La théologie de Zoroastre se sépare profondément du brahmanisme par le dogme de l’origine du mal. Dans le panthéisme indien, le mal est une émanation de Dieu contre le bien[1]. Dans la pensée de Zoroastre telle qu’elle est exprimée dans le Vendidad, Dieu est toute bonté ; la terre, en sortant de ses mains, est parfaite[2] ; si le mal s’y introduit, il ne vient pas du Créateur, mais de la créature. Les Naçkas ne s’expliquent pas aussi positivement, mais il est certain que dans la doctrine mazdéenne le mal n’est pas coéternel au créateur, et il ne jouit pas comme lui d’une puissance sans fin[3]. Ormuzd ne cesse d’inviter Ahriman à se soumettre, il le combat sans relâche[4]. La lutte finit par le triomphe du bien. La résurrection est précédée de la conversion de toute la terre à la loi de Zoroastre, l’empire dit mal est détruit, Ahriman se prosterne devant Ormuzd[5]. Ce dogme a déjà frappé les anciens, ils y trouvaient une image de leur âge d’or ; tous les hommes, dit Plutarque, ne formeront qu’une seule république, ils parleront le mérite langage et jouiront de la félicité suprême[6]. Le brahmanisme et le mazdéisme partant d’un principe opposé sur l’origine du mal, arrivent à une conception de la vie essentiellement différente. L’Indien accepte le mal comme divin, il ne songe pas à la résistance, il ne sait y échapper que par l’extinction de la personnalité ; son idéal est de s’abstraire du monde. Le mazdéisnant doit combattre le mal ; à l’exemple d’Ormuzd, il doit s’appliquer à faire le bien sur la terre. Ces devoirs sont une source d’activité incessante ; la mission de l’homme n’est pas la contemplation, l’inaction, mais le travail. Le but de ses efforts est de réaliser la perfection, telle qu’elle existait dans l’ordre physique et moral avant qu’Ahriman eût gâté la création. Le mal a fait son apparition dans le monde, sous la forme de la pauvreté et de toutes les souffrances qu’elle entraîne. Les adorateurs d’Ormuzd y portent remède, en cultivant la terre, en la couvrant de végétaux et d’animaux utiles, en l’embellissant, en la rendant au bien-être et à la joie. Les Naçkas donnent au travail agricole les éloges que le législateur indien prodigue à la contemplation[7]. Dans l’ordre moral, la lutte contre le mal a plus d’importance et plus de difficulté. Le Christianisme enseigne que la source du mal est dans la division ; dans le développement excessif de la personnalité ; le remède doit par conséquent être chercher, dans l’amour qui unit les hommes. La charité chrétienne est en germe dans le mazdéisme. La religion chez les anciens était plutôt un culte individuel qu’un lien entre toutes les créatures émanées de Dieu. Les Grecs remarquèrent avec étonnement qu’il n’en était pas de même chez les Perses. Il n’est pas permis, dit Hérodote, à celui qui célèbre le sacrifice, de prier pour lui seul, il doit demander que le bien se répande sur tous les Perses ensemble et sur le roi[8]. Cette solidarité religieuse est un dogme essentiel du mazdéisme ; elle s’étend même à ceux qui se sont éloignés du bien, le mazdéisnant prie pour que Dieu les éclaire de sa grâce : Intelligence pure, donne-moi une sainteté inébranlable dans mes actions, dans mes paroles. Fais que je puisse exécuter à découvert tout ce que je désire. Je porte publiquement ma parole à ceux qui sont instruits et aussi à ceux qui ne le sont pas et qui me font du mal... Que mon désir s’accomplisse ! Ce que je te demande, ô Ormuzd ; c’est que les méchants soient sans pêchés, que bientôt où était le péché, on ne voie plus que les œuvres pures[9]. Le dogme de la solidarité des hommes est destiné à modifier tontes les relations sociales. S’il était compris et pratiqué, le mal disparaîtrait réellement de la terre. Le révélateur de cette loi en a compris l’importance. La tradition le représente animé de cet amour des hommes qui inspirait Bouddha et qui trouva bien des siècles après son idéal en Jésus-Christ. Si quelqu’un était dans le besoin, Zoroastre le faisait venir en secret, le consolait, le soulageait ; il lui donnait ses habits, ses propres biens ; il distribuait ses richesses à tous, son nom devint célèbre chez les petits et chez les grands[10]. La charité occupe le premier rang dans les, vertus recommandées par la morale de Zoroastre[11]. Ormuzd donne l’empire à celui qui soulage et nourrit le pauvre[12]. Celui qui fait le bien, celui qui donne même peu de grains, attriste, détruit les Dews ; l’homme au contraire qui ne fait pas part de ses biens, augmente les productions d’Ahriman. Le séjour de ceux qui n’aiment pas à donner est en enfer[13]. La charité est comme la marque caractéristique de la race arienne ; les derniers descendants des adorateurs d’Ormuzd se distinguent par cette vertu ; on ne rencontre pas un mendiant parmi les Parses ; leurs bienfaits s’étendent jusqu’aux pauvres de toutes les religions[14]. La charité n’est pas restreinte aux besoins physiques ; elle embrasse l’homme moral, ses faiblesses, ses défaillances. La loi du mande gréco-romain est le mal pour le mal, les dieux de l’Olympe donnent eux-mêmes l’exemple de la vengeance. Zoroastre prêche le pardon des injures[15]. La différence des deux morales a son fondement dans la conception théologique d’où elles découlent. Dans la doctrine du polythéisme, le mal est permanent, l’humanité tourne pour ainsi dire dans un cercle vicieux ; si les dieux ne relèvent pas l’homme qui tombe, comment les hommes concevraient-ils le pardon des injures ? Ormuzd combat le mal, et il en triomphera ; puisque Dieu pardonne, pourquoi les hommes seraient-ils ennemis ? Tous seront sauvés, des inimitiés éternelles seraient par conséquent impies. La raison de la supériorité théologique du mazdéisme se trouve dans le dogme de la solidarité humaine qui implique celui de l’égalité. Les Grecs et les Romains n’ont connu que l’égalité entre citoyens, ils ne l’ont pas respectée dans l’homme. Le brahmanisme allait plus loin ; il rendait le Créateur complice de ses erreurs, en faisant remonter l’inégalité à Dieu. Le système des castes, si profondément empreint dans les mœurs des Indiens, n’aurait-il pas existé chez leurs frères de l’Ariane[16] ? S’il en était ainsi, il faudrait rapporter à Zoroastre la gloire d’avoir été le premier initiateur de l’égalité. Les livres religieux des Parses ne consacrent pas les castes ; il est vrai qu’on y trouve les quatre classes de prêtres, de guerriers, de laboureurs et d’artisans ; mais il y a une différence fondamentale entre cette division et l’institution indienne. Brahma lui-même est l’auteur des castes ; d’après la tradition mazdéenne, telle qu’elle est rapportée deus le Boun-Dehesch[17], Ormuzd a créé un premier peuple, d’où est descendu le genre humain. Ainsi il y a égalité originelle entre les hommes ; si l’inégalité s’est établie, c’est une des faces du mal, l’œuvre d’Ahriman qui doit disparaître, et de fait’, elle a disparu ; l’égalité règne aujourd’hui chez les Parses, tandis due les castes se sont perpétuées dans l’Inde. Déjà dans la conception religieuse de Zoroastre l’égalité est un dogme : tous les adorateurs d’Ormuzd revêtent le cordon sacré, et portent le titre de mazdéisnants, comme tout disciple de Jésus-Christ porte celui de Chrétien. L’égalité religieuse a pour conséquence inévitable l’égalité politique : les mazdéisnants ne forment qu’une seule famille, au sein de laquelle doit régner la charité[18]. La fraternité s’étend-elle aussi aux étrangers, à ceux qui ne suivent pas la loi d’Ormuzd ? Une pareille conception était impossible dans l’ordre d’idées de la théologie ancienne. C’est déjà un immense progrès que d’aimer comme frères tons ceux qui adorent le vrai Dieu ; mais par cela même que la charité a sa source dans la communion religieuse, elle ne peut pas embrasser les infidèles, ceux qui aux yeux des sectateurs d’Ormuzd sont des enfants d’Ahriman. Zoroastre adresse ses bénédictions à tous les croyants, mais il prononce une imprécation de tourments et de malheurs contre les adorateurs des Dews[19]. Il désire que le roi pur vive longtemps, que le roi impur soit anéanti[20]. Le législateur si charitable pour les mazdéisnants, devient cruel quand il s’agit des infidèles ; il leur souhaite un roi usurpateur, tyran, qui détruise l’abondance et frappe continuellement les biens et les fruits[21]. Le mazdéisnant doit tout donner aux croyants, rien à ceux qui ne pratiquent pas le culte de la lumière[22]. S’il est médecin, il doit d’abord exercer son art sur le corps des adorateurs des Dews ; la vie d’un impur n’est comptée pour rien[23]. Ces prières, ces vœux nous paraissent impies, ils révoltent notre sentiment d’humanité. Mais n’oublions pas que nous sommes à un âge de lutte violente contre le mal qui déborde dans le monde : tous ceux qui ne se joignent pas à Ormuzd pour le combattre, deviennent complices d’Ahriman, il faut les détruire, pour que le bien s’établisse[24]. Cette conception théologique est le principe de l’intolérance, qui a toujours distingué les adorateurs d’Ormuzd. Mais dans cette intolérance, comme dans celle des chrétiens, il y avait au fond un désir ardent d’amener tous les hommes à l’adoration du vrai Dieu. Les disciples de Zoroastre espéraient, comme ceux du Christ, que leur foi deviendrait celle de la terre entière : la division renfermait le germe de la future unité. Les Naçkas sont une loi purement religieuse, et faite pour un peuple dont les relations avaient encore la simplicité du monde primitif. Le Code de Manou traite du commerce, des rapports avec les peuples étrangers, de la guerre, de la diplomatie : tout dénote une société plus avancée, plus compliquée. Dans les Naçkas, il n’est pas parlé du commerce[25], la guerre même y parait à peine, les guerriers sont représentés comme destructeurs des méchants, comme défenseurs des faibles[26]. La force est soumise à l’intelligence, elle a une mission morale. Le mazdéisme inspire des sentiments de douceur peu compatibles avec les luttes des champs de bataille[27] ; c’est peut-être la seule religion qui soit constamment restée étrangère aux sacrifices sanglants. Ces tendances pacifiques se sont perpétuées à travers les âges parmi les sectateurs d’Ormuzd. Les grands guerriers ont peu de prix à leurs yeux. Il y a parmi ces conquérants un nom qui s’est attiré l’admiration des peuples ; les Parses maudissent et détestent Alexandre le Grand, ils le regardent comme un pirate, un brigand, comme un homme sans justice et sans cervelle, né pour troubler l’ordre du monde, et pour détruire une partie du genre humain[28]. Le voyageur auquel nous empruntons ces détails dit que les Parses n’ont pas tort de détester les conquérants, puisque c’est à eux qu’ils doivent leur ruine. Le mazdéisme n’aurait-il donc laissé d’autre trace dans le monde que quelques tribus obscures qui conservent arec une admirable persévérance le culte de leurs ancêtres ? |
[1] Stuhr, Die Religionssysteme der heidnischen Völker des Orients, p. 89.
[2] Vendidad, Fargard 1.
[3] Anquetil, dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, T. XXXVII, p. 612 et suiv. — Rhode, Die Zendsage, p. 180 et suiv., 191 et suiv., 382 et suiv. — Creuzer, Symbolik, T. I, p. 195 et suiv. — Röth, Die Zoroastrische Lehre, p. 429 et suiv. On n’est cependant pas d’accord sur ce point de la religion arienne.
[4] Yaçna, Hymne 44 ; farg. 22, 1.
[5] Yaçna, 80, 81. — Anquetil, Zend-Avesta, T. II, P. 593, 594.
[6] Plutarque, de Iside, c. 47.
[7] Yaçna, 31. — Vendidad, farg. 3. — Yaçna, 35. — Vendidad, farg. 18. — Encyclopédie Nouvelle, p. 806 et suiv. — Les expiations imposées aux pécheurs ne consistent pas en pénitences, en mortifications, mais en œuvres utiles. Voyez le détail dans Rhode, p. 450-451 ; Vendidad, farg. 14.
[8] Hérodote, I, 132.
[9] Yaçna, 81. — Encyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 808. — Anquetil, Zend-Avesta, T. II, p. 595.
[10] Anquetil, Vie de Zoroastre (T. I, 2e Partie, p. 19).
[11] Vendidad Sadé (Anquetil, T. II, p. 260, 261, 265).
[12] Vendidad Sadé (Anquetil, T. I, 2e Partie, p. 81, 174.).
[13] Vendidad, farg. 3 (Anquetil, T. I, 2e Partie, p. 284, 285) ; farg. 18 (Anquetil, ibid., p. 407).
[14] Warren, l’Inde anglaise en 1848 et en 1844, IIe Partie, ch. 13.
[15] Vendidad Sadé (Anquetil, T. I, 2e Partie, p. 89).
[16] D’après les traditions chantées par Firdousi, les castes auraient existé chez les Perses primitifs.
[17] Anquetil, Zend-Avesta, T. II, p. 376 et suiv. — Rhode, Die Zendsage, p. 177, 178.
[18] Encyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 808.
[19] Vendidad Sadé (Anquetil, T. I, 2e Partie, p. 196).
[20] Vendidad Sadé (Anquetil, ibid., p. 202).
[21] Vendidad Sadé (Anquetil, ibid., p. 111).
[22] Vendidad Sadé (Anquetil, ibid., p. 177).
[23] Voici la traduction donnée par Burnouf de ce passage du Zend-Avesta, la seule loi religieuse peut-être qui recommande aux médecins de faire leurs expériences in anima vili : Les Mazdayaçnas (Mazdéisnants) qui s’appliquent à la médecine quels sont ceux sur qui ils s’essayeront d'abord ? les Mazdayaçnas ou les Daévayaçnas (les adorateurs des Dews, d’Ahriman) ? Ahura Mazda dit alors : Qu’ils s’essayent d’abord sur les Daévayaçnas. Si, la première fois qu’un Daévayaçna emploie le médecin, il vient à mourir ; si, la seconde fois qu’un Daévayaçna l’emploie, il vient à mourir, celui-là (le médecin) est inhabile et pour toujours.... Si après cela les Mazdayaçnas l’emploient, et que le malade meurt, que la mort soit infligée au médecin.... Si, la première fois qu’un Daévayaçna l’emploie, il en échappe ; si, la seconde fois qu’un Daévayaçna l’emploie, il en échappe, celui-là (le médecin) est certainement expert pour jamais et à toujours. Qu’ensuite les Mazdayaçnas se servent volontiers de ses remèdes (Burnouf, Études sur la langue et sur les textes zends, dans le Journal Asiatique, juillet 1810, p. 86, 87).
[24] Les peines établies contre ceux qui violent la loi religieuse ont quelque chose de l’atrocité qui entache les législations théocratiques. Il faut que les hommes aient soin de pratiquer toutes ces choses. S’ils ne se conduisent pas selon ce que vous annoncerez au monde, qu’on leur coupe le corps de haut en bas, avec un couteau de fer (Vendidad Sadé, farg. IV. Anquetil, T. I, 2e partie, p. 296, 297). — Un homme est-il surpris, usant de mets déposés auprès d’un cadavre, en violation de la loi, les chefs des Mazdéisnants le conduiront sur une n haute montagne, où il sera exposé aux oiseaux après qu’on lui aura arraché la peau dans la longueur, en commençant par la ceinture. Il sera la nourriture des animaux lui mangent les cadavres. Vendidad Sadé, Farg. III (Anquetil, T. I, 2e partie, p. 282, 283).
[25] Rhode, Die Zeudsage, p. 525-527.
[26] Anquetil, Zend-Avesta, T. II, p. 614 — Ieschts Sadés (ibid., p. 266, 269-280).
[27] Allumer la guerre est un péché dans la doctrine de Zoroastre (Anquetil, Zend-Avesta, T. II, p. 46).
[28] Chardin, Voyage en Perse, T. XVII, p. 8 (éd. Lecointe).