Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer
Il n’y a pas seulement des agitations et des révoltes en Irlande, un grand événement littéraire vient de s’y produire. Les vieilles lois celtiques ont été traduites ; un premier volume a déjà paru, un second est prêt ; les autres ne se feront pas longtemps attendre. Les voilà donc enfin mises au jour, ces fameuses lois brehon[1], vieilles de vingt siècles, qui, après la conquête anglaise, se sont maintenues cinq cents années en face des lois saxonnes et des lois normandes, et que l’Irlande regrette encore ! Ce que l’on entrevoyait à peine à travers les fictions des romanciers et des poètes est devenu une réalité aussi précise que le code théodosien et que les Capitulaires de Charlemagne. Le temps de la légende est passé, celui de l’histoire commence. Il nous est donné d’apprécier la vraie nature d’une nationalité qui n’a jamais su se défendre, qu’on n’a jamais su dompter, et qui, durant tant de siècles, a traîné après elle des souvenirs de meurtre, de pillage, de science et de douce poésie. On va connaître les institutions d’une société qui ne ressemble ni à la société germanique, ni à la société féodale, ni à la société romaine, ni à la société moderne. Je n’hésite pas à le dire, les vieilles lois celtiques sont, autant que j’en puis juger, historiquement supérieures à leurs analogues, les lois salique et ripuaire. Elles ont pour elles l’antiquité, la durée et l’unité de l’origine. Le Senchus-Mor, c’est-à-dire « le monument de la sagesse antique, » appelé aussi Cain-Patrick ou « lois générales de Patrick, » a été écrit de 438 à 441 ; tout est certain, le lieu, les hommes, l’occasion : la loi salique n’a été rédigée qu’au commencement du vie siècle, et la plus ancienne des lois saxonnes d’Angleterre date de la fin du même siècle. Naturellement la durée des lois franques et saxonnes a été celle de la société dont elles étaient l’expression ; en Irlande, dans ce pays tant de fois conquis et reconquis, l’état social n’a pas changé comme dans le reste de l’Europe. Aussi les lois brehon se sont-elles maintenues plus de seize siècles : d’une part, on trouve dans le Senchus-Mor des exemples et des précédents qui remontent jusqu’à un siècle avant l’ère chrétienne ; d’une autre part, sous Henri VIII d’Angleterre, Cromer, archevêque d’Armagh, demandait et obtenait son pardon pour s’être servi des lois brehon, et en 1554, sous le règne de la reine Marie, le comte de Kildare obtenait un jugement en sa faveur d’après les mêmes lois. Toutefois ce qui donne au Senchus-Mor sa véritable valeur, c’est la pureté de l’origine. Si les lois salique et ripuaire se réfèrent à des usages anciens, ces lois, demi-barbares et demi-chrétiennes, n’ont été composées qu’après la conquête, alors que les mœurs premières avaient été modifiées par le contact de la civilisation romaine. Elles représentent un état intermédiaire et transitoire. Ici au contraire tout est primitif. Au Ve siècle, l’Irlande n’a été encore envahie par personne, aucun mélange étranger n’est venu corrompre les vieilles traditions nationales. Saint Patrick, en apportant le christianisme à l’Irlande, laissa intactes les institutions anciennes. Le mouvement qu’il provoqua fut tout intérieur et national : il se fit alors une merveilleuse alliance entre l’idéalisme barbare et le mysticisme chrétien, et c’est du milieu d’une société restée complètement barbare que sortit la lumière qui, au VIIe et au IXe siècle, éclaira l’Occident, tombé dans l’ignorance et dans la grossièreté. De même que l’Irlande a rendu jadis à l’Europe le dépôt de la science antique, elle lui rend aujourd’hui la tradition celtique. Malheureusement la reconstitution exacte du texte et la traduction fidèle du Senchus-Mor sont une œuvre d’une extrême difficulté dans l’état actuel de l’érudition irlandaise. Une commission administrative, quelque bien composée qu’elle puisse être et de quelques lumières qu’elle s’entoure[2], ne peut pas faire ce que des générations successives d’érudits auraient pu seules accomplir. C’est en vers et dans l’idiome primitif de l’Irlande, dans la langue appelée bérla-feini, que le Senchus-Mor a été d’abord écrit. Au Xe siècle, le bérla-feini n’était plus compris. Le Senchus-Mor fut alors traduit, comme on disait, d’irlandais grossier en bel irlandais. Or le bel irlandais du Xe siècle est devenu à son tour incompréhensible pour ceux qui, en très petit nombre, savent lire et écrire ce que nous appelons aujourd’hui le vieil irlandais, c’est-à-dire la langue des habitants des parties maritimes du sud et de l’ouest de l’Irlande. Pour atteindre jusqu’au Senchus-Mor, il faut donc passer à travers deux langues mortes et une langue vivante étrangère aux Irlandais instruits. Cependant les outrages subis par le texte primitif n’ont peut-être pas été aussi profonds qu’on pourrait le supposer. Nous sommes en Irlande, c’est-à-dire dans un pays où les hommes ont de tout temps regardé en arrière, dans un pays où l’on respecte le passé. On peut, dit-on, retrouver en beaucoup d’endroits du Senchus les vers anciens sous la prose qui les recouvre, et l’extrême difficulté qu’a rencontrée la traduction prouve avec quel soin les mots anciens ont été conservés. De toutes les causes qui ont rendu si fréquentes les altérations des manuscrits latins, aucune ne s’est produite ici. Il n’y a pas eu de changement dans l’état social. Après l’invasion anglaise, la société irlandaise n’a pas été détruite ; jusqu’au règne d’Elisabeth, elle a conquis ses conquérants. Il n’y a aucune question ecclésiastique soulevée par le Senchus ; on n’y parle ni de juridiction ecclésiastique, ni d’immunités pour les terres de l’église. Qui donc l’aurait altéré ? Les brehon, ces poètes juges et maîtres des écoles de jurisprudence ? Leur honneur et leur intérêt étaient de maintenir intacte la tradition nationale, et s’ils ont, comme cela est évident, successivement multiplié la nécessité de la présence des gens de loi à chaque pas de la procédure, s’ils ont accru tout ce qui était dommages, amendes et argent d’honneur (honneur entendu dans le sens d’honoraires), cela ne touche pas au caractère même des institutions. D’une autre part, bien que les manuscrits que l’on possède soient de dates relativement récentes, du XIVe, du XVe et même du XVIIe siècle, ces manuscrits portent en eux-mêmes un témoignage d’authenticité. L’un appartenait à une famille de brehon du Connaught restée fidèle aux descendants de Roderick O’Connor, le dernier des rois généraux d’Irlande ; l’autre était l’exemplaire du dernier brehon des comtes Desmond. La plupart ont été recueillis en Irlande par le célèbre antiquaire gallois Edward Lhwyd. Tombés entre les mains de sir John Sebright, ils furent donnés par celui-ci à la bibliothèque du Trinity College sur les vives instances d’Edmond Burke, et dans l’espérance qu’un jour ils pourraient être traduits. Mais s’il faut passer condamnation sur des altérations qu’il est difficile de réparer, et qui probablement touchent à la forme plutôt qu’au fond, il est impossible d’approuver la manière dont on en a usé avec les gloses. Elles ont été prises indifféremment dans tous les manuscrits et jetées pêle-mêle, sans distinction d’origine, de temps ni de lieux. Je veux croire avec le docteur Todd, si compétent en pareille matière, que la plupart de ces gloses sont antérieures au Xe siècle ; je veux admettre avec l’habile directeur de la publication qu’il n’y a pas d’anachronisme à insérer des gloses, même du XVe siècle, quand il s’agit de questions de jurisprudence. Du Ve au Xe siècle cependant l’Irlande a passé par deux phases distinctes : l’une d’élévation et de progrès à partir de l’apostolat de saint Patrick, l’autre de décadence à dater des occupations danoises. Et du Xe au XVe siècle il y a eu certainement des habitudes féodales introduites par les conquérants anglo-saxons, qui, si elles n’ont pas détruit la législation antérieure, ont pu modifier le caractère du pouvoir des chefs. Il serait utile aussi de connaître à quelle date ont été écrites certaines gloses du Senchus, celle par exemple qui fait descendre les Irlandais d’un fils de Feinius, roi de Phénicie, époux de Scotia, fille de Pharaon, d’où viennent, comme de raison, les noms de Feini, de Scotts, et sans doute de Fenians. Généralement ces histoires appartiennent aux époques de décadence ; pour consoler les peuples de leur abaissement, on leur fabrique des généalogies. Il peut se faire, comme le prouve indirectement le texte du Senchus, que celle-ci ait été inventée au moment où l’on écrivait en France la fable de Francus, fils de Priam, et de la lignée de Pharamond. Peut-être est-ce à la même époque, c’est-à-dire au ixe siècle, qu’appartient la glose relative aux combats de Fergus, roi d’Ulster, avec les fées et les monstres marins. Il serait curieux de le savoir. On aurait ainsi la preuve du demi-paganisme qui s’empara de l’Irlande durant les occupations danoises, et l’on saurait que c’est de ce temps que datent toutes ces superstitions populaires qui, dans les campagnes de l’Irlande, se mêlent au souvenir des Danois. Si (comme il était possible de le faire, grâce aux modifications successives de la langue) on avait assigné à chaque glose importante du Senchus une date approximative, on aurait jeté les premiers fondements d’une histoire véridique d’Irlande ; avec le procédé qui a été suivi, tandis qu’une partie des gloses éclaire le texte du Senchus, une autre tend à l’obscurcir. La traduction elle-même, malgré son mérite incontestable, n’est pas toujours à l’abri du reproche. On a conservé un grand nombre de mots en irlandais, faute d’en pouvoir préciser le sens, et parmi ces mots sont ceux qui qualifient l’état des personnes et indiquent la valeur des choses. Ailleurs, en ayant le soin de le faire remarquer, on intercale des mots et on modifie le sens dans l’intérêt de la clarté. Ces changements ne sont pas toujours heureux. Dans un passage parfaitement clair, on crée une équivoque en ajoutant au milieu : « suivant d’autres. » Dans un autre passage, on traduit le mot de canon par celui d’évangile. Pour qui est au courant de la polémique irlandaise, moderne, la préoccupation d’es prit qui a produit ces modifications est facile à. saisir. Il en est d’autres qui s’expliquent moins. Si, dans les îles britanniques, sous une plume loyale, après le mot de reine vient naturellement le mot de sujet, ce n’est pas une raison pour, traduire « la reine et le sujet » quand il y a « la reine et les non-reines, » surtout lorsque la glose explique que la première femme du roi avait seule droit au titre de reine et que les autres n’étaient pas des reines. Ailleurs, on traduit « le roi ou le vassal » quand il y a « le roi ou les hommes de son sang ; » plus loin, au lieu des « membres de la tribu, » on dit « les suivants du chef. » Il n’y a donc pas d’illusion à se faire, le Senchus n’est parvenu jusqu’à nous qu’après avoir subi deux altérations : l’une quand il a été traduit du bérla-feini en irlandais du Xe au XIIIe siècle, l’autre quand il a été traduit d’irlandais en anglais. Le Senchus-Mor n’en est pas moins un des monuments de l’histoire, le monument d’une société disparue. Si quelques pierres ont été changées à l’édifice, si une fausse couleur couvre quelques-unes des parties, les grandes lignes, restent pures, et l’esprit de critique le moins exercé peut retrouver l’originalité première. Deux choses donnent à ce livre un caractère singulièrement vénérable. C’est une loi sans législateur, un recueil de coutumes antiques, de précédents et d’exemples, de conventions internationales passées,entre les trois grandes tribus qui divisaient l’Irlande, et de jugements rendus par des brehon et des poètes auxquels on attribuait une inspiration divine. Sen-Mac-Aige avait sur les joues trois taches rouges toutes les fois que le jugement était mauvais, et ses joues redevenaient blanches lorsque le jugement était bon. Connla, grâce au Saint-Esprit, n’a jamais prononcé de jugement inique. Si Fachtna prononçait un mauvais jugement, tous les fruits de la contrée tombaient, et les vaches repoussaient leurs ; veaux ; quand le jugement était équitable, les fruits devenaient abondants, et le lait remplissait les mamelles des vaches. Fithal n’a jamais prononcé un jugement mauvais, parce qu’il portait en lui la vérité de la nature. Morann n’a jamais rendu de jugement sans avoir une chaîne autour du cou : lorsque le jugement était mauvais, la chaîne le serrait à l’étouffer ; lorsqu’il était bon, elle tombait d’elle-même. Au prestige de l’antiquité vient se joindre le respect pour la religion. Ces coutumes, ces précédents, ces conventions, ont été soumis à saint Patrick, l’apôtre de l’Irlande. Il a fait effacer tout ce qui dans l’ancienne loi contredisait la loi nouvelle, tout ce qui dans la loi de nature, comme on l’appelait, ne concordait pas avec l’Évangile. Le Senchus-Mor est ainsi devenu le Cain-Patrick. D’une part, il contient les institutions de la vieille société celtique ; de l’autre, il est le témoignage de l’alliance du clan et du christianisme. Une explication celtique peut seule donner une idée complète du caractère de la loi celtique, et je ne crois pouvoir mieux faire que de transcrire ici le préambule historique du Senchus, bien qu’il soit dans quelques parties d’une date évidemment moins ancienne que le Senchus lui-même, du vie ou du viie siècle. Je me permettrai seulement d’abréger un peu et de traduire en français les mots laissés en irlandais dans la version anglaise. « Le lieu où le Senchus a été écrit, le lieu où le poème a été composé a été Teamhair[3] en été et en automne à cause de la pureté et de l’agrément de son climat pendant ces saisons, — et en hiver et au printemps Rath-Guthaird à cause de la chaleur de ce lieu pendant le froid et du voisinage du bois de chauffage. C’était la quatrième année du règne de Laeghaire, fils de Niall, roi d’Erin, et la neuvième du règne de Théodose, monarque du monde[4], au temps où Patrick, comme dit le poète, baptisait avec gloire et prêchait l’Évangile aux illustres enfants du peuple de Milidh. L’occasion qui fit écrire le Senchus fut celle-ci : Patrick, étant venu en Irlande pour baptiser et répandre la religion parmi les Gaeidhil, Laeghaire ordonna à ses gens de tuer ceux de Patrick. Il dit qu’il donnerait son dû à toute personne qui tuerait, et que d’avance il accordait pardon. Or Nuada Derg, fils de Niall et frère de Laeghaire, qui était en captivité, dit que, s’il était remis en liberté et recevait d’autres récompenses, il tuerait l’un des gens de Patrick. Après qu’il eut donné caution de remplir sa promesse, on le relâcha, et il prit le commandement de la cavalerie de Laeghaire. Saisissant sa lance, il va vers les clercs, se jette sur eux et tue Odhran, conducteur du char de Patrick. Le clerc était sur son chariot, et c’est contre lui-même que le coup avait été dirigé. Irrité, il leva les mains vers le Seigneur et resta dans l’attitude de la prière avec les mains jointes. Alors il y eut un grand ébranlement et un tremblement de terre ; le soleil fut couvert d’obscurité, et il vint une éclipse. On dit que les portes de l’enfer furent alors ouvertes, que Teamhair fut renversée, et que c’est depuis lors que Teamhair est restée inclinée ; mais le Seigneur ordonna à Patrick de baisser les mains et d’obtenir jugement des brehon d’Érin pour son serviteur assassiné. Patrick consentit à ce que Dieu lui ordonnait. « En conséquence il choisit pour juge le poète royal de l’île d’Érin, Dubhthach-Mac-ua-Lugair, qui était un vase plein de la grâce du Saint-Esprit. Dubhthach toutefois n’en fut pas d’abord content, et il dit : « Il m’est pénible, ô clerc, que tu te sois adressé à moi. Il est cruel pour moi d’être dans cette cause entre Dieu et l’homme, car si je dis que le crime ne doit pas être expié par une compensation, ce sera une tache pour ton honneur, et tu ne trouveras pas le jugement bon. Et si je dis que la compensation doit être payée et que le crime doit être puni, cela ne sera pas bien aux yeux de Dieu, car ce que tu as apporté avec toi en Érin est le jugement de l’Évangile, et il contient le parfait oubli du mal que chacun peut faire à un autre. » « — Soit, dit alors Patrick. Ce que Dieu t’inspirera, dis-le, car ce n’est pas toi qui parleras, c’est l’esprit de notre père qui parlera en toi. » « Patrick bénit la bouche de Dubhthach, et, la grâce du Saint-Esprit étant descendue sur ses paroles, celui-ci prononça le poème suivant : « — C’est la force du christianisme que les mauvaises actions soient punies ; car où serait la religion, s’il n’y avait pas un pouvoir pour arrêter le vice ? Grâce à une âme étrangère, nous avons appris à connaître le baptême, qui rend aux hommes leur pureté première. La vérité a ici deux faces, car le démon n’a pas droit au pardon au jour du jugement dernier, et il n’en est pas ainsi pour l’homme. Depuis le crucifiement, on a droit au pardon aussi longtemps qu’on ne retombe pas dans le mal. « Écoute-moi, ô Dieu, dirige ma route ! Les anciens pères, les pères au puissant savoir, n’ont pas perverti les jugements du Seigneur, et je ne suis pas obligé d’accumuler les injures sur les crimes sanglants des hommes. Les deux lois contiennent des exemples de vengeance : je puis le prouver par mes joues, je ne souillerai pas leur blanc honneur ; mais il y avait dans la première loi des hommes d’Érin des choses que Dieu n’a pas daigné accorder dans sa loi nouvelle. La Trinité n’a pas daigné pardonner à Adam, malgré la toute-puissance céleste. La grâce que Dieu lui a faite a été la vie éternelle. Laissez donc mourir quiconque tue un être humain, fût-ce le roi qui court après une couronne à la tête d’une armée, fût-ce la personne la plus insignifiante et la plus impuissante, fût-ce le plus noble des savants. Toute personne vivante qui donne la mort doit, quand elle est jugée, subir la mort. Celui qui laisse un criminel échapper est lui-même coupable et doit subir la mort d’un criminel. Au jugement de la loi, dont, comme poète, j’ai reçu la tradition, il est mal de tuer par une basse action. Je prononce l’arrêt de la mort, de la mort pour le crime de quiconque tue mais Nuada est donné au ciel, il n’est pas donné à la mort.[5] » « Cette sentence rendue, Patrick demanda aux hommes d’Érin de se réunir en un lieu où il pût conférer avec eux. Ils y vinrent, et l’Évangile du Christ fut prêché à tous. Or, quand les hommes d’Érin eurent entendu parler de tout ce qu’avait fait Patrick depuis son arrivée en Érin, de la manière dont il avait tué les vivants et ressuscité les morts, et quand ils virent Laeghaire et ses druides domptés par les grands signes et par les miracles qui s’étaient accomplis, ils se courbèrent en obéissance à la volonté de Dieu et de Patrick ; puis Laeghaire dit : « Il est nécessaire pour vous, hommes d’Érin, que toutes les lois soient révisées et arrangées par nous aussi bien que celle-ci l’a été. — Il serait bien d’agir ainsi, » dit de son côté Patrick. « C’est alors que Dubhthach reçut l’ordre de produire tous les jugements, toute la poésie d’Érin, et toutes les lois qui avaient prévalu parmi les hommes d’Érin comme lois de nature, les décrets des voyants, les jugements de l’île d’Erin et les vers des poètes. « Il avait été prédit que la parole pure de la bénédiction serait entendue en Érin et que les canons y seraient apportés. Jusqu’alors c’était l’Esprit Saint qui avait parlé et qui avait prophétisé par la bouche des hommes justes qui étaient jadis dans l’île d’Érin, comme il avait prophétisé par la bouche des grands prophètes et des nobles pères de la loi patriarcale, et la loi de nature prévalut tant que la loi écrite ne fut pas connue. « Maintenant les jugements de la vraie nature que le Saint-Esprit avait fait rendre par la bouche des brehon et justes poètes des hommes d’Érin, depuis la première occupation de cette île jusqu’à ce qu’elle eût connu la foi, furent soumis à Patrick par Dubhthach, et tout ce qui n’était contraire ni à la loi écrite du Nouveau Testament ni aux consciences des croyants, fut confirmé dans les lois des brehon par Patrick, par les ecclésiastiques et par les chefs d’Érin, car la loi de nature avait eu parfaitement raison, sauf en ce qui touche la foi, ses devoirs et l’union de l’église et du peuple. Et c’est cela qui est le Senchus-Mor. « Neuf personnes furent désignées pour écrire ce livre : Patrick, Benen et Cairnech, trois évêques ; Laeghaire, Corc et Daire, trois rois ; Rosa, c’est-à-dire un maître de jurisprudence, Dubhthach, c’est-à-dire un docteur du bérla-feini, et Fergus, c’est-à-dire un poète. « Ceci est le Cain-Patrick, et pas un brehon vivant des Gaeidhil n’a le droit de changer aucune des choses qui se trouvent dans le Senchus-Mor. « Le Senchus des hommes d’Érin, qui l’a conservé ? La mémoire des anciens, la tradition d’une oreille à une autre oreille, les compositions des poètes, l’addition de la loi de la lettre et la force de la loi de nature. « Dans le Senchus ont été établies des règles pour le roi et pour les hommes de son sang, pour la reine et pour les non-reines, pour le chef et pour le dépendant, pour le riche et pour le pauvre, pour le prospère et pour le malheureux. « Dans le Senchus ont été établis des dommages pour chacun suivant sa dignité, car le monde était dans l’égalité avant que le Senchus-Mor fût écrit. « Dans le Senchus ont été établis des dommages égaux pour le roi, pour l’évêque, pour le chef de la loi écrite, pour le chef poète qui improvise et pour les chefs auxquels un dommage est dû à cause de l’étendue de leurs terres et qui ont leur fortune légale et leur chaudron toujours plein. « Dans le Senchus, il a été pourvu à ce que le bien n’allât pas aux méchants, ni le mal aux bons. « Dans le Senchus ont été promulguées les quatre lois suivantes : la loi sur la nourriture et sur l’éducation (fosterage), la loi relative aux libres tenanciers, la loi relative aux bas tenanciers et la loi des parentés sociales, ainsi que celle qui force à observer les contrats verbaux, car le monde serait dans la confusion, si les contrats verbaux n’étaient pas obligatoires. « Il y a quatre dignitaires d’un territoire qui peuvent être dégradés : un roi injuste, un évêque impudique, un poète prévaricateur et un chef indigne qui ne remplit pas ses devoirs. A ceux-là il n’est pas dû de dommages. » Je ne sais si je me trompe, et si le peu de goût que m’inspirent certaines polémiques modernes donne pour moi trop d’attrait à la vérité ancienne ; mais il me semble qu’il y a plus de lumière sur la mission de saint Patrick et les procédés de son apostolat dans le récit à la fois authentique et légendaire du Senchus que dans les Vies des Saints ou les écrits de saint Patrick lui-même. Saint Patrick était un Gallo-Romain d’une naissance et d’une éducation plutôt distinguées ; mais il avait été à seize ans pris par des pirates et emmené en Irlande. Pendant les six années que dura sa captivité, il se familiarisa avec la langue des habitants, adopta leurs mœurs, conçut un si vif amour pour l’Irlande que, de retour dans sa famille et au milieu de ses saintes études, l’Irlande, comme il le raconte lui-même, remplissait ses nuits de rêves et ses jours de pensées. Lorsqu’il se sent appelé par des voix divines à retourner dans le pays où il avait été esclave, il vient seul ou presque seul. Ses armes sont la douceur de l’Évangile et la force de sa foi. Il lui faut conquérir l’Irlande avec l’aide des Irlandais. Comment aurait-il été blesser leurs sentiments nationaux, attaquer leurs traditions et entraver l’œuvre du christianisme au profit d’une civilisation latine qui tombait et d’un empire romain incapable de défendre ses provinces ? Aussi le voit-on accepter tout ce qui est juste, bon ou simplement innocent. Ses efforts sont dirigés contre le druidisme et le paganisme organisés. Il captive, il achète la tolérance des chefs ; il ménage les poètes, auxquels il ne défend que les sortilèges en leur laissant libre carrière en ce qui touche les chants nationaux, et il montre pour les superstitions inoffensives une complaisance qui n’étonnera que ceux qui n’ont jamais cherché à atteindre un but. On en jugera par l’hymne qui a été pendant dix siècles la prière de toute l’Irlande, et qu’on chante encore aujourd’hui dans plus d’une cabane. Plusieurs ont contesté l’authenticité de cette vieille poésie irlandaise, et n’ont pas voulu qu’elle fût de saint Patrick à cause du mélange de doux paganisme et de ferveur chrétienne qui s’y trouve ; mais ce mélange même est une marque d’origine. Saint Patrick battait ses ennemis avec leurs propres armes, et dans tous ses actes il s’est efforcé de réduire le champ du combat. « Je lie à ma personne en ce jour la puissance d’une invocation à la Trinité, la puissance de la foi en l’unité dans la Trinité, la puissance du Créateur des éléments. « Je lie à ma personne en ce jour la puissance de l’incarnation et du baptême, la puissance du crucifiement et de la sépulture, la puissance de la résurrection et de l’ascension, la puissance du jugement dernier. « Je lie à ma personne en ce jour la puissance de l’amour des séraphins, de l’obéissance des anges, de l’espérance en la résurrection et dans les récompenses futures, la puissance des prédictions des prophètes, de la prédication des apôtres, de la foi des confesseurs, de la piété des vierges saintes et des actes des hommes justes. « Je lie à ma personne en ce jour la grandeur du ciel, la lumière du soleil, la blancheur de la neige, la force du feu, l’impétuosité de l’éclair, la rapidité du vent, la profondeur de la mer, la solidité de la terre, la dureté du roc. « Je lie à ma personne en ce jour la puissance de Dieu pour me guider, la force de Dieu pour me soutenir, la sagesse de Dieu pour m’enseigner, l’œil de Dieu pour veiller sur moi, l’oreille de Dieu pour m’entendre, la bouche de Dieu pour me faire parler, la main de Dieu pour me protéger, la voie de Dieu pour diriger mes pas, le bouclier de Dieu pour m’abriter, l’armée de Dieu pour me défendre : « Contre les embûches des démons, contre les tentations des vices, contre les convoitises de la nature, contre quiconque médite de me nuire, de loin ou de près, seul ou accompagné. « J’ai lié à ma personne toutes ces forces, afin de résister aux forces ennemies dirigées contre mon corps et contre mon âme. Je les ai liées contre les enchantements des faux prophètes, contre les lois noires des païens, contre les lois mensongères de l’hérésie, contre les préceptes de l’idolâtrie, contre les sortilèges des femmes, des forgerons et des druides, contre tout savoir qui aveugle l’âme de l’homme. « Christ Soit avec moi, devant moi, derrière moi, dans moi, au-dessus et au-dessous de moi, à ma droite et à ma gauche, dans le fort, sur le siège du char, à la poupe du navire !... « Je lie à ma personne en ce jour la puissance d’une invocation à la Trinité dans l’unité, la puissance du Créateur des éléments. » Si le goût des légendes n’avait pas détruit le sentiment de la vérité historique, on aurait remarqué la circonstance capitale qui, en assurant le succès de saint Patrick, a déterminé sa conduite politique. Cette circonstance fut le concours des brehon d’Irlande. Juges héréditaires et maîtres héréditaires des écoles de jurisprudence suivant les règles un peu vagues de l’hérédité irlandaise, — c’est-à-dire tantôt le frère succédant au frère, tantôt l’une des branches de la famille à une autre branche, ou le plus digne à l’indigne, — les brehon avaient, dès le Ve siècle, l’influence qui a fait donner aux lois d’Irlande le nom de lois brehon. Ils étaient les juges d’une justice indépendante, et ils possédaient l’action, toujours contestée et toujours victorieuse, qu’exerce la subtilité de l’intelligence dans une société grossière. Même à défaut de preuves directes, on pourrait affirmer qu’il y avait inimitié entre l’ordre des brehon : et l’ordre des druides. Des juges qui se disent, les interprètes de la loi de nature et des prêtres qui prétendent dominer les éléments ne peuvent pas vivre en bonne intelligence. D’ailleurs les deux professions empiètent l’une sur l’autre ; on voit par une glose du Senchus qu’avant l’arrivée de Patrick les poètes, — non pas les simples bardes, mais les poètes ollamh, qui faisaient partie de l’ordre des brehon, historiens nationaux et gardiens des registres de généalogie, reçus maîtres dans dès écoles, capables de réciter les sept fois cinquante histoires et d’improviser un quatrain, — se livraient à la bonne aventure, et ne dédaignaient pas les profits des sortilèges. D’un autre côté, la justice des brehon étant une des justices les plus coûteuses qui aient jamais existé, il est probable qu’elle était souvent remplacée par les divinations des druides. Il existe toutefois des preuves directes de la vieille antipathie des deux ordres. Cinquante ans environ avant saint Patrick, le chef des brehon du Connaught et l’un des poètes les plus réputés de l’Irlande, celui-là même qui ne prononça jamais un faux jugement, parce qu’il était inspiré par la grâce du Saint-Esprit ; Connla Cainbhrethach, avait coutume de disputer contre les druides. Il leur disait : « Vous prétendez avoir créé le ciel’, la terre, la mer, le soleil et la lune. Faites seulement que le soleil et la lune brillent une seule fois au nord, et nous vous croirons. Vous ne le pouvez faire : il vaut donc mieux pour nous croire en celui qui a créé le ciel et la terre que de croire en vous. » Dubhthach, chef brehon du temps de saint Patrick et le principal rédacteur du Senchus-Mor, fut un des premiers convertis, et devint ensuite évêque sans cesser d’être brehon et de composer des poèmes que l’on possède encore. Enfin le Senchus entier porte témoignage de l’alliance des brehon et de saint Patrick. Or si les brehon étaient, par leur intelligence et leurs lumières, les mieux disposés à recevoir la foi chrétienne, si en outre une vieille haine les faisait se réjouir de l’abaissement des druides, ils étaient en même temps les conservateurs des traditions nationales et les plus intéressés à les maintenir. Saint Patrick n’aurait pu les gagner à la cause du christianisme, il eût échoué, comme son prédécesseur Palladius, s’il n’eût accepté et sanctionné par son acceptation ce qu’on appelait la loi de nature. Il laisse déclarer que les anciens poètes avaient été inspirés par le Saint-Esprit comme les pères de la loi patriarcale, et il donne à la tradition celtique une autorité sacrée, analogue à celle que possède dans le reste du monde l’Ancien Testament. Ainsi s’est faite dès l’origine l’union de la nationalité et de la religion qui a toujours depuis caractérisé l’Irlande. Les faits portent le même témoignage. Lorsque saint Patrick, après avoir converti quelques-uns des clans de l’Ulster, prit le parti hardi de marcher sur Tara et d’allumer le feu du Seigneur en face de celui des druides, il s’était, comme il le dit lui-même, ménagé des intelligences dans le camp des adversaires. Il comptait sur l’appui des brehon, car, si l’on en croit saint Patrick, il n’y eut ici aucun miracle. Le seul miracle dont il parle dans l’admirable écrit intitulé sa Confession, c’est le miracle de la conversion de tout un peuple opérée par un ouvrier tel que lui. En butte à la violence ouverte, il fait appel à la justice des brehon. Dubhthach lui donne raison. Le roi Laeghaire sent qu’il y a pour lui plus de danger à résister qu’à céder. Les druides sont mis en déroute, le peuple acclame la religion du Christ, et saint Patrick devient tout à coup une puissance, pour nous servir du langage de Sidoine Apollinaire. Il parcourt l’Irlande, baptisant les néophytes, ordonnant des prêtres et des évêques, apprenant lui-même aux fidèles à lire et à écrire. Il fonde une église, ou, pour mieux dire, un clergé ; il fonde surtout des monastères de femmes où les filles des chefs vont, à la suite de sainte Brigitte, chercher un refuge contre la grossièreté des mœurs, et des monastères d’hommes où des milliers d’écoliers se livreront bientôt à la recherche de la vérité pure. Pas un des mots que prononce saint Patrick n’est hostile aux vieilles institutions ni aux vieilles traditions, et c’est à bon droit qu’il répond à ses amis des Gaules qui lui reprochent de trop aimer l’Irlande et d’y avoir cherché la puissance et la richesse : « Je porte témoignage en vérité et dans la joie de mon cœur, devant Dieu et devant ses saints anges, que je n’ai pas eu d’autre motif pour retourner dans ce pays, d’où je m’étais échappé une première fois avec tant de peine, que l’Évangile et ses promesses. » Il n’appartient pas à mon sujet d’entrer dans les discussions religieuses auxquelles a donné lieu l’apostolat de saint Patrick. Je ne m’occupe ici que du côté politique de sa vie, et il semble pleinement démontré, par l’introduction même du Senchus, que saint Patrick, en apportant le christianisme à l’Irlande, ne chercha pas à la rendre romaine, et que le Senchus-Mor, quoique approuvé par saint Patrick, est une loi purement celtique et inspirée par les plus vieilles traditions celtiques. Quelle était cette barbarie, ou, pour mieux dire, cette société envers laquelle saint Patrick montrait tant de complaisance ? Avant le Senchus, dit le préambule, le monde était dans l’égalité. Nous voilà, dès le premier pas, bien loin des lois salique et ripuaire et des mœurs des Germains de Tacite, d’où Montesquieu fait sortir la féodalité, bien qu’on comprenne peu la féodalité quand les lois sont personnelles et non réelles, quand elles dépendent de la race et non du territoire. D’ailleurs l’Irlande ne connut jamais le régime féodal ; elle passa d’un seul coup, par le fait de derniers malheurs, de la société du Ve siècle à la société moderne, et c’est la difficulté de concilier les sentiments de deux sociétés si différentes qui, plus encore que les divisions religieuses, rend difficile de la bien gouverner. L’Irlande a donc commencé par l’égalité, et le mot d’égalité n’est pas ici un accident de rédaction ; il est question, dans plusieurs parties du Senchus et des gloses, d’un état social antérieur au régime du clan, et qui est qualifié avec une sorte de mépris « le temps où chacun était seul responsable de ses dettes et de ses crimes. » Les auteurs des gloses ne savent comment interpréter ce mot d’égalité ; ils disent « égalité d’ignorance et de superstition, égalité, le régime où il n’y a d’autre droit que la force, égalité en ce qui touche le droit à des dommages... » En d’autres termes, c’est l’égalité devant la loi. Or cette égalité fut altérée pour donner même privilège au roi et au brehon, à l’évêque et au poète, c’est-à-dire à tous les chefs en exercice, suivant ces deux axiomes de la loi celtique : « Les chefs de tous les degrés appartiennent également à l’ordre des chefs. — Chacun est au même titre maître de sa terre, qu’elle soit petite ou qu’elle soit grande. » Si saint Patrick, en défendant aux poètes la sorcellerie, leur donna, comme il le dit, plus qu’il ne leur enlevait, un privilège commun au roi et au gardien des registres de l’état civil se rapproche fort de l’égalité. Ce n’est pas tout. Il ne suffit pas de posséder la dignité, il faut la mériter. « On ne doit pas donner le bien au méchant. » Contre le roi qui ne rend pas justice à son tenancier, contre l’évêque impudique, le poète prévaricateur et le chef indigne, l’insurrection est le plus saint des devoirs. Les cas de déchéance sont singulièrement multipliés. Presque tous les crimes, la diffamation comprise, y donnent légalement lieu, les uns quand il y a récidive, les autres sans récidive. On retrouve l’esprit de saint Patrick dans deux dispositions. Le chef laïque peut conserver son droit au dommage quand l’évêque le perd, parce que c’est sa puissance matérielle qui l’a fait accorder à l’un, et la vertu à l’autre. Également l’évêque marié peut, après avoir fait pénitence d’un adultère, recouvrer son siège ; mais il n’en est pas de même pour l’évêque non marié, parce que celui-ci est tombé de plus haut. Il ne lui reste, après avoir fait pénitence, qu’à devenir ermite ou pèlerin, exilé de Dieu, pour parler le langage poétique de la vieille Irlande. Dans le paragraphe relatif aux dommages ou honoraires accordés aux rois, aux évêques, aux brehon et aux poètes, il est question d’une cinquième classe de personnes qui jouissent du même privilège. C’est le chef ou le propriétaire (les deux mots ont ici la même signification) qui possède sa fortune légale et a le chaudron toujours plein. Ce chef s’appelait en irlandais le brewy, et l’on a laissé le mot irlandais dans la traduction anglaise, bien qu’à l’aide des gloses le sens tût facile à préciser. Quiconque avait un tenancier était un chef, et les chefs du dernier degré sont ceux qui n’ont qu’un tenancier. Au premier degré sont les brewy, dont l’honneur, comme dit une glose, est de garder chez eux des animaux gras impropres à la reproduction. Le brewy du premier rang, car il y en a deux, est un homme qui vit dans une maison à quatre portes, à travers laquelle coule un ruisseau d’eau vive, pour produire un courant d’air et chasser l’humidité. Il doit entretenir au moins deux cents ouvriers et posséder deux cents têtes de bétail de chaque espèce. Il doit avoir son chaudron toujours pendu à la crémaillère et toujours plein de trois espèces de viande, bœuf, mouton et porc, avec une juste proportion de gras et de maigre, afin d’être toujours en mesure de remplir les devoirs de l’hospitalité. Il faut que l’on puisse tirer du chaudron une nourriture suffisante pour tout venant et convenable pour chacun suivant son rang : la hanche pour le roi, pour l’évêque et pour le brehon, le gigot pour le jeune chef, la tête pour le conducteur du char, et le filet pour la reine. Au roi contre lequel il y a de l’opposition, on ne donnera que les parties inférieures de l’animal, parce qu’il n’a droit alors qu’à la moitié des honoraires de son rang. C’est comme compensation aux charges de l’hospitalité que des dommages ou des honoraires supérieurs ont été accordés au brewy ; mais si d’une part il reçoit des dommages considérables pour tous les préjudices qui lui sont causés et de fréquents honoraires pour tous les témoignages qu’il est appelé à porter, il est exposé d’autre part, en vertu des parentés sociales, à payer les dettes, les compensations et les amendes d’une infinité de personnes. Sa situation est presque aussi précaire que celle des rois. Il y avait probablement au Ve siècle autant de fils de rois et de fils de brewy réduits à la misère ou à une condition médiocre, qu’il y en a aujourd’hui. Aussi les anciens annalistes irlandais ne disent-ils pas : « Dans tel combat mourut le fils d’un roi. » Ils disent : « Dans tel combat mourut celui dont on aurait pu faire un roi. » Le préambule du Senchus se termine par un appel à la révolte contre les chefs qui ne remplissent pas leurs devoirs. C’est justice sous un régime où la naissance donne l’aptitude à la propriété et au pouvoir, et où elle n’assure ni la propriété ni le pouvoir. La mobilité dans la situation des personnes y fait la stabilité des choses. On voudrait pénétrer plus avant et trouver dès la première ligne du Senchus le principe fondamental de cette société qui a été un gigantesque effort pour sortir de la barbarie, et qui, le premier pas accompli, a toujours été rebelle au progrès. La curiosité est-elle trop grande ? Les auteurs de la publication du Senchus semblent l’avoir pensé ; ils voient surtout une question de jurisprudence là où nous cherchons à découvrir le caractère d’un ordre social et les instincts d’une nationalité. Au lieu de : la loi sur les parentés sociales et des autres grandes lois annoncées par le préambule, ils nous donnent dans ce premier volume la loi sur les saisies, c’est-à-dire un code de procédure civile et ; criminelle. On éprouve un désappointement d’autant plus grand que là loi sur les saisies est d’une lecture difficile. On a peine à se reconnaître au milieu de malices vieilles de quinze et de vingt siècles d’analogies ; de distinctions et d’une foule de subtilités professionnelles. Il semble que toutes choses soient placées ici au rebours du bon sens, et l’on sait gré aux brehon d’avoir qualifié leur loi « la ; vérité sortant du mensonge, la légalité de l’illégalité, le bien du mal, l’ordre du désordre. » Cependant «n aurait tort de se plaindre. La loi de procédure implique la loi civile et la loi pénale et les nécessités d’un ordre social tout entier se déroulent devant vos yeux quand vous arrivez aux paragraphes que voici : « Pourquoi dit-on les quatre espèces de saisies ? Parce qu’il y a quatre choses qui donnent lieu à la saisie : le crime que l’on a commis soi-même, le crime d’un proche parent, le crime d’un moyen parent, le crime d’un parent en général ; « Parce que les quatre tribus les plus proches sont responsables du crime de chaque parent de leur sang ; « Parce qu’il y a quatre intéressés pour quiconque est demandeur ou de fendeur : la tribu du père, le chef, l’église, la tribu de la mère ou celle du père nourricier ; « Parce que chacun, comme co-occupant de la terre, donne garantie sur ses bestiaux aux quatre voisins les plus proches des deux côtés et aux deux bouts. » Puis viennent ces quatre axiomes : « On peut poursuivre celui qui vous a porté préjudice en actionnant son parent, car tout parent est responsable. « Avis est donné à la tribu du débiteur, et le plus proche parent est actionné. « La tribu tout entière est responsable pour, la fuite d’un de ses membres. « Les dettes des vivants sont supportées d’après l’ordre où l’on acquiert les héritages des morts. » Voilà le système du clan dans toute sa vigueur. Son principe, c’est la solidarité de chacun des membres de la tribu et l’isolement du clan au milieu de la nation. L’individualité s’efface, la patrie disparaît, le clan seul existe, et celui qui introduira un étranger dans le sein de la tribu en élevant l’enfant d’un père inconnu encourra la même peine que s’il commettait un meurtre. Il n’y a rien assurément de plus éloigné de nos idées et de nos mœurs. Nos sentiments les plus chers, l’indépendance individuelle et l’amour de la patrie, sont à la fois blessés. Cependant on n’éprouve pas ici la répugnance qu’inspire l’empire romain ou la féodalité. On compare la tutelle affectueuse du clan à la dureté de la société moderne, qui sacrifie si aisément l’individu au progrès de l’espèce, et l’on comprend que les Irlandais, humiliés et dépouillés, tournent avec complaisance leurs regards vers le temps des lois brehon. Que les pauvres d’Irlande, qui voient leurs, ancêtres passer leur temps dans les festins et dans les combats, ne s’imaginent pas toutefois qu’aux siècles écoulés tout le monde fût chef ou menât la vie des chefs. Chaque page du Senchus montre que, s’il existait une sorte d’égalité parmi les chefs, il y avait une inégalité cruelle entre les hommes de la classe supérieure et ceux de la classe inférieure. Ces derniers étaient réduits à une condition légale mal définie par la loi des saisies, et que l’on est tenté de comparer à celle des esclaves ou des serfs, bien qu’évidemment l’analogie ne soit pas complète. Le vacher, le berger, le charretier, l’employé et l’ouvrier de toute espèce n’avaient ni le droit de contracter sans l’autorisation de leur maître, ni celui d’intenter une poursuite sans être cautionnés par un chef. Ils étaient placés par la loi dans la condition des mineurs et des aliénés. Quand on les poursuivait pour une dette ou pour une offense quelconque (et dans le nombre des offenses il faut compter la raillerie, un surnom donné à un chef ou la remarque d’une difformité), la saisie ne s’exerçait pas sur leurs bestiaux, on s’emparait de leurs personnes. Ils étaient mis en prison, enchaînés, réduits pour nourriture journalière à un vase de lait de la contenance de douze coquilles d’œuf, et ils restaient dans cet état jusqu’à ce qu’un chef les eût réclamés et eût pris l’affaire à sa charge. Une femme esclave est donnée en gage comme garantie d’une dette ; elle prépare un bain pour son nouveau maître, celui-ci l’accuse de lenteur, elle lui fait remarquer une difformité sur son visage, et il la tue. Une balance s’établit entre le prix à payer par l’ancien maître pour la raillerie de la femme dont il est responsable et le prix à payer par le nouveau pour le meurtre de la personne donnée en caution. Ces choses, dira-t-on, étaient communes à toutes les législations de ces temps malheureux. Il faut donc voir ce qui appartient exclusivement au système du clan. Sous le régime des parentés sociales, il ne peut y avoir d’autres pénalités que des dommages pécuniaires. En même temps, sous ce régime, chacun étant responsable du crime ou de la dette d’autrui, — crime ou dette ont les mêmes conséquences, — il est de l’intérêt de tous de faire échapper le criminel ou le débiteur. Aussi toute l’habileté des brehon s’est-elle appliquée à trouver le moyen d’amener les gens devant la justice. C’est le premier intérêt ; tous les autres sont sacrifiés. Quiconque croit avoir une plainte civile ou criminelle à porter contre quelqu’un commence par saisir sa propriété, et naturellement la portion de cette propriété la plus facile à transporter, ses bestiaux. Il les place dans un enclos, celui du chef, celui de l’église, ou le sien propre, après en avoir donné avis, et dans le cas où, sur la présentation de l’avis, on ne lui a pas offert caution. Là les bestiaux sont gardés et nourris pendant un certain nombre de .jours, trois, cinq ou dix, aux frais de la personne saisie, qui paie en outre une amende d’environ deux vaches par chaque jour qu’elle tarde à comparaître. Au bout de la période fixée, si elle n’a pas comparu, les animaux saisis sont confisqués, et l’on procède à une autre saisie contre la même personne, ou contre un de ses parents, ou contre un des membres de sa tribu, et l’on recommence jusqu’à ce que la personne attaquée ou ses ayant-cause aient consenti à comparaître : Ce n’est pas tout. Comme, en cas de défaut, on poursuit successivement les parents jusqu’au dix-septième degré pour les causes ordinaires, ceux-ci ont le droit d’opérer la saisie sur chacune des personnes responsables d’un degré plus rapproché, en sorte que chacun est dépouillé de son bien et enlève le bien d’un autre. Lorsque c’est contre un chef qu’une action est intentée, la loi est plus favorable au défendeur. D’abord l’homme d’un rang inférieur qui attaque celui d’un rang supérieur est obligé d’acheter le concours d’un autre chef sous peine de payer une amende considérable et d’être mis hors de cause pendant un jour, une semaine, un mois, un an. Ensuite le temps du délai qui doit s’écouler entre l’avis de la saisie et la saisie même est doublé, de façon à donner plus de facilité à se procurer une caution. Enfin les dommages et les amendes encourus pour les illégalités auxquelles expose sans cesse la complication de la procédure sont quadruples quand la partie adverse est le roi ou une personne du même rang, doubles quand c’est un chef du second rang, et simples quand c’est un homme d’une classe inférieure. Également le temps accordé à chacun « pour parler devant le juge et pour reprendre haleine » est mesuré sur la dignité des personnes. Il devait être presque impossible d’obtenir justice de l’homme riche, et même de l’actionner. Comme remède à ce déni de justice, on eut recours à un procédé d’une nature étrange. En même temps qu’on donnait avis de la saisie à un chef, on devait, sous peine d’amende et sous peine aussi d’être débouté de la demande, jeûner à sa porte jusqu’à ce qu’il eût fourni caution. Cela se pratique également aux Indes, où l’on a vu souvent des régiments de cipayes se présenter à la porte d’un nabab et demander le paiement de leur solde en menaçant de se laisser mourir de faim, s’ils n’étaient pas payés. On prétend que ce mode d’obtenir justice est très efficace aux Indes. Il l’était probablement aussi dans la vieille Irlande ; il le serait même chez nous. Si quelqu’un s’établissait à la porte de votre maison et déclarait à tout venant qu’il est là, mourant de faim, pour témoigner que vous avez commis une injustice à son égard, la contrainte serait grande, et l’on aurait hâte de s’y soustraire, quand même la plainte serait injuste. Je ne discute pas la moralité de cette justice, qui faisait de l’ordre avec du désordre, comme on l’a dit récemment en Fiance sans se douter qu’on répétait la maxime favorite des lois brehon. Je fais cette simple remarque. Si l’effet des parentés sociales est tel que, pour amener un homme devant le juge, il faille commencer par saisir ses biens avant l’ouverture du procès, ces mêmes parentés sociales ont dû sans cesse exciter chacun à prendre les armes pour défendre l’homme de sa tribu. Et quand on voit ce plaideur qui vient jeûner à la porte du chef et qui sans doute ameute autour de lui toute la population à laquelle il raconte ses griefs, on ne peut s’empêcher de penser qu’une émeute devait en être le résultat plus souvent qu’un procès. La législation des brehon n’est donc pas en contradiction, comme on le prétend, avec l’histoire d’Irlande, avec cette histoire déplorable qui peut se résumer en deux mots : impuissance à se défendre contre un ennemi étranger, si faible qu’il soit ; impuissance à rester un jour en paix avec son voisin. Sous le régime du clan, la loi doit être douce et la société violente. Puisque toute affaire privée devient l’affaire du clan, la plupart des affaires doivent se régler comme se décident les affaires entre les états, c’est-à-dire par la guerre, par la rapine et par l’injustice, et les brehon faisaient sans nul doute plus de traités de paix qu’ils ne prononçaient de jugements. La loi sur les parentés sociales et la loi sur les tenanciers libres, ainsi que celle sur les bas tenanciers, n’étant pas encore publiées, c’est d’un code de procédure dont la forme est singulièrement obscure qu’il faut extraire par voie indirecte des notions certaines sur le régime du clan. Y avait-il chez les anciens Irlandais des libertés politiques, des assemblées, des malls, comme chez les Francs ? Oui et non ; il en existait autant que le comportait le régime du clan. Avec ce régime, il ne peut être question ni d’assemblées générales de la nation, ni même d’assemblées générales de chacun des trois grands peuples qui se partageaient l’Irlande. Seulement, d’après une glose du Senchus, les possesseurs d’héritages, qui étaient tenus d’accompagner le roi à la guerre, avaient en même temps le droit de concourir avec lui au règlement des questions qui intéressaient plusieurs tribus voisines, et tous, c’est-à-dire probablement tous les hommes libres, décidaient en commun de la guerre. Tous également étaient appelés à répartir les deux tributs appelés « tribut de la nourriture pour le roi » et « tribut de la nourriture pour le chef. ». Ces noms de « tribut de la nourriture » peuvent cacher de véritables impôts en nature. On a la répartition de cet impôt par provinces au VIIIe siècle, et le Senchus nous apprend qu’au v% lorsque le chef meurt avant d’avoir touché le tribut, son héritier a le droit de réclamer l’arriéré. A ces deux charges s’en ajoutaient plusieurs autres qui montrent un certain degré de civilisation : la construction des ponts en pierre et en bois, l’entretien des champs de foire, l’entretien des routes. Les routes étaient divisés en trois classes, et les routes de première classe s’appelaient routes royales. On devait les mettre en état trois fois par an : pendant l’hiver, au temps des, foires, à l’époque des courses de chevaux. Puis venait toute une série de travaux communs : le labourage des champs communs, la garde des bestiaux communs, l’entretien du moulin commun, et le soin des pêcheries et des filets communs. Tous ces travaux, aussi bien que la construction et le ravitaillement des forts, étaient surveillés par les chefs, et le frère seul avait alors le droit d’accomplir la tâche du frère ; mais, dans un état de choses où la guerre était la première des occupations et la rapine la seule source de fortune, les obligations militaires devaient être les plus strictes de toutes. Quiconque possédait un héritage devait suivre le roi aux trois guerres annuelles et venir le joindre chaque fois qu’il en était requis. Celui qui possédait un bouclier et savait s’en servir était tenu de prendre part à toutes les expéditions de pillage, et le reste du peuple devait être prêt tous les jours à repousser les attaques des pirates, ainsi que les incursions des tribus voisines, et tous les sept jours, en cas de paix, à faire la chasse aux loups. L’ordre et l’autorité n’étaient pas sans garanties, comme on dirait en France. L’amende la plus forte est infligée à celui qui trouble la réunion des chefs en excitant du tumulte. Celui qui, pendant que les chefs sont à conférer ou à festoyer, coupe les brides des chevaux et les fait échapper doit, comme réparation, payer le montant de la valeur des dommages d’honneur appartenant aux trois plus nobles personnages de la réunion ou aux sept plus nobles, suivant l’opinion d’une femme brehon du IIe siècle. Enfin celui qui mine le tertre de gazon appelé lieu d’assemblée doit remplir de lait le trou qu’il a fait. Le chef dépossédé, s’il est de seconde classe, — car le même privilège ne s’applique pas au roi, — peut, pour se consoler, se donner le plaisir, probablement dangereux, de saisir les bestiaux de ses tenanciers qui ne l’ont pas défendu, et même de tous ceux auxquels il reproche d’avoir comploté contre lui. Parmi les singularités qui caractérisent le régime du clan, on remarque d’abord que tout étranger est considéré comme suspect et traité en ennemi. Si l’étranger, c’est-à-dire l’habitant d’un territoire voisin, n’a pas de propriété sur le territoire de la tribu, il est arrêté, fût-il un ménestrel, et reconduit à la frontière. Celui chez lequel il a logé ou mangé devient pour vingt-quatre heures responsable de ses crimes. Si l’étranger a des propriétés sur le territoire de la tribu, il n’a pas droit au revenu complet de sa terre, et lorsqu’il intente un procès, il doit être assisté d’un membre de la tribu sous peine d’être mis hors de cause. Il y a une exception en faveur du commerce maritime. La tribu ne doit pas simplement protection au navire étranger, elle doit nourrir les équipages. Quand un navire entre dans un port, le chef de famille du lieu se rend auprès du roi, et celui-ci opère une saisie contre la tribu pour garantir l’exécution de la loi. Dans les relations des membres de la tribu entre eux règne au contraire la plus grande bienveillance. Sans doute on distingue trois ordres de personnes placées dans des conditions légales différentes : les propriétaires ou chefs à tous les degrés, entre lesquels existe une sorte d’égalité ; les tenanciers, qui se divisent en deux catégories ; enfin les hommes pour lesquels la loi n’a pas de protection parce qu’ils sont sous la protection d’un autre. Néanmoins le principe du clan est généreux et exerce son action. Ces personnes de conditions inégales sont de même race et de même sang, et la parenté sociale crée entre elles ces rapports d’affection et de dévouement qui sont l’honneur du clan. Qu’au Ve siècle il y ait en Irlande comme partout des hommes appartenant à d’autres hommes, on n’y verra pas comme ailleurs la haine répondant au mépris. Dans aucune législation, germanique ou féodale, on ne lira cette sentence du Senchus : « Des trois objets de la loi, — le gouvernement, l’honneur et l’âme, — le gouvernement appartient aux chefs, l’honneur et l’âme appartiennent à tous. » Lorsqu’il s’agit du respect pour la faiblesse et du soin pour les malheureux, ces petits clans demi-sauvages et demi-païens, qui, sous la loi chrétienne de saint Patrick, appellent encore forêts sacrées les forêts druidiques, montrent plus d’humanité que les sociétés civilisées et chrétiennes. Chaque année, une partie du territoire de la tribu est mise à la disposition du chef pour être distribuée entre les pauvres. « Le premier devoir, dit le Senchus, et c’est une obligation qui passe avant toutes les autres, est de secourir ceux qu’a frappés la baguette magique. » Celui qui manque à ce devoir est condamné à une amende de cinq vaches, s’il s’agit d’un fou, de dix vaches, s’il s’agit d’une folle. Mêmes soins pour l’enfant qui perd sa mère en venant au monde, mêmes soins pour le blessé et pour le malade. « Le malade doit être placé dans une maison convenable, non pas dans une des trois espèces de maisons de rang inférieur, où l’on voit sur les murs, des traces de limaces, mais dans une maison à quatre fenêtres, où il est possible d’établir un courant d’air. » La loi sur les saisies n’admet d’exceptions qu’en faveur de ceux qui sont à l’armée, combattant pour la tribu, et de ceux qui soignent un malade. Ce qu’on admire surtout, c’est le respect pour les parents et le divin amour pour la vieillesse, qui est encore aujourd’hui le plus beau trait du caractère irlandais. Les enfants sont tenus de soigner leurs parents âgés ou infirmes. Le produit de huit vaches est alloué à chaque vieillard, « à moins qu’il ne sache chanter et ne puisse gagner sa vie en amusant les autres. » Quand une famille néglige le soin de nourrir un vieillard et qu’une autre famille le nourrit, celle-ci devient son héritière. Il y a encore dans la loi des saisies un grand nombre de dispositions qui montrent le haut prix que l’on attachait à l’honneur et qui témoignent d’une vive délicatesse de sentiments. Les atteintes à l’honneur, la diffamation, la satire, « tout ce qui peut faire rougir un homme, » sont punies comme le vol et l’assassinat. L’offense s’aggrave quand l’insulte s’applique aux morts, qu’il s’agisse d’un homme que l’on raille ou d’une femme dont on prétend avoir obtenu les faveurs. Dans les choses nécessaires à la vie qui ne peuvent pas faire l’objet d’une saisie, on compte le jeu d’échecs du chef, le chien favori de la femme et les joujoux des enfants, « leurs palets, leurs balles, leurs cerceaux, car il ne faut pas, dit la glose, que ces petits êtres soient privés un seul jour de leur amusement accoutumé. » Ce qui donne un intérêt particulier à ce livre de procédure, obscur en lui-même et encore obscurci par le grand nombre de mots non traduits dont il faut deviner le sens, c’est la ressemblance que l’on découvre sans cesse entre l’Irlande ancienne et l’Irlande moderne. Supprimez par la pensée tout ce qui est anglais en Irlande, ne voyez que l’Irlande des Irlandais, pour mieux dire l’Irlande des pauvres, vous serez au Ve siècle. Les champs sont, comme aujourd’hui, entourés de murs et de palissades, les uns labourés, les autres en pâturages. Plus de bêtes à cornes, et moins de moutons, du chanvre au lieu de lin, pas de pommes de terre, voilà la différence. Il n’est pas certain que la culture soit très inférieure à ce qu’elle est de nos jours. On fait un grand cas du fumier. Le chien de garde s’appelle le « chien du tas de fumier. » De fortes amendes sont imposées à celui qui s’empare du varech et des herbes marines propres à l’amendement des terres. On met le blé en moyettes avant de le mettre en meules, et l’on fabrique avec le son et la farine mêlés ensemble le pain sans levain appelé aujourd’hui griddle-bread. On fait du beurre et de la bière, et l’on connaît le vin. Les tourbières sont exploitées comme à cette heure, et, faute de bois, l’on se sert des fanons de baleine pour cercler les tonneaux. Les mines d’argent, de cuivre, de fer et d’autres métaux sont l’objet d’un assez grand trafic. Il y a des règlements pour les cours d’eau. Il y a des pêcheries de saumons sur le même modèle qu’aujourd’hui, et des pêches maritimes exploitées par les indigènes, au lieu de l’être, comme maintenant, par des marins de l’île voisine. Tout prouve un commerce maritime assez considérable qui s’étend jusqu’aux côtes d’Espagne. Mais c’est l’homme surtout qui n’a pas changé. Le régime du clan est une tutelle exercée avec bienveillance, et l’Irlande montre qu’une nation arrachée par la défaite à ce régime ne saurait supporter ni l’oppression étrangère, ni la liberté comme nous la comprenons. C’est seulement par les plus éclairés, par ceux que la richesse ou les lumières ont faits cosmopolites, que le bienfait de la civilisation moderne est accepté. Les sentiments du clan survivent parmi les déshérités de la fortune, parmi ceux auxquels la société moderne dit : Si tu n’es pas assez fort pour porter ton fardeau, succombe, meurs, ou va-t’en ! D’où vient cet amour extrême des Irlandais pour la location de parcelles de terre qu’ils s’épuisent à cultiver à la main et à côté desquelles ils meurent de faim, et d’où vient cette répugnance extrême à vivre d’un travail salarié, sinon de la distinction qui existait autrefois entre la classe des tenanciers et celle des ouvriers ? Il est difficile d’analyser de vieux instincts qui se cachent sous des passions nouvelles ; mais, pour peu qu’on connaisse l’Irlande, on le sent, l’idée fondamentale de toute société, l’idée de la propriété, n’est pas là cette idée simple et claire que conçoivent les peuples qui ont connu le droit romain et qui se sont préparés à la liberté civile en luttant contre la féodalité. Pour l’Irlandais, la propriété est une chose qui se partage d’une manière inégale et différente entre le maître du sol et celui qui le cultive. On accorde au propriétaire une suprématie morale sur la personne du cultivateur, et on lui conteste le libre usage de son bien. Il est plus et moins qu’un propriétaire, il est un chef. Sous tous les contrats, écrits ou verbaux, il y a pour une des deux parties, en dehors du contrat, une loi de nature, qui donne au fermage une portion des droits de la propriété. Il n’importe pas qu’il s’agisse d’un Anglais ou d’un Irlandais, d’un catholique ou d’un protestant. Aussi avec quelle ardeur ces gens se précipitent pour obtenir des baux à des prix excessifs, et avec quelle ardeur d’autres viennent les leur acheter à des prix plus insensés encore ! Ce que l’on veut, c’est le bail, c’est le droit de co-occupant, comme dirait le Senchus. Ensuite le propriétaire est un homme injuste, s’il exige de la terre plus qu’elle ne peut rapporter, et on le traite comme on traitait le chef qui ne remplissait pas ses devoirs. Par contre, les propriétaires ont peu de goût pour les baux ; ils préfèrent louer à volonté, de manière à pouvoir évincer les locataires sans formalités légales. De là les duretés et les assassinats, de là aussi ces deux tendances en apparence contradictoires : le rebelle irlandais veut que toutes les clauses des contrats civils soient réglées- par la loi, et le conservateur veut maintenir la liberté des contrats. Le socialisme irlandais a donc pour axiome le droit au fermage : c’est sous la forme du fermage obligatoire que les fils du clan comprennent le partage des terres. Le tenant-right (droit des fermiers) n’est pas, comme on l’a dit, une question nouvelle suscitée contre l’Angleterre par la jeune Irlande. La question est vieille comme le S enclins, vieille comme tout ce qui est indigène en Irlande. Le fénianisme, qui va plus loin, est-il aussi, comme on le prétend, de date récente ? Non, il ne fait que continuer, sous un nom qui rappelle les temps légendaires de l’Irlande, la tradition des vieilles sociétés secrètes, ravivées par l’argent envoyé des États-Unis après le licenciement des armées fédérales. Qu’est-ce donc que le fénianisme ? A l’origine des temps historiques, l’Irlande était habitée par trois peuples : les Feini au sud, les Ultoniens au nord, les Ernaï à l’ouest. On peut se demander si le mot de Feini vient de celui de Finois, comme l’affirme M. Henri Martin. Pour les Irlandais, il se rattache plutôt à la vieille fable de Feinius, roi de Phénicie, beau-père de Scotia, fille de Pharaon. .Ce qui est certain, c’est que les fenians descendent des white-boys. Il importe peu qu’ils se mettent des moustaches au lieu de se barbouiller la figure de noir de fumée, et qu’ils fassent l’école du peloton la nuit sur les bruyères au lieu de creuser des fosses sous les fenêtres des propriétaires. Le but est le même, on veut épouvanter et rendre l’Irlande intenable pour une partie de ses habitants. Seulement, comme le fénianisme, sorti d’Irlande il y a vingt ans, a passé par les États-Unis et s’y est trouvé en contact avec des idées étrangères, il est devenu libre penseur, et il attaque le clergé catholique en même temps que le gouvernement anglais et les propriétaires irlandais. Cette nouveauté a jeté un singulier effroi. On s’est demandé quelle garantie aurait la vie des hommes, si une partie de la population rejetait l’autorité morale du clergé aussi bien que le pouvoir des lois, et bien qu’on soit accoutumé en Irlande aux sociétés secrètes et à leurs bravades, une sorte de panique s’est emparée des esprits quand on a reçu la nouvelle que deux ou trois paquebots venus d’Amérique avaient presque en même temps débarqué à Cork un certain nombre d’agents fenians. Le gouvernement anglais, jusqu’alors impassible, a dû agir d’autant plus promptement que, si le danger était nul pour lui, il était très grand pour tous les propriétaires qui vivent dans des habitations isolées et pour tous les postes de police de cinq à six hommes répandus dans la campagne. Mais, l’incident passé, reste la cause qui l’a fait naître. Le fénianisme a prouvé une fois de plus que l’Irlande n’est pas assise et qu’un grand nombre de gens y sont toujours prêts à acclamer la rébellion. Trois siècles d’oppression n’ont pas dompté l’Irlande, et soixante années de liberté ne l’ont pas ralliée à l’Angleterre. Il reste un malaise, un mécontentement, une colère, que n’étoufferait même pas la réparation de la grande injustice qui dure encore, — l’inégalité du traitement entre les clergés des différents cultes. Doit-on, comme l’Angleterre, crier à l’ingratitude contre l’Irlande et proclamer qu’elle est ingouvernable ? Doit-on, comme tant de gens en Europe, s’imaginer que l’Angleterre se plaît à maintenir l’Irlande dans la misère et dans le mécontentement ? Nullement. Le mal de l’Irlande est aussi facile à définir que difficile à vaincre : c’est celui d’une nation qui, contre sa volonté, a été transportée d’une civilisation à une autre. Une portion des Irlandais a conservé les sentiments de temps qui ne peuvent plus revenir, et une autre portion appartient au XIXe siècle. Ce trouble, que ne savent calmer ni l’oppression ni la liberté, c’est le rapprochement forcé de deux sociétés différentes entremêlées sur le même sol. On ne se connaît pas, on ne se comprend pas, et l’antagonisme des religions et des nationalités fournit les armes de la lutte. Assurément on ne peut pas demander à l’Angleterre d’aller en arrière et de rendre à l’Irlande les douceurs problématiques du régime du clan. L’Irlande elle-même est trop avancée, à beaucoup d’égards, pour consentir à reculer ; mais s’il est un axiome incontestable, c’est que les lois doivent être appropriées aux sentiments et aux mœurs des peuples. On trouve dans le Senchus plus que l’origine, on y trouve le fond même des choses qui agitent l’Irlande. L’Irlande moderne est la glose vivante du Senchus. Que les hommes d’état anglais étudient donc les lois brehon, qu’ils cherchent dans ces lois ce qui peut s’accorder avec le progrès moderne. Ils se sont fiés trop exclusivement, pour pacifier l’Irlande, aux vertus de l’économie politique. Évidemment les Irlandais ne veulent pas être gouvernés et non gouvernés à la manière des Anglais. C’est une folie ? Soit ; mais les folies des peuples doivent être traitées avec ménagement. « L’honneur et l’âme, comme dit le Senchus, appartiennent à tous. » |
[1] Les anciennes lois de l’Irlande s’appellent communément lois brehon à cause des brehon, ou juges, qui rendaient leurs arrêts en vers.
[2] Sur la demande du docteur Todd et du révérend Charles Graves, le gouvernement anglais a nommé, le 11 novembre 1852, une commission, composée de MM. Francis Blackburne, lord chancelier d’Irlande, le comte de Rosse, lord Dunraven, lord Talbot de Malahide, Richard Pigot, lord chef baron de la cour de l’échiquier, Joseph Napier, attorney général, les révérends Robinson, Todd, Graves, Pétrie, et le major général Larcom, pour diriger et surveiller la traduction des anciennes lois d’Irlande. Les personnes qui ont pris la principale part a la collation des manuscrits et à la traduction sont le docteur O’Donovan, le professeur O’Curry, M. Neilson Hancock, professeur de jurisprudence, et M. O’Mahony, professeur d’irlandais à l’université de Dublin. M. Neilson Hancock a dirigé la publication.
[3] Tara, colline où l’on couronnait les rois d’Irlande.
[4] Il y a une erreur de date de quelques années en ce qui touche le règne de Théodose le Jeune.
[5] Niiada, dit la glose, fut condamné à mort, et Patrick promit de sauver son âme.