Difficultés que présente l'opinion de M. Deluc relativement au premier campement d'Annibal, à la montagne gravie à l'entrée des Alpes, aux journées de marche jusqu'au sommet du petit Saint-Bernard. I. On se souvient que M. Deluc a conduit Annibal à Yenne, où il lui fait enfin retrouver le Rhône,
et où il place l'entrée des Alpes. Arrivé à ce point, M. Deluc veut d'abord
que l’armée carthaginoise ait campé une première fois entre Yenne et Chevela[1]. J'avoue que,
d'après la description des lieux[2], je ne vois guère
comment une armée aurait pu trouver à camper par là, et je regrette que M.
Deluc, qui est ordinairement si exact dans ce qui tient aux localités, n'ait
pas songé à nous donner ici quelques éclaircissements. Immédiatement après,
page Que le rocher blanc de M. Deluc n’a aucun des caractères du λευκόπετρον de Polybe, ni par sa position, ni par son rapport avec les circonstances du récit. II. Nous avons déjà reconnu avec M. Deluc que le mot grec devait être pris dans le sens qu'il lui donne ; que l'existence de ce rocher est une indication très-importante dans le récit de Polybe ; enfin, que ni sur la route du grand Saint-Bernard, ni sur celle du mont Genèvre, on ne remarque aucun rocher de cette nature : il ne s'agît donc plus que de savoir si celui dont parle M. Deluc est, en lui-même et par sa position, en rapport avec les autres circonstances de la narration grecque. Polybe, comme on l'a déjà pu voir, représente ici l'armée carthaginoise traversant une gorge étroite et profonde, d'un accès décile, et bordée de précipices.... Les Barbares avançant sur les hauteurs, tandis que les Carthaginois avançaient dans le bas, et de là, tantôt roulant, tantôt lançant contre eux d'énormes pierres, ce qui répandit tant de désordre et de trouble dans l’armée, qu'Annibal fut obligé de se tenir toute la nuit, avec la moitié de ses troupes, sur un certain rocher blanc, d'où il pût en sûreté protéger le passage de sa cavalerie et de ses bêtes de somme.... Le lendemain il les rejoignit, poussa en avant, et se mit à gravir vers la cime des Alpes, n'étant plus inquiété que par quelques détachements de Barbares, qui venaient, suivant l'occasion, se jeter sur ses bagages.... Le neuvième jour depuis son entrée dans les Alpes, il atteignit le sommet de la montagne. M. Deluc, pour montrer qu'il a rencontré le lieu décrit
par Polybe, cite le passage suivant de M. de Saussure : L'on commence à monter (le
petit Saint-Bernard) dans le village même de
Scèz, situé au bord de l'Isère. On vient dans un grand quart d'heure au
village de Villar-Dessous, par un chemin pavé de pierres calcaires et de gneiss,
et au bout d’un second quart d'heure on passe sur un pont le torrent qui
vient du Saint-Bernard. La montagne, au-delà de ce pont, présente un point de
vue très-agréable ; une double cascade tombe à travers des prairies en
étagères avec des arbres, et un village au-dessus. On voit ensuite, de l’autre
côté du torrent, à l'entrée de la vallée d'où il sort, des masses informes de
gypse blanchâtre. De là on passé sons la cascade, et bientôt à Saint-Germain,
dernier hameau d'hiver[3]. A la seule lecture de cette description, il ne nous paraît
pas aisé d' reconnaître ce passage décisif invoqué par M. Deluc, et nous ne
sommes point surpris que voulant à toute force trouver un rapport entre ce
lieu et le fait raconté par Polybe, il ait laissé tant de confusion dans la
manière dont il le présente. D'abord, que voyons-nous dans M. de Saussure ?
Qu'au village de Scèz on commence à monter
le petit Saint-Bernard, et que lorsqu'on est arrivé au-dessus de Villar, et un peu plus au-dessous de Saint-Germain, c'est-à-dire à-peu-près au tiers de la
montée (Deluc, p. 149), on
voit de l’autre côté du torrent, à l’entrée de la
collée d’où il sort, des masses informes de gypse blanchâtre. M.
Deluc ajoute dans le même sens, page 151, que le général Melville, à un
demi-mille au-dessus de Villar, remarqua de loin ces rochers d'une blancheur
éclatante. Or, que voyons-nous dans Polybe ? Qu'Annibal continue de marcher
dans les vallées, qu'il traverse un défilé,
mais non point qu'il gravit une montagne. Tout au contraire, il dit
positivement que les Carthaginois avançaient dans le bas, suivaient le pied
de la montagne, ainsi que traduit M. Deluc, page 139, tandis que les Barbares avançaient sur les hauteurs ; que ce fut le
lendemain qu'Annibal, après avoir rejoint sa cavalerie et ses bagages, se
porta en avant pour monter vers la cime des Alpes. Il n'était donc
encore ni en train de gravir, ni près d'atteindre le sommet, lorsqu’eut lieu
l'attaque du λευκόπετρον.
Et encore, au point de la montée où est parvenu le général Melville, il ne
voit ces rochers que de loin à l'entrée de la vallée d'où sort le torrent de Erreur de traduction de M. Deluc.Puisque nous en sommes sur le chapitre des mots passés ou
mal saisis, ne pourrions-nous pas demander à M. Deluc pourquoi il traduit κρημνώδη
par une vallée bordée de rockers escarpés
(voy. page 149), au lieu de bordée de précipices ? Je conçois que M. Deluc
étant forcé par le texte grec de supposer, page 150, que l'ancienne route du
petit Saint-Bernard ne passait pas sur les points que traverse la route
actuelle, mais qu'elle montait le long de la rive
gauche de Impossibilité de camper au sommet des deux Saint-Bernard. III. M. Deluc continue, et fait arriver Annibal, sur la fin du neuvième jour, dans le vallon qui se trouve au sommet du petit Saint-Bernard, où il est resté campé pendant deux jours (yoy. page 154, 156 et suiv.). En admettant avec M. Deluc que ce vallon ait un grand quart de lieue de largeur, sur une demi-lieue de longueur, dont il faut cependant retrancher l'espace occupé par le lac, j’avoue qu'il me paraîtra toujours difficile à concevoir qu'une armée de trente mille hommes, avec sa cavalerie, ses éléphants, ses bêtes de charge, ses bagages, ait pu camper aisément en cet endroit. M. Deluc semble le reconnaître lui-même, puisqu'il ajoute que le camp pouvait s'étendre sur les prairies en pente douce par lesquelles on arrive au vallon. C'est là, du reste, une question qu’il faut soumettre aux gens du métier ; mais je ne pense pas que, dans l'histoire de l'art militaire, on ait à citer d'armée un peu nombreuse qui ait pu camper à l'endroit en question. Ce que je dis du petit Saint-Bernard, je pourrais le dire également du grand ; il n'y a guère après le mont Cenis que le mont Genèvre dont le sommet m'ait paru présenter une surface assez étendue pour qu'une armée comme celle d'Annibal ait pu y établir son camp pendant deux jours. D’aucun point des deux Saint-Bernard on n’a la vue des plaines d’Italie. Même observation pour le mont Genèvre.Mais si le mont Genèvre se prête à cette circonstance de
notre récit, il en est une autre non moins importante, à laquelle il ne peut
satisfaire, non plus que les deux monts Saint-Bernard. Je veux parler de la
vue des plaines arrosées par le Pô. En traversant ces diverses montagnes,
j'ai examiné avec soin si de quelque côté on y pourrait apercevoir la plaine,
et je me suis convaincu qu'il est impossible de rien voir. Me trouvant au
grand Saint-Bernard, je montai au sommet de Nous remarquerons d'abord que cette vallée de Quant au mont Genèvre, on s'y trouve, comme au grand et au
petit Saint Bernard, partout enfermé par les monts qui le dominent ; toute la
chaîne qui borde au sud-est la vallée d’Oulx,
et, derrière cette chaîne, les montagnes de Fenestrelles
interceptent entièrement la vue de la plaine. Est-il nécessaire ici de
discuter sérieusement l'assertion du chevalier de Folard, qui, après le passage
du mont Genèvre, fait traverser à l’armée carthaginoise le Col de Sestrières,
d'où elle descend dans la vallée de Pragelas,
pour remonter ensuite, par le haut des montagnes, au Col de Même observation pour le mont Viso.Enfin, pour en venir au Mont
Viso. L'on assure, dit le marquis
de Saint-Simon à ceux qui se piquent d'avoir bonne vue, que de son sommet on découvre la plaine du Piémont ; on me
l’a montrée comme on fait à tous les voyageurs, mais je suis forcé de
convenir que je n'ai pu la voir qu’en imagination, à cause de
l'oscillation de l'air, et de la longue chaîne de montagnes qui se trouve
entre deux[8]. L'abbé Denina,
qui cependant semble adopter l'opinion de Saint-Simon, remarque qu'on s'est moqué de lui lorsqu'on l’a vu attribuer à
l’oscillation de l’air de n’avoir pu voir la plaine du Piémont. Il
ajoute qu'il y a très-peu d'endroits dans cette
masse de montagnes, d'où l'on puisse voir la plaine en s'y plaçant exprès[9]. Du reste, quand
même du sommet de cette montagne on aurait la vue sur la plaine de Turin ' ce
système, à tant d'autres égards, est si évidemment insoutenable, qu'il n'est
pas nécessaire de nous y arrêter. Le petit Saint-Bernard ni le mont Genèvre n'offrent à leur descente aucun lieu où l’armée eût pu camper. — Le mont Genèvre n'offre aucun endroit où la neige eût pu se conserver d'une année à l’autre. — D'un fait cité à cet égard par M. Deluc dans son système. IV. Maintenant revenons à M. Deluc, et examinons si 4es lieux, à la descente du petit Saint-Bernard, répondront mieux aux divers incidents de la marche d'Annibal. Nous avons vu que l'armée, parvenue au point de la descente
où le chemin s'était éboulé, campa à l'entrée du défilé devant lequel elle
fut obligée de s'arrêter. J'avouerai qu'il m'est impossible de concevoir comment
elle eût pu former son camp dans cette petite plaine,
que M. Deluc représente comme formée de débris
qu'accumulent les divers torrents qui viennent s'y réunir[10]. On a soin
d’ajouter, il est vrai, que le camp pouvait
s'étendre aussi en remontant jusqu'au village de Pont-Serrant,
demi-lieue plus haut ; mais comme la descente de la montagne ne
se termine qu'à la Tuile[11], M. Deluc peut-il
croire que ce camp se soit trouvé bien établi sur le penchant de cette
montagne ? Ces difficultés s'appliqueront de même à la descente du mont
Genèvre ; il ne s’y trouve aucun endroit où une armée eût pu camper. Cette
montagne, en outre, ne présente aucune gorge qui par sa profondeur et sa position
puisse, comme au mont Cenis, conserver de la neige d'une année à l'autre.
Nous ne pouvons nier la possibilité de ce dernier fait pour le petit
Saint-Bernard ; mais il resterait à savoir si celui que M. Deluc allègue se
trouverait en rapport avec les autres circonstances de la narration grecque.
Annibal, lorsqu'il rencontra ce défilé, commençait,
ou pour le moins continuait à descendre,
et le chemin était très-étroit et très-rapide...
la pente était extrêmement roide (traduction de M. Deluc[12]). Or, M. de Saussure, dans une phrase placée
immédiatement après la descente du petit Saint-Bernard, et que M. Deluc a
oubliée dans sa citation, dit positivement que ce
passage des Alpes est un des plus faciles[13], etc. M. Deluc
lui-même semble dire, page 167, que la descente n'est rapide que jusqu'à
Pont-Serrant ; et je le conçois, car sans cela corn-ment aurait-on pu dresser
un camp sur tonte cette partie de la montagne qui s'étend de Pont-Serrant à Altération du sens par suite du peu de rapport des faits. Confusion dans les faits.Ne pourrions-nous pas nous expliquer à présent pourquoi M.
Deluc tient si fort à ce que les trois demi-stades de Polybe, ou mille pieds
de Tite-Live, s'appliquent à la longueur du chemin éboulé, et non à la
profondeur de l'escarpement ? Après avoir dit qu'à Sortie ries Alpes placée par M. Deluc à la cité d’Aoste ; contradiction avec lui-même et avec la nature des lieux. — Annibal n'eût pas été là dans le pays des Insubres. V. Poursuivons : D'après la traduction de M. Deluc, page 165, on voit qu’Annibal ayant accompli le passage des Alpes en quinze jours, entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô, et dans le pays des Insubres. Nous avons déjà remarqué ce qu'il y a d'inexact dans cette traduction ; mais ici examinons les faits tels qu'ils sont donnés par le traducteur. Il dit, page 115, que le quinzième jour depuis son entrée dans les Alpes, toute l’armée fut rassemblée dans la cité d'Aoste. Mais à Aoste Annibal se trouvait toujours dans les vallées, ainsi que l’auteur le reconnaît lui-même, pages 184, 185 : Il sortit de cette longue vallée aux villages de Saint-Martin et de Monte Stretto, où l'on découvre pour la première fois les plaines de l’Italie. Il n'était donc pas entré le quinzième jour dans ces plaines comme l’indique la traduction. Il n'était pas non plus dans le pays des Insubres : M. Deluc le reconnaît lui-même en établissant, page 185, que l'armée, à la cité d'Aoste, se trouvait dans le pays des Salassi ; aussi suppose-t-il que cette nation était alliée des Insubres, et que Polybe ne parait pas distinguer ces deux peuples l’un de l’autre. Mais c'est là une supposition toute gratuite, que contredit l'auteur lui-même, puisqu'il ajoute immédiatement après qu’Annibal étant arrivé à Ivrée, et sachant que les Taurini faisaient la guerre aux Insubres, ses futurs alliés, proposa aux premiers de se liguer avec lui contre les Romains. A Ivrée, il n'était donc pas encore chez les Insubres, ses futurs alliés ; à plus forte raison lorsqu'il n'était qu'à la cité d'Aoste, plus rapprochée des Alpes de 36 milles romains. Détour inexplicable qu’Annibal fait.Ce n'est pas tout : voulant expliquer l’étrange détour que fait Annibal dans son hypothèse, en se portant sur Turin, M. Deluc, page 188, suppose que les Taurini s'étant refusés à la proposition d'Annibal, il fut obligé de quitter la route de Milan, capitale de l’Insubrie, pour aller s'emparer de Turin, ville principale des Taurini, pour ne pas laisser derrière lui un peuple ennemi. Mais comment croire,
répond M. Letronne, qu'Annibal aurait rebroussé chemin
et perdu trois jours devant une ville qu'il n'avait nul besoin de prendre, au
lieu de se hâter d'arriver en présence des Romains ?... C'est justement parce que son armée était réduite à moitié,
et que les Taurins étaient un peuple puissant, qu'il devait craindre de s'affaiblir
encore avant de se mesurer avec les Romains. Un général aussi habile devait sentir
sa position : elle était critique ; tout dépendait de la première bataille
avec Publius Scipion. Victorieux, il voyait tous les peuples de la plaine du
Pô embrasser son parti[16] ; vaincu, il était abandonné de tous, et surtout de ceux
qu'il aurait auparavant contraints par les armes d'entrer dans son alliance.
La soumission des Taurins, la prise et le pillage de leur ville, dans
l'hypothèse de M. Deluc, ne devaient donc offrir aucune utilité à Annibal :
elles ne pouvaient être pour lui qu'une occasion de perdre du temps et des
soldats. Il n'aurait donc point inutilement sacrifié des hommes à la conquête
des Taurins, et perdu au siège de leur ville un temps précieux, pendant lequel
le consul romain passait le Pô[17] tout à loisir, si, en descendant les Alpes, il n'eût
trouvé les Taurins sur son passage, et si la ville de Turin, située au
confluent du Pô et de Tite-Live réfute expressément l’opinion soutenue par M. Deluc.Ce sont là de vieilles et solides raisons, qui, depuis longtemps, avaient déterminé Tite-Live à rejeter l'opinion que M. Deluc veut ressusciter. Le passage de l’historien latin est assez important pour être cité en entier. Après avoir rapporté que les Taurini furent les premiers peuples qu'Annibal rencontra à sa descente en Italie, Tite-Live ajoute : Id cum inter omnes constet, eo magis miror ambigi quanam Alpes transierit et uolgo credere Pœnino, atque inde nomen ei iugo Alpium inditum, transgressum, Cœlium per Cremonis [Centronis] jugum dicere transisse ; qui ambo saltus eum non in Taurinos sed per Salassos montanos ad Libuos Gallos deduxerint. Nec veri simile est, ea tum ad Galliam patuisse itinera ; utique quæ ad Pœninum ferunt obsæpta gentibus semigermanis fuissent. Neque hercule {nomen} montibus his, si quem forte id movet, ab transitu Pœnorum ullo Veragri, incolæ jugi ejus, norunt inditum ; sed ab eo quem in summo sacratum vertice Pœninum montani appellant[19]. Le grand Saint-Bernard : mêmes objections. — Peu praticable du temps de Strabon. Tite-Live ne se contredit point en y faisant passer les Boii et les Lingones. VI. Nous voyons que les considérations d'après lesquelles Tite-Live rejette l’opinion qui tendrait à faire passer Annibal par le pays des Centrones, ou le petit Saint-Bernard, s’appliquent également au grand Saint-Bernard, Penino jugo, puisque ces deux passages, aboutissant l’un et l'autre au pays des Salassi, dans l’une ou dans l'autre de ces deux hypothèses, les Taurini ne seraient pas le premier peuple qu'Annibal aurait rencontré à sa descente des Alpes. Nous remarquerons, en outre, relativement au grand Saint-Bernard, que Strabon établît positivement que, de son temps, ce passage, même après les travaux qu'Auguste y avait fait faire, n’était pas praticable pour les bêtes de somme[20], ce qui suffirait pour prouver que, du temps d'Annibal, l’armée carthaginoise, avec sa cavalerie, ses éléphants et ses bêtes de charge, n'aurait pu passer par cette montagne. C'est sous ce rapport, sans doute, comme à raison des obstacles qu’il aurait rencontrés de la part des nations semi-germaines, occupant toutes les avenues de cette montagne, que Tite-Live observe qu'il n’est pas vraisemblable que ce passage eût été ouvert à Annibal ; sans quoi il serait en contradiction avec lui-même comme avec Strabon, puisqu'il avait rapporté, dans un de ses livres précédents, que les Boii et les Lingones avaient traversé le mont Peninus[21], et cela à une époque bien antérieure à la seconde guerre punique. Mais ces Barbares n'avaient probablement avec eux ni cavalerie, ni bêtes de charge, ni éléphants ; en outre, les nations semi-germaines qui auraient fermé le passage à Annibal, pouvaient ne pas avoir les mêmes raisons de s'opposer à la marche de ces peuples, que des rapports d'origine, de mœurs, de langage, les empêchaient de regarder comme ennemis. Ainsi, nous voyons qu'ici les contradictions qu’on voudrait reprocher à Tite-Live, n'existeraient que dans une interprétation fausse de ses expressions, et qu'il est d'accord avec lui-même, comme avec Strabon, pour montrer qu'Annibal n'aurait pu trouver passage à travers les Alpes pennines. Réfutation des arguments qu’on prétend tirer du nom latin de cette montagne, des médailles et des inscriptions qu'on y a trouvées.Nous avons également vu qu'il prend soin de réfuter les arguments qu'on prétendait tirer du nom même de ces montagnes (Penninœ), qui, selon lui, ne leur vient nullement des Carthaginois (Pœni), mais du nom de la divinité qu'on adorait à leur sommet, et que les habitants appelaient Jupiter Penninus, du celtique, Pen, qui signifie lieu élevé, chose élevée. Le rapport existant entre ces deux dénominations, Penninus et Pœninus, ayant contribué à répandre dans le vulgaire l’opinion qu'Annibal avait pris ce passage, c'est de là que nous sont venues ces inscriptions Jovi Pœnino, Jovi Pœno, trouvées dans les fouilles du temple de Jupiter Penninus, au sommet du grand Saint-Bernard[22]. J’ai vu quelques-uns de ces ex-voto, gravés sur des lames de bronze ; mais ceux qui portaient Jovi Pœnino, ou Pœno, étaient en très-petit nombre, en comparaison des autres, où on lisait Jovi Pennino, Jovi Penino ; leur conservation, la forme de leurs caractères, le soin avec lequel ils sont gravés, l’introduction de la diphtongue æ ou œ, inconnue dans la langue celtique[23], me porteraient à les regarder comme d'une époque bien postérieure. Du reste, tout ce qu'on pourrait conclure de leur existence, c'est qu'ils auraient été gravés par quelques voyageurs, qui, comme Pline, croyaient qu'Annibal avait traversé cette montagne[24] ; ils expriment une opinion, et rien de plus, de même que l'inscription Civitates quatuor vallis Pœninœ, que M. de Rivaz rapporte comme ayant été trouvée à Saint-Maurice[25] ; de même enfin que le passage de Luitprand[26], et la prétendue inscription de Paul Jove, dont parle M. Deluc[27], et dont on ne pourrait conclure autre chose, sinon qu'elles se rattachent à cette tradition populaire et superficielle, réfutée depuis si longtemps par Tite-Live. Quant aux prétendues médailles à l'effigie de Didon, que possède l’hospice du grand Saint-Bernard, pour qu'elles prouvassent quelque chose, il faudrait qu'il fût démontré qu'elles sont réellement à l'effigie de la reine de Carthage y ensuite qu'elles sont carthaginoises, et du temps d'Annibal : or, le contraire est reconnu de tous les antiquaires ; l'inscription grecque ΔΙΔΩΝ, qu'on lit sur le côté où se trouve gravée une tête de femme, en serait seule une preuve suffisante. Nous en avons une autre absolument semblable, à la Bibliothèque Royale, et personne ne doute que toutes ces médailles ne soient supposées, et n'aient été fabriquées dans des temps bien postérieurs. D'ailleurs, d'après les renseignements que j'ai recueillis des bons religieux qui desservent l'hospice, il paraît que celles qui existent au grand Saint-Bernard n'ont point été trouvées sur cette montagne, mais dans une autre partie du Valais ; et puis, supposé même qu'elles eussent été trouvées là, et qu'elles fussent authentiques, n'auraient-elles pas pu être rapportées par quelque voyageur ou marchand phénicien, carthaginois, grec, romain, marseillais, que sais-je ? Nous voyons donc que sous aucun rapport on n'en pourrait tirer argument en faveur du passage d'Annibal par les Alpes Pennines. Du reste, ce sont là des faits, isolés, qui n'auraient de valeur qu'autant qu'ils viendraient se rattacher à l’ensemble des données historiques, bien autrement positives, bien autrement décisives, et par elles-mêmes, et par la force qu'elles tirent de leur accord. Des ossements d’éléphants trouvés sur divers points de VII. Ce que nous disons de ces médailles et de ces inscriptions,
nous pouvons le dire de ces os d’éléphants trouvés sur différents points de Du prétendu bouclier d'Annibal, et du nom donné au lieu près duquel on l’a trouvé.A la suite de ces chimériques monuments, vient enfin le prétendu bouclier d'Annibal, découvert près d'un lieu appelé le Passage, non loin de la route de Vienne à Chambéry[31], et cité par M. Deluc, à l'appui de son opinion. Laissons répondre M. Letronne. On sait que cette qualification de bouclier d'Annibal fut d'abord donnée à ce monument, sur une simple conjecture des membres de l'Académie des Inscriptions, conjecture à laquelle ils n'attachèrent aucune importance, comme on en juge par les expressions mêmes du rapport[32] : elle avait pour unique appui le lion et le palmier qu’on y voit gravés, types qui se retrouvent sur des médailles carthaginoises. Les antiquaires s'accordent maintenant à reconnaître dans ces prétendus boucliers votifs, sans portraits ni inscriptions, des plats, ou mieux des plateaux, qui, sous le nom de Pinakes, lances, disci, et tympana, ornaient les buffets des riches[33]. Ils y faisaient graver des sujets souvent fort compliqués, témoin le prétendu bouclier de Scipion. Sur celui dont il s'agit, on a représenté un lion et un palmier, parce que telle a été la fantaisie de l'ouvrier et du propriétaire. Du reste, il serait constaté que ce plateau est un bouclier votif carthaginois, qu'un semblable monument pouvant, dans l'espace de deux mille ans, avoir été transporté là de fort loin, ne prouverait pas plus, aux yeux de la critique, que les médailles carthaginoises trouvées sur le grand Saint-Bernard. Quant au nom de Passage, que porte
le village près duquel fut trouvé le plat d'argent, je ne pense pas que personne
puisse faire aucun fonds sur un argument pareil. Par quel étonnant hasard, un
seul village de France, situé en plaine, et dont la position n'offre rien de
remarquable, conserverait-il, dans sa dénomination, après deux mille ans, des
vestiges d'une expédition qui n'en a laissé aucun de ce genre sur toute la
route, depuis Sagonte jusqu'à Cannes ! Qui ne pensera que ce lieu, comme
d'autres du même nom en France, aura d'abord reçu le nom de Passage,
d'une circonstance particulière, et qu'ensuite un étymologiste de l'endroit
aura imaginé de rapporter ce nom au passage d'Annibal, et aura ainsi donne
naissance à la tradition, si toutefois la tradition existe dans le pays[34]. M. Letronne
termine par une réflexion par laquelle nous nous résumons, c'est que, dans l'état actuel de la critique, ce n'est point sur de
pareils faits, ou faux, ou mal interprétés, ou soumis à une multitude de
chances d'incertitudes, et d'erreurs, qu'il convient de s'en reposer pour une
question de la nature de celles-ci. Examen des systèmes contestés, sous le rapport des distances qu’ils font parcourir à Annibal. VIII. Reste enfin à interroger tous ces systèmes sur un dernier article, celui des distances. Déjà nous les avons trouvés en défaut dans cette première partie de la marche d'Annibal, qui devait le conduire à l'entrée des Alpes. Aucun d'eux ' absolument aucun « n'a satisfait aux conditions claires et précises de la narration de Polybe. Voyons s'ils s !en rapprocheront davantage dans la partie qui reste à parcourir depuis le point où nous les avons laissés, jusqu'à l'entrée de l'armée carthaginoise en Italie. Commençons par M. Deluc, le seul qui ait abordé et traité ce point difficile de la question. M. Deluc. Déficit de 138 stades sur les 1.200 de Polybe, pour le passage des Alpes. On a vu que M. Deluc place l'entrée des Alpes à Yenne[35]. De là, jusqu'à Chambéry, il compte 18 milles romains, p. 111. De Chambéry à Moutiers 50 milles, p. 131. Il faut observer que les itinéraires romains n'en donnent que 48, et, à cet égard, l’itinéraire d'Antonin et la carte de Peutinger sont entièrement d'accord. M. Deluc le reconnaît : mais il prétend qu’il y a erreur dans la distance de ad Publicamos (l'Hôpital) à Durantasia (Moutiers), que les itinéraires romains ne portent qu'à 16 milles et qui est réellement plus grande de deux à quatre milles. Pour toute preuve M. Deluc renvoie à M. Albanis-Beaumont, p. 495, tome II de la seconde partie de sa Description des Alpes grecques et cottiennes. J'ouvre le livre, et je vois que de Conflans, village situé sur le rocher au pied duquel est l’Hôpital, M. Beaumont compte cinq lieues ; or, comme ses lieues sont de deux au myriamètre[36], par conséquent de 2.565 toises, multipliant ce nombre par 5, on obtient 12,82s toises, par conséquent 17 milles romains plus 27 toises ; ce qui ne donne qu'un mille en sus des anciens itinéraires, mais non deux ni quatre, ainsi que le voudrait M. Deluc. D'un autre côté, comme l’on n'est pas d'accord sur la position de l’ad Publicanos des anciens, pour savoir si les itinéraires romains sont en-deçà ou au-delà de la distance totale de 48 milles, depuis Chambéry jusqu'à Moutiers, M. Deluc aurait dû également vérifier, dans l'ouvrage qu'il prend pour guide, la seconde moitié de la distance, en remontant de Conflans à Chambéry. Or, j'y vois que M. Beaumont, p. 495, compte huit de ses lieues de l'un de ces points à l'autre ; multipliant 2.565 toises par 8, j'ai 20.520 toises, c'est-à-dire 27 milles romains, plus 108 toises ; tandis que, d'après M. Deluc et les itinéraires romains, j'ai 32 milles, par conséquent 5 de plus que d'après les résumés de M. Albanis-Beaumont. On voit donc que les itinéraires feraient ici la distance de Chambéry à Moutiers plutôt plus longue que plus courte, et qu'en nous en tenant aux 48 milles qu'ils donnent, nous n'avons pas à craindre de rester en-deçà de la distance réelle. De Moutiers à Bourg-Saint-Maurice, M, Deluc, p. 143, compte 20 milles : comme il ne dit point quelles sont les bases de son calcul, nous ne pouvons guère en apprécier le résultat ; mais puisque M. Deluc en a déjà appelé à M. Albanis-Beaumont, je me bornerai à remarquer que ce dernier ne compte ici que 5 lieues[37], c'est-à-dire 17 milles romains, plus 27 toises, et que par conséquent M. Deluc ferait encore cette fois les distances plus longues qu'elles ne le sont en effet. De Bourg-Saint-Maurice à Scèz, M. Deluc compte 2 milles, et de là 9 jusqu'à l'hospice du petit Saint-Bernard, voyez p. 149 ; en tout 11 milles. D'après M. Beaumont nous n''en trouverions guère que 10, puisqu'il ne compte que 3 lieues faisant seulement 7.695 toises (voyez p. 541). Mais passons plus loin. M. Deluc continue, page 176, et compte d'abord 14 milles de l’hospice à Saint-Didier, mais sans motiver ses évaluations. Nous le regrettons d’autant plus que M. Beaumont, nous abandonnant au sommet du petit Saint-Bernard, nous ne savons trop comment apprécier les résultats de M. Deluc, et ne sommes pas sans crainte qu'il n'ait encore cédé à cette malheureuse tendance qui parait le porter à allonger la route sur laquelle il nous conduit. De Saint-Didier à Morgès M. Deluc compte 2 milles ; puis il ajoute, page 176 : M. de Saussure donne, pour la distance de Morgès à la cité d'Aoste, six heures de marche, qui étant évaluées à 3 milles et demi chacune, ne feraient que 21 milles au lieu de 28. Mais M. de Saussure fît cette route en descendant, et il voyageait à mulet, en sorte que ses mesures devraient être évaluées plutôt à 4 milles chacune. C'est donc, d'après des bases aussi incertaines et qu'il serait si facile de contester, que M. Deluc compte ses 28 milles, de Morgès à la cité d'Aoste, lesquels, ajoutés aux 11 milles que nous avons jusqu'à Moutiers, aux 50 de Moutiers à Chambéry, et enfin aux 18 milles de Chambéry à Yenne, forment le total de 138 milles romains, que M. Deluc trouve pour le passage des Alpes. Or, Polybe comptant pour ce passage 1.200 stades, c'est-à-dire 150 milles romains, nous voyons déjà entre ses distances et celles de M. Deluc une différence de 12 milles, ou mieux de 96 stades, à déduire sur les 1.200. Mais, dit M. Deluc, page 178 : Ce nombre est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la distance réelle. Il me semble que nous venons de prouver le contraire, et d'après les autorités invoquées par M. Deluc, savoir les itinéraires romains et les mesures de M. Albanis-Beaumont ; mais, pour trancher la question, nous allons donner cette partie de la route telle qu'elle nous a été conservée par l’itinéraire d'Antonin et la carte de Peutinger.
En ajoutant à ces 116 milles les 18 de Chambéry à Yenne, nous avons donc, d'après les itinéraires, seulement 134 milles pour le passage des Alpes, par conséquent une différence de 16 milles, ou 128 stades en deçà de la distance exprimée par Polybe ; et encore pourrions-nous remarquer que ces itinéraires, bien loin de dépasser les évaluations modernes, donneraient encore de 4 à 5 milles de moins, d'après les mesures de M. Beaumont. Maintenait que M. Deluc nous dise, page 178, en parlant de sa route par le petit Saint-Bernard : Cet accord sur les distances ne saurait se rencontrer pour aucun autre passage des Alpes. Ce sera une assertion exprimant bien l'une des conditions essentielles du problème, mais que nous nous croyons en droit de revendiquer en notre faveur, pour l'appliquer exclusivement à la roule que nous avons adoptée. M. Phil. de
|
Yenne à Seissel |
15.000 toises ; |
Fort l'Écluse |
9.200 toises ; |
Genève |
10.600 toises. |
Ainsi, de Yenne à Genève, 34.800 toises, c'est-à-dire environ 368 stades, lesquels ajoutés aux 1.068 déjà obtenus, donnent, depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à Genève, 1.436 stades, et cela seulement encore en mesure de compas.
De Genève à Martigny, en suivant la route qui côtoie à peu près les bords du lac, et passant par Thonon, Saint-Gingolp, Saint-Maurice, nous avons 30 lieues ½ de poste[41], c'est-à-dire 61.000 toises, ou 645 stades environ, lesquels, ajoutés aux 1.436 stades précédents, forment un total de 2.081 stades.
Reste encore le passage du grand Saint-Bernard. Ici nous avons l’itinéraire d'Antonin, qui présente les distances suivantes :
Augusta Prætoria (Aoste) |
|
Summum Penninum |
M. P. XXV. |
Octodurum (Marigny) |
XXV. |
Ainsi, 50 milles de Martigny à Aoste, nombre qui est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la distance réelle[42] : ces 50 milles valent 400 stades ; en les additionnant arec les 2.081 que nous avions jusqu'à Martigny, nous trouvons un total de 2.481 stades, depuis l’Isère jusqu'à la sortie des Alpes supposée fixée à la cité d'Aoste, par conséquent un excédant de 481 stades' ou 60 milles romains sur la distance exprimée par Polybe.
Et encore pourrions-nous remarquer avec M. Deluc, qu'il n'aurait pas même été possible à l'armée carthaginoise de suivre le bord méridional du lac de Genève, puisque, avant qu’on ouvrît la grande route du Simplon, il n'y avait aux environs du village de Meillerie qu'un sentier étroit, à peine praticable à cheval[43].
Dans ce cas, cette armée, obligée de suivre la rive septentrionale du lac où fut construite plus tard une voie romaine[44], aurait encore allongé de beaucoup la distance, et nous nous trouverions encore plus au-delà des 2.000 stades de l'historien grec, sans parler d'un second passage du Rhône à Genève, et d'un troisième au point où ce fleuve entre dans le lac ; circonstances dont Polybe ni Tite-Live ne parlent nullement.
Nous voyons donc que, dans ce système, de quelque manière que l'on s'y prenne, il sera toujours impossible de concilier les distances avec celles que présente le texte grec. Si l'on place avec M. Deluc l'entrée des Alpes à Yenne, on aura 268 stades en sus des 800 qu’on devrait avoir depuis l’embouchure de l’Isère jusqu'à ce point, et 1.413 stades au lieu de 1.200 pour le passage des Alpes. Si c'est dans les environs de Seissel, comme le voudraient Cluvier et M. de Rivaz, on aura jusque-là 4'27 stades au dessus de la distance de Polybe, et 1.254 au lieu de 1.200 depuis l'entrée jusqu'à la sortie des Alpes. Enfin, si, d'après Whitaker, on place l'entrée des Alpes à Martigny, on tombera dans l’absurde en donnant 2.081 stades au lieu de 800, et 400 seulement au lieu de 1.200 pour la traversée des Alpes.
Passons maintenant au mont Genèvre. Comme parmi les systèmes qui font passer Annibal par cette montagne, celui de M. Letronne est sans contredit le plus raisonnable, c'est surtout à la route adoptée par ce savant critique que nous allons appliquer nos observations.
A partit de l'Isère, dit-il, la distance jusqu'aux plaines du Pô est à peu près la même, qu'on prenne soit par le mont Cenis, soit par le petit Saint-Bernard, soit par le mont Genèvre ; de manière qu'en ayant égard à l’incertitude que laissent les nombreux détours, dans un pays de montagnes, on peut être sûr de trouver à peu près le compte des distances mentionnées par Polybe, quelle que soit la route que l'on choisisse entre les trois que nous venons d'indiquer[45].
D’après l'examen que nous venons de faire des distances du
petit Saint-Bernard, on peut déjà remarquer ce qu'a d'inexact l'assertion de
M. Letronne appliquée à ce passage, surtout si l’on remonte l'Isère, et que,
suivant la vallée de ce fleuve, on prenne cette route préférée par M. Ph.
C'est à partir de Saint-Bonnet, ainsi que nous l'avons déjà vu, qu’il place l’entrée des Alpes, ou la montée des Alpes et qu'il compte les 1.200 stades, où 150 milles de Polybe, dont il fixe le terme à Rivoli, situé un peu au-dessus de la station appelée dans l'itinéraire Fines. L'itinéraire d'Antonin, dit-il, donne de Fines à Vapincum (Gap), par Segusio (Suze), Brigantio (Briançon), Rame, Ebrodunum (Embrun), Catungas (Chorges), 133 milles romains. De là jusqu'à Saint-Bonnet, à travers la montagne, la carte de Cassini donne 6 lieues, ou 18 milles, lesquels, additionnés avec les 133 milles depuis Fines, font à très-peu près les 150 milles, ou 1.200 stades de Polybe.
Certes, si les distances étaient telles, nous ne pourrions nous dispenser de reconnaître, avec M. Letronne, que ses mesures coïncident parfaitement avec celles de Polybe ; mais l'avoue que je ne puis me rendre compte des résultats obtenus par ce savant académicien, ni d'après l'itinéraire d'Antonin, ni d'après la carte de Cassini. Ceux que je trouve sont tellement différents, que je prendrai le parti de présenter les pièces mêmes du procès, seules nécessaires pour en juger. Je vais donc donner le tableau de cette route d'après les anciens itinéraires, celui d'Antonin, de Jérusalem et de Peutinger rapprochés l’un de l'autre. Dans une quatrième colonne, j'ajoute ces mêmes distances évaluées en lieues de poste, d’après la carte routière de France dressée par Hérisson en 1824[46].
On voit, par ce tableau, que les itinéraires d'Antonin et
de Jérusalem s'accordent entr’eux ainsi qu'avec nos cartes modernes, pour
donner, de Fines à Vapincum, de 120 à 122 milles romains. Comment donc M.
Letronne en a-t-il pu trouver 133 ? ce critique n'aurait-il pas été induit en
erreur par la première des deux routes de l'itinéraire d'Antonin à travers
les Alpes Cottiennes, ayant pour titre : Iter
de Italia in Gallias a Medialano Arelate per Alpes Cottias, page 21 de
l'édition déjà citée ? route évidemment fautive et pleine d'inexactitudes,
que le même itinéraire rectifie un peu plus loin, page 23. Une des erreurs
les plus graves et les plus manifestes de cette première route consiste dans
la distance donnée de Fines à Segusio, où nous trouvons XXXIII milles au lieu
de XXIV que présente la seconde. L'adoption du chiffre X ne pourrait-elle pas
expliquer l'augmentation du nombre adopté par M. Letronne ? Quant aux
différences qui se reproduisent dans les autres nombres, nous ne nous sommes
décidés que d'après la comparaison que nous en avons faite avec ceux de
Quant aux 6 lieues, ou 18 milles que la carte de Cassini donne de Gap
à Saint-Bonnet, suivant M. Letronne, Terreur est ici tellement palpable que
je ne puis l’attribuer qu'à une distraction de notre savant adversaire, qui, oubliant
que ses 133 milles aboutissent à Gap, au lieu de prendra ses mesures à partir
de cette dernière ville, les aura prises depuis Chorges, ou
Si nous appliquons ces observations à la route préférée
par le chevalier Folard, la différence entre les distances va se trouver hors
de toute proportion. Supposons, dans ce système l'entrée des Alpes placée à Bourg-d'Oysans, quoique, à partir de
l’embouchure de l'Isère jusqu'à ce point, au lieu des 800 stades de Polybe,
nous n'en ayons que 752, savoir : 518 ½ jusqu'à Grenoble, comme nous l’avons
déjà vu, et environ 243 ½ jusqu'à Bourg-d'Oysans, d'après la carte routière de France,
qui compte 11 lieues ½ de poste depuis Grenoble[48]. De Bourg-d'Oysans
à Pignerol où commence la plaine, nous trouvons à l'ouverture du compas sur
la carte[49],
en passant par le mont de Lans,
L’on doit concevoir que plus on descendra vers le midi, plus on devra se trouver en deçà des mesures de l'historien grec. De là ces détours inconcevables que le marquis de Saint-Simon est obligé de faire faire à l'armée carthaginoise pour allonger la route : Quoique je ne sache pas précisément, dit-il, quelle route Annibal s'est ouverte pour arriver à la sommité des Alpes, je ne le perds pas plus de vue qu'un chasseur qui, des hauteurs, laisse sa meute parcourir les routes et les fourrées d'un bois, à l'entrée duquel il l'a conduite ; il ne la voit plus, mais il l'entend au loin, et la rejoint aussitôt qu'elle quitte les fonds. Je me retrouve de même avec Annibal sur le mont Viso, sans m'inquiéter de tous les détours où la fraude de ses guides, son peu de confiance en eux, et son manque de connaissance de l'intérieur des montagnes, a dû le faire errer pendant neuf jours[50].
Je ne pense pas non plus que nous ayons à nous inquiéter de retrouver les distances de Polybe dans les détours de cette meute, qui rient si à propos au secours de la frivolité du critique.
Quant au système de M. de Fortia d'Urban, nous sommes loin de lui adresser les mêmes reproches. Nous devons surtout savoir gré à l'auteur d'avoir cherché à concilier Polybe et Tite-Live ; mais, sous le rapport de la conformité des distances, cette opinion ne peut absolument pas être soutenue ; et, à la seule inspection de la carte, on doit voir que l'auteur, sur la route qu'il fait suivre à Annibal[51], reste considérablement en arrière des distances en question. Ce défaut, joint à tous ceux que présente cette opinion dans ce qu'elle a de commun avec l'hypothèse de Folard et de M. Letronne, me parait suffire pour la mettre hors de discussion.
Conclusion.
Nous le voyons : sous quelque face que l’on envisage les systèmes que nous venons de discuter, adoptant pour le passage d'Annibal, soit les Alpes pennines, soit les Alpes grecques, soit le mont Genèvre, soit enfin le mont Viso, de quelque manière qu’on les modifie, on ne peut se tirer de difficulté qu'en donnant tort tantôt à Polybe, tantôt à Tite-Live ; qu'en dénaturant les textes, ou les interprétant d'une manière vague ou arbitraire ; qu'en négligeant de tenir compte de la nature des lieux qu'ils décrivent avec tant de soin, des distances qu'ils énumèrent, des faits importants qu'ils retracent, en un mot, des indications diverses qui seules peuvent amener une solution claire et rigoureuse.
Sur la route, au contraire, que nous avons suivie, en faisant passer l'armée d'Annibal par le mont Cenis, on retrouve partout l'historien grec et l'historien latin, et toujours d'accord l'un avec l'autre ; les textes s'interprètent et s'expliquent sans efforts ; ils s'éclaircissent à l'apparition des lieux que l'on traverse, et réfléchissent une lumière nouvelle sur les incidents que ces lieux firent naître ; toutes les circonstances de cette marche fameuse s'y reproduisent, et les distances correspondent à celles de l'exact et judicieux Polybe, avec une précision qui semble même aller au-delà de ce que la critique la plus sévère peut exiger.
Est-il nécessaire de faire remarquer ce qu'il y a d'éminemment naturel et vraisemblable dans une marche qui nous montre le général carthaginois, à une époque où n'existait encore aucune des routes que les Romains ouvrirent dans les Gaules, suivant constamment le cours des rivières, et les remontant jusque vers la cime des monts où elles le conduisaient comme des guides assurés dans ce pays inconnu et barbare ? En jetant les yeux sur cette route presque toute frayée par la nature, dans la vallée qu'elle traverse, et tellement ancienne qu'on ne saurait dire l’époque où elle commença d'être fréquentée, on conçoit aussitôt que ce devait être là cet antique chemin si souvent [empruntée par les Gaulois].
[1] Histoire du passage des Alpes grecques et cottiennes, p. 120.
[2] Histoire du passage des Alpes grecques et cottiennes, p. 107, 108, 120.
[3] Histoire du passage des Alpes, p. 146. — De Saussure, Voyage dans les Alpes.
[4] Histoire du passage des Alpes, p. 145.
[5] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II p. 575.
[6] Histoire du passage des Alpes, p. 157.
[7] Polybe, trad. de dom Thuillier, avec des comm. de M. de Folard, t. IV, p. 90.
[8]
Histoire de
[9] Mém. de l'Acad. de Berlin, année 1790, p. 473.
[10] Histoire du passage des Alpes, p. 173.
[11] Histoire du passage des Alpes, p. 166, 167.
[12] Histoire du passage des Alpes, p. 162.
[13] Voyage dans les Alpes, t. VIII, § 2232.
[14] Histoire du passage des Alpes, p. 166, 168, 169, etc.
[15] Histoire du passage des Alpes, p. 167.
[16] C'est aussi ce qui ne manqua pas d'arriver. Polybe, III, 67.
[17] Polybe, III, 61.
[18] Journal des Savants, 1819, p. 758, 759.
[19] Tite-Live, XXI, 38.
[20] Strabon, t. I, lib. VI, p. 389
[21] Tite-Live, V, 35.
[22]
Voici deux de ces ex-voto :
NVMINIBUS AVGG |
IOVI POENINO |
IOVI POENINO |
Q. CASSIVS FACVNDVS |
SABINEIVS CENSOR |
L. A. COM. COS |
AMBIANVS |
V. S. L. M. |
[23] Voyez Pelletier, Histoire des Celtes.
[24] Pline, Hist. nat., III, 17. — De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. IV, § 987. — Journal des Savants, 1819, p. 760.
[25] Voyez le Moniteur, an 1813, 30 décembre.
[26] Luitprandi opera omnia, p. 20.
[27] P. Jovii Histor., lib. XV, p. 297.
[28] Hist. de la guerre des Alpes, par le marquis de Saint-Simon, 21, 22.
[29] Voyez Journal des Débats, du 12 septembre 1824. — Mémoire de M. Riboud de l'Ain.
[30] Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes, par G. Cuvier, Ve édit., 1812, t. I, sur les éléphants fossiles, p. 4, 14, 19.
[31]
Le Passage, château et paroisse, situé à
une lieue sud-ouest environ de
[32] Acad. des Inscript., t. IX, p. 155.
[33] Millin, Monuments inédits, t. I, p. 94, 95.
[34] Journal des savants, 1819, p. 759-762.
[35] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 78, 83.
[36] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. II, p. 236, 311, etc.
[37] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, p. 541.
[38] Il est évident que le nombre XII se trouve ici passé, ou qu'à l'article suivant on doit avoir XXII au moins.
[39] Voyez Deluc, Histoire du passage des Alpes, p. 111, 131.
[40]
Voyez l'Atlas communal de
[41]
Voy.
[42] La carte de Peutinger fait les distances plus longues, mais il est évident qu'elle les allonge beaucoup trop, et qu'il y a erreur dans les 38 milles qu'elle compte du summum Penninum à Octodurum.
[43] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. I, § 320.
[44] Peutingeri Tab. itiner.
[45] Journal des Savants, 1819, p. 757.
[46] J'ignore sur quelles bases M. Hérisson s'est appuyé dans ses évaluations. Mais je crois devoir citer cette carte comme la plus récente à ma connaissance, et donnant en mesures authentiques des distances qui offriraient trop de rédactions et d'incertitudes, prises au compas sur les autres cartes, attendu les nombreux détours des montagnes.
[47] Carte routière de France, par Hérisson ; et le Livre de postes de France.
[48] Carte routière de France, par Hérisson ; et le Livre de postes de France.
[49]
Atlas communal de
[50] Histoire de la guerre des Alpes, ou camp. de 1714, préf., p. 37.
[51] M. de Fortia d’Urban, après avoir fait passer le Rhône à Annibal devant l'Hers (Aéria), le conduit par Orange, Nions, Piles, Rémusat, Serres, d'où il va prendre la voie romaine passant par Mons Selencus, Davianam, Fines, Vapincum, etc., et à la descente du Mont Genèvre il se dirige par le col de Sestrières et la vallée de Pragelas, vers Pignerol.