HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE V. — DÉTERMINATION DE LA ROUTE SUIVIE PAR ANNIBAL DEPUIS SON ENTRÉE DANS LES ALPES JUSQU'À SON ARRIVÉE EN ITALIE.

 

 

Narration résumée de Polybe et de Tite-Live : attaqué des Allobroges à l'entrée des Alpes.

 

I. Les Barbares qui avaient escorté l'armée carthaginoise venaient de se retirer : Annibal commençait à entrer dans les Alpes, et à couronner de ses bataillons les premières collines que l'on rencontre, lorsqu'il aperçut les Allobroges (les Montagnards suivant Tite-Live) postés sur les hauteurs qui dominaient le passage qu'il allait avoir à franchir. Le carthaginois fait halte, et dresse son camp dans la vallée en face de ces hauteurs. Il envoie ensuite quelques-uns des gaulois qui l'accompagnaient découvrir les dispositions et les projets de l'ennemi. D'après leur rapport, dès le point du jour il fait quitter à ses troupes leurs positions, s'avance à la vue de ces montagnards jusqu'au pied des hauteurs qu'ils occupaient, et s'approchant du défilé dont on voulait lui disputer le passage, il établit son camp à une légère distance de l'ennemi.

La nuit venue, il se détache de son armée avec un corps d'élite, après avoir fait allumer des feux dans le camp pour ne point laisser soupçonner son mouvement. Puis, franchissant ce pas difficile, il va s'emparer des postes que les Allobroges avaient abandonnés pendant la nuit. Le lendemain, grand étonnement pour ces Barbares qui venaient reprendre leurs positions et les trouvent occupées : ils voulaient déjà renoncer à leur projet d'attaque, mais bientôt remarquant les bêtes de charge et la cavalerie serrées dans ces défilés et cheminant avec peine sur une longue file, ils viennent de différents côtés fondre sur cette arrière-garde, et favorisés par la nature du terrain qui ne leur laissait qu'un passage étroit, inégal, et bordé de précipices, ils jettent partout le désordre et l'effroi. C'en était fait de l'armée carthaginoise si Annibal ne fût survenu. Il voit le danger auquel il va se trouver exposé par la perte de ses munitions et de ses bagages, accourt des hauteurs dont il s'était emparé, et tombant sur les assaillants, écrase les uns et force les autres à prendre la fuite : il fait ensuite passer le défilé à ce qui lui restait de chevaux et de bêtes de charge, et va s'emparer de la ville où ces Barbares étaient venus l'attaquer[1].

Contresens des traducteurs sur le mot άναβολή. Obscurités qui en résultent.

Dans le récit de ce premier fait, Polybe et Tite-Live toujours d'accord, et se complétant l'un par l'autre, se réunissent pour nous donner l'idée la plus nette des lieux qu'ils font traverser par Annibal. Quand on les a vus et qu'on s'y reporte par la pensée, on est frappé de cette lumière soudaine qui vient dissiper les obscurités répandues par les traducteurs de Polybe sur cette partie de la narration, et expliquer de la manière la plus simple ce qu'ils avaient rendu inexplicable. Ainsi nous voyons dans les traductions françaises et latines qu'Annibal après avoir marché l’espace de 800 stades le long du fleuve, arriva au point où commence la montée des Alpes[2] ; qu'il commença à monter les Alpes conscendere Alpes cœpit ; or, indépendamment de ce qu'il y aurait d'invraisemblable dans le passage d’une montagne que l'armée carthaginoise aurait mis quinze jours à franchir[3], il suffit de jeter les yeux sur les expressions mêmes de Polybe, pour voir que dans le cas où le mot άναβολή serait ici employé comme désignant l’action de monter, la phrase signifierait tout au plus qu’Annibal commença à monter vers les Alpes, c'est-à-dire à franchir les premières collines que l'on rencontre depuis la Chavane jusqu'à la Croix d'Aiguebelle, mais non pas qu’il commença à gravir les Alpes elles-mêmes que l'on voit à droite et à gauche du chemin, sans avoir encore à les franchir. Mais, si le mot άναβολή désigne quelquefois l'action de traverser en montant, il peut aussi désigner celle de traverser en pénétrant, d'après le double sens de la préposition άνά sursum, en haut, et per, à travers[4]. Alors ce sont les circonstances de l’action et la manière dont le mot est employé qui doivent déterminer sa signification. Or ici il est évident par toute la suite du chapitre où il s'agît du passage, non d’une montagne, mais d’un défilé[5], qu'il est pris dans son second sens, et qu'il représente Annibal entrant dans les Alpes, de même que dans un des chapitres précédents l'expression τήν άναβλήν Άλπεων[6] désigne l'entrée des Alpes, et non la montée des Alpes. Ce mot étant employé par Polybe dans chacun de ses deux sens, il était important de les distinguer suivant l'occurrence, pour se faire une idée nette d'une marche de montagnes qui se compose nécessairement du passage des vallées et des défilés comme de celui des montagnes elles-mêmes. C'est pour avoir négligé cette distinction, que les diverses traductions de Polybe ne nous donnent qu'une intelligence indécise et confuse de cette partie de la marche d'Annibal. C'est en nous transportant sur les lieux mêmes dont il est question que nous allons l'éclaircir.

Des trois premières journées de marche dans les Alpes. Application de toutes les circonstances du récit.

Nous voyons d'abord Annibal franchissant ces dernières collines[7] qui se succèdent depuis la Chavane jusqu'à la Croix d'Aiguebelle[8]. Arrivé un peu au-dessus de Bourgnieuf, près du confluent de l’Arc et de l’Isère, il aperçoit les Allobroges occupant toutes les hauteurs qui dominent la vallée d'Aiguebelle, et dans le fond, derrière ce bourg, cette gorge sombre et étroite qui débouche dans la vallée, et la première qu'on ait à franchir lorsqu'on se dirige vers le mont Cenis. Depuis le mont de Montmélian, il avait fait à-peu-près 80 stades, c'est-à-dire 10 milles romains dans sa première journée. La vue de l'ennemi le force à s'arrêter, et il établit son camp, soit dans cette large et belle vallée qui s'étend de Bourgnieuf à la Croix d'Aiguebelle, soit dans celle qui la suit immédiatement, à partir de ce dernier village, et qui communique avec la petite plaine au fond de laquelle se voit Aiguebelle[9]. Il avait ainsi derrière lui l'Isère ; à sa droite les riantes collines qui s'étendent depuis Aiguebelle jusqu'à la Chavane ; à sa gauche, l’Arc dominé sur la rive droite par la montagne de Combes et les collines que termine le charmant village d'Aiton. Il se trouvait là sur un terrain découvert, riche et fertile en pâturages, bestiaux et productions de toute espèce[10]. Ses émissaires gaulois partent sur-le-champ pour reconnaître l'intention des ennemis ; ils reviennent lui dire que pendant le jour les Barbares gardent soigneusement leurs postes, mais qu’à la nuit ils se retirent dans une ville voisine. D'après ce rapport, dès le point du jour, le carthaginois se met eu marche, passe de la vallée où il s'était arrêté, dans la petite plaine circulaire au fond de laquelle se trouve Aiguebelle, la traverse sous les yeux de l’ennemi et y dresse son camp, s'étendant jusqu'à l'entrée du défilé qu'on rencontre immédiatement au sortir du bourg. Aiguebelle, dit M. de Saussure, est un joli bourg situé au milieu d'un terre-plein assez étendu que forme le fond de la vallée dont la largeur est là d'environ une demi-lieue[11]. Annibal trouvait donc encore dans cette vallée non moins fertile que la précédente un lieu très-favorable à un campement. De Bourgnieuf à Aiguebelle on a pour une heure et demie de marche ; la carte donne au compas 4.000 toises. L'armée n'aurait donc fait dans cette seconde journée qu'environ 42 stades, un peu plus de 5 milles ; mais elle était en présence de l'ennemi, et l'on peut remarquer que Polybe et Tite-Live parlent plutôt ici d'un simple déplacement de camp, que d'une véritable marche.

Poursuivons avec M. de Saussure : La partie inférieure de la vallée de l'Arc, dit-il § 1191, depuis sa jonction à celle de l'Isère, jusqu'à Aiguebelle, est large et à peu près droite ; mais d'Aiguebelle en haut, elle devient très-étroite et tortueuse ; les montagnes s'élèvent ; l'on voit des neiges à leur sommet, et tout annonce que l'on approche de la chaîne centrale. Si Annibal a remonté l'Arc en traversant les Alpes, comme le croyait M. Abauzit,

c'est vraisemblablement entre Aiguebelle et Saint-Jean-de-Maurienne que les Allobroges lui livrèrent le premier combat, dans lequel il perdît une partie de son arrière-garde. En effet, de cet espace, la vallée se change fréquemment en défilés très-étroits, serrés entre des montagnes très-escarpées. Presque en sortant d'Aiguebelle, on rencontre un grand rocher qui remplît à peu près toute la largeur de la vallée, et l’on est obligé de suivre un chemin étroit et rapide qui passe entre ce rocher et la montagne[12]. Au-delà de ce rocher, on descend dans une jolie petite plaine de forme ovale que l'on traverse suivant sa longueur ; et au bout de cette plaine, à une demie-lieue d'Aiguebelle, le chemin est de nouveau serré entre la montagne et la rivière, au point qu'on a été obligé de le soutenir avec un mur. A cet étranglement succède une seconde plaine, après laquelle la vallée se resserre pour la troisième fois : mais il serait trop long de détailler les nombreux défilés que l’on passe dans cette route, et de noter combien de fois les étranglements de la vallée et les sinuosités de l’Arc forcent à passer d'une rive à l'autre.

M. de Saussure a donc nommé pour nous le défilé qu'Annibal franchit pendant la nuit, et où se passa le lendemain, c'est-à-dire le troisième jour depuis son entrée dans les Alpes, cette affaire qui faillit être si désastreuse pour son armée. Seulement comme il se borne à dire qu'elle eut lieu vraisemblablement entre Aiguebelle et Saint-Jean-de-Maurienne, et qu'entre ces deux bourgs éloignés l'un de l’autre de 9 lieues de poste, il se rencontre plusieurs défilés, il nous laisse encore une certaine latitude pour chercher celui qui fut témoin du combat. Or Polybe l’indique de manière à ne laisser aucun doute en disant que le camp des Carthaginois s'étendait jusqu'à l’entrée de ce défilé ; car puisque ce camp avait été dressé dans la vallée d'Aiguebelle, ce défilé dut être nécessairement celui que l'on rencontre au sortir de cette vallée ; il ne présente qu'un chemin étroit et rapide resserré entre l'Arc que l’on a sur la gauche, et le rocher qui s'avance sur la droite[13]. Nous ne verrions néanmoins aucun inconvénient à y comprendre la seconde gorge que l’on traverse à une demi-lieue plus loin, et qui offre à peu près les mêmes caractères que la précédente, la route côtoyant le rocher qui la borne à droite, tandis que sur la gauche on a l'Arc coulant dans le fond de cet étroit passage. Il n y aurait rien d'invraisemblable à ce que l'affaire se fut passée sur toute la ligne qui s'étend depuis Aiguebelle jusque vers le petit hameau d'Argentil, comprenant l'espace d'une demi-lieue environ.

Au sortir du second défilé, on passe un petit pont de deux arches qui conduit sur la rive droite de l'Arc non loin d'Ar-gentil. On se trouve là dans la secondai plaine dont parle M. de Saussure, large vallée circulaire où Annibal put dresser son camp pour laisser reposer son armée. D'Aiguebelle à Argentil il n'y a guère que pour une heure de marche, à peu près 4 milles romains. L'armée carthaginoise n'aura donc fait qu'une trentaine de stades dans cette troisième journée, ce qui s'explique par les retards qu'elle éprouva nécessairement au passage du défilé. Du reste, on pourrait encore, si l’on veut, la faire camper une lieue plus loin dans cette large vallée où se trouve le petit hameau d’Eypierre.

 

Suite du récit. Prise de la ville des Allobroges.

 

II. Pendant qu'elle s'établissait dans ses retranchements, Annibal, d'après Polybe[14], réunissant les hommes qui lui parurent le moins fatigués du combat, marcha contre la ville d’où les ennemis étaient venus l'attaquer. Il la trouva presque déserte, s'en empara, et fit un assez riche butin en bestiaux et provisions diverses qui lui suffirent pour nourrir son armée pendant deux ou trois jours. De ces côtés, entre Argentil et Eypierre, on aperçoit divers chemins qui conduisent aux villages jetés çà et là dans ces montagnes ; la ville prise par Annibal devait être située par là, au milieu des monts qu’on a sur la droite, peut-être du côté où sont aujourd'hui les mines de Saint-Georges-d'Urtières.

Quatrième Jour. Station dans la vallée d’Argentil. — Cinquième et Sixième journées. — Epoque choisie par Annibal pour ce passage.

De retour de cette expédition, Annibal reste campé durant toute la journée du lendemain, la quatrième depuis son entrée dans les Alpes, dans l’endroit où il s'était établi la veille[15].

Le jour suivant, le cinquième depuis son entrée dans les Alpes, il lève le camp, et se porte en avant. D'après Polybe, avec lequel Tite-Live continue d'être d'accord, il marcha tranquille pendant trois jours, sans éprouver d'obstacles de la part des lieux ni de celle des montagnards encore tout étourdis de leur premier échec. Mais au quatrième jour (le huitième depuis son entrée dans les Alpes), il se vit exposé de nouveau aux plus grands dangers[16].

Avant d'en venir à cette affaire, nous allons continuer de donner le journal de sa marche d'après ce que la nature des lieux et les distances permettent de supposer.

Le cinquième jour depuis son entrée dans les Alpes (le premier depuis son départ de la vallée d’Argentil ou d’Eypierre), il aura pu venir camper dans la plaine de Saint-Jean-de-Maurienne. D’Eypierre à Saint-Jean-de-Maurienne on compte trois postes[17], c'est-à-dire 12.000 toises : l'armée aura donc fait dans cette journée environ 128 stades ou 16 milles romains, et 4 milles de plus si l'on veut fixer son troisième campement à Argentil. Saint-Jean-de-Maurienne, dit M. Albanis-Beaumont[18], est situé au sommet d’un charmant bassin dont le sol forme une espèce de glacis couvert de la plus agréable végétation. Toute la partie de cette vallée, qui s'étend jusqu'à la petite rivière d'Arvan, est fort large et bien cultivée. Elle produit du grain et offre de belles prairies couvertes de noyers, pommiers et autres arbres fruitiers. Je m'y trouvai deux ou trois jours avant la Toussaint, et quoique les montagnes environnantes fussent déjà couvertes de neige, la verdure dans le fond de la vallée était aussi vivante et aussi fraîche, la température aussi douce que dans nos plus beaux jours de mai. Je fais cette observation pour prévenir les idées exagérées qu'on pourrait avoir conçues des difficultés qu'Annibal dut rencontrer dans ces montagnes à l'époque où il les traversa. C’était précisément aussi sur la fin d'octobre ; il devait y trouver encore des pâturages pour sa cavalerie et ses bêtes de charge. De plus, comme c'est à cette même époque que les habitants des montagnes en descendent avec leurs troupeaux pour venir s'établir dans la plaine, il dut en obtenir des ressources qu'il n'aurait pu trouver dans toute autre saison, et sans lesquelles il eût été fort difficile de se tirer de ce pays : cet habile capitaine avait tout calculé, tout prévu.

Le sixième jour, il put venir camper dans les vallons qui s'étendent depuis le bourg de Saint-Michel jusqu'au petit hameau de Lasaussaye et au-delà. On se trouve là, dit M. de Saussure, dans une petite plaine riante, couverte de prairies et de beaux vergers, au milieu desquels est le village de Saint-Michel[19]. De Saint-Jean-de-Maurienne à Saint-Michel, on compte deux postes, c'est-à-dire 8.000 toises qui donnent à peu près 84 stades ou 10 milles romains ; de Saint-Michel à Lasaussaye, il y a à peu près pour un quart d'heure de marche. L'armée carthaginoise n'aurait donc fait en cette journée que 92 stades environ, ou 11 mille romains, et Annibal se serait arrêté là, y trouvant un lieu favorable pour faire camper son armée ' ce qu'il n'aurait pu rencontrer en passant plus loin.

 

Suite du récit. Septième journée. Les barbares viennent au-devant d’Annibal.

 

III. Le septième jour, eut lieu la rencontre suivante, rap-

[Manque la page 106 du livre]

lui remit les otages, on le fournit de bestiaux, et on s'abandonna entièrement à lui, sans précaution, sans aucune marque de méfiance. De son côté, il se livra tellement à leur bonne foi apparente, qu'il les prit pour 'guides dans les défilés qu'il avait encore à franchir. Ils marchèrent ainsi en tête de l'armée pendant deux jours... c'est-à-dire pendant le septième et le huitième depuis l’entrée d'Annibal dans les Alpes, supposé qu'ils soient venus à sa rencontre au commencement de la septième journée.

Au bout de ce septième jour, l'armée des Carthaginois, accompagné de ces Barbares, aura pu camper dans la vallée qui conduit de Modane à Villaraudin : elle est assez large, et l'on trouve encore des prairies, des pâturages et des champs qui produisent du bled et du seigle. La distance de Saint-Michel à Modane, étant de deux postes et demie, et d'une poste de Modane à Villaraudin[20], l'armée aurait fait dans cette journée à peu près trois postes et demie, ou 14.000 toises ; c'est-à-dire environ 18 milles, ou 144 stades.

 

Suite du récit. Huitième journée. L'armée attaquée au Défilé du λευκόπετρον.

 

IV. Le huitième jour, c'est-à-dire le quatrième depuis le départ de Saint-Jean-de-Maurienne, l'armée se sera trouvée dans les circonstances critiques exposées par Polybe, dont nous reprenons le récit : Les Gaulois qui étaient venus à la rencontre d'Annibal, marchèrent en tête de l’armée pendant deux jours : mais les barbares dont nous avons déjà parlé plus haut, s'étant ralliés, se mirent à la poursuite de l'armée carthaginoise, et vinrent fondre sur elle au moment où elle traversait une gorge étroite et profonde, d'un accès difficile et bordée de précipices. Toute l'armée eût péri dans cette occasion, si le général carthaginois, à qui il était resté quelque méfiance, et qui en conséquence avait pris ses précautions, n'eût mis en tête les bagages avec la cavalerie, et l'infanterie à l'arrière-garde. Ce fut elle qui soutint le choc, et qui empêcha que la perte ne fut aussi considérable qu'elle aurait pu l'être. Néanmoins, malgré cette défense, il périt en cet endroit grand nombre de chevaux et de bêtes de charge. En effet, les Barbares avançant sur les hauteurs à mesure que les Carthaginois avançaient dans le bas, et de-là faisant rouler ou lançant d'énormes pierres, répandirent tant de terreur et de désordre dans l'armée qu'Annibal fut obligé de se tenir toute la nuit, avec la moitié de ses troupes, sur un certain rocker blanc d'où il put en sûreté protéger le passage de sa cavalerie et de ses bêtes de somme ; encore cette nuit suffit-elle à peine pour les tirer de ce mauvais pas.

Da véritable sens du mot λευκόπετρον. Réfutation de l’opinion de M. Letronne.

Il s'agit maintenant de chercher quel peut être le défilé où se passa cette affaire. Polybe, après l'avoir décrit, ajoute une circonstance qui a paru décisive au général Melville et à M. Deluc, c'est qu'Annibal fut obligé de se tenir toute la nuit avec la moitié de ses troupes sur un certain rocker blanc qui lui présentait une position forte et sûre, d'où il pouvait protéger le passage de sa cavalerie et de ses bêtes de somme. L'interprétation du général Melville paraît si simple, elle sort si naturellement de la décomposition du mot essentiel λευκόν-πέτρον, que nous n'aurions jamais cru avoir ici une question à débattre, si M. Letronne n’avait élevé à ce sujet des difficultés que M. Deluc a laissées sans réponse. Attaquant le sens donné à ce mot par le général Melville : Assurément, dit M. Letronne, il n'existe pas de passage des Alpes où l'on ne trouvât quelque roche blanche, puisqu'il y a du gypse blanchâtre sur tous les cols de la chaîne. Mais d'ailleurs il est fâcheux pour cette découverte du général Melville, que, dans Polybe, le mot λευκόπετρον, qui revient plusieurs fois, soit pris comme le λεωπέτρα des autres auteurs[21], pour λεΐς λίθος, et ne signifie rien autre chose que roche nue, escarpée ; c'est ce qui est prouvé, surtout par un passage du livre X, chap. XXX, § 5, όυα ήν άδύνατος ή δι' άυτών λευκπέτρων άναβολή, c'est-à-dire, δίά τών κρημνών, mots qui se lisent plus haut[22].

Nous pourrions d'abord demander à M. Letronne sur quoi repose la supposition que, dans ce passage de Polybe, le mot λευκόπετρον est pris comme le λεωπέτρα des autres auteurs pour λεΐς λίθος. Existe-t-il quelque manuscrit qui porte λεωπέτρα au lieu de λευκόπετρον ? On n'en cite aucun. Le texte, en lui-même, est donc hors de discussion, et ce n est que sur son sens qu’on en peut établir une. Or, ce n'est pas à nous de prouver que λευκόπετρον signifie rocher blanc, la chose est par trop claire ; mais ce serait à M. Letronne de nous montrer par quelle suite d'idées et de dérivations analogiques on en pourrait venir à donner au mot λευκός le sens de λεΐος ; tant que cela ne sera pas fait, nous sommes en droit de rejeter l'interprétation comme arbitraire. M. Letronne cite bien, à l’appui du sens qu'il donne à ce mot, deux passages, l’un de Diodore, et l'autre de Polybe ; mais je ne doute point qu'en y réfléchissant, le savant académicien ne se fût convaincu que le premier ne prouve rien en faveur de son opinion, et que le second prouve contre. Ainsi, dans le passage de Diodore, cet historien, parlant de la manière dont les Ichthyophages de l'Ethiopie préparent les poissons dont ils se nourrissent, nous dit qu'ils mettent les chairs sur une pierre lisse et polie, sur laquelle ils les battent, les foulent aux pieds, pour ensuite les assaisonner avec des herbes[23]. Or, que conclure de ce passage ? Bien autre chose ce me semble, sinon que le mot de λευπετρία est employé par Diodore, comme il l’est par beaucoup d'autres auteurs, dans un sens qui n'a aucun rapport avec celui de λευκόπετρον : je ne vois pas quelle autre induction l'on en pourrait tirer relativement à l'objet qui nous occupe.

Quant à Polybe, voici ce qu'il dit au chapitre XLVIII de son 10e livre. Il s'agit d'Antiochus traversant les défilés du pays des Parthes ; il était impossible aux soldats pesamment armés de gravir les montagnes dont cette contrée est couverte. Mais, ajoute l'historien, il n'était pas impossible aux troupes légères de franchir même les rochers blancs. M. Letronne, adoptant la traduction de Casaubon suivie par M. Schweighæuser, prend encore ici ce mot de λευκοπέτρων dans le sens de λευκπέτρων : mais sans reproduire les observations que nous venons de faire contre ces sortes de substitutions qui tendraient à donner aux mots un sens absolument étranger à celui qu’ils offrent par eux-mêmes ; je me bornerai à demander si l’on peut être satisfait du sens que présenterait la phrase traduite par ces mots, rochers nus et découverts ; si Polybe, qui veut réellement indiquer un point déterminé du pays que traverse Antiochus, ne nous donnerait pas là une désignation qui, par sa généralité même, n'indique rien, ne caractérise rien ; enfin, s'il n'est pas plus que probable que, parlant d'une chaîne de montagnes ou de rochers connus sous cette dénomination de Λευκόπετρα, les rochers blancs, et qui peut-être passaient pour être d'un accès difficile, il les désigne par le nom spécial sous lequel on les désignait ordinairement ? £n consultant les géographes, je trouve cette conjecture déjà si naturelle et si conforme au texte littéral, confirmée par Ortelius qui traduit ce mot par Albi montes, et le considère comme le nom propre de la chaîne de montagnes qui séparent la Parthie de l’Hyrcanie[24]. Cette interprétation coïncide parfaitement avec le récit de Polybe, suivant lequel l'armée d'Antiochus, allant de la Parthie dans l'Hyrcanie, devait nécessairement rencontrer les Λευκόπετρα sur sa route. S'il était nécessaire de citer des exemples à l’appui d'une interprétation que l’on ne peut combattre qu'en dénaturant le texte grec, ils se présenteraient en foule pour nous montrer cette dénomination employée continuellement, dans la géographie ancienne, comme nom appellatif, et avec le sens que nous lui donnons. C'est sous ce nom que Strabon et Ptolémée désignent l’un les promontoires de l'Italie méridionale, appelée aujourd’hui Capo dell’ armi. Voici le passage de Strabon : π δ το ηγου πλοντι πρς ω Λευκοπτραν καλοσιν κραν π τς χρας[25]. Et Ptolémée Λευκόπετρα άκρα[26]. Le même géographe parle aussi de certaines montagnes de l'île de Crète, ayant le même nom, τά λευκά καλούμενα όρη[27], et Pline, parlant des mêmes montagnes, les désigne de la même manière, in idœis montibus et quos Albos vocant[28].

Quant à l'assertion, qu'il n'existe point de passage dans les Alpes où l’on ne trouvât quelque roche blanche, puisqu'il y a du gypse blanchâtre sur tous les cols de la chaîne ; elle est, je crois, fort hasardée. J'avoue pour mon compte que, sur les points que j'ai parcourue en traversant soit le Simplon, soit le Grand Saint-Bernard, soit le mont Genèvre, je n'ai remarqué nulle part de montagne de gypse, dont la blancheur fût sensible. Il me semble que M. de Saussure[29] et M. Albanis Beaumont[30] n'auraient pas décrit avec tant de soin celles qui se rencontrent sur la route de Saint-Jean-de-Maurienne au mont Cenis, si ces montagnes étaient aussi communes que le prétend M. Letronne. M. de Saussure, par exemple, ne dirait pas dans le chap. X, intitulé : Coup d'œil général sur cette partie des Alpes : Le mont Cenis présente quelques singularités que je ne dois pas omettre de faire remarquer dans ce résumé. D'abord ce grand amas de gypse du côté de la Savoie[31], etc.

Mais si l'on ne trouve pas partout des rochers blancs y on trouve partout des rochers nus et découverts, nudas et calvas rupes, comme traduisent Casaubon et M. Schweighæuser ; et ce serait en donnant au mot grec ce sens adopté par M. Letronne, que Polybe, qui veut ici déterminer le lieu où se passe l'affaire qu'il raconte, ne déterminerait rien par le vague même et la généralité des expressions dont il se servirait.

D'un autre mot mal interprété.

M. Deluc, avec qui nous sommes d'accord sur le sens du mot λευκοπέτρων, ne l'est pas avec nous sur celui du mot περί que nous traduisons par sur avec dom Thuillier, Folard, Casaubon et M. Schweighæuser qui supposent, comme nous le faisons, que le général carthaginois se porta sur ce rocher. M. Deluc traduit, près d'un certain rocher blanc, dans le voisinage d'un certain rocher blanc[32]. Plus tard nous verrons les raisons locales qui, dans son système, le forcent de traduire ainsi. Dans le nôtre chacune de ces deux traductions peut se concilier avec la nature des lieux ; et, si nous avons préféré la première, c'est qu’elle est plus en rapport avec les autres mots de la phrase et le but qu'Annibal se proposait en prenant cette position. Ainsi, par exemple, le mot όχυρόν ne signifiera plus rien si l'on se borne à supposer que le général se soit placé dans le voisinage de ce rocher, tandis que dans notre sens on conçoit que ce rocher devenait pour lui une position forte d'où il pouvait protéger son armée, sans craindre d'être lui-même surpris par l'ennemi. Le chevalier de Folard remarque à ce sujet que, dans les guerres de montagnes, on doit songer avant tout à se saisir des hauteurs qui dominent la marche[33] ; et Végèce avait déjà dit, longtemps auparavant : In montibus altiora loca prœmissis sunt præsidiis occupanda, ut cum hostis advenerit reperiatur inferior, nec audeat obviare, cum tam a fronte quam supra caput cernat armatos[34]. Une seule considération qui aurait pu nous engager à adopter la traduction de M. Deluc, ce serait le cas où la proposition περί, dans le sens où nous la prenons, n'aurait pu se construire avec l'accusatif. Mais nous en trouvons tant d'exemples, et dans ce même livre de Polybe[35], qu'il faut encore compter celte preuve grammaticale au nombre de toutes celles que les circonstances de la narration fournissent en notre faveur.

Détermination du lieu de la scène décrite par Polybe.

Ces principes une fois posés, et le sens de la phrase bien établi, il reste à chercher sur notre route à partir de Villaraudin, ce certain rocher, appelé le rocher blanc, sur lequel Annibal passa cette nuit qui faillit être si fatale à son armée. Pour n'omettre aucune des indications qui peuvent aider à le reconnaître, rappelons-nous en même temps qu'il dominait une gorge étroite et profonde, d’un accès difficile et bordée de précipices ; que le général se porta sur ce rocher avec la moitié de ses troupes, probablement avec ses archers et ses frondeurs qui devaient déloger à coups de flèches et de pierres les barbares maîtres des hauteurs opposées, lorsqu'ils se montraient pour inquiéter l'armée dans sa marche. C'est ainsi que, dans une autre expédition décrite également par Polybe, nous voyons Antiochus se servir des mêmes moyens pour débusquer les Parthes des hauteurs qui dominaient les défilés qu'il traversait[36] ; cette dernière circonstance suppose encore, qu'en cet endroit, la vallée devait avoir peu de largeur, sans quoi les archers carthaginois n'eussent pu atteindre les Barbares qui se trouvaient de l'autre côté. Sous ces conditions, si nous pouvons montrer la réunion de tant de circonstances remarquables sur l'un des points de la vallée où nous avons cru jusqu'ici reconnaître la trace d'Annibal, n'aurons-nous pas désormais la certitude de ne nous être pas égarés ?

Or, il est impossible de n'être pas frappé de l'identité des lieux, lorsqu'après avoir passé Braman et Thermignon, l'on arrive au défilé que l'on traverse à trois-quarts d'heure de marche de ce dernier village, une demi-lieue en avant de Lans-le-Bourg. Les divers détails de localités, fournie par l'historien, se trouvent rassemblés de manière à ne laisser aucun doute. La vallée se resserrant en cet endroit y forme une gorge étroite et profonde ; le chemin s'y trouve bordé sur la droite par le précipice, au fond duquel coule le torrent de l’Arc ; sur la gauche, par d'énormes rochers nus et arides, souvent escarpés et roides, d'où les Barbares pouvaient écraser les Carthaginois obligés de passer immédiatement au-dessous. A droite de la route, et de l'autre côté de l’Arc, se voit le λευκόπετρον, que j'entendis encore appeler, par les habitants du pays, le rocher blanc, ou le plan de roche blanche, quoique son véritable nom soit le rocher du plan de la Barmette. C'est un rocher de gypse, paraissant d'une blancheur éclatante dans toute sa partie supérieure entièrement nue et découverte, tandis qu'au-dessous il est couvert de sapins, et présente, depuis le milieu jusqu'à sa base, sur un plan légèrement incliné, une espèce de talus qui se prolonge jusqu'à Thermignon, et où l'on fait venir du bled, du seigle et de l'avoine. Il est probable qu’Annibal remonta cette petite plaine pour venir se porter sur le rocher blanc, qui la termine et la surmonte. La partie supérieure de ce rocher offre un plateau assez étendu. Des gens du pays me dirent que Napoléon y avait fait passer un chemin praticable pour l’artillerie. Annibal aurait donc pu se porter là avec une partie de son corps d'armée, le reste s'étendant si l'on veut, soit sur le glacis qui se trouve en dessous, protégé par les bois de sapins qui couvrent cette partie de la montagne, soit encore sur la petite plaine qui descend du côté de Thermignon. On voit que c'était là pour lui une position forte et sûre, de laquelle il pouvait protéger la marche de son armée, et atteindre facilement, à coups de flèches et de pierres, les Barbares qui se montraient sur les hauteurs opposées.

Témoignages de Saussure et de M. Albanis-Beaumont.

Comme dans ces sortes de questions les faits sont des preuves, quelque connus que soient les lieux, quelque soin que j'aie pris pour ne rien insérer dans ma description qui ne fût le résultat d'une exacte et scrupuleuse observation, je crois ne pouvoir mieux faire que d'invoquer à l'appui de mes assertions l'autorité des deux savants géologues que j'ai déjà tant de fois cités, et qui certes ne pourraient être soupçonnés d'avoir supposé des circonstances propres à favoriser un système quelconque. Ecoutons d'abord M. de Saussure : En approchant de Lans-le-Bourg, on retrouve encore des rocs calcaires micacés, et ensuite le chemin coupe une colline entièrement composée de débris angulaires, faiblement agglutinés entre eux et disposés par couches horizontales. Vis-à-vis de cet endroit, de l'autre côté de l'Arc, on voit des gypses blancs. Au reste, je n'ai point noté toutes les montagnes de ce genre de pierre que l'on rencontre sur cette route ; elles y sont trop fréquemment répétées[37]. Voici maintenant ce que dit M. Albanis Beaumont : En sortant de Thermignon, l'on continue à gravir une rampe assez rapide, mais le chemin est beau, il serpente sur les flancs d'une espèce de terre-plein, très-élevé, d'où l'on a une vue fort étendue sur la vallée d'Arc Le chemin prend ensuite une direction à l'est, et la vallée se rétrécit de nouveau : l’on côtoie la base d'un rocher calcaire très-élevé, de l'espèce du micacé, dont les couches sont très-inclinées, quelques-unes sont même verticales et unies à des filons argileux et fissiles. Les montagnes qui bordent la rive gauche de l’Arc continuent d'être un mélange de schiste, de gypse et de palœopêtre[38]. M. de Saussure vient aussi d'observer que les montagnes de gypse sont très-fréquentes sur cette route ; ainsi on en voit une assez remarquable un quart d'heure avant d'entrer à Thermignon, près le petit hameau de Salières ; une autre encore entre Braman et Ossois, à un quart d'heure de ce dernier village. Je les avais notées avec soin, et ce n'est qu'après avoir reconnu que, sous d'autres rapports, la nature des lieux ne conviendrait point aux autres circonstances delà narration, que je me suis décidé pour le lieu auquel j'ai rapporté la scène en question.

 

Suite, du récit. Neuvième journée. L’armée monte le Cenis et arrive au sommet du passage. — La montée facile.

 

V. Après avoir dit qu'Annibal employa toute la nuit à faire défiler son armée, Polybe ajoute : Le lendemain l'ennemi s'étant retiré, et Annibal ayant rejoint sa cavalerie et ses bêtes de charge, il poussa en avant, et s'avança vers la cime des Alpes. Dans cette marche, les Barbares ne vinrent plus l'attaquer en masse, mais seulement par petits détachements, et dans les endroits avantageux. Ils se jetaient, suivant l’occasion, tantôt sur les soldats qui marchaient en tête, tantôt sur les traîneurs, et trouvaient toujours moyen d'enlever quelques bagages. Dans cette circonstance les éléphants furent d'un grand secours, car partout où ils paraissaient, l'ennemi n'osait approcher, frappé d'étonnement à la vue de ces animaux. Le neuvième jour, Annibal atteignit le sommet[39].

Ainsi, le huitième jour, l'armée carthaginoise étant venue des environs de Villaraudin au défilé ou elle fut attaquée, un peu en avant de Lans-le-Bourg, aura fait à-peu-près six lieues de poste, c'est-à-dire environ cent vingt-huit milles romains ; car on compte trois postes, c'est-à-dire douze mille toises, de Villaraudin à Lans-le-Bourg.

Le neuvième jour, au sortir du défilé, elle se sera trouvée bientôt à Lans-le-Bourg, et prenant aussitôt la montée du Cenis, elle aura pu facilement arriver au sommet vers le milieu de la journée. Polybe et Tite-Live toujours d'accord, n'entrent ici dans aucun détail particulier. Ils ne disent point que la montée ait offert aucun danger, aucun obstacle aux Carthaginois ; ils se bornent à ces mots : le neuvième jour on parvint au sommet des Alpes : nono die in jugum Alpium perventum est. En effet, la montée du Cenis, du côté de la Savoie, est une des plus faciles et des moins périlleuses que présentent les Alpes ; l’on n'y rencontre point de ces précipices dont la route est bordée sur le revers opposé ; et l’on conçoit facilement que l'armée, en cinq ou six heures de marche, ait pu atteindre le sommet.

Evaluation des distances.

Quant à la distance qu'elle parcourut en cette journée, il serait assez difficile de l'évaluer avec précision, en ce qu'elle dépendra des circuits plus ou moins longs qu’elle dut faire pour tourner la montagne, et la gravir de cette manière sur une pente moins rapide. C'est ainsi que nous voyons le livre de postes pour l'année 1802, ne compter pour cette route qu'une poste et demie de Lans-le-Bourg aux Tavernettes, petit hameau situé au sommet du mont Cenis, tandis que le livre de postes de 1814 en compte trois, en mesurant les distances sur la nouvelle route construite dans l’intervalle par Napoléon[40]. Voici ces distances évaluées en heures de marche par M. Albanis Beaumont : En sortant de Lans-le-Bourg, et après avoir traversé l’Arc, on commence presque aussitôt à gravir sur une des premières bases du mont Cenis, autrefois par un chemin très-pierreux et très-rapide, mais maintenant très-large, très-uni, et praticable aux voitures. Après deux heures et demie de montée, dont la descente se fait ordinairement en vingt minutes, lorsqu'il y a de la neige et que l’on peut se servir de traîneaux, on passe à côté de deux ou trois misérables chalets nommés la Ramasse... Après un quart d'heure de marche depuis ce hameau, l’on entre dans la belle vallée du mont Cenis. (Ici se trouve le plus haut point du passage, un peu après le chalet de la Meut.) Après une heure de marche depuis les granges de la Meut, à travers une vaste prairie couverte en été de nombreux troupeaux de vaches, le chemin passe à peu de distancé d'un charmant lac situé au sud-est de la vallée.... et l’on arrive au hameau des Tavernettes, où est située la poste aux chevaux[41]. Nous voyons que de Lans-le-Bourg à cb point de la route, M. Albanis-Beaumont compte à peu près quatre heures de marche, quoique M. de Saussure en compte un peu moins[42]. Je fis moi-même cette route en deux heures, mais en descendant, et en négligeait, pour prendre des chemins de traverse, les contours qui allongent la route mais qui en adoucissent la pente. En voilà plus qu'il ne faut pour prouver la difficulté d'évaluer la distance parcourue par Annibal dans cette journée. En adoptant la distance des trois postes données par les dernières mesures de 1814, et qui se rapproche assez des quatre heures de marche de M. Albanis-Beaumont, l’armée aura fait six lieues de poste, c'est-à-dire à peu près 128 stades ou 16 milles romains, depuis Lans-le-Bourg ; auxquels il faudra ajouter environ 16 stades ou 2 autres milles pour la distance de ce dernier village au défilé du λευκόπετρον. Continuons le récit de Polybe.

 

Suite du récit. Dixième et onzième journées. Station sur le plateau du mont Cenis.

 

VI. Annibal ayant atteint au neuvième jour le sommet de la montagne, y dressa son camp, et s'y arrêta pendant deux jours, voulant donner du repos à ceux de ses soldats qui étaient arrivés sains et saufs, et laisser aux traîneurs le temps de rejoindre l'armée. Pendant ce séjour on eut l'agréable surprise de voir reparaître un grand nombre de chevaux que la frayeur avait dispersés, de bêtes de charge qui s'étaient débarrassées de leur fardeaux, et qui, sur les traces de l'armée, étaient venues droit au camp. Il y avait déjà beaucoup de neige sur les sommets des montagnes, car c'était le temps du coucher des Pléiades : Annibal remarquant l’abattement de la plupart de ses soldats, découragés par le souvenir des maux déjà soufferts et par l’idée de ceux qui les attendaient, les rassemble pour les haranguer, profitant, pour ranimer leurs espérances, d'une unique et dernière ressource, le spectacle de l'Italie qui s'offrait à leurs regards. Ce pays, en effet, est situé au pied de ces montagnes de manière que, pour le spectateur, embrassant l'ensemble du tableau, les Alpes paraissent être comme la forteresse de toute l'Italie. Leur montrant donc les plaines qui bordent le Pô, leur rappelant la bonne disposition des Gaulois qui habitent ces contrées, leur indiquant même du doigt où Rome était située, il releva jusqu'à un certain point leur courage[43].

Nous avons à fixer ici deux faits importants sur lesquels Polybe et Tite-Live sont d'accord, et qui vont jeter un nouveau jour sur tout notre itinéraire. Il s'agit du campement de l'armée au sommet de la montagne, et de la vue des plaines arrosées par le Pô.

Description de ce plateau : possibilité d’y camper. Exactitude de Polybe.

Pour ce qui regarde le premier fait, examinons si, au sommet du mont Cenis, la nature des lieux se prête à ce qu'une armée puisse y camper : voici la description qu'en donne M. de Saussure : Du chalet de la Meut y on descend dans la jolie plaine de mont Cenis ; cette plaine a environ une lieue et demie de longueur sur un grand quart de lieue de largeur. Elle est couverte des plus beaux pâturages, et arrosée par un lac rempli de la plus belle eau, qui en occupe à-peu-près la moitié. Comme cette plaine est ouverte au sud-est, du côté de l'Italie, et fermée de tous les autres côtés par des hauteurs plus ou moins considérables, elle jouit d'une température beaucoup plus douce qu'on ne pourrait l'attendre de son élévation. Souvent après avoir rencontré des brouillards glacés, ou des vents froids et incommodes sur le haut du passage, le voyageur, en arrivant dans cette plaine, y trouve un beau soleil, le calme et la douce température du printemps, et il y voit les plus belles fleurs croître sans culture dans tous les pâturages[44].

Il semble donc que, sous tous les rapports, il était impossible à Annibal de trouver à cette hauteur un lieu plus favorable à un campement. M. de Saussure ne donne à cette plaine qu'une lieue et demie de longueur ; mais il faut observer qu'il compte en lieues de pays, valant près de deux lieues de poste. C'est ainsi qu'il n'en compte que trente-quatre de Montmélian à Turin, tandis que notre livre de postes en donne cinquante-six et demie par l'ancienne route, et soixante-deux et demie par la nouvelle. M. Albanis-Beaumont dit aussi, page 646, que l’étendue de la plaine du mont Cenis est d'environ deux lieues ; mais ses lieues, quoique plus courtes que celles de M. de Saussure, sont bien plus longues que les nôtres, puisqu'il adopte la mesure de deux lieues au myriamètre, comme on peut le conclure de quelques passages de son ouvrage[45]. Lorsque je passai le mont Cenis, je mis près de deux heures à traverser cette plaine depuis l'auberge de la Grand-Croix, jusqu'au refuge n° VI, où commence la descente ; et, du pas dont je marchais, je pense qu'on peut hardiment lui donner en longueur trois bonnes lieues de poste. L'armée du roi de Sardaigne y campa dans la guerre de 1692[46], et cet exemple, joint aux preuves que nous avons tirées de la description des lieux, nous dispense d'Insister davantage pour établir qu'Annibal a pu camper très-facilement en cet endroit.

Polybe ajoute qu'il y avait beaucoup de neige sur les sommets des montagnes, vu que c'était le temps du coucher des Pléiades[47]. M. Deluc, page 155, dit que l’astronome Maskelyne, consulté par le général Melville sur ce sujet, fixa le coucher des Pléiades du temps de Polybe au 26 octobre. Je traversai le mont Cenis le 28 du même mois, en 1822, tout le plateau supérieur, et même bien au-dessous, la plaine Saint-Nicolas jusques dans les environs de la Ferrière, étaient entièrement couverts de neige.

Annibal montre à ses soldats les plaines qu'arrose le Pô. Exactitude rigoureuse de ce fait témoigné par Polybe et Tite-Live. Réfutation du sens de M. Deluc.

Passons maintenant au second fait, et examinons si de quelqu'un des points de la montagne, Annibal aura pu montrer à ses soldats les plaines qu'arrose le Pô. M. Deluc prétend que les expressions de Polybe ne doivent point être prises à la lettre ;... qu'il suffisait qu'Annibal fit voir à ses soldats les vallées inférieures par lesquelles ils devaient descendre en Italie. Mais c'est là une supposition tout-à-fait gratuite : le texte de Polybe est formel, et se trouve formellement confirmé par Tite-Live ; il considère la vue des plaines du Pô, du sommet de la montagne, où il a conduit Annibal, comme un fait connu qu'il semble avoir constaté par lui-même, lorsqu'il fut sur les lieux. Les expressions même dont il se sert ne laissent aucun doute : Annibal profita de l’occasion que lui présente la vue claire et manifeste de l’Italie[48] ; il leur montre du doigt les plaines qui bordent le Pô ; tandis qu'en parlant de Rome, qu’ils ne pouvaient voir, il se sert de l'expression ύποδεικνύων Ρώμης άντής τόπον, il leur indique la place ou elle est située. Tite-Live n'est pas moins décisif, Italiam ostentam, subjectosque Alpinis montibus circumpadanos campos.

Quant à ce qu’ajoute M. Deluc, que du passage du mont Cenis on ne peut voir ni les plaines du Piémont, ni celles de la Lombardie, il y a ici une distinction à établir. Nous reconnaissons avec lui que du passage, c. à d. du plateau du mont Cenis, on ne peut apercevoir la plaine ; mais où a-t-on vu que ce soit précisément de ce plateau qu'Annibal ait dû montrer l'Italie à ses soldats ? Polybe le dit-il ? Donne-t-il à entendre que ce spectacle se soit offert de lui-même sur leur chemin, et soit venu frapper tout-à-coup leurs regardât. Ne doit-on pas au contraire conclure de la narration grecque qu’ils étaient là depuis quelque temps, abattus, découragés, ne se doutant pas qu'ils eussent à leurs pieds l’Italie, et qu’Annibal ayant appris que de l'un des points de cette montagne, on apercevait ce pays auquel ils aspiraient depuis si longtemps, les rassembla pour les faire jouir de cette vue et ranimer par là leurs esprits abattus ? Lorsque immédiatement après avoir rapporté, ce fait, il ajoute que le lendemain Annibal commença à descendre, ayant déjà dit qu'ils restèrent là campés pendant deux jours, n'indique-t-il pas clairement que ce fut le second jour qu’Annibal les appela à ce spectacle ? Si le récit de Polybe pouvait laisser quelques doutes, celui de Tite-Live viendrait les dissiper entièrement. Car, après avoir dit que l'armée resta campée deux jours, il ajoute d'abord que ce fut au moment du départ, signis prima luce motis, qu'Annibal, s'avançant aux premiers rangs, réunît ses soldats pour leur montrer l’Italie ; ensuite que ce fut du haut d'une espèce de promontoire d'où l'on découvrait une grande étendue de pays : in promontorio quodam unde longe ac late prospectus erat. C'est donc maintenant ce promontoire qu'il faut chercher.

Quel est le point du mont Cenis d’où Annibal montra l’Italie à son armée ? — Cette vue serait impossible d'après les autres systèmes.

J'avais d'abord cru le reconnaître sur un des points de la nouvelle route du mont Cenis, dont parle lady Morgan. En doublant, dit-elle, un promontoire d'une projection hardie, les brillantes plaines de l'Italie sont révélées[49]. Voulant m'en assumer, j'étais parti de Suse avant le jour, afin de me trouver sur la montagne au lever du soleil. Après avoir monté pendant plus d'une heure, j'avais à peine passé les dernières maisons du petit hameau de Jaillon, qu'en me retournant j'aperçus en plein la vallée de Suse, et dans le fond, à une distance très-considérable, un horizon rougeâtre et des vapeurs enflammées circulant sur un espace trop étendu pour qu'il fût possible de n'y voir qu'une prolongation de la vallée. En continuant de monter, je ne tardai pas à voir lever le soleil et à discerner clairement la campagne de Turin, et même au-delà l'élégante basilique de Superga, dominant la plaine et resplendissante de lumière sur le dernier plan de ce merveilleux paysage. J'eus encore plus haut, et à diverses reprises, la même vue, et je ne la perdis entièrement qu'au moment d'atteindre les premières maisons du petit hameau de Saint-Martin. Ici la route s'avançant en saillie et comme suspendue au-dessus de la profonde vallée de la Novalèse, tourne tout-à-coup, et forme cette espèce de promontoire dont veut probablement parler lady Morgan. C'est là en effet que l’Italie se découvre pour la première fois à ceux qui viennent de la Savoie. Mais, à ce point, l’on n'est encore qu'à moitié chemin de la montée, qui, de ce côté, prend six bonnes heures de marche, en suivant ce que Polybe et Tite-Live s'accordent à dire, ce fut du sommet qu’Annibal montra la plaine à son armée. D'ailleurs, l'ensemble des circonstances de sa marche ne pourrait guères se prêter à ce qu'on le fît passer de ce côté. C'est donc au sommet du Cenis, et près du plateau où campa l'armée, qu'il faut chercher ce promontorium d'où elle vit les plaines qu'arrose le Pô. Or, voici ce que dit Grosley qui, comme nous, fait passer par là le général carthaginois. L'espèce de coupe que forme le plateau du mont Cenis, est bordée de falaises très-élevées, et ainsi il n'occupe pas, au pied de la lettre, le sommet de la montagne. C'est à mi-côte d'une de ces falaises, à la hauteur du Prieuré, qu'on découvre les plaines du Piémont, et c'est de là qu’Annibal put les montrer à son armée[50]. Il est probable que cette falaise que Grosley ne désigne pas autrement, est la montagne de Saint-Martin, qui se trouve en avant du petit mont Cenis, formant la partie supérieure de la montagne de Jaillon, et située comme elle dans la direction de la vallée de Suse, à travers laquelle la vue débouche sur la plaine de Turin. Je la côtoyai à partir du petit hameau qui lui donne son nom, l'ayant continûment sur ma gauche, et arrivé à la plaine du mont Cenis, au-delà de l'auberge de la Grand-Croix, vers le quatorzième refuge, elle ne me paraissait plus que comme une colline très-peu élevée au-dessus du sol. D'après la position de cette montagne, située tout-à-fait en face de la vallée de Suse 9 et n'ayant devant elle aucune autre montagne qui intercepte la vue, je conjecturais qu'en montant au sommet, on devait découvrir la plaine, ce qui me fut confirmé à plusieurs reprises par des gens du pays avec qui je faisais route, et qui m'affirmèrent que du haut d'un rocher qu'ils appellent Corna-Bossa, et qui se présente solitaire et détaché à la partie supérieure de la montagne de Saint-Martin, on découvre Turin et toute la plaine. En me montrant la gorge qui sépare la cime de cette montagne, de celle du petit mont Cenis, ils me disaient que leurs anciens leur avaient raconté qu'un fameux général nommé Annibal était passé par là il y a bien longtemps. Nous pouvons donc supposer très-naturellement, que ce fut là ce promontorium d'où ce grand capitaine montra l’Italie à son armée. Du reste, il y a ici deux faits bien distincts, l'un énoncé comme positif par Polybe, que de la montagne traversée par les Carthaginois, l’on a la vue des plaines qu'arrose le Pô ; l'autre, que l’on pourra, si l'on veut, regarder comme une supposition de l'historien, qu'Annibal se servît de ce spectacle pour ranimer le courage de ses soldats. Mais le premier de ces deux faits est le seul qu’il nous importait de constater, et il est décisif, car je puis affirmer que, sur aucun des passages des Alpes que j'ai parcourus, ni au mont Genèvre, ni au grand ni au petit St.-Bernard, ni au Simplon, l’on n'a nulle part la vue des plaines de l'Italie ni d'aucune plaine quelconque, tandis qu'il est certain que cette vue se trouve sur plusieurs points de la montagne à laquelle nous rapportons tant d'autres vraisemblances historiques. Ainsi, tout se débrouille et s'éclaircit à mesure que nous avançons : lorsque dans la suite de cette marche, l'examen des lieux qui nous restent à-parcourir sera venu confirmer ce que nous avons dit de la routé tracée jusqu’ici, je ne crois pas qu'il soit possible de résister à un tel ensemble d'observations et de faits s'éclairant les uns par les autres, et se prêtant une force qu'on chercherait vainement dans les diverses hypothèses qui nous sont opposées. Poursuivons maintenant, toujours guidés par l'historien grec.

 

Suite du récit. Descente. Le chemin intercepté par une avalanche. Douzième journée.

 

VII. Le lendemain (c'est-à-dire le douzième jour depuis son entrée dans les Alpes), Annibal lève le camp, et commence à descendre. Excepté quelques pillards qui venaient furtivement attaquer ses bagages, il n'eut point ici d'ennemis à repousser. Mais les difficultés des lieux et les neiges, lui firent perdre presque autant de monde qu'il en avait déjà perdu dans le trajet de ces montagnes[51]. En effet, la descente étant rapide, et le chemin étroit et couvert de neige, pour peu que l’on s'en écartât, ou que le pied vînt à manquer, l'on était entraîné dans des précipices. Cependant le soldat accoutumé à ces sortes d’accidents, ne se laissait pas décourager. Mais bientôt on arriva à un certain endroit où il n'était plus possible ni aux éléphants ni aux bêtes de charge d'avancer davantage, le chemin se trouvant trop étroit par suite d'un éboulement de terres survenu récemment, » et qui avait encore augmenté la roideur de la montagne, présentant déjà auparavant un escarpement de près de trois demi-stades. Ce fut alors que le découragement et la consternation se répandirent de nouveau dans l’armée. La première pensée du général carthaginois fut d'éviter ce mauvais pas par quelque détour ; mais la neige rendant cette tentative également impraticable, il fut obligé d'y renoncer. En effet, il avait rencontré dans ce détour un obstacle particulier et extraordinaire. Sur l'ancienne neige de l'hiver précédent, il en était tombé récemment de nouvelle. Celle-ci, molle et peu profonde, se laissait aisément pénétrer ; mais lorsqu'elle eut été foulée et que l’on marcha sur celle de dessous, qui était ferme et compacte, les pieds ne pouvant plus y enfoncer, les soldats chancelaient, et faisaient presque autant de chutes que de pas, comme il arrive lorsque l'on marche sur un terrain boueux et glissant. Cet accident en attirait d'autres plus fâcheux encore : car, ne pouvant plus pénétrer la neige inférieure, s'ils venaient à tomber, et qu'ils voulussent s'aider de leurs genoux ou s'accrocher à quelque objet pour se relever, ils glissaient encore plus, entraînant avec eux sur cette petite rapide tout ce qui leur servait à se retenir. Quant aux bêtes de charge, la vieille neige ne leur résistait pas ; partout où elles tombaient, elles brisaient la glace par les efforts mêmes qu'elles faisaient pour se relever : mais ensuite elles restaient là comme gelées elles-mêmes avec leurs fardeaux, retenues par leur poids et par la glace où leurs pieds se trouvaient pris.

Annibal renonçant donc à l'espérance de se frayer un passage de ce côté, campa à l'entrée du chemin dégradé[52], après avoir fait enlever la neige qui couvrait la place. Toute l’armée s'étant ensuite mise à l’ouvrage pour reconstruire le chemin le long du précipice, on parvint, à force de bras, à pratiquer un chemin assez bon pour les chevaux et les bêtes de charge. Le général les fit passer d'abord, et dressant de nouveau son camp dans les endroits où la neige n'était pas encore tombée, il les envoya aussitôt dans les pâturages. Il fit aussi travailler les Numides, par bandes, à affermir le chemin pour que les éléphants pussent y passer. Après bien des fatigues, il ne réussit qu'à peine, au troisième jour, à les faire descendre. La faim avait réduit ces animaux dans l'état le plus déplorable ; car, si le penchant des Alpes présente des deux côtés des arbres, des forêts et des habitations, il n'en est pas de même de la cime et des lieux qui en sont voisins : ils sont tous entièrement nus et sans arbres, la neige y restant constamment, été comme hiver.

Annibal descendit enfin lui-même avec le gros de l'armée, et ayant achevé, au troisième jour seulement, le passage des précipices dont nous venons de parler, il atteignit le plat pays. Cette armée se trouvait bien réduite par tout ce qu'elle avait eu à souffrir dans sa marche, des attaques de l’ennemi et au passage des rivières : mais c'était surtout en traversant les défilés, les précipices des Alpes, qu'elle avait fait ses plus grande pertes en hommes et principalement en chevaux et en bêtes de charge. Enfin, ayant achevé sa marche depuis Carthagène en cinq mois, et le passage des Alpes en quinze jours, Annibal s'avança vers les plaines du Pô et le pays des Insubres, sans avoir rien perdu de son audace. Et cependant il ne lui restait plus de ses troupes africaines que douze mille fantassins, huit mille environ de ses troupes espagnoles, et six mille chevaux, comme il le déclare lui-même dans une inscription concernant son armée, qu'il laissa gravée sur une colonne à Lacinium.... Arrivé en Italie avec les forces dont nous venons de parler, il campa au pied même des Alpes, pour donner à ses troupes le temps de se remettre de leurs fatigues[53].

Etrange circonstance ajoutée par Tite-Live.

Tel est, dans Polybe, le récit exact des derniers incidents de la marche d'Annibal à travers les Alpes ; la narration de Tite-Live n'est en général qu’une élégante répétition des mêmes détails, sauf une addition assez extraordinaire pour qu'elle exige que nous nous arrêtions à l'examiner. Après avoir parlé de la rencontre de ce rocher escarpé qui empêchait l'armée d'avancer, il ajoute : Comme il était nécessaire de rompre le rocher pour s'y frayer un chemin, les soldats abattirent dans les environs, des arbres énormes qu'ils taillèrent, et après en avoir fait un immense bûcher, ils y mirent le feu. Dans cet instant il s'éleva un vent violent qui accéléra l’embrasement. Quand les rochers furent ardents, ils les rendirent friables en y versant du vinaigre. Le roc se trouvant ainsi calciné par l'action du feu, ils l’entrouvrirent avec le fer, adoucissant la roideur de la pente par de courts zigzags, jusqu'à ce qu'enfin on put faire passer non seulement les bêtes de somme, mais encore les éléphants[54].

Nous conviendrons d'abord qu'il peut y avoir un fond de vérité dans cette circonstance du récit de Tite-Live. Appien fait mention de ce rocher dans lequel Annibal fit pratiquer un chemin qui s'appelle encore, nous dit-il, le Passage d'Annibal[55], et quoique Polybe ne semble parler que d'un simple éboulement de terres, il pourrait se faire que des débris de rochers eussent été entraînés dans cette espèce d'avalanche, et fussent venus dégrader le chemin et fermer le passage. Nous conviendrons encore que l’action du feu et du vinaigre peut calciner toute roche qui n'est pas primitive[56] ; les rochers qui dominent le passage où nous montrerons qu'Annibal fut arrêté, sont précisément dans ce cas, étant des rocs calcaires, dont la pierre fait effervescence avec les acides[57]. Mais nous n'en croirons pas moins qu'il y a de l'exagération dans les détails donnés par Tite-Live, et que le fait n'est pas présenté de manière à nous en  donner une idée bien nette et à nous inspirer une entière confiance. Nous pensons à cet égard comme M. Deluc, et nous ne pouvons rien faire de mieux que de reproduire ici ses observations.

Pour amollir le rocher, dit-il, et pour y couper le chemin avec plus de facilité, on accumula un tas énorme d'arbres monstrueux auxquels on mit le feu. Il se présente ici une difficulté, c'est de savoir dans quelle partie de l’escarpement on put placer cet énorme bûcher, qui devait former un carré de cinquante pieds au moins ; car ces arbres monstrueux ne pouvant être que des sapins, devaient avoir cette longueur, et en les rangeant en tas pour y mettre le feu, il fallut les croiser les uns sur les autres pour laisser entr'eux les jours suffisants. Où trouver un espace horizontal de cette grandeur contre une face de rochers à pic ? Ce bûcher ne put donc s'entasser que sur le sommet du précipice ou à son pied. Dans le premier cas, le rocher seul sur lequel aurait reposé le brasier aurait pu être rougi ou rendu ardent à une profondeur de quelques pouces, ou, si l’on veut, d'un pied. Dans le second cas, il n'y aurait eu que les colonnes de flamme qui auraient pu toucher l’escarpement, et comme cet escarpement ne peut pas se considérer comme un mur vertical, puisqu'un soldat avait pu descendre en se tenant avec les mains aux souches qui croissaient à l'entour, les flammes n'auraient pas même touché la face du rocher. Le brasier, ou les flammes, ne purent donc produire aucun effet sur l'escarpement, de quelque manière que l'on conçoive que le bûcher fût placé. Le moyen supposé par Tite-Live pour réparer le chemin est donc purement imaginaire.... Quant au vinaigre, je demande à ceux qui ont visité les montagnes, s'il fallait tracer un chemin avec plusieurs tournants contre la face escarpée d'un rocher de mille pieds de hauteur, ce qui occuperait une largeur de quelques centaines de pieds ; je leur demande, dis-je, si tout le vinaigre que l’on pourrait rassembler à plusieurs lieues à la ronde, dans un pays très-peuplé, suffirait pour mouiller une surface de rochers aussi étendue, et pour la pénétrer à une profondeur de plusieurs pieds, de manière à pouvoir y tailler un chemin assez large pour que les éléphants pussent y descendre. Or, une armée qui avait perdu presque tous ses bagages par deux attaques différentes des habitants, dans lesquelles elle avait couru risque d'être elle-même détruite en entier, pouvait-elle avoir conservé une quantité de vinaigre bien considérable, en supposant que ce fut la boisson ordinaire du soldat, ce que l’on ignore ? Des soldats qui traversent des montagnes, où ils trouvent de l’eau en abondance pour boire, et rien à manger, ne se chargeraient-ils pas plutôt de provisions que de vinaigre ?.... D'ailleurs quand l'armée entière aurait été chargée de vinaigre, ce vinaigre aurait été parfaitement inutile, parce que le brasier, ou les flammes, de quelque manière que les arbres fussent placés, ne pouvaient atteindre l'escarpement ; et le vinaigre ou l'eau n'a d'effet sur la pierre calcaire, pour la rendre friable, que lorsque celle-ci est incandescente[58]. Toutes ces objections de M. Deluc sont évidentes, et nous pouvons en conclure que si l'incident ajouté par Tite-Live n'est pas une fable, c'est du moins un fait présenté avec des circonstances merveilleuses, qui ne font que compliquer et embrouiller ce qui est si simple et si clair dans  Polybe. Ainsi, pour nous en tenir à cet historien, nous ne verrons avec lui, dans cet éboulement de terres qui avait dégradé le chemin et augmenté l’escarpement de la montagne, qu'une de ces espèces d'avalanches si fréquentes dans les Alpes, et en particulier, comme nous allons le voir, dans la partie du mont Cenis dont il s'agit. On peut aussi penser arec M. Deluc que ces arbres coupés, suivant Tite-Live, furent peut-être employés à reconstruire et affermir le chemin le long du flanc de la montagne, en rangeant ces troncs d'arbres les uns à côté des autres, suivant leur longueur, et les soutenant avec d'autres placés par dessous[59], etc.

Les trois demi-stades de l’escarpement s'appliquent à la profondeur, non à la longueur du précipice.

Quant aux reproches que M. Deluc fait à Tite-Live d'avoir mal compris Polybe en comptant les mille pieds de l'escarpement en profondeur, au lieu de les prendre en longueur, et de les appliquer à la partie interrompue du chemin[60], j'avoue que je ne vois pas sur quoi il se fonde. Je ne conçois pas même quelles raisons solides M. Deluc aurait pu donner à l'appui de son opinion, qui aurait pu être énoncée d'une manière un peu moins abstraite. Serait-ce par hasard que M. Deluc n'aurait pas retrouvé, à la descente du petit Saint-Bernard, ce précipice de trois demi-stades de profondeur ? Mais alors il resterait à savoir si c'est M. Deluc qui a mal rencontré, ou Tite-Live qui a mal compris. En attendant que ce dernier point soit prouvé, nous nous en tiendrons au sens qui nous paraît sortir naturellement au texte de Polybe, et à l'interprétation de Tite-Live, que nous avons le droit de regarder comme exacte tant qu'on ne nous aura pas démontré le contraire. Elle n’est qu'une traduction presque littérale du passage grec, si ce n'est que la profondeur de l'escarpement s'y trouve évaluée en pieds, au lieu de l'être en stades. Mais ces mille pieds reviennent à peu près aux trois demi-stades au texte ; en effet, le stade étant égal à 126 pieds romains, trois demi-stades font 987 ½ de ces pieds[61], ce qui ne laisse qu'une différence peu importante, vu surtout que l'évaluation, dans les deux auteurs, n'est qu'approximative : έπί τρία ήμιστάδια, in pedum mille admodum altitudinem.

Description des lieux à la descente du mont Cenis.

Maintenant il faut chercher si là nature des lieux, à la descente du mont Cenis n peut se prêter aux circonstances singulières que nous venons d'exposer.

Au sortir de la plaine du mont Cenis, après le hameau de la Grand-Croix, deux routes se présentent pour descendre à Suse, l'une passant par Bard, le Molaret, Saint-Martin et Jaillon, taillée sur le flanc escarpé de la montagne avec une hardiesse qui rappelle les beaux ouvrages des Romains, et n'existant que depuis une quinzaine d'années ; l'autre passant par la plaine Saint-Nicolas, la Ferrière, et la Novalèse, suivant la voie ouverte par la nature dans cette gorge étroite, au fond de laquelle coule le torrent de la Cénise ou de la Petite-Doire, celle-ci existant depuis un temps immémorial, et devant être par conséquent celle que prît Annibal, comme l'on va s'en convaincre mieux encore par la conformité des lieux avec la description de Polybe. Voici ce qu'en dit M. Albanis-Beaumont :

En sortant de la Grand-Croix, petit hameau situé à l'extrémité nord-est de la plaine du mont Cenis, on commence presque aussitôt à descendre par un chemin coupé en zigzag, dans les flancs de la montagne. Le torrent de la Cénise se précipite à peu de distance du chemin, et ses eaux qui forment une belle, cascade, tombent, réduites en vapeurs dans un vaste bassin qu'elles ont creusé à l'entrée de la petite plaine Saint-Nicolas.... Cette plaine est couverte d'une belle verdure et entourée de rochers abruptes, dont les sommets se perdent dans les nues.... Après avoir traversé cette plaine, l’on passe sous une longue route que l'ancien gouvernement sarde avait fait construire afin de prévenir les accidents autrefois si communs sur ce passage, occasionnés par les avalanches, toujours si dangereuses et si fatales aux voyageurs lors de la fonte des neiges. Ici ces avalanches sont si considérables, qu'en plusieurs occasions elles ont enlevé, dans leur mouvement de rotation, sept à huit mulets à la fois ainsi que leurs conducteurs, qu'elles ont ensuite enseveli dans le précipice affreux où coulent les eaux de la Cénise, et d'où leurs cadavres n'ont été retirés qu'après l'entière fonte des neiges ; car ces amas de neiges sont si considérables, qu'ils ressemblent à des montagnes de glace... Le premier village que l'on traverse en sortant de la grotte dont j'ai parlé ci-dessus, se nomme la Ferrière.... Proche de ce village, on aperçoit des couches de quartz qui ont jusqu'à trois pieds d'épaisseur, auxquelles succèdent des couches schisteuses, micacées et calcaires ; mais il est visible que ces matières ne sont que des espèces d'enveloppes au noyau granitique du mont Cenis, comme on est autorisé à le supposer en examinant avec attention les rochers qui bordent le chemin en descendant à la Novalèse ; ce chemin était autrefois très-mauvais, très-rapide, et bien plus fatiguant que celui de la Ramasse à Lans-le-Bourg[62].

Nous allons compléter cette description par les observations de Grosley sur la descente de la montagne. La descente en Italie, dit-il, est telle que Tite-Live la décrit.... Omnis fere via prœceps, angusta, lubrica.... L'Arche que l’on côtoie en montant nous étonnait par la rapidité de son cours, mais c'est une eau d'étang en comparaison de la Petite-Doire que l’on suit en descendant.... Le chemin de cette descente est un zigzag à angles très-aigus, ménagés et distribués avec le plus grand soin ; nos porteurs allaient là dessus aussi vite que les plus habiles porteurs sur le pavé de Paris.... Pour abréger le chemin, ils franchissaient par enjambement la pointe des angles ; et dans ces instants, nous et la civière qui nous portait, nous trouvions quelquefois suspendus au-dessus à un précipice de deux ou trois mille pieds de profondeur perpendiculaire.... Cette descente est pour les voyageurs comme une tempête qui les jette en Italie[63].

Applications. Lieu où Annibal fut arrêté.

Quand on rapproche de cette description les circonstances principales de la narration grecque, comment ne pas être frappé de l'identité des lieux décrits par Grosley et M. Beaumont, avec ceux où se passèrent les faits retracés par Polybe ? Annibal descend de la plaine où il avait campé, par un chemin rapide' étroit, bordé de précipices : or, n'est-ce pas là le chemin qui conduit de la Grand-Croix à la plaine Saint-Nicolas, et à la Ferrière[64] ? La plaine Saint-Nicolas, qui vient le couper et interrompre la rapidité de sa pente, n'offre-t-elle pas ce lieu situé à rentrée du chemin dégradé, et où l'armée carthaginoise put et dut camper, après avoir en vain cherché passage dans le fond de cette gorge étroite et profonde où coule la Cénise ? L'affreux précipice formé par cette gorge, et au-dessus duquel passe l'ancienne route après avoir traversé la plaine Saint-Nicolas, ne nous présente-t-il pas ce même précipice le long duquel Annibal fit reconstruire le chemin éboulé ? Les avalanches si communes et si considérables en cet endroit, cette longue voûte construite pour en garantir, n’expliquent-elles pas cet éboulement de terres qui avait interrompu le passage. M. de Saussure remarque également que cette galerie, à laquelle il donne environ trois cents pieds de longueur sur quinze de largeur, fut construite pour servir de passage aux voyageurs, lorsque le chemin comblé par les avalanches devient impraticable[65]. Du haut de la nouvelle grand-route, qui, taillée sur un point plus élevé, domine toute celte partie de la vallée de la Ferrière et de la Novalèse, je voyais à une profondeur effrayante cet antique chemin, montant, roide et rapide le long du précipice au fond duquel roule le torrent. Les gens du pays avec qui je faisais route, me montrant à l’extrémité opposée la plaine Saint-Nicolas et ces grands sapins qui couvrent en partie les flancs de la montagne, me disaient qu'Annibal avait coupé là beaucoup de bois pour combler la vallée. J’avoue que je n'attache pas grande importance à toutes ces traditions, mais enfin celle-ci existe, et je la cite sans conséquence et sans penser qu'un tel argument soit nécessaire pour démontrer qu'à ce même passage, entre la plaine St-Nicolas et la Ferrière, l'armée carthaginoise rencontra de si terribles obstacles, et fut arrêtée pendant trois jours.

Détour qu'il tenta certainement.

Polybe ajoute qu'Annibal, ne pouvant passer par le chemin dégradé, voulut éviter cet endroit périlleux par un détour, et tenter passage sur un autre point, mais que là encore il fut arrêté par l'incident extraordinaire qu'il décrit. Or, ce fait ne s'explique-t-il pas de la manière la plus simple et la plus claire, en supposant qu'Annibal, renonçant à passer par le chemin éboulé qui se trouvait, comme le chemin actuel, taillé sur le penchant escarpé de la montagne, sera descendu jusqu'au fond de la gorge où coule la Cénise, près des bords du torrent, où il aura trouvé sous la neige tombée récemment, cette ancienne neige qui s'était conservé depuis l’hiver précédent ?

De la neige conservée depuis l’hiver précédent. Explication de ce fait.

M. Deluc, insistant beaucoup sur ce point dont il pense tirer un grand parti en faveur de son hypothèse du passage d'Annibal par le petit Saint-Bernard[66], il convient que nous nous y arrêtions pour l’examiner.

Nous pourrions déjà remarquer avec M. Letronne[67], que ce fait si difficile à expliquer' suivant M. Deluc, pourrait fort bien se réduire à un fait très-naturel, c'est-à-dire à une fausse supposition de Polybe ou des Carthaginois. En effet, l'armée ayant atteint le sommet du Cenis le 26 octobre, devait se trouver le 29 devant le défilé dont il s'agit. Or y les neiges tombent souvent bien avant cette époque sur cette montagne ; du temps d'Annibal, la température des Alpes étant peut-être plus froide que de nos jours, les neiges pouvaient y tomber encore plutôt. L'on a observé que celles qui viennent au commencement de l'automne par un temps doux, se condensent plus promptement, et se convertissent plus facilement en glace[68]. Pourquoi ne pourrions-nous donc supposer avec M. Letronne que cette vieille neige, que les Carthaginois ou Polybe crurent être de l'hiver précédent, était tout simplement de la neige tombée quelques semaines auparavant[69], et qui avait eu le temps de prendre beaucoup de consistance par les alternatives des temps doux de la journée, et des gelées de la nuit ? Mais admettons que cette supposition si raisonnable soit sans fondement, et examinons le fait dans l'hypothèse de Polybe. Qu'y voyons-nous ? Que c'était un phénomène accidentel, singulier, extraordinaire, et non pas propre de ces montagnes, comme traduit dom Thuillier. On sent qu'il n'y a rien à conclure d'un fait de cette nature, puisque ce n'était pas un fait habituel et caractéristique du lieu dont on nous parle, non plus que ce fait cité par M. Deluc : M. de Saussure, descendant le petit Saint-Bernard le 8 août 1792, vit, en passant près du village de la Tuile, des amas de neige qui s'étaient conservés depuis l’hiver, et qui formaient des ponts sur le torrent. Mais le général Melville, mais M. Deluc lui-même, mais ce voyageur qui passa par là en 1813, ne disent nullement qu'à ces diverses époques ils aient retrouvé là de semblables amas de neiges. A mon tour j'y passai le 21 août 1822, et je n’y remarquai pas plus de neige qu'au sommet de la montagne. On ne peut donc tirer d'autre conséquence de l'observation de M. de Saussure, sinon que c'étaient là des restes d'avalanches, tombées peut-être depuis peu de temps[70], qui avaient pu, à cause de l'exposition de la vallée, se conserver près du lit du torrent. C'est ainsi qu'au 24 août 1822, descendant de l'hospice du grand Saint-Bernard, je passai sur une avalanche de neige entièrement congelée, et existant là depuis près d'un an, d'après ce que j'appris du vénérable pasteur qui avait bien voulu m'accompagner : et cependant ce passage était au-dessous de l’hospice ; sur tous les autres points plus élevés, la neige était entièrement fondue, car le couvent lui-même, qui est au point culminant du passage, est au-dessous de la limite des neiges perpétuelles, n'étant qu'à 1.246 toises au-dessus du niveau de la mer[71] : or, à plus forte raison, en sera-t-il ainsi de l’hospice du petit Saint-Bernard, qui n'est élevé que de 1.125 toises au-dessus de la mer[72], et surtout du passage dont parle M. Deluc, qui est au-dessous du village de la Tuile, auquel se termine la descente du petit Saint-Bernard[73]. Si donc M. de Saussure vit de la neige en cet endroit au mois d'août, ce ne pouvait être qu'un phénomène accidentel, d'autant moins surprenant, que cette année la fonte des neiges avait été tardive sur cette montagne[74]. Aussi ce savant géologue ne rapporte-t-il ce fait qu'en passant, et sans y attacher aucune importance. Or, pourquoi le même phénomène n'aurait-il pu se rencontrer au mont Cenis lors du passage d'Annibal ? Grosley le traversant la veille de la Saint-Jean, au 23 juin 1758, y vit encore de la neige en quelques endroits[75] ; peut-être, je le répète, que du temps d'Annibal les neiges y fondaient encore plus tard, le climat des Alpes ayant pu changer comme celui de la Gaule, où, du temps de Strabon, ainsi que l'observe M. Letronne, la vigne mûrissait difficilement au-delà du parallèle des Cévennes[76]. Qu'y aurait-il donc d'étonnant, qu'au fond d'une gorge étroite et profonde comme celle-ci, qui est entre la plaine Saint-Nicolas et la Ferrière, au fond de laquelle Annibal voulut se frayer un passage ; dans un endroit où le soleil ne pénètre jamais ; près d'un torrent dont les eaux si profondément encaissées, si froides, si rapides, entretiennent dans ce ravin une fraîcheur perpétuelle ; sur un point de la montagne beaucoup plus élevé que celui dont parle M. Deluc, puisque nous sommes encore ici au-dessus de la Ferrière, dont l’élévation sur le niveau de la mer est de 709 toises[77], tandis que celle du lieu cité par M. Deluc, est seulement de 650[78] ; qu'y aurait-il, dis-je, d'étonnant, que dans une année où la fonte des neiges aurait pu être plus tardive, comme c'était le cas dans l'exemple de M. de Saussure, quelqu'une de ces avalanches, si fréquentes en cet endroit, se fût conservée jusqu'au passage d'Annibal, et y eût acquis la consistance et la solidité de la glace ?

Douzième journée. Lieu du campement. — Treizième journée. Passage et campement d'une partie de l'armée.

Poursuivons notre marche : Annibal, le jour même de sa descente du mont Cenis, le douzième depuis son entrée dans les Alpes, campe dans la plaine Saint-Nicolas, et fait travailler à la reconstruction du chemin.

Le treizième jour, il fait continuer le travail, fait passer les chevaux et les bêtes de charge, et dressant de nouveau le camp dans les endroits où la neige n'était pas encore tombée, il les envoie aussitôt dans les pâturages. Voici, d’après M. de Saussure, la description des lieux depuis la Ferrière. Quand on passe le mont Cenis dans une saison froide, on est bien content de se trouver, à la Novalèse, loin des frimas des hautes Alpes, et de commencera jouir du beau climat de l’Italie. Ce n'est pas seulement parce que ce village est situé sur le pied méridional des montagnes, que sa température est plus douce que celle de Lans-le-Bourg, c'est encore parce qu'il est de 312 toises plus voisin du niveau de la mer, n'étant qu'à la hauteur de 400 toises au-dessus de la Méditerranée. En venant de la Savoie, on est enchanté de la belle végétation des environs de ce village : la vigne, mariée aux arbres et même aux arbres fruitiers, couvre toute la campagne, et permet encore au terrain qu'elle couvre de donner des récoltes de grain..... Les montagnes mêmes qui bordent la vallée sont tellement couvertes d'arbres, qu'on ne peut point distinguer la nature de la pierre dont elles sont formées..... A une lieue de la Novalèse on passe auprès du fort de la Brunette, à un quart de lieue plus loin, on traverse la petite ville de Suse, bâtie dans une place où le fond de la vallée est horizontal, et un peu moins serré[79].

Lorsque je passai par là au 28 octobre, la neige n'était point encore tombée sur ce point de la montagne : je ne commençai à marcher sur les premières neiges que vers la Ferrière. Nous pouvons supposer que ce fut de ces côtés, entre la Novalèse et Suse, et même si l'on veut, dans le vallon où est située cette dernière ville, que le corps d'armée envoyé en avant par Annibal campa, le treizième jour, avec la cavalerie et les bêtes de charge.

Quatorzième journée. Passage terminé. Campement. Aspect général de la descente du mont Cenis.

Le quatorzième jour, les Numides affermirent assez le chemin pour que les éléphants pussent passer. Ce jour même ils descendirent[80], et Annibal, avec le reste de son armée, vint rejoindre son avant-garde, campée dans les environs de Suse. Tite-Live décrit ainsi les lieux : Inferiores valles et apricos quosdam colles habent, rivosque prope sylvas, et jam humano cultu digniora loca[81]. Il n'était réellement pas possible de donner une idée plus exacte du pays, depuis la Novalèse jusqu'à Suse et au-delà.

Cet historien dit aussi en parlant de la descente de la montagne : Cæterum iter multo quam in adscensu fuerat (ut pleraque Alpium ab Italia sicut breviora ita adrectiora sunt), difficilius fuit[82]. Cherchons dans M. de Saussure l’application de ce passage. Les Alpes, du côté de Turin, dit-il, se terminent d'une manière parfaitement nette et tranchée.... Au contraire, du côté de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné, les bords de la chaîne s'abaissent par gradations insensibles.... Une autre observation qui est en quelque manière dépendante de la précédente a été déjà faite par plusieurs voyageurs, c'est que la pente des Alpes est plus rapide du côté du Piémont. Si du haut du mont Cenis on veut descendre à une certaine profondeur, telle, par exemple, qu'on ne se trouve plus élevé que de cent toises au-dessus de la mer, on y arrivera beaucoup plus vite du côté du Piémont que du côté de la Savoie. De même, par une conséquence de ce principe, si l’on prend de part et d'autre de la chaîne des lieux qui soient à une égale distance de la cime, ceux qui seront du côté de la Savoie se trouveront plus élevés que ceux qui seront du côté du Piémont. Ainsi Lans-le-Bourg, qui est au pied du mont Cenis en Savoie, est élevé de 712 toises, tandis que la Novalèse, qui est au pied de la même montagne en Piémont, n'est élevée que de 400 toises. Enfin ce qui paraît encore une dépendance du même phénomène, les plus grands escarpements de la chaîne centrale sont aussi n tournés du côté de l’Italie. Les rochers au-dessous de la Grand-Croix au mont Cenis sont presque à pic ; il a fallu tailler en zigzag, dans le roc, le chemin par lequel on descend, au lieu qu'au-dessous de la Ramasse la pente est beaucoup moins rapide[83]. Que l'on rapproche ces observations de celles de Tite- Live, la conformité ne saurait être plus frappante.

Quinzième journée. Détermination de la sortie des Alpes.

Le quinzième jour, Annibal, d'après Polybe, s’avança vers les plaines qu'arrose le Pô. Inde ad planum descensum, dit également Tite-Live. Suivant donc le cours de la Doire, il traversa la vallée de Suse, entra dans la plaine à la descente de Rivoli, et campa au pied de la colline où est située cette ville, à 8 milles environ de Turin.

Voyons si les lieux nous présenteront ici l'aspect de ce qu'on peut appeler la sortie des Alpes. Depuis Suse, la vallée se trouve encore pendant quelque temps resserrée entre les hautes montagnes qui la bordent des deux côtés ; mais à mesure qu'on s'approche de Saint-Ambroise et d'Avigliana, les monts s'abaissent et s'éloignent ; la lumière pénètre et se répand de tous côtés ; l'atmosphère semble se dilater et s'éclaircir, largior hic campos œther....[84] ; on pressent la plaine, mais on ne l'atteint pas encore j on sent qu'on va sortir des Alpes, mais on n'en est pas encore sorti. En allant de Saint-Ambroise à Avigliana on a toujours sur la droite la grosse montagne de Saint-Michel ou monte Picheriano, la dernière, de ce côté, de la chaîne des Alpes qui confine à cette partie de la plaine du Piémont[85]. Passé Avigliana, la vallée s'ouvre de plus en plus, mais on. a encore devant soi sur la gauche la montagne de Musinet, qui s'étend un peu au-delà de Rivoli, et qui est, comme celle de Saint-Michel, la dernière des Alpes de ce côté du Piémont[86]. Ce n'est réellement qu'après la descente de la colline de Rivoli qu'on se trouve tout- à-fait dans la plaine. Nous aurons encore recours au témoignage de de Saussure : C'est à peu près à Avigliana que se termine la chaîne des montagnes qui borde le côté méridional de cette vallée ; la chaîne septentrionale de l'autre côté de la Doire se prolonge un peu davantage. Mais de là jusqu'à Turin on ne rencontre plus de montagnes proprement dites ; les hauteurs sur lesquelles on passe en allant d'Avigliana à Rivoli, sont toutes des collines tertiaires.... Ces collines même se terminent au-delà de Rivoli, et de Rivoli à Turin il n'y a plus que des plaines[87]. C'est donc là que nous pouvons fixer l'entrée dans la plaine, et le lieu où Annibal fit camper son armée pour lui donner le temps de se reposer de ses fatigues.

 

Fin du récit. Entrée en Italie par le pays des Taurini.

 

VIII. Une dernière circonstance du récit de Polybe va déterminer avec la dernière précision ce point de la sortie des Alpes pour l'armée d'Annibal. Voici le passage de cet auteur : L'armée se trouva bientôt remise et en état d'aller en avant. Les Taurini, peuple situé au pied des Alpes, faisaient alors la guerre aux Insubres, et se méfiaient des Carthaginois. Annibal leur proposa d'abord de faire alliance, et de se joindre à eux contre leurs ennemis ; mais n'ayant pu vaincre leur défiance, il alla camper devant leur ville principale, et après un blocus de trois jours, il l'emporta, fit passer au fil de l'épée tous ceux qui lui avaient été opposés, et répandit par ce terrible début une si grande frayeur parmi les Barbares des pays voisins qu'ils vinrent tous d'eux-mêmes se rendre à discrétion[88].

Témoignage de Tite-Live.

Tite-Live rapporte le fait de la même manière, et en tire la même conclusion. Après avoir dit que l'historien Cincius Alimentus attestait avoir entendu dire à Annibal qu'il avait perdu trente six mille hommes depuis le passage du Rhône jusqu'à son arrivée en Italie par le territoire des Taurini, la première nation qu'on rencontre en quittant la Gaule, il ajoute : Tous les historiens étant d'accord sur ce fait, je suis d'autant plus étonné qu'on ne le soit pas sur la partie des Alpes qu'il traversa, et que l'on croie ordinairement qu'il passa par le mont Peninus, qui de là aurait reçu le nom qu'il porte. Cœlius prétend que ce fut par la montagne de Crémon. Mais ces deux passages ne l'eussent pas conduit chez les Taurini ; ils l'eussent conduit par le territoire des Salassi chez les Gaulois Libuens[89].

Tite-Live reconnaissant donc avec Polybe que les Taurini furent la première nation qu'Annibal rencontra à sa sortie des Alpes, en devait conclure nécessairement que ce général traversa cette vallée, qui débouche sur la plaine de Turin, et qui, de Suse conduisant en ligne directe à cette ville capitale des Taurini, était par cette raison appelée Saltus Taurinus. Nous pourrions ajouter que Tite-Live dans une autre partie de son histoire, racontant l'expédition de Bellovèse en Italie et lui faisant suivre la route que prit Annibal par le pays des Tricastini, le fait passer également par le même défilé : ipsi Taurino saltu invias Alpes transcenderunt[90]. Polybe ne le dit pas aussi formellement d'Annibal, mais il le donne à entendre d'une manière non moins claire, non seulement dans le passage que nous venons de citer, mais dans plusieurs autres, également importants ; par exemple lorsqu'il dit qu'Annibal avait envoyé depuis l'Espagne, à différentes reprises, des députés dans la Gaule Cisalpine, pour s'informer de la fertilité du pays au pied des Alpes, et le long du Pô.... que ces députés à leur retour l'assurèrent de la bonne disposition des habitants[91], etc. Lorsque plus loin il ajoute, qu'en passant les Alpes il devait, après une marche de 1.200 stades, arriver dans les plaines d'Italie qui bordent le Pô[92]. Enfin lorsqu'il fait venir vers Annibal le roi Magilus, qui était venu auprès de lui des plaines qu'arrose ce fleuve, l'assurant des dispositions favorables des nations gauloises qui habitaient ces contrées[93].

Réfutation de l'opinion de M. Deluc sur le passage de Polybe cité par Strabon.

Nous pourrions donc déjà regarder la question comme décidée, quand même nous ne connaîtrions pas d'une manière plus directe l'opinion de l'historien grec par un passage que Strabon nous a conservé. Le voici traduit littéralement par M. Letronne ; Polybe ne nomme que quatre passages (des Alpes) ; un par les Liguriens le long de la mer Tyrrhénienne ; un autre par le pays des Taurins, et qu'Annibal traversa ; un autre par celui des Salasses ; le quatrième par les Rhétiens : tous quatre remplis de précipices[94]. Voici le texte : Ττταρας δ' περβσεις νομζει μνον· δι Λιγων μν τν γγιστα τ Τυρρηνικ πελγει, ετα τν δι Ταυρνων, ν ννβας διλθεν, ετα τν δι Σαλασσν, τετρτην δ τν δι αιτν, πσας κρημνδεις[95].

M. Deluc sentant tout ce qu'il y a de décisif dans ce passage, qui ruine son système de fond en comble, n'a rien négligé pour en atténuer la force[96] ; mais M. Letronne lui a répondu de manière à ne rien laisser à répliquer[97]. Il s'étonne d'abord que M. Deluc, en rapportant le passage de Strabon, en ait oublié la circonstance la plus importante, ν ννβας διλθεν. M. Deluc prétend qu'ici c'est Strabon qui parle et non Polybe : c'est Strabon qui saisit cette occasion d'exprimer son opinion sur le lieu du passage d'Annibal. M. Letronne répond que c'est là une supposition tout-à-fait gratuite ; qu'on pourrait dire aussi par la même raison que ces deux autres circonstances, qui suit la mer Tyrrhénienne, et tous quatre remplis de précipices, n'appartiennent pas non plus à Polybe, en sorte que le texte de l'historien se trouverait réduit à l'indication sèche des quatre cols des Alpes, supposition d'autant moins vraisemblable, que comme Strabon extrait ce texte d'un ouvrage bien plus détaillé que le sien il n'est pas à présumer qu'il y ait ajouté une circonstance nouvelle..... Mais quand cette supposition serait fondée, ajoute le savant académicien, quand il serait certain que la circonstance du passage d'Annibal est une addition faite par Strabon, qu'est-ce que cela prouverait encore ? Car Strabon, qui n'a jamais vu les Alpes, qui n'a pu recueillir, sur les lieux, de ces traditions vagues que les peuples aiment à entretenir, n'a dû avoir à cet égard que les notions puisées dans les auteurs qu'il avait sous les yeux. Or quels sont les auteurs qu'il cite sur les Alpes ? Il n'y en a qu'un seul, et cet auteur, c'est Polybe : la géographie de cet historien, ou plutôt la partie de son histoire qui traite de la géographie était donc la source unique où il puisait ce qu'il rapporte des Alpes. Si c'est lui qui a ajouté » la circonstance du passage d'Annibal, il n'a pu la prendre que dans l'ouvrage de Polybe, son unique guide : car le moyen de croire qu'il aurait prêté oreille à un bruit populaire si Polybe eût fait passer Annibal par un autre chemin ? Ainsi donc, que la phrase soit de Polybe, comme on l'a cru jusqu'ici, qu'elle soit de Strabon, comme le veut M. Deluc, elle n'en exprime pas moins un fait qui appartient à Polybe....

Toutes ces raisons paraissent péremptoires. Mais, dit  M. Deluc, si Annibal avait traversé le mont Cenis, il serait arrivé à peu de distance de Turin au bout des quatre jours qu'il mit à descendre les Alpes. Il aurait campé par exemple dans les villages de Bussolin, de Saint-Antonin, de Saint-Ambroise et de Rivoli, qui ne sont éloignés que de deux à huit lieues de Turin, et qui devaient faire partie du territoire des Taurini. Ces amis des Romains n'auraient pas manqué d'attaquer l'armée carthaginoise avant qu'elle eût le temps de se rétablir de ses fatigues[98]. Comment expliquer cette inaction des Tauriniens à l'égard de l'armée carthaginoise lors de son arrivée au pied des Alpes, si cette armée dans son état de délabrement s'était trouvée alors sous les murs de Turin ?[99] — C'est ce que Polybe lui-même a pris soin de nous expliquer, en disant que les Taurini étaient alors occupés à faire la guerre aux Insubres ; certes ce n'était pas là pour eux le moment de s'attirer un nouvel ennemi sur les bras, et surtout un ennemi tel que celui qui apparaissait d'une manière si extraordinaire. Aussi voyons nous que bien loin de songer à attaquer les Carthaginois, ils redoutaient même leur alliance. M. Deluc, après avoir désigné les villages où Annibal aurait campé, ajoute qu’ils devaient faire partie du territoire des Taurini : quand cela serait, on n'en pourrait rien conclure. En effet, chez ces peuples barbares, dans un état de choses où tout homme était soldat, la nation étant alors en guerre, toute la population militaire avait dû se porter contre l'ennemi ; de sorte qu'Annibal, quoique sur le territoire des Taurini, aurait pu n'y rencontrer personne en état de s'opposer à lui. Mais rien n'est moins prouvé que ce que suppose là M. Deluc. Rien ne nous dit que les Taurini qu'on nous représente à cette époque comme habitant les plaines fertiles qu'arrose le Pô, se fussent étendus jusque dans l'intérieur des montagnes. On ne peut, sous ce rapport, tirer aucune induction du nom même du passage Saltus Taurinus, qui peut n'être qu'une dénomination prise du pays auquel il aboutissait, et non de celui qu'il traversait.

Réfutation de l’opinion de M. Letronne, sur la situation du Saltus Taurinus.

Mais il se présente ici une difficulté. C'est de savoir si le Pas de Suse est bien le Saltus Taurinus des anciens. Ni Strabon, ni Ptolémée, ni aucun géographe moderne ne donnent aucun renseignement à ce sujet. On pourrait donc sur ce point nous reprocher d'avoir préjugé la question, d'autant plus que quelques auteurs semblent vouloir appliquer au mont Genèvre cette dénomination latine. Polybe, suivant M. Letronne, dit formellement qu'Annibal a passé par le pays des Taurini, c'est-à-dire par le mont Genèvre, comme M. Deluc le reconnaît.... Et Tite-Live en conduisant Annibal par le mont Genèvre est d'accord avec ce témoignage si formel de Polybe[100]. Et plus loin, Tite-Live racontant l'expédition de Bellovèse en Italie, qu'il conduit comme Annibal par le mont Genèvre (Taurino saltu) etc. L'opinion de M. Letronne est, comme on voit, bien positive. Avant de la discuter, il est bon d'établir deux points sur lesquels nous ne pouvons pas être d'accord : le premier, que le Saltus Taurinus était situé dans le pays des Taurini, ou du moins y conduisait ; le second, qui, ressort nécessairement du récit de Polybe et de Tite-Live, qu’Annibal traversa ce défilé à la descente de la montagne qu'il eut à franchir pour entrer en Italie. Cela posé, le Saltus Taurinus serait donc, dans le système de M. Letronne, la vallée d'Oulx, que l’on rencontre à gauche, à la descente du mont Genèvre, et qui, partant de Césanne, et passant par Oulx et Exiles, va aboutir à Suse ? Mais ne pourrions-nous pas d'abord demander au savant académicien qui reconnaît que ce fût ce passage par où Bellovèse entra en Italie, s'il pense qu'il soit vraisemblable que ce chef gaulois, partant de la région moyenne de la France, au-dessus de Lyon, fût descendu, je ne sais par quelle route, jusqu'au mont Genèvre, pour de là remonter vers Suse, puis redescendre vers Turin ? Ensuite, du mont Genèvre à la plaine de Turin, il y a loin ; avant d'y arriver, il y a bien des intermédiaires à franchir : or pourrait-on regarder la vallée d'Oulx comme offrant par sa direction et sa proximité, par rapport au pays des Taurini, les caractères qui ont dû faire donner le nom de Saltus Taurinus au passage que prirent Bellovèse et Annibal ?

Cette dénomination ne peut convenir qu'au Pas de Suse.

On nous dit que cette vallée conduit au pays des Taurini. Mais, à ce titre, le grand et le petit Saint-Bernard pourraient également revendiquer la dénomination latine. Car ces deux passages, comme M. Deluc ne manque pas de l'observer, peuvent également aboutir à Turin, puisque lorsqu'on est arrivé à Yvrée, après être sorti de la vallée d'Aoste, on peut prendre la route de Turin comme celle de Milan[101]. Mais qui ne voit que se diriger dans la dénomination des lieux, d'après des rapports aussi éloignés, serait vouloir tout bouleverser, et que, si l’on avait songé à désigner ces deux passages d'après les mêmes analogies observées dans le nom du Saltus Taurinus, on aurait dû naturellement appeler l'un Saltus Salassensis, et l'autre, Saltus Segusianus, d'après le nom du premier pays ou de la première ville importante auxquels ils conduisaient directement ? Il est donc certain que ni le passage du mont Genèvre — et ce que nous disons ici de l'opinion de M. Letronne s'applique à l'opinion de Folard et à celle du comte de Fortia d'Urban, qui conduisent Annibal par la vallée de Pragelas — ; ni le passage du grand ou du petit Saint-Bernard, n'ayant reçu dans aucun auteur ancien la dénomination de Saltus Taurinus, ne peuvent en aucune manière se l'appliquer par eux-mêmes, et que c'est ailleurs, c'est plus près du pays des Taurini qu'il faut chercher ce passage. Or, ne l'avons-nous pas déjà trouvé dans cette vallée où l'on entre à la descente du mont Cenis, laquelle partant de Suse, et présentant d'abord l'aspect d'un étroit défilé, s'élargit ensuite, et va déboucher dans la plaine, à sept ou huit milles de Turin, se trouvant depuis son point de départ en ligne presque directe avec cette ville ? La position de la ville qui forme l'entrée de cette vallée, et que l'on a appelée pendant si longtemps la porte de l’Italie, la clé de l’Italie[102] ; la direction de diverses routes passant par les Alpes cottiennes, et que les anciens itinéraires nous montrent tous aboutissant à Suse ; la position de cette ville, toujours placée avant Turin dans tous ces itinéraires, qui ne présentent sur aucun autre point des Alpes nul autre chemin conduisant à cette capitale des Taurini : ne sont-ce pas là des preuves décisives en faveur de l'opinion qui nous détermine à placer le Saltus Taurinus dans la vallée qui va de Suse à la plaine de Turin. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que cette question n'en peut plus être une pour nous, sitôt que nous regardons comme démontré qu'Annibal a passé le mont Cenis ; car, à la descente de cette montagne, ce défilé s'offrait à lui comme le seul passage qui le conduisit directement au pays des Taurini.

 

Longueur itinéraire totale du passage des Alpes. Conformité de nos distances avec celles de Polybe.

 

IX. Il nous reste à examiner si, dans toute cette partie de la marche d'Annibal, c'est-à-dire depuis l’entrée jusqu'à la sortie des Alpes, nos distances se trouvent conformes à celles de Polybe. Nous avons va précédemment que cet historien comptait depuis le passage du Rhône jusqu'à l’entrée des Alpes, 1.400 stades que nous avons retrouvées sur notre route. Immédiatement après, il ajoute : Reste le passage des Alpes elles-mêmes, qui est d'environ 1.200 stades ; en les passant, Annibal devait arriver dans les plaines de l’Italie qui bordent le Pô[103].

Nous avons d'abord senti que si nous voulions ici mesurer nos distances sur la carte, nous aurions infailliblement, par suite de la nature du pays, du passage des montagnes, des détours des vallées, etc., des 'réductions tellement fortes, qu'elles s'éloigneraient beaucoup trop de la précision dont nous voudrions approcher le plus possible. Mais heureusement pour nous, la route que nous avons à suivre étant aujourd'hui route de poste, nous possédons un moyen aussi sûr que facile d'apprécier les distances que nous cherchons. Voici l'état de ces distances d'après les intervalles des stations modernes[104], avec les mesures d'élévation au-dessus de la Méditerranée[105].

 

NOMS DES VILLES

POSTES

ÉLÉVATION

au-dessus de la mer.

Montmeillan (de l’autre côté de l’Isère ; entrée des Alpes)

» »

187 ½ toises.

Maltaverne

1 ½

162

Aiguebelle

1 ½

166

Eypierre

» »

190

La Chapelle

2 »

»

La Chambre

» »

250

Saint-Jean-de-Maurienne

2 ½

301

Saint-Julien

» »

308

Saint-Michel

2 »

363

Saint-André

» »

594

Modane

2 ½

579

Villarodin

» »

602

Verney

2 »

»

Braman

» »

631

Thermignon

» »

669

Lans-le-Bourg

2 »

709

Sommet du mont Cenis, ou la Poste des Tavernettes

3 »

982[106]

La Grand-Croix

» »

917

La Ferrière

» »

709

La Novalèse

2 »

400

Suse

1 ½

222

La Jaconnière

2 ¼

»

Saint-Ambroise

1 ½

173

Avigliana

» »

189

Rivoli (sortie des Alpes)

 1 ¾

»

Total

28[107]

 

 

Nous avons donc depuis la ville de Montmeillan, en face le laquelle nous plaçons l'entrée des Alpes, jusqu'à Rivoli, où l'on en sort tout-à-fait, 28 postes, c'est-à-dire 56 lieues de 2.000 toises chaque ; autrement 112.000 toises, lesquelles réduites en stades, donnent 1.185 stades, plus 17 toises ½ ; autrement encore, 148 milles romains, plus 112 toises ½. Polybe compte 1.200 stades ou 150 milles romains. Nous n'avons donc ici qu'une différence de 15 stades ou 2 milles romains environ[108]. Mais qu'est-ce qu’une différence de 2 milles sur 150, de 15 stades sur 1.200 ? Que devient-elle, surtout si l'on considère que le nombre grec est énoncé d'une manière approximative ? Cette dernière preuve, réunie à toutes celles d'un autre ordre que nous avons observées, ne porte-t-elle pas jusqu'à l'évidence l'opinion que nous nous proposions d'établir ?

En jetant un coup d'œil sur la troisième colonne du tableau précédent, nous voyons qu'à mesure qu'on avance, le terrain s'élève, et que par conséquent la route doit monter dès que l’on commence à entrer dans les Alpes, à la Chavane. De là ces expressions de Grosley : La descente en Italie est telle que Tite-Live la décrit : pleraque Alpium ab Italia, sicut breviora, ita arrectiora sunt. Pour donner une idée du précipice qu'elle offre, il suffit de dire qu'on descend en trois lieues environ ce qu'on a monté pendant vingt-cinq lieues[109]. De là aussi la manière dont presque tous les traducteurs ont rendu l' άναβολή de Polybe, qu'ils traduisent presque toujours par monter. Mais, quoique l'on monte réellement depuis la Chavane jusqu'aux Tavernettes, où l'on recommence à descendre, la montée se prolongeant sur un espace très-long, est nécessairement insensible jusqu'à ce que l'on arrive au pied du mont Cenis : or, comme άναβολή, ainsi que nous l'avons déjà observé chapitre V, § I, signifie traverser, soit en pénétrant, soit en montant, suivant qu'il s'applique au passage soit d'un défilé et d'une vallée, ou à celui d'une montagne, nous avons dû tenir compte avec soin de ce double sens, afin d'éviter la confusion qu'une traduction uniforme aurait laissée dans l'esprit du lecteur.

 

Examen des objections contre ce passage par le mont Cents. — Première objection tirée des difficultés qu'il aurait offertes.

 

X. Après nous être assurés des bases de notre opinion, il nous reste à discuter les objections qu'on y a faites. Si elle est la vraie, il est probable que, bien loin de l'affaiblir, plusieurs de ces objections pourront servir à lui donner une nouvelle force.

Le passage du mont Cenis, dit M. Deluc, ne se trouve point dans les itinéraires romains, et il ne paraît pas qu'il ait été jamais une voie romaine, ou qu'il ait été même connu des Romains. Il offrait de trop grandes difficultés : car les rochers, du côté de l'Italie, sont presque à pic, et il a fallu tailler en zigzag dans le roc vif le chemin par lequel on descend de la Grand-Croix au village de la Ferrière[110]. Et puis la vallée, à raison de ses nombreux défilés, et des sinuosités de l’Arc qui forcent à passer dix fois d'une rive à l'autre, présentait de trop grands obstacles pour que, dans les temps reculés, on y eût fait passer une route pour traverser les Alpes.

Nous remarquerons d'abord que cette rivière de l’Arc, qui devait présenter de si grands obstacles, est une espèce de torrent presque partout guéable, surtout à l'époque de la fin d'octobre, où les eaux sont extrêmement basses dans ces montagnes. Ayant parcouru ces vallées, du 18 au 31 octobre, j’ai pu m'en assurer par moi-même. Souvent l'Arc ne m'offrait qu'un pied de profondeur tout au plus, quelquefois je le trouvais entièrement à sec dans les deux tiers de son lit. L'infanterie pouvait sans peine le passer presque partout, soit à pied, soit sur des troncs d'arbres jetés transversalement, comme on en rencontre encore aujourd'hui sur cette petite rivière[111]. Quant à sa largeur, on peut s'en faire une idée d'après celle de son plus grand pont qui est de deux arches, et encore à peu de distance de son embouchure, non loin d'Aiguebelle. Voilà pour ce qui regarde les grands obstacles de la marche le long de l'Arc. Maintenant M. Deluc ajoute : Ce qu’il y a au contraire de remarquable dans la route (que M. Deluc a suivie), c'est qu'elle ne traverse pas une seule fois l'Isère. Mais ce critique oublie-t-il que Polybe, au chapitre 56 de son livre troisième, dit formellement qu'Annibal avait perdu beaucoup de monde au passage des rivières, τών ποταμών ? Il avait donc eu d'autres rivières que le Rhône à traverser, et dans le système de M. Deluc il 'en serait tout autrement. Quant à la roideur de la descente du mont Cenis du côté de l’Italie, les objections de M. Deluc sont des arguments en notre faveur : car Polybe ne dit-il pas que la descente était très-rapide, bordée de précipices, etc. ; et Tite-Live, que les chemins des Alpes du côté de l’Italie sont pour l’ordinaire plus courts, mais aussi plus roides ; ajoutant que le chemin était presque à pic, suivant la traduction de M. Deluc lui-même[112] ? Voilà pour l’autre objection. Mais nous croyons à présent devoir examiner en elle-même une assertion importante si elle est fondée. M. Deluc nous a dit que le passage du mont Cenis ne se trouve pas dans les itinéraires romains, et qu'il ne paraît pas qu'il ait été une voie romaine, ou qu'il ait été même connu des Romains.

Deuxième objection. Nouveauté de cette route. Preuve de son antiquité.

Nous observerons d'abord que tous ces arguments, tirés de l’existence des anciennes voies romaines données par les itinéraires, sont absolument étrangers à la question, puisqu'à l'époque de l'expédition d'Annibal il n'existait point encore de voie romaine dans la Gaule ; que Polybe, dans le fragment cité par Strabon, ne parle point de routes proprement dites, mais de passages, c'est-à-dire de chemins dans le genre de ceux dont nous avons déjà eu occasion de parler, que, par conséquent, toutes les difficultés que M. Deluc pourrait élever à ce sujet contre noire système, se reproduisent dans le sien comme dans tous les autres. Nous ajouterons que d'ailleurs on ne pourrait pas conclure de ce que ce passage du mont Cenis ne se trouve point dans les itinéraires romains, qu’il ne fût point une voie romaine, ni à plus forte raison qu'il fût inconnu des Romains. En effet, les anciens itinéraires ne nous donnent en général que les voies militaires ou consulaires ; mais il y avait en outre des routes provinciales, bien réellement existantes et bien connues des Romains, quoiqu'on ne les retrouve pas dans leurs itinéraires, comme, par exemple, celles qui passaient par les vallées de Viù et de Lanzo, par le mont Rudus, etc., dont on peut voir la description dans le savant ouvrage de M. Albanis-Beaumont[113]. Si la route du mont Cenis n'est pas indiquée dans les itinéraires des Romains, c'est peut-être par la raison même qu'elle n'avait pas été construite par eux, et qu'elle existait bien antérieurement à toutes celles qu'ils ont frayées dans ces montagnes. Sur quoi M. Deluc se fonde-t-il lorsqu'il avance que la route du mont Cenis n'a été ouverte qu’à des époques modernes, qu'il semblerait même vouloir considérer comme postérieures aux quatrième et cinquième siècles de notre ère[114] ? S'il fallait apporter des preuves contre une assertion qui en est dénuée, nous dirions que bien antérieurement à notre ère, nous voyons les Romains faire la guerre dans ces montagnes aux Medulli et aux Bramovices, habitant la haute et la basse Maurienne, et toutes les hauteurs qui renferment la vallée de l'Arc[115], ce qui suppose nécessairement que ce pays était ouvert par des chemins quels qu'ils fussent ; nous invoquerions les restes d'antiquités et les médailles romaines trouvées à Alton[116] ; l'existence de l'ancienne Carbonaria, détruite en 480 par les Bourguignons, et remplacée par Aiguebelle[117] ; les fragments de voie romaine reconnus dans les environs de cette dernière ville et de Saint-Jean-de-Maurienne[118], prouvent que, longtemps avant l'époque dont parle M. Deluc, il existait là une voie romaine allant au mont Cenis. Mais comme l'on pourrait répondre que cette voie conduisait au Mons Rudus ou à la vallée de Viù, nous nous bornerons à citer un passage de Strabon qui est décisif. En parlant des Medulli, que tous les géographes, d'Anville[119], M. Gosselin[120], M. Albanis-Beaumont[121], etc., s'accordent à placer dans la Maurienne, Strabon s'exprime ainsi : Après les Tricorii viennent les Medulli. Ces peuples occupent les points les plus élevés (de cette partie de la chaîne des Alpes) ; car celle de leurs montagnes qui est la plus escarpée, présente, dit-on, une montée de cent stades. La descente offre le même espace à parcourir pour arriver jusqu'aux frontières de l'Italie. Au sommet, dans une espèce de plaine creusée dans la montagne, se trouve un grand lac et deux sources à peu de distance l’une de l'autre. L'une donne naissance à la Durance, qui, se précipitant comme un torrent, va se jeter dans le Rhône, l’autre au Durias, qui coule dans une direction opposée, se rendant dans la Gaule cisalpine, à travers le pays des Salassi et allant se jeter dans le Pô. Voici maintenant ce que dit d'Anville sur ce passage : Un grand lac dont Strabon fait mention avant de parler des sources de la Durance et de la Doria, ne saurait être que celui que je vois représenté dans une carte manuscrite tout autrement que dans les cartes gravées, et qui, recueillant plusieurs torrents qui descendent du mont Cenis, forme par son Issue une rivière nommée Cinisella (la Cénise), laquelle se rend dans la Doria, au-dessous, de la citadelle de Suse[122]. Ce passage ne prouve-t-il pas sans réplique que, du temps de Strabon, on connaissait le mont Cenis y et de plus qu'il y avait un chemin traversant cette montagne, puisqu'il nous donne retendue de la montée et de la descente évaluées en mesures itinéraires ? Nous pouvons en outre remarquer que cette évaluation se rapproche beaucoup de celle que nous a donnée notre livre de poste y puisque dans l’une nous avons 9.450 toises, et dans l’autre 12.000, ce qui nous porterait à croire que l’ancien chemin devait peu s'éloigner de la direction de la grande route actuelle, surtout si l'on songe aux inexactitudes qui peuvent se rencontrer dans les mesures des arpenteurs, et à la forme approximative sous laquelle Strabon énonce son évaluation.

Contradictions apparentes de ce passage. Erreur de Strabon expliquée.

Mais, dira-t-on, en voyant dans le lac dont parle Strabon le lac du mont Cenis, d'Anville ne donne qu'une conjecture, et très-contestable : car comment le concilier avec ce qu'ajoute le géographe grec, que la Durance et la Doire ont leur source dans ce lac ? L'on sait que ces deux rivières viennent l’une et l’autre du mont Genèvre ; or, ne serait-ce pas plutôt de cette montagne que Strabon veut parler ? Nous répondrons qu'il y a dans le passage en question deux faits bien distincts, et devant donner lieu à à&s conséquences aussi bien différentes. Le premier est un fait matériel et positif sur lequel il ne peut pas y avoir de discussion. Strabon dit qu'au sommet de la montage des Medulii il y avait un grand lac : ici la simple inspection des lieux doit suffire : je n'ai point vu de lac au sommet du mont Genèvre, et n'ai lu nulle part qu'il y en ait existé un. Le second fait est purement conjectural, et par cela même bien plus susceptible d'erreur. On sait combien sont fréquentes, dans la géographie ancienne, les erreurs sur les sources des rivières, et ce passage même est une preuve qu'on en rencontre dans les plus grands géographes. En effet, il est évident, comme l’ont remarqué d'Anville et M. Gosselin[123], que Strabon, plaçant la source de la Durance près de celle de la Doire, et lui faisant ensuite traverser le pays des Salassi, confond le Durias minor, aujourd'hui la Doria riparia ou Petite-Doire, qui prend sa source au mont Genèvre, avec le Durias major, la Doria Baltea des modernes, qui a sa source à l’Alpis graïa, entre le Saint-Bernard et le Mont-Blanc[124]. Or, quel argument tirer d'un fait qui, dans son énoncé seul, présente une erreur aussi grave ? Mais cette erreur même pourrait encore s'expliquer de manière à se concilier avec l'opinion de d'Anville, et à devenir ainsi un argument de plus en notre faveur. Nous savons que les anciens comprenaient, sous la dénomination d’Alpes Cottiœ, toute cette partie de la chaîne qui comprend le mont Viso, le mont Genèvre, et le mont Cenis ; souvent aussi ils se servent de la dénomination d’Alpis Cottia, d’Alpe Cottienne, pour désigner particulièrement tantôt le mont Genèvre, tantôt le mont Cenis[125] : nous avons vu que la Cenise, qui descend de cette dernière montagne, vient rejoindre, au-dessous de la citadelle de Suse, la Doria riparia venant du mont Genèvre ; or y aurait-il de l'invraisemblance à supposer que par suite de la réunion des deux torrents, et de l'application d'un même nom aux deux montagnes, Strabon ait confondu les deux sources, et placé au mont Cenis celle de la Durias minor, au lieu de la placer au mont Genèvre ? C'est ainsi que nous voyons encore de nos jours Grosley donner à la Cenise le nom de Petite-Doire, et nous dire : Du lac qui nourrit ces excellentes truites, sort la Petite-Doire que l'on côtoie en descendant en Italie[126]. Appliquons cette supposition à la Durance, et nous ne la trouverons pas moins naturelle. Quand on monte le mont Genèvre du côté de Césanne y on voit la Petite-Doire qui en descend pour traverser ensuite la vallée d'Oulx jusqu'à Suse. Sur le revers opposé de là montagne on aperçoit de même sur la gauche un torrent que les habitants appellent la Durancette, et qui descend du mont Genèvre dans la vallée, se dirigeant vers le petit village de la Vachette, Briançon, etc. Sur la droite, la vue plonge dans la belle et large vallée de Neuvache, qu'on voit arrosée dans toute sa longueur par une petite rivière appelée le Clairet ou la Claire, paraissant venir du côté du mont Cenis, et se jetant dans la Durancette, un peu plus en avant de la Vachette, où ces deux petites rivières prennent le nom de la Durance. Or, serait-il extraordinaire de supposer que, connaissant la direction de cette petite rivière, venant des monts qui sont au midi de la Maurienne, comme l'observe d'Anville, Strabon a cru voir en elle, plutôt que dans le torrent du mont Genèvre, la source de la Durance, comme d'Anville lui-même paraîtrait y être assez porté[127], et que dans cette opinion il ait placé sa source non loin de celle de la petite Doire, qu'il faisait sortir du mont Cenis ? Toutes ces considérations prouvent donc que rien dans le passage grec ne s'oppose absolument à ce que nous placions au mont Cenis ce grand lac dont parle Strabon ; et si ce lac existe là et qu'on ne puisse le montrer autre part, que deviennent ces assertions de M. Deluc ? ce passage n'était pas même connu des Romains.... La route du mont Cenis n'était pas celle que les Gaulois suivaient pour descendre en Italie, ni celle qu'Annibal, en marchant sur leurs traces, prit pour entrer dans le même pays[128].

Quoique cette conclusion tombe d'elle-même avec le principe sur lequel on avait voulu l'établir, nous pourrions encore faire à IKI. Deluc une réponse À laquelle je ne vois pas ce qu'il pourrait opposer. Comme il est certain d'après Polybe et Tite-Live que le passage habituel des Gaulois se rendant en Italie était par le Saltus Taurinus, et que ce passage, diaprés les itinéraires anciens, et le pays, auquel il aboutissait, ne peut être situé qu'à Suse, deux routes seulement conduisant à cette ville, l'une par le mont Genèvre, l'autre par le mont Cenis, et M. Deluc ayant prouvé qu'Annibal n'a pu passer par la première[129], il en résulte nécessairement qu'il n'a pu suivre que la dernière, et que c'est là ce second passage nommé par Polybe, et qu'il a si grand soin de distinguer de celui qui traversait le pays des Salassi ; enfin celui que prenaient habituellement les Gaulois, et qu'ils firent prendre à Annibal. Nous pouvons donc avec une entière confiance dire comme Grosley, que les raisons qui rendent aujourd'hui cette route la plus connue et la plus fréquentée de toutes celles qui traversent les Alpes, ont dû dès les premiers temps l'indiquer et l’ouvrir[130].

Troisième objection de M. Deluc, fondée sur une fausse interprétation du texte de Polybe.

Une dernière objection de M. Deluc nous reste à résoudre, et d'autant plus facilement qu'elle repose sur une traduction évidemment fausse ; voici le passage : τν δ τν λπεων περβολν μραις δεκαπντε κατρε τολμηρς ες τ περ τν Πδον πεδα κα τ τν νσμβρων θνος[131]. M. Deluc traduit : Annibal ayant accompli le passage des Alpes en quinze jours, entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô, et dans le pays des Insubres ; d'où il conclut que les Taurini ne furent pas le premier peuple qu'il rencontra à sa descente des Alpes. M. Deluc aurait dû naturellement en conclure, par la même raison, que ce ne furent pas non plus les Salassi. Mais, sans élever cette difficulté, nous nous bornerons à remarquer que le grec ne dit nullement qu'Annibal entra dans le pays des Insubres, mais qu'il se dirigea vers ce pays, ες τ τν νσμβρων θνος. En effet il connaissait, comme nous l'avons déjà vu, la disposition de ces peuples en sa faveur. Il savait que les Boïens, apprenant la marche des Carthaginois vers l'Italie, s'étaient soulevés contre les Romains, et avaient entraîné dans leur révolte les Insubres, qui s'y trouvaient déjà disposés par d'anciens ressentiments. Ces peuples réunis avaient déjà ravagé les nouvelles colonies romaines de Plaisance et de Crémone. Ils avaient battu Lucius Manlius, envoyé pour s'opposer à leurs incursions, et ils assiégeaient les restes de son armée enfermés dans la petite ville de Tanès, lorsqu'Annibal arriva en Italie[132]. Annibal savait tout cela, l'ayant appris des Gaulois qui étalent venus le trouver dans ces contrées. C'était donc là qu'il devait tendre, vers ce pays des Insubres où il allait rencontrer des peuples prêts à faire cause commune avec lui ; pour y arriver, le chemin le plus naturel et le plus court était le pays des Taurini. L'objection de M. Deluc nous ramène donc encore au Saltus Taurinus, et par conséquent au mont Cenis.

 

Des autres chemins que l’on rencontre dans le mont Cenis, et qu'Annibal n'a pas dû prendre.

 

XI. Avant de terminer ce que nous avions à dire du passage d'Annibal par cette montagne, nous ferons quelques observations sur les autres chemins que l’on rencontre de ce côté de la chaîne des Alpes. Sans chercher à démontrer en détail que les lieux, sur ces différentes routes, ne pourraient s'accorder avec les diverses circonstances de la marche du général carthaginois, Il me suffira d'en Indiquer quelques-unes dont ils ne pourraient rendre raison, pour que la question, par cela seul, reste décidée en faveur de notre hypothèse où tous les incidents de cette marche trouvent leur application.

1° Du chemin qui va de Braman au sommet du mont Cenis.

Outre le chemin ordinaire qui conduit de Lans-le-Bourg au sommet du Cenis, il en existe un autre qui vient aboutir au même point, mais de l’autre côté du lac, débouchant par une petite vallée qu'on appelle la Combe du petit mont Cenis, entre cette montagne et celle de Saint-Martin. Il part de Braman, quatre lieues de poste (environ 80 stades), avant Lans-le-Bourg[133], abrège de beaucoup, et par cela même ferait disparaître la conformité de nos distances avec celles de Polybe. D'ailleurs, il n'offre qu'un sentier étroit et rapide, impraticable à l'époque des neiges, toutes circonstances qui ne peuvent s'accorder avec le récit de Polybe, d'après lequel Annibal, au sortir du défilé du λευκόπετρον, parvient presqu'aussitôt au sommet de la montagne sans éprouver de la part des lieux aucun obstacle. Et puis ce λευκόπετρον lui-même, où l'aurait-il pu rencontrer en prenant le chemin qui se trouve deux lieues environ en avant de ce rocher ?

2° Du chemin qui passe par le Col de la Roue.

Cette dernière difficulté existerait encore dans le cas où l'on voudrait le faire passer par le Col de la Roue, le mons Rudus des anciens, où se voient encore quelques fragments d'une voie romaine construite par Marcus Fonteius[134], qui conduisait de Modane (Mutatio) à la station ad Martem dans la vallée d’Oulx[135]. Nous remarquerons en outre que, du sommet de cette montagne, il lui aurait été impossible de découvrir les plaines du Piémont, dont la vue lui ancrait été entièrement cachée par les montagnes de Sestrières et toute la chaîne méridionale de la vallée d’Oulx. Mais, sans entrer dans le détail des autres objections qui pourraient encore se présenter, l’origine seule et l'époque de la construction de cette route semblent indiquer assez qu'il ne devait point y en avoir là du temps d'Annibal.

3° Du chemin par Lans-le-Villard.

Reste enfin un troisième chemin par lequel M. Albanis Beaumont pense qu'Annibal aurait bien pu passer : c'est celui qui de Lans-le-Bourg remontait à gauche par la vallée de Lans-le-Villard, et venait aboutir à Turin, soit par le col de Cérésole, soit par les vallées de Viù et de Lanzo[136].

Me trouvant en Piémont sur la fin d'octobre 1822, je voulus visiter cette partie des Alpes cottiennes pour vérifier jusqu'à quel point la conjecture de M. Beaumont pourrait être fondée, mais j'en fus empêché par le mauvais temps, ce qui me fait d'autant plus regretter que cet écrivain se soit borné à énoncer son opinion sous la forme d'un doute, dont il abandonne à d'autres la solution. Personne assurément n'était plus en état de jeter de nouvelles lumières sur cette question que ce savant, dont les laborieuses recherches nous ont été d'un si grand secours. Je me trouve donc réduit, faute d'avoir vu les lieux, à combattre des présomptions par des conjectures, et à indiquer seulement quelques-uns de mes motifs pour croire que le général carthaginois n'a pu choisir ce passage.

Je remarquerai, 1° que ce chemin, passant par derrière le mont Cenis et Roche-Melon, à l'extrémité septentrionale des Alpes cottiennes, est beaucoup plus long, et nous mènerait, surtout en traversant le col de Cérésole, bien au-delà des 1.200 stades de Polybe ; 2° que le Saltus Taurinus ayant son point central à Suse, Annibal ne serait point descendu par ce passage ; 3° que si le chemin passant soit par le mont Cérésole soit par les vallées de Viù et de Lanzo, avait été celui que les Gaulois prenaient habituellement pour venir en Italie, comme plus facile et plus court, on aurait suivi cette indication pour y placer plus tard une grande route comme on l’a fait au mont Cenis ; on aurait conservé quelque souvenir de ce passage, tandis que nous n'avons aucune idée qu’il ait été autrefois fréquenté ; et avant les voies construites par les Romains, ce sont toujours le Saltus Taurinus, c'est-à-dire le mont Cenis, et le Pas de Suse qu'on nous présente comme la route ordinaire des Gaules en Italie ; 4° qu'enfin M. Albanis-Beaumont tranche lui-même la question, en observant que cette voie n'est guère connue maintenant que des contrebandiers[137], et fréquentée par les gens des environs, mais seulement pendant cinq à six mois de l’année. Un peu avant d'arriver à Bessan, dit-il, on traversait une gorge étroite, au fond de laquelle se précipitent les eaux d'un torrent... Les avalanches et les ouragans auxquels les habitants de cette vallée sont exposés durant l'hiver, sont tels, que dans une nuit il arrive souvent que les habitations disparaissent sous la neige, dont la hauteur est quelquefois de quinze à vingt pieds.... Les habitants sortent de chez eux à l’entrée de l’hiver, et vont soit en Piémont, soit en France, où ils exercent les professions de frotteurs, commissionnaires, porte-faix et colporteurs et ils restent au commencement de chaque printemps. A peu de distance de Bessan, et presqu’à moitié chemin de Bonneval, on passe à côté d’une seconde gorge encore plus étroite, traversée par un torrent, impétueux qui prend sa source dans les glaciers qui couvrent la face nord de la montagne de Roche-Melon ; c'est dans cette gorge que passe le chemin ou plutôt le sentier qui conduit dans la vallée de Viù, et de-là dans celle de Lanzo et Turin, mais ce sentier n'est praticable que dans la belle saison... A l'est de Bonneval, il y a une autre gorge plus sauvage et plus aride encore, où passe le sentier scabreux qui conduit à Cérésole... Ce passage, qui n'est praticable que pendant quelques mois de l’année, n'est guère fréquenté que par des contrebandiers et des déserteurs[138]. Tous ces détails m'ont été confirmés par des gens du pays, et suffisent, je pensé, pour prouver qu'Annibal, à l'époque où il traversa les Alpes, n'aurait dû prendre aucun des chemins que l'on peut rencontrer sur ce point de la chaîne.

Avis sur le chapitre suivant.

Maintenant que nous avons déterminé la route d'Annibal depuis son entrée, dans les Alpes jusqu'à son arrivée en Italie, et renversé toutes les objections à cet égard, nous allons reprendre et passer en revue les autres systèmes que nous avons précédemment suivis et réfutés depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à l'entrée des Alpes. La plupart se bornant à des exposés trop généraux ou à de simples affirmations sans preuves, sans rapport aux conditions du problème, telles que les distances, les localités, les incidents historiques, ne pourront guère être débattus sérieusement. Mais celui de M Deluc, le seul à peu près que l’on se soit occupé de fonder sur les textes antiques et l'observation des lieux, exigera de notre part un examen plus spécial. Ce sera surtout son opinion que nous nous attacherons à combattre, et en avançant dans la discussion nous ramènerons à chacun des points discutés les autres hypothèses, qui trouveront leur réfutation à mesure qu'elles se rencontreront sur notre chemin.

 

 

 



[1] Polybe, III, 50, 51. — Tite-Live, XXI, 32, 33.

[2] Histoire du passage des Alpes par Deluc, p. 77, 83, etc. — Journal des Savants, 1819, article de M. Letronne, 33.

[3] Polybe, III, 56. — Tite-Live, XXI, 33.

[4] Polybe, si exact dans le choix des expressions qui tiennent à la nature des lieux, se sert en général préférablement du mot ύπερβολή (cap. 53), pour désigner la montée des Alpes.

[5] Polybe, III, 50-51 ; il représente les Gaulois comme occupant les postes qui dominaient les lieux par lesquels il fallait qu'Annibal passât. Plus loin il dit, en parlant de ces lieux, il traversa le défilé, et plus bas encore, il acheva de franchir ce pas difficile. Dans chacune de ces phrases la préposition διά détermine le sens de la préposition άνά dans άναβολή, de manière à ce qu'il soit impossible de s'y méprendre.

[6] Polybe, III, 39.

[7] C'est ce qu'expriment ces mots de Tite-Live : erigentibus in primos agmen clivos, XXI, 32.

[8] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 591, etc.

[9] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 603 : Depuis la Croix d'Aiguebelle, la largeur de la vallée est d'environ un quart de lieue... Les montagnes qui sont situées sur sa rive droite, présentent des faces abruptes, et leurs bases sont cachées sous des amas de décombres. Castra inter confragosa omnia prœruptaque, quam extensissima potest, valle locat. Tite-Live, XXI, 32.

[10] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 603 et 605. — Voici ce que Végèce recommande pour les campements : Cavendum ne pabulatis desit aut dignorum copia, ne campus... sit in abruptis ac deviis, et circumsedentibus adversariis, difficilis prœstetur egressus, ne ex superioribus locis missa ab hostibus tela in eum perveniant. Végèce, de re milit., lib. III, cap. 8.

[11] Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, chap. IV, § 1187.

[12] Cf. Description des Alpes grecques et cottiennes, p. 606. En sortant d'Aiguebelle, le chemin qui continue pendant quelque temps à suivre les rives gauches de l'Arc, est en plusieurs endroits bordé de rochers feuilletés qui présentent leur face abrupte du côté de la vallée.

[13] L'ancien château de Charbonnières, dont on voit les mines au sud d'Aiguebelle, défendait autrefois ce passage. Il fut rasé par Henri IV qui s'en était emparé.

[14] Polybe, III, 52.

[15] Polybe, III, 52.

[16] Polybe, III, 52. — Tite-Live, XXI, 33.

[17] État général des postes de la république française, an XI (1802).

[18] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 613, 614. — De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, chap. IV, § 1206.

[19] Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, chap. V, § 1214. — Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, p. 626.

[20] Voy. l'Etat général des postes de la république française, an XI, rapproché du livre de postes de l'année 1814.

[21] Schweighæuser, Polybe, X, 48, § 5 ; adde Diod. Sic., III, 15, et ibi Wessel.

[22] Journal des Savants, janvier 1819, p. 29.

[23] Diodore de Sicile, III, 15.

[24] Abrah. Ortelius, Thésaurus géographic., art. λευκόπετρα.

[25] Strabon, t. I, lib. VI, p. 372.

[26] Ptolémée, lib. III, c. I. Pline, Histoires naturelles, III, 6 et 10.

[27] Ptolémée, lib. III, cap. 17. — Strabon, lib. X, p. 692.

[28] Pline, lib. XVI, 60.

[29] Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, ch. V.

[30] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, ch. XV, p. 616-650.

[31] Voyage dans les Alpes, t. V, § 1301.

[32] Histoire du passage des Alpes, p. 136, 151.

[33] Polybe, trad. par dom Thuillier, avec comment. du chevalier de Folard, t. IV, p. 92, 93.

[34] Flavius Végèce, de re milit., III, cap. 6, 26.

[35] Polybe, III, 54. La neige étant déjà tombée sur le sommet des montagnes. La version τοΐς άκροις que propose M. Schweighæuser, n'est donnée par aucun manuscrit. Autre exemple : III, 55, ayant dressé son camp sur les lieux où il n'y avait plus de neige. — De même, lib. III, c. 101, Minucius espérait rencontrer les Carthaginois sur les hauteurs. C'est ainsi que la préposition ύπέρ est employée dans ce même sens par Strabon, lib. IV, t. I, p. 285, où il dit que les Medulli habitent sur les montagnes les plus élevées.

[36] Polybe, X, 29, 30.

[37] Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, ch. V, § 1231.

[38] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 637, 638.

[39] Polybe, III, 53. Voy. aussi Tite-Live, XXI, 35.

[40] Voy. Etat général des relais de postes de la république française, an XI (1802). — État général des postes du royaume, 1814.

[41] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 645-647.

[42] Voyage dans les Alpes, t. V, chap. VI.

[43] Polybe, III, 53, 54. — Tite-Live, XXI, 35.

[44] Voyage dans les Alpes, t. V, ch. VI, § 1236.

[45] Description des Alpes, 1re part, t. II, p. 236 et 311, etc.

[46] Œuvres diverses d'Abauzit, t. II, p. 180.

[47] Du temps de Pline il arrivait au 3 des Ides de novembre, c'est-à-dire le 11 de ce mois. Histoires naturelles, lib. II, 47, XVIII, 31. Vergiliarurn occasus in III idus novembris incidere consuevit.

[48] Histoire du passage des Alpes, p. 157.

[49] L'Italie, par lady Morgan, t. I, p. 52.

[50] Nouveaux Mémoires sur l'Italie, par deux gentilshommes Suédois, Londres, 1764, t. I, p. 56.

[51] Κατά τήν άνάβασιν, ce qui ne doit pas s'entendre uniquement de la montée du Cenis, où l’on ne voit pas qu'Annibal ait perdu beaucoup de monde, mais aussi de toute la traversée de ces montagnes, depuis son entrée dans les Alpes, d'après la double signification de la préposition άνά, dont nous avons déjà parlé au paragraphe Ier du présent chapitre.

[52] Le grec porte περί τήν άρχήν, vers le commencement du chemin dégradé, à l'entrée du passage ; c'est arbitrairement que M. Schweighæuser a voulu changer le texte en mettant à la place περί τήν 'ράχιν, parce qu'il y a dans Tite-Live in jugo. Il ne cite aucun manuscrit à l’appui de son innovation, qui présenterait un fait impossible à concevoir ; car comment Annibal aurait-il pu camper sur le penchant de cette montagne si escarpée, si roide ? L'expression de Tite-Live est générale et vague ; elle signifie simplement qu'il campa sur la montagne, comme cet auteur l'a déjà dit en parlant du campement précédent.

[53] Polybe, III, 53-56. — Tite-Live, XXI, 35-38.

[54] Tite-Live, XXI, 37.

[55] Appien, de bello Annibalo, § 4, éd. Schweighæuser.

[56] Pline, Hist. nat., XXXIII, 3. — De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, ch. VI, § 1252.

[57] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, ch. VI, § 1249-1251.

[58] Histoire du passage des Alpes par Annibal, p. 234-237.

[59] Histoire du passage des Alpes, p. 168.

[60] Histoire du passage des Alpes, p. 233.

[61] Bergier, Histoire des grands chemins de l'empire romains, t. I, p. 371.

[62] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 652-654. — Voy. aussi de Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, ch. VI, § 1248-1256.

[63] Nouveau Mémoire et Observation sur l'Italie, par deux gentilshommes suédois, t. I, p. 58-60. La nouvelle route construite lors de l'occupation de la Savoie par la France, est loin de ressembler à celle décrite par Grosley ; la pente en est si douce, que y lorsque l’on vient de Suse, on se sent à peine monter. Mais aussi des Tavernettes jusqu'à Suse l'on compte par cette route cinq postes, tandis que, par celle de la Novalèse, on n'en compte que trois et demie.

[64] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, p. 106.

[65] Voyage dans les Alpes, t. V, chap. VI, § 1250.

[66] Histoire du passage des Alpes, pag 166-171. — Journal des Savants, 1819, p. 751.

[67] Journal des Savants, 1819, p. 757-758.

[68] Biselx, Notice sur l'hist. nat. du mont Saint-Bernard, dans la Biblioth. Univ. de septembre 1819, p. 40.

[69] C*est ainsi que, dans le même chapitre, Polybe suppose que la neige reste constamment, été comme hiver, sur les sommets de ces montagnes, quoique le mont Cenis ni aucune des montagnes environnantes ne soient à la hauteur des neiges perpétuelles.

[70] Nous sommes d’autant plus fondes à faire cette supposition, que M. de Saussure, après avoir parlé des observations faites par lui le 7 août dans la prairie plate et découverte, qui est située au midi de l'hospice, remarque que la neige n'avait été entièrement fondue et n'avait quitté cette prairie que trois semaines auparavant. Voyage dans les Alpes, t. VIII, ch. II, § 2231.

[71] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. IV, § 990.

[72] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. VIII, ch. XXI § 2229.

[73] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. VIII, ch. XXI § 2232.

[74] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. VIII, ch. XXI § 2231.

[75] Nouv. Mém. ou Observ. sur l'Italie, t. I, p. 51.

[76] Strabon, t. I, lib. IV, p. 243.

[77] De Saussure, t. V, § 1252. — M. Deluc, p. 281, objecte que la descente du mont Cenis est tournée vers le sud-est, exposition où la neige fond plus vite. Mais les différents points de cette vallée étroite et tortueuse (De Saussure, § 1283) n'ont pas tous la même exposition ; aussi, lorsqu'on arrive à la partie où se trouve la Novalèse et qui est ouverte au midi, on s'aperçoit à l'instant d'un changement remarquable de température. Voyez de Saussure, § 1256-1284.

[78] Hist. du passage des Alpes, p. 156.

[79] De Saussure, t. V, § 1286.... 1283-1285.

[80] M. Deluc remarque que l’éléphant, malgré sa pesanteur et son air lourd, est un animal souple, qui monte et descend avec facilité, et que, dans le Bengale, il habite les forêts sur le penchant des montagnes. Histoire du passage des Alpes, p. 175.

[81] Tite-Live, XXI, 36.

[82] Tite-Live, XXI, 35.

[83] Voyage dans les Alpes, t. V, ch. X, § 1300-1301 ; ch. XI, § 1305.

[84] Virgile, Énéide, lib. VI, v. 640.

[85] De Saussure, t. V, § 1289, 1293, 1300.

[86] De Saussure, t. V, § 1292, 1300, 1308.

[87] De Saussure, § 1294.

[88] Polybe, III, 60.

[89] Tite-Live, XXI, 38, 39. Il est plus que probable que Cremonis jugum est dans Tite-Live pour Centronis jugum, tirant son nom de la petite ville de Centron, dans la Tarentaise.

[90] Tite-Live, V, 34. — Polybe, III, 48.

[91] Polybe, III, 34.

[92] Polybe, III, 39.

[93] Polybe, III, 44.

[94] Journal des Savants, 1819, p. 754.

[95] Strabon, Oxon., p. 293.

[96] Histoire du passage des Alpes, p. 19, 186, 187. — Journal des Savants, 1819, p. 748-751.

[97] Journal des Savants, 1819, p. 24, 25, 754, 755.

[98] Histoire du passage des Alpes, p. 187.

[99] Journal des Savants, 1819, p. 751.

[100] Journal des Savants, janvier 1819, p. 25 et 33.

[101] Histoire du passage des Alpes, p. 186.

[102] Du côté des Alpes, Suse est la clé de la plaine du Piémont : elle occupe le centre du débouché qui ouvre cette plaine. Grosley, t. I, p. 61.

[103] Polybe, III, 39.

[104] État général des Postes du royaume de France, 1814. — Cartes des routes de postes de l'empire français, par Tardieu, 1814.

[105] Description des Alpes grecques et cottiennes, par M. Albanis-Beaumont, 2e part., t. II, p. 590 et 615.

[106] C'est la hauteur du lac devant lequel se trouve la poste. A partir de ce point, nous donnons les mesures d'élévation prises par M. de Saussure. Voy. t. V, ch. VI et IX. Quant aux distances, le livre de postes de la république française, an XI (1802), donnant les mesures de l'ancienne route par la Novalèse, est celui que nous avons dû consulter à partir de la Grand-Croix. Celui de 1814 ne donne que la nouvelle route par le Molaret.

[107] De Rivoli à Turin, on compte une poste trois quarts. Turin est élevé de 123 toises au-dessus de la mer.

[108] Nous pourrions même remarquer que le livre de postes fait les distances de Suse à Turin plutôt plus courtes que plus longues, si on les compare aux résultats que présentent les anciens itinéraires. En effet il ne donne que 14 lieues ½, c’est-à-dire un peu plus de 38 milles romains de Suse à Turin, tandis que tous les itinéraires romains en comptent 40. En retranchant les 8 milles de Rivoli à Turin, nous aurions depuis Suse 32 milles au lieu de 30, ce qui donnerait juste 2 milles qui nous manquent pour atteindre les 150 milles de Polybe.

[109] Observations sur l'Italie, t. I, p.58.

[110] Histoire du passage des Alpes, p. 33. Pour ce qui suit, p. 279, 280.

[111] Voyez Polybe, avec comment. de Folard, t. IV, p. 250.

[112] Histoire du passage des Alpes, p. 224.

[113] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 89, 90, 94. Voyez aussi Bergier, Histoire des grandes routes romaines.

[114] Histoire du passage des Alpes, p. 280.

[115] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 11, 58, 59, 60, 99.

[116] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 601, 602.

[117] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 603.

[118] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 632. C'est le mont Cenis que passa Charlemagne dans son expédition contre les Lombards. Vid. Cluver., de Ital. antiq., t. I, p. 383.

[119] Notice de l'ancienne Gaule : Medulli.

[120] Géographie de Strabon, lib. IV, trad. par M. Coray, t. II, p. 90. Notes de M. Gosselin.

[121] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part, t. I, p. 62.

[122] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule, Druentia.

[123] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule, Druentia. — Strabon, trad. de M. Coray. Note de M. Gosselin, t. II, lib. IV, p. 91.

[124] Pline, Histoires naturelles, lib. III, c. 16.

[125] V. Ammien Marcellin, lib. XV, c. 10, cum not. Hadr. Valesii.

[126] Observations sur l'Italie, t. I, p. 55.

[127] Notice de l'ancienne Gaule, Druentia.

[128] Histoire du passage des Alpes, p. 280.

[129] La position de l'arc de triomphe de Suse, sur l'ancienne voie romaine qui conduisait par la vallée d'Oulx au mont Genèvre, me porte à croire que cette route date de l'époque du roi Cottius, lequel leva en l'honneur d'Auguste, à l'entrée de la ville, ce monument qui existe encore. Ce fut là probablement un de ces chemins que le prince gaulois fit percer à travers les Alpes, suivant Ammien Marcellin (lib. IV, c. X). Il n’existait donc pas du temps d’Annibal, du moins nous sommes en droit de le conclure, puisqu'on cite l'époque de sa construction.

[130] Observations sur l'Italie, t. I, p. 44.

[131] Polybe, III, 56. — Histoire du passage des Alpes, p. 289. — Collection des Classiques latins, par N.-E. Lemaire ; Tite-Live, t. IV, p. 488-491.

[132] Polybe, III, 40, 41 ; Tite-Live, XXI, 25.

[133] État général des postes de la république française, an XI (1802).

[134] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 94, 95.

[135] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 631.

[136] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 98, 99.

[137] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 632, 633, 640, 641.

[138] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 640, 643.