HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE IV. — EXAMEN DES DIFFICULTÉS QUI PRÉSENTE TITE-LIVE DANS L'EXPOSÉ DE LA MARCHE D'ANNIBAL, DEPUIS L'EMBOUCHURE DE l'ISÈRE JUSQU'À L'ENTRÉE DES ALPES.

 

 

Prétendues contradictions entre Polybe et Tite-Live. — Accord des directions qu'ils indiquent.

 

I. Nous abordons ici les principales difficultés de la question : il s'agit d'examiner s'il est vrai que la relation de Tite-Live, si conforme à celle de Polybe jusqu'au confluent du Rhône et de l'Isère, s'en écarte tellement à partir de là, qu'il faille, comme le veut M. Deluc, fermer l'historien romain, et suivre exclusivement l'historien grec. Reprenons le texte qu'on nous propose d'abandonner ; Sedatis certaminibus Allobrogum cum jam Alpes peteret, non recta regione iter instituit sed ad lævam in Tricastinos flexit ; inde per extremam oram Vocontiorum agri tendit in Trigorios, haud usquam impedita via priusquam ad Druentiam flumen peruenit[1].

Annibal vient donc de terminer les différends des Allobroges, et dès lors se dirigeant vers les Alpes, il ne prend pas le droit chemin y c'est-à-dire celui qui était plus court pour aller des Gaules en Italie, et qui passait par Valence, Die, Gap, Embrun, Briançon et le mont Genèvre[2] ; mais il se détourne sur sa gauche : or, dans la position où le place l'historien, c'est-à-dire marchant vers les Alpes, et laissant le Rhône derrière lui, il avait nécessairement la route du mont Genèvre à sa droite, et le chemin qui remontait le long de l'Isère, à sa gauche. En prenant ce chemin, et suivant les bords de ce fleuve, dont le cours remonte de droite à gauche dans le sens de l'ouest-sud à l'est-nord, il est évident qu'il appuyait sur sa gauche, se détournant ainsi de l'Italie où il tendait, et de la route la plus directe pour s'y rendre. Que dit Polybe de son côté ? Qu'Annibal marcha pendant dix jours le long du fleuve, et ce fleuve, nous avons vu que c'est l'Isère. Où donc existe la contradiction, et comment ne pas voir qu'en laissant aux expressions de Tite-Live leur sens naturel, cet historien est ici comme dans tout ce qui précède, toujours d'accord avec l'historien grec ?

Si l'on voulait expliquer le passage latin d'après les idées du marquis de Saint-Simon, on aurait encore les mêmes résultats. Saint-Simon soutient qu'Annibal avait dû établir son camp en face des Romains : Aucun militaire, dit-il, ne pourrait croire qu'Annibal eût manqué d'observer cette première règle de la guerre, de placer son camp en face de l'ennemi, et non pas en face de l'endroit où l'on veut se rendre[3]. Certes les Romains étaient alors bien loin ; mais supposé que le camp d'Annibal fut placé dans ce sens, s'appuyant à droite sur le Rhône et adossé à l'Isère ; en remontant le cours de ce fleuve, Annibal eut encore pris à gauche, et Tite-Live serait toujours d'accord avec Polybe. Voici donc déjà une première difficulté écartée : les autres, quoique plus sérieuses en apparence, ne le sont pas au fond davantage.

 

Prétendue interpolation arbitraire faite par Tite-Live au récit de Polybe.

 

II. Ce qui a contribué essentiellement, dit M. Deluc, à dérouter tous ceux qui ont voulu chercher la marche d'Annibal d'après Tite-Live, c'est l'addition, je l'appellerai même l'interpolation, à la fin du chapitre XLIX de Polybe, du nom des peuples chez lesquels l'auteur latin suppose qu'Annibal passa, et la supposition, en outre, du passage de la Durance. Cette interpolation, qui n'a rien de correspondant dans l'auteur grec, jette une telle confusion dans la route d'Annibal, qu'elle devient incompréhensible[4].

Supposition fausse de la situation que Tite-Live attribue aux Tricastini, Vocontii, et Tricorii. — Les Tricastini placés par Tite-Live à Saint-Paul-Trois-Châteaux ? Rien ne l'indique. Inductions contraires Ces trois peuples situés bien moins au sud que d'Anville ne le suppose.

Nous commençons par reconnaître avec M. Deluc que Polybe ne dit pas un mot du passage de la Durance, ni des trois peuples mentionnée par Tite-Live ; savoir : les Tricastini, les Vocontii et les Tricorii. Comment, en effet, les aurait-il nommés, lorsqu'il dit lui-même que tout le pays qui s'étend vers le nord depuis Narbonne jusqu'au Tanaïs, est inconnu à l'époque où il écrit[5] ? Mais de ce que Polybe ne nomme pas ces peuples, qui peut-être de son temps n'avaient pas encore le nom particulier, du moins connu des Romains, est-ce une raison de rejeter ce qu'en dit Tite-Live écrivant diaprés des mémoires qui avaient pu être composés à une époque où cette partie de la Gaule était mieux connue, et la science géographique plus avancée ? Nous conviendrons bien que s'il était démontré que les Tricastini, les Vocontii et les Tricorii occupassent, lors de l'expédition d'Annibal v le pays où les suppose placés M. Deluc d'après d'Anville[6], il y aurait contradiction entre les deux historiens ; qu'il faudrait opter, et, dans ce cas, nous l'avons déjà dit, notre choix ne serait pas douteux. Mais d'où savons-nous que Tite-Live assigne à ces peuples la position géographique que d'Anville leur attribue ? Par exemple, qu'il place ici les Tricastini au midi des Segalauni, et dans le canton de Saint-Paul-Trois-Châteaux ? Nulle part il ne le fait entendre. Ne doit-on pas inférer tout le contraire de la marche d'Annibal, telle qu'il la trace ? Car, s'il avait cru que les Tricastini fussent au-dessous des Segalauni, n'est-il pas naturel qu'il les nommât immédiatement après le passage du Rhône, comme le fait Silius Italicus[7], puisqu'Annibal aurait dû les rencontrer là, et traverser leur territoire avant d'arriver à l'Île ? De plus, ne peut-on pas conclure de quelqu'autre partie de son histoire, qu'il plaçait ces peuples beaucoup plus au nord ? Ainsi, lorsque dans le récit de l'expédition de Bellovèse, qu'il montre partant du Berry et de l'Orléanais pour descendre en Italie par le Saltus Taurinus, il dit : in Tricastinos venit ; Alpes inde oppositœ erant[8], serait-il vraisemblable qu'il lui eût fait faire l'étrange détour de passer par le territoire de Saint-Paul-Trois-Châteaux pour aller de Bourges à Turin ? Aurait-il pu dire qu'il se trouva là en présence des Alpes qui lui fermaient le passage, cum velut septos montium altitudo teneret Gallos ? Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour prononcer[9]. Nous voyons donc que cette prétendue interpolation, que M. Deluc reproche à Tite-Live, ne nous déroute qu'autant que nous voudrions lui faire dire ce qu'il ne dit pas : c'est donc injustement qu'on l'accuse, en empruntant les faits à Polybe, d'en transporter la scène ailleurs ; et lorsque le savant auteur du système que nous combattons ne craint pas de dire : Si Tite-Live avait eu quelque connaissance en géographie lorsqu'il empruntait les faits de Polybe, etc., il aurait, etc., nous nous rappelons involontairement ce passage du plus judicieux critique de l'antiquité : Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque accidit, damnent quœ non intelligunt[10]. Ce que nous disons des Tricastini s'applique aux Vocontii et aux Tricorii ; rien dans Tite-Live n'indique la position géographique de ces peuples, lors de l'expédition d'Annibal ; par conséquent, si dans cet historien on ne trouve rien qui nous guide, on ne trouve rien non plus qui nous égare ; et la question reste dans le même état. Si nous cherchons d'autres lumières et des indications plus précises dans les anciens géographes, quoique leurs renseignements s'appliquent à des temps bien postérieurs à Annibal, ils ne laisseront pas d'être pour nous d'une certaine importance, en ce qu'ils prouveront que, même à l'époque à laquelle ils se rapportent, la position de ces trois peuples, surtout celle des Triscatini, n'était pas à beaucoup près aussi méridionale que le supposent d'Anville et M. Deluc.

1° Des Tricastini. Erreur de d'Anville.

1°. Commençons par les Tricastini. D'Anville les place donc entre les Cavares et les Segalauni, et leur donne pour capitale Saint-Paul-Trois-Châteaux. Mais sur quoi se fonde-t-il ? D'abord sur une transposition dans l'ordre des faits de la narration latine que je ne puis m'expliquer que comme une distraction de ce savant géographe[11] ; ensuite sur la position inconnue de leur capitale Novimagus, dont le nom ayant été appliqué chez les anciens à un grand nombre de villes diverses[12], ne peut par cela même faire reconnaître ici d'une manière précise le pays que nous cherchons ; enfin, sur un rapport de signification entre le nom latin et le nom moderne de ce canton, qui longtemps s'est appelé chez nous Tricastin, d'où serait venue la dénomination de trois châteaux (tricastel) donnée à la petite ville de Saint-Paul ? Mais en accordant à ces analogies de dénomination dans les questions de géographie comparée, une valeur qu'on pourrait si souvent leur contester, que prouverait ici celle qu'on invoque ? Tout au plus que ces peuples s'établirent dans ce canton à une époque quelconque, mais non point qu'ils l'occupassent, je ne dis pas du temps de Polybe, mais même du temps de géographes bien postérieurs. Car ici nous avons des textes formels dont l'autorité est tout autrement décisive que celle d'une simple induction étymologique.

D'abord Strabon ne dit pas un mot des Tricastini ni même des Segalauni. Il fait occuper aux Cavares tout le pays qui s'étend le long du Rhône depuis la Durance jusqu'à l'embouchure de l'Isère[13]. Ainsi, lorsqu'il écrivait, les Tricastini n'étaient probablement pas encore dans le canton de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Ptolémée en fait mention : mais il les place vers le nord de deux tiers de degré plus haut que d'Anville, et vers l'est de 3 degrés 30 min. plus loin ; car il indique la situation de leur capitale Νοιόμαγος ; à l'intersection du 26e degré 30 minutes de longitude orientale et du 45e de latitude septentrionale[14]. Ce sont les Cavares qu'il nomme immédiatement au-dessous des Segalauni à qui il donne Valence pour capitale, et c'est à l'est de ces derniers qu'il fait venir les Tricastini. Il est vrai que la position de cette capitale Noviomagus ne pouvant être déterminée d'une manière précise ainsi que nous l'avons déjà observé ; et, d'autre part, le degré de longitude ayant été avec raison contesté par d'Anville qui corrige 26° 30' par 23°, nous manquons d'éléments pour déterminer la situation de ce peuple dans la direction de l'ouest à Test. Mais ce n'est pas là ce qu'il importe de constater, mais bien sa position dans la direction du sud au nord ; or ici, tout en reconnaissant que les anciens géographes observaient mal et avec de mauvais instruments ; qu'ils n'avaient pas les moyens d'observer partout ; que Ptolémée qui s'est trompé de plus d'un quart de degré sur la latitude de la ville d'Alexandrie qu'il habitait, a pu se tromper bien plus grossièrement sur la Gaule ; il n'en sera pas moins vrai que le degré de latitude sous lequel il place les Tricastini n'ayant été contesté par aucun géographe, nous devons l'admettre jusqu'à ce qu'on nous ait prouvé que nous avons fort. Or cette latitude indiquant la capitale des Tricastini à deux tiers de degré au nord de Saint-Paul-Trois-Châteaux et par là nous montrant ce peuple sur les bords de l'Isère à l'orient des Segalauni[15], dans cette hypothèse, Annibal en prenant à gauche se dirigeait nécessairement vers le pays des Tricastini ; il devait les rencontrer sur sa route en suivant les bords de l'Isère ; et par là disparaît la contradiction que l'on croyait apercevoir entre les deux historiens qui nous occupent.

2° Des Vocontii. Ils s'étendaient encore jusqu'à l'Isère du temps de Cicéron et de Strabon. — Annibal dut côtoyer leur frontière septentrionale.

2° Si des Tricastini l'on passe aux Vocontii et aux Tricorii, l'on pourra voir aussi que même à une époque bien postérieure à Polybe ils n'étaient pas encore tellement descendus vers le midi, qu'Annibal n'eût pu les rencontrer sur sa route en continuant de suivre l'Isère. Il existe une lettre de Plancus à Cicéron d'après laquelle ou peut conclure avec dom Cellier, que les Vocontii s'étendaient de son temps jusqu'à l'Isère du côté de l'ancienne Cularo (Grenoble), qui fermait alors la limite de leur pays et de celui des Allobroges[16]. Il paraît qu'ils étaient encore là du temps de Strabon, car il dit formellement qu'ils s'étendent jusqu'aux frontières des Allobroges[17], c'est-à-dire jusques vers l'Isère comme le remarque M. Gosselin dans une de ses notes à la traduction de M. Coray[18]. Or, s'ils s'étendaient jusqu'à ce fleuve, Annibal en continuant de le suivre aura côtoyé leur frontière septentrionale, per extremam oram Vocontiorum agri, et Tite-Live sera toujours d'accord avec Polybe. Strabon ajoutant que les Voconces s'étendaient à l'est jusqu'aux confins du royaume de Cottius, et au midi jusqu'à ceux des Salyens dont Ils étaient séparés par la Durance[19], nous pourrions observer que dans l'hypothèse de M. Letronne, Annibal aurait traversé leur territoire, au lieu d'en longer les frontières comme le veut Tite-Live, et qu'ainsi notre opinion joint au mérite d'être seule conforme au texte de Polybe, celui de l'être aussi davantage aux expressions littérales de l'historien latin.

3° Des Tricorii.

3° Quant aux Tricorii, Strabon les fait venir à la suite des Vocontii[20]. Or Tite-Live ne dit-il pas qu'après les Vocontii, Annibal se dirigea vers le pays des Tricorii, per extremam oram Vocontiorum agri tetendit in Tricorios, et l'autorité du géographe ne semble-t-elle pas venir ici fortifier celle de l'historien ? Ainsi, à la suite des Vocontii se présentent naturellement les Tricorii sur les bords de l'Isère dans la vallée qu'arrose ce fleuve ; après eux viendront immédiatement les Μεδοάλλοι, Medulli, que tous les géographes s'accordent à placer dans la Maurienne[21] : donc dans la marche que nous avons jusqu'ici fait suivre à Annibal, nous sommes toujours d'accord avec Polybe et Tite-Live ; Polybe et Tite-Live toujours d'accord l’un avec l'autre et avec les géographes de l'antiquité ; dans quel autre système ces conditions se trouvent-elles remplies ?

La situation de ces peuples déterminée par la marche d'Annibal.

Nous objectera-t-on que l'autorité de ces géographes ne saurait être décisive parce qu'ils donnent la topographie de leur époque, et que rien n'assure que ces peuples occupassent le même emplacement deux cents ans auparavant ? Nous consentons que cette autorité prouve peu en notre faveur : ce serait encore à ceux qui font dévier la route de Tite-Live de celle de Polybe, à produire des autorités plus anciennes qui déterminassent l'emplacement de ces peuples lors du passage d'Annibal, où plutôt qui contredissent ce seul point important, savoir qu'À cette époque ils s'étendaient jusqu'à l'Isère. En attendant il n'y aura pour regarder la question comme toute décidée, qu'à partir du principe posé par d'Anville lui-même à l'article Tricorii : l'emplacement de ce peuple, dit-il, dépendra de suivre Annibal dans sa marche[22] ; or si nous avons prouvé par le texte formel d'un auteur contemporain, que le général carthaginois a depuis l'Île jusqu'à l'entrée des Alpes constamment marché le long de l'Isère, Tite-Live disant qu'il rencontra sur sa route les Tricastini, les Vocontii et les Tricorii sans déterminer d'ailleurs la position de ces peuples, ils devront venir naturellement se placer le long de l'Isère, et en cela nous ne serons point contredits, mais au contraire soutenus par les seules autorités que nous possédions.

Pétition de principe dans l'emploi que fait d'Anville de ce moyen.

Cette solution était fort simple : comment se fait-il donc qu'en partant du même principe que d'Anville nous soyons arrivés à des résultats différents ? C'est que l'invocation de cet argument que nous empruntons à ce savant géographe, est chez lui une pétition de principe et non chez nous. Comme il n'a pas eu soin de déterminer d'abord la marche d'Annibal par une autorité indépendante de Tite-Live, et que dans tout ce qu'il dit des peuples mentionnés par cet auteur, il néglige de tenir compte des changements que le temps a dû amener dans leurs situations, il marche de suppositions gratuites en suppositions fausses, et cherche en vain à sortir de ce cercle, en tourmentant et dénaturant le texte qui devrait le conduire. C'est ainsi qu'il va se perdre dans les montagnes d'Embrun et de Briançon, loin de la route qu'il aurait reconnue dans Tite-Live s'il était allé puiser dans l'historien grec ces lumières qui jettent tant de jour sur la narration latine.

 

Des Allobroges. Contradiction apparente de Polybe et de Tite-Live.

 

III. Mais, dira-t-on, que ferez-vous maintenant des Allobroges ? car vous avez bien montré que Tite-Live est d'accord avec Polybe pour ne pas les placer dans l'Île, mais vous ne nous avez pas encore indiqué leur position. Où trouverez-vous à les placer si vous nous présentez d'après Tite-Live, les Tricastini, les Vocontii et les Tricorii comme occupant tout le pays compris entre le Rhône et les Alpes, et si, d'autre part, vous reconnaissez d'après Polybe, que le général carthaginois, dans toute cette partie de sa marche, eut à traverser le territoire des Allobroges ? Comment concilierez-vous avec la narration grecque où l'on voit ces peuples attaquant Annibal à son entrée dans les Alpes, le récit de l'historien latin qui les place près de l'Île, au confluent de l'Isère et du Rhône, et qui aussitôt semble les perdre de vue pour ne plus parler que des Tricastini, des Vocontii et des Tricorii ?

Ce nom était générique pont Polybe. Dénominations plus spéciales de ces peuples dans Tite-Live.

Ces difficultés, que nous croyons avoir exposées sans les affaiblir f se résolvent par une observation très-simple, et nous ne concevons pas comment elle ne s'est pas présentée d'abord à ceux qui ont trouvé plus commode de se débarrasser de Tite-Live, en récusant son témoignage. Nous avons vu chap. III, § 3 et chap. IV, § 2, que, de l'aveu de Polybe, toute cette partie de la Gaule était inconnue à l'époque où il écrivait[23] ; que par conséquent il n'avait pu nommer les différentes peuplades qui pouvaient y exister ; enfin que depuis le Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes il ne nomme qu'une seule nation, les Allobroges, comprenant toutes les autres sous la dénomination générale de Barbares. Nous avons aussi observé que plus tard ces peuplades ignorées ayant commencé à jouer un rôle et à se faire jour leur nom aura pu être recueilli par les auteurs contemporains, et dès-lors aura pris place dans les récits des historiens. Mais de ce que leur nom n'aura été connu qu'à telle époque, s'ensuit-il nécessairement qu'elles n'existassent pas auparavant ? On sent qu'il serait absurde de l'affirmer. Elles existaient donc, ou du moins pouvaient exister mais inaperçues, et confondues sons une seule dénomination. Or quelle a pu être cette dénomination commune aux différentes tribus gauloises dont nous nous occupons, sinon celle d'Allobroges sous laquelle Polybe désigne tout le pays qu'Annibal eut à parcourir depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'aux Alpes ? Ainsi ce général tout en traversant le territoire des Tricastini des Vocontii et des Tricorii, n'aurait cessé de traverser le territoire des Allobroges, et cette supposition, qui concilie d'une manière si naturelle l'apparente contradiction des deux historiens, se trouvera encore confirmée par le langage même de Polybe au sujet de ce peuple. Il le représente non point comme formant un corps de nation, soumis à un seul chef, mais comme subdivisé en plusieurs petits peuples ayant chacun leurs chefs particuliers, et ne se réunissant que pour l'attaque d'un ennemi commun[24]. De plus, cette manière indécise et vague dont il semble lés désigner lorsqu'il dit que les Carthaginois avalent à traverser le territoire des Gaulois nommés Allobroges[25] ; la nature même de cette dénomination purement significative et non généalogique, désignant d'une manière générale des hommes venus des montagnes ou habitants des montagnes (du mot celtique all, hauteur, cime, montagne)[26] ne concourent-elles pas à prouver que Polybe ; sous ce nom d'Allobroges a voulu désigner des peuplades distinctes et indépendantes les unes des autres, mais pouvant avoir des rapports communs d'origine, d'intérêts et de mœurs. Dans ce cas, quelle raison pourrait empêcher d'admettre que les trois petites nations de Tite-Live ne fussent au nombre de ces tribus, et n'existassent confondues sous la dénomination commune ?

L'hypothèse que nous proposons ici est un fait qui s'offre continuellement dans l'histoire des peuples barbares. Ainsi les Romains ne virent d'abord que des Gaulois dans les nations habitant au-delà des Alpes ; ensuite ils y reconnurent des Celtes, des Belges, des Aquitains ; puis dans la Celtique, la Belgique, l'Aquitaine, ils distinguèrent d'autres peuples qui s'y trouvaient mêlés aux premiers, peut-être depuis longtemps, mais qu'ils n'y avaient pas encore remarqués. Ce progrès, à partir des notions générales et superficielles pour en venir aux notions particulières et positives, n'est que la marche même de l'esprit humain dans toutes les autres branches de nos connaissances aussi bien que dans les sciences géographiques.

Ainsi nous laisserons avec Polybe la dénomination d'Allobroges aux diverses tribus gauloises occupant du temps d'Annibal tout le pays qui s'étend depuis le Rhône au-dessous de l'Isère, jusqu'à l'entrée des Alpes et au-delà ; et nous placerons avec Tite-Live dans ce même pays, d'abord les Tricastini à la suite de la nation à laquelle il applique exclusivement le nom d'Allobroges, et qui se trouvait habiter alors le pays occupé par les Cavares du temps de Strabon, et par les Segalauni du temps de Ptolémée. Séparés de cette nation, quelle qu'elle fût, par la petite rivière de Saint-Nazaire, les Tricastini s'étendront le long de l'Isère jusqu'au Drac. Après eux viendront les Vocontii, occupant les vallées que parcourt le Drac jusqu'à son embouchure. Enfin après les Vocontii nous placerons les Tricorii dans la vallée du Graisivaudan, et comme les Tricastini, le long de l'Isère.

Divers résultats de cette hypothèse.

D'après cette simple exposition, nous devons concevoir pourquoi Tite-Live fait traverser à Annibal le territoire des Tricastins et des Tricoriens, tandis qu'il lui fait seulement côtoyer l'extrême frontière des Voconces que nous ne voyons pas, comme leurs voisins, situés le long de l'Isère, dans la direction de la route suivie par les Carthaginois, mais s''étendant au contraire du nord au sud, dans la vallée que traverse le Drac, et ne touchant à l'Isère que de l'extraite de leur frontière septentrionale fort peu étendue.

Quant à la position que nous donnons à ces peuples le long des fleuves, elle est entièrement conforme à ce que l'histoire nous apprend des nations barbares, lorsqu'elle nous les montre à l'époque de leur premier établissement dans un pays.

Enfin, en plaçant les Tricastini comme nous l'avons fait, nous pourrons comprendre comment Tite-Live, après avoir fait traverser leur territoire à Bellovèse, ajoute ces mots : Alpes inde oppositœ, etc. : en effet, lorsqu'on a passé le Drac on a les Alpes devant soi, et on les voit sur la droite[27] s'élevant derrière les collines du plan le plus rapproché, qui seules nous en séparent : sans la plaine du Graisivaudan, on ne pourrait aller en avant sans avoir bientôt à les franchir.

Comment Tite-Live aura été induit à placer près de l'Île la nation que Polybe place dans l'Île.

Ces faits une fois établis, nous pouvons nous expliquer comment Tite-Live, après avoir nommé les Allobroges comme habitant près de l'Île, les quitte ensuite pour nous faire entrer chez les Tricastins, les Voconces et les Tricoriens, et n'en reparle plus, tandis que dans Polybe nous les voyons reparaître attaquant l'armée carthaginoise à son entrée dans les Alpes. Parmi les divers mémoires que l'historien latin aura pu consulter, en ayant rencontré dans lesquels on présentait les Allobroges comme s'étendant depuis le Rhône jusqu'aux Alpes, d'autres où on lui disait qu'Annibal avait traversé le territoire des Tricastins, des Voconces et des Tricoriens : ne connaissant pas la signification de la plupart de ces mots celtes, et n'ayant pas vu que le nom d'Allobroges était une dénomination générale comprenant les diverses peuplades qui habitaient ce pays, il aura conclu que les Allobroges se trouvaient seulement vers les bords du Rhône, et que les Tricastins, les Voconces et les Tricoriens étaient des peuples distincts des premiers, et placés après eux ; tandis qu'au contraire il aurait pu voir qu'en allant des Allobroges chez les Tricastins, Annibal se trouvait toujours chez des Allobroges, et que c'étaient encore des Allobroges qu'il devait rencontrer à son passage dans les Alpes. Cette simple réflexion suffit, je pense, pour maintenir la concordance moins apparente que réelle qui existe entre les deux historiens.

Une contradiction plus manifeste, la seule qui ne se puisse pas contester, est celle qui résulte de la position qu'ils assignent à la nation qui fit intervenir Annibal dans sa querelle, et que Polybe place dans l'Île, Tite-Live seulement près de l'Île. Mais ne peut-on pas en rendre raison en montrant ce qui a pu induire en erreur l'historien latin ?

Il rapporte que l'aîné des deux frères se trouvait chassé de son royaume par le cadet ; et le texte grec, s'il n'affirme rien sur ce fait, du moins n'y est pas contraire ; or, comme l'Isère formait la limite méridionale de ce royaume, le roi dépossédé lors de l'arrivée d'Annibal, pouvait se trouver en deçà du fleuve ; voyant donc là le chef légitime de cette nation, l'historien aura pu supposer qu'elle habitait cette partie de la Gaule, et, comme d'autre, part il trouvait dans Polybe que l'armée carthaginoise, à partir du Rhône, eut à traverser le territoire des Allobroges, il en aura conclu que ce fut cette nation, placée en deçà de l'Île, qui fit intervenir Annibal dans sa querelle, quoique Polybe dise le contraire. Nous voyons donc que cette unique dissonance entre nos deux auteurs peut elle-même s'expliquer jusqu'à un certain point, et que rien ne nous met en droit de regarder leurs narrations comme inconciliables. Examinons si le dernier fait qu'on nous oppose, nous résistera davantage.

 

Du passage de la Durance. Polybe n'en dit rien. Tite-Live la nomme et la décrit, — Cette description contraire à la réalité. — Le Drac présente réellement tous les caractères décrits de la Druentia,

 

IV. Nous avons vu dans Tite-Live qu'Annibal, dans sa marche à travers le territoire des Tricastins, des Voconces et des Tricoriens, ne rencontra aucun obstacle, si ce n'est ce dangereux et difficile passage de la Durance, qui occupe une place si importante dans la narration latine dont nous avons donné la traduction au commencement du troisième chapitre. Et pourtant Polybe n'avait rien dit du passage de cette rivière, nulle part nous ne la rencontrons sur son chemin. Mais avant d'en conclure avec M. Deluc que c'est une pure invention de Tite-Live, examinons de nouveau le texte latin. Nous y voyons un fleuve traversé par les troupes d'Annibal ; et désigné de deux manières, par le nom qu'on lui donne (Druentia), et par une ample description. Or, nous pouvons nous rappeler que, dans les diverses hypothèses où l'on prétend avoir à traverser la Durante, nous avons reconnu qu'elle ne présente aucun des caractères retracés par la description latine, sur quelque point de son cours que l'on amène l'armée carthaginoise. Cette contradiction du nom et de la chose une fois établie, et c'est assurément un des faits les plus frappants que nous ayons eu à constater, retournons sur la route que nous avons adoptée d'après Polybe ; et si nous venions à y rencontrer, non pas la chose nommée, mais la chose décrite par Tite-Live, une rivière en un mot, qui, en nous offrant l'image fidèle de celle qu'il décrit, nous dispenserait de le taxer d'exagération, et à plus forte raison d'invention gratuite, ne devrions-nous pas nous féliciter d'avoir rétabli l'enchaînement des faits aux dépens d'une dénomination inexacte ? Déjà nous ayons eu occasion d'observer combien les erreurs sur les dénominations géographiques sont fréquentes chez les anciens, combien elles étaient inévitables à une époque où les lieux étaient si peu connus, principalement lorsqu'elles portent sur des noms qui tendaient à se confondre par leur forme matérielle et leur sens étymologique. Or, le Drac, qu'Annibal dut nécessairement passer près de Grenoble, ne présente-t-il pas, et là précisément, la réunion de tous les caractères de ce fleuve Druentia que Tite-Live fait traverser avec tant de difficultés et de dangers par les Carthaginois ? L'ayant observé près de Grenoble sur plusieurs points de son cours, je crois pouvoir affirmer qu'il serait impossible d'en donner une idée plus exacte qu'en reproduisant mot pour mot la description latine. Il est vrai que les travaux qu'on a faits pour obvier à ses ravages, ont pu dénaturer en partie l'aspect qu'il offrait autrefois, mais ils peuvent aussi donner une idée de ce qu'il devait être avant qu'on ne les eût entrepris. Ainsi, d'après les renseignements que j'ai recueillis sur les lieux, il paraît qu'il passait d'abord au petit village d'Echirolles, traversait la plaine du côté où se trouve aujourd'hui la grande route de Bourg-d'Oysans, et venait, après avoir côtoyé les anciens remparts de Grenoble, se jeter dans l'Isère, à un quart de lieue au-dessus de la ville, près le petit village de la Tronche. Les ravages que causaient ses débordements, décidèrent sous Louis XIII le maréchal de Lesdiguières à entreprendre les travaux qui existent encore aujourd'hui. Il détourna son cours, lui fit creuser un nouveau lit qu'il fortifia de deux longues digues, qui s'étendent depuis sa nouvelle embouchure jusqu'au pont de Claix, dans l'espace de 5.400 toises. Ces digues ayant été insuffisantes pour garantir la plaine et la ville des inondations du Drac[28], on fut obligé de construire depuis, sur sa rive droite, une seconde chaussée plus élevée. Mais quelquefois on l'a vu franchir même cette nouvelle barrière ; ce fut ainsi qu'en 1816, ayant renversé ou surmonté tous ces obstacles, il vint jusqu'à Grenoble se jeter, un peu plus bas que la Porte de France, dans l'Isère qu'il fit refluer jusque dans la ville. On peut, d'après ces faits, concevoir une idée de ce qu'il devait être avant que ces constructions existassent.

Mais, même dans le lit artificiel où on a voulu l'emprisonner, il présente encore les phénomènes que Tite-Live attribue à la Durance. Entraînant dans son cours une grande quantité de sables, il se forme de nouveaux lits dans celui que l'art lui a creusé, et s'y portant de tout l'effort de ses eaux, il y coule avec l'impétuosité d'un torrent non moins profond que rapide, tandis qu'à côté on aperçoit le sable à découvert, ou tout au plus quelques pieds d'eau qui permettraient de le passer à gué. C'est à raison de cette irrégularité continuelle dans son cours, qu'on est obligé d'aller chercher tantôt plus haut, tantôt plus bas, le bac qui sert à le passer, et que l'on a pratiqué de distance en distance tout le long de la chaussée des chemins qui aboutissent aux divers endroits où l'on peut le traverser. Mais, si l'on veut le voir tel qu'il existait autrefois, il faut aller au-delà du pont de Claix où se terminent les constructions dont nous venons de parler. N'étant plus encaissé dans un lit régulier, n'ayant point de rives fixes qui le contiennent, charriant dans son cours d'énormes masses de sable et de gravier, il s'y creuse à la fois plusieurs lits, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, forme sans cesse de nouveaux gués et de nouveaux gouffres, et souvent, lorsque ses eaux sont grossies par les pluies tombées dans les montagnes, on le voit occuper en largeur plus d'un quart de lieue de terrain. On peut reconnaître sur la grande carte de Cassini l'aspect qu'il présente dans son cours, entrecoupé d'une multitude de petites îles formées par le gravier qu'il laisse à nu, à la suite de ses inondations. Est-il nécessaire de dire qu'un fleuve de cette nature n'est point navigable, non tamen navium patiens est, d'observer en outre qu'il vient des Alpes, et ipse Alpinus est, ayant sa source non loin de cette partie de la chaîne où se trouve celle de la Durance, et d'ajouter ces derniers traits de ressemblance à tant d'autres qui représentent en lui si fidèlement la rivière désignée sous le nom de Druentia ?

Comment Tite-Live aura été conduit à donner à ce fleuve le nom de Druentia.

Quand on songe que la plupart de ces noms de fleuves sont significatifs ; que leur sens étymologique réside principalement dans celui du radical ; que ce radical, dans un grand nombre de ces noms, représente une propriété commune, ainsi dans Rhodanus, Druna (la Drôme), Druentia, Dracus, le verbe 'ρέω ou quelque mot celtique analogue, qui s'y montre évidemment, surtout dans les deux derniers (Druentia et Dracus), où l'identité du radical est si sensible ; quand on observe enfin que, du temps de Tite-Live, le dernier de ces deux fleuves n'avait pas encore de nom dans la géographie, puisqu'on ne le trouve pas, même plus tard, dans Strabon ni dans Ptolémée, ne conçoit-on pas facilement comment cet historien, rencontrant ce fleuve décrit dans les mémoires d'après lesquels il travaillait, désigné sous un nom qu'il ne retrouvait dans aucun géographe ; voyant d'ailleurs le rapport qu'il avait et par lui-même et par son nom avec la Durance, rivière alors très-connue, aura pu prendre sur lui-même, tout en conservant la description, de substituer, à la dénomination inconnue celle de Druentia qui est restée ? Si l'on veut que ce mot, par cela seul qu'il se trouve dans la narration de Tite-Live ait dû se trouver dans les mémoires qu'il consultait, ne pourrait-on pas alors voir là une seule et même dénomination appliquée à deux rives différentes, et penser que les auteurs de ces mémoires reconnaissaient deux Durances, comme depuis on a reconnu deux Doires, la Duria major, ou Doria baltea, et la Duria minor, ou Doria riparia[29] ? ou bien enfin ne pourrait-on pas encore supposer que la rivière en question se trouvait décrite seulement sans être nommée dans les anciens mémoires, et que Tite-Live d'après les analogies qu'elle avait avec la Durance aura cru reconnaître en elle ce dernier fleuve dont il lui aura imposé le nom ?

Du silence de Polybe sur ce point. — Le temps employé pour faire les 800 stades ne s'explique que par les difficultés du passage de cette rivière.

Du reste, quelle que soit celle de ces trois suppositions que l'on préfère ; que le Drac ait eu un nom du temps d'Annibal, ou qu'il n'en ait pas eu ; il n'en est pas moins certain que ce nom ne s'est pas conservé dans la géographie ancienne, et que cette rivière paraît avoir été très-peu connue des anciens, ce qui pourrait expliquer le silence de Polybe sur le fait de son passage par l'armée carthaginoise. Mais de ce que Polybe n'en parle pas, avons-nous le droit de conclure que Tite-Live s'aventure en en parlant ? Polybe pouvait-il, devait-il tout dire, et Tite-Live reproduire littéralement la narration de Polybe sans y ajouter rien, y retrancher rien ? D'ailleurs le premier, en terminant son récit, ne parle-t-il pas des pertes que l'armée avait éprouvées au passage des fleuves[30], et ne donne-t-il pas à entendre par cela même qu'elle en avait en d'autres que le Rhône à traverser ? Tite-Live invente ! M. Deluc l'affirme mais sans le prouver. Les autres circonstances de la marche d'Annibal, loin de repousser le fait que nous justifions, offriraient sans lui des difficultés qui par lui s'expliquent et disparaissent. Ainsi, par exemple, nous avons vu (au chap. II, § I, 3e) que l'étape du soldat chez les anciens était de 20 milles romains ; qu'Annibal à partir du passage du Rhône jusqu'à l'Ile, fil en quatre jours 600 stades ou 75 milles, c'est-à-dire à-peu-près 19 milles par jour, et dans un pays où l'on n'avait pas encore construit de grande route ; mais ici, nous le voyons depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à l'entrée des Alpes mettre dix jours à faire 800 stades ou 100 milles romains, ce qui donne 10 milles par jour, et cela dans un pays de plaine, riche, fertile ; guidé par le chef de cette nation barbare qui avait voulu l'escorter ; n'ayant rencontré aucun obstacle, n'ayant eu aucun ennemi à combattre : or comment expliquer cette différence si extraordinaire dans sa marche, sinon par le retard que dut lui faire éprouver la rivière que Tite-Live lui fait traverser, laquelle, outre les difficultés qu'elle offre par elle-même lui en opposait encore de nouvelles par suite des pluies récentes qui étaient venues la grossir ? Certes il n'en fallait pas tant pour arrêter une armée plusieurs jours.

Entrée dans la plaine du Graisivaudan.

Après le passage du Drac, Tite-Live continue ainsi : Annibal ab Druentia, campestri maxime itinere cum bona pace ad Alpes incolentium ea loca Gallorum pervenit : or, ce campestri maxime itinere ne désigne-t-il pas clairement cette large et belle vallée qu'arrose l'Isère, et que les habitants appellent la plaine du Graisivaudan, la plaine de Grenoble ? Ainsi nous voyons que l'auteur latin sans avoir été le copiste de Polybe ne cesse de s'accorder avec lui ; et l'on aurait dû hésiter d'autant plus à lui imputer des contradictions, des erreurs, des inventions capricieuses, que dans tout ce qui précède cette partie de la marche d'Annibal comme dans tout ce qui la suit, il ne s'écarte pas un instant de la route tracée par son devancier. Nous allons nous en convaincre, en continuant nos recherches depuis le point où nous sommes arrivés jusqu'à la descente de l'armée dans les plaines de l'Italie.

Observation.

Dans toute cette partie de notre dissertation, pour éviter les répétitions et les longueurs, nous nous contenterons quelquefois d'exposer les faits dans des récits abrégés, entièrement et textuellement extraits des deux historiens qui doivent nous guider. Nous bornant ainsi aux circonstances lumineuses de la narration, nous pourrons les présenter réunies, rapprochées, et répandant par cela même une lumière plus vive sur la marche que nous retraçons. Quant aux passages plus importants ou dont le sens ne nous aura pas paru bien saisi, nous aurons soin de les traduire en entier et de motiver notre sens toutes les fois qu'il y aura lieu à discussion. A l'appui de la plupart des opinions que j'ai adoptées sur les passages controversés, je me trouve heureux de pouvoir citer l'autorité d'un de nos plus savants hellénistes, M. Mablin, ancien maître de conférences à l'Ecole Normale pour la littérature grecque, lequel à bien voulu m'éclaircir de ses conseils dans la solution des difficultés que présente cette partie de la narration de Polybe.

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, 31.

[2] Vid. Itinerar. Anton. Aug. — Peutingeri Tabula itineraria.

[3] Histoire de la Guerre des Alpes, préf., p. 25.

[4] Histoire du Passage des Alpes, p. 196.

[5] Polybe, III, 58.

[6] Notice de l'ancienne Gaule. Voyez les articles Tricastini, Vocontii, Tricorii.

[7] De secundo bello punico, lib. III, v. 466.

[8] Tite-Live, V, 34.

[9] En descendant le Rhône, arrivé en face de Saint-Paul-Trois-Châteaux, j'eus soin d'observer en cet endroit l'aspect du pays, qui est plat, découvert, et n'offre aucun des caractères du canton, décrit par Tite-Live. On est là loin des Alpes ; on ne peut les voir en aucune manière. Plus on descend vers Marseille, plus on s'en éloigne, et cela seul pourrait suffire pour faire regarder comme fort hasardée la supposition de Tite-Live qui dans la suite du même passage, semble dire que les Gaulois allèrent aider les Phocéens à s'établir sur le territoire de Marseille. Il ajoute immédiatement après, ipsi Taurino saltu, invias Alpes transcenderunt. Il y aurait là une foule d'invraisemblances, qu'il serait trop long de relever.

[10] Quintilien, de orat. institut., éd. Capper, Paris, in-fol., lib. X, cap. I, p. 624.

[11] Voy. Notice de l'ancienne Gaule, art. Tricastini. D'Anville suppose que Tite-Live fait entrer Annibal sur leur territoire, avant de le conduire chez les Allobroges, tandis que l'historien latin dit positivement que ce fut après être allé chez les Allobroges qu'il se dirigea vers le pays des Tricastins. Sedatis certaminibus Allobrogum in Tricastinos flexit.

[12] Notice de l'ancienne Gaule. Noviomagus, qui désigne à la fois les villes de Nyon, Noyon, Numagen, Neufchâtel, Neuville, Nimègue, Spire, Soulac, etc.

[13] Strabon, Oxon., 1807, in-fol., t. I, lib IV, p. 256.

[14] Claude Ptolémée, Geogr., Amstel., 1618, lib. II, cap. X.

[15] C'est cette opinion qu'adopte Cluvier dans sa carte des Alpes cottiennes. Il y place les Tricastini à l'est des Segalauni, et les fait venir jusqu'à l'Isère. Vid. Cluver., de Ital. antiq., lib. I, cap. VII. — Idem, cap. XXXIII, p. 371.

[16] M. T. Cicéron, Epist. ad. famil., lib. X, ep. 23. — Cellarius, de Gallia antiqua, t. I, p. 250.

[17] Strabon, Oxon., t. I, lib. IV, p. 285. — Tacite, Hist., lib. I, cap. LXVI.

[18] Strabon, traduct. de M. Coray, t. II, liv. IV, p. 90. — Ptolémée plus tard nous les montre un peu plus vers le midi. (lib. II, cap. X.)

[19] Strabon, t. I, lib. IV, p. 245-256.

[20] Strabon, t. I, lib. IV, p. 285.

[21] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule. Medulii. — M. Gosselin, notes de la traduction déjà citée. — Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. I, p. 61.

[22] D'Anville, Note de l’ancienne Gaule. Tricorii.

[23] Polybe, III, 38.

[24] Polybe, III, 50. — M. Schweighæuser traduit avec Casaubon, minores omnes Allobrogum duces, et M. Deluc avec dom Thuillier, les chefs inférieurs des Allobroges ; de là on a cru pouvoir induire l'existence de petits Allobroges, distincts des grands Allobroges, habitant l'Île (voy. Abauzit, Œuvres diverses, t. II, p. 152), et cela pour se tirer des difficultés qui résultent de la fausse supposition que les Allobroges occupaient Vile à cette époque. Mais le grec ne parle ni de grands ni de petits Allobroges, mais seulement de chefs divers, commandant chacun de leur côté leur tribu particulière, omnes pro virili parte Allobrogum duces.

[25] Polybe, III, 49.

[26] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re partie, t. I, p. 30-33.

[27] A gauche, on a les montagnes de la Grande-Chartreuse, qui viennent se terminer au mont Grenier, près de Chambéry. M. de Saussure ne les considère pas comme faisant partie de la chaîne des Alpes : les premières montagnes auxquelles il donne ce nom de ce côté, sont celles dont nous parlons ici, qu'Annibal avait à droite, et qui bordent au sud-est la rive gauche de l'Isère. V. de Saussure, Voyage dans les Alpes, t. V, § 1182.

[28] Dans toute cette, partie de la plaine qui avoisine Grenoble, la terre n'a guères plus d'un ou deux pieds de profondeur. Quand on la creuse, on trouve bientôt le sable dont le Drac, dans ses inondations, couvrait tout ce côté du plat pays.

[29] Peut-être le Drac était-il appelé Druentia minor ou Druentius, nom sous lequel on désigne aussi quelquefois la Durance, et qu'on retrouve dans Ptolémée qui l'appelle ό Δρουίντιος, lib. II, cap. X. Quant à la dénomination de Dracus, comme c'est un nom forgé par nos géographes modernes, j'ai cru pouvoir sur ma carte la remplacer par celle de Druentius, qui du moins est latin.

[30] Polybe, III, 56.