Narrations de Polybe et de Tite-Live.
Annibal ne passa point l'Isère. Polybe et Tite-Live d'accord sur ce point. I La première question qui se présente est celle-ci : Annibal passa-t-il l'Isère ? entra-t-il dans l'Île ? Tite-Live explique pourquoi le général carthaginois, après le passage du Rhône, avait remonté si haut vers le nord, au lieu de prendre la route naturelle et la plus courte par Cavaillon, Apt, Embrun et Briançon. Voici son texte : Meditterranea Galliœ petit, non quia rectior ad Alpes via esset sed quantum a mari recessisset minus obvium fore Romanum credens, cum quo, priusquam in Ilaliam ventum foret, non erat in animo manus conserere[1]. Il ajoute dans le chapitre suivant que le consul Publ. Cornélius, arrivé au lieu du passage, trois jours après le départ des Carthaginois, s'était rembarqué pour l'Italie, Tutius faciliusque descendenti ab Alpibus Annibali occursurus[2]. Polybe dit absolument la même chose[3]. Or, nous pourrions déjà remarquer, avec M. Letronne, qu'Annibal arrivé, sur les bords de l'Isère sans avoir vu paraître les Ko-mains, ne pouvant pas ignorer qu'ils avaient cessé de le poursuivre, n'avait plus de motif pour remonter plus haut, traverser encore une rivière assez large, et ne pas marcher de suite vers les Alpes. Mais c'est dans le texte même du passage que nous examinons, que nous allons en trouver la preuve. Nous n'y voyons nulle part qu'Annibal soit entré dans l'Île, mais seulement qu'il arriva à l'Île, qu'il s'avança vers l'Île : ήκε πρός τήν νήσον ; πρός ήν άφικόμενος. Tite-Live de même, ad insulam pervenit. Ce dernier est même beaucoup plus décisif, en ce qu'il ne place point dans l'Île, mais près d'elle le peuple qui fit intervenir Annibal dans sa querelle i et qu'immédiatement après cette affaire, il fait marcher l'armée vers les Alpes : Sedatis certaminibus Allobrogum, quum jam Alpes peteret. Mais supposé même que ce peuple fût dans l'ife, comme le veut Polybe, s'ensuivrait-il nécessairement qu'Annibal y soit entré ? Une seule démonstration hostile de sa part, sa seule présence, avec des forces si imposantes, ne suffisaient-elles pas pour déterminer le jeune prince à se désister de ses prétentions ? On ne nous parle point de combat livré, mais d'une simple intervention qui a plutôt l'air toute pacifique. On ne nous parle point de passage de fleuve, et quand on sait ce qu'est l'Isère à son embouchure, on ne peut croire que Polybe et Tite-Live eussent tous deux négligé de donner a ce sujet quelques détails, si leurs mémoires en eussent fait mention. Mais dans le cas même où Annibal aurait été obligé d'employer la force, et où l'on voudra trouver ce sens dans les expressions συνεπιθέμενος καί συνεκβαλών, et imperium majori restituit, s'ensuivrait-il nécessairement qu'il ait agi en personne et avec, toute son armée. Quand nous disons que le roi de France a rétabli le roi d'Espagne sur son trône, entendons-nous parler nécessairement du roi de France en personne ? Ne pourrions-nous pas supposer avec M. Letronne que le gros de l'armée carthaginoise demeura sur la rive gauche de l'Isère, et que le secours accordé par Annibal, consista dans un simple détachement[4] ? Quant à cet autre passage, καί καταλαβών έν άυτή δύο άδελφούς, etc., n'est-ce pas une de ces tournures si fréquentes en grec et en latin, et signifiant simplement : ayant trouvé qu'il y avait dans l'île deux frères qui, etc. ; ayant trouvé deux frères (qui étaient) dans l'Île, etc. Ces transpositions de complément ne se trouvent-elles pas à chaque instant dans les langues à inversions ? Objection de M. Deluc. — Erreur de d'Anville et de M. Deluc y sur la position des Allobroges à cette époque. — Polybe et Tite-Live s'accordent à les placer hors de l'Île. — Des déplacements des peuples barbares. Anachronismes géographiques qui en résultent. III. Mais, dit M. Deluc, en remontant la rive gauche de l'Isère, on n'entre nulle part sur le territoire des Allobroges, et cependant la distance de 800 stades fut parcourue dans leur pays, et ce furent encore des Allobroges qui attaquèrent l'armée à l'entrée des Alpes[5]. J'avoue que cette objection est forte, et très-forte, mais
surtout contre M. Letronne, qui, plaçant dans l'Île les Allobroges[6], fait à ses adversaires,
et bien gratuitement, une concession tout à son désavantage, et dont ils
savent habilement tirer parti contre lui. Nous convenons que du temps de
Cicéron[7], de César, et
même avant, les Allobroges, occupaient tout ce pays qui se trouve entre L'histoire des Allobroges tend à les faire placer plutôt au midi qu'au nord de l'Isère.Mais pour en revenir aux Allobroges, on voit que Polybe et
Tite-Live se réunissent pour les montrer placés hors de l'Île, lors de
l'arrivée des Carthaginois. Ce que nous savons de leur histoire nous
porterait même à penser qu'ils ne s y établirent que longtemps après.
Durandi, traitant de leur origine, les représente comme ayant fait d'abord
partie de la tribu des Ligures, ayant été de tout temps alliés du
peuple cottien,
et descendant, ainsi qu'eux, des Taurini[10] ; ce qui
tendrait à les placer primitivement plutôt au midi qu'au nord de l'Isère, En
outre, c'est en-deçà de ce fleuve, et surtout dans la partie la plus méridionale
de Polybe semble avoir pris soin de lever ici tous les doutes : après avoir conduit Annibal sur les bords du fleuve qui bornait l’Île à sa partie méridionale, c'est-à-dire l'Isère, après avoir dit que le chef gaulois dont Annibal avait soutenu les droits, se mit à l'arrière-garde de l'armée carthaginoise pour l'escorter jusqu'à son entrée dans les Alpes, il ajoute : Annibal ayant marché pendant dix jours le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν, l'espace d'environ 800 stades, commença à entrer dans les Alpes. Nous nous trouvons donc naturellement conduits à cette seconde question. L'Isère est le fleuve suivi pendant 800 stades jusqu'à l'entrée des Alpes. IV. 2° Quel fut le fleuve qu'Annibal suivi depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à son entrée dans les Alpes ? Conçoit-on que cette question puisse en être une ? Ainsi posée, ne se présente-t-elle pas toute résolue ? En effet, dès qu'il est démontré qu'Annibal n'entra pas dans l'Île, il est évident que ce n'est pas le Rhône qu'il continua de suivre, mais l'Isère qu'il remonta depuis son embouchure. Le texte même le fait assez entendre : car c'est de l'Isère qu'il a parlé en premier lieu, et depuis cet endroit τή μέν γάρ ό Ροδανός, τή δέ ό Ίσάρας, il ne nomme plus le Rhône une seule fois[12]. Tite-Live n'est pas moins décisif : d'après lui, immédiatement après avoir terminé les différends des Allobroges, Annibal marcha vers les Alpes. Sedatis certaminibus Allobrognm, quum jam Alpes peteret. Or si, du point où il se trouvait, il commença à se diriger vers les Alpes, ce ne put être qu'en remontant l'Isère ; il est clair, à la seule inspection de la carte, qu'il eût pris une direction qui l'en éloignait, s'il, eût suivi le Rhône. De plus, quand on connaît cette partie du fleuve qui se trouve entre l'Isère et Lyon, on ne peut douter que de ce côté il lui eût été impossible de continuer à marcher le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν. Dans toute cette partie de son lit, surtout depuis les environs de Gisors jusque vers Saint-Vallier, il se trouve, encaissé entre des rochers escarpés qui, sur plusieurs points de sa rive gauche, sont baignés par ses eaux et ne laissent nul passage aux piétons. D'ailleurs les 800 stades le long du fleuve, qui conduisent Annibal à l'entrée des Alpes, ne l'auraient-ils conduit en remontant le Rhône ? Voici ce que donnent les mesures prises sur la carte[13], en suivant le plus exactement possible les différents détours du fleuve. Depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à
Les 800 stades le long du fleuve aboutiraient donc au petit village d'Amblagnieu, à une lieue au-delà de Saint-Sorlin ; or, ici nous sommes encore loin de l'entrée des Alpes. La carte, en continuant de suivre le Rhône, donne d'Amblagnieu à Saint-Genis-d'Aouste, 17.000 toises ; de là à Champagnieu, 2.300 ; de Champagnieu à Tenue, 6.000. Ainsi, il nous faudrait encore 25.300 toises, ou environ 268 stades, pour arriver à Yenne, où M. Deluc place l'entrée des Alpes[14]. Un excédant de 268 stades sur 800 ne laissait pas de présenter une difficulté assez embarrassante dans le système de ceux qui veulent compter ces 800 stades le long du Rhône ; elle ne pouvait pas échapper à M. Deluc. Aussi après avoir conduit Annibal jusqu'à Vienne, il ajoute, page 77 : Nous avons suivi les bords du Rhône jusqu'à Vienne ; mais quoique Polybe nous dise qu'Annibal marcha le long du Rhône jusqu'à la montée des Alpes nous ne pouvons supposer que ses guides lui firent suivre tous les détours du fleuve ; ils lui firent éviter nécessairement le grand coude que le Rhône fait à Lyon, et celui qu'il fait dix lieux plus haut, pour rejoindre les bords de ce fleuve à Saint-Genis-d'Aouste, et ne les plus quitter jusqu'à Yenne. M. Deluc conduit donc Annibal de Vienne à
Ainsi, de Vienne à Saint-Genis-d'Aouste, M. Deluc compte 32.300 toises, c'est-à-dire environ 342 stades : ce sont donc 342 stades sur 800, c'est-à-dire 16 lieues de poste environ sur 37, pendant lesquelles M. Deluc nous tient éloignés du Rhône à une distance de 6, 5 et 4 lieues à vol d'oiseau. Or, peut-on dire sérieusement que ce soit là marcher le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν ? Les voies romaines n'existaient pas encore de ce côté. V. Nous ne parlons pas de plusieurs autres difficultés que
nous pourrions opposer à l'opinion que nous combattons, par exemple, de la
contradiction qu'il y aurait de la part de Polybe à faire passer Annibal,
ainsi que le voudrait M. Deluc, par cette chaîne de montagnes fermant l'île à
sa partie orientale, et que l'historien grec nous a représentée comme étant
d'un abord et d'une entrée si difficiles, l'on pourrait même dire presqu'inaccessibles
καί
σχεδόν, ώς
έιπεΐν,
άπρόσιτα[15]. M. Deluc
reconnaissant que Quels chemins pouvaient exister dans les Gaules ? Que devait faire Annibal ?Mais supposé même qu'il existât, du temps de Polybe, une
voie romaine allant de Vienne au pays de Salassi par le Petit Saint-Bernard, à coup sûr
elle n'existait pas du temps d'Annibal, car les Romains, lors de la seconde
guerre punique, n'avaient encore point fait de conquêtes dans cette partie
des Gaules, et par conséquent n'avaient pu y établir des routes[22]. Les seules que
les Gaulois pussent avoir étaient celles que la nature ouvre d'elle-même dans
les vallées qui coupent les montagnes, ou bien des chemins d's le genre de
ceux que nous rencontrons sur les points des Alpes où l'on n'a point
construit de grandes routes, tels, par exemple, que celui du Petit
Saint-Bernard, pour aller de Ces diverses considérations viennent donc encore à l'appui de ces trois points que nous avons essayés de démontrer, 1° qu'Annibal n'est pas entré dans l'Ile ; 2° qu'il n'a pas remonté le Rhône ; 3° qu'il a remonté la rive gauche de l'Isère. Mêmes considérations relativement au grand Saint-Bernard. VI. Si ces trois points sont bien établis, l'hypothèse du passage d'Annibal par le Petit Saint Bernard se trouve dès à présent ruinée par sa base ; à plus forte raison celle de Cluvier, Whitaker, M. de Rivaz[28], etc., qui, en lui faisant franchir le Grand Saint Bernard, ajoutent à toutes les difficultés que nous venons d'énumérer, celle d'allonger tellement la route, que cela seul suffirait pour mettre ce système hors de discussion, comme nous le montrons plus loin chapitre 6, en examinant cette opinion dans l'ensemble des distances qu'on y fait parcourir à Annibal, comparées à celles exprimées par Polybe. Quant aux autres objections dont cette hypothèse est susceptible, nous ne pouvons faire mieux que de renvoyer au chapitre où M. Deluc les examine[29]. Du passage d'Annibal par le mont Genèvre. 1° Opinion de M. Letronne.VII. Jusqu'ici nous sommes d'accord avec M. Letronne ; nous lui avons souvent emprunté des armes pour combattre une opinion fort spécieuse, résultat de savantes et laborieuses recherches, et soutenue avec une habileté bien capable d'en déguiser l'invraisemblance ; maintenant, c'est à M. Letronne lui-même que nous allons soumettre les observations que nous croyons pouvoir opposer au système qui fait passer Annibal par le mont Genèvre. Nous marchons, avec M. Letronne et le chevalier de Folard, le long de l'Isère jusqu'au. Drac, mais jusque-là seulement. Arrivé sur le Drac, le chevalier de Folard[30] le passe, et poursuit son chemin par Vizille, Bourg-d'Oysans, le mont de Lens, le Lautaret, Briançon et le mont Genèvre, sans s'inquiéter ni du texte de Polybe, ni de celui de Tite-Live, ni des difficultés nombreuses que présente cette partie de la marche d'Annibal. M. Letronne les aborde franchement, et, d'après la solution qu'il en donne, faisant remonter au Carthaginois la rive gauche du Drac, il le conduit au même point, mais par Corps, Saint-Bonnet, Gap, Embrun et Briançon[31]. Ce sont les raisons sur lesquelles repose cette hypothèse que nous, avons à discuter. Comme elles sont presque toutes tirées du texte de Tite-Live, nous allons le donner ici : Sedatis certaminibus Allobrogum cum jam Alpes peteret, non recta regione iter instituit sed ad lœvam in Tricastinos flexit ; inde per extremam oram Vocontiorum agri tendit in Trigorios, haud usquam impedita via priusquam ad Druentiam flumen pervenit. Du sens qu'il donne aux mots ad lœvam flexit, de Tite-Live.Laissons maintenant parler M. Letronne : Parvenu au confluent de l'Isère avec le Drac...... Annibal ne prit point la ligne directe, non iter recta regione instituit, il tourna sur la gauche (par rapport à l’historien) ; ainsi il ne traversa ni l'Isère ni le Drac, torrent extrêmement large et impétueux à son embouchure ; il remonta ce torrent, que sa largeur dut lui faire prendre pour la même rivière que l'Isère. Il le suivit jusqu'au dixième jour, dans l'espace de 800 stades, à compter du point où il avait trouvé l'Ile des Allobroges. Cette mesure équivaut à 100 milles romains, c'est-à-dire à 76.000 toises environ ; prise le long de l'Isère et du Drac, elle porte à Saint-Bonnet, à l'entrée du département des Hautes-Alpes. Ces mots de Tite-Live, ad lœvam, étant décisifs, tout le système que nous attaquons, étant une déduction du sens nouveau qu'on leur donne, il faut nous y arrêter. M. Lettonne ajoute, page 33 : Il est clair qu'Annibal en remontant le Drac, a pris à droite et non pas à gauche. Cela est si évident, qu'au lieu de taxer Tite-Live d'ignorance ou d'absurdité, on aurait dû sentir que cet historien, en disant flexit ad lœvam, parle relativement à sa position en Italie, ce qui est assez ordinaire aux auteurs anciens. C'est ainsi que Quinte-Curce, décrivant la route d'Alexandre le long du Tigre, avec une carte sous les yeux, place ce fleuve à gauche, et les monts Gordiœi à droite[32], quoique relativement à Alexandre ce fut tout le contraire. Nous avouons qu'il nous est impossible d'admettre l'évidence de cette interprétation. Dans une phrase ainsi construite : Annibal ayant rétabli la paix chez les Allobroges, et dès lors se dirigeant vers les Alpes, ne prit pas le droit chemin, mais se détourna sur la gauche, ad lœvam flexit, comment supposer que l'historien entende parler de sa propre gauche, et non de celle du général dont il suit la marche ? Il faudrait donc dire aussi que, dans le même chapitre, par ces expressions adversa ripa Rhodani, il désigne la rive droite du Rhône, se trouvant lui-même en deçà, tandis qu'il est évidemment question de la rive gauche qu'il appelle adversa par rapport au général qui arrive d'au delà du fleuve ? Nous convenons bien que l'on voit quelquefois les auteurs anciens déterminer la position des peuples dont ils parlent, relativement à celle qu'ils occupent eux-mêmes ; mais il faut alors que la phrase soit construite de manière à le faire entendre ; que ce qui la précède, ce qui la suit, amène ce sens naturellement ; que le pays habité par l'écrivain, et qu'il prend comme terme de rapport, soit un pays bien déterminé, bien connu, et présentant un centre assez important pour pouvoir être pris pour point de départ. Trouvons-nous ici rien de tout cela ? Je concevrais que ces mots ad lœvam, s'ils étaient en phrase incidente, de manière à se présenter comme détachés et exprimant un fait géographique constant et connu des romains, pussent laisser quelque doute ; par exemple, si Tite-Live disait : in Tricastinos, quœ regio ad lœvam sita est, etc., mais il n'en est pas ainsi ; ces mots ad lœvam sont là comme complément immédiat du verbe flexit qui se rattache immédiatement à son sujet, Annibal ; il est donc clair que c'est de la gauche d'Annibal que parle l'historien. D'un exemple emprunté à Quinte-Curce.Quant au passage de Quinte-Curce, que M. Letronne cite à l'appui de son interprétation, n'aurait-il pas été possible de mieux choisir ? Sait-on bien ce que veut dire cet historien au milieu de la confusion qui règne dans toute cette partie de la marche d'Alexandre ? Il nous le représente ici[33] comme venant de traverser le Tigre, et marchant vers Arbèles ; et déjà il a dit qu'il s'était porté sur les bords du Tigre après avoir passé près d'Arbèles. Quarto die prœter Arbela penetrat ad Tigrim[34]. Si, dans le passage cité, il place à la gauche d'Alexandre ce qui était à droite, ne pourrait-ce pas être tout simplement une de ces erreurs géographiques si fréquentes dans cet historien[35] ? Mais ici peut-on même savoir s'il se trompe ou non ? Nous dit-il si Alexandre, après avoir traversé le fleuve, remonte ou descend vers Arbèles ? S'il descend le fleuve, il l’a réellement à droite, et les monts Gordiœi à gauche ; s'il remonte, tout au contraire. Du reste, de quelque manière qu'on l'entende, ce passage, dans aucun cas, ne saurait présenter un sens qui soit relatif à la position de l'écrivain. En effet, il ne s'agit pas là de deux pays situés à deux points extrêmes, par rapport à l'écrivain qui se trouve en face, dont l'un, par exemple, serait au nord et l'autre au midi, mais d'une rivière et d'une chaîne de montagnes venant l'une à la suite de l'autre, dans une direction parallèle, c''est-à-dire toutes deux à l'est pour l'historien, mais seulement l'une plus que l'autre. Ainsi ce passage de Quinte-Curce, supposé qu'il soit intelligible, ne serait pas applicable à la question, et ne prouverait rien en faveur du sens que l’on veut donner au passage de Tite-Live. Nous verrons plus loin qu'en n'adoptant pas celte interprétation y nous ne sommes pas réduits à taxer Tite-Live d'ignorance et d'absurdité ; que notre interprétation, au contraire, joint à l'avantage d'être la plus naturelle, celui de pouvoir seule s'accorder avec le texte de Polybe ; car nous allons prouver qu'il est impossible, dans l'hypothèse que nous combattons, de concilier ces deux historiens. Impossibilité dans cette hypothèse de concilier Polybe avec Tite-Live.Dans cette hypothèse, ce ne fut qu'à son arrivée sur les
bords du Drac, qu'Annibal prit à droite (ad lœvam pour Tite-Live). Mais que dit
le texte latin ? Sedatis certaminibus Allobrogum, cum jam Alpes peteret,
non recta regione iter instituit, sed ad lœvam in Trcastinos flexit.
Ce fut donc immédiatement
après avoir réglé les intérêts des Allobroges, c'est-à-dire
lorsqu'il était encore sur le Rhône à l'embouchure de l'Isère, que, se dirigeant
dès-lors vers les Alpes, il prit à gauche ; il devait donc, en
admettant le sens que l'on veut donner au mot lœvam, descendre de suite sur
Valence, et y prendre la route qui, de là, allait par Die, Gap, Embrun et
Briançon, au mont Genèvre. Sur quoi M. Letronne se fonde-t-il pour retarder,
jusqu'à son arrivée sur le Drac l'application de ces mots ad lœvam,
qui déterminent la direction suivie par Annibal ? Cette supposition
n'est-elle pas tout-à-fait gratuite ? Je conçois qu'elle est nécessaire dans
l'opinion que nous attaquons pour concilier Tite-Live avec Polybe ; car s il
avait pris à droite par Valence, Annibal n'aurait pu marcher le long de l'Isère.
Mais cette impossibilité ne pouvant se sauver que par une interprétation
fausse du texte latin, que penser de la solution qui en résulte ? Si nous passons à la narration de Polybe, nous y voyons qu'Annibal marcha le long du fleuve (de l'Isère) l'espace de 800 stades. Or, lorsque nous sommes à l'embouchure du Drac, il s'en faut de beaucoup que nous ayons parcouru cette distance ; que fera donc M. Letronne ? Annibal, dit-il, ne traversa ni l'Isère ni le Drac, torrent extrêmement large et impétueux à son embouchure ; il remonta ce torrent, que, sa largeur dut lui faire prendre pour la même rivière que l'Isère ; il le suivit jusqu'au dixième jour dans l'espace de 800 stades, à compter du point où il avait trouvé l'Ile des Allobroges. Notre savant adversaire nous permettra-t-il de lui demander si cette explication le satisfait pleinement ? Annibal prit le Drac pour la même rivière que l'Isère ! mais sur quoi porte cette supposition ? Polybe dit-il rien qui puisse la motiver ? Dans le cas où le fait aurait eu lieu, n'était-il pas important qu'il en parlât, puisque de là dépend l'intelligence de la marche qu'il décrit ? Cet écrivain, toujours si exacte eût-il manqué de rapporter, d'expliquer une méprise si singulière ? Ces guides qu'Annibal, d'après Polybe et Tite-Live[36], avait avec lui ; ce prince gaulois qui l'escorte depuis l'Ile jusqu'à l'entrée des Alpes, eussent-ils négligé de l'avertir de son erreur ? D'ailleurs, était-ce un fleuve comme le Drac, si différent de l'Isère par l'aspect sous lequel il se présente, par les phénomènes et les particularités qui le caractérisent, qu'Annibal eût pu confondre avec cette rivière ? D'après la nature de ce fleuve, qui n'a pas de lit fixe ni de cours régulier, et qui souvent dans ses inondations occupe plus d'un quart de lieue de terrain, croit-on que l'armée Carthaginoise eût pu achever ses 800 stades en marchant le long du fleuve ? Je ne demande pas à M. Letronne ce qu'il fera des Tricastini : ad lœvam in Tricastinos flexit. D'après leur position sur sa carte, page 22, Annibal vient de traverser leur territoire ; mais s'il prend à droite, lorsqu'il est arrivé sur le Drac, il se dirige vers les Vocontii et les Tricorii, et tourne le dos à leurs voisins, bien loin d'aller chez eux, comme le veut Tite-Live. Laissant donc derrière nous les Tricastini, poursuivons la marché des Carthaginois le long du Drac. Ici les objections viennent en foule. Calcul incomplet des 800 stades dans cette hypothèse.On a déjà vu que ce ne fut qu'après avoir fait 800 stades le long du fleuve que l'armée carthaginoise entra dans les Alpes. Examinons donc combien on en peut déjà compter au point où nous sommes parvenus. Voici le résultat des mesures prises sur la carte[37], en suivant le plus exactement possible les différents détours du fleuve :
Où serait l'entrée des Alpes ?Arrivés à Grenoble ; nous n'avons donc encore parcouru que 518 stades ½ le long de l'Isère ; mais lorsque de ce point l’on prend à droite pour suivre le cours du Drac dans la direction de la montagne de Sassenage, on le voit traversant la plaine de Grenoble, à peine à deux ou trois lieues de la ville, s'enfoncer déjà dans les gorges que lui ouvrent les Alpes. Annibal, en se dirigeant de ce côté serait donc entré dans ces montagnes, n'ayant fait au plus que 582 stades le long du fleuve. Où serait le passage de
|
Gières (près
l’Isère) |
3.500 |
toises |
Marianette
(idem) |
1.300 |
|
Domène (idem) |
1.200 |
|
Villard-Bonnot
(idem) |
3.500 |
|
Tencin (idem) |
5.000 |
|
Le Cheylas
(idem) |
3.300 |
|
Le pont en
face de Montmélian |
7.500 |
|
Total |
25.300 |
toises. |
Qui valent 267 stades ¾, lesquels, ajoutés aux 518 stades ½ déjà obtenus, donnent pour somme totale, de l’embouchure de l’Isère jusqu'au pont de Montmélian, 786 stades ¼, ou 98 milles romains, plus 544 toises. Il ne manquerait donc que 13 stades ¾, ou un mille romain, 544 toises, pour reconnaître le terme final des 800 stades de Polybe, différence si légère, vu l'étendue de la distance, que nous nous croyons dispensés de l’expliquer, soit par les réductions de la mesure aérienne, soit par la forme même de renonciation dé Polybe qui n'est ici qu'approximative, έις όκτατοσίους σταδίους, huit cents stades environ.
Voyons à présent si ces 786 stades aboutissent au point de la chaîne des Alpes où l’histoire fait entrer Annibal dans ces montagnes. A partir de Grenoble j on les voit s'étendre au sud-est, et border la rive gauche de l’Isère, dans la belle et fertile vallée qu'elle arrose[53]. En marchant toujours le long du fleuve, on les a continûment à droite, jusqu'au pont de Montmélian, où laissant à gauche les bords de l’Isère, on commence à entrer dans ces montagnes, et à monter les premiers degrés de la barrière qui se présente à franchir, τής πρός Άλπεις άναβολής.
A cent pas environ de l’autre
côté du pont (de Montmélian),
dit M. Albanis Beaumont, est une charmante colline
ou falaise, couverte d'arbres jusqu'à son sommet : c'est au pied de cette colline
qu'on laisse à droite le chemin qui conduit à Sainte-Hélène, pour prendre à
gauche celui du Piémont. Le premier hameau que l'on traverse, se nomme
L'auteur de la dissertation insérée dans le Tite-Live de
Dès
J’avais d'abord pensé qu'Annibal avait pu continuer de
remonter l'Isère jusqu'au point de sa jonction avec l'Arc, et ne commencer
que là à entrer dans les Alpes. L’Arc le conduisait droit au pied du mont Cenis. Cette hypothèse avait l'avantage
de le montrer, depuis le passage du Rhône, constamment guidé dans sa marche
par le cours de quelque rivière : mais la même exactitude ne se serait plus
retrouvée dans le rapport de nos distances avec celles de l’historien grec ;
et puis les ravins escarpés qui bordent l’Isère du côté de Coise[59], ces marais qui
sur sa rive gauche Occupent l’espace de plusieurs lieues, du côté de
l’embouchure de l’Arc et qui existent là de temps immémorial[60], n'auraient sans
doute pas permis aux Carthaginois dû continuer à suivre les bords du fleuve.
Les cartes les plus anciennes de cette partie des Alpes ne présentent toutes
qu'un seul chemin, celui passant par
Mais si, en prenant cette route, on s’éloigne un peu des
bords de l’Isère ; si les collines qu'on a sur la gauche en interrompent
quelquefois la vue, ce n'est que pendant un si court espace de chemin, que
l'on peut à peine dire qu'on ait cessé de suivre le cours du fleuve, surtout
quand on sait que la route en suit la direction, et qu'à des intervalles
très-rapprochés la vue retrouve à découvert la vallée qu'il arrose : ainsi, à
une demi-heure de
[1] XXI, 31.
[2] XXI, 32.
[3] Polybe, III, 49.
[4] Journal des Savants, 1819, p. 30 et 756.
[5] Journal des Savants, 1819, p. 749.
[6] Journal des Savants, 1819, p. 26, 28, 756.
[7] Cicéron, Epist ad Famil., lib. X, ep. 15, 23.
[8] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule, article Allobroges Insula.
[9] Polybe, lib. II, 17. — Polybe recommande à ce sujet, à ceux qui voudraient écrire l'histoire de cette nation, de prendre garde de se laisser préoccuper par sa situation présente, au point d'attribuer à la contrée qu'elle habite de son temps, des événements qui se seraient passés dans le pays qu'elle avait habité primitivement.
[10] Durandi, Saggio sulla storia dei popoli antichi d'Italia, p. 85
[11] Florus, lib. III, 2. — Tite-Live, Épitomé, lib. LXI et CIII. — Description des Alpes grecques et cottiennes, par Albanis Beaumont, 1re partie, t. I, p. 57-65.
[12] Quant au passage άπό δέ τής διαβάσεως τοΰ Ροδανοΰ, etc. (Polybe, III, 40), M. Letronne, Journal des Savants, 1819, p. 36 et 756, en donnant le sens véritable de ce passage, a clairement démontré que M. Deluc n'en pouvait tirer aucune induction favorable à son opinion.
[13]
Voyez l'Atlas communal de
[14] Page 76.
[15] Polybe, III, 42.
[16] Elle fut ouverte en 1670, par Charles Emmanuel II, duc de Savoie. C'était autrefois une profonde crevasse dans la montagne, où Von n'a pu se frayer an passage sans de grandes difficultés et des travaux extraordinaires. Avant la construction de cette route, on passait par l'intérieur de la grotte, et à son ouverture il y avait une suite de longues échelles, par lesquelles on descendait le long de la face des rochers jusqu'au talus qui est à leur base. De là le nom de Oppidum scalarum, donné au bourg qui se trouve un peu en avant de ce passage. Deluc, p. 97.
[17] Deluc, p. 79, 96, 97. Toutes ces raisons s'appliquent de même à l'opinion d'Abauzit, Grosley, etc., qui, conduisant Annibal par le mont Cenis, le font passer également par Pont-de-Beauvoisin et le passage des Echelles.
[18] Deluc, p. 85, 119. — Albanis de Beaumont, Description des Alpes, etc. 1re part., t. I, p. 101, 103.
[19] Strabon, Oxon., 1807, t. I, lib. IV, p. 293.
[20] Strabon, Oxon., 1807, t. I, lib. IV, p. 291.
[21] Strabon, t. I, lib. IV, p. 192.
[22] Bergier, Histoire des grands chemins de l'Empire Romain, liv. I, ch. IX.
[23] Polybe, II, 17.
[24] Bergier, Histoire des grands chemins de l'Empire Romain, liv. I, ch. IX.
[25] Tite-Live, V, 34 ; idem, XXI, 35.
[26] Polybe, III, 34, 44, 48, 52. — Tite-Live, XXI, 29, 30.
[27] Description des Alpes grecques et cottiennes, par Albanis-Beaumont, 1re part., t. I, p. 24, 25.
[28] Cluverius de Italia antiqua, lib. I, cap. 33, p. 376, place l'entrée des Alpes au-delà de Seissel, Whitaker, à Martigny, enfin M. de Rivaz, Moniteur Universel, 30 décembre 1813, à Seissel, c'est-à-dire 15.000 toises, ou 159 stades, encore plus loin que M. Deluc.
[29] Histoire du Passage des Alpes, p. 255.
[30] Histoire de Polybe, avec un commentaire par M. De Folard, t. IV, p. 89, 90. Paris 1728, in-4°.
[31] Journal des Savants, 1819, p. 32, 33.
[32] Quinte-Curce, lib. IV, cap. X, 40.
[33] Lib. IV, cap. X, 40.
[34] Lib. IV, cap. IX, 36.
[35] Voyez l'Examen critique des historiens d'Alexandre, par M. de Sainte-Croix, et l'analyse de la carte des marches d'Alexandre, par M. Barbié du Bocage, p. 110, 670, 695, 718, 811, 862, etc.
[36] Polybe, III, 34, 44, 48, 52. — Tite-Live, XXI, 29, 30.
[37]
Voyez l'Atlas communal de
[38] Journal des Savants, 1819, p. 33, 33.
[39] Tite-Live, XXI, 31.
[40]
Hist. de
[41] P. Bertii Theatrum Geogr. veter., t. II. Itiner. Hierosolym.
[42] Vetera Romanor. Itinera sive Anton. Itiner. Amstelod. P. Wesseling., 1735. — Peuting. Tab. itincrar.
[43] Polybe, III, 61.
[44] Histoire de Polybe, avec un commentaire de M. de Folard, t. IV, p. 89. — Si aux 518 stades ½ données par la carte, depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à Grenoble, l'on ajoute 107 stades environ, correspondant aux cinq lieues de poste que l'on trouve depuis Grenoble jusqu'au petit village de l'Ile, où commence l'entrée des Alpes, sur la route du chevalier de Folard, l'on n'aura en tout que 625 stades ½, au lieu de 800 que l'on devrait avoir d’après Polybe.
[45] Tome IV, p. 89.
[46] Nous avons déjà remarqué que Polybe et Tite-Live ne disent pas qu'Annibal ait eu à passer d'autres montagnes que celle à la descente de laquelle il se trouva en Italie.
[47] Il n'y a guère qu'une centaine d'années que ce lac a été desséché ; les cartes de cette époque en indiquent toutes l'existence : on voit encore sur quelques rochers les morceaux de fer qui servaient à attacher les barques.
[48] Tom. IV, p. 89.
[49]
Histoire de
[50] Tableau historique, statistique et moral de la haute Italie, par Ch. Denina, Paris, 1805, in-8°, p. 39, et note 2, p. 358. — Idem, Mémoires de l'Académie de Berlin, années 1790-1792, p. 465.
[51] Histoire du passage des Alpes par Annibal, p. 243, chap. III.
[52]
Ci-dessus, § VII. — Voy. l'Atlas communal de
[53] Voyez de Saussure, Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, § 1182.
[54] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 593. — Voyage dans les Alpes, par H.-B. de-Saussure. Neufchâtel, 1796, in-8°, t. V, ch. IV, p. 29.
[55] Si M. Larenaudière n'est point entre dans l'Ile avec M. Deluc, pour de là faire suivre à Annibal la rive droite de l’Isère, il est probable qu'il en aura été empêché par la connaissance des lieux, qui suffit pour avoir la conviction qu'Annibal n'a pu passer par là. Voici en effet ce qu'en dit M. Deluc : L'ancienne Cularo des Allobroges, Grenoble, était autrefois resserrée entre les montagnes au nord, et l’Isère. Au-dessous du pont qui joint les deux parties de la ville, la montagne s’avançait jusqu'au bord de la rivière, et se terminait par des rochers à pic ; mais depuis, l’on a fait sauter les rochers pour faire une grande route le long de la rive droite. Histoire du Passage des Alpes, p. 92.
[56] Collection des Classiques latins, par N.-E. Lemaire. Tite-Live, t. IV, Excursus de transitu Alpium, p. 499, 480, 487.
[57] Polybe, III, 50.
[58] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, 2e part., p. 591-606.
[59] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 600.
[60] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 592.
[61] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 593 et 600. — Voyage dans les Alpes par M. de Saussure, in-8°, t. V, § 1182-1185.