UN DRAME AUX TUILERIES SOUS LE SECOND EMPIRE

 

IV. — L'AGENT FRÉPONT.

 

 

L'année 1869 — l'avant-dernière du règne de Napoléon III — fut troublée, on le sait, par des mouvements politiques hostiles à la dynastie impériale et l'appréhension d'un avenir incertain s'empara de toutes les âmes.

L'Empereur souffrit, alors, plus qu'aucun autre, de cet état des choses, ressentit plus vivement qu'aucun autre, l'inquiétude qui frappait les esprits, mais, comme par une sorte de fatalité, sa volonté à conjurer les périls qu'il entrevoyait, se trouva presque annihilée par une succession de faits intimes et dramatiques qui eurent, pour théâtre, les Tuileries, et pour acteurs, quelques-uns de ses familiers.

L'aventure tragique née de la rivalité de l'Impératrice et de lady Stuart, ne fut pas la seule de ce genre, en effet, qui se déroula, â cette époque, et si elle présente un intérêt plus romanesque — ce mot est en situation que les faits analogues qui se multiplièrent en même temps qu'elle, ces faits seraient cependant curieux à relater.

Je n'en rappellerai qu'un, parce qu'il donne, dans son rapide exposé, comme la caractéristique des êtres et des choses qui appartenaient à la Cour, parce qu'il procure une sensation assez nette de la vie brûlée qui était, en ces heures, la vie des Tuileries.

Je veux parler du scandale qui obligea l'une des plus fidèles compagnes de l'Impératrice — celle que l'on nommait la belle comtesse de B... — à quitter la Cour, je veux parler des conséquences sanglantes qu'il détermina.

Mme de B... qui était l'une des plus charmantes dames du palais de l'impératrice Eugénie, n'était pas la moins empressée à prendre sa part des joies de toute nature qui étaient offertes aux habitués du château, et si elle avait, à juste titre, une réputation d'élégance et de beauté, elle avait, également, celle d'être une amoureuse fort entreprenante. L'on s'entretenait tout autant, au palais, de sa vertu peu farouche, que de sa splendeur physique.

Mariée au général de B..., elle se préoccupait peu de la jalousie que pouvait éprouver son époux et elle donnait, tête baissée, dans toutes les embuscades galantes que l'on dressait devant elle.

Le général fut longtemps sans lui faire entendre des observations. Il arriva, cependant, un moment, où sa patience disparut et fit place à un souci très absolu de sa dignité.

Tant que sa femme ne lui avait paru qu'imprudente, tant que les propos dont elle était l'objet ne lui avaient paru que frivoles, il avait dédaigné d'intervenir et d'imposer son autorité. Mais la conduite de Mme de B... devint bientôt si équivoque, mais les cancans qu'elle provoquait se firent bientôt si précis, si révélateurs, qu'il ne lui fut plus permis de demeurer inactif ou muet.

Il ne pouvait douter qu'il fût trompé et comme beaucoup de maris trompés, il décida de connaître celui qu'il l'avait chassé du cœur et de l'alcôve de sa femme.

Un soir, en rentrant des Tuileries, avec la comtesse, au lieu de la saluer au seuil de sa chambre, il en passa la porte et s'installa résolument auprès d'elle.

Mme de B... qui, depuis plusieurs mois, n'avait plus de relations intimes avec son mari, manifesta un grand étonnement, en présence de cette attaque imprévue d'un ennemi qui semblait peu redoutable, qui semblait même complaisant, et non sans quelque irritation, elle demanda au général la cause de la surprise qui lui était ainsi faite.

La réponse de M. de B... fut très explicite.

— Madame, dit-il, vous avez un amant et je suis ici, chez vous, pour vous prier de me aire connaître le nom de cet amant. La comtesse qui ne s'attendait pas à une scène de jalousie, qui mettait la venue de son mari, chez elle, sur le compte d'un caprice amoureux, d'un retour de passion dont elle espérait avoir facilement raison, même en se résignant à le satisfaire, fut un peu interloquée. Son irritation s'accrut aussi et la rendit maladroite, car au lieu de rire de la boutade du général ou de s'en indigner, comme il convient en pareille occurrence, comme tant de femmes savent, en ces occasions, s'indigner et se refaire ainsi comme une sorte de virginité conjugale, elle affecta une attitude ironique, elle s'amusa à tourmenter davantage le pauvre homme, par des aveux dissimulés.

— Vraiment, fit-elle, vous avez appris que j'ai un amant et vous voulez que je vous livre son nom ?

Le général eut un geste d'affirmation.

— Et pourquoi ce désir, s'il vous plaît ? continua la comtesse. Il ne peut venir que d'intentions peu aimables. Eh bien, ce nom, si je vous le révélais, que feriez-vous ? Vous êtes un sournois qui ne dévoilez pas aisément votre pensée... Je parie que vous tueriez celui que je désignerais.

M. de B... était un homme tout d'une pièce, d'une nature droite et franche. Il ne comprit pas le persiflage de sa femme et il répliqua par un mot imprudent.

— Peut-être.

La comtesse ricana.

— Eh bien, vous n'aurez pas ce nom.

Le général était à bout de calme, et sa femme qui n'avait, jusqu'alors, vu en lui que le mari débonnaire et confiant, ne pouvait se douter de la violence dont il était capable.

A peine eut-elle formulé son refus que les mains du général s'abattirent sur elle, la meurtrirent. Et le malheureux suffoquait en lâchant des phrases menaçantes.

— Vous me direz ce nom... je le veux... Et quand je le saurai, je tuerai, oui, je tuerai le misérable qui le porte... Vous avez bien deviné.., je le tuerai comme un chien !...

Mme de B..., émue et effrayée, tenta d'échapper à l'étreinte de son mari ; mais il l'avait enlacée terriblement et il ne lui laissait point la faculté de se délivrer, répétant sans cesse les mêmes mots, comme sous l'influence d'une hallucination.

— Le nom... le nom... le nom...

Puis, désespérant de rien obtenir de sa femme qui restait muette, qui s'abandonnait à sa brutalité, il la jeta, loin de lui, d'une poussée, et se prit à réfléchir.

Soudain, devant la comtesse terrifiée et réfugiée dans un angle de la chambre, il s'arrêta.

— Cet homme a dû vous écrire, gronda-t-il. Non seulement j'exige son nom, mais je veux que vous me remettiez ses lettres.

Et comme Mme de B... demeurait immobile :

— Allons, s'écria-t-il, obéissez, ou bien, je vous le jure, je les prendrai, dussé-je tout casser, ici, pour les trouver.

Cette scène menaçait de n'avoir point de dénouement. La phrase que venait de prononcer le général précipita ce dénouement.

La comtesse, dans un sentiment de crainte, de lassitude ou de raffinée perfidie — qui saurait analyser la pensée d'une femme, en certaines heures ? — se leva, tout à coup, et se dirigeant vers un meuble qu'elle indiqua du doigt à son mari, murmura :

— Dispensez-vous, je vous prie, de casser quoi que ce soit. J'ai des lettres, c'est vrai ; elles sont dans ce chiffonnier. Ouvrez-le et cherchez — voici la clef.

Le général n'eut pas de peine à rassembler la correspondance secrète de sa femme. Elle n'avait pas menti. Elle possédait des lettres amoureuses et ces lettres étaient toutes dans le meuble qu'elle avait désigné. Seulement, comme elles étaient classées par paquets et que ces paquets étaient au nombre de quatre, M. de B... eut la curiosité de comparer les écritures et comme il constata que ces écritures étaient différentes, en poussant plus loin ses investigations, il eut une surprise qu'il n'avait pu prévoir. Au lieu d'un amant, sa femme en avait quatre : un ambassadeur célèbre, M. le chevalier Nigra ; un jeune colonel de cavalerie, fameux autant pour sa galanterie que par les frasques qu'on lui tolérait, aux Tuileries, M de G... ; deux familiers de la Cour, M. le comte de L..., un sportsman, et M. le marquis de C..., un chambellan ; ces derniers, possesseurs d'une énorme fortune.

Ebahi, le général tournait et retournait les lettres, en ses mains, et gardait le silence.

La comtesse, dont la frivolité était incorrigible, profita de cette minute de calme pour recouvrer sa liberté, et prête, cette fois, à la fuite, si son mari redevenait violent, elle le nargua :

— Eh bien, vous êtes satisfait et j'espère que vous allez me laisser en repos, maintenant. Vous vouliez qu'on vous livrât un amant ; je vous en offre quatre. C'est le cas de citer le proverbe : abondance de bien...

D'un mouvement brusque, le général rejeta les lettres dans le tiroir du chiffonnier et, sans répondre aux railleries de sa femme, sortit de la chambre.

Mais cette aventure devait avoir un épilogue. Le général se battit avec les amants de sa femme, fort étonnés d'apprendre leur collaboration aux joies de Mme de B... Il se battit avec M. le chevalier Nigra, avec M. le colonel de G..., avec M. le marquis de C..., et enfin avec M. le comte de L... qui le tua d'un coup d'épée en pleine poitrine.

Il y eut, alors, scandale, aux Tuileries. L'affaire fut connue des journaux qui, sous peine de suppression, durent s'abstenir de la commenter et l'Empereur, sur l'avis de ses ministres, se résolut à inventer une fable pour expliquer la mort du général de B... qui succomba, par ordre, aux suites d'une maladie du Cœur.

Ce récit, ajouté à tant d'autres identiques, montre, je le répète, avec quelle désinvolture les femmes qui entouraient l'Impératrice, menaient l'existence de folie et de sensualité qui était l'existence de la Cour ; il montre, également, avec quel mépris de l'avenir, cependant peu rassurant alors, elles s'en allaient, protégées par la souveraine que les intrigues même dramatiques distrayaient, rouler, ainsi que des sultanes inconscientes et pâmées, dans les bras des galants.

 

Lady Stuart eut connaissance de l'aventure de Mme de B... ; et si elle la déplora en songeant à l'amertume qu'en éprouverait l'Empereur, elle s'en réjouit, dans la haine qu'elle portait à l'entourage féminin de l'Impératrice. Cette aventure ne pouvait que discréditer cet entourage et la vengeait, un peu, du dédain, de l'envie qui l'avaient accueillie aux Tuileries — des hypocrites pudeurs, surtout, que sa propre histoire avait fait naître.

Comme toute sa pensée était à son fils disparu, elle ne s'attarda point, cependant, dans la satisfaction intime que lui procurait ce scandale, et elle l'oublia bientôt pour ne se consacrer qu'à la tâche qu'elle avait entreprise.

Cette tâche, ainsi que l'avait dit l'agent Frépont, était ingrate, difficile, presque impossible à accomplir, selon le vœu de celle qui s'y intéressait.

Depuis la visite de l'agent, à La Verrière, depuis l'entrevue que la jeune femme avait eue avec l'Empereur, des jours nombreux, en effet, s'étaient écoulés stériles, dans l'attente d'un indice, d'un événement qui permissent d'espérer un résultat consolant.

L'agent Frépont était habile, pourtant, et ne se décourageait pas. Il tenait l'un des fils de l'intrigue qui avait été ourdie contre lady Stuart et il déclarait, avec énergie, qu'en dépit de la fragilité de ce fil, il arriverait, par lui, à la reconstitution du drame, à la découverte de l'enfant.

Il voyait, fréquemment, lady Stuart pour lui rendre compte de ses démarches et pour combattre la tristesse, l'abattement qui l'envahissaient. La comtesse Ellen l'écoutait, mais sa peine augmentait à mesure que le temps fuyait, vide de solution, et il semblait que ce ne fût que par politesse qu'elle répondait, désormais, à ses assurances de succès.

— Je me sens mourir, lui disait-elle. Allez, mon bon Frépont ; mais dépêchez-vous de retrouver mon pauvre petit, si vous voulez que je puisse encore l'embrasser. La douleur me tuera.

Frépont, qui était un brave homme, et qui avait, pour lady Stuart, un sincère dévouement, se lamentait intérieurement qu'il lui apporterait sûrement du nouveau, la prochaine fois, et, quand il devait se représenter devant elle, la non réussite de ses recherches l'effrayant, il hésitait à franchir le seuil de l'hôtel.

Lady Stuart haïssait l'Impératrice depuis qu'elle la devinait comme ayant été l'instigatrice du rapt de son fils. Mais lady Stuart était mère, et une mère, dans l'amour qu'elle voue à son enfant, peut oublier, non seulement sa colère, mais s'humilier devant celui ou devant celle qui l'a fait souffrir, si elle croit que cette humiliation peut être favorable à l'adoucissement, à l'anéantissement de son chagrin.

C'est dans cet esprit que la jeune femme, un jour, en constatant la lenteur de l'enquête ouverte par l'agent, en se convainquant de l'inanité de cette enquête, songea à s'en aller trouver l'Impératrice pour la supplier, à genoux, de lui accorder le pardon d'une rivalité qu'elle regrettait ; pour la supplier de lui dire, en échange de tant d'abnégation, de tant d'orgueil abaissé, ce qu'elle avait fait de son enfant. L'Impératrice était mère. Elle perdrait, certainement, le souvenir de l'outrage que lui avait infligé lady Stuart, et elle lui rendrait ce fils vers lequel elle tendait éperdument les bras — ce fils que, dans un désir justifié de représailles, elle lui avait arraché. Elle reprendrait alors son enfant, elle s'éloignerait de l'Empereur, elle quitterait Paris, la France, l'Europe même, elle ne vivrait plus que pour son cher petit, et elle bénirait celle qui, après l'avoir faite malheureuse, qui, après l'avoir punie d'une audace qu'elle n'aurait jamais dû témoigner, lui accorderait la paix, la joie, la vie.

Cette résolution la hanta toute une après-midi. Mais, vers le soir, lorsque la nuit tomba autour d'elle, sa douleur, exaspérée, provoqua en elle une réaction, un revirement d'idées, et elle s'indigna à la pensée de se traîner, vaincue, aux pieds de celle qui n'avait pas hésité à la frapper si cruellement. Elle recouvra alors toute son énergie farouche, se dit que l'agent Frépont avait raison, qu'on retrouverait l'enfant, et qu'elle ne devait opposer à la haine qui la poursuivait, qu'une haine aussi intense, aussi redoutable, et non une soumission de femme sentimentale, de fille fouettée et repentie.

Et alors, dans l'exaltation graduelle de sa pensée, elle eut un cri, un cri terrible. Elle se tourna vers ce palais qui, là-bas, abritait son ennemie, et elle fit le serment, si elle devait porter le deuil éternel de sa maternité, de se venger, dût-elle, dans l'exécution de sa vengeance, provoquer un scandale retentissant, en s'attaquant directement à la personne de l'Impératrice ; dût-elle tuer celle qui lui avait volé son bonheur, qui lui avait enfoncé dans le cœur une épine inarrachable, qui, chaque jour, entrait davantage en sa chair et l'ensanglantait. Elle ne se demandait pas, en son excitation nerveuse, ce qu'on ferait d'elle après l'attentat, après le drame. On pouvait la faire disparaître, l'enfermer dans une maison de fous, la tuer aussi. Sa destinée lui importait peu. Elle voulait se venger, et toute son âme se tendait vers le but qu'elle entrevoyait.

Comme nul dérivatif ne venait changer le cours de ses sentiments, comme l'agent Frépont qui, seul, eût pu alors lui procurer quelque apaisement, ne lui offrait que de vagues certitudes de succès, elle ne lui confia rien du projet qu'elle nourrissait, et elle se prit à examiner l'arrangement de ce projet, à poser, dans le dessein insensé qui la jetait, malgré elle, vers des violences irréparables, comme un semblant de pratique réalisation.

Vers cette époque, des correspondances parisiennes adressées à des journaux étrangers, et quelques feuilles françaises parlèrent, non sans inquiétude, avec beaucoup de mystère, d'un fait étrange qui se reproduisait chaque fois que l'Impératrice sortait des Tuileries pour une promenade.

Ces journaux racontèrent qu'un grand émoi régnait au château, dans l'entourage des souverains, ainsi qu'à la préfecture de police, au sujet d'une femme sévèrement vêtue de noir, à la figure couverte d'un voile assez épais pour qu'on ne la reconnût pas, qui se trouvait obstinément sur le passage de l'Impératrice, s'avançant hardiment jusqu'à toucher sa voiture lorsqu'elle l'apercevait.

Cette femme était pareille à une vivante statue du désespoir, et dans son mutisme, et dans son immobilité spectrale, se devinait on ne savait quelle menace qui effrayait ceux qui avaient la garde de la souveraine.

Quant à l'Impératrice, les premières apparitions de la femme en noir l'avaient laissée calme. Elle n'avait pas prêté plus d'attention, à la présence de ce fantôme lamentable, qu'à celle de tous ceux qui se pressaient, ordinairement, autour de ses chevaux pour la voir. Mais, bientôt, l'attitude de la femme l'avait frappée davantage. Son regard s'étant croisé avec le sien, elle avait cru comprendre qu'un éclair de haine brillait derrière le voile impénétrable de l'inconnue et elle avait eu peur. L'Impératrice, on le sait, n'était point accessible à la crainte — à une crainte déterminée et dérivant d'un fait naturel, palpable. Mais elle était superstitieuse, et la soudaine venue, la fatidique apparition d'un être énigmatique, étranger à sa vie, la troubla. Tout d'abord, elle ne voulut voir, dans cette apparition presque quotidienne, qu'un incident dû à un hasard malencontreux ; puis, la femme en deuil demeura, funèbre vision, en son imagination, hanta ses heures intimes, et elle en arriva à redouter sa rencontre comme on redoute un mauvais présage, à éviter de sortir même, dans l'effroi de se heurter à ses vêtements de mort.

L'Empereur, à qui ce fait fut dénoncé, à qui le tourment de l'Impératrice fut raconté, ordonna une enquête, et commanda qu'on lui apprît le nom ainsi que la demeure de la femme.

La réponse que lui firent ses policiers le terrifia. La femme en noir qui semait tant d'effarement dans son entourage et dans l'âme de sa compagne, était lady Stuart.

Il ne douta point que l'attitude de celle qui, récemment encore, était sa maîtresse, ne cachât quelque dessein tragique, quelque attentat contre l'Impératrice, et il résolut de conjurer le péril qu'il pressentait.

Il dépêcha, une fois encore, M. Hyrvoix, à lady Stuart, pour la supplier, en souvenir de l'affection qu'il avait eue pour elle, de la sympathie qu'elle lui avait prodiguée, de cesser de paraître ainsi, sous un aspect dramatique, devant la souveraine.

L'Empereur aurait pu user de son, autorité, en dépit des liens qui l'avaient uni à la jeune femme, pour obtenir d'elle qu'elle mît un terme à ses agissements. Il se contenta de la prier de lui être agréable, et cette apparente déférence qu'il lui témoigna, alors, la toucha sincèrement.

Sans renoncer à sa vengeance, elle prit en considération le tourment qu'elle infligeait injustement à l'Empereur, dans cette circonstance, et elle chargea M. Hyrvoix de l'assurer que son désir serait satisfait.

Elle ne se montra plus, en effet, devant l'Impératrice qui, délivrée d'une obsession affolante, oublia vite son inquiétude, comme elle oubliait, dans sa nature capricieuse et mobile, tant de choses — frivoles ou graves.

Quoiqu'elle eût cédé à la prière de l'Empereur, en n'imposant plus à la souveraine l'intolérable supplice qu'elle s'était plu à lui faire subir, lady Stuart s'ingéniait, cependant, à imaginer un moyen de se venger implacablement. Dans la tension de son esprit, elle échafaudait un arrangement véritablement extravagant d'actes impraticables. C'est ainsi qu'elle conçut le projet d'organiser l'enlèvement de la souveraine, de s'emparer de sa personne, de la forcer, l'ayant en son pouvoir, de lui révéler l'endroit où était son enfant.

Elle connaissait les habitudes de l'Impératrice. Elle savait que son ennemie sortait, parfois, le matin, simplement accompagnée de l'une de ses femmes, soit pour une promenade à pied, soit pour des visites dans les magasins de la rue de la Paix, suivie à distance par le fameux coupé marron, et il lui semblait que, dans ces conditions, un coup de force ne serait pas difficile à accomplir. Elle verserait l'or, à pleines mains, pour être secondée, et elle découvrirait bien, ainsi, quelque aventurier disposé à lui vendre son appui. Ce dessein était fou ; mais la haine n'enfante-t-elle pas que des folies ?

Comme elle était sous l'influence de cette fiévreuse préoccupation, lady Stuart crut, un jour, tenir d'elle-même, et sans le secours d'un bras mercenaire, sa vengeance.

Un matin, passant rue de Rivoli et longeant la grille des Tuileries, suivie de sa voiture qui allait, au pas du cheval, parallèlement à elle, elle se trouva, soudain, face à face avec l'Impératrice qui, la voyant, s'arrêta et pâlit.

Les deux femmes se mesurèrent, une seconde, du regard ; puis une colère effroyable envahit lady Stuart. Elle marcha sur sa rivale et elle s'apprêta à provoquer une explication de laquelle sortirait — elle l'espérait — l'aveu qu'elle attendait depuis si longtemps.

L'Impératrice comprit sinon le drame qui allait se dérouler, du moins la fausseté de la situation qui était la sienne. Justement effrayée, aussi, par l'attitude de la comtesse Ellen, elle tenta de se dérober à son contact et, se rejetant derrière la femme qui était avec elle, elle chercha, des yeux, son coupé.

Seule, en cet instant, la voiture de lady Stuart était près d'elle. Se méprenant, elle se précipita vers la portière et l'ouvrit.

L'Anglaise, alors, eut un cri de triomphe. D'un bond, elle fut tout contre l'Impératrice et déjà elle la poussait dans la voiture, quand la femme, qui observait cette scène sans trop en deviner l'importance, se rapprocha de la souveraine et lui dit :

— L'Impératrice se trompe. Ce n'est pas, là, son coupé.

La jeune femme eut alors un mouvement rapide de recul, et, échappant à l'étreinte de lady Stuart, elle s'éloigna vivement.

Cet incident fut si prompt que ceux qui en furent les témoins n'en purent remarquer le caractère dramatique.

Il resta le secret de ceux qui en furent les acteurs intéressés et, dans l'avortement prématuré et imprévu du coup de force que méditait la comtesse Ellen, il amena une réaction dans l'esprit de la jeune femme. Elle comprit que, désormais, il lui devenait nécessaire de renoncer à tout scandale public ayant pour but de mettre à sa merci celle qu'elle haïssait ; elle comprit que la prudence, qu'une absolue prudence même, la servirait mieux, dans la recherche de son fils, que des menaces peu aisées à exécuter, que des violences réalisables même. Elle reporta toute son espérance sur l'agent Frépont et attendit de lui, avec résignation, le mot qui lui rendrait le bonheur ou qui ferait d'elle une morte.

 

Si l'agent Frépont paraissait apporter quelque lenteur dans son enquête, il ne perdait pas son temps, en vérité.

Ainsi qu'il l'avait dit à lady Stuart, après sa visite aux anciens nourriciers du petit Jack, la femme qui avait procédé à l'enlèvement de l'enfant devait être une femme élégante, quoique appartenant à la police ; et ayant fixé le plan de ses recherches, il s'était mis en campagne pour la découvrir, muni du seul et faible indice qu'il possédait — du mouchoir précieux qui lui avait été confié.

A la faveur de prétextes plausibles, il s'était introduit chez la plupart des femmes qu'il connaissait comme ayant des attaches secrètes avec l'autorité, et son regard avait tenté de percer le mystère qui se dressait devant lui. Mais rien, dans les paroles de ces femmes,, rien dans leurs actes, rien clans les choses qui leur étaient personnelles, ne lui avait fourni l'indication utile qu'il désirait.

Le mouchoir était marqué de deux M entrelacés et brodés. Frépont s'était, tout d'abord, adressé aux femmes dont le nom et le prénom correspondaient à ce chiffre. Puis, revenu les mains vides de chez elles, il n'avait pas hésité à frapper à la porte de celles dont le nom n'avait aucun rapport avec les initiales révélatrices. Une femme, en effet, pensait-il avec raison, peut avoir, à son usage, quelque objet — tel un mouchoir luxueux — qui, ne lui ayant pas été destiné, porte la marque d'une autre.

En se rendant, ainsi, auprès de ces diverses individualités féminines, il se gardait bien de parler du drame de La Verrière ; mais il espérait que l'une d'elles, dans un hasard de conversation, le placerait sur la voie mystérieuse qu'il cherchait ; que l'une d'elles, peut-être, exhiberait un mouchoir pareil à celui qu'il conservait soigneusement, et lui dévoilerait ainsi sa culpabilité.

Ses investigations ayant été infructueuses, Frépont commençait à se demander s'il ne serait point sage, en abandonnant une piste qui devenait de moins en moins apparente, et s'il n'avait pas fondé un vain espoir en prenant, pour base trop fragile de ses opérations, le chiffon élégant perdu dans le jardin de La Verrière. Dans son doute, dans son hésitation, il s'apprêtait à donner une nouvelle direction à ses démarches, lorsqu'un incident qu'il ne pouvait prévoir — un de ces incidents qui servent les hommes, souvent, plus que toute habileté, plus que toute science, dans la vie — vint confirmer ses premières convictions et imprimer une activité renaissante à ses soupçons.

Ayant eu l'occasion, pour un renseignement, d'être appelé chez l'un des publicistes le plus en évidence de l'époque, le plus redouté, aux Tuileries, par l'opposition acharnée qu'il faisait au pouvoir impérial, chez M. E. de G..., et ayant été introduit dans sa chambre ; Frépont avisa, tout à coup, en un tiroir où fouillait M. de G..., un fin morceau de linge rangé, en un angle, parmi des papiers. Il lui sembla que ce chiffon avait quelque analogie avec celui qu'il possédait et il résolut de ne pas demeurer sur une simple probabilité, de ne point se retirer sans avoir vérifié son erreur ou prouvé la subtilité de son instinct de policier.

Dans un mouvement que fit M. de G..., en remuant les objets contenus dans le tiroir, le mouchoir roula sur le parquet.

Frépont — que les circonstances servaient, décidément — le ramassa et, jouant l'indifférence, se disposait à le remettre à la place qu'il occupait, lorsqu'il arrêta son geste. Affectant un ton de blague parisienne, et tenant le mouchoir entre deux doigts par l'un des coins, de façon à le déplier complètement, il plaisanta :

— Il y a de tout, paraît-il, monsieur de G..., dans votre tiroir — même des restes d'amour...

— Que voulez-vous dire ? fit le journaliste.

— Rien que de flatteur pour vous, je suppose. Qu'est-ce donc que ce bibelot-là, sinon un reste d'amour ?... Vous n'allez pas me faire croire qu'il a été fabriqué pour votre usage...

En parlant ainsi, l'agent avait eu le loisir d'examiner le mouchoir, et une joie intense l'avait envahi. C'était l'exacte reproduction de celui qu'il possédait. Un point important lui restait à établir, cependant. Il lui fallait connaître le nom de la femme qui avait laissé, chez M. de G..., cet objet, et il mit toute son habileté à amener son interlocuteur à prononcer ce nom.

Devant la familiarité de l'agent, M. de G... eut un rire léger.

— Non, assurément, monsieur Frépont, fit-il, je ne vous dirai pas que je me mouche en d'aussi précieuses choses. Plût à Dieu même, que je n'eusse jamais vu le nez qui se frottait à celle-là.

Le policier protesta.

— Un nez fripon et qui a été infidèle, hein ? La belle affaire ! Est-ce qu'on regrette jamais d'avoir connu une jolie femme ?

— On regrette d'avoir connu une coquine. L'agent s'exclama :

— Voilà bien les hommes... tous pareils !... Dès qu'une femme les trompe, en avant les gros mots.

M. de G... s'intéressait à cette causerie qui agitait en lui des souvenirs. Il se tourna vers Frépont et il lui planta ses yeux dans les siens.

— Je vous répète que la femme à qui ce mouchoir a appartenu est une coquine. Vous la connaissez, d'ailleurs, mieux que moi.

— Je la connais ?

— Certes. Elle est une des plus adroites auxiliaires du ministère de l'Intérieur, service de la police politique, et mes petits secrets l'ont échappé belle avec elle.

— Que me racontez-vous là ?

— La vérité.

— Vous m'intriguez.

— La femme en question se nomme Marthe Masson.

Frépont eut, en ce moment, un mouvement involontaire sur le sens duquel M. de G... se méprit.

— Vous voyez, vous la connaissez, continua-t-il. La première fois que je la vis, ce fut au journal où elle vint me trouver pour me proposer je ne sais quelle collaboration mondaine — demi-mondaine plutôt. Je n'acceptai pas ses articles, mais je lui demandai autre chose qu'elle s'empressa de m'accorder. J'aurais dû me méfier de cette soumission trop rapide. Elle est charmante. J'en fus amoureux et elle s'introduisit chez moi. Or, une nuit, comme elle me croyait endormi, je la surpris levée et rôdant en chemise, au milieu de la chambre, des papiers à la main. Je sautai à bas du lit, j'allai à elle, et de l'explication qui eut lieu, entre nous, il résulta que profitant de ma confiance et de mon sommeil, elle avait fureté dans mon cabinet et m'y avait dérobé des lettres ainsi que des notes fort importantes. Etait-ce là son début dans le viol de mon intimité ? Je l'ignore encore. Je la mis à la porte sans exiger la liquidation morale d'un passé qu'elle ne m'eût pas, sans doute, avoué. Il me reste d'elle ce mouchoir. Ce n'est pas moi qui le lui rapporterai.

L'agent était radieux. Il tenait, enfin, la clef du mystère qu'il avait désespéré de jamais découvrir ; mais il garda son air gouailleur et bonhomme, et ce fut en plaidant les circonstances atténuantes, pour l'ancienne amie de M. de G..., qu'il répliqua :

— Vous vous êtes peut-être alarmé à tort. Cette pauvre fille que je connais, en effet (le nom de cette femme manquait, contrairement à cette affirmation, sur sa liste) a-t-elle tant que cela joué, chez vous, le rôle mélodramatique que vous lui attribuez ?

Le journaliste eut un éclat :

— Dites donc, mon cher Frépont, si vous pinciez un monsieur en train de fouiller dans votre poche et d'en tirer votre argent, ne verriez-vous pas en lui un voleur ?

Le policier n'avait nulle envie d'entrer en discussion avec M. de G..., sur la vertu de Mlle Marthe Masson. Il répondit évasivement et conclut :

— L'histoire est raide.

— Et elle est probablement la plus innocente de la vie de cette femme. Vous devez en savoir long, vous, sur toutes ces gaillardes à la solde du pouvoir.

— Oui.

Et l'agent, après une pause, ajouta :

— Il y en a, parmi elles, qui ont commis des crimes.

En prononçant cette phrase il tendit, à M. de G..., le mouchoir brodé qui disparut dans le tiroir d'où il était sorti.

Ce jour même, dans la soirée, l'agent Frépont se présentait chez lady Stuart et lui faisait la narration des faits qui venaient de lui être révélés.

La jeune femme, en l'écoutant, eut une joie profonde, et cette joie effraya le policier qui redoutait une imprudence.

— Oui, dit-il, je crois que, cette fois, nous avons mis la main sur notre inconnue. Demain, j'irai chez elle ; nous aurons ensuite un entretien et nous déciderons de la conduite qui . devra être la nôtre. Je ne vais plus être seul à agir et vous allez, madame, marcher à mon côté, désormais. Je vous en prie, soyez calme dans votre satisfaction ; la moindre impatience rendrait, inutiles tous nos efforts. Songez que la femme dont je parle est une femme habituée aux intrigues, aux ruses de toute sorte, et qu'un mot, qu'un geste importuns, en lui laissant deviner qui nous sommes, entraîneraient la ruine de notre espérance.

 

La femme qu'un incident imprévu amenait devant l'agent Frépont, Mlle ou plutôt Mme Marthe Masson, eut une certaine célébrité, dans le demi-monde du Second Empire et fut, en diverses circonstances, l'une des plus habiles auxiliaires de la police politique de ce temps.

Très jolie, très élégante, elle occupait dans la société galante, un rang envié, et elle apportait, dans le choix de ses liaisons, une méthode, une circonspection, une importance qui ne se démentaient jamais. Elle n'admettait dans son intimité, en effet, que des hommes ayant une situation considérable. Elle fut, tour à tour, la maîtresse d'un ambassadeur étranger, de quelques députés et publicistes influents appartenant au parti républicain, d'un noble duc gouvernant, alors, au nom du roy, le faubourg Saint-Germain, et d'un fidèle représentant des princes d'Orléans qu'elle s'arrangea pour rencontrer, dit-on, un soir, au sortir des salons de Mme la duchesse de Galliéra. Le personnage, quoique d'aspect austère, n'était pas insensible aux séductions féminines. II la vit, l'aborda, et l'amour se mêlant de l'aventure, comme l'avait espéré la jolie fille, il devint son esclave.

Marthe Masson avait ainsi des ramifications dans tous les partis qui se liguaient, à cette époque, contre le pouvoir impérial, dans quelques clans de la colonie étrangère, également. Comme elle était fort adroite, ses amants ignorèrent toujours les secrets de son existence et si, comme on peut le penser avec raison, ils ne l'entretenaient pas de leurs préoccupations politiques, elle avait, néanmoins, des chances, dans leur commerce, de surprendre une parole, un écrit susceptibles de servir ceux qui l'utilisaient.

Un homme, quelle que soit sa qualité, quelle que soit sa prudence, n'est jamais à l'abri de l'indiscrétion, et lorsque l'indiscrétion a pour instrument d'action une jolie femme, il viendra une heure où, sans qu'il s'en doute, son intimité sera violée.

Marthe Masson s'amusait beaucoup au jeu de policière qu'elle avait accepté. Intelligente, d'esprit assez aventureux, il ne lui déplaisait pas de connaître les petits mystères d'autrui tout en tirant profit de ces mystères, lorsqu'ils lui étaient révélés. Elle était, en effet, largement rémunérée pour les services qu'elle rendait au pouvoir, et, dans l'occulte influence qu'elle exerçait, elle n'était pas éloignée de se croire une importance réelle.

Les femmes du genre de Marthe Masson ne furent pas rares, sous le Second Empire.

Le pouvoir impérial qui s'appuya tant sur la femme, au point de vue mondain, employa la femme un peu dans toutes les phases de sa durée.

On sait que Mme la comtesse de R... l'une des dames du palais de l'impératrice Eugénie, s'occupait ardemment de politique et rédigeait, sur cette matière, des rapports d'une merveilleuse clarté. On sait, également, que Mme la baronne de B..., dont le salon très éclectique était célèbre, redouté même, fut l'une de celles qui, émargeant à la caisse des fonds secrets, eurent le plus de renom au ministère de l'Intérieur, au ministère des Affaires étrangères et à la Préfecture, comme policières de haute marque.

Il faudrait un volume pour dresser l'énumération exacte de toutes les femmes qui, sous le Second Empire, évoluèrent autour du souverain, sous la direction de M. Piétri et, de ses prédécesseurs, pour mentionner les drames ou les comédies qui résultèrent de leur participation secrète aux affaires.

La femme de police se recrutait, alors, un peu dans toutes les classes de la société, mais principalement dans la classe aristocratique et parmi les grandes demi-mondaines. Par leurs relations, par les contacts multiples auxquels elles étaient exposées, les unes et les autres de ces femmes étaient en mesure de recueillir bien des observations, bien des propos qui, la plupart du temps, étaient inutiles au pouvoir, mais qui pouvaient aussi le servir, le mettre en mesure de connaître une intrigue, un complot, l'état des esprits et qui, par conséquent, n'étaient jamais négligeables.

On n'ignorait pas, dans les salons aristocratiques ou demi-mondains, que la femme de police, que l'espionne — selon l'expression populaire — existait ; mais on la découvrait rarement et il découlait de l'incertitude que sa présence faisait naître, parmi les hommes, une méfiance instinctive qui fut l'une des marques caractéristiques de la société sous le Second Empire. Dans les dernières années du règne impérial, surtout, cette méfiance prit un développement extrême. On s'en allait au bal, en soirée, en quelque fête, avec des allures de conspirateur, dans une attitude inquiète, pour peu que l'on appartînt au fonctionnarisme, à la politique, et l'on tenait pour suspects les plus gracieuses lèvres comme les plus doux regards. Heureux, en cette époque, furent ceux qui, n'étant rien ou ne voulant rien être dans l'Etat, marchaient au plaisir dans le seul souci de jouir des beaux jours ou des nuits délicieuses qui leur étaient offerts.

Mlle Marthe Masson était donc l'une de ces femmes ; mais était-elle la femme que recherchait l'agent Frépont, la femme qui, dans la pensée de lady Stuart, avait été l'instrument inconscient et passif de la haine de l'Impératrice ?

C'est ce que le policier allait entreprendre de savoir.

Ainsi qu'il l'avait déclaré à celle qui l'employait, le lendemain de son entretien avec elle, Frépont s'était présenté chez Mlle Masson qui habitait un très luxueux appartement dans le quartier Monceau, nouvellement construit et tout battant neuf, sous ses plâtres à peine séchés.

Ce fut dans la matinée que l'agent sonna à la porte de la jolie fille. Cette heure lui avait paru la plus favorable pour son expédition. Il espérait, en effet, que Mlle Masson, encore au lit ou à sa toilette, le recevrait et que seul avec elle, ainsi, il lui Serait aisé de noter quelque indice révélateur et utile à la cause dont il avait la responsabilité.

Il ne s'était pas trompé. Mlle Masson, toute à ses poudres et à ses parfums, lorsqu'il se fit annoncer, le pria de vouloir bien l'attendre un moment.

Elle était parée et charmante quand elle vint le retrouver et l'agent fut comme remué par la séduction qui se dégageait de tout son être.

Sa profession, ainsi que le motif qui l'amenait chez la jolie fille, ne lui permettaient pas de s'attarder en des constatations galantes, et il s'apprêtait à commencer l'entretien, laissant un peu au hasard le soin de fournir un prétexte à sa visite, lorsqu'il éprouva une surprise assez désagréable.

Mlle Masson, avant qu'il parlât, lui dit, en effet :

— Lorsqu'on m'a prévenue, il y a un instant, qu'un monsieur désirait me voir, j'étais loin de songer à vous.

Stupéfait, l'agent balbutia :

— Vous me connaissez, madame ?

— Oui ; vous êtes monsieur Frépont, et j'imagine que ce n'est pas pour le seul plaisir de me visiter que vous êtes actuellement chez moi.

— C'en serait un, répliqua le policier qui avait recouvré son sang-froid et qui allait ruser avec cette fille, puisque sa personnalité ne pouvait lui être cachée ; mais vous avez raison : je suis chargé d'une mission pour vous.

Et il ajouta :

— Vous voyez, madame, que si je ne suis pas ignoré de vous, j'ai la joie de vous connaître.

Ces mots étaient comme la parade de la phrase prononcée par la jeune femme. Ils rendaient à l'agent son autorité et replaçaient, dans une égalité, les deux interlocuteurs face à face.

Mlle Masson ne manifesta, d'ailleurs, aucun étonnement en apprenant que ses fonctions secrètes n'étaient pas un mystère pour Frépont, et il ne lui sembla point autrement singulier qu'un agent la connût, puisqu'elle-même connaissait cet agent.

— De quelle mission êtes-vous chargé pour moi ? demanda-t-elle.

Le policier feignit de se recueillir ; puis se rapprochant de la jolie fille et se penchant sur elle, il affecta un ton confidentiel.

— D'une mission assez délicate, murmura-t-il.

Et, résolument, employant à dessein, dans son langage, des expressions de métier, il continua :

— Vous travaillez comme moi, plus habituellement pour le compte du gouvernement que pour celui des particuliers. C'est, cependant, un particulier qui aura besoin de vous, dans la circonstance qui m'occupe, s'il vous plan de lui donner votre concours. Il est riche et paiera bien.

Mlle Masson eut une moue.

— Je n'aime pas beaucoup traiter avec des particuliers. On leur livre, en s'abouchant avec eux, sa personnalité, le secret qui doit l'entourer, la force qu'on en retire ; et les satisfactions qu'on obtient, alors, ne compensent pas toujours l'imprudence que l'on commet.

L'agent l'arrêta.

— La personne qui m'a confié ses intérêts ignore que je suis chez vous, en ce moment. Elle m'a prié de conduire une affaire et c'est de ma propre initiative que je suis venu vous trouver. Si vous refusez de l'aider, elle ne saura jamais ma démarche. Si vous acceptez de lui être utile, la joie que vous lui procurerez, vous assurera sa reconnaissance.

— De quoi s'agit-il ?

Il fallait inventer une aventure et l'agent inventa.

— D'une assez sotte besogne, en vérité. Une dame a un mari qu'elle n'aime pas, qu'elle ne peut supporter. Elle voudrait s'en séparer. Mais comme il ne lui fournit aucun prétexte pour une réclamation, elle a résolu d'en faire naître un. Il faut qu'elle le pince en conversation galante, chez lui, avec une femme. Voulez-vous jouer le rôle de la femme ? Voulez-vous braver un petit scandale, les risques d'un flagrant délit ? Si oui, il vous sera aisé, sous un nom d'emprunt et pour un motif quelconque, d'avoir avec le mari en question l'entretien nécessaire. On ne vous laissera pas longtemps ensemble. L'épouse vous surprendra et fera une scène ; votre faux amant s'indignera, jurera qu'il est innocent. Vous serez même libre de l'imiter. Mais on ne vous croira pas, on aura des témoignages et le tour sera joué. Le procès en séparation, impossible aujourd'hui, sera un fait accompli demain.

Mlle Masson écoutait l'agent avec attention.

— L'affaire n'est pas compliquée, fit-elle, lorsqu'il eut parlé. Mais pourquoi, pour une chose aussi simple, m'avez-vous choisie comme auxiliaire ? La première femme venue vous eût servi autant que moi.

Frépont réprima un mouvement nerveux, car la logique de la demi-mondaine l'inquiétait. Mais ce fut sur un ton bonhomme et convaincu qu'il répondit :

— Vous vous trompez. Avec la première femme venue, l'affaire n'aurait pas de suites sérieuses, soit que cette femme fût maladroite, soit qu'elle fût trop peu importante pour prêter de l'ampleur à l'intrigue. Avec vous, il y a esclandre. Votre situation mondaine, votre nom feront tapage dans l'aventure et la personne qui m'envoie bénéficiera de toutes ces raisons.

Puis, il ajouta, avec un accent de naïf hommage :

— En outre, j'ai confiance en vous parce que vous êtes une professionnelle, parce qu'on peut être sûr, avec vous, que le morceau ne sera pas mangé ; et je n'oserais jamais m'adjoindre, comme collaboratrice, en une pareille circonstance, une femme qui ne serait pas du métier.

La jolie fille sourit.

— Soit. J'accepte. A quand le drame ? Frépont prit un air malin.

— La comédie plutôt. — A quand ? Je ne sais encore. Il me fallait votre acquiescement. Je l'ai, c'est le principal. Il me reste à revoir ma cliente, à lui dire que je suis prêt à agir comme elle le désire. Si elle est toujours aussi résolue dans son projet, je vous la nommerai et nous conviendrons du jour de la représentation.

Mlle Masson regarda l'agent fixement :

— Et les droits d'auteur ?

— Les droits d'auteur ? Vous faites bien de me les rappeler : je les oubliais. Lorsque je viendrai vous chercher pour entrer en scène, je vous remettrai dix mille francs. Vous recevrez une égale somme après la chute du rideau. Ça va-t-il ?

La jolie fille tendit sa main à l'agent.

— Ça va.

— A bientôt, alors ?

— A bientôt.

Frépont s'éloignait de Mue Masson, après l'avoir engagée dans une aventure imaginaire qui ne pouvait être utile à ses desseins, en mettant lady Stuart en présence de la demi-mondaine, que s'il possédait la certitude que cette femme était réellement celle qui avait volé l'enfant, à La Verrière. Quoiqu'il se retirât sans posséder cette certitude absolue, son instinct de policier lui disait que cette fille était celle qu'il cherchait, et il décida d'agir comme s'il eût recueilli son aveu. Le chiffon ramassé à La Verrière et celui que lui avait montré M. de G... ne lui offraient-ils pas des assurances suffisantes, d'ailleurs, pour ne pas craindre une déception ? Et puis, qu'avait-il à redouter, qu'avait à redouter lady Stuart si une erreur qui lui semblait impossible les égarait, dans cette circonstance ? Marthe Masson se fâcherait. Mais on serait quitte, avec elle, pour des excuses, pour un cadeau réparateur du tourment qu'on lui aurait procuré, et elle se féliciterait même d'un ennui qui lui vaudrait si peu de mal et tant de profit imprévu.

En sortant de chez la demi-mondaine, son projet était fixé ; mais comme il se disposait à se rendre chez lady Stuart, pour la mettre au courant de sa démarche ainsi que pour l'informer de la rencontre qu'il avait arrangée, entre elle et Mlle Masson, à l'insu de la jolie fille qui pensait avoir à remplir le rôle d'une amoureuse, il réfléchit qu'il y aurait maladresse, de sa part, à voir la comtesse Ellen, et il lui écrivit pour lui fournir les indications nécessaires à l'action qu'il avait organisée.

Dans deux jours, concluait-il, j'irai chercher Mlle. M... et je la conduirai auprès de vous. Pour la décider à m'accompagner chez vous, ou plutôt chez le mari que je vous ai prêté, j'ai promis de lui verser une somme de dix mille francs. Veuillez me faire parvenir cette somme, sans retard. Je ne me présenterai plus à votre hôtel avant l'heure décisive. Mlle M... est une fine mouche qui pourrait m'épier ; votre personnalité lui étant révélée, elle devinerait le piège que nous lui tendons. Je vous l'amènerai, le soir, et en l'occupant, en lui parlant, je tâcherai de détourner son attention de la route qui sera la nôtre. Dans deux jours, donc, soyez prête à nous recevoir.

D'autre part, Frépont adressa à Mlle Masson un billet laconique :

Soyez chez vous, tous les soirs, à partir de la réception de ces quelques lignes. Tout est entendu, comme nous avons dit, et je viendrai vous chercher au moment opportun.

Lady Stuart, en lisant la lettre de l'agent, eut un cri de joie et un cri de haine — un cri de joie qu'elle éleva vers son enfant ; un cri de haine contre la femme qui le lui avait volé et qu'elle allait, enfin — elle n'en doutait pas pouvoir jeter à ses genoux, effarée, suppliante, courbée sous son impitoyable colère.

 

Les deux jours qui s'écoulèrent, après l'envoi et la remise de ces lettres, furent, pour lady Stuart et pour l'agent Frépont, deux jours de fièvre.

L'heure marquée pour agir sonna, enfin, et le soir de la seconde journée d'attente, une voiture s'arrêtait devant la porte de la maison qu'habitait Mlle Masson.

Le policier en sortit, passa, rapide, devant la loge du concierge, et trouva bientôt la jolie fille seule et fidèle à la consigne qu'il lui avait dictée.

En apercevant Frépont, elle eut un mouvement de plaisir et se fit aimable.

— Savez-vous, lui dit-elle, que je commence à m'ennuyer en restant ainsi chez moi, comme en prison ? Vous venez me délivrer, je suppose ?

— L'affaire est pour ce soir, en effet, répliqua l'agent, et votre captivité va cesser. Etes-vous prête ?

— Voyez.

Le policier, sur l'invitation qui lui était faite, regarda son interlocutrice. Elle était bien telle qu'il fallait être pour devenir l'héroïne de l'aventure qu'il avait imaginée — l'héroïne d'une nuit amoureuse. Très simplement, mais très coquettement parée, sa beauté rehaussée par l'excitation nerveuse que lui communiquait l'interprétation prochaine du rôle qu'elle avait accepté, la rendait suprêmement séduisante.

— Vous êtes adorable, fit l'agent, et tout à fait ce qu'il faut que vous soyez pour que l'on croie à l'intrigue qui nous est nécessaire. Puis, riant :

— Ah, ça, dites-moi, pas de bêtises surtout ; si on allait vous aimer pour de bon, n'enlevez pas votre amoureux avant de l'avoir fait pincer.

Mlle Masson plaisanta à son tour :

— Soyez tranquille. Le programme sera exécuté loyalement. Je ne réponds pas des suites de la comédie, par exemple, et si on allait m'aimer, comme vous le supposez...

L'agent l'interrompit, cynique, et jouant son personnage merveilleusement :

— Vous vous laisseriez aimer, n'est-ce pas ? Eh bien, on ne vous défend rien... au contraire...

— Malheureusement, il est plus probable que mon amant malgré lui, voudra me jeter à la porte, lorsqu'il comprendra qu'il a été dupé.

— Qui sait ?

— C'est vrai... qui sait ?... Les hommes sont si bizarres...

Tout en devisant, la demi-mondaine s'était levée et avait procédé à sa toilette de sortie. Elle fut vite à la disposition de Frépont. Mais, comme elle se préparait à le suivre, elle lui saisit le bras :

— A propos, mon cher monsieur Frépont, il serait peut-être utile que je connusse, maintenant, le nom du monsieur que je vais compromettre.

L'agent se frappa le front comme s'il se fût reproché un oubli.

— Pardonnez-moi, fit-il, je suis distrait. Nous allons chez M. le comte de Noré.

La jeune femme parut rassembler des souvenirs.

— Le comte de Noré ?... Ce nom n'est pas très parisien. Pour mon compte, je l'ignore.

— Il n'y a rien d'étonnant, là, répliqua Frépont qui voulut éviter tout soupçon. Le comte et la comtesse de Noré demeuraient en province avant de s'établir à Paris où ils ne sont que depuis quelque temps.

Et il ajouta, philosophiquement :

— Ils auraient joliment mieux fait de ne venir jamais ici, car Paris, d'après ce que nous pouvons en juger, ne leur a pas porté bonheur.

Mlle Masson accepta cette explication, naturelle, d'ailleurs, mais resta immobile devant son compagnon.

— Eh bien ! dit l'agent, venez-vous ? Il est temps.

— N'aviez-vous pas promis de me remettre dix mille francs, lorsque vous viendriez me chercher ?

Frépont eut un gros rire.

— Vous ne perdez pas la mémoire de cette promesse-là, ma belle enfant, et vous avez raison. Les dix mille francs sont dans ma poche. Ils vous appartiendront au moment où nous passerons le seuil de l'hôtel de Noré.

— Pourquoi ne me les versez-vous pas maintenant ?

L'agent cligna des yeux, et se fit un peu bourru.

— Nous n'allons pas, j'espère, jouer au plus fin, l'un avec l'autre, ça n'avancerait ni les affaires de notre cliente, ni les nôtres. C'est, avec moi, sachez-le, une fois pour toutes, car je crois que nous nous reverrons — donnant, donnant. Qui m'assure que si je vous payais, à présent, vous ne me feriez pas la révérence, vous dérobant ainsi à la petite corvée qui vous attend ? Quel recours, en ce cas, aurais-je contre vous ? Voyons, pas d'équivoque entre nous. Donnant, donnant, je le répète. Ça vous convient-il ainsi ?

La jeune femme haussa les épaules.

— Soit, dit-elle, sèchement. Partons. Et elle ajouta :

— La confiance ne vous étouffera jamais, mon cher.

Cette brève discussion d'intérêts avait provoqué une gêne entre l'agent et sa compagne. Elle monta dans le coupé qui stationnait à sa porte, se réfugia dans un coin et fut à peu près silencieuse durant le trajet de sa maison à celle de lady Stuart. Cette maussaderie vint en aide à Frépont qui craignait que la demi-mondaine n'observât trop autour d'elle et n'eût quelque doute sur le rôle qu'elle avait accepté. Il la laissa à sa mauvaise humeur et ne lui adressa la parole que lorsque la voiture fit halte devant l'hôtel.

Il sortit, alors, de la poche intérieure de son vêtement, un portefeuille et le tendit à la jolie fille en souriant.

— On est exact dans ses échéances, fit-il. Voici les dix mille francs promis. A vous, maintenant, de les gagner et d'en gagner autant encore.

Mue Masson se saisit du portefeuille, l'ouvrit et, à la lueur vague d'un réverbère, vérifia la somme qui lui était versée. Satisfaite de son examen, elle fit le geste de descendre du coupé ; mais l'agent la retint.

— Veuillez me permettre de sonner, dit-il à voix basse ; il faut que vous entriez dans la maison, sans séjourner sur le trottoir.

Une scène rapide succéda à cette recommandation. Un coup de timbre retentit, une porte s'ouvrit et deux ombres se glissèrent dans l'hôtel.

La comédie imaginée par l'agent Frépont finissait, et le drame qui allait être tout à l'initiative de lady Stuart, commençait.

Mlle Masson, étonnée que l'agent entrât avec elle, dans l'hôtel, s'arrêta dans le vestibule et se tourna vers lui, interrogative :

— Vous venez avec moi ?

— Pour un moment. Nous allons ensemble monter au premier étage et tandis que là, vous irez à droite où sont les appartements du comte, j'irai à gauche chez la comtesse. Je l'avertirai de votre arrivée et je redescendrai. Si M. de Noré paraît surpris qu'on ne vous ait pas annoncée à lui, dites-lui que vous avez vu sa femme et que c'est elle qui vous a indiqué son appartement.

Ayant gravi l'escalier, sans rencontrer un seul serviteur, l'agent et sa compagne se consultèrent.

Frépont montra du doigt, à la demi-mondaine, une porte, lui dit : — C'est là, puis la poussant vers cette porte, il feignit de s'éloigner d'elle. Mais à peine Mlle Masson eut-elle entrebâillé le seuil de la pièce qui lui était désignée, que l'agent, revenant sur ses pas, faisait son apparition, derrière elle, dans cette pièce.

Il y eut, alors, comme des exclamations contenues, comme des balbutiements, comme des murmures. Puis une voix — une voix de femme s'éleva, nette, cassante :

— Ce n'est point une femme que vous comptiez trouver ici, n'est-ce pas, mademoiselle ?

Une détresse s'était emparée de la demi-mondaine. Sans comprendre ce qu'on lui voulait, elle devina qu'elle était tombée dans un piège et elle eut comme la conscience d'un péril qui allait la menacer. Elle jeta un regard sur l'agent Frépont pour implorer de lui l'explication du mystère qu'elle redoutait, pour lui reprocher une trahison ; mais le policier, debout, dans un angle de la pièce, était immobile et ne paraissait plus être disposé à se prêter à sa curiosité.

— Que signifie cela ? dit-elle. Où suis-je ? Où m'a-t-on conduite ? N'êtes-vous pas, madame, la comtesse de Noré ?

Lady Stuart était très pâle et fixait des yeux cruels sur la jolie fille.

— Je ne suis pas la comtesse de Noré... je n'ai pas de mari... Vous êtes ici, pour me donner autre chose que la parodie d'un adultère.

Marthe Masson, effrayée, bégaya :

— Encore une fois, que signifie tout ce que je vois, tout ce que j'entends ? L'homme qui est là m'a amenée, dans cette maison, sous le prétexte d'y accomplir une mission que j'ai acceptée. Celui que je devais rencontrer n'existe pas, celle que je devais servir me menace... Je veux sortir et si vous ne me faites pas libre, immédiatement, je crie, j'appelle au secours.

Lady Stuart répliqua :

— Votre voix ne serait pas entendue. Dispensez-vous de faire du bruit. Vous êtes en mon pouvoir et nul ne peut, désormais, vous protéger contre moi.

Exaspérée, affolée, la demi-mondaine s'écria :

— Me direz-vous, madame, pourquoi ce guet-apens ?

— Vous allez être satisfaite, déclara lady Stuart. Puis, s'adressant à l'agent, elle ajouta :

— Frépont, voulez-vous montrer à mademoiselle une chose qui, certainement, l'intéressera.

Le policier s'avança, alors, tira de sa poche le mouchoir trouvé à La Verrière et le tendit à Mlle Masson.

— Reconnaissez-vous cet objet ? demanda-t-il.

La jolie fille prit le chiffon des mains de l'agent, l'examina et dit :

— Je reconnais que ce mouchoir ressemble à des mouchoirs que je possède, en effet, et qui m'ont été offerts par une personne à qui j'ai été utile, naguère. Je ne puis affirmer qu'il n'en existe pas de pareils et que celui-ci soit nécessairement à moi.

L'agent l'interrompit avec fermeté.

— J'affirme, moi, que ce mouchoir vous appartient, comme vous a appartenu celui que vous avez oublié, un jour, chez M. de G..., lorsqu'il vous a surprise fouillant dans ses papiers et lorsqu'il vous a chassée. Celui-ci, vous l'avez perdu à La Verrière, dans le jardin de braves gens, chez qui vous êtes allée voler un enfant — un petit garçon du nom de Jack. — Allons, osez me donner un démenti.

La demi-mondaine parut écrasée par cette soudaine accusation. Elle en saisit toute l'importance, elle lui fit deviner le motif pour lequel on l'avait conduite vers la femme qui se dressait devant elle et, dans l'effroi que lui inspirait la constatation de son identité, elle tenta une dénégation.

— Je ne sais ce que vous voulez me dire, fit-elle. Je ne connais pas M. de G... et j'ignore, plus encore, l'histoire d'enlèvement à laquelle vous faites allusion.

L'agent devint brutal.

— Ne faites donc pas l'innocente et surtout n'essayez pas de me tromper. Nous sommes collègues, ne l'oubliez pas, et vous êtes assez intelligente pour admettre que vous ne me duperez pas. Vous avez été la maîtresse de M. de G... et vous êtes la femme qui a commis un rapt à La Verrière. Avouez, franchement ; c'est ce qui vous reste de mieux à faire.

Marthe Masson se révolta et affecta un air arrogant.

— Que j'aie été la maîtresse de M. de G..., c'est possible ; mais ce fait ne regarde que moi, en définitive. Il n'implique pas que l'objet que vous me jetez au visage, ainsi qu'une pièce à conviction irréfutable, constitue la preuve d'un crime auquel je suis étrangère.

— Cet objet vous condamne.

— Où voulez-vous en venir ?

— A ceci : il faut que vous nous fassiez connaître l'endroit où vous avez conduit l'enfant qui vous a été remis à La Verrière. Jusqu'à ce que vous nous ayez procuré ce renseignement, vous resterez notre prisonnière.

Marthe Masson eut un éclat d'indignation et de colère :

— C'est inouï, en vérité ! Je vous répète que je ne suis pas la coupable que vous croyez et j'ajoute que, fussé-je cette coupable, je serais en droit de vous demander à quel titre vous me violentez.

Lady Stuart fit, alors, deux pas vers la jeune femme et la domina de toute sa taille.

— Mademoiselle a raison, fit-elle. Je ne me suis pas présentée à elle.

Et, dans une sorte de rugissement, elle l'apostropha :

— Misérable, misérable, ne devines-tu pas que celle qui t'interroge en cette heure est la mère du pauvre enfant que tu lui as pris.

La jolie fille recula.

— Vous... la mère...

— Oui, moi, lady Stuart, la mère... la mère, entends-tu, du petit être que tu as volé et que tu vas rendre ; sinon, chienne maudite, je te tuerai de ma main !

Devant cette révélation, devant cette explosion de haine, Marthe Masson demeura sans voix pour exprimer sa crainte ou son audace. Des sons rauques jaillirent seulement de sa gorge, et, instinctivement, elle se précipita vers la porte qui lui avait donné accès dans la pièce.

Mais elle se heurta à l'agent Frépont qui la saisit par la taille et la repoussa dans le salon. Son impassibilité, en cet instant, contrastait avec l'exaltation de lady Stuart et avec l'horreur peinte sur le visage de la demi-mondaine.

— Madame, dit-il en s'adressant à la comtesse Ellen, calmez-vous. L'effroi que témoigne cette fille vaut un aveu et elle va comprendre, désormais, que son intérêt doit la porter à nous fournir les indications qui nous sont nécessaires.

Marthe Masson, immobile au milieu du salon, regardait alternativement et l'agent et lady Stuart, comme cherchant à deviner, par leur attitude, le sort qu'ils lui réservaient, comme aussi, sous l'influence d'une crise intime qui allait amener, sur ses lèvres, ou une affirmation ou une nouvelle dénégation.

Elle parut vouloir ouvrir la bouche pour parler ; mais la secousse qu'elle venait de subir avait été trop puissante pour lui permettre de résister à l'agitation de ses nerfs, et, poussant un cri, un cri aigu et terrible, elle s'affaissa en des larmes, en des gémissements.

Lady Stuart eut une seconde d'angoisse.

— Nous ne saurons rien !

Frépont ricana :

— Mais si, mais si, madame, nous saurons tout ce que nous voulons savoir, au contraire. La belle que voilà se paie une attaque de nerfs... Bon, bon, cela... Si elle était innocente, pensez-vous qu'elle perdrait son temps à se trémousser comme cela.

Et, en prononçant ces mots, Frépont désignait Mlle Masson qui, en effet, étendue sur le tapis, battait l'air de ses bras et de ses jambes, en proie à une véritable crise nerveuse.

Dans le désordre de ses mouvements, la poche de sa robe s'ouvrit et laissa échapper quelques menus objets de femme, parmi lesquels une sorte de calepin fermé à clef.

L'agent le vit et le ramassa.

Puis, comme il le tournait et le retournait entre ses doigts, il fit le geste d'une résolution soudaine, sortit un couteau à forte lame du gousset de son pantalon, et, sans hésitation, fit sauter le fermoir du calepin qu'il se mit à feuilleter avec une ardeur fiévreuse.

Comme lady Stuart l'observait, anxieuse, il lui sourit :

— Dans le métier, murmura-t-il, en employant son langage professionnel, nous autres hommes, écrivons rarement ce que nous avons

à faire. Mais les femmes qui sont nos collègues, agissent différemment. Elles ont, en général,

la manie du griffonnage et elles se perdent souvent, par là, ainsi que de simples amoureuses qui, chacun le sait, n'ont rien de plus pressé que d'entasser lettres sur lettres, au risque de gâter leurs amours.

Il se reprit à examiner le carnet et resta une minute silencieux.

— Tenez, fit-il bientôt, que vous disais-je ? Tout ce que fait cette femme, depuis un certain temps, est consigné, ici, entièrement.

Lady Stuart, sans répondre, le laissait tout à sa curiosité satisfaite et semblait en attendre un résultat imprévu.

Tout à coup, l'agent eut une exclamation.

— Madame, madame... approchez-vous et lisez...

La comtesse Ellen fit un bond vers le policier et se penchant sur lui, lut cette ligne qu'il indiquait du doigt :

Conduire l'enfant à destination.

Au-dessus et au-dessous de ces mots, d'autres notes étaient accumulées, mais rien ne les expliquait. Dans leur laconisme, dans leur brutalité, ils éclataient, néanmoins, lumineux, et ne permettaient plus à celle qui les avait tracés, de nier sa culpabilité.

Lady Stuart, devant la netteté de la révélation qui lui était faite, devant l'espérance qui s'en dégageait, éprouva comme une détente de tout son être et, faible dans la victoire, autant qu'elle avait été forte dans la lutte, elle courut vers un siège et s'y écroula en pleurant.

L'agent fut ému.

— Pleurez, madame, dit-il, avec bonhomie, ça vous fera du bien ; mais il faut pleurer de joie, maintenant. Foi de Frépont, c'est comme si nous tenions le petit, à présent.

Puis, allant vers Marthe Masson, toujours étendue sur le tapis, mais apaisée, il lui saisit les mains qu'il tapota et lui parla sur un ton moins rude, en lui montrant le calepin.

— Plus la peine de nier. Le pot-aux-roses est déniché. Réveillons-nous un peu, voyons.

La jolie fille entendit la phrase et vit le geste de Frépont. Elle comprit qu'il lui serait vain, dorénavant, de persister dans une attitude mensongère, et ce fut en suppliante qu'elle se tourna vers lady Stuart et lui fit le récit réel du crime qu'elle avait commis.

— Une femme que je ne connais pas, que je ne pourrais même reconnaître, tant elle était voilée, mais qui m'a été envoyée par un haut fonctionnaire, sur un ordre de service du préfet de police, est venue, un soir, me trouver et m'a donné la mission de retirer votre enfant de La Verrière, pour le conduire à A..., près de Nancy. J'ai pensé qu'un mystère entourait la naissance de cet enfant et qu'il ne m'appartenait pas, en exigeant des explications, de tenter de le violer. J'ai pensé même que vous étiez d'accord avec l'autorité, dans l'accomplissement de cette action, et j'ai accepté la besogne qui m'était offerte sans m'inquiéter des conséquences qu'elle pouvait avoir. J'appartiens à la police et j'obéis aux ordres que je reçois. J'ai été coupable, mais je l'ai été moins que vous l'avez cru. J'ai servi des intérêts ennemis des vôtres, mais l'excuse de ma conduite est tout entière dans mon ignorance des faits qui se sont produits.

L'agent Frépont était dans la joie.

— Eh bien, avais-je bien tout deviné, dans cette intrigue ? fit-il. Tout ne s'est-il point passé comme je l'avais supposé 2... Cette femme qui est là, à vos genoux, madame, a commis une action abominable, mais elle a agi, par ordre, en policière passive, sans connaître la main qui a dirigé cette aventure et ce n'est pas sur elle que doit tomber votre haine.

Le professionnel se retrouvait en Frépont, alors, et il plaidait sa propre cause peut-être, en plaidant celle de Mlle Masson.

Lady Stuart ne l'écoutait guère, cependant.

— Vous avez conduit mon fils à A..., près de Nancy, dit-elle ; c'est donc là que je le reverrai ?

Marthe Masson, dans l'effroi de nouvelles responsabilités, rectifia la phrase de la comtesse Ellen :

— C'est à A..., oui, madame, que vous devriez le revoir, si des incidents auxquels je n'ai plus été mêlée, n'ont point encore changé sa destinée.

Lady Stuart pâlit affreusement.

— Cette fille fait renaître toutes mes craintes, gémit-elle. Dès demain, je partirai pour Nancy.

Et s'adressant à l'agent, elle ajouta :

— Quant à vous, Frépont, vous resterez ici jusqu'à mon retour et vous empêcherez que Mlle Masson communique avec qui que ce soit, pendant mon absence.

— Ainsi donc, protesta la demi-mondaine, je demeure votre prisonnière, madame, malgré mes aveux, et c'est là toute la récompense que je recueille de ma franchise.

— Jusqu'à ce que j'aie retrouvé mon fils, vous demeurerez en mon pouvoir, oui, déclara lady Stuart. Quant à votre franchise, ainsi qu'à la récompense qu'elle vous devrait procurer, n'en parlons pas, s'il vous plait.

Comme la jolie fille levait ses yeux sur le policier, dans une angoisse à peine dissimulée, Frépont dressa ses bras vers le ciel, comiquement, et lui jeta cette phrase, en guise de consolation :

— Tout n'est pas rose dans le métier.