereux, intolérants, dont les Dominique et les Torquemada ont appuyé leurs doctrines sanguinaires. Cependant la liberté de penser et la tolérance religieuse étaient, des progrès considérables, qui n'avaient pas été atteints sans discussion ni sans résistance.

Quant aux droits de réunion et d'association, qui dérivent du principe de liberté. l'Assemblée ne les envisagea même pas. sans doute parce qu'elle les jugeait dangereux, et qu'elle se réservait de les définir et de les réglementer plus tard. Il est remarquable que personne ne les ait alors réclamés.

Après la liberté, vient l'égalité des droits, cet autre grand motif de la Révolution.

Les hommes naissent et demeurent... égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité sociale.

Les conséquences de ce principe sont : le droit pour tous les citoyens de concourir directement ou indirectement il la formation de la loi — c'est l'égalité politique ; l'admission de tous à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents — c'est l'égalité sociale ; enfin l'égalité fiscale : la contribution doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. Le droit de la Nation de consentir l'impôt, qui avait été un des motifs essentiels de la Révolution, celui de le répartir et de contrôler l'emploi des deniers publics, est institué :

Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

Ici la Déclaration s'inspire de la doctrine des physiocrates, pour qui la propriété était un droit naturel, primordial, tandis que Montesquieu, Voltaire et Rousseau et d'autres philosophes n'y voyaient qu'une institution sociale, susceptible de réformes.

Il ne suffisait pas de proclamer les droits de l'homme : il fallait poser les principes qui régiraient l'association politique, destinée à protéger ces droits. La Déclaration dit :

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

C'est l'application du principe fondamental du Contrat social et des Déclarations américaines. Ainsi la souveraineté est transférée du Roi à la Nation. Le Roi n'est plus, comme l'Assemblée, que le délégué, le mandataire de la Nation. C'est, la consécration de la révolution politique qui s'est accomplie le 17 juin et le 14 juillet.

La Nation manifestera sa volonté par la loi.

La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement par leurs représentants, à sa formation.

La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.

C'est l'ordre public qui limite l'exercice et interdit l'abus des droits naturels. Cette notion de l'ordre public paraissait bien vague et fort dangereuse aux démocrates, comme Robespierre, et même aux libéraux, tels que Mirabeau. Ils voyaient déjà en péril la liberté de la presse, la liberté religieuse et même la liberté politique. Pourvu qu'en exerçant ses droits le citoyen ne trouble pas l'ordre public, cette condition est, disaient les Révolutions de Paris, comme une courroie qui s'étend et se resserre à volonté. Elle servira à tout intrigant qui sera parvenu à un poste pour s'y maintenir : on ne pourra ouvrir les veux à ses concitoyens sur ce qu'il a fait sur ce qu'il veut faire, sans qu'il ne dise qu'on trouble l'ordre public. Beaucoup redoutaient à tel peint l'arbitraire qu'ils ne voulaient mettre aucune borne à la liberté et qu'ils ne craignaient pas la licence. Mais l'Assemblée avait vu le danger.

La loi garantit les droits naturels par divers moyens. D'abord par la séparation des pouvoirs. Ce principe fondamental, emprunté à l'Angleterre, à Locke, à Montesquieu, à Rousseau et aux Américains, fut inscrit dans la Déclaration, contrairement à ravis de Duquesnoy, de Robespierre et de plusieurs autres, qui voulaient le réserver pour la Constitution elle-même : le comte de Montmorency, l'archevêque d'Aix Boisgelin, Target, Reubell, le firent adopter :

Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution.

Déjà le 10 août, l'Assemblée avait mis les troupes à la réquisition des municipalités et imposé aux officiers et aux soldats le serment de fidélité à la Nation, au Roi et à la loi. La Déclaration énonce le principe :

La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique. Cette force est donc instituée pour l'avantage de tons, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

C'était affirmer de nouveau que l'armée appartenait à la Nation et qu'elle ne pouvait servir contre elle.

Pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable.

Ce sont les citoyens ou leurs représentants qui doivent la consentir librement, la répartir également entre tous à raison de leurs facultés, et en suivre l'emploi.

Enfin les agents de l'administration sont responsables. La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. Principe très général, et qui, suivant le Chapelier, n'établissait pas avec assez de précision la responsabilité des agents publics. L'article ne disait pas si un citoyen avait le droit. de poursuivre les agents administratifs pour abus de pouvoirs.

Telles sont les garanties assurées aux droits individuels par la Déclaration. Plusieurs députés les jugeaient insuffisantes. Le comte de Montmorency demandait que fût ajouté le droit de réviser la Constitution par des moyens légaux et paisibles, afin de remédier aux abus qui s'y seraient introduits et d'éviter ainsi une insurrection du peuple. Mais ce droit de révision fut réservé pour la Constitution.

 

Telle qu'elle était, la Déclaration présentait des lacunes et des dangers. Elle omettait le droit de réunion, le droit d'association, le droit de pétition, dont députés et citoyens faisaient un usage incessant ; elle ne proclamait ni la pleine liberté des opinions religieuses, ni la complète liberté de la presse, que la loi limitait, clans l'intérêt de l'ordre public, et elle définissait avec une insuffisante netteté la responsabilité des agents de l'État. Mais l'Assemblée ne travaillait pas sur table rase : c'était beaucoup déjà que d'avoir énoncé avec tant de force les principes essentiels.

Dutuit aux dangers. ils étaient évidents et devaient éclater dans la suite. Après avoir révélé aux hommes l'étendue de leurs droits, l'Assemblée ne serait-elle pas obligée de les restreindre ? L'égalité des droits politiques serait-elle réalisée ? La propriété, droit inviolable et sacré, resterait-elle inviolée ? EL, si elle le restait, comment disparaîtrait le régime seigneurial ? D'autre part, certains articles de la Déclaration, clairs pour les législateurs et les juristes, ne seraient-ils pas faussement interprétés ? Le droit de résistance à l'oppression ne serait-il pas une arme entre les mains de ceux qui voudraient précipiter la Révolution ? L'article qui plaçait la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l'homme ne ferait-il pas croire aux non-propriétaires qu'ils ont droit à la propriété ? Et la Déclaration, qui avait entendu fixer et fortifier le droit du propriétaire, et peut-être aussi fermer la voie à la loi agraire, ne serait-elle pas invoquée un jour par les prolétaires ?

Mais, pour le moment, la plupart des Français n'apercevaient point ces lacunes et ces dangers. La Déclaration était un instrument de guerre contre l'arbitraire de l'ancien régime ; elle était aussi un tableau sommaire des principes généraux qui devaient régir l'ordre nouveau. Elle détruisait, et en même temps elle construisait. C'était, comme disait Barnave, un catéchisme national. — C'était aussi un catéchisme humain. Elle avait un caractère universel, éternel ; elle pouvait s'appliquer à toutes les sociétés humaines. Par là même, elle apparaissait comme une religion nouvelle : la religion de l'homme, de la raison et de la justice terrestre. En réalité, sans que la plupart des esprits s'en aperçussent, elle sapait les vieilles religions, la religion de Dieu et la religion du Roi, créées de longs siècles auparavant pour d'autres pays ou d'autres hommes, et qui, déformées par les âges, ne semblaient plus en harmonie avec les idées et les aspirations d'un monde nouveau. A son tour elle allait se propager comme une foi religieuse, et éveiller un écho profond dans tous les pays soumis au despotisme.

La Révolution avait à présent son dogme, ses Douze Tables de la Loi : elle prenait pleine conscience d'elle-même : elle acquérait une force d'expansion incomparable.

 

III. — LA SANCTION ROYALE ET LE VETO.

L'ASSEMBLÉE avait rédigé les deux chartes fondamentales de la Révolution : la Déclaration des droits de l'homme et les arrêtés du 4 août. La Déclaration était un exposé de principes généraux ; les arrêtés étaient des lois. Ces lois étaient-elles de droit exécutoires, sans qu'il fût besoin de l'approbation du Roi ? Cette grave question se posa, et les difficultés commencèrent.

Le Roi ne cloutait pas que son consentement fût nécessaire, et il était décidé à user de son droit. Il écrivait dès le 5 août à l'archevêque d'Arles :

Je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse... Je ne donnerai pas ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient ; c'est alors que le peuple français poilerait m'accuser d'injustice et de faiblesse. M. l'Archevêque, vous vous soumettez aux décrets de la Providence ; je crois m'y soumettre en ne nie livrant point à cet enthousiasme qui s'est emparé de tous les ordres, mais qui ne t'ait que glisser sur mon âme.

L'Assemblée ne pouvait continuer à rendre des décrets sans savoir s'ils seraient exécutoires. Aussi dès le mois d'août divers projets se firent jour : les uns accordaient au Roi la sanction des lois, le veto absolu, comme dans la Constitution anglaise ; les autres le lui refusaient complètement. Alors le parti réformateur, le parti patriote, qui veut régénérer la patrie par la liberté et l'égalité, uni jusque-là, se divise. Les événements ont marché beaucoup plus vite que ne le prévoyaient et ne le désiraient nombre de députés. A peine l'Assemblée a-t-elle été contrainte de toucher aux dîmes et aux droits seigneuriaux. que des nobles libéraux, des bourgeois du Serment du Jeu de Paume, et même des curés, enthousiastes la veille, jugent que la Révolution a dépassé la mesure, et ne songent plus qu'à l'arrêter. Mounier, l'abbé Sieyès, Mirabeau, Malouet. Lally, Virieu, Clermont-Tonnerre, pensent avoir trouvé le moyen dans le veto royal absolu. Ils semblent faire cause commune avec los aristocrates dont le rêve est de rétablir l'ancien régime et l'arbitraire. Ils se séparent des patriotes, et deviennent le parti modéré. Les patriotes ne veulent point de veto, point même de sanction royale : si le Roi reçoit le droit de sanction, ils prétendent, qu'il soit du moins obligé de sanctionner les arrêtés du 4 août et la Déclaration des droits. Barnave, Adrien du Port, Charles Lameth, le marquis de la Coste, sont à la tête du parti, ils se réunissent à Versailles, dans un club qui, fondé au mois de juin par les députés bretons, a pris le nom de club breton.

Les modérés s'appuient sur le ministère Necker. Les patriotes ont pour eux les soixante districts de Paris, la municipalité parisienne et la garde nationale, le club breton, les orateurs et les journalistes populaires.

Les patriotes cherchent à renverser Necker. Ils contrarient ses opérations financières en réduisant, l'intérêt d'un emprunt et en soulevant la question de l'impôt sur la rente ; ils sont soutenus dans cette campagne par Mirabeau, tout à la fois ennemi personnel du ministre et partisan du veto absolu, et qui joue un double jeu. Après avoir fait échouer complètement un emprunt de 30 millions — les banquiers n'ayant pas voulu se contenter d'un intérêt de 4 ½ p. 100 — ils autorisent un emprunt de 80 millions, mais de confiance, sans examen ni discussion, de manière que, s'il ne réussit point, l'échec retombe sur Necker seul.

La division du parti patriote favorisait les entreprises de la Cour. La Fayette intervint alors. Il réunit chez son ami Jefferson, un des héros de l'indépendance américaine, les chefs des patriotes — on appelait cette réunion le triumvirat, — Barnave, Lameth, du Port, et les chefs des modérés, Mounier, Lally et Bergasse. Là furent passées en revue les questions constitutionnelles, le veto et l'organisation du pouvoir législatif, avec deux Chambres ou avec une seule. Mais les triumvirs et les modérés étaient trop loin les uns des autres ; Mounier consentit tout au plus à abandonner son projet de Sénat héréditaire, pour se contenter d'un Sénat électif : les négociations furent rompues le 29 août. La scission fut définitive entre les modérés et les patriotes. Les modérés s'organisèrent ; ils avaient leur tête un Comité central de quinze membres, qui, assure Malouet, correspondait par des subdivisions avec plus de trois cents. Ils gardèrent une raideur intransigeante. Voyant leurs chefs. Clermont-Tonnerre, la Luzerne et Mounier, successivement portés à la présidence de l'Assemblée, ils se faisaient illusion sur leur force réelle.

Alors les patriotes parisiens s'agitent. Réunis le dimanche 30 août, au café de Foy, ils parlent d'aller à Versailles exercer une pression sur l'Assemblée qui va discuter sur le veto absolu. Ils rédigent une motion, que le marquis de Saint-Huruge, un noble aventurier, et quelques autres députés porteront à l'Assemblée nationale : point de veto absolu, y était-il dit ; c'est une ligue de l'aristocratie qui demande le veto ; tous les membres de cette ligue sont connus, et, s'ils ne se rétractent, 15.000 hommes vont marcher sur Versailles ; la Nation sera invitée à briser ces infidèles représentants et à en nommer d'autres ; enfin le Roi et le dauphin seront suppliés de venir habiter au Louvre pour que leurs personnes soient en sûreté. Deux cents citoyens partent du Palais-Royal à dix heures du soir à la suite de Saint-Huruge et de sept ou huit députés, mais ils sont arrêtés par la garde nationale.

Les patriotes du café de Foy s'obstinent. Ils s'adressent à la municipalité de Paris, qui refuse de recevoir Saint-Huruge et ses amis. Alors, ils nomment une seconde députation, qui, sous la conduite d'un médecin, capitaine de la garde nationale, est introduite à de Ville, et y fait entrer aussi Saint-Huruge et les siens ; mais ceux-ci n'obtinrent pas l'autorisation d'aller à Versailles. Le lendemain, an café de Foy, l'agitation reprend de plus belle. Un des orateurs décide les patriotes à renoncer au projet d'aller à Versailles. et leur suggère une assemblée générale des districts. Une nouvelle députation est donc envoyée à l'Hôtel de Ville, pour demander l'autorisation d'assembler les districts ; mais la municipalité refuse net.

Cette agitation, qui ne dépassa guère le Palais-Royal et ne gagna point les districts ouvriers, n'était peut-être pas dangereuse. Mais les députés modérés de l'Assemblée, si vivement attaqués au café de Foy, y virent la menace d'une grande insurrection, et, le 31 août, Clermont-Tonnerre proposa qu'en cas de danger l'Assemblée se transportât à Compiègne ou à Soissons. Cette motion surgit au moment où Barnave et la Fayette cherchaient des moyens de conciliation avec les modérés. La Fayette fit un dernier effort, le ter septembre ; les chefs modérés ne voulurent rien entendre. Provinciaux, ils redoutaient et détestaient Paris, qui pourtant les avait sauvés le 14 juillet. Ils se réunirent aux chefs de la droite. Les conseillers de la reine, l'ancien ministre Mercy-Argenteau, ambassadeur de l'empereur, qui avait depuis très longtemps une grande influence sur Marie-Antoinette, et Breteuil, ménagèrent cette entente. Un Comité de trente-deux membres, qui réunissait Mounier, Malouet, Bergasse, Vivien, Maury, Cazalez, d'Esprémesnil et Montlosier, décida qu'une délégation irait demander au Roi de transférer l'Assemblée à vingt lieues de Paris, à Soissons ou à Compiègne. L'évêque de Langres, la Luzerne, l'un des modérés, qui se trouvait être président de l'Assemblée pour la quinzaine, fut chargé, avec Redhon, secrétaire de l'Assemblée, et Malouet, de se rendre, le soir même, auprès de Necker et de Montmorin ; les ministres approuvèrent hautement leur projet et convoquèrent d'urgence le Conseil.

Le Roi revenait de la chasse, très fatigué. Néanmoins le Conseil délibéra jusqu'à minuit. Les ministres appuyèrent le transfert de l'Assemblée ; le Roi, après avoir dormi ou feint de dormir, se réveilla pour dire non, et se retira. Il éprouvait, dit Malouet, une sorte de honte à s'éloigner de Versailles ; et, d'autre part, il ne pouvait voir dans les modérés, dans les hommes du Serment du Jeu de Paume, de véritables amis de l'autorité royale. Il eut le courage de résister à son entourage. C'était, dit Malouet, un courage passif : toute la politique du Roi était purement négative.

Le 2 septembre, le parti patriote proposa, par l'organe de Barnave, un compromis sur le veto : le Roi sanctionnerait les arrêtés du 4 août ; en échange. il recevrait un veto suspensif pour la durée de deux législatures. Necker, au risque de mécontenter les modérés et le côté droit. ses alliés de la veille, accepta le veto suspensif, et, dans un message motivé, le recommanda à l'Assemblée, au nom du Roi. Le veto suspensif fut voté le II septembre ; la veille, le projet de Mounier sur les deux Chambres n'avait obtenu que 89 voix contre 849. Ainsi échouait la politique du parti modéré.

Restait à obtenir la sanction des arrêtés du 4 août. L'entente entre le ministère et les patriotes s'était faite à cette condition expresse ; encore la veille du vote sur le veto, Barnave avertissait Necker, par l'intermédiaire de la fille du ministre, Mme de Staël, qu'il était très important d'exprimer dans le message que le Roi n'entendait point faire usage de son droit suspensif relativement aux arrêtés de l'Assemblée actuelle, mais seulement sur les lois proposées par les Assemblées suivantes. Cela dépassait les conventions, mais les patriotes pensaient que l'Assemblée ferait, seulement la Constitution, et qu'il fallait avant tout que le Roi l'acceptât. Or, le message royal avait été muet sur le veto. Le lendemain, 12 septembre, le duc de Mortemart, Targel, du Pont de Nemours réclamèrent la sanction des arrêtés du 4 août. Ou entendait dire dans les campagnes, assura du Pont, qu'on ne croirait à la réalité des sacrifices des privilégiés que lorsque l'arrêté, signé seulement par M. le Chapelier. le serait par le Roi. Dans plusieurs endroits, disait Lavie, on a refusé de faire chanter le Te Deum ordonné, sous prétexte que le décret n'était pas définitif. En Alsace, ajoutait Reubell, des imprimés circulent, qui déclarent impossible l'exécution des arrêtés du 4 août. Malgré les efforts du côté droit, qui par la bouche des abbés Maury et d'Eymar demandait l'ajournement, l'Assemblée décréta que le président se retirerait par devers le Roi pour présenter à la sanction royale les arrêtés des 4, 6, 7, 8 et 11 août. Le 14, Barnave et surtout Mirabeau déclarèrent que ces arrêtés étaient des articles constitutionnels, et, comme tels, exécutoires par une simple promulgation. Il n'est pas nécessaire, disait Mirabeau, de mettre en question si les arrêtés du 4 août doivent être sanctionnés ; certainement ce point-là est jugé, et nous ne prétendons point le remettre la question, il l'allait sans doute les promulguer plus tôt. Il parait impossible en ce moment d'en suspendre plus longtemps la promulgation ; tous les esprits ne sont que trop inflammables.... Les modérés et les aristocrates — Malouet, Virieu, Maury, Cazalez — soutinrent que les arrêtés du 4 août étaient des actes non pas constitutionnels, mais législatifs, et que le Roi pouvait refuser de les approuver.

Dans ces conjonctures, un ordre du Roi, le 14 septembre, appela à Versailles le régiment de Flandre, caserné à Douai. La Cour craignait que le refus de sanction ne provoquât une émeute à Paris. Mais il fallait donner à l'opinion de bonnes raisons de cet appel ; on l'expliqua par la nécessité cl' rétablir l'ordre troublé aux environs : raison plausible, la disette faisant de l'émeute l'état chronique du royaume depuis la fin de 1788. Une réquisition militaire fut arrachée à la municipalité de Versailles. Le 18 septembre, le comte d'Estaing, commandant de la garde nationale, exposait à cette municipalité le danger que pouvait faire courir au Roi l'agitation parisienne. Il lui montra les gardes françaises excités, réclamant leur poste à la Cour, qu'ils avaient perdu depuis le mois de juillet. R alléguait une lettre de la Fayette, qu'il n'avait pas voulu laisser aux mains de la municipalité, sous prétexte de ne pas compromettre le général ; elle était, disait-il, écrite dans le même sens qu'une lettre (lu ministre Saint-Priest. et annonçait un péril imminent ; en quoi il forçait le sens de la lettre de la Fayette. Au reste, le régiment de Flandre avait quitté Douai depuis deux jours, et la Cour cherchait à rejeter après coup sur la municipalité la responsabilité de l'appel des troupes.

L'arrivée du régiment était prévue pour le 25 septembre ; il fallait gagner du temps. Le Roi ne répondit à l'Assemblée que le 18. A la demande de sanction il n'opposait pas un refus tranchant qui eût alarmé les patriotes et provoqué l'orage, mais une subtile discussion juridique. L'abolition des droits seigneuriaux qui dégradent l'homme est juste, déclarait-il, et il rappelait son édit de 1779 sur la suppression de la mainmorte dans le domaine royal ; mais, ajoutait-il, il est des redevances personnelles qui... sans porter aucun sceau d'humiliation, sont d'une utilité importante pour tons les propriétaires de terres ; ne serait-ce pas aller bien loin que de les abolir sans aucune indemnité ? Quant aux redevances personnelles converties en prestations pécuniaires. véritables propriétés qui depuis des siècles se sont vendues et achetées de bonne foi, elles devraient encore moins être supprimées sans rachat. Puis, envisageant les droits rachetables, il invitait l'Assemblée à réfléchir si l'extinction du cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'État : enfin il lui suggérait. au cas ou elle décréterait le mode de rachat. une disposition qui eût eu pour effet de le rendre inapplicable : l'obligation pour le tenancier de racheter à la fois les redevances annuelles et les droits de mutation. Ainsi, des arrêtés du mois d'août, le Roi n'acceptait qu'une très faible partie : à part la servitude personnelle. il voulait le maintien des droits personnels : pour les redevances pécuniaires qui représentaient cette mainmorte convertie en argent, tout au plus en acceptait-il le rachat. Quant aux droits réels, déclarés rachetables par les arrêtés, il en critiquait le rachat. Le Roi défendait donc les propriétés légitimes de son clergé et de sa noblesse. Il n'acceptait pas les arrêtés ; mais il ne disait pas non plus qu'il les rejetait.

Le lendemain 19, sur la motion de du Port, l'Assemblée chargeait son président d'aller sur-le-champ par devers le Roi pour le supplier d'ordonner incessamment la promulgation des arrêtés dont les imaginations étaient déjà en jouissance. Nouvelle lettre du Roi à l'Assemblée, le 20 septembre : nouveau procédé de juriste. Le Roi n'accordait pas la promulgation des arrêtés, seule capable de les rendre immédiatement exécutoires ; il n'en ordonnait que la publication, qu'il présentait comme équivalente. L'Assemblée, endormie par ce langage captieux, ne vit pas la différence entre la publication et la promulgation, et, confiante, applaudit. Le 21, Louis XVI écrivait au bas des arrêtés du 4 août : Le Roi ordonne que les susdits arrêtés seront, imprimés, pour la publication en être faite par toute l'étendue de son royaume. La publication, c'était l'envoi des arrêtés à tous les tribunaux et corps administratifs : opération très lente, dont l'effet serait de retarder l'exécution des arrêtés. Les arrêtés s'imprimèrent donc, mais ne sortirent pas de l'imprimerie royale.

 

IV. — L'EFFERVESCENCE DE PARIS

A Paris, l'opinion était de plus en plus inquiète sur les projets de la Cour et de l'Assemblée. L'agitation politique de juillet n'avait point, pris fin ; elle était entretenue par les élections, qui furent très fréquentes. Le 25 juillet, à l'Assemblée des électeurs avait succédé l'Assemblée des représentants de la commune, composée de cent quatre-vingts membres ; mais il n'y avait pas de constitution municipale. Les soixante districts en réclamaient une. Le 18 septembre, ils durent une assemblée de trois cents membres, qui devait leur présenter un plan de constitution : auraient en le droit de vote tous les citoyens, à partir de vingt-cinq ans, domiciliés depuis un an, et payant, non plus une capitation de 6 livres, comme en avril, mais un subside quelconque. Puis, le 29 septembre, les districts obligèrent les Trois Cents de l'Hôtel de Ville à les convoquer : ils voulaient élire le maire et les soixante administrateurs qui composeraient le Conseil de Ville.

Leurs représentants, les Trois Cents, étaient, pour près de la moitié, d'anciens membres de l'Assemblée des électeurs, ou de la première Assemblée des représentants ; il y avait là des hommes de grand talent et des savants illustres : quatorze académiciens, Lavoisier, de Jussieu, Thouin, Cassini, Condorcet, Suard, Dusaulx, de Vauvilliers, etc. ; de nombreux avocats, Brissot de Warville, Garran de Coulon, Bigot de Préameneu, Duport-Dutertre, de Joly, Lacretelle, Duveyrier, Royer — le futur Royer-Collard — ; plusieurs journalistes, Fréron, Nicolas Bonneville et Manuel ; quelques ecclésiastiques, Claude Fauchet, Mulot et Bertolio ; des médecins ; des banquiers, Kornmann et Lecouteulx de la Noraye ; des fonctionnaires, parmi lesquels Moreau de Saint-Méry, membre du Conseil supérieur de Saint-Domingue, Mollien, premier commis des finances ; des artistes, Quatremère de Quincy, architecte, et Audran, directeur de, la manufacture des Gobelins ; beaucoup d'industriels et de négociants, dont les plus connus étaient Boscary, Vitra, ancien marchand mercier, Santerre et Aclocque, tous deux brasseurs, l'un au faubourg Saint-Antoine, l'autre au faubourg Saint-Marceau.

Mais les districts ne cessaient d'adresser à l'Hôtel de Ville des représentations et même des dénonciations contre les aristocrates. Vainement des arrêtés des représentants de la commune les rappelaient à leurs fonctions, et se plaignaient que les opérations municipales, surtout celles qui concernaient les subsistances, fussent troublées par leurs délibérations. Le 2 octobre, le district des Prémontrés arrêtait que, persistant dans ses précédentes déclarations, il continuerait à prendre part, par ses délibérations, aux opérations qui intéressaient généralement la commune.

Chaque district s'érigeait en commune autonome, avait son assemblée délibérante, qui se tenait, en général, dans une église ou un couvent ; là de jeunes patriotes s'exerçaient au rôle qu'ils allaient jouer plus tard à l'Hôtel de Ville ou aux assemblées nationales : au club des Cordeliers, un jeune avocat aux Conseils du Roi, Danton, se faisait remarquer par sa parole ardente et par son audace. Chaque district, avait ses Comités, comme l'Assemblée de la commune elle-même : un Comité des subsistances, qui légiférait sur les halles et marchés et les boulangeries ; un Comité militaire, qui réglait tout ce qui concernait son bataillon de garde nationale ; un Comité de police, qui recevait les dénonciations, arrêtait et perquisitionnait. Ils se communiquaient leurs délibérations et correspondaient entre eux. Non seulement les districts s'administraient, mais ils prétendaient participer au gouvernement de la commune tout entière. Les districts les plus révolutionnaires et les plus indépendants étaient alors les Prémontrés et les Cordeliers, dans le quartier du Luxembourg, et les Capucins-Saint-Honoré, dans le quartier du Louvre. Ils voulaient imposer à l'Hôtel de Ville le referendum, lui interdire de prendre des arrêtés définitifs, se réserver la ratification ; mais l'Hôtel de Ville résistait, voulait administrer et légiférer en toute liberté. C'était une anarchie complète, qui ne pouvait que se perpétuer tant que durerait l'organisation provisoire de Paris.

Et la crise économique allait sévissant et s'aggravant. Bien que la récolte eût été bonne, les approvisionnements restaient aussi difficiles qu'au printemps : malgré le décret du 29 août sur la libre circulation des grains, chaque pays gardait ses provisions, soit crainte invétérée de la famine, soit égoïste calcul des propriétaires et des spéculateurs, qui resserraient les denrées pour en faire hausser les prix. Chartres et Rouen vinrent seules au secours de Paris. Il n'y eut point de jour sans inquiétude pour Bailly et le Comité des subsistances de l'Hôtel de Ville. Jefferson écrivait, en septembre, qu'on était à toute heure en danger d'une insurrection, à cause du manque de pain. Le pain, qui était de mauvaise qualité, coûtait 13 sous et demi les quatre livres, à peu près autant qu'au printemps, lors de l'émeute du faubourg Saint-Antoine ; en septembre, des femmes d'ouvriers, durant toute une quinzaine, firent queue, de longues heures, sous la surveillance des gardes nationaux, aux portes des boulangeries, qui ressemblaient ainsi à celles de la Caisse d'escompte. Le numéraire devenait rare. Le chômage s'étendait. Les industries de luxe étaient paralysées par le départ des riches et des étrangers qui se réfugiaient dans les États voisins ou à la campagne : 200.000 passeports furent délivrés du 14 juillet au 10 septembre. Beaucoup de domestiques congédiés grossissaient l'armée des misérables. Ouvriers et domestiques s'attroupaient, réclamaient du travail. Le 29 août, 400 domestiques, réunis au Palais-Royal, demandèrent le renvoi des Savoyards qui leur faisaient concurrence. Les ouvriers exigeaient des salaires eu rapport avec la cherté croissante de la vie : les garçons tailleurs et les garçons perruquiers, le 48 août, et les garçons bouchers, le 27 septembre. La municipalité, qui ne pouvait qu'ouvrir quelques ateliers de charité à l'École militaire et à Montmartre, n'arrivait pas à remédier à de si grands maux.

Le peuple accusait de ses souffrances les aristocrates et surtout les calotins de l'Assemblée, ceux qui avaient demandé le veto absolu et s'opposaient à toute réforme. Pourtant le peuple de Paris était resté religieux ; il associait lu religion au patriotisme dans les bénédictions des drapeaux des districts, et dans des processions fréquentes à Notre-Dame et à Sainte-Geneviève, patronne de Paris, où marchaient, encadrés de gardes nationaux en uniforme, des jeunes filles vêtues de blanc, les corps de métier, les blanchisseuses et les femmes de la halle.

Sur cette ville de 600.000 habitants, surexcitée par la misère, la famine et les soupçons, les écrivains politiques exerçaient une action profonde. Les journalistes patriotes stigmatisaient sans trêve le complot des aristocrates et de la Cour contre la Nation, la connivence de beaucoup d'officiers aristocrates commandants de la garde nationale, la mollesse de la Commune et même de l'Assemblée.

Au premier rang de ces puissants du jour était Marat[1]. Né près de Neuchâtel, il était, comme les Genevois Clavière et Dumont, citoyen de la Suisse romande et disciple de Rousseau. Ancien médecin des gardes du corps du comte d'Artois, savant encyclopédique, physicien aventureux et critique acerbe de Newton, grand admirateur de Montesquieu et de l'Angleterre, Marat se proposa de secouer les chaînes de l'esclavage : il fonda un journal, l'Ami du peuple. De ses presses de la rue des Cordeliers sortait chaque jour cette feuille imprimée tant bien que mal par lui-même, en caractères parfois inégaux et de diverses sortes, toute grasse et barbouillée d'encre, que s'arrachaient les patriotes et les petites gens. L'Ami du peuple se faisait le soutien du pauvre et de l'opprimé, le grand redresseur de torts, l'inquisiteur de tous les agents du pouvoir, le dénonciateur de tous les abus d'autorité et des conspirations contre la liberté. — Puis, c'était le jeune Camille Desmoulins, qui. en juillet, dans sa France libre, et en septembre, dans son Discours de la lanterne aux Parisiens, dévoilait les trames des aristocrates avec une vivacité, une gaité et un esprit tout parisiens, sorte de Voltaire révolutionnaire, gambadant autour de la lanterne, devant l'Hôtel de Ville. — Élysée Loustallot, ancien avocat à Bordeaux, rédacteur des Révolutions de Paris, rappelait chaque semaine aux patriotes les principes essentiels d'une démocratie libre, que l'habitude de la servitude leur faisait oublier. Il dénombrait leurs ennemis : les grands seigneurs, les riches ecclésiastiques, les ducs, comtes, barons et agents de change placés à la tête de la garde nationale, et même les officiers municipaux, qui emprisonnaient arbitrairement les citoyens coupables d'avoir parlé librement. — Enfin Corsas, rédacteur du Courrier de Paris à Versailles, et une foule de pamphlétaires plus ou moins obscurs, souvent anonymes, ne cessaient d'attaquer furieusement la Cour et la reine.

Les journaux, les discussions passionnées des soixante assemblées des districts persuadèrent peu à peu aux ouvriers, aux bourgeois eux-mêmes, aux gardes nationaux et aux gardes françaises, enfants gâtés du peuple de Paris, qu'il fallait agir sur le gouvernement, sur la Cour et sur l'Assemblée. Dès la mi-septembre, à la nouvelle du décret sur le veto suspensif, les gardes françaises, très surexcités, se proposaient, comme on l'a vu, d'aller à Versailles reprendre leur poste dans la garde du Roi, à la place des aristocrates gardes du corps, et la Fayette faisait part à Saint-Priest, le 17 septembre, de ce projet, qui fut aussi vite abandonné que conçu.

La nouvelle de l'arrivée du régiment, de Flandre devait fatalement pousser à la révolte une population ainsi enfiévrée. Tout Paris entre en mouvement. Le 22 septembre, les ouvriers employés aux ateliers publies de l'École militaire veulent partir aussitôt pour Versailles. Les districts de la Trinité et des Petits-Pères, sur la rive droite se la Seine, et celui des Cordeliers, sur la rive gauche, envoient des députations à la Commune pour lui faire part de leurs inquiétudes. Ils demandent si les troupes qui s'approchent de la capitale ont fait le serment national, et si elles se portent vers Paris en vertu des ordres de l'Assemblée nationale ou au moins de son agrément. Bailly ayant demandé des explications aux ministres de la Guerre et de la Maison du Roi, la Tour du Pin et de Saint-Priest. ceux-ci répondent que des bruits alarmants sur la venue de gens armés à Versailles, pour empêcher l'arrivée du régiment de Flandre, réquisitionné par la municipalité de cette ville, les ont obligés à prendre quelques mesures militaires : paroles vagues qui rappellent le langage du Roi à la veille du 14 juillet. La Commune s'inquiète, charge quatre commissaires, Condorcet. Dusaulx, Moreau de Saint-Méry et Lourdet, d'aller faire une enquête à Versailles. Les ministres parviennent a les rassurer. La Tour du Pin, le 23 septembre, donne l'état des troupes cantonnées dans un rayon de quinze à vingt lieues autour de Paris : à Versailles, il n'y a, en dehors des Suisses et des gardes du corps, que 160 hommes, des chasseurs des Évêchés, et les 1.050 du régiment de Flandre, arrivés le jour même ; et il n'existe à Chartres, Dreux, Beauvais, Senlis, Meaux, Melun, etc., que de petits détachements de 50, 100 ou 200 hommes, qui, réunis, comprennent 1.300 hommes ; en tout, 2.610 soldats. C'étaient là des forces bien faibles, à côté des 30.000 gardes nationaux de Paris. Les lettres ministérielles qui dénombrent les troupes appelées sont affichées sur les murs de Paris. Mais le calme ne se rétablit pas.

Les journalistes dénoncèrent la coalition des aristocrates et des modérés qui venait de porter Mounier à la présidence pour la quinzaine. C'est une quinzaine par-dessus laquelle il faudra sauter à pieds joints, disait un habitué du café de Foy. Loustallot écrivait dans les Révolutions de Paris, à la fin de septembre : Il faut à la coalition des troupes réglées à Versailles. Elle craint les citoyens armés pour la liberté. Quel article si funeste nous prépare-t-on ? Tenons-nous sur nos gardes.... Il n'y a plus de foyer patriotique ; il faut un second accès de révolution ; tout s'y prépare. Marat réclamait dans l'Ami du Peuple la dissolution de l'Assemblée, qui ne pouvait plus, disait-il, rien faire de bien pour la Nation. Dans la Chronique de Paris du 25 septembre, le marquis de Villette proposait parmi les motions urgentes celle d'inviter le Roi et la reine à venir passer l'hiver à Paris. Des pamphlets, le Fouet national, les Pourquoi du mois de septembre. Quand aurons-nous du pain ? exaspéraient l'inquiétude. Sous des formes diverses, tous les agitateurs prêchaient un complément de révolution. Ils n'épargnaient, pas plus la Fayette et Bailly que la Cour et l'Assemblée.

Le bruit courait que les mille hommes appelés de Flanche devaient favoriser le départ du Roi pour Metz ; que de là le Roi rentrerait clans son royaume à la tête de l'armée des confédérés et tenterait ainsi de l'asservir par droit de conquête. Les bourgeois rentiers redoutaient de nouveau la banqueroute. On disait, raconte le libraire Hardy, à la date du 22 septembre, que les espèces, le numéraire manquaient absolument, au point qu'à la fin du mois tous les paiements de rentes, qui allaient déjà fort mal... cesseraient entièrement. Quelques jours auparavant, un homme arrêté sur la place de Grève criait qu'il fallait se transporter à Versailles pour amener le Roi à son Louvre, qui n'était pas fait pour les chiens.

La colère populaire s'exaspérait à l'occasion des moindres événements. Le 29 septembre, le curé de Saint-Jacques-la-Boucherie ayant refusé d'enterrer gratuitement un pauvre ouvrier charpentier, tué dans un accident, et qui laissait une femme et quatre enfants, le peuple du district se souleva, traîna le curé à l'église et le força à célébrer l'office des morts. Le lendemain, le curé de Saint-Nicolas-des-Champs ayant congédié un chantre qui avait chanté à cet office, l'agitation reprit ; la foule criait à tue-tête : A bas la calotte ! Les calotins commençaient à être détestés par le petit peuple, qui pourtant, quinze jours avant, avait l'ait une procession imposante à Sainte-Geneviève, où assistaient 1.200 personnes du faubourg Saint-Antoine. Cette haine de la calotte était un sentiment nouveau ; elle poussera plus tard le peuple au massacre et au crime.

Chaque jour des gardes françaises allaient à Versailles, en habits bourgeois, et y voyaient les représentants du parti de gauche le Chapelier, les Lameth, du Port, Barnave ; — ils recevaient vingt-cinq sous pour leurs frais de séjour. Les députés, de leur côté, se rendaient fréquemment à Paris. Mirabeau intriguait, se faisait le chef de tout mi parti qui semblait travailler pour le due d'Orléans, très populaire alors. Qu'importe que ce soit Louis XVI ou Louis XVII ? dit-il un jour à Montmorin. Il songeait sérieusement à détrôner Louis XVI et à faire nommer régent ou lieutenant général du royaume le duc d'Orléans, qui l'aurait pris pour premier ministre. Le duc se laissait entraîner par son parti plutôt qu'il ne le guidait : il était un instrument entre les mains de ses ambitieux amis, Sillery et surtout Mirabeau, qui mettaient en mouvement des chefs populaires de Paris, Santerre et Danton. Il répandait sans doute de l'argent au Palais-Royal et parmi les gardes françaises. Les menées de ce parti restèrent secrètes. Elles eurent certainement (le l'influence sur les événements.

 

V. - APPEL DES TROUPES DE FLANDRE À VERSAILLES (SEPTEMBRE)

LA Cour avait hâté de deux jours l'entrée du régiment de Flandre. Il arriva le 23 septembre. Il importait que Versailles le reçût avec empressement : la Cour désirait que les officiers municipaux et la garde nationale allassent au-devant de lui. On était sûr de la municipalité ; mais la garde nationale était hostile : sur 42 compagnies, 28 s'étaient prononcées le 17 septembre, contre la venue des troupes, et, plus hautement que toutes, celle que commandait Laurent Lecointre, négociant patriote du quartier Notre-Dame. D'Estaing, furieux, menaça les capitaines des compagnies qui avaient mal voté : il malmena deux commis aux bureaux de la Guerre ; il fit remarquer à l'un d'eux, Durups de Baleine, son peu de fortune, le nombre de ses enfants, récapitula les émoluments de sa place au secrétariat de la Guerre et ce que sa femme pouvait espérer (le celle qu'elle occupait près de Madame Victoire, et lui dit : Allez, monsieur, songez que vous êtes perdu sans ressource, si dans cinq minutes vous ne m'apportez pas le vœu de votre compagnie. Il s'emporta aussi contre le capitaine Bluteau ; mais celui-ci répondit tranquillement qu'il était marchand épicier, qu'il vendait de bonnes marchandises, et que le général ne pouvait rien sur lui. D'Estaing demanda même à chacun de signer son vote sur une feuille, et le Roi fit demander par d'Estaing la liste des officiers qui iraient au-devant du régiment de Flandre. La garde tout entière se rendit avec la municipalité sur la place d'Armes, où il arriva vers cinq heures. Il prêta le serment de fidélité à la Nation, au Roi et à la loi.

Le lendemain, 24, le Roi en personne écrivit à d'Estaing : qu'il était satisfait de la conduite de la municipalité. La reine faisait don d'un drapeau à chaque compagnie de la garde, et recevait, le 29, les lieutenants-colonels pour leur annoncer ce cadeau : le 30, les drapeaux furent bénits à Notre-Dame. La Cour tentait aussi de séduire le tout-puissant commandant général de la garde nationale de Paris : elle faisait offrir à la Fayette par Montmorin l'épée de connétable et la lieutenance générale du royaume : mais la Fayette refusa, et conseilla au Roi, s'il était inquiet, de se rendre à Paris, où il serait en sûreté sous la protection des gardes nationaux. Enfin les aristocrates songeaient à créer un nouveau corps : le chevalier de Mora, l'abbé de Douglas recrutaient, parmi d'anciens officiers surtout, le régiment des gardes de la régénération française : peut-être comptaient-ils s'en servir pour enlever le Roi et le transporter à Metz. Ils n'abandonnaient pas le projet de fuite, même après que le loi s'y fut refusé.

Tout était tranquille à Versailles, du moins en apparence, lorsque les aristocrates provoquèrent imprudemment l'orage qui menaçait. Les officiers des gardes du corps avaient invité à dîner, le jeudi 1er octobre, les officiers du régiment de Flandre. On leur prêta, pour ce banquet, la belle salle de l'Opéra. Au second service, les deux cent dix convives portèrent la santé du Roi, de la reine, du dauphin, de la famille royale : la santé de la Nation fut omise de dessein prémédité, avoua plus tard le comte d'Estaing. A l'entremets, furent introduits des soldats, des grenadiers de Flandre, des Suisses, des chasseurs des Trois Evêchés. Le Roi, la reine et le dauphin parurent dans leur loge. Une immense acclamation se prolongea. Le Roi et la reine, tenant le dauphin dans ses bras, finit le tour de la longue table en fer à cheval, parmi les cris répétés de : Vive le Roi ! Vive la reine ! Vive M. le dauphin ! et aux accents de l'air de Grétry : Ô Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne. Alors une sorte de délire s'empare des convives, troublés par les fumées du vin ; les uns escaladent la loge royale : d'autres vont jusque dans la cour de Marbre, au pied des appartements royaux, renouveler leurs acclamations. Quelques-uns grimpent jusqu'au balcon doré. Un officier crie tout haut : A bas les cocardes de couleur ! Que chacun prenne la noire, c'est la bonne ! La cocarde noire était la cocarde autrichienne, celle de la reine. La reine était ravie. — quelques jours après, comme une députation de la garde nationale de Versailles venait la remercier des drapeaux dont elle lui avait fait don, elle répondit : J'ai été enchantée de la journée de jeudi.

Le 3 octobre, un dîner fut offert par les gardes du corps aux officiers de la garde nationale, dont plusieurs, excellents patriotes, mécontents de l'outrage fait à la cocarde nationale au banquet de l'avant-veille, déclinèrent l'invitation. Le lendemain, au château, les dames de la Cour distribuaient des cocardes blanches : Conservez-la bien, cette cocarde, disaient-elles aux officiers, c'est la seule bonne, la triomphante ; et, à ceux qui l'acceptaient, elles donnaient leur main à baiser. Mais des gardes nationaux, et le commandant Lecointre, refusèrent la cocarde et la récompense.

Ce furent là de folles imprudences. La reine en fut la principale inspiratrice. Elle suivait les conseils de Breteuil et de Mercy-Argenteau, elle songeait toujours au projet de fuite à Metz ; c'était elle qui recevait les députations de la garde nationale de Versailles et qui leur parlait en roi, pendant que Louis XVI, résistant, à l'idée d'un départ qui eût changé ses habitudes, courait presque chaque jour les bois de Marly ou de Meudon.

 

VI. — LA MARCHE DES PATRIOTES DE PARIS SUR VERSAILLES (5 OCTOBRE)

PARIS apprit le 3 octobre, par le récit du Courrier de Versailles, le banquet des gardes du corps. Ce fut une tempête, semblable à celle qui avait éclaté à la nouvelle du renvoi de Necker. Marat fait autant de bruit, dit Desmoulins, que les trompettes du Jugement dernier. Tous les citoyens, écrit l'Ami du Peuple, doivent s'assembler en armes, envoyer un nombreux détachement pour enlever toutes les poudres d'Essonne ; chaque district doit retirer ses carions de l'Hôtel de Ville. Les districts siègent, en permanence. Celui des Cordeliers, présidé par Danton, prend à l'unanimité un long arrêté. Après un préambule où sont rappelés les incidents du banquet des gardes du corps et l'insulte faite à la Nation, l'arrêté ordonne que tout citoyen et même tout étranger résidant sera invité ou au besoin obligé à prendre la cocarde nationale, et, en cas de refus et de port de la cocarde blanche ou noire, sera accusé de trahison envers la patrie, et, comme tel, livré à la justice, pour son procès lui être l'ait et parfait à l'extraordinaire et sans délai. Il invite tous les districts à considérer que la patrie est dans la plus forte crise, puisqu'elle attend l'acceptation royale de sa Constitution, et qu'il ne faut pas rester un moment désarmé et désuni, si l'on ne veut voir Paris d'abord miné par la famine dont il est assiégé, soit par un malentendu, soit par quelques menées sourdes ; et cette capitale, ensuite tout le royaume, livrés aux horreurs d'une guerre qu'il vaut mieux prévenir que soutenir, mais qui nous menacera jusqu'à ce que la Constitution soit solennellement acceptée. Enfin il envoie des commissaires à l'Hôtel de Ville pour presser la Commune d'enjoindre au commandant général de la garde nationale de se rendre le lendemain, lundi, 5 octobre, auprès du Roi, et de lui demander, au nom de Paris, le renvoi du régiment de Flandre. — Le district du Petit-Saint-Antoine, celui de Saint-Magloire, habités par des ouvriers et de petits bourgeois, viennent à leur tour demander à la Commune de proscrire la cocarde noire et la cocarde blanche ; le premier offre même toutes les forces dont il peut disposer, s'il en est besoin. La Commune déclare que la cocarde rouge, bleue et blanche est la seule que les citoyens doivent porter, et fait défendre à tous particuliers d'en porter d'autres.

Le dimanche 4 octobre, la foule se presse au Palais-Royal. Beaucoup de femmes de la bourgeoisie commerçante y sont venues, qui accusent la reine d'être cause de tout le mal ; elles disent que demain les choses iront mieux et qu'elles se mettront à la tête des affaires. Elles veulent du pain et parlent d'aller en demander à Louis XVI, et même de ramener le Roi à Paris. Au café de Foy, les orateurs populaires réclament aussi une expédition à Versailles et se l'ont applaudir par les gardes françaises. Les gardes nationaux dispersent sans entrain et presque à contre-cœur les attroupements. Ils sont gagnés à la cause populaire. A Versailles même, le régiment de Flandre, travaillé par la garde nationale et les gardes françaises, est atteint, lui aussi. par la contagion révolutionnaire. Encore une fois, le Roi va être abandonné par ses propres troupes.

Toul est prêt à Paris pour une insurrection qui a déjà son plan et son mot d'ordre. Les Parisiens veulent du pain et la fin de leur misère ; ils veulent aussi, selon le programme arrêté aux Cordeliers par Danton, Paré et leurs amis, venger l'injure faite à la Nation et à la cocarde nationale. exiger le renvoi du régiment de Flandre et surtout la sanction de la Constitution ; ils veulent enfin ramener le Roi à Paris, pour l'arracher à son entourage de contre-révolutionnaires. Les cris de : Mort aux calotins ! mort aux aristocrates ! mort à la reine ! retentissent souvent au Palais-Royal et sur la place de Grève.

Le lendemain, 5 octobre, des hommes et des femmes en plus grand nombre s'assemblent dans plusieurs districts pour se rendre à l'Hôtel de Ville. Vêtues de blanc, coiffées et poudrées, les dames de la Halle sont, sur leur demande, introduites auprès du maire et des représentants de la Commune, à qui elles font part de leur projet de se rendre à Versailles. Pendant qu'elles s'entretiennent avec eux, la foule, qui au dehors n'a cessé de grossir, force la petite porte de l'Arcade-Saint-Jean, se répand clans toutes les salles, pille les armes, s'empare de sommes d'argent et de billets de caisse, menace l'abbé Lefebvre, qui refuse de délivrer de la poudre, et le major général de la garde nationale, Gourion. La garde nationale enfin vient rétablir l'ordre. Les femmes vont chercher les volontaires de la Bastille — c'était un corps qui s'était formé après le 14 juillet, et qui comprenait des vainqueurs de la journée ; il avait pour chefs Stanislas Maillard et Hullin —, elles leur crient : A Versailles ! du pain ! Maillard se laisse mettre à la tête de cette troupe qui, se dirigeant vers la place Louis XV, avec deux canons, grossit vite sur sa route. Aux Champs-Élysées arrivent des femmes de toutes les conditions, beaucoup d'ouvrières, comme Marie-Louise Lenoël, femme Chéret, occupée à Paris d'un marché des plus lucratifs, et même des dames, comme Mme Beauprez, qui a sa loge à l'Opéra. Maillard les empêche de courir piller l'Arsenal, cherche à les dissuader d'aller demander du pain au Roi, les armes à la main, et réussit à les modérer un moment ; mais il est forcé de se mettre à la tête de cette armée de 6.000 femmes, qui marche sur Versailles par Sèvres, où elle met des boutiques au pillage.

Paris est dans la plus grande fermentation. Les districts s'assemblent, le tocsin tonne. Celles des compagnies des gardes nationales qui reçoivent une solde, composées en grande partie de gardes françaises, arrivent vers onze heures sur la place de l'Hôtel-de-Ville et députent plusieurs grenadiers, anciens gardes françaises, au Comité de police de la Commune, présidé par l'abbé Fauchet. L'un d'eux, Mercier, dit à la Fayette : Mon général, le Roi nous trompe tous, et vous comme les autres ; il faut le déposer ; son enfant sera roi, vous serez régent, et tout ira bien. Ils voulaient pour leur général la régence que Mirabeau et beaucoup de membres du parti patriote réservaient au duc d'Orléans.

La Fayette se rend sur la place ; il est accueilli par les cris : A Versailles ! à Versailles ! Il déclare qu'il n'ira point à Versailles, et défend à la garde nationale de partir. Mais la garde tient bon. Pendant des heures, il essaie de la calmer : peine perdue. Exaspérée, elle le menace. Le cri : A la lanterne ! se fait entendre : la corde est toute prête. Vers quatre heures, la Fayette envoie un de ses aides de camp à la Commune, pour lui exprimer l'impossibilité où il est de résister davantage. La Commune, légalisant ce qu'elle ne peut empêcher, lui donne l'ordre de partir et l'investit de tous les pouvoirs. Plus mort que vif, — dit un témoin oculaire, l'envoyé de Saxe, Salmour, — la Fayette se met à la tête de 15.000 gardes nationaux, suivis par 15.000 volontaires, ouvriers et bourgeois, armés de fusils et surtout de piques. Acclamé par eux, il l'est aussi, sur son passage, par le petit peuple et par la foule de personnes élégamment vêtues qui bordaient la terrasse des Tuileries.

 

VII. — À VERSAILLES (5 ET 6 OCTOBRE)

CEPENDANT, à Versailles, l'Assemblée délibérait. Elle recevait une réponse ambiguë du Roi à la demande de sanction des arrêtés du 4 août, de la Déclaration des droits et des premiers articles de la Constitution sur le veto suspensif et l'organisation du pouvoir législatif. Le Roi commençait par déclarer que de nouvelles lois constitutives ne peuvent être bien jugées que dans leur ensemble, et que tout se tient dans un si grand et si important ouvrage. Il donnait son accession à ces articles, mais ajoutait-il à une condition positive, dont je ne me départirai jamais : c'est que, par le résultat général de vos délibérations, le pouvoir exécutif ait son entier effet entre les mains du monarque. Quant à la Déclaration des droits, le Roi disait :

Elle contient de très bonnes maximes propres à guider vos travaux ; mais des principes susceptibles d'applications et même d'interprétations différentes ne peuvent être justement appréciés, et n'ont besoin de l'être qu'au moment où leur véritable sens est fixé par les lois auxquelles ils doivent servir de première base.

Cette réponse du Roi, qui mettait tout en suspens, alors que l'Assemblée avait hale d'établir quelques principes généraux et de faire exécuter les arrêtés du 4 août, fut très mal accueillie dans l'Assemblée.

Refusons l'impôt extraordinaire tant que la Constitution n'aura pas été acceptée, propose un député franc-comtois. La réponse du Roi, dit Robespierre, est contraire aux droits de la Nation ; ce n'est pas au Roi à censurer la Constitution que la Nation veut se donner. Il faut donc déchirer le voile religieux dont vous avez voulu couvrir les premiers droits de la Nation. Barère déclare que la Déclaration n'a pas besoin d'être acceptée par le Roi, qu'elle est valable par elle-même, qu'elle ne peut pas être rejetée par le pouvoir exécutif puisqu'il ne prend sa source que dans la Constitution même. Comment le pouvoir exécutif pourrait-il modifier le pouvoir national qui le crée ? s'il n'existe que par la Constitution, comment pourrait-il la refuser ? Barère et ses amis distinguaient entre le pouvoir constituant et le pouvoir législatif. Ils admettaient que le Roi pût opposer son veto à des lois, non pas à la Constitution. Mais c'était de la théorie pure. Le Roi ignorait ces distinctions subtiles, et il n'eût pu les admettre. Au reste, elles n'étaient même pas admises par tous les patriotes : Mirabeau, plus réaliste que Barère, sentait la nécessité d'obtenir l'acceptation du Roi. Il demanda que le Roi fût prié de s'expliquer. Je crois, ajoutait-il, que le contreseing du Roi est l'égide exclusive de la liberté nationale. Malgré l'intervention de Maury, l'Assemblée vota la motion de Mirabeau et décida de demander au Roi d'accepter la Constitution ; elle y ajouta la Déclaration des droits, malgré Mirabeau qui, au grand scandale de Barnave et de Barère, jugeait cette Déclaration incomplète, et même mauvaise dans certaines parties.

Durant ce débat, Paris marchait sur Versailles. Les députés patriotes ne l'ignoraient pas. Mirabeau dit à demi-voix à Mounier :

Monsieur le Président, quarante mille hommes armés arrivent de Paris ; pressez la délibération, levez la séance, trouvez-vous mal ; dites que vous allez chez le Roi. — Je ne presse jamais les délibérations, répond Mounier ; je trouve qu'on ne les presse que trop souvent. — Mais, Monsieur le Président, ces quarante mille hommes ? — Eh bien ! tant mieux ; ils n'ont qu'a nous tuer tous ; les affaires de la République en iront mieux. — M. le Président, le mot est joli....

L'Assemblée était le seul pouvoir moral qui pût imposer au peuple. Mirabeau, quand il demandait que la séance fût levée, voulait-il laisser la voie libre à l'insurrection parisienne ? Son hostilité envers la Cour venait de se manifester clans l'Assemblée mémé. Petion attaquait les gardes du corps aristocrates, à propos du fameux banquet où ils avaient manifesté. Un imprudent, M. de Monspey, qui avait servi dans les gardes du corps, prit leur défense, et demanda que Petion remit au Président mie dénonciation signée. Mirabeau s'écria que, si l'on exigeait des dénonciations signées, il demandait auparavant à l'Assemblée de déclarer que la personne du Roi est seule inviolable, et que tous les antres individus de l'État, quels qu'ils soient, sont également sujets et responsables devant la loi. C'était refuser l'inviolabilité à la reine et à ses conseillers.

Vers quatre heures et demie, les femmes, conduites par Maillard, arrivent par l'avenue de Paris, trempées par la pluie, et couvertes de boue. Voyez comme nous sommes arrangées, disaient-elles ; nous sommes comme des diables ; mais la bougresse nous le paiera cher. Nous l'emmènerons à Paris, morte ou vive. Plusieurs se rendent à l'Assemblée, et Maillard, en leur nom, demande du pain et la punition des gardes du corps. Les aristocrates, dit-il, veulent nous faire périr de faim. Il accuse aussi les ecclésiastiques de la disette. Les femmes applaudissent et crient : A bas les calotins ! Il nous faut le pain à six liards la livre, la viande à huit sous. Au reste, Maillard est loin de partager tous les soupçons qui agitent les esprits ; mais, pour rassurer le peuple, il est nécessaire, dit-il, de renvoyer un régiment qui dans la disette augmente les malheurs publics. Alors l'Assemblée charge le président Mounier daller avec une députation demander au Roi l'acceptation pure et simple de la Déclaration des droits .et des dix-neuf articles de la Constitution sur le veto et l'organisation des pouvoirs, et le prompt ravitaillement de Paris.

Le Roi, qu'on avait couru avertir à Meudon, était rentré de la chasse par les portes du parc. La reine, qui avait passé la journée à Trianon, informée par un billet de Saint-Priest, était rentrée, elle aussi. La foule était tenue en respect par les gardes du corps, qui s'étaient rangés devant la grille fermée en face de l'avenue de Paris. Les femmes veulent forcer le passage et monter chez le Roi, accompagnées d'un soldat de la garde nationale parisienne. Les gardes du corps s'y opposent. Un de leurs lieutenants poursuit le soldat jusque clans des baraques attenant au château, et le frappe à coups de sabre ; mais un coup de fusil lui casse le bras. Alors les gardes du corps sabrent la foule.

A ce moment se présentait, accompagnée de quelques femmes, la députation de l'Assemblée, conduite par Mounier. A grand'peine elle put parvenir jusqu'au Roi, qui la reçut avec bonté. Louison Chabry, ouvrière en sculpture, âgée de dix-sept ans, qui devait parler au nom de ses compagnes, vivement émue, s'évanouit ; ayant bu du vin dans un grand gobelet d'or et respiré des eaux spiritueuses, elle revint à elle et demanda au Roi la permission de lui baiser la main ; il lui répondit qu'elle méritait mieux que ça, et l'embrassa. Il promit de faire ravitailler Paris ; en attendant, il ferait remettre aux femmes tout le pain qui se trouvait à Versailles. Les femmes, satisfaites, rejoignirent la foule ; mais elles ne rapportaient que des promesses, sans le moindre billet écrit du Roi : Coquines ! crièrent leurs compagnes. Elles sont vendues à la Cour ; elles ont reçu vingt-cinq louis ; à la lanterne ! Les gardes du corps les arrachèrent à la foule. Elles retournèrent chez le. Roi et revinrent avec la promesse écrite de faire venir des blés de Senlis et de Noyon ; puis elles repartirent pour Paris avec Maillard dans les voitures que le Roi leur avait fait donner. La masse des femmes demeura dans les avenues ou à l'Assemblée.

La députation de l'Assemblée était demeurée au château. Vers huit heures du soir, le Roi, voyant que toute résistance était, inutile, écrivit : J'accepte purement et simplement les articles de Constitution et la Déclaration des droits de l'homme, que l'Assemblée nationale m'a présentés. Et il remit le papier à Mounier eu pleurant. Le Conseil, qui était réuni, approuva la soumission du Roi.

Sur ces entrefaites, la milice versaillaise, laissée sans muni-lions et même sans ordres par le comte d'Estaing, qui restait au château où il préparait la résistance, entrait en conflit sur la place d'Armes avec les aristocrates gardes du corps, qu'elle détestait plus que jamais depuis le banquet. Un officier supérieur ayant ordonné aux Versaillais de s'éloigner, ceux-ci répondirent qu'ils ne s'en iraient qu'après avoir vu les gardes du corps se retirer au château. Vers huit ou neuf heures du soir, les gardes du corps défilèrent par quatre en longeant l'esplanade. Mais entre le dernier rang et quelques Versaillais des coups de fusils furent échangés ; les gardes du corps furent mis en fuite, et ils ne purent se rallier que sur la terrasse du château.

Il semblait que le Roi voulût partir. Plusieurs de ses conseillers préparaient l'évasion. Déjà, dans l'après-midi. avant l'arrivée des femmes à Versailles, le comte d'Estaing avait couru à la municipalité, qui l'avait autorisé à accompagner le Roi dans sa retraite et à ne rien négliger pour le ramener à Versailles le plus tôt possible. Dans la soirée, quand on apprit l'arrivée prochaine de la Fayette, Saint-Priest proposa au Roi de fuir en Normandie : le Roi convoquerait l'Assemblée à Rouen ; Mounier et un grand nombre de députés modérés et aristocrates promettaient de le suivre ; le Roi publierait un manifeste contre l'attentat des trente mille hommes venus de Paris pour forcer sa volonté. Ce projet fut d'abord approuvé. Vers les onze heures, des voitures de la reine essayèrent d'entrer dans le parc par la grille de l'Orangerie, mais les gardes nationaux placés à ce poste refusèrent le passage. Plus tard encore, dans la soirée, des gentilshommes, des magistrats, le président de Frondeville, s'offrirent pour enlever le Roi et la reine ; Marie-Antoinette donna l'ordre écrit de tenir 200 chevaux à la disposition du duc de Luxembourg, en cas de danger. Saint-Priest, partit pour Rouen avec sa femme ; mais, à deux lieues de Versailles, il fut rejoint par un courrier, qui lui annonça que le Roi restait et attendait la Fayette. En effet tout avait été changé par l'intervention de Necker, qui venait d'arriver au château. Saint-Priest avait dit au Roi : Sire, si vous êtes conduit à Paris, votre couronne est perdue. Mais, lui représentait Necker, ne la perdrait-il pas, tout au contraire, s'il fuyait ? Louis XVI, violemment agité, répétait : Un roi fugitif ! Un roi fugitif ! Finalement, sur les conseils de Necker et de Montmorin, il repoussa toute idée de départ. Et il manda à l'Assemblée de lui envoyer une députation pour lui donner conseil.

L'Assemblée était envahie par quantité de femmes et d'hommes armés de hallebardes, de bâtons et de piques, qui parlaient et criaient. Mirabeau, qui arriva vers onze heures, somma le président de faire évacuer l'enceinte. Sa popularité, sa voix de stentor, firent impression sur la foule, qui se retira peu à peu. Les députés commencèrent à délibérer sur la législation criminelle. Mais les galeries s'impatientèrent. De là-haut, des femmes ordonnaient : Parlez, député ! Taisez-vous, député ! Chassez les prêtres !... Une autre interpellait : Oui est-ce qui parle là-bas ? Faites taire ce bavard ! Il ne s'agit pas de ça ; il s'agit d'avoir du pain ! Qu'on fasse parler notre petite mère Mirabeau, nous voulons l'entendre. Le chœur des femmes criait : Du pain ! du pain, pas tant de longs discours ! Il était près de minuit. La Fayette, qui avait vainement essayé, jusqu'au pont de Sèvres, de ramener ses troupes à Paris, arrivait avec ses trente mille hommes tombant de sommeil, trempés de pluie ; ils n'avaient rencontré aucune troupe pour barrer le passage. Les soldats du régiment de Flandre n'obéissaient plus à leurs officiers, et envoyèrent même prendre ses ordres ; il leur enjoignit de rester clans leurs casernes. Il avait annoncé au château son arrivée ; le Roi lui fit dire qu'il voyait son approche avec plaisir et qu'il venait d'accepter sa Déclaration des droits. Dans l'avenue de Paris, près de la salle de l'Assemblée, la Fayette arrêta sa troupe, la harangua, lui fit renouveler le serment à la Nation, à la loi et au Roi, et s'occupa de la loger. Après avoir vu le président Mounier, il se rendit, accompagné de cieux commissaires de la Commune de Paris, à la grille cadenassée de la cour du château. Les Suisses ayant refusé d'ouvrir, il dit à leur capitaine qu'il désirait entrer seul avec ses deux compagnons : le capitaine s'étonna ; alors la Fayette reprit : Oui, monsieur, et je me trouverai toujours avec confiance au milieu du brave régiment des gardes suisses. La grille s'ouvrit. Les courtisans emplissaient les appartements royaux. Au moment où la Fayette traversait l'Œil-de-Bœuf, quelqu'un cria : Voilà Cromwell ! A quoi il répliqua : Monsieur, Cromwell ne serait pas entré seul. Le Roi le reçut en public, et devant tous il dit au Roi : Sire, vous voyez devant vous le plus malheureux des hommes, de devoir y paraître dans ces circonstances, et de cette manière. Si j'avais cru pouvoir servir plus utilement Votre Majesté aujourd'hui en portant ma tête sur l'échafaud, Elle ne me verrait point ici. Le Roi lui répondit : Vous ne devez pas douter, M. de la Fayette, du plaisir que j'ai toujours à vous voir, ainsi que nos bons Parisiens ; allez leur témoigner de ma part ces sentiments. Il lui confia les postes anciennement occupés par les gardes françaises, en dehors du château ; les postes intérieurs restaient aux gardes du corps et aux Suisses.

Le Roi avait demandé à l'Assemblée de lui envoyer une députation. Celle-ci arriva après minuit. Le Roi lui dit :

Je vous ai fait appeler parce que je voulais m'environner des représentants de la Nation et m'éclairer de leurs conseils dans cette circonstance difficile. Mais M. de la Fayette est arrivé avant vous, et je l'ai déjà vu. Assurez l'Assemblée nationale que je n'ai jamais songé à me séparer d'elle et que je ne m'en séparerai jamais.

Le Roi se sentait en sécurité depuis l'arrivée de la garde nationale et de la Fayette.

L'Assemblée continuait à délibérer. et il était trois heures du matin. Mounier, sur pied depuis dix-huit heures, était harassé. Il se laissa persuader de lever la séance, non par Mirabeau, qui le lui demandait par un billet écrit au crayon, mais par la Fayette, qui lui conseillait d'aller prendre un peu de repos, comme lui-même, maintenant que tout était tranquille et les postes bien gardés. Tout semblait calme, en effet ; la foule dansait, chantait, et buvait à la santé des bons patriotes, en attendant d'avoir du pain. Mais les Parisiens n'étaient pas venus seulement pour obtenir du Roi l'acceptation de la Constitution et la promesse d'un ravitaillement, ils voulaient ramener le Roi à Paris, et pour cela l'aller chercher dans son château.

Pendant que la Fayette reposait à l'Hôtel de Noailles, vers six heures du matin, le peuple essaie d'envahir la cour du château. Une colonne se heurte à la grille royale et ne peul entrer : une autre pénètre par la grille de la chapelle, qu'elle trouve ouverte. Une escarmouche, dont les péripéties restent obscures, s'engage entre elle et les gardes du corps, du côté de la chapelle ; de part et d'autre, des victimes tombent. Un homme sans armes est renversé d'un coup de feu dans la cour de Marbre. La foule saisit un tout jeune garde du Roi, Deshuttes ; il venait à peine d'entrer au service, et il n'avait même point assisté au banquet : il est massacré ; sa tête et celle d'un autre garde du corps sont fixées à des piques. La foule monte, envahit le grand escalier qui conduit aux appartements de la reine. Elle arrive jusqu'au grand salon des gardes du corps. Les gardes sont forcés de s'y replier. La foule les poursuit, enfonce un panneau du bas de la porte, et par celle ouverture fait jouer ses piques. Elle réussit à passer dans la salle suivante, l'antichambre de la reine, et massacre le garde Tardivet du Repaire. Les femmes de la reine entendent le tumulte ; une d'elles accourt ; un des gardes du corps, de Miomandre, dont le visage est couvert de sang, lui crie : Sauvez la reine ! Elle ferme la porte de l'antichambre, pousse le grand verrou, sort de la pièce, la ferme également au verrou, et crie à la reine de fuir chez le Roi. La reine, à peine vêtue, court par son cabinet de toilette à l'Œil-de-Bœuf, pour gagner la chambre du Roi, située sur le côté opposé de la cour de Marbre. Mais une porte de ce cabinet est fermée par le verrou poussé de l'autre côté. Un domestique, entendant frapper à coups répétés, ouvre enfin. Le Roi, cependant, était parvenu jusqu'à la chambre de la reine par un petit, escalier obscur ; la reine ayant déjà fui, il retourne à ses appartements, où il trouve sa famille réunie[2].

Les gardes du corps défendent la chambre de la reine. Au seuil, Miomandre de Sainte-Marie est grièvement blessé ; un de ses camarades est tué à coups de pique et de hache. A ce moment, arrivent les gardes nationaux des districts de Saint-Philippe-du-Roule et de l'Oratoire, criant : Messieurs, bas les armes ! Soyons frères ! Ils chassent la foule et s'emparent des postes intérieurs.

La Fayette accourt de l'Hôtel de Noailles, sauve sur sa route un groupe de gardes du corps, trouve les appartements déjà occupés par les gardes nationaux, leur confie la famille royale et les réconcilie avec les gardes du corps. Les gardes nationaux embrassent les gardes chi Roi et les prennent sous leur protection. Des gardes du corps se montrent aux fenêtres ; ils élèvent en l'air leurs chapeaux, décorés de la cocarde tricolore, et jettent leurs bandoulières, en criant : Vive la Nation ! Vive le Roi ! — Vivent les gardes du corps ! répond la foule qui se presse dans la cour.

Le Roi, la reine et le dauphin se montrent au balcon doré de la cour de Marbre. Le peuple crie : Vive le Roi ! Le Roi étant trop ému, la Fayette harangue la foule. Puis ils rentrent. La foule réclame la reine. Elle retourne au balcon avec Madame et le dauphin. On lui crie : Pas d'enfants ! Un homme la met en joue. On lui crie aussi : A Paris ! A Paris ! Elle se retire. La Fayette lui demande : Madame, quelle est votre intention personnelle ?Je sais le sort qui m'attend, répond-elle, mais mon devoir est de mourir aux pieds du Roi et dans les bras de mes enfants. — Eh bien ! madame, venez avec moi.... — Quoi ! seule sur le balcon ? N'avez-vous pas vu les signes qui m'ont été faits ?Oui, madame, allons-y. De cette foule houleuse, que maintenait mal la haie de gardes nationaux sur les trois côtés de la cour, la Fayette ne peut se faire entendre ; mais il s'incline devant la reine et lui baise la main. Et la foule crie : Vive le général, vive la reine !

Le Roi reparaît au balcon. Le Roi à Paris ! crie la foule. — Mes amis, répond-il, j'irai à Paris avec ma femme et mes enfants ; c'est à l'amour de mes bons et fidèles sujets que je confie ce que j'ai de plus précieux. Il ajoute : On a calomnié mes gardes du corps. Leur fidélité à la Nation et à moi doit leur conserver l'estime de mon peuple !Oui, oui ! Vive le Roi ! Vivent les gardes du corps ! La Fayette amène au balcon plusieurs gardes du Roi et les embrasse. Ils crient : Vive le Roi ! Vive la Nation ! Et la foule : Vivent les gardes du corps ! La foule reste, attend la sortie du Roi pour l'accompagner à Paris. Le Conseil se réunit. Toute discussion est inutile. Le départ pour Paris est décidé.

L'Assemblée ne s'ouvrit qu'à onze heures, les députés étant brisés de fatigue après la séance de la veille, prolongée jusqu'à trois heures du matin. Le Roi réclamant les conseils de l'Assemblée, plusieurs membres du côté droit et du parti modéré proposèrent d'aller siéger au château, dans le salon d'Hercule. Mounier mit aux voix la proposition. Mais Mirabeau s'opposa à ce que l'Assemblée entière se rendit au château : Vous devez, dit-il, mûrement et sérieusement délibérer avant de décider que l'Assemblée doit se déplacer du lieu ordinaire de ses séances ; l'Assemblée doit toujours être tenante. Il fut décrété qu'une députation de trente-six membres se rendrait auprès du Roi. Puis, sur la motion de Mirabeau et de Barnave, l'Assemblée déclara qu'elle était inséparable de la personne du Roi, et vota ainsi implicitement son transfert à Paris. La députation porta ce décret au Roi. Je ne me séparerai jamais de l'Assemblée, répondit Louis XVI. Le président de la députation ayant demandé une réponse écrite, le Roi lui remit ce billet :

Je reçois avec une vive sensibilité les nouveaux témoignages de l'attachement de l'Assemblée ; le vœu de mon cœur est, vous le savez, de ne jamais me séparer d'elle. Je vais m' rendre à Paris avec la reine et mes enfants.

A une heure, le canon annonça le départ. Le cortège, de plus de 30.000 hommes, défila lentement par l'avenue de Paris. En tête, des gardes nationaux, chacun portant un pain au bout de sa baïonnette : des chariots de blé et de farine, fournis par les boulangers du Versailles, recouverts de feuillage, entourés de femmes et de forts de la halle, qui étaient armés de piques ou portaient des branches de peuplier. Çà et là, des femmes couvertes de cocardes tricolores, montées sur les chevaux des gardes du corps ou assises à califourchon sur des canons, tenaient des branches d'arbre ornées de rubans. On eût cru voir, dit un témoin oculaire, une forêt ambulante, au travers de laquelle brillaient des fers de piques et des canons de fusils. Ensuite, au milieu de grenadiers parisiens, anciens gardes françaises, marchaient les gardes du corps, sans armes, coiffés des bonnets des gardes nationaux à cocarde tricolore, qu'ils avaient échangés contre leurs chapeaux à cocarde blanche, et après eux, le régiment de Flandre et les gardes suisses. Puis le Roi, dans un carrosse, avec la reine, le dauphin, Mme Royale, Monsieur, Mine Élisabeth et la gouvernante Mme de Tourzel ; la Fayette trottait à cheval à la portière. Ensuite, dans des voitures, cent députés de l'Assemblée, derrière lesquels marchaient la foule et le gros de la garde nationale. Ce long cortège allait lentement, par la pluie, dans la boue, s'arrêtait de temps en temps pour tirer, en signe de réjouissance, des salves de mousqueterie. Hommes et femmes chantaient : Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Du reste, constate le Mercure de France, aucun tumulte, aucun excès. Le peuple se sentait vainqueur ; il croyait qu'une fois le Roi à Paris, tout irait bien.

A la barrière de la Conférence, Bailly et les députés de la commune reçurent le Roi. Au discours de Bailly Louis XVI répondit qu'il se trouverait toujours avec plaisir et confiance au milieu des citoyens de sa bonne ville de Paris. Puis le cortège poursuivit sa route jusqu'à l'Hôtel de Ville, où il n'arriva que vers huit heures, au milieu des applaudissements, des chapeaux jetés en l'air, d'un enthousiasme délirant. La salle retentit des cris de : Vive le Roi ! Bailly répéta la réponse que lui avait faite le Roi, mais, comme il oubliait les mots avec confiance : Dites : avec confiance, monsieur Bailly  ajouta la reine à haute voix. — Vous l'entendez, Messieurs, reprit Bailly, vous êtes plus heureux que si je l'avais dit moi-même. Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt annonça que l'Assemblée siégerait à Paris ; la foule cria : Vive l'Assemblée nationale ! Moreau de Saint-Méry fit au Roi un discours qui parut le toucher et le réjouir : Lorsqu'un père adoré, dit-il, est appelé par les désirs d'une immense famille, il doit naturellement préférer le lieu où ses enfants sont rassemblés en plus grand nombre. La famille royale se montra ensuite aux fenêtres, éclairées par des flambeaux qui permettaient de distinguer les visages. Le peuple applaudissait avec transport. Tous sur la place se tendaient les mains ou s'embrassaient avec enthousiasme. A dix heures, le Roi arriva enfin aux Tuileries.

Ainsi unirent ces deux journées, à la fois spontanées et préparées de longue date. L'action préméditée des patriotes, réclamant la sanction de la Constitution et le retour du Roi à Paris, et l'action spontanée du peuple, demandant d'abord du pain, puis le retour du Roi, comme le meilleur moyen d'avoir enfin du pain, s'étaient mêlées et soutenues l'une l'autre.

Encore une lois, comme au 14 juillet, l'action populaire précipitait la marche de la Révolution et secondait l'Assemblée, malgré elle. La journée du 6 octobre consacrait la Révolution du 14 juillet ; elle humiliait de nouveau la Royauté, qu'elle forçait à rentrer à Paris après un éloignement de cent vingt ans. La Constitution, sanctionnée dans ses premiers articles, pouvait are achevée et fonctionner dans l'accord du Roi et de l'Assemblée. — D'autre part, le 6 octobre mettait fin à la prépondérance de la fraction modérée du parti patriote — Mounier, Malouet. Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, et leurs amis — qui, d'accord avec le côté droit, avait voulu arrêter la Révolution ; il laissait la voie libre au parti constitutionnel qui voulait continuer les réformes.

Le Roi était prisonnier ; mais il était toujours adoré, et le peuple de Paris était heureux de le posséder. Il pouvait encore trouver une occasion de se rendre populaire, et peut-être de modérer la marche de la Révolution. La partie n'était pas définitivement perdue pour lui ; tout dépendait de son habileté et surtout de son courage. Le 6 octobre ouvrait dans la Révolution une phase nouvelle.

 

 

 



[1] Il avait publié : The chains of slavery, Londres, 1774, en faveur du parti radical anglais ; La réforme des lois criminelles (1780) ; Recherches physiques sur l'électricité (1782) : De l'optique de Newton (1787) ; Éloge de Montesquieu (1789). Dans l'Optique de Newton, il se flatte d'exposer des expériences personnelles et il attaque à fond les principes du newtonisme. Sans doute il mêle à ses erreurs des idées intéressantes ; mais, dévoré de la passion de s'imposer, malgré les Académies peu empressées à couronner ses œuvres, il s'en prend sans hésiter aux grandes réputations, à Voltaire, et surtout à Newton et à Lavoisier, dont la gloire l'offusque.

[2] Pour le chemin suivi par la reine, voir, outre les livres cités, dans l'ouvrage du vicomte de Laborde, Le palais de Versailles, 1841, le plan de la page 247.