HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Réflexions générales.

I. De toutes les grandes entreprises qui ont fait époque dans l'histoire militaire de l'antiquité, l'une des plus étonnantes est sans contredit le passage des Alpes par Annibal. Quand on voit ce jeune héros[1], renonçant à toute communication avec son pays, et s'aventurant à travers ces contrées inconnues, à la tête d'une armée composée de nations si diverses réunies et retenues par le seul enthousiasme que son génie leur inspire ; lorsqu'on se représente d'un côté la multitude, la variété, la nouveauté des obstacles, de l'autre cette audace que rien n'étonne, et en même tems cette sagesse prévoyante que rien ne surprend, à qui rien n'échappe, à ce coup d'œil intrépide et sûr qu'aucun péril ne déconcerte ; ce courage opiniâtre que rien n'arrête, que rien n'abat, et qui sait trouver des ressources et tout ranimer là où tout paraît désespéré ; enfin, lorsque après avoir dompté le dernier obstacle et payé de la moitié de son armée la seule conquête de son champ de bataille, on le voit tombant comme la foudre sur son ennemi étonné, et signalant par ce hardi début, cette noble lutte qui le couvrit de tant de gloire : on a certes là un des plus beaux et des plus savants spectacles que les annales de la guerre puissent offrir à nos méditations.

 

Obscurités qui subsistent encore, malgré les détails de Polybe et de Tite-Live.

II. Deux illustres historiens nous ont transmis le récit de cette marche fameuse, en s'attachant à la reproduire dans toutes ses circonstances les plus remarquables. L'un d'eux avait même voulu, avant de la décrire, reconnaître les lieux par lui-même, et y aller recueillir les renseignements que pourraient lui fournir les témoins contemporains qui vivaient encore[2]. Mais trouvant l'un et l'autre, à l'époque de l'action qu'ils avaient à retracer, une scène si peu connue, des pays et des peuplades sans noms[3], sans limites déterminées et fixes, ne pouvant désigner les localités que par des caractères souvent communs à plusieurs parties de ces montagnes, ils ont dû nécessairement laisser des incertitudes sur la route suivie par l’armée carthaginoise, et principalement sur le point de la chaîne des Alpes, par lequel elle avait dû pénétrer en Italie.

Aussi, en lisant Polybe et Tite-Live, malgré cet intérêt si puissant qui nous attache à cette partie de leur histoire, nous sentons qu'il manque là quelque chose. Vainement l'imagination veut-elle s'élancer sur les pas du général carthaginois, le suivre à travers ces contrées barbares, interroger les lieux qui furent témoins de ses périls et de ses triomphes, bientôt l'historien cessant de la guider, elle se trouve désorientée et errante dans des régions inconnues qui sont pour elle sans traces et sans souvenirs. La raison du critique n'est pas non plus satisfaite : ne pouvant retrouver, ne pouvant apprécier ces difficultés, ces obstacles que la nature opposa à l'armée carthaginoise, elle sait mauvais gré à l'historien de la réduire à admirer sur parole, et de lui laisser, au lieu des graves souvenirs de la réalité historique, l'impression vague et fugitive d'une aventure romanesque.

 

La question est susceptible d’une démonstration rigoureuse.

III. Nous devons donc de la reconnaissance aux efforts des savants dont les investigations laborieuses ont eu pour but de dissiper ces obscurités qui semblent jetées là comme pour ajouter au merveilleux de cette merveilleuse entreprise. Mais ces obscurités ont-elles été réellement éclaircies ? Cette question, si longtemps, si souvent débattue, et par des hommes si habiles, serait-elle encore à résoudre ? Peut-on la résoudre, et par là nous entendons y satisfaire de manière à lever toutes les incertitudes, tous les doutes ? C'est parce que nous osons croire que cette démonstration est restée possible, que nous allons provoquer une fois de plus l’attention de la critique sur un sujet qui l’a si souvent exercée.

La question, comme on peut le voir, se présente sous un double aspect : elle nous oblige, non seulement à établir une opinion, mais encore à réfuter toutes les hypothèses qui seraient contraires. En effet, de quoi s'agit-il ? non seulement de retrouver sur la route suivie par l’armée carthaginoise, les indications diverses que fournissent Polybe et Tite-Live, relativement aux lieux, aux distances et aux divers incidents de la marche qu'ils racontent ; mais de faire voir que, sur toute autre route, cette conformité n'existerait point, ou du moins ne pourrait se reproduire ni aussi exacte ni aussi complète.

Une des conditions essentielles du problème, c'est qu'il faut avoir vu les lieux, je dirais presque les avoir vus tous, pour pouvoir prononcer en pleine connaissance de cause. Ayant, dans cette intention, traversé plusieurs fois les Alpes, les ayant parcourues à pied sur tous les points principaux par lesquels on a voulu faire passer le général carthaginois ; croyant être en état de justifier de la manière la plus rigoureuse l'opinion à laquelle m'ont conduit ces recherches, je vais essayer de l'établir sur ses propres bases et sur la ruine des hypothèses qu’on pourrait avoir à lui opposer.

 

Des systèmes divers sur la partie des Alpes qu'Annibal a dû traverser.

IV. Les sentiments divers sur la partie des Alpes qu'Annibal a dû traverser, se rapportent à trois points principaux de celte chaîne : 1° les Alpes pennines, 2° les Alpes grecques, 3° les Alpes cottiennes ; mais chacune de ces opinions se subdivise elle-même en plusieurs autres, suivant les différents passages ouverts sur chacun de ces points particuliers.

Ainsi, pour commencer par la dernière, parmi ceux qui conduisent Annibal par les Alpes cottiennes, il en est qui lui font traverser le Mont Viso, tels que le marquis de Saint-Simon[4] et l’abbé Denina[5]. — D'autres, le Mont-Genèvre ; mais les uns veulent qu'il soit descendu à Pignerol, par le col de Sestrières et la vallée de Pragelas : c'est l’opinion d'Honoré Bouche[6], du chevalier Folard[7], de Dutems[8], du général Frédéric-Guillaume[9], et de M. le comte de Fortia d'Urban[10]. Les autres, pensent qu’à la descente du Mont-Genèvre, il aura dû prendre à gauche la vallée d'Oulx et d'Exilés, jusqu'à Suse et Rivoli, et c'est l’avis de d'Anville[11], de Gibbon[12], et de M. Letronne[13]. — Enfin, Simler[14], Mann[15], Grosley[16], le comte de Stolberg[17], et M. de Saussure[18], ont cru qu’il a dû passer par le Mont-Cenis ; et, plus récemment, M. Albanis Beaumont, par les vallées de Viù et de Lanzo, situées au nord-est de cette montagne[19]. Mais le comte de Stolberg se borne à dire qu'Annibal est passé par là ; Simler et M. de Saussure, qu'il se pourrait bien qu'il y fût passé ; Mann, dans une lettre à Abauzit, effleure à peine la question en cinq ou six pages ; Grosley la traite comme une plaisanterie, et M. Beaumont en renvoie l’examen à ceux qui s'occupent de ces sortes de recherches. C'est donc là une simple conjecture, une hypothèse dénuée de preuves, et qui, jusqu’ici, a dû rester sans autorité aux yeux de la critique. — Quant au passage par les Alpes grecques, les partisans de cette opinion sont Cælius Antipater[20], qui semble nommer le Petit Saint-Bernard (Centronis jugum), Fergusson[21], le général Melville[22], M. Deluc[23], qui a traité cette question comme personne ne l’avait encore fait jusqu'à lui ; et en dernier lieu, M. Ph. Larenaudière[24], qui a adopté l'opinion de M. Deluc, en la modifiant.

Enfin, d'après Pline l'ancien, qui se déclare pour les Alpes pennines[25], Cluvier[26], Bourrit[27], Whitaker[28], le père Ménestrier[29], Chrétien de Lorges[30], de Landine[31], et M. de Rivaz[32], se sont prononcés pour le Grand Saint-Bernard.

 

Trois autres questions accessoires.

V. En parcourant chacune de ces hypothèses, nous pouvons remarquer que, parmi celles mêmes qui sont d'accord sur le point précis du passage, il y a souvent divergence sur la route que l’on fait tenir à l’armée carthaginoise pour y arriver. En effet, à la question qui va nous occuper principalement, il s'en rattache nécessairement trois autres dont la solution doit nous conduire à celle-là. Il s'agit de fixer trois points importants de la marche d'Annibal : 1° le lieu où Polybe et Tite-Live lui font passer le Rhône ; 2° la position du pays qu'ils appellent l'ILE ; 3° le fleuve qu’il suivait depuis l'Ile jusqu'à l'entrée des Alpes. Sur ces trois questions, il en est deux, les deux premières, que l’on doit regarder aujourd'hui comme décidées, et sur lesquelles il ne devrait plus y avoir de doutes après tout ce qu'ont écrit à ce sujet Mandajors[33], de Folard, Abauzit, M. Deluc et M. Letronne ; si je les examine, c'est moins pour les discuter que pour modifier sous quelques rapports l'opinion généralement reçue, et résumer, en les fortifiant s'il est possible, les considérations qui tendent à l'établir.

 

 

 



[1] Annibal avait neuf ans, lorsque son père Amilcar partît pour l'Espagne. (Polybe, edit. Schweigh., lib. III, cap. II, Tite-Live, XXI, 1). Amilcar commanda en Espagne pendant neuf ans. (Tite-Live, XXI, 2). Asdrubal lui succéda, et gouverna pendant près de huit ans. (Polybe, III, 10, Tite-Live, XXI, 2). Immédiatement après sa mort, Annibal fut élu par l'armée : il resta près de deux ans encore en Espagne. Il avait donc à peine, vingt-huit ans lorsqu'il partit de Carthagène pour l'Italie, sur la fin de mai, l'an 218 avant notre ère. (Polybe, III, 13-17; Tite-Live, XXI, 3, 5-23).

[2] Polybe, éd. Schweigh., III, 48. M. Deluc remarque que Polybe étant né l'an 2044 avant J.-C., ou quatorze ans après l'expédition d'Annibal, put, en supposant qu'il ait traversé les Alpes à l’âge de quarante ans, converser avec des montagnards de soixante-douze ans, qui, lors du passage d'Annibal, en auraient eu dix-huit.

[3] Polybe, III, 38.

[4] Histoire de la Guerre des Alpes, ou Campagne de 1744, par les armées combinées d’Espagne et de France, etc., par M. le marquis de Saint-Simon, aide-de-camp du prince de Conti, Amsterdam, 1770.

[5] Tableau historique, statistique et moral de la haute Italie, par Charles Denina, Paris, 1805, in-8°. — Dissertation du même, Mémoires de l’Académie de Berlin, années 1790 et 1792.

[6] Chorographie de Provence, par Honoré Bouche, 1664, in-fol., t. I, p. 404.

[7] Histoire de Polybe, traduite par dom Thuillier, avec un commentaire par M. de Folard, mestre-de-camp d’infanterie, Paris, 1718, t. IV.

[8] Itinéraire des Routes les plus fréquentées, par Dutems, Paris, 1788, in-12°.

[9] Histoire des Campagnes d’Annibal en Italie, par Frédéric-Guillaume de Vaudoncourt, général de brigade, etc. Milan, 1812, t. Ier.

[10] Dissertation sur le passage du Rhône et des Alpes par Annibal, par le comte de Fortia d'Urban, Paris, 1821.

[11] D'Anville, Notice de l’ancienne Gaule, article Alpis Pennina. — Histoire ancienne de Rollin, t. IV, carte pour l’expédition d'Annibal, par d'Anville.

[12] Gibbon's miscellaneous works and memoirs, Londres, 1796, in-4°, t. II, p. 181-193.

[13] Journal des Savants, 1819, p. 22 et suiv. ; ibid., p. 753.

[14] Simler, De Alpibus commentar., p. 77-79, 86-90.

[15] Œuvres diverses de M. Abauzit, Londres, 1770, in-8°. Lettre de M. Mann, p. 177 et suiv.

[16] Nouveaux Mémoires, ou Observations sur l'Italie, par deux gentilshommes suédois, Londres, 1764, t. I.

[17] Travels in Germany, Italy, and Sicily, by Stolberg, Kœnigberg, 1794, 4 vol., in-8°, t. I.

[18] Voyages dans les Alpes par De Saussure, in-8°, t. V, § 987, V, § 1191.

[19] Description des Alpes grecques et cottiennes, par J.-F. Albanis Beaumont, Paris, 1806, 1re partie, t. I, p. 98 ; et t. II, 2e partie, p. 631.

[20] Tite-Live, XXI, 58.

[21] Histoire des Progrès et de la Chute de la République romaine. Trad.

[22] Monthly repertory of english litterature. October 1818.

[23] Histoire du passage des Alpes par Annibal, par J.-A. Deluc, Genève, 1818.

[24] Collection des Classiques latins, par N. E. Lemaire. Tite-Live., t. IV. Excursus de transitu Alpium.

[25] Pline, Histor. natur., lib. III, cap. 17, 21.

[26] Cluver, de Italià antiquà, lib. I, cap. 33.

[27] Description des Alpes Pennines, par Bourrit, p. 171.

[28] Whitaker, the course of Hannibal over the Alps ascertained, 2 vol. in-8°, Londres, 1794.

[29] Divers caractères des ouvrages historiques, par Cl. Ménestrier, de la Société de Jésus. Idem, Journal des Savants, septembre 1697, p. 400.

[30] Essais historiques sur le Grand Saint-Bernard, par Chrétien de Lorges, 1789.

[31] Mémoires bibliogr. et littér., par De Landine, p. 125.

[32] Moniteur universel, 30 décembre 1813.

[33] Mémoire de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. III, p. 99 ; t. V, p. 199 et suiv.