L’Égypte sacerdotale a rempli sa mission en civilisant la Grèce et en initiant Moïse ; seule peut-être parmi les nations anciennes, elle commencé une tâche nouvelle, au milieu de sa décadence. La première partie de son existence s’était écoulée dans sa vallée solitaire, la dernière fut mêlée au mouvement général qui emportait le genre humain vers de meilleures destinées. Une fusion des systèmes religieux et philosophiques précéda la naissance du christianisme et en favorisa ensuite le développement. L’Égypte était le lieu marqué par la Providence où ce travail devait se faire ; elle était le lieu naturel entre l’Orient et l’Occident ; par ses idées comme par sa position géographique elle touchait aux deux mondes. Mais pour devenir le centre intellectuel de l’antiquité, l’Égypte devait dépouiller ses formes théocratiques, et se rapprocher des autres peuples. Le contact avec la Grèce produisit cette révolution. Déjà l’antique constitution était en décadence ; on avait vu un prêtre occuper le trône et ensuite l’unité nationale se briser, sous la domination de douze chefs. L’un d’eux, Psammétique, pressentit la ruine de l’Égypte sacerdotale et la nécessité de la mettre en rapport avec l’étranger. Des pirates ioniens et cariens furent obligés de relâcher en Égypte : le roi fit alliance avec eux[1]. Parvenu à la royauté par le secours des Grecs, il récompensa leurs services en leur distribuant des terres et des habitations[2]. Ce fait seul était le signe et l’annonce d’une révolution Des étrangers, des hommes impurs, admis à habiter la vallée sacrée du Nil ! Un acte aussi impie devait soulever contre Psammétique les puissantes castes des prêtres et des guerriers, qui par intérêt ou conviction étaient attachées aux vieilles idées. Le roi chercha à se fortifier par l’appui des Grecs[3] ; il prit à sa solde un grand nombre de mercenaires ; il ne craignit pas de témoigner publiquement ses préférences, en donnant aux étrangers les plus hautes fonctions. Irritée de cet abandon des traditions anciennes, la caste des guerriers sortit en masse de l’Égypte an nombre de deux cent quarante mille et se dirigea vers l’Éthiopie. Ces premiers émigrés ne tentèrent pas de renverser un ordre de choses qui leur ôtait leurs privilèges : ils se contentèrent de fonder un état où ils pussent vivre de leur ancienne existence, ils répandirent, d’après le témoignage d’Hérodote[4], la civilisation chez les Barbares au milieu desquels ils s’établirent[5]. Les historiens grecs disent que Psammétique essaya de retenir les guerriers égyptiens ; leur émigration affaiblissait à la vérité l’Égypte, en la privant de sa force armée, mais elle délivrait en même temps le roi de l’opposition d’une caste dont les droits s’accordaient mal avec ses projets et les exigences de sa situation. Il contracta alliance avec les Athéniens et quelques autres peuples de la Grèce. Psammétique commença l’œuvre de transformation qui en quelques siècles devait faire de l’héritage des Pharaons un état grec. Il aimait tellement la Grèce, dit Diodore, qu’il fit apprendre à ses enfants la langue de ce pays[6]. Il confia aux Ioniens établis en Égypte d’autres enfants, pour leur enseigner le grec ; ces Égyptiens hellénisés formèrent la caste des interprètes[7]. La création d’un corps destiné spécialement à servir d’intermédiaire avec la race hellénique, dénote les progrès de la révolution qui s’opérait dans la société égyptienne. Sous les anciens Pharaons, l’Égypte avait été presque inaccessible aux autres nations. Psammétique recevait hospitalièrement tous les étrangers qui venaient visiter la terre du Nil[8]. Sous son successeur eut lieu la célèbre circumnavigation de l’Afrique, dont nous parlerons ailleurs[9] ; il est vrai que ce furent des marins phéniciens qui l’exécutèrent ; mais le projet seul d’un voyage pareil conçu ou du moins approuvé par un Pharaon, est toute une révolution[10]. C’est aussi au fils de Psammétique qu’Hérodote attribue le premier dessein[11] du canal de jonction entre la mer Méditerranée et la mer Rouge. D’après l’historien grec, cent vingt mille hommes déjà avaient péri dans l’exécution des travaux, lorsque Nékos les fit discontinuer ; le vieux génie égyptien s’était réveillé ; un oracle avertit le roi qu’il travaillait pour le Barbare[12]. Mais dans la lutte du passé contre l’avenir, le résultat n’est jamais douteux. L’Égypte continua à marcher dans la voie des innovations ouverte par Psammétique ; les relations avec la Grèce se multiplièrent ; le silence des sanctuaires fit place au bruit et aux agitations du commerce. Sous les derniers Pharaons la dissolution de l’Égypte théocratique est accomplie. Amasis n’appartenait pas aux castes supérieures, il mêla son sang à celui d’une femme étrangère[13], il fut l’ami déclaré des Grecs[14], il donna aux marchands des places pour élever des temples et des autels[15]. L’Hellénion[16] s’éleva à côté des temples consacrés aux dieux nationaux. Les dieux des deux peuples consentant à vivre sur le mime sol, la séparation entre les hommes n’avait plus d’objet Les établissements grecs, d’abord limités à Naucratis, s’étendirent sur toute l’Égypte ; les Milésiens, les Lesbiens, les Samiens, y fondirent des cités portant des noms helléniques[17]. L’Égypte n’avait pu devenir commerçante ; sans cesser d’être théocratique, et la théocratie était liée si intimement à la vie de la nation que la ruine de l’une entraîna la décadence de l’autre. Amasis ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les dieux égyptiens[18]. Il affectait d’envoyer des offrandes aux temples de la Grèce[19]. Sous son successeur, l’Égypte devint la proie d’un conquérant asiatique : une seule bataille suffit à Cambyse pour s’emparer de l’Empire des Pharaons. La conquête fut dure, la domination étrangère oppressive ; mais dans ses violences brutales contre le sacerdoce, le fils de Cyrus n’était que l’instrument de la Providence. La théocratie devait disparaître. L’histoire ne nous dit pas quelle action la doctrine de Zoroastre exerça sur l’Égypte. L’antique religion qui eut la puissance de modifier le peuple hébreu aurait-elle été sans influence sur les idées égyptiennes[20] ? En tout cas elle déposa dans la vallée du Nil une nouvelle doctrine à côté de la théologie indigène : les dogmes orientaux s’y donnaient rendez-vous ; la conquête d’Alexandre acheva l’œuvre des Perses. Les idées helléniques, qui jusque là avaient eu besoin de la protection des Pharaons, se répandirent maintenant sans obstacle ; l’Égypte devint un royaume grec. L’invasion des éléments étrangers ne s’arrêta pas à la civilisation de la Grèce. Alexandre, avec l’instinct du génie, marqua la place où devait s’élever la ville célèbre qui porte son nom ; entrepôt du commerce du monde, elle devint en même temps le centre du mouvement intellectuel et religieux des derniers siècles de l’antiquité[21]. |
[1] Hérodote, II, 152.
[2] Hérodote, II, 154.
[3] Hérodote, II, 154.
[4] Hérodote, II, 30. Cf. Diodore, I, 67.
[5] Voyez sur cette remarquable émigration : Heeren, De militum ægyptiorum in Æthiopiam migratione et coloniis ibi conditis (Commentarii Societ. Gœttingens., T. XII, p. 48, sgq., et Historische Werke, T. III, p. 823 et suiv.). — Comparez Saint-Martin, dans la Biographie Universelle, au mot Psammétique, T. XXXVI, p. 180, note.
Des voyageurs modernes ont trouvé, des traces de la colonie égyptienne dans la Nigritie (Voyages de Clapperton et Denham, p. 669 de la traduction allemande).
[6] Diodore, I, 67.
[7] Hérodote, II, 154.
[8] Diodore, I, 67.
[9] Voyez plus bas, Livre des Phéniciens, Ch. III, § 1.
[10] Hérodote, IV, 42.
[11] La conception et l’exécution du projet remontent à Ramsès.
[12] Hérodote, II, 158.
[13] Hérodote, II, 181.
[14] Hérodote, II, 178.
[15] Hérodote, II, 178.
[16] L’Hellénion était un temple bâti à frais communs par des cités ioniennes (Chips, Téos, Phocée et Clazomènes), doriennes (Rhodes, Cnide, Halicarnasse et Phasélis) et éoliennes (Mitylène). Toutes ces villes avaient le droit d’y établir des juges (Hérodote II, 178).
[17] Sur l’établissement des Grecs en Égypte et l’influence qu’ils exercèrent sur les Égyptiens, voyez Letronne, De la Civilisation de l’Égypte depuis l’établissement des Grecs sous Psammétichus jusqu’à la conquête d’Alexandre (Revue des deux Mondes, 1845, T. I, p. 632-638).
[18] Hérodote, II, 174.
[19] Hérodote, II, 182.
[20] D’après Röth (Geschichte unserer abendländischen Philosophie, T. I, 109, 199, 203-207, 215 et suiv.), les idées ariennes pénétrèrent en Égypte bien des siècles avant l’invasion persane. Les Hycsos qui conquirent l’Égypte et la possédèrent pendant cinq cents ans, appartenaient à la race phénicienne, établie primitivement sur le golfe persique : ils suivaient la religion mazdéenne. Quoique le peuple conquis fût plus civilisé que les conquérants, ceux-ci n’en exercèrent pas moins une influence considérable sur les croyances des Égyptiens. L’auteur en poursuit les tracés dans la religion, il trouve des divinités dont l’origine arienne lui paraît incontestable. Après l’expulsion des Nomades, les Égyptiens ne rejetèrent pas les divinités étrangères, mais ils les reléguèrent parmi les mauvais génies.
Mosheim admet l’influence réciproque de la religion persane et du culte égyptien, mais dans un mauvais sens ; il rapporte au contact des deux peuples le principe du oral qui se trouve chez les Égyptiens (Note sur le Syst. Intellect. de Cudworth, T. I, p. 428).
[21] Alexandrina civitas, inter Asiam, Africam, Europamque posita, tanquam ut in ea, velut universa quadam litterarum patria, ex variis partibus concurrerent omnium gentium linguæ, religiones, mores, doctrinæ, ... (Cousin, Præf. ad Proclum, p, XII).