DE LA RACE ET DE LA LANGUE DES HITTITES

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. — DE LA RACE HITTITE.

 

 

S'il est vrai que les monuments que nous venons d'étudier trahissent une parenté évidente, la première question à résoudre est celle-ci : quel peuple a exercé l'action que nous constatons ? et comment s'est propagée son influence ?

Mais on attend de nous, sans doute, que nous justifions, avant tout, le nom de hittite que nous avons donné jusqu'ici, sans contrôle, aux monuments en question.

La démonstration ne saurait être ni longue, ni difficile : elle se dégage d'elle-même des faits que nous avons indiqués.

Nous savons que les Égyptiens connaissaient au nord de la Syrie des populations belliqueuses, auxquelles ils donnaient le nom de Khétas. Nous savons que les Assyriens rencontraient, au même endroit, dans leurs expéditions guerrières, des royaumes assez nombreux qu'ils désignaient sous le nom de Hatti. La Bible renseigne, dans les mêmes parages, les royaumes des Hittim (Hittites du Nord). L'onomastique des Khétas, telle que nous l'ont transmise les Égyptiens, concorde remarquablement, comme nous le verrons, avec celle que nous révèlent les textes assyriens. Ces diverses indications se suivent dans l'ordre chronologique, sans grandes lacunes. Dès lors, une première conclusion s'impose : les Khétas, les Hatti, les Hittim désignent un même groupe de populations.

Faisons un pas de plus. Le siège principal des Hittites, au temps des conquérants assyriens, était Carchemisch[1]. Qadesch et Alep[2] leur appartenaient à l'époque de Ramsès II. Qadesch rappelait encore leur nom au temps de David. Il est incontestable que Hamath fut aussi en leur pouvoir. Or, dans trois de ces villes, nous trouvons des traces fort anciennes d'un art particulier et d'inscriptions étranges. Nous savons d'autre part que les Hittites possédaient un système spécial d'hiéroglyphes[3]. De là une présomption très forte, qui est presque la certitude : ces monuments sont des restes hittites.

D'autres faits achèvent la démonstration. Les bas-reliefs égyptiens nous offrent le portrait de quelques Hittites, désignés comme tels. Nous retrouvons les mêmes traits[4] dans les sculptures et les inscriptions syriennes que nous venons de mentionner. Bien plus, nous constatons une ressemblance exacte entre un personnage hittite de Medinet-Abou et un personnage d'Euyuk[5]. Les autres monuments de l'Asie-Mineure, presque toujours accompagnés des hiéroglyphes que nous connaissons déjà, se rapprochent parfois jusqu'à l'identité des types que nous remarquons en Syrie[6]. L'histoire égyptienne corrobore ces faits en nous donnant la liste des alliés des Khétas, dont plusieurs sont sans aucun doute originaires de l'Asie-Mineure. Nous reconnaissons d'autre part la marque non équivoque de l'influence égyptienne à Euyuk, ce qui peut nous servir de contre-épreuve.

Tel est l'ensemble des faits : il nous autorise, pensons-nous, à parler de populations hittites, d'art hittite et, comme nous allons voir, de race hittite.

Faut-il admettre pour cela l'existence d'une race homogène répandue avec continuité depuis la Syrie jusqu'aux bords de la mer Égée ? ou bien faut-il supposer l'existence d'une conquête hittite s'étendant dans les mêmes limites ?

Évidemment non. Ce sont là des hypothèses que rien ne permet d'affirmer, mais, remarquons le bien, que rien ne permet non plus de nier dans l'état actuel de nos connaissances.

Il est fort probable, en tout cas, que les caractères originaux de la civilisation que nous avons sommairement décrite, trahissent l'existence d'un groupe de populations, appartenant à une race spéciale, et traduisant ses conceptions nationales dans des œuvres profondément distinctes de celles de ses voisins. Mais ce groupe peut avoir été localisé dans un espace assez restreint. On peut fort bien s'imaginer son influence comme une action indirecte s'exerçant de proche en proche, à l'aide des relations commerciales, des expéditions guerrières, des émigrations partielles.

Nous avons l'exemple d'une influence agissant de cette manière dans l'Arménie ancienne.

Tout ce que nous connaissons de ce pays trahit, à l'époque assyrienne, l'influence de Ninive de la manière la plus claire : écriture, ustensiles, phraséologie officielle, etc. Pourtant les Assyriens n'appartiennent pas à la même race que les Arméniens, ils n'ont pas fondé d'empire en Arménie, ni émigré en ce pays. Mais leurs expéditions temporaires fréquemment renouvelées, l'obligation de payer un tribut annuel, les rapports commerciaux ont créé entre les deux civilisations des points de contact, qui ont engendré le désir d'imiter au sein de la nation la moins avancée. La civilisation hittite, probablement formée dans ses grandes lignes à l'époque des conquêtes égyptiennes et assyriennes, a subi une action analogue, qu'elle a transmise ensuite, augmentée de ce qu'elle possédait d'originalité propre. Elle a gardé une marque indéniable du double courant qui lui venait de la vallée du Nil et de la Mésopotamie. Mais elle n'a point perdu son individualité, et a créé à son tour un courant civilisateur. Dans l'état mixte où elle se trouvait, elle a servi d'éducatrice et de modèle à des peuples plus arriérés qu'elle-même.

Tout ceci suppose, néanmoins, un minimum de population de race hittite, existant au Nord de la Syrie et étendant ses ramifications jusqu'au delà du Taurus. Il est possible, croyons-nous, de déterminer avec une certaine précision les caractères de cette race, à l'aide des représentations figurées que nous a léguées l'Égypte.

Je n'ai pas besoin d'insister sur la confiance que nous pouvons avoir dans la fidélité de ces représentations et dans l'aptitude des Égyptiens à reproduire les caractères anthropologiques saillants des races étrangères. Les photographies, prises en Égypte  par M. Flinders Petrie[7], dans un but ethnographique, sont là pour lever tous les doutes à cet égard.

Qu'on examine les types originaires de la Syrie qui sont parvenus jusqu'à nous, et l'on constatera, de la manière la plus évidente, l'existence de deux groupes anthropologiques dans ce pays.

1° Le groupe sémitico-chananéen. Le front est élevé et droit, le nez saillant et recourbé d'une façon fort caractéristique ; la bouche et les lèvres n'accusent aucune dépression du bas du visage, ni aucun prognathisme. Les traits sont fins, quoique les pommettes paraissent assez proéminentes. L'ensemble est sans lourdeur et ne trahit aucune obésité. L'œil est bien ouvert et planté droit. Le menton est caché par une barbe qui forme une pointe plus ou moins marquée. (Je ne cite que les reproductions dont les originaux sont syriens, sans contestation possible : n° 121, 122, 123, 86, 236, 237, 239, 240, 243, 234, 235, 238, 90, 91, 92, 93, 183, 186, 68.)

2° Le groupe hittite. Front très déprimé, angle facial petit. Le nez, saillant et droit, forme une ligne presque continue avec le front. Quoique la bouche et le menton ne soient guère en retrait, la figure a l'air d'être projetée en avant. Les traits sont fort marqués, bien que les pommettes ne soient pas fort apparentes et qu'une obésité caractérisée cache celles-ci. Les figures sont presque toutes imberbes. On a prétendu reconnaître des moustaches pendantes sur certains bas-reliefs, mais la chose me semble douteuse. L'œil est relevé à la chinoise (n° 156, 56, 13, 14, 15, 55. 57, 143, 144, 145, 49, 51, 76, 77, 58, 52, 53, 54, 217, 218, 262). Les mêmes caractères se manifestent chez quelques Rutennu du Nord, probablement mêlés aux populations hittites environnantes (n° 74, 73, 69, 75).

On reconnaît un type identique sur les sculptures de Sendscherly, malgré l'inexpérience de l'artiste (HUMANN, pl. XLIX, n° 2 ; pl. XLV, n° 1 ; Musée de Berlin, Untere Reihe, 7, 8, Mittlere Reihe, 3, Obere Reihe, 3), à Marasch (HUMANN, pl. XLV. n° 2 ; pl. XLVII, n° 2) et sur la bulle de Tarkudimme (WRIGHT, p. 165). Comparez aussi la figure humaine de J. I. A, lig. 1. — A Boghaz-Keui et à Euyuk, les figures sont en trop mauvais état pour qu'on puisse se permettre d'affirmer rien de précis. Elles n'ont pourtant pas le type sémitique. Au contraire, ce type est fort accusé à Ibriz et à Tyana (WRIGHT, pl. XIV et pl. XV).

Les tablettes de Tell-Amarna confirment les conclusions que nous venons de tirer des représentations figurées. Nous avons vu plus haut que la langue en usage en Syrie, au XVIe siècle avant notre ère, paraît avoir été une variété dialectale de l'assyrien. Mais, à côté de cet idiome, nous en trouvons un ou deux autres en usage, qui n'ont aucune parenté avec les langues sémitiques[8]. Et précisément l'un des fragments en question est un message du roi Tarbundarauš, dont le nom est purement hittite. Aux deux races distinctes que nous avons étudiées, correspondent donc vraisemblablement des langages différents.

La question qui se pose immédiatement est celle de savoir à quel groupe ethnographique il faut rattacher les Hittites. Ici s'accusent les divergences les plus graves. Plusieurs théories ont cours en cette matière, difficilement conciliables. Comme elles se confondent en général avec les essais de déchiffrement qu'on a tentés des inscriptions hittites, nous devons passer en revue les hypothèses que l'on a émises sur ce point.

 

 

 



[1] Il était sous l'influence hittite dès Ramsès II. Voyez la liste des alliés de Khéta dans le poème de Pentaour.

[2] Poème de Pentaour.

[3] Traité avec Ramsès II.

[4] Cf. supra.

[5] Rapprochement signalé par HIRSCHFELD, op. cit., p. 18.

[6] Cf. démonstration supra.

[7] Racial photographies from the egyptian monuments.

[8] Tables de Tašratta et de Tarhundarauš.