HISTOIRE DU DROIT DES GENS ET DES RELATIONS  INTERNATI0NALES

TOME I. — L’ORIENT

 

PRÉFACE

 

 

L’auteur de cet ouvrage a été pendant quelques années légalement sans patrie. Il ne lui fallut pas de longues réflexions pour se convaincre que l’homme ne peut pas être étranger sur la terre où Dieu l’a placé. Cette contradiction entre le droit et le fait appela ses méditations sur le passé et l’avenir de l’humanité. Pourquoi les habitants d’un pays sont-ils étrangers dans un autre pourquoi le monde est-il partagé en nationalités hostiles ? pourquoi ceux que la nature a faits frères sont-ils ennemis lorsqu’une borne les sépare ? n’arrivera-t-il pas un temps où le genre humain ne formera qu’une grande famille ? Ce lire est la réponse à ces questions.

L’histoire a ses lois comme la raison, comme la nature physique. Cette vérité, ignorée des anciens, est une des précieuses découvertes de la philosophie moderne. Les peuples marchent vers une destinée providentielle, sous la loi du progrès. Il y a un principe qui régit la Création entière, l’unité dans la variété, l’harmonie. On commence à entrevoir la possibilité d’appliquer cette loi au genre humain. Les hommes sont membres d’un grand corps, l’humanité, L’humanité a une mission, qui doit être la même pour toutes les créatures intelligentes. La fin étant l’unité, la solidarité, la société humaine doit arriver à une organisation une, solidaire, qui lui permette de remplir sa destination. Mais il y a aussi dans l’humanité un élément de variété, les nations. Les nations ne sont pas un produit arbitraire et changeant des circonstances de temps et de lieu, elles ont leur source en Dieu comme les individus : chacune à son ministère dans la tâche assignée au genre humain. Les peuples s’organisent d’abord d’une manière exclusive, se concentrant sur eux-mêmes pour se développer avec plus d’énergie ; l’isolement ou la guerre est pendant des siècles la loi de leur existence. Le travail de la formation des nations n’est pas encore achevé ; quand elles seront définitivement constituées, les relations hostiles feront place à l’harmonie ; les nationalités ne disparaîtront pas, mais elles s’organiseront pacifiquement.

Prouver par l’histoire que l’humanité marche vers l’association et la paix, tel est l’objet des Recherches que nous publions sous le titre d’Histoire du droit des gens et des relations internationales. Quand nous aurons montré que, depuis la formation des premières sociétés jusqu’à nos jours, il y a un progrès continu vers l’unité, que les éléments hostiles vont en diminuant, taudis que les éléments pacifiques s’accroissent avec une force irrésistible, qui pourrait douter de la destinée du genre humain ne soit l’association pacifique.

Les états théocratiques paraissent les premiers sur la scène du monde. L’Inde, l’Égypte, la Judée[1], vivent en apparence isolées, mais cet isolement n’empêche pas la communication des dogmes, des doctrines. Les races guerrières sont appelées à mêler les hommes, à créer les nationalités et à préparer leur future association. Les Assyriens, les Perses fondent des empires immenses maïs passagers ; lorsqu’ils veulent dépasser l’Asie, le génie de l’Occident les arrête et prend leur place. Les Phéniciens inaugurent le commerce dont la mission est d’unir les nations. Les Grecs sont le peuple initiateur de l’humanité ; ils civilisent leurs vainqueurs ; à la suite des légions, la culture hellénique envahit le monde ; elle domine encore les intelligences. La monarchie universelle de Rome n’est pas la forme sous laquelle l’unité doit se réaliser. La domination romaine n’est qu’une œuvre préparatoire ; elle est justifiée par l’avènement du christianisme.

L’esclavage minait l’antiquité : épuisé matériellement et moralement, le monde reçoit une vie nouvelle par l’Invasion des Barbares et le Christianisme. L’unité existe en germe dans le dogme chrétien, mais la religion n’a pas la puissance de l’organiser dans l’ordre civil L’idée d’une monarchie universelle survit à la chute de Rome : à côté de la Papauté s’élève l’Empire. Un Dieu, un Pape, un Empereur, telle est la plus haute expression de l’unité que la société chrétienne ait conçue.

L’unité du moyen âge n’est qu’apparente ; la souveraineté est morcelée à l’infini ; les liens de la Féodalité sont insuffisants pour associer ces éléments hostiles. Les États particuliers échappent à la souveraineté de l’Empire. La division éclate dans le sein même du christianisme. Mais cette anarchie cache le travail préparatoire de l’unité future, la Formation des Nationalités.

La philosophie prépare la Révolution qui promet la paix, et ouvre une ère nouvelle. Les Utopistes s’inspirant de ce magnifique élan, annoncent l’association des peuples. Cette utopie est un idéal gîté le progrès lent mais continu des siècles réalisera.

Tel est l’objet de notre travail. Nous en publions aujourd’hui la première partie, l’Antiquité. Quelques explications sont nécessaires sur le plan que nous avons suivi.

Une question domine le droit des gens, celle de la paix et de la guerre ; c’est la seule qui entre, dans le sujet de nos recherches : les règles que l’usage a établies pour les relations des peuples sont des choses secondaires qui ne méritent pas d’être élevées à la dignité d’une science ; la guerre est universelle et permanente dans l’antiquité ; l’invasion des Barbares, le long règne de la féodalité, les luttes des nations semblent lui donner l’importance d’un fait nécessaire, fatal. Cependant il y a au fond de la société chrétienne des dogmes qui conduiront progressivement l’humanité vers un état de paix. La guerre n’a plus qu’une mission passagère, celle de constituer les nationalités et de civiliser les races barbares.

Les relations internationales sont une des faces du droit des gens. Quelle est la loi qui régit les rapports des peuples ? L’antiquité n’en connaît pas d’autre que la force ; elle ne conçoit pas de lien de droit entre les nations, elle ne respecte que la qualité de citoyen et non celle d’homme ; l’étranger est un ennemi, le vaincu devient esclave. Le christianisme montre un frère dans le Barbare. L’antiquité borne l’égalité aux citoyens, le christianisme l’étend à tous les enfants de Dieu, et abolit par là virtuellement la servitude. L’égalité entre les hommes aura pour conséquence l’égalité entre les peuples, cette égalité sera une des bases de leur future association.

Les peuples anciens ne se rencontrent pour ainsi dire que sur les champs de bataille. Les moyens de communication manquent ; la navigation, est dans l’enfance, le commerce dédaigné, une grande partie de la terre inconnue. La découverte de l’Amérique, agrandit la sphère de l’humanité, L’Océan, longtemps redouté comme une barrière divine, devient un lien pour les hommes ; les relations commerciales n’ont d’autre limite que celles du globe ; de nouveaux moyens de communication abrègent les distances. Les relations des peuples, devenues pacifiques, faciliteront l’œuvre de leur association.

L’histoire du droit des gens nous montre le genre humain s’avançant vers un avenir de paix et d’unité. Pour développer ce mouvement sorts toutes ses faces, nous avons essayé d’en suivre les traces dans le domaine des idées. L’histoire du monde est l’histoire du développement de la pensée : s’il y a une loi providentielle qui régit l’humanité, elle doit se manifester surtout dans la sphère de l’intelligence.

La religion est la vie ; les nations reposent sur une conception religieuse. C’est parce que l’antiquité était polythéiste, qu’elle n’a pas connu l’unité humaine ; l’unité de Dieu, fondement du christianisme, entraîne comme conséquence nécessaire l’unité du monde intellectuel, l’association des peuples. Les anciens ne concevaient la dignité que comme puissance ; les chrétiens l’adorent comme amour ; la loi de l’amour remplace celle de la guerre, la charité devient le lien des hommes.

La philosophie est la manifestation de l’idée religieuse sous une autre forme ; elle prépare le christianisme, elle aide à en élaborer les dogmes ; lorsque l’Église affaissée semble abandonner la direction de la pensée humaine, la philosophie continue son œuvre ; elle a la haute ambition de réaliser dans l’ordre politique le dogme chrétien de la fraternité.

La poésie est la sœur de la philosophie ; le plus grand des philosophes a dit que les poètes sont de race divine : ils sont les prophètes de l’avenir. Dans l’antiquité ils élèvent une voix faible et timide en faveur de la charité et de la paix ; ils finissent par chanter la Sainte Alliance des peuples, l’unité, la solidarité du genre humain.

Les historiens ont un rôle plus modeste, la réalité doit ayant tout se réfléchir dans leurs récits. Mais l’art n’est jamais une copie de la nature, il vit par l’idéal. Tout en restant l’organe du passé et du présent, l’histoire peut s’élever à l’inspiration de l’avenir. Les historiens anciens sont surtout peintres ; l’esprit moderne domine les faits par la pensée. La philosophie de l’histoire se fondent sur la nature de l’humanité et sur le développement de ses destinées, proclame la grande loi du progrès continu, qui permet d’espérer dans l’avenir la réalisation de l’âge d’or de la paix et de l’harmonie que les anciens rêvaient dans le passé.

Voilà les diverses faces du sujet que nous nous proposons de traiter. Hâtons-nous d’ajouter que nous n’avons pas la prétention d’avoir fait un livre digne de la grandeur de la matière. On rie doit voir dans notre travail que des recherches, un peu de science mise au service d’une idée. Si le rapprochement que nous présentons des faits, du droit, des dogmes, des spéculations Louvait huer la conviction qu’un avenir d’association pacifique est réservé à l’humanité, notre ambition serait plus que satisfaite.

 

 

 



[1] Nous ne traitons pas de la Chine dans cette première partie de notre travail. L’Empire Céleste n’apparaît sur la scène politique que dans les temps modernes, c’est alors que nous essayerons de marquer la place que les Chinois occupent dans le développement de l’humanité. C’est pour la même raison que Niebuhr ne parlait pas de la Chine dans ses leçons sur l’histoire ancienne (Vorträge über alte Geschichte, T. I, p. 4 : Es ist gar keine Beziehung zwischen diesem isolirten Volke und Lance und der ganzen alten Geschichte).