HISTOIRE DU DROIT DES GENS ET DES RELATIONS  INTERNATI0NALES

TOME I. — L’ORIENT

PREMIÈRE PARTIE. — LES THÉOCRATIES.

INTRODUCTION.

 

 

§ 1. Mission des Théocraties.

Les philosophes du dernier siècle ont frappé d’une réprobation éclatante le despotisme religieux dont les derniers débris encore subsistants excitaient leur colère. D’après eux, la théocratie était une grossière erreur de la part des peuples abusés et une monstrueuse imposture de la part de ceux qui établirent la religion parmi les hommes. C’est sous ces couleurs que le régime théocratique est dépeint par Condorcet, dans son Tableau des Progrès de l’esprit humain, testament du dix-huitième siècle[1]. Ces sentiments haineux prenaient dans les écrits des penseurs de second ordre une expression aussi repoussante qu’injuste : les prêtres, d’après Volney, sont des jongleurs qui trouvent commode de vivre aux dépens d’autrui[2].

Sommes-nous parvenus à nous affranchir d’un préjugé qui dégrade le genre humain, en le divisant en dupes et en fripons ? Nous avons encore du sang de nos pères dans les veines : les âmes les plus religieuses frémissent au nom de théocratie. Benjamin Constant poursuit les castes sacerdotales avec acharnement, convaincu que sous leur funeste influence le sentiment religieux se flétrit et disparaît[3]. Cependant on aperçoit déjà chez lui un commencement de justice, il avoue que le sacerdoce n’est pas l’auteur de tous les maux qui ont pesé sur le monde[4]. Les idées ont marché rapidement dans cette voie d’impartialité. Aujourd’hui la conscience humaine se révolte il la supposition qu’un ordre qui a présidé à l’éducation des peuples, ait été inspiré uniquement par les pressions les plus viles. Il y a cependant dans l’aversion des philosophes tilt sentiment vrai, c’est que l’empire de la théocratie est fini, c’est une forme morte, et toute tentative pour la ressusciter serait aussi vaine qu’impie. Mais si nous repoussons le despotisme religieux pour le présent et l’avenir, est-ce une raison pour le condamner aveuglément dans le passé ? La guerre, malgré la violence qui l’accompagne, est regardée comme un instrument de civilisation ; sachons rendre la même justice à la tyrannie sacerdotale.

La théocratie se trouve au berceau de toutes les nations. La religion est destinée à relier les hommes. Elle commence à remplir cette mission dès que les sociétés naissent : elle l’accomplira en faisant des peuples une famille de frères. Mais d’après les divers degrés de civilisation, la religion intervient sous des formes différentes. La première de ces formes est la théocratie. Dieu lui-même révèle aux hommes, par l’intermédiaire d’un prophète, la loi sous laquelle ils doivent vivre ; telle est la croyance de tous les peuples et le caractère distinctif de la théocratie. L’action directe de la Divinité était nécessaire pour contenir les passions violentes qui s’agitent dans les sociétés primitives. Le plus fort domine le faible ; reconnaîtra-t-on un droit dans ce fait, et la force deviendra-t-elle la base de l’état social ? L’humanité repousse d’instinct cette dégradante doctrine. C’est la pensée, reflet divin du Créateur, qui doit régir le monde ; mais comment se manifestera-t-elle ? Nous ne reconnaissons plus à la raison le droit de souveraineté ; nous admettons que la supériorité impose un devoir plutôt qu’elle ne donne un droit, et ce devoir ne peut être exercé qu’en vertu de la vocation émaciée des nations. Mais ces principes, à peine pratiqués au dix-neuvième siècle, ne pouvaient pas même être soupçonnés dans les sociétés naissantes. L’intelligence enlève l’empire à la force, mais c’est pour se l’arroger a elle-même, elle s’attribue un droit et se reconnais à peine un devoir. Voila en essence la théocratie. La révélation dont elle est dépositaire sanctifie la domination de la caste sacerdotale aux yeux des peuples ; mais ce qui à ses propres yeux légitime l’empire qu’elle exerce, c’est qu’elle se sent supérieure aux masses et par suite elle se croit en droit de marcher à leur tête. Cela est si vrai que dans le pays théocratique par excellence, l’Inde, les livres sacrés et les doctrines philosophiques s’accordent à mesurer la perfection des êtres d’après leur science. Il fallait sans doute que le principe de l’intelligence fût exalté au point d’être seul dominant, pour qu’il fût capable de lutter contre la force brutale, déchaînée dans le monde. La théocratie l’emporta en exercent son pouvoir au nom de Dieu, elle fut l’institutrice de l’humanité. Sa domination fût donc nécessaire, providentielle.

§ 2. — Les castes. Origine, bienfaits de cette institution.

Les philosophes du dix-huitième siècle ont accusé la théocratie d’avoir exploité son influence sur les hommes pour les dominer en les divisant. Cette division se manifeste dans les castes. Les castes ne sont pas l’œuvre exclusive des prêtres ; la force des choses leur a donné naissance, mais il est vrai de dire que le sacerdoce les a organisées à son profit.

L’origine de cette institution est un de problèmes qui ont le plus préoccupé les historiens et les philosophes[5]. Les anciens voyaient dans tous les établissements l’œuvre d’un législateur ; personne ne croira aujourd’hui avec Aristote[6], que les castes aient été inventées par Sésostris. Une organisation sociale qui existe chez (les peuples dont l’histoire remonte au berceau de l’humanité doit avoir des racines clans la nature humaine. Dans les sociétés primitives, l’homme n’a pas cette mobilité, ce besoin de sortir de la condition où il est né, qui distingue les sociétés plus avancées. Le père est l’instituteur de son fils, les occupations comme les connaissances se transmettent par hérédité. D’un autre côté, l’homme est encore dominé par la nature extérieure, les travaux varient moins d’après les aptitudes diverses, que d’après les circonstances locales ; les riverains des fleuves sont pécheurs et bateliers, les habitants des plaines fécondes se livrent à l’agriculture ; les vallées riches en pâturages forment le séjour des pasteurs. Il est si vrai que l’homme est enclin à un partagé régulier des différentes occupations de la vie entre différentes classes, qu’on trouve des germes de castes chez des tribus sauvages[7], et qu’il en reste des vestiges jusque dans la plus haute civilisation[8].

Cependant ce partage naturel des travaux n’explique pas la domination que les castes supérieures exercent sur les classes inférieures. On a cherché l’origine de cet empire dans la conquête ; on a cité l’Inde[9], où les brahmanes et les kchattriyas appartiennent à un peuple que la guerre a implanté clans une terre étrangère. La conquête explique en effet la formation d’une caste de guerriers ; les patriciens de Rome s’arrogeaient sur les plébéiens une supériorité dont les insultantes prétentions tiennent à une différence de race ; la noblesse féodale, descendue des conquérants barbares, se trouvait à l’égard des Gaulois dans des rapports qui rappellent la séparation des castes. Mais il y a dans l’institution de l’Orient un élément dont cette hypothèse ne rend pas raison. L’inégalité, résultant de la conquête, a pour principe la force, tandis que l’inégalité des castes dérive d’une tache originelle, d’une souillure indélébile, a laquelle la violence est tout à fait étrangère. D’ailleurs si la guerre justifie la domination de la classe vouée aux armes, il est difficile de concevoir comment elle aurait donné naissance à la caste sacerdotale. Ce n’est pas au moment où les conquérants sort enivrés par la victoire qu’ils se courberont sous le joua d’une théocratie. Il faut donc admettre que l’ascendant des prêtres a précédé l’invasion ou l’a suivie. La difficulté est reculée, mais non résolue. Il est impossible d’expliquer historiquement la formation de la caste sacerdotale, mais il est évident qu’une puissance fondée sur une révélation divine, sur une communication avec Dieu, doit avoir pour cause première une croyance religieuse. Le sacerdoce imprima aux castes le caractère qui leur est propre. Des divisions d’occupations ou de fonctions que la nature, des circonstances accidentelles, la guerre avaient introduites, reçurent une sanction divine ; la séparation devint profonde, insurmontable ; les classes inférieures acceptèrent elles-mêmes leur dégradante condition, comme une loi du ciel.

Les castes sont condamnées depuis longtemps par l’humanité, elles sont condamnées par Dieu même, qui distribue les dons de l’intelligence et de l’aine sans considérer l’état et la condition de ceux qui reçoivent dans leur sein un nouvel habitant de ce monde. La liberté est une condition providentielle pour le développement de toutes les facultés de la nature humaine[10]. Mais pour apprécier avec impartialité l’action des castes dans le passé, il rie faut pas les juger du point de vue de notre civilisation, nous devons entrer dans les idées et les sentiments des peuples au milieu desquels elles ont pris naissance. Or si nous consultons l’Inde elle-même, sur une institution indienne, un fait remarquable nous frappera. La condition des çûdras est déjà avilissante, mais où trouver des expressions pour dépeindre l’abjection des tribus qui n’ont pas été admises dans les castes, des tchândalas ou prias ? Et cependant ces parias ne font pas entendre une plainte sur leur sort, encore moins songent-ils à le changer par la violence[11]. Il n’y a pas pour l’Européen de spectacle plus étonnant que la tyrannie acceptée comme légitime par l’esclave. Mais ce que nous appelons tyrannie est pour l’Indien la manifestation de la justice divine. L’homme fait lui-même son sort ; coupable dans une vie antérieure, il est puni en naissant dans une caste inférieure ; s’il remplit ses devoirs envers Dieu, il aura sa récompense dans une vie future ; le çûdra pourra renaître dans la caste sacrée des brahmanes. Ainsi ce que nous considérons comme l’inégalité la plus révoltante est dans la conception indienne la véritable égalité, puisque c’est la rétribution faite par Dieu des biens et des maux d’après les mérites de chacun.

Hâtons-nous de protester contre cette fausse doctrine. Elle est fausse, parce que la religion est de son essence un lien qui unit les honnies entre eux et avec Dieu, taudis que dans le brahmanisme elle devient un principe de division. Cependant il y a dans nette conception religieuse une vérité profonde, l’idée de la justice divine se manifestant dans la vie progressive des hommes. Nous admettons avec un philosophe catholique que tout mal est une peine[12], et la reine ne peut frapper que le coupable. De là les Indiens concluent que l’homme qui naît dans la caste des çûdras a démérité dans une vie antérieure. Mais en portant ce jugement téméraire, ils entreprennent sur la science divine. Dieu seul sait ce qui est le mal, ce qui est le bien. Ce qui parait le mal aux hommes est parfois un bien, et le bonheur apparent, le plus grand des malheurs. Du point de vue brahmanique, la naissance dans les classes inférieures serait une punition ; mais la fortune ne peut-elle pas être une malédiction, aussi bien que l’indigence ? La pauvreté nourrit le sentiment de la charité, trop souvent la richesse rétrécit le cœur. En interprétant un dogme vrai dans un sens matériel, le sacerdoce, au lieu de relier les hommes, a donné la sanction delà religion à la division la plus radicale qu’on puisse imaginer. Le genre humain ne se compose plus d’êtres unis par une origine commune ; il y a des êtres inférieurs frappés par la justice divine, damnés auxquels le Créateur a imprimé une marque extérieure de leur crime et de leur punition ; il y a des êtres supérieurs reconnus comme tels par Dieu et établis par lui pour dominer les créatures déchues ; il ne peut pas y avoir plus de rapports entre les castes qu’entre le ciel et l’enfer.

Condorcet n’a donc pas eu tort de déplorer cette distinction de deux races, les uns nés tyrans, les autres nés esclaves. Mais au lieu d’accuser la religion et les prêtres de cette funeste séparation, il aurait dû s’en prendre à l’imperfection de l’humanité, ou plutôt, apôtre de la perfectibilité indéfinie du genre humain, il aurait dû reconnaître que par cela seul que l’homme est perfectible, il est imparfait, que dans toutes les institutions il y a un élément d’erreur, en mène temps qu’un germe de progrès. Alors il aurait vu dans la théocratie un instrument employé par la Providence pour l’éducation des peuples.

On a déjà souvent fait la remarque[13], que l’exercice des arts et métiers restreint à certaines classes a exercé dans l’enfance des sociétés une action plutôt bienfaisante que défavorable. Les monuments de l’Égypte, sur lesquels on trouve retracée l’industrie jusque dans ses moindres détails, ont confirmé cette observation : la perfection des formes est comparable, au jugement des voyageurs, à celle de l’art grec[14]. Sans doute les castes arrêtaient le développement du génie, puisque le hasard de la naissance décidait irrévocablement de l’avenir des hommes. Mais elles offraient aussi une compensation à ce défaut de liberté. Si moins de capacités étaient appelées à se produire, les hommes de génie qui naissaient dans les classes supérieures trouvaient toutes les ressources nécessaires pour se développer, et dans l’état de la société où les castes ont pris naissance, ne fallait-il pas un appui spécial pour faire éclore les talents : Les intelligences privilégiées, nourries dans les sanctuaires, ont aidé les peuples à sortir de leur barbarie primitive[15]. Mais si les castes ont favorisé le développement de l’espèce humaine, elles sont devenues un mal du jour où le sacerdoce a voulu les perpétuer : l’humanité aurait dû rejeter une institution qui l’avait aidée à faire les premiers pas dans la civilisation, de même que l’homme, en grandissant, s’affranchit des liens qui ont protégé son enfance. C’est la gloire de l’Occident d’avoir opéré cet affranchissement, et c’est pour cette raison que la perfectibilité humaine se manifeste surtout dans le monde européen.

 

 

 



[1] La théocratie, dit Condorcet, a fait acheter quelques bienfaits passagers par une longue et honteuse tyrannie. Elle a séparé l’espèce humaine en deux portions ; l’une destinée à enseigner, l’autre faite pour croire ; l’une cachant orgueilleusement ce qu’elle se vante de savoir, l’autre recevant avec respect ce qu’on daigne lui révéler ; l’une voulant s’élever au-dessus de la raison, et l’autre, renonçant humblement à la sienne et se rabaissant au-dessous de l’humanité, en reconnaissant dans d’autres hommes des prérogatives supérieures à leur commune nature (Tableau, p. 27, 28). Si le sacerdoce s’intéresse au progrès des connaissances, c’est pour perfectionner l’art de tromper les hommes ; il s’empare des sciences pour subjuguer les esprits, pour ne leur laisser aucun moyen de démasquer son hypocrisie (Tableau, p. 35, 36).

[2] Volney, Histoire de Samuel, S4.

[3] B. Constant, De la Religion, VI, 8 (T. III, p. 17 et suiv., édit. de Bruxelles) : Pour le brame, le mage, le prêtre d’Héliopolis, le culte était un métier, comme pour le jongleur. Il nous importe peu que ce métier fût exercé avec plus ou moins de rudesse ou d’habileté, d’ignorance ou de science. La fraude, la déception, le mensonge, en étaient des parties constitutives. La fraude avilit le culte, elle exclut la croyance.

[4] De la Religion, XV, 1 (Tome V, p. 135).

[5] Benjamin Constant expose et discute avec sa lucidité ordinaire les divers systèmes qui ont été proposés sur l’origine des castes (De la Religion, III, 8. T. II, p. 41 et suiv.). — Comparez Leroux, dans l’Encyclopédie Nouvelle, au mot Castes ; — Lœbell, Die Weltgeschichte in Umrissen, T. I, p, 64-68.

[6] Aristote, Politique, VII, 9, 1, 3.

[7] Chez les unes il y a des pécheurs et des chasseurs, chez d’autres, des agriculteurs ou des magiciens héréditaires (Benj. Constant, De la Religion, III, 8. T II, p. 45, 46).

[8] Encore dans les sociétés modernes, la classe des laboureurs se recrute presque exclusivement par la voie de l’hérédité ; ce n’est que dans la sphère plus agitée des villes, qu’il y a mobilité incessante dans le classement des individus (Lœbell, Die Weltgeschichte in Umrissen, T. I, p. 63).

[9] Voyez plus bas, L’Inde, chap. II, § 4, n° 1. Pour l’Égypte, la chose est douteuse (Voyez plus bas, l’Égypte, ch. I, § 8, n° 1).

[10] Krause, Das Urbild der Menschheit, p. 400, 401.

[11] Cependant ils forment le quart de la population totale de l’Inde, d’après Dubois, Mœurs des indiens, T. I, p. à 51. Mais, dit le même écrivain, tout paria est élevé dans l’idée qu’il est né pour être asservi aux autres castes, et que c’est là sa destinée irrévocable ; jamais on ne lui persuadera que la nature a créé les hommes égaux (Revue de l’Orient, T. IV, p. 10).

[12] De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg.

[13] Elle se trouve déjà chez Isocrate (Busiris, § 19 sqq.)

[14] Heeren, Ægypten, Sect. III, p. 896 et suiv.

[15] Leroux, dans l’Encyclopédie Nouvelle, au mot Castes, T. III, p. 807.