HISTOIRE DU DROIT DES GENS ET DES RELATIONS  INTERNATIONALES

TOME I. — L’ORIENT

PREMIÈRE PARTIE. — LES THÉOCRATIES.

LIVRE PREMIER. — L’INDE

CHAPITRE I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

 

 

§ I. — Mission des peuples théologiques.

Le genre humain a une destination à laquelle tout homme est appelé à concourir. La vocation des individus reste le plus souvent le secret de Dieu ; mais nous pouvons reconnaître la tâche qui est réservée aux peuples dans l’œuvre commune, leur passé explique le présent et fait prévoir l’avenir. Le but étant le même pour toute l’humanité ; les divers membres qui le composent ont au fond une mission identique, mais les moyens diffèrent pour l’accomplir. De là la variété des facultés dont Dieu a doué les nations toutes travaillent à l’œuvre de l’association universelle, mais chacune suivant la diversité de son génie particulier. Dans l’antiquité surtout les fonctions des peuples sont distinctes comme celles dès individus : les uns sont guerriers ou commerçants, il y en a d’autres que nous appellerons théologiques.

Il importe de constater la mission spéciale dont la Providence a chargé chaque nation. Car de même que les dispositions, les facultés innées à l’homme déterminent son existence tout entière, de même toutes les manifestations de la vie d’un peuple dérivent de sa vocation providentielle, comme de sa source. Virgile en disant que Rome est née pour la conquête, nous révèle le principe de son droit international. Les états commerçants n’ont pas eu de poète pour chanter leurs paisibles exploits ; mais un historien philosophe a prononcé sur eux ces paroles profondes : L’histoire du commerce est celle de la communication des hommes[1]. Les peuples théologiques ont aussi leur mission ; ils entrent cri communion avec l’humanité par la pensée, ils travaillent aux dogmes et les répandent dans le monde.

Mais s’il est facile de suivre les relations internationales des états guerriers et commerçants, il n’en est pas de même des communications qui existent entre les peuples théologiques et les autres nations. Les théocraties paraissent au premier abord n’avoir aucun lien avec le resté du genre humain. Les brahmanes ont fait de l’Inde un monde à part ; les prêtres égyptiens ont eu le même but ; Moïse a voulu élever entre la race élite et les populations idolâtres un mur infranchissable. L’isolement parait donc être comme une nécessité du régime sacerdotal, mais il est incompatible avec l’idée religieuse qui se lie intimement à cette organisation de la société. La loi de l’humanité est la sociabilité et la communion ; ce besoin de la nature humaine se manifeste précisément avec le plus d’énergie dans la religion : n’est-elle pas appelée à relier les hommes ? Et des peuples fondamentalement religieux vivraient solitaires ! La contradiction est trop forte pour qu’elle se soit réalisée dans toutes ses conséquences. En vain les théocraties prétendent s’isoler ; l’idée religieuse est plus puissante que la volonté des hommes ; elle se répand par mille voies invisibles. Les peuples théologiques, tout en se murant, entrent en rapport avec le genre humain.

 

§ 2. Influence civilisatrice de l’Inde.

Les Indiens sont un peuple essentiellement théologique. L’Inde brahmanique n’a pas été guerrière, ni commerçante. Cette terre des merveilles a été visitée par les Sémiramis, les Cyrus, les Alexandre, mais elle n’a pas produit un seul conquérant. Les riches produits dont la nature l’a dotée ont été un attrait pour les peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe ; elle est devenue, malgré son isolement, le siège d’un commerce considérable, mais ses habitants n’y ont pris qu’une part passive. Quel est donc le trait caractéristique du génie indien ? Un des plus ingénieux interprètes de l’Orient dit que c’est le besoin de spéculations philosophiques et religieuses[2]. Y a-t-il eu des communications entre cette patrie de la pensée et les autres familles humaines ?

L’Inde par son étendue, par sa position continentale, forme presque un monde ; sa constitution a contribué à l’isoler. Le génie brahmanique a dore pu produire une civilisation originale ; et en réalité la société indienne a résisté jusqu’à nos jours à toutes les influences extérieures, aux conquêtes des Grecs, des Mahométans, des Européens, comme aux missions chrétiennes. Cependant la civilisation éclose dans la solitude devait profiter au genre humain. En vain les peuples veulent-ils s’isoler ; la nature les force à entrer en communion. Aucune partie de la terre n’était prédestinée comme l’Inde à servir de lien entre les nations. Elle touche aux routes que les caravanes out suivie de tous temps pour communiquer avec le nord, l’ouest et le midi de l’Asie ; ses tôles sont ouvertes aux navigateurs de la Chine, de la Perse, de la Babylonie, de l’Afrique, de l’Europe et de l’Amérique[3]. Ses richesses attirèrent de bonne heure les conquérants, c’était un premier lieu entre l’Inde brahmanique et le monde extérieur ; les commerçants mirent plus de persistance que les guerriers à se mettre eu relation avec le pays des épices, des pierres précieuses, des tissus tout aussi précieux : les Phéniciens visitaient les côtes de l’Inde plus de mille ans avant notre ère. L’Inde est-elle toujours restée passive dans ce mouvement des peuples ?

La race sanscrite a été considérée comme le peuple initiateur de l’humanité. Cette hypothèse, fruit du premier enthousiasme inspiré par la découverte de la littérature indienne, est aujourd’hui abandonnée par la science. Cependant l’Inde a été en rapport avec l’Orient et avec l’Occident. Son influence civilisatrice dans l’Orient est incontestable[4], et elle s’est déployée sur un vaste théâtre. Les tribus ariennes qui occupèrent l’Inde ont gagné à la civilisation un territoire dont la surface égale presque celle de l’Europe, dont la population actuelle est plus considérable que celle de l’Afrique et (le l’Amérique. Peuple essentiellement civilisateur, les Ariens dépassèrent les limites que la nature a assignées à l’Inde ; ils s’élancèrent sur les mers et portèrent leur culte, leurs arts dans les lies magnifiques qui semblent détachées de l’Asie. L’étude comparée des langues, à laquelle nous devons des découvertes si inespérées sur les relations internationales, a permis suivre leurs traces en Arabie ; quelques savants pensent que les moussons les conduisirent jusque sur les côtes de l’Afrique. L’origine indienne de l’Égypte ne trouve plus de partisans. Mais si le sacerdoce égyptien ne procède pas de l’Inde, le peuple sanscrit a eu une autre gloire plus grande peut-être, c’est de porter un culte humain au milieu des bordes barbares de l’Asie Centrale ; le Buddhisme a pénétré jusque dans l’empire chinois ; il peut rivaliser avec le Christianisme pour l’étendue de ses conquêtes, et l’action bienfaisante qu’il a exercée[5].

L’influence exagérée qu’on a attribuée à l’Inde sur le monde occidental, a conduit à l’opinion que la civilisation indienne est restée tout à fait étrangère à l’Europe. Ne serait-ce pas une exagération en sens contraire ? Les Ariens tiennent aux populations européennes par la communauté d’origine ; un commerce actif n’a pas cessé de relier les habitants de l’Inde avec les peuples occidentaux ; peut-on admettre que ce contact ait été stérile ? Les doctrines, les pensées se communiquent en même temps que les produits du sol s’échangent. Fers la décadence de l’antiquité, les relations intellectuelles des deus mondes deviennent certaines. Le Paganisme mourant et le Christianisme firent des emprunts à la Judée, à la Perse, à l’Inde, à l’Égypte : l’Orient influa alors sur les destinées de l’Occident. Ainsi l’Inde ne cessa d’être en rapport avec l’humanité depuis la première immigration de la race arienne jusqu’à la fin de l’antiquité.

 

 

 



[1] Montaigne, Esprit des Lois, XXI, 5.

[2] Burnouf, Préface du Bhagavata Purana, p. 51. Plus loin (p. 134) le savant orientaliste ajoute : N’est-ce pas quelque chose de surprenant pour notre bon sens si pratique et si positif, qu’une grande nation, riche de tous les dons de l’esprit, douée d’une sagacité et d’une pénétration merveilleuses, qui semble consacrer toutes ses facultés à l’examen de questions à jamais insolubles ? Les nations les plus célèbres de l’ancien monde ont laissé à quelques esprits d’élite les spéculations qui feront toujours la gloire de la pensée humaine, mais qui ne peuvent faire longtemps la vie des sociétés. L’Inde, au contraire, depuis l’époque héroïque célébrée dans le Mahâbhârata, s’est remise sous la conduite de ses sages, qui lui ont chanté les histories des dieux et lui ont ôté jusqu’au désir de connaître la sienne.

Un orientaliste allemand fait la même observation ; il dit qu’il est difficile à l’Européen de comprendre le génie indien ; la race germanique est la seule dont l’esprit rêveur et métaphasique ait quelque sympathie pour nos frères de l’Inde ; et qui soit capable de rendre justice à leurs vagues conceptions, à leur gigantesque panthéisme (Pott, dans l’Encyclopédie d’Ersch, 8. II, T. I8, p. 97, au mot Indogermanischen Sprachstamm).

[3] Lassen, Indische Alterthumskunde, T. I, p. 74, 78.

[4] Lassen, Ind. Alt., T. I, p.470 : Ihre eigeudiche geschichtliche Würde (der Arischen Inder) ist die ein culturverbreitendes Volk gewesen zu sein, wie kein anderes der morgenländischen Welt.

[5] Stuhr, Die Religionssysteme der heidnischen Völker des Orients, p. 7 : Sellst das alte, in patriarchalischen Verhaltnissen erblühte Völkerleben Chinas verdankt seine hübere religiöse Weihe hur dem, was als Buddhaglaube in dem Geiste der Völker Vorderindiens, aus dieser seiner Heiniath auch nach China vereflanzt worden ist. Vorderindien tritt im geschichtlichen Verbalinisse durchaus als der Mittelpunkt des in sich abgeschlossenen Lebenskreises der ostasiatischen Völker auf.