HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE II. — DÉTERMINATION DU LIEU OU ANNIBAL PASSA LE RHÔNE, ET DU PAYS APPELÉ L'ILE.

 

 

Circonstances qui déterminent le lieu du passage du Rhône.

1° Ce fut dans le canton des Volques Arécomiques.

I. 1° D'après Tite-Live, Annibal passa le Rhône dans le canton des Volques arécomiques[1], habitant l'une et l'autre  rives du fleuve, et occupant le pays de Nîmes à Uzès, jusqu'à l'Ardèche[2] ; il ne put donc le traverser qu'en deçà  de l'embouchure de ce dernier fleuve.

2° 1600 stades d’Emporium. Évaluation du stade.

2° Ce lieu était, suivant Polybe, à 1.600 stades environ d'Emporium[3]. Avant de chercher à quel point du fleuve nous conduisent ces 1600 stades, commençons par poser nos bases d'évaluation par rapport à ces distances et à toutes celles que nous aurons à examiner.

Il est évident, par la suite du passage grec et par celui où Tite-Live[4] traduit par 25 milles les 200 stades dont parle Polybe au chapitre 39 de son livre III, que le stade dont il s'agit ici est celui de huit au mille. Pour le ramener à nos mesures modernes, il faut donc commencer par déterminer la valeur du mille lui-même. Cette question étant encore un objet de discussion parmi les géographes, comme on peut s'en convaincre d'après les savants mémoires présentés à l'Institut par M. Gosselin, le 29 juillet 1804[5] ; M. Walckenaer, le 25 novembre 1814 ; et M. Barbié du Bocage, le 7 avril 1815[6] : après avoir pesé les raisons données à l'appui des diverses opinions sur cette matière ; nous avons cru pouvoir nous en tenir à l'évaluation de d'Anville[7], qui, ne s'éloignant que d'une toise de celle de M. Barbié du Bocage, et par cela même se rapprochant davantage de l'opinion de MM. Gosselin et Walckenaer, nous offre d'ailleurs la moyenne proportionnelle des mesures prises sur le rocher de Terracine 4 sur les anciens pieds romains, sur les diverses routes où l’on a retrouvé des colonnes milliaires, et en particulier sur la voie Appienne, lors du dessèchement des marais Pontins, en 1777[8]. Nous porterons donc le mille romain à 756 toises, ce qui donnera ici, pour les 1.600 stades de Polybe, 200 milles romains, ou 151.200 toises.

Où aboutissent ces 1.600 stades.

Il s'agit maintenant de retrouver ces 151.200 toises sur la route suivie par Annibal. Polybe nous apprend que, de son temps, les distances depuis Carthagène jusqu'au passage du Rhône, venaient d'être mesurées par les Romains et marquées par espaces de 8 stades, c'est-à-dire de mille en mille[9]. Il est à peu près certain que cette route est celle que l'on retrouve dans l'Itinéraire d'Antonín et la carte de Peutinger[10], allant par Narbonne et Nîmes, de la Conquière à Arles. C'était celle qui se présentait naturellement à Annibal, allant d'Emporium en Italie. Son armée, comme l'observe M. Deluc[11], ne pouvait pas s'en écarter, parce qu'elle traverse le pays plat situé entre la mer et une chaine de montagnes, se prolongeant depuis Carcassonne par Lodève, Anduse, Alais, jusqu'au Rhône, près de Viviers. De plus, Tite-Live fait passer Annibal sur deux points de cette route, Illiberis et Rusino[12], qui se retrouvent sur la voie romaine conservée par les anciens itinéraires. Toutes ces circonstances se réunissent donc pour faire regarder cette voie romaine comme suivant à peu près la direction du chemin que dut prendre le général carthaginois[13]. Nous allons la présenter ici telle qu'elle est donnée par les itinéraires romains, ayant soin de tenir compte des rectifications introduites par les géographes, et que nous avons puisées dans la Notice de l'ancienne Gaule, par d'Anville. Nous exposerons dans un même tableau ces milles réduits en stades, puis en toises, et nous comparerons les résultats obtenus avec ceux que nous trouverons sur nos cartes modernes.

Le point de départ des 1600 stades, Emporium, était un port de la Catalogne à l’embouchure du Clodiano : c’est maintenant la petite ville d’Ampurias, située dans le golfe de Rosas, à 9 lieues N. E. de Girone. L'ancienne voie romaine allant directement de la Jonquière à Girone, laissait Emporium sur la gauche ; sa distance n'étant pas donnée par les itinéraires, il faut la chercher sur la carte. Or, la grande carte des ponts-et-chaussées[14] donne au compas, en ligne directe, 16.150 toises d'Empurias à la Jonquière. M. Deluc ne compte ici que 12.300 toises, sur lesquelles 4.100 seulement d'Empurias à Peralada[15] ; mais toutes les cartes que j'ai consultées donnent de l'une de ces villes à l'autre une distance double de la sienne. Il dit, page 43, que ses mesures ont été prises sur la grande carte de Cassini ; mais en jetant les yeux sur cette carte, on peut se convaincre qu'elle ne descend pas jusqu'à Ampurias. Il ajoute qu'il n'est pas probable que la voie romaine passât par Figuières, le détour étant trop grand ; qu'elle devait passer par Peralada, qui est sur la ligne directe d'Ampurias à la Jonquière ; mais toutes les cartes présentent au contraire la route par Figuières comme plus courte que par Peralada. Si je relève ces erreurs de M. Deluc, c'est que je pense entièrement comme lui que, dans cette question, l'exactitude dans les mesures était absolument nécessaire pour qu’il ne restât aucun doute sur les véritables distances, et que chacun fût à même de les vérifier[16].

Nous allons maintenant suivre l'Itinéraire d'Antonin et la carte de Peutinger, qui nous guident depuis la Jonquière jusqu'à Nîmes.

 

Nom des itinéraires romains

Noms modernes

Milles

Stades

Juncariam

La Jonquière

 

 

Summum Pyremeum

Bellegarde

VI[17]

48

Ad Centuriones, ou Ad Centetenarium

 

V

40

Illiberis

Elne

XII

96

Ruscionem

Près de Castel-Roussillon

VII[18]

56

Combustam

 

VI

48

Ad vigesimum

Entre les Cabanes de Fitou et de la Palme

XIV

112

Narbonem

Narbonne

XX

160

Bœterras

Béziers

XVI

128

Arauram sive Ceseronem

Saint-Thibéri

XII

96

Fortim Domiti

Gigean

XVIII

144

Sextantionem

Soustantion

XV

120

Ambrussum

Uchaut

XV

120

Nemausum

Nîmes

XV

120

 

Total

CLXI

1288

 

Les itinéraires romains donnent donc de la Jonquière à Nîmes 161 milles ou 1.288 stades qui, réduits en toises forment 121.716 toises, savoir : 52.920 toises de la Jonquière à Narbonne, et 68.796 toises de Narbonne à Nîmes.

Si nous comparons ces résultats avec ceux que nous offrent les mesures prises sur la carte[19], nous y trouverons quelque légère différence : ainsi, nous n'aurons que 52,400 toises de la Jonquière à Narbonne, savoir : de la Jonquière à Bellegarde, 5.000 ; de Bellegarde au Boulou, 5.000 ; du Boulou à Elne, 7.400 ; d'Elne à la Palme, 28.000 ; de la Palme à Narbonne, 12.000. De même, de Narbonne à Nîmes, 68.500 toises seulement, savoir : de Narbonne à Béziers, 12.000 ; de Béziers à Mèze, 17.800 ; de Mèze à Gigean, 6.000 ; de Gigean à Nîmes, 33.200. En tout de la Jonquière à Nîmes, 120.900 toises ; ce qui laisse la différence de 816 toises, c'est-à-dire 8 stades 60 toises, ou 1 mille 60 toises entre la distance donnée par les itinéraires et celle obtenue sur la carte. Mais qui ne sait que, dans des mesures prises au compas, on doit naturellement s'attendre à trouver des réductions ? Ainsi, de la Jonquière au Boulou, quelque soin que nous ayons mis à suivre les différentes sinuosités de la route, les montées et les ondulations du terrain doivent certainement nous donner une augmentation de distance ; de même d'Elne à la Palme, pour les détours que la route est obligée de faire à cause de l’étang de Leucate. Il est même étonnant que nous n'ayons pas trouvé une différence considérable, ce qui ne peut s'expliquer que par la nature du pays et le caractère des routes romaines, toujours tracées en ligne droite, autant que les localités pouvaient le permettre.

Maintenant, si, aux 121.716 toises données par les itinéraires romains de la Jonquière à Nîmes, nous ajoutons les 16.150 toises que donne la carte depuis Empurias jusqu'à la Jonquière, nous aurons d'Empurias à Nîmes 137.866 toises, qui font 182 milles 274 toises, ou 1458 stades 85 toises.

De Nîmes la voie romaine allait passer le Rhône devant Arles, d'où elle remontait, par Cavaillon, vers Gap, Embrun et le Mont-Genèvre ; mais on doit nécessairement supposer qu'ici Annibal la quitta et alla traverser ce fleuve sur un point plus éloigné de la mer ; probablement pour ne pas avoir encore à passer après le Rhône, la Durance ; ensuite parce qu'il pensait, comme le remarque Tite-Live[20], que plus il s'éloignerait de la mer, moins il s'exposerait à rencontrer l'armée ennemie, avec laquelle il ne voulait point en venir aux mains avant son arrivée en Italie ; enfin, parce que le passage du Rhône devant Arles ne pourrait se concilier avec deux circonstances décisives de la narration de Polybe[21], qui place ce passage à peu près à égale distance de la mer et de l’embouchure d'un fleuve que nous verrons être l'Isère.

Nous devons donc chercher ce qui nous manque pour compléter nos 1.600 stades jusqu'au Rhône, non en descendant vers son embouchure, mais en remontant vers le nord-est. Or, en mesurant sur la carte depuis Nîmes jusqu'au Rhône 13.334 toises, nous arrivons un peu au-dessous de la petite ville d’Aramon, et ajoutant ces 13.334 toises aux 137.866 déjà obtenues, nous avons 151.200 toises, et nous nous trouvons au terme final des 1.600 stades, entre Aramon et Avignon.

Voilà donc la probabilité du passage du Rhône par Annibal resserrée nécessairement entre deux limites, l’Ardèche au nord, et Avignon au midi. C'est maintenant entre ces deux extrêmes qu'il faut chercher le point précis du passage.

3° quatre jours de marche de la mer. Évaluation de la journée d’étape chez les anciens.

3° Ce lieu était à peu près à quatre jours de marche de la mer[22]. Nous trouvons dans les lois romaines que l’étape du soldat romain était de vingt milles par jour[23]. Végèce parlant des marches auxquelles il veut qu'on exerce journellement les jeunes soldats, les porte au même nombre de milles[24]. Nous voyons enfin dans Polybe lui-même qu'il compte quatre jours de marche pour les 600 stades ou 7 5 milles qu'il fait parcourir à Annibal depuis le passage du Rhône jusqu'à l’Île[25], ce qui fait à peu près 19 milles par jour. Or, si descendant vers la mer, nous prenions pour point de départ avec Deluc, et par les raisons qu'il en donne[26], le village de Foz, nous aurons en ligne directe de Foz à :

 

Arles

19.000

toises

 

Tarascon

7.500

 

 

Saint-Pierre

3.000

 

 

Barbentane

4.300

 

 

Avignon

4.200

 

 

Sorgues

5.000

 

 

Montfaucon (sur la rive qui est en face)

6.400

 

 

Total

49.400

toises

ou 65 milles 1/3

 

Ces 65 milles ne donneraient pas tout-à-fait quatre jours de marche à 19 ou 20 milles par jour ; mais Polybe, en faisant mention de cette distance, la restreint lui-même par le mot presque σχεδόν ήμέρων τεττάρων ; et puis, comme nous l'avons déjà observé, des mesures prises au compas doivent nécessairement donner des réductions[27]. Nous pouvons donc fixer provisoirement le lieu du passage à cette partie du Rhône qui se trouve en face de Montfaucon ; mais nous allons voir cette opinion, qui n'est ici qu'une conjecture très-probable, se changer en certitude par la coïncidence de quelques autres observations.

Il est vrai que les 1.600 stades de Polybe n'aboutissent pas tout-à-fait aussi haut, et que si, aux 1.458 stades 85 toises que nous avons d’Emporium à Nîmes, nous ajoutons les 21.100 toises que la carte donne de Nîmes à Montfaucon, en passant par Rémoudins, nous aurons 1.682 stades 17 toises, ou 210 milles 206 toises, par conséquent un excédant d'environ 82 stades ou 10 milles romains au-dessus du nombre exprimé par Polybe. Mais outre que cette différence qui équivaut à peu près à trois de nos lieues communes, serait bien peu de chose par rapport à une distance aussi considérable, on peut remarquer que Polybe ne s'exprime ici que d'une manière approximative, περί χιλέους έξακοσίους. Et puis ces distances était énoncées en nombres ronds, on doit s'attendre, en les comparant à des mesures plus rigoureuses, à trouver parfois de légères différences en plus ou en moins. D'ailleurs, rien d'impossible à ce que les itinéraires romains les aient faites ici un peu plus longues qu'elles n'étaient ; car nous voyons que Strabon ne compte que 63 milles, au lieu de 64, dos trophées de Pompée jusqu'à Narbonne, et 88 de Narbonne à Nîmes, au lieu de 91[28] ; ce qui présenterait encore une diminution de 4 milles, et nous laisserait 6 milles seulement au-dessus des 1.600 stades, ou 2O0 milles de Polybe.

4° Le Rhône n'avait là qu'un seul courant.

C'était un endroit où le Rhône n'avait qu'un seul courant[29]. Or, devant Montfaucon, le Rhône n'a point d'îles qui le divisent en plusieurs branches. On peut s'en convaincre à la seule inspection de la carte de Cassini, où cette multitude de petites îles qui entrecoupent son cours depuis son embouchure jusqu'à Montélimar, sont représentées avec la plus rigoureuse exactitude. Nous remarquerons en outre qu'ici le Rhône n'a guère que 150 toises de largeur, tandis que devant Roquemaure, par exemple, il a près du double.

5° C’était à 200 stades du point où Hannon le passa.

Ce fût à peu près 200 stades ou 25 milles plus haut que le détachement d'Hannon traversa ce fleuve dans un endroit où il se trouvait divisé en deux bras par une petite île[30]. Or, cette île ne serait-elle pas celle que l'on rencontre en remontant le fleuve à 18.800 toises, ou 199 stades 5 toises ½ de Montfaucon, vis-à-vis Notre-Dame-de-Cousignac ?

6° A 600 stades d’un pays appelé l’Île, borné au sud par l’Isère.

6° Enfin une dernière circonstance mentionnée par Polybe, va concourir à fixer le point en question de la manière la plus décisive. Après avoir porté à 1.400 stades la distance totale parcourue par Annibal depuis le passage du Rhône jusqu'à l’entrée des Alpes[31], il ajoute un peu plus loin qu'il fit 800 stades, à partir de l’Île jusqu'à son entrée dans ces montagnes[32] : reste donc depuis l'Ile jusqu'au point où il traversa le Rhône, 600 stades qu'il fit en quatre jours en marchant le long du fleuve[33]. Cherchons où aboutissent ces 600 stades en remontant le Rhône, à partir du lieu où nous avons fixé le passage de l’armée carthaginoise. La route actuelle suivant à peu près le cours du fleuve, pour donner à nos mesures une exactitude plus rigoureuse que celle que la carte pourrait offrir, nous adopterons les évaluations en lieues de poste données par le dernier tableau imprimé en 1824[34]. L'on sait que chaque poste vaut deux lieues, et chaque lieue deux mille toises.

Nous prendrons sur la carte les distances que le livre de postes ne donne pas, telles que du Rhône à Mornas, et de Valence à l’Isère.

 

Nom des villes

Lieues de poste
de 28 ½ au degré

Toises

De la rive gauche du Rhône, en face de Montfaucon, à

Mornas

 

6.900

La Paulud

3

6.000

Donzère

4

8.000

Montélimart

4

8.000

Derbières

3

6.000

Loriol

3

6.000

La Paillasse

3

6.000

Valence

3

6.000

L'embouchure de l'Isère

 

3.800

Total

 

56.700

 

Or, 56.700 toises nous donnent juste 600 stades ou 75 milles romains.

Si maintenant nous voulions prendre nos mesures sur l’ancienne voie romaine conservée par les itinéraires[35] et qui d'Arles allait à Valence en passant par Orange, nos résultats seraient encore à peu près les mêmes : nous allons retracer ici cette route d'après l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, préférable à la carte de Peutinger, souvent très-fautive.

 

Nom des itinéraires romains

Noms modernes

Milles

Stades

Toises

Arausio

Orange

 

 

 

Ad Lectoce

 

VIII[36]

64

6.048

Novem Craris

 

X

80

7.560

Acunum

Ancône

XV

120

11.340

Vancianis ou Batiana

 

XII

96

9.072

Umbenno

 

XII

96

9.072

Valentia

Valence

IX

72

6.084

 

Total

LXVI

538

48.896

 

Si à ces 49.896 toises nous ajoutons les 3.600 toises que la carte nous donne du Rhône en face de Montfaucon jusqu'à Orange, et les 3.800 toises de Valence à l'Isère, nous aurons pour somme totale 57.296 toises, ou 75 milles, 57.296 toises, valant environ 606 stades, c'est-à-dire une augmentation de 6 stades, ou un peu plus d'une demi-lieue de poste.

Cette exactitude dans la correspondance de nos distances avec celles de l’historien grec, suffirait pour faire connaître et le lien précis du passage du Rhône, et le fleuve qu'Annibal rencontra après ses quatre jours de marche. Mais le nom de ce fleuve ayant été l’objet de discussions nombreuses par suite des difficultés que présentent les textes anciens, pour éviter le reproche d'avoir accommodé nos calculs précédents à une pure hypothèse, nous allons prouver que cette rivière ne peut être que l’Isère.

 

Que l’Isère est le fleuve dont parlent ici Polybe et Tite-Live.

II. Nous commencerons par reconnaître que la leçon τή δέ ό Ίσάρας, que Schweighæuser a admise dans son texte, n'a pour elle l'autorité formelle d'aucun manuscrit. M. Deluc dit bien que le général Melville étant à Rome, consulta sur le nom de cette rivière un ancien manuscrit de Polybe qu'il trouva dans la bibliothèque du Vatican, et qu'il y vit, à sa grande satisfaction, le mot Isar ou Isaras[37]. Mais de quel manuscrit veut-on parler ? Me trouvant à Rome en 1823, et voulant vérifier ce passage, je consultai le savant bibliothécaire du Vatican, M. Angelo Mai, qui m'assura, d'après les recherches qu'il avait faites lui-même à ce sujet dans divers manuscrits de la bibliothèque, n'avoir trouvé dans aucun la version ό Ίσάρας. Le général Melville ne désignant point le manuscrit dont il parle, nous sommes obligés de regarder son assertion comme nulle dans la question.

Si maintenant nous examinons ce que portent les divers manuscrits de l’historien grec, nous remarquerons avec M. Schweighæuser[38] et M. Letronne[39], qu'ils présentent tous avec de légères modifications τή δέ ΣΚΆΡΑΣ, τή δέ ΣΚΟΡΑΣ, τή δέ ΣΚΏΡΑΣ, c'est-à-dire un nom de fleuve entièrement inconnu, et qui ne se rencontre dans aucun géographe ancien. Il faut donc supposer que ce mot aura été altéré par les copistes, ou que Polybe l'aura écrit tel qu'il l’avait entendu prononcer par les habitants.

Cette seconde supposition n'aurait rien que de très-naturel, car on sait que dans la prononciation des mots, ce sont surtout la syllabe accentuée et la terminaison qui tendent à se fixer dans l'oreille de l'auditeur. Encore aujourd'hui en entendant prononcer Ίσάρας avec l'accent tonique sur la pénultième[40], nous sentons que la voix glisse sur Ί, et que ce sont les deux dernières syllabes σάρας qui restent dans notre oreille et y retentissent sourdement, même après qu'on a cessé de parler. Or, en rapprochant ce mot σάρας de σκάρας surtout y qui se rencontre dans quatre manuscrits, et en particulier dans le vieux manuscrit du Vatican, n° CXXIV, cité par M. Schweighæuser[41], trouverons-nous que la différence soit bien sensible pour l'oreille, et que Polybe n'ait pu s'y méprendre ?

Si l’on veut attribuer l’altération aux copistes, ne pourrions-nous pas admettre avec Holstenius et M. Schweighæuser[42], que ce qui, aujourd'hui dans l’ancien manuscrit du Vatican, ainsi que dans les autres, est σκάρας, était dans les manuscrits antérieurs dont ceux-ci sont dérivés Ίσάρας ? Qu'au lieu de Ο ΙCΑΡΑ, écrit peut-être ΟΣΑΡΑC, le copiste à qui ce nom était inconnu, aura lu CΚΑΡΑC, qui aura été ensuite changé en CΚΟΡΑC et CΚΩΡΑC ? Le rapprochement seul de ces deux mots ΟΙCΑΡΑC et CΚΑΡΑC mis sous les yeux, ne porte-t-il pas la démonstration jusqu’à l’évidence, surtout si nous observons avec M. Letronne[43] que rien n'est si commun dans les manuscrits que ce changement de O en C [Σ], et que la phrase serait incorrecte si l'article ne se trouvait devant le nom du fleuve τή δέ ό Ίσάρας, de même qu'il se trouve d'abord devant 'Ροδανός, τή μέν γάρ ό 'Ροδανός[44] ? Le manuscrit cité par Gronovius et par Mandajors[45], et portant Bisarar Rhodanumque omnes, vient encore à l'appui de cette conjecture ; car il est plus que probable, d'après le sens de la phrase qui nécessite le mot ibi, que Bisarar n'est autre chose que ibi Isara, deux mots que le copiste peu instruit aura réunis en un seul.

Quant à la version Arar (la Saône) que l'on trouve dans la plupart des éditions de Tite-Live, il y a longtemps que la critique en a fait justice, vu l'impossibilité de concilier cette leçon avec les autres circonstances de la narration de Polybe et de Tite-Live. Comment en effet supposer qu'Annibal, avec une armée de 38.000 hommes d'infanterie et plus de 8.000 chevaux[46], avec ses éléphants, ses bêtes de charge, ses bagages, aurait pu, en quatre jours de marche, après avoir eu à passer plusieurs défilés et plusieurs rivières telles surtout que le Roubion, la Drôme, et surtout l'Isère, parvenir à la jonction de la Saône avec le Rhône, et parcourir dans un tems aussi court un espace d'environ 127 milles romains, ou 48 lieues de poste ? Si ceux-là, dit le chevalier de Folard, savaient ce que c'est qu'une marche d'armée, ils conviendraient qu'il était impossible qu'Annibal eût pu faire trente-cinq lieues de Dauphiné en quatre jours[47].

Ainsi tout, dans les narrations grecque et latine, tend à prouver que le Scoras ou Scaras de Polybe ne peut être que l'Isère, et la circonstance des quatre jours de marche et des 600 stades qui nous conduisent juste à cette rivière, à partir du lieu où nous avons placé le passage du Rhône, vient en même tems fixer ce dernier point d'une manière si précise, qu'il ne peut plus y avoir de doute ni sur l’une ni sur l'autre de ces deux questions.

Situation de l’île.

Cela posé, la situation du pays appelé l’île par Polybe et Tite-Live[48], ne peut plus être une question pour nous. Voici la description qu'en donne l'historien grec telle que la traduite M. Letronne[49] : Après une marche de quatre jours consécutifs depuis le lieu du passage, Annibal arriva à ce qu'on appelle l'Ile, pays peuplé et fertile en blé : il doit son nom [d'Ile] à ce que le Rhône d'une part, l’Isaras de l’autre, coulant le long de chacun de ses côtés, lui donnent par leur réunion une forme [triangulaire] dont le sommet est à leur confluent. Il a en fait de la ressemblance, par sa forme et sa grandeur, avec le Delta d'Egypte, excepté que dans ce dernier, c'est la mer qui forme le côté compris entre les [deux] branches [du Nil], tandis que ce sont des montagnes très difficiles à traverser, et, pour ainsi dire, presque inaccessibles, qui déterminent un des côtés de l’Ile. Or, ce canton, où sera-t-il si on ne le voit pas dans cette presqu'île comprise entre l'Isère au sud et au sud-est, et le Rhône à l'ouest et au nord, présentant une espèce de triangle ou de delta dont le sommet est au confluent de ces deux fleuves, et dont la base est formée par cette longue chaîne de montagnes escarpées qui, sur une ligne d'environ 30.000 toises, s'étendent du sud au nord, depuis Grenoble, où coule l’Isère, jusqu'à Yenne sur le Rhône, et enferment ainsi ce canton de manière à l’isoler complètement des pays qui l'avoisinent ?

M. Letronne remarquant à ce sujet que ce n'est que par extension que le nom d'île lui a été donné[50], réfute victorieusement l'opinion nouvelle de M. le comte de Fortia d'Urban, qui a cru reconnaître l’ile de Polybe dans une petite île formée par les deux bras de la rivière d'Eygues au sud de Saint-Paul-Trois-Châteaux.

Prétendue impossibilité de concilier Tite-Live avec Polybe.

Jusqu'ici l’on est aujourd'hui à peu près d'accord : Polybe et Tite-Live se concilient et s'éclairent mutuellement, ou plutôt l'historien romain ne fait presque que traduire l’historien grec. Mais à partir de ce point, il semble suivre de nouvelles traces. Voulant suppléer aux omissions de son prédécesseur, il introduit dans sa narration des détails qui, au premier aspect, nous déroutent et compliquent la question au lieu de l’éclaircir. De là cette divergence entre les opinions des critiques qui ont cru qu'il fallait opter entre ces deux historiens, et se prononcer soit pour l'un, soit pour l'autre. Les partisans exclusifs de Polybe ont été inexorables : le général Melville et M. Deluc ne font mention de Tite-Live que pour dire qu'ils ne s'occuperont pas de lui, et qu'ils s'attacheront à Polybe, à Polybe seul[51] ; l'historien latin n'a pu trouver grâce, même aux yeux de ses plus doctes commentateurs. L'auteur de la dissertation insérée dans la dernière édition de son histoire, a traité la question du passage des Alpes comme si Tite-Live n'avait rien écrit sur ce sujet[52]. M. Letronne remarquant que cette manière de se débarrasser des difficultés, est moins philosophique qu’elle n'est commode et arbitraire, on lui répond[53] que pour tracer une route qui s'accorde avec les distances, les jours de marche, les localités et les incidents, il faut suivre Polybe avec le plus grand scrupule et fermer Tite-Live. Mais où et quand l’a-t-on prouvé ? Certes, nous conviendrons bien avec M. Deluc que, dans cette question, le témoignage de Tite-Live ne saurait avoir la même autorité que celui de Polybe, et que dans le cas où il y aurait impossibilité évidente de les concilier, on ne devrait pas balancer à sacrifier l’historien latin à l’historien grec. Mais ce sacrifice est-il nécessaire ? Les contradictions qu’on a cru voir entre ces deux historiens ne seraient-elles pas plus apparentes que réelles ? C’est ce dont il fallait s’assurer, et ce que nous allons examiner en poursuivant la marche de l'armée carthaginoise vers les Alpes.

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, 26.

[2] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule, article Volcæ arecum.

[3] Polybe, lib. III, cap. 39.

[4] Tite-Live, XXI, 27.

[5] Recherches sur la Géographie systématique et positive des anciens, par Gosselin, t. IV, p. 359-376.

[6] Rapport de M. Daunou, sur les travaux de la classe d*histoire et de littérature ancienne. Années 1814-1815, p. 7 à 15 et suiv.

[7] Traité des Mesures itinéraires anciennes et modernes, IV, p. 44 ; VI, p. 69.

[8] Dei bonifireamenti delle Terre Pontine, Roma, 1800, in-fol. C’est d’après ces résultats que M. Barbié du Bocage fixe la valeur du mille à 755 toises.

[9] Polybe, III, 39.

[10] P. Bertii Theatri. geograph. veter. Amstelod, 1618, t. II. Itinerarium Antonini Augusti. Peutingeriana tabula itineraria.

[11] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 42.

[12] Tite-Live, XXI, 24.

[13] L'époque où cette voie romaine fut construite, n'est pas connue. Ou peut conjecturer avec Bergier (Histoire des grands chemins de l'empire rom., liv. I, ch. 9), qu'elle le fut vers le tems de la troisième guerre punique. Elle n'existait donc pas lors du passage d'Annibal, mais on peut présumer que les Romains la construisirent à peu près dans la direction du chemin déjà tracé.

[14] Carte de France dressée par l'ordre de M. le directeur des Ponts et chaussées, Paris, 1816. Quant aux autres distances que nous avons eu à mesurer en France et en Italie, nous nous sommes servi de l'Atlas communal de la France, par divisions militaires, en 21 feuilles, par Charles, Paris, 1823. Nous avons eu soin de consulter, en outre, plusieurs autres cartes, particulièrement la grande carte de France par Cassini, afin de vérifier l'exactitude de l'atlas communal, travail le plus récent à notre connaissance. J'ai eu souvent recours à l’inépuisable complaisance de M. Barbié du Bocage, qui a bien voulu me diriger dans ces recherches, et m'aider de ses lumières et de ses conseils.

[15] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 45.

[16] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 43.

[17] Relativement aux rectifications numériques de ces anciens itinéraires, et à la correspondance des noms anciens avec les modernes, nous renvoyons à la Notice de l’ancienne Gaule par d'Anville, aux articles de chacun des points indiqués.

[18] D’Anville, Notice de l'ancienne Gaule, art. Ruscino, prétend qu’il y a ici erreur dans la carte de Peutinger, et que nous devons avoir VIII m. au lieu de VII, sans quoi nous n’aurions que 30 milles de Juncaria à Ruscino, tandis que l’Itinéraire d’Antonin en compte 31. Mais je ne doute pas que d'Anville en y faisant attention, ne se fût aperçu que l’erreur existe, non dans la carte théodosienne, mais bien dans l’Itinéraire. En effet, si aux 31 milles qu’il compte de Juncaria à Ruscino nous ajoutions les 40 qu’il nous donne de Ruscino ad Narbonem nous aurions pour somme totale 71 milles. Or, on peut se convaincre que ce même itinéraire n'en doit compter réellement que 70, en consultant un autre état de la même route qu’il nous offre un peu avant celui que nous avons préféré donner ici, comme plus détaillé. Voici ce que porte ce premier tableau de Juncaria ad Pyrenœum VI m. ad Stabulum VI m., ad Salsulas XXVII m., ad Narbonern XXX m. ; en tout 70 milles : or, comme ce nombre qui se rapproche davantage de nos mesures modernes est conforme à celui donné par la carte théodosienne, nous devons nécessairement le préférer. C'est donc, non dans la carte de Peutinger, mais dans le second tableau de l’Itinéraire d’Antonín qu’il faut rectifier la distance de Ruscino ad Centuriones, et avoir XIX m. au lieu de XX.

[19] Voy. Atlas communal de la France, par divis. milit., par Charles.

[20] Tite-Live, XXI, 31.

[21] Polybe, III, 42, 49.

[22] Polybe, III, 42.

[23] Jus civile, novell. 50 lib. 16. c. 6. tit. 38. Digeste, lib. XXVII, t. I, leg. 3, ό δέ ύπέρ de verbor. Significat., lib. I, § Digest. tit. XVI, leg. 3. Ulpien, Ad edict. Itinere faciendo viginti millia passuum in dies singulos peragenda.

[24] Végèce, de re milit., lib. I, c. IX et X. Hist. Aug. Script., Paris, 1620, Œl. Spartian, Adrianus, p. 5 D.

[25] Polybe. III, 49. Tite-Live, XXI, 31.

[26] Hist. du passage des Alpes, p. 54-56. Les distances prises de l’embouchure actuelle du Rhône au-dessous de la Tour Saint-Louis ne nous donneraient que 500 toises de différence.

[27] L'itinéraire de Bordeaux à Jérusalem nous donne d'Arles à Orange, en passant par Arnagine, Bellinto (Barbentane), Avenione (Avignon) et Cypresseta, 43 milles Romains, lesquels ajoutés aux 19.000 toises, ou environ 25 milles depuis la mer jusqu'à Arles, feraient 6 milles jusqu'à Orange ; et à peu près 73 milles, en comptant les 3.600 toises d'Orange au Rhône, en face de Montfaucon, ce qui, nous donnant 18 milles par jour, approche de bien près des quatre journées de marche de l'historien grec.

[28] Strabon, Geogr. Oxon. 1807, t. I, lib. IV, p. 244. Géogr. de Strabon, Paris, 1869 ; t. II, liv. IV, trad. par M. Coray, p. 7.

[29] Polybe, III, 42.

[30] Polybe, III, 42. Tite-Live, XXI, 37.

[31] Polybe, III, 39.

[32] Polybe, III, 50.

[33] Polybe, III, 49.

[34] Etat général des Postes de France, Paris, 1814. Les distances y sont comptées par postes, que nous avons ici réduites en lieues.

[35] P. Bertii Theatr. Geogr. Veter., t. II. Itiner. Hierosolymitinum. — Peutinger. tabula itineraria.

[36] Nous adoptons ici la rectification VIII au lieu de XIII, proposée par d'Anville, à cet article. Notice de l'ancienne Gaule. Celles relatives à la distance de Vancianis et Umbennum à Valence, ne nous ont pas paru assez motivées pour être admises.

[37] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 71.

[38] Polybe, t. I, préf., p. XL ; p. 495 ; et t. V, p. 594.

[39] Journal des Savants, 1819, janvier, p. 26.

[40] On peut fort bien supposer que les Gaulois le prononçaient ainsi accentué, quoique les Grecs l'aient accentué sur l'antépénultième, ό Ί σαρ, τοΰ Ί σαρος. Ptolémée, II, 10. Strabon, Oxon., t. I, p. 256. C'est ainsi que, dans nos langues modernes, nous déplaçons fort souvent l'accent des mots étrangers que nous prononçons.

[41] Polybe, t. I, préf., p. XL et 495. M. Schweighæuser appelle ce vieux manuscrit de Polybe : Omnium qui hodie supersunt antiquissimus. Il ajoute qu’il en a sous les yeux une collation très-exacte faite par le savant Joseph Spalletti.

[42] Polybe, t. V, p. 594.

[43] Journal des Savants, 1819, janvier, p. 26.

[44] Polybe, III, 49.

[45] Tite-Live, Gronov. not. in lib. XXI, 31. — Histoire de la Gaule narbonnaise, par M. de Mandajors, Paris, 1733, p. 521, il dit avoir lui Bisarar dans un manuscrit du collège de la Trinité à Cambridge.

[46] Polybe, III, 60.

[47] Histoire de Polybe, avec un commentaire par M. de Folard, etc., t. IV, p. 87.

[48] Polybe, III, 49. — Tite-Live, XXI, 31.

[49] Journal des Savants, janvier 1819, p. 26, 27, 35.

[50] C'est ainsi que l'Italie a été comparée, par Tite-Live, à une île, lib. V, 33 ; et par Polybe, à un triangle, lib. II, 24. Cette dernière inexactitude a même été relevée par Strabon. Voy. Strabon, Oxon., 1807, lib. V, p. 2. Car il est certain que l'Italie ne présente pas plus que l'île dont il est ici question, la forme d'un triangle régulier, mais aussi Polybe voulait-il, pouvait-il à cette époque donner des descriptions géométriquement exactes ?

[51] Histoire du Passage des Alpes, par Deluc, p. 2, 3, 193, etc.

[52] Collection des Classiques latins, par N.-E. Lemaire. Tite-Live, t. IV, Paris, 1824. Excursus de transitu Alpium.

[53] Journal des Savants, 1819, Janv., p. 23 ; déc., p. 751.