En 1866, après Sadowa, lorsque l'empereur Napoléon III constata son impuissance à imposer une contrainte aux ambitions de la Plusse, l'impassibilité qui le caractérisait et qui immobilisait ordinairement son visage, parut l'abandonner, et il ne put cacher à tous l'anxiété qui le tourmentait. La Cour, depuis de longs jours, appartenait aux brouillons et aux frivoles qui composaient le cortège habituel de l'impératrice Eugénie, et les hommes ainsi que les femmes qui prenaient conseil de la souveraine, feignirent de ne point s'apercevoir de l'attitude de l'Empereur, dans la crainte d'être obligés d'interrompre l'ordre accoutumé de leurs plaisirs. Cependant, en dépit de la joie systématique organisée à la Cour, l'amertume qui emplissait l'âme de Napoléon III était trop visible, pour être niée ou pour ne pas être respectée, et il y eut, parmi les courtisans peu sensibles aux intérêts du pays, peu animés du désir de s'occuper des orages politiques qui montaient, là-bas, vers les frontières, comme de la stupeur, comme une sorte de mauvaise humeur mêlée d'appréhension. Dans l'incertitude des moments difficiles qui se présentaient, d'aucuns se firent circonspects, prudents, et attendirent, en une réserve de bon ton, que le souverain permit qu'on fût de nouveau tout à la joie, ou que les circonstances leur fournissent un prétexte habile à se composer une attitude. Mais d'autres, moins hypocrites ou plus absolus dans la satisfaction de leurs instincts, déplorèrent hautement la désolation qui entrait au château, crièrent très fort qu'on avait tort d'écouter les porteurs de funèbres présages, et dans une brutalité non exempte, même, de pittoresque égoïsme, n'hésitèrent pas à déclarer que le patron, décidément, devenait embêtant avec ses idées noires. Ces hommes et ces femmes qui devaient se retrouver, coalisés, en 1870, dans une même volonté de guerre contre la Prusse, préludaient alors, inconscients, à la ruine du pays comme à la leur propre. Le patron les embêtait, en ce temps, comme il devait les embêter, plus tard, lorsqu'il essaya de s'opposer à la funeste campagne qu'on préparait. Ils furent les plus forts, les plus impérieux, en 1866, comme ils furent les plus impérieux et les plie forts, en 1870, et ils réussirent à persuader à l'entourage aimable des souverains, que les périls entrevus étaient imaginaires, que le recueillement, que la tristesse de l'Empereur n'avaient rien de sérieux, qu'il était politique même, devant la gravité soudaine de l'Europe, de se montrer insouciant et amusé. On pratiqua, donc, l'insouciance, on se montra fermement amusé, aux Tuileries, après Sadowa, et le train coutumier des fêtes y reprit toute son action. On marchait, d'ailleurs, alors, vers l'Exposition universelle qui devait avoir lieu en 1867, et l'on voulait que cette Exposition eût un éclat particulier, fût comme l'apothéose de la Cour impériale. Dès lors, toute entrave au plaisir étant écartée, les hommes se firent à nouveau galants ou spirituels, selon leurs moyens, beaux danseurs et superbes amoureux ; les femmes remirent au vent les convoitises qu'elles avaient, un instant, dissimulées, et se pressèrent davantage sur les pas du souverain ou sur ceux de ses familiers les plus importants. On s'étonna bien un peu, dans certains groupes qualifiés austères et raillés comme tels, que Mme de Metternich, ambassadrice d'Autriche, continuât de se réjouir et parût porter, avec quelque désinvolture cynique, le deuil de sa patrie vaincue. Mais des esprits indulgents mirent au compte de ses nerfs et de son affection pour l'Impératrice, son apparente indifférence ; et, comme l'Impératrice eût renoncé malaisément à ses plaisirs, comme le jeu du Chat et de la Souris semblait mieux lui agréer que les récriminations, on excusa l'ambassadrice de se soumettre aux fantaisies de son impériale amie. Les larmes de M. de Metternich suffisaient, d'ailleurs, et sans doute amplement, alors, à la défaite de l'Autriche, et Celle qu'il aimait d'un amour malheureux, en feignant de les ignorer, commandait à tous de ne les point voir. En ce temps, &est-à-dire vers la fin de l'année 1866, des fêtes eurent lieu aux Tuileries, et ce fut en l'une d'elles que lady Stuart — c'est le nom par lequel je désignerai la personne dont il va être conté l'aventure en ces pages — parut, pour la première fois, à la Cour. Lady Stuart, que l'on baptisa vite, au château, de cette appellation plus familière et plus gracieuse — la comtesse Ellen — lady Stuart avait quitté, déjà, son pays, l'Angleterre, lorsqu'elle vint s'établir à Paris. Elle n'avait point, alors, à proprement parler, d'histoire ; cependant, à côté de la notoriété que lui avaient valu sa beauté et son faste, à Londres — notoriété que possède toute grande mondaine — une sorte de mystère était en sa vie, et ce mystère, imparfaitement deviné, mal interprété même, la faisait attrayante davantage aux yeux des habitués des Tuileries, ainsi qu'à ceux de la société aristocratique de cette époque. Des médisants ou des calomniateurs avaient essayé de faire naître une légende, autour d'elle, en la montrant comme une femme déclassée fuyant un monde réfractaire à ses charmes, comme aussi une aventurière de haute marque soudainement jetée sur la terre parisienne et dans les salons impériaux, pour le plus grand profit du gouvernement britannique. Mais on n'élevait que timidement ces propos. Lady Stuart, en effet, était trop bien apparentée pour qu'on osât prêter un audacieux crédit aux racontars dont elle était l'objet ; elle était trop bien vue, en outre, à l'ambassade d'Angleterre, pour que l'on développât, sans réserve, le rôle politique qu'on la soupçonnait d'avoir accepté. Il n'y a jamais de fumée sans feu, dit un proverbe. Ce proverbe aurait pu s'appliquer à lady Stuart, pourtant, et si les amateurs de cancans ou d'intrigues n'étaient point entièrement dans la vérité des faits en parlant d'elle, ils possédaient comme des indices susceptibles de mener à cette vérité. Grande, élancée, très brune et fort belle, remarquable surtout par la splendeur de ses épaules et de ses bras qui, selon l'expression d'un admirateur, d'un amoureux peut-être, avaient dù lui être donnés par le diable, elle était entrée aux Tuileries ainsi qu'une merveilleuse apparition dans une féerie, et avait provoqué, dès sa venue, un enthousiasme sincère parmi les courtisans. Parlant le français avec une réelle pureté de diction, presque sans accent particulier, elle s'était aussitôt élevée au-dessus de la cohue féminine exotique qui encombrait les salons de l'Impératrice, et elle avait pris rang à côté des femmes de la Cour le plus en vedette. En s'installant à Paris, presque modestement, elle ne sembla pas trop regretter les magnificences de son existence londonienne et porta, très dignement, ce que l'on appelait tout bas sa ruine, ce que l'on n'osa jamais nommer sa déchéance. Son passé, imparfaitement su, était simple. Mariée, ayant uni sa beauté et sa naissance — elle descendait presque directement des derniers rois d'Irlande — à l'une des plus considérables personnalités aristocratiques de l'Angleterre, à lord Stuart, elle n'avait pas été heureuse en ménage. Très autoritaire, elle s'était heurtée à l'autoritarisme absolu de son mari et, après quelques années de vie commune, sans la consolation suprême et souvent rédemptrice d'un enfant, elle s'en était éloignée, ne se retrouvant auprès de lui que pour obéir aux convenances sociales, si impérieuses chez les Anglais. L'existence ingrate qui lui était ainsi faite semblait ne point devoir changer sensiblement, lorsqu'un accident la métamorphosa complètement. Lord Stuart, un matin, fut trouvé mort dans son lit. Comme, la veille, il s'était couché en très excellente santé, comme jamais il n'avait éprouvé de troubles cardiaques ou cérébraux, comme, principalement, les médecins appelés, en cette circonstance, ne savaient à quelle cause attribuer sa mort, on s'étonna, on murmura ; et si l'on évita le scandale de suspicions trop bruyantes autour de la jeune femme qui paraissait n'être aucunement chagrinée par la perte de son mari, on créa contre elle un mystère qui ne devait plus la quitter — ce mystère qui, à Paris, devait exciter toutes les malignités. Lady Stuart ne s'était pas inquiétée, d'ailleurs, de l'attitude de la société à son égard, après la mort de son mari. Elle avait exigé qu'on fît l'autopsie du défunt et, comme les recherches hostiles de la science étaient demeurées vaines, elle avait fait tête, résolument, aux menaces qui l'enveloppaient. Si on l'en croit, lord Stuart avait eu une fin très explicable et se rattachant à un ordre de choses fort intimes. Violemment épris de sa femme — de sa beauté physique, à l'exclusion de toute affinité morale — chaque fois qu'il se rencontrait avec elle, il redevenait son mari. Dans l'espérance d'une maternité qui lui était sans cesse refusée, lady Stuart se soumettait aux volontés de son époux, acceptait ses caresses docilement. Or, dans la soirée qui avait précédé sa mort, il s'était montré avec elle plus galant peut-être que ne le permettait son âge — cinquante-cinq ans environ ; — comme s'il eût eu le pressentiment qu'il ne la posséderait jamais plus, qu'il l'aimait pour la dernière fois, il s'était épuisé à la chérir et, lorsqu'elle l'avait abandonné, il était défaillant. Etait-il mort d'amour, ou bien, dans ce tête-à-tête suprême entre la femme et l'époux, un crime s'était-il accompli — l'un de ces crimes sans nom, sans étiquette — quelque anonyme assassinat avait-il eu lieu ? Il serait téméraire d'émettre une opinion à ce propos, et il est sage, il est juste même peut-être d'accueillir, sans arrière-pensée, la version de la jeune femme. Libre, désormais, lady Stuart ne fut pas longue à organiser la nouvelle existence que lui procuraient son veuvage et son ardente indépendance. Elle liquida sa situation, réalisa la fortune qui lui appartenait et voyagea. Quand elle revint à Londres, les soupçons qui l'avaient atteinte, s'étaient calmés. Elle se fit audacieuse ; elle se présenta dans quelques-unes des maisons qui, naguère, s'ouvraient toutes grandes devant sa puissance et sa beauté, et, comme après une rapide surprise, on la reçut ainsi qu'autrefois, ce fut autour d'elle, et pour elle, l'histoire modernisée des moutons de Panurge. On parut oublier le mystère indéchiffrable de la mort de lord Stuart et on lui rendit hommage. Elle eût pu, alors, profiter de la posture qu'elle avait su prendre ou que le hasard des choses lui avait faite, pour remonter, à Londres, sa maison, et pour y revivre sa vie d'antan. Mais tel n'était pas son dessein. Ayant obtenu de la société anglaise — de la société qui était sienne — comme une justification, comme une réhabilitation, elle ne s'attarda point en son pays et annonça, bientôt, qu'elle avait résolu de fixer sa résidence en France, à Paris. Ce fut vers le mois de septembre de l'année 1866 — de cette année si féconde en événements dramatiques, en lugubres présages — que lady Stuart vint habiter un délicieux hôtel, aux Champs-Elysées. La plupart de ceux qui, alors, furent témoins de son établissement, ne virent, en sa venue, que la venue d'une femme élégante et libre auprès de laquelle il serait agréable de sourire ; ne virent, en elle, qu'une coquette éprise du mouvement parisien. Les propos, même, qui la présentèrent comme un agent politique, ne rencontrèrent que de rares écouteurs, et l'on haussa les épaules devant l'attitude inquiétante qui lui était ainsi prêtée. Nul ne pouvait, en vérité, connaître la raison à laquelle obéissait lady Stuart en prenant place dans le inonde parisien, et ni ceux qui affectaient, dans leur ignorance, de la considérer comme une femme simplement désireuse de plaisirs, ni ceux qui lui supposaient un rôle de traîtresse, n'étaient bien renseignés. Le premier soin de la jeune femme, après être entrée en sa nouvelle demeure, fut de s'adresser à l'ambassadeur d'Angleterre pour qu'il lui préparât son admission aux Tuileries — non une admission banale et facile à obtenir, dont on était prodigue pour les réceptions solennelles, deux ou trois fois l'an, mais une admission personnelle, spécialisée, et marquée d'un inoubliable souvenir. En agissant ainsi, lady Stuart avait un but, suivait la ligne d'un plan qu'elle s'était tracé. Très ambitieuse, très altière, avide de domination, d'hommages indiscutés, lorsqu'elle avait épousé lord Stuart, elle avait espéré qu'à la faveur de la haute situation que lui procurait son mariage, elle brillerait au premier rang des femmes de l'aristocratie anglaise. Cette espérance avait été réalisée en partie ; mais ce qu'elle aimait, par-dessus tout, ce qu'elle souhaitait passionnément : commander aux autres autant dans la puissance de sa beauté, que dans la souveraineté d'une autorité sociale réelle — lui avait été refusé. Elle eût voulu que son mari occupât l'une des grandes charges de l'Etat, elle eût voulu être la compagne redoutée et jalousée d'un homme politique. Or, le noble lord s'était obstiné, malgré ses prières, malgré ses reproches, à se tenir éloigné de toute fonction officielle, de toute influence publique, dans les affaires de son pays, et elle avait conçu, dans cette désorientation de ses projets, une cruelle déception. En venant à Paris, elle avait décidé de refaire sa vie et de la refaire sur les bases que, jadis, elle avait, dans le secret de son âme, posées. On ne peut dire qu'un dessein nettement arrêté la guidait ; on ne peut affirmer qu'un choix particulier déterminait sa conduite. Mais elle était belle, mais elle était riche, mais elle était intelligente et, dans le courant de mer qui portait, en cette époque, tant d'hommes illustres, craints et enviés, vers des destinées inconnues, elle pensait qu'il se trouverait bien un flot qui jetterait, à ses pieds, celui qu'elle séduirait et qui la satisferait dans l'édification superbe de ses désirs, de ses convoitises dans ce qui, jusqu'alors, n'avait été que sa chimère. Elle dédaignait de n'être qu'une femme élégante dont on parlerait un jour, une semaine, et qui s'effacerait bien vite dans cette brume parisienne en laquelle tant de jolies femmes, tant de silhouettes charmantes d'amoureuses ou d'impassibles — brunes ou blondes — s'enfoncent, comme un défilé éternel et monotone d'ombres éphémères, sur un transparent. Elle n'avait pas la pensée d'être une femme politique au service de son pays, l'une de ces personnalités équivoques dont on ne s'approche qu'avec prudence, dont on redoute le baiser même comme un mal honteux. Elle voulait être elle — elle, simplement, mais absolument. Elle voulait être l'amie épouse ou maîtresse, elle n'aurait su dire d'un homme qui aurait assez de force morale et de gloire pour la poser, devant le monde dans la régularité ou dans l'irrégularité des choses — ainsi qu'une femme jalousée dont on craint la haine, dont on recherche la sympathie. Et, dans la conception de son rêve, elle ne se demandait pas si les affections, si les passions les mieux édifiées, sont durables et n'entraînent pas, en leur affaiblissement tôt venu, les promesses radieuses des heures qui les ont vu naître — ne sont pas suivies, fatalement, de la déroute des plus profonds et des plus vraisemblables espoirs. Elle avait un but, ne voyait que ce but et souriait à sa beauté, immuablement, toute enfiévrée de confiance, dans l'attente de l'occasion favorable qui mettrait le renouveau dans sa vie, qui animerait sa pensée, paralysée une fois déjà, là-bas, sous le morne ciel londonien. Lady Stuart, évidemment, se présentait dans tout l'aspect physique et moral d'une aventurière. Mais, chez elle, ce caractère d'aventurière n'avait rien de choquant, n'était pas exempt même de quelque grandeur. Quoiqu'égoïste, comme toutes les natures d'élite, elle ne songeait point au mal, cependant ; la jouissance d'orgueil même qu'elle souhaitait, n'avait rien d'illicite et comme elle la reportait toute à elle, sans la préoccupation d'autrui, il serait d'une doctrine un peu trop puritaine de l'incriminer dans ses desseins. L'époque en laquelle apparaissait lady Stuart — nouvelle et scintillante étoile dans le firmament des séductions parisiennes et impériales — était propice à son rêve. Il semblait, alors, en effet, qu'une femme intelligente, jeune, jolie, n'eût qu'à vouloir être aimée pour être aussitôt devinée et obéie, n'eût qu'à désigner un homme, parmi tous les hommes qui s'agitaient, en un vertige de joie et d'inconscience, aux pieds du trône, pour que cet homme se traînât à ses genoux. Paris et la Cour, pour celles qui ne demandaient que des baisers et qui n'avaient que des baisers à offrir, étaient pleins de jeunes fous, charmants et charmeurs, qui passaient dans la vie élégante et amoureuse, comme une belle en son cabinet de toilette, avec le seul souci de la parade quotidienne. Tandis que, dans Paris, c'était une orgie suprême d'assouvissements sensuels, c'était, à la Cour, comme le rite païen du Plaisir déifié, comme l'excitation raffinée et audacieuse de subtils et impérieux désirs. L'Impératrice, tout en demeurant insensible, muette dans sa chair et dans son âme, devant cette manifestation ininterrompue et troublante des appétits masculins, tout en encourageant et en désespérant, à la fois, ceux qui avaient l'infortune de l'aimer, dominait ce tumulte des corps et des âmes, et comme l'idôle antique, impassible devant l'amas des victimes offertes à son culte, couvrait, de toute la paix inquiétante de son sourire, la misère intime de ceux qui manquaient de souffle, en cette chasse d'amour, la vanité hautaine de ceux qui, superbes, triomphaient. Toute femme, presque, mise en contact avec cette cohue, était marquée d'avance pour la chute, était perdue, ne s'appartenait plus. Un air ambiant spécial existait, alors, aux Tuileries. Des observateurs pathologiques rapportent qu'un être sain de corps et d'esprit, placé dans un milieu particulier, en regard de spectacles inaccoutumés et obsédants, peut — et souvent doit infailliblement — subir l'influence du milieu en lequel il se trouve — des spectacles qui lui sont présentés. Ces observateurs affirment, par exemple, qu'un homme parfaitement raisonnable peut et doit même devenir fou si on l'oblige à vivre dans la compagnie de fous. Ce phénomène physiologique et psychologique se produisait aux Tuileries, en ce qui concerne les femmes qui s'y rendaient habituellement. Sous les désirs, à peine dissimulés, des hommes, dans l'atmosphère de fièvre sensuelle qui emplissait le château, qui les enveloppait, qui les grisait dans leurs pauvres petites âmes frivoles comme dans l'intimité violentée, presque, de leur chair, elles n'avaient plus de résistance, elles n'avaient plus de force pour une défense sérieuse ; l'instinct de pudeur qui est si puissant chez la femme, même déchue irrémédiablement, cependant, les abandonnait et, dans l'inconscience immédiate, parfois, de l'acte qu'elles s'engageaient à accomplir, dans l'inconscience d'un aveu, dans l'inconscience surtout du regret qui succéderait peut-être à leur soumission — elles se livraient. Il y eut, certainement, aux Tuileries — je veux le répéter encore — des lemmes qui demeurèrent irréprochables, qui ne s'émurent pas devant les convoitises de ceux qui sollicitaient leurs faveurs, comme il y a, malgré les assertions des savants, des êtres qui, vivant avec les fous, restent sensés ; mais ces femmes pourraient se compter et ne furent pas, en réalité, de celles que l'on nomma justement, les Femmes des Tuileries. Lady Stuart — la comtesse Ellen — en paraissant à la Cour, se trouva naturellement aux prises avec les beaux don Juan qui y tenaient l'emploi d'infatigables amoureux. Mais elle était d'une essence différente de celle qui caractérisait les femmes qu'elle allait connaître, et elle sut être sourde à tout appel, elle sut se garantir de tout contact suspect. Le destin devait porter son intrigue plus haut que toutes les banales intrigues qui naissaient et qui mouraient chaque jour, au château, et lui être plus cruel aussi qu'à celles qui n'eurent à pleurer que sur le peu de durée d'un baiser. En se faisant ouvrir la porte des Tuileries, elle était résolue à négliger l'élément exclusivement mondain, du côté des hommes, élément fort en honneur dans l'entourage de l'Impératrice. Elle savait qu'auprès des hommes de plaisirs et d'élégances, il existait d'autres hommes non moins séduisants, mais que particularisait mieux et plus noblement, la préoccupation intellectuelle d'un avenir à assurer, d'un pouvoir à atteindre, d'une autorité à exercer. Elle savait que ces hommes se tenaient dans l'ombre de l'Empereur et c'est vers eux qu'elle décida de diriger son regard. Le monde ministériel et le monde diplomatique offraient, alors, un assemblage de personnalités de choix, presque toutes en vedette, presque toutes se profilant dans un relief important et saisissant. Il importait peu à lady Stuart que celui qui lui rendrait intact, son rêve, son beau rêve d'antan, qui la ferait ce qu'elle souhaitait d'être — une victorieuse — fût français ou étranger. Comme, jadis, l'Impératrice — cette Impératrice dont chaque désir était, aujourd'hui, satisfait — elle voulait laisser loin, derrière elle, dans que rancune contre le sort maladroit, jusqu'à présent, les vulgarités, même luxueuses, de l'existence, pour se hausser au-dessus des autres femmes, pour les dominer de toute la puissance de son charme et de son esprit. Comme l'Impératrice, encore, elle s'apprêtait à la lutte, dans un sourire, attendant tout des circonstances et ne s'inquiétant pas de savoir si le sorcier qui la tirerait de son obscurité relative, serait jeune ou vieux, serait ambassadeur ou ministre, prince ou roi pourvu que ce sorcier se montrât et lui fit boire le breuvage enchanté qui la transfigurerait. La morale de lady Stuart n'était pas, certainement, conforme à celle qui dirige ou semble diriger l'humble et naïve humanité. Mais, dans sa brutale expression de franchise, mais se développant au milieu d'une Cour peu inspirée par les principes d'austérité que l'on impose à la foule — à l'honnête foule qui écoute sans entendre, qui regarde sans voir, toujours étonnée devant les choses dramatiques ou compliquées de la vie — cette morale n'était point sans excuse et ne demeure pas sans logique. Ce fut, donc, en une fête de l'hiver de l'année 1866, que lady Stuart, au bras de l'ambassadeur d'Angleterre, franchit le seuil des Tuileries. Elle y apparut merveilleusement belle et elle y fit sensation. Grâce à elle, les familiers du palais purent se croire revenus aux temps émouvants où Mme la comtesse de Castiglione posait sa sculpturale beauté devant celle, non moins pure, de l'Impératrice, et passait au travers des courtisans troublés, dans une attitude de hautain et décisif triomphe. La plupart des femmes — un flatteur dirait toutes les femmes — qui firent partie de l'entourage habituel de l'Impératrice, étaient jolies, mais deux d'entre elles, surtout, la comtesse de Castiglione et lady Stuart, obtinrent la consécration officielle de leur splendeur physique. On sait que pour voir Mme la comtesse de Castiglione, lorsqu'elle traversait les salons, on oubliait toute étiquette, on se pressait, on se bousculait, on montait sur les bancs drapés de velours rouge rehaussé d'or qui étaient rangés le long des murailles, on formait la haie, devant elle, comme devant une reine. Le même enthousiasme, la même curiosité, le même murmure d'admiration accueillirent lady Stuart — vite dénommée si gentiment la comtesse Ellen — lorsqu'elle se montra à la Cour, dans le prestige décoratif de celui qui la présentait. Il y eut une telle poussée vers elle quand elle s'avança, appuyée sur son guide, vers le salon où se tenaient l'Empereur et l'Impératrice, que l'ambassadeur dut s'arrêter et attendre qu'on lui permît de continuer sa marche. En face de cet engouement subit, de la sensationnelle apparition de la jeune femme, il eut un sourire et se penchant vers elle, il lui dit, en anglais : — On est, ici, habitué à la beauté, et pourtant, madame, vous le voyez, on s'étonne devant la beauté. Les hommes, devant cette femme nouvelle qui était offerte à leurs désirs, ressentirent comme un grand frisson dé volupté, en leur âme et en leur chair. Les plus renommés pour leur galanterie, pour l'aisance de leurs bonnes fortunes, se mirent en arrêt sur elle, comme le chien sur le gibier. Quant aux femmes, une inquiétude les saisit, à la vue de la jolie Anglaise, et aussi un instinct de préservation les dressa contre elle, dès la première heure de sa-venue. Elles devinèrent que cette nouvelle compagne était de la race des conquérantes et qu'elle voudrait sa part — sa large part de joie dans la joie qui leur était quotidiennement prodiguée. Jalouses, elles dissimulèrent à peine, sous des dehors de correction mondaine, leur jalousie, et elles la reçurent dans la froideur de rivales prêtes au combat. Cependant, la présentation de lady Stuart, à l'Empereur et à l'Impératrice, s'était accomplie avec trop de bonheur, avait été accompagnée de trop de grâces, pour que l'on boudât ouvertement la jeune femme, et comme Mme la duchesse de Bassano, dame d'honneur de la souveraine, à laquelle succéda Mme la comtesse Walewska, quelque temps plus tard, lui adressa des paroles aimables dont elle était avare, on comprit que le mieux peut-être était d'accepter franchement, en apparence, l'étoile neuve qui naissait au ciel des Tuileries, que le mieux aussi était de ne pas lui marchander une place à l'ombre du trône, place qu'elle paraissait, d'ailleurs, très capable de conquérir malgré toutes les mauvaises humeurs, malgré toutes les hostilités. Lady Stuart n'avait pas, en cette circonstance, la virginité des sentiments d'envie qui animaient les femmes de la Cour. Chaque fois qu'une personne, de mine agréable, tentait de forcer le cercle ordinaire de leurs intimités ou de leurs mondanités, elles la traitaient en ennemie, organisant contre elle de petites cabales de salon, des quarantaines vexatoires, créant des obstacles à ses débuts de familière. Si, alors, la femme ainsi accueillie était une timide ou une naïve, elle s'effarait, se décourageait et renonçant à porter les tracas d'une notoriété trop illusoire ou trop difficile, elle se retirait, laissant le champ libre à ses adversaires. Mais, si celle qui se trouvait face à face avec toutes les petites vilenies qui se peuvent inventer, dans une réunion féminine préoccupée du souci farouche d'intérêts divers, était une audacieuse, une obstinée, une militante, elle ne tardait pas à imposer silence aux méchantes langues, à détruire les effets des coalitions et d'autant plus redoutée, alors, qu'elle s'était montrée brave devant l'attaque, elle prenait rang parmi celles qu'on ne discutait plus. Il en devait être ainsi de lady Stuart et, à vrai dire, elle ne rencontra, au château, que. peu de difficultés, dans l'établissement définitif de sa situation, car les femmes qui s'agitaient autour de l'Impératrice avaient compris vite qu'elle n'était pas de celles qu'on rebute, qu'on brise comme un fragile bibelot. Les femmes, à quelque milieu qu'elles appartiennent, sont pareilles à des collégiens rétifs à qui l'on donne un nouveau maître ou un nouveau camarade. Les collégiens tâtent — pour employer une expression consacrée — ce maître ou ce camarade, essaient sur lui et contre lui, quelques cruautés, quelques déplaisants procédés, faiblement dissimulés. Si la victime demeure passive, résignée, soumise, c'en est fait de sa sécurité. L'avenir lui réservera des tortures qui lui arracheront des cris et des larmes. Mais si le patient, ainsi mis à la question, se révolte et se révèle hardi lutteur, il mènera par le bout du nez la bande qui hurlait à ses talons. Telles sont les femmes, dans leurs relations avec les hommes ou dans leur contact avec leurs sœurs. Elles craignent ou aiment qui les défie, qui les humilie, perdant même, dans leur amabilité forcée, le souvenir des heures féroces où elles se liguaient contre celui ou contre celle qui, désormais, les tient en tutelle. C'était, aux Tuileries, le soir de la présentation de lady Stuart, l'une de ces fêtes délicieuses où tous les invités, choisis, mis à l'abri des promiscuités douteuses des grandes réceptions officielles, se connaissaient et se rapprochaient dans le charme ainsi que dans la communauté de goûts et de sentiments partagés. Mmes de Metternich, de Pourtalès, de Galliffet, Drouyn de Lhuys, de Chasseloup-Laubat, Péreira, Bartholoni, de Persigny, et tant d'autres, formaient à l'Impératrice, radieuse et admirée, comme un cadre de fleurs vivantes, dans leurs toilettes légères et polychromes, dans la constellation des pierreries qui caressaient leurs chairs ou se jouaient en leurs cheveux. Toute une pléiade d'hommes — mondains et politiques — papillonnaient près d'elles ou, diversement groupés, parcouraient les salons, en causant. L'Empereur, dans la démarche balancée et lourde qui lui était ordinaire, rêveur, la paupière tombante, mais au ras de laquelle filtrait, par intervalle, comme une lueur énigmatique, s'étirant la moustache, allait et venait au travers de la foule, s'arrêtant parfois près d'un groupe, jetant une parole à un familier, souriant à quelque femme soudainement confuse de se trouver devant lui, toute frémissante encore, parfois, au souvenir non lointain d'une intimité longtemps souhaitée, vite écoulée, sans lendemain. Les hommes, dans leurs habits noirs à la française, serrant sous le bras le chapeau bicorne de feutre, à longs poils, largement galonné de soie noire, l'épée de cour au côté, en culottes courtes, les pieds chaussés de souliers à boucles d'argent — les hommes dans le costume porté également par Napoléon III qui ne revêtait l'uniforme de général de division que pour les grandes réceptions où le commerce, l'industrie, la finance étaient admis à la Cour — mettaient, dans les salons, la note sombre et monotone d'une banale élégance. Mais cette note était corrigée par l'éclat, par la splendeur fantasmagorique des tenues militaires et de celles des officiers ainsi que des chambellans des Tuileries. Le costume des chambellans était, en vérité superbe. Il se composait de l'habit rouge à la française, brodé d'or, du gilet et de la culotte de satin blanc, des bas de soie également blancs, du chapeau bicorne à plumes blanches, de l'épée, pour la Maison de l'Empereur. Il différait seulement en l'habit, qui était bleu clair, pour la Maison de l'Impératrice. Lady Stuart qui avait vu, pourtant, les magnificences de la Cour d'Angleterre, où dans les solennités, c'est la résurrection obligée de l'étiquette et des modes qui étaient en faveur au temps de Henri VIII, lady Stuart, soudainement placée en regard de la foule multicolore qui emplissait les Tuileries, de toute cette magie de parade, eut comme un éblouissement. Ayant été invitée par l'Impératrice à prendre place dans son cercle, elle s'assit et se mêla à la conversation de la souveraine ainsi qu'à celle des femmes qui l'accompagnaient. Cette conversation, selon la comtesse Ellen, qui confirme ici, ce que j'ai déjà rapporté des causeries féminines des Tuileries, fut, ce soir-là, ce qu'elle était toujours — banale, ou animée, comme dans une montée subite de gaîté, par quelques anecdotes ou remarques légères — les anecdotes se rattachant toutes à des racontars de ville ou de boudoirs, les remarques concernant la partie masculine de l'assistance. Lady Stuart occupait, depuis quelques instants, la place que l'Impératrice lui avait désignée, lorsque l'Empereur s'avança vers ce qu'on nommait le coin des femmes, — plus irrévérencieusement le sérail ou l'alcôve — et ayant adressé la parole à quelques-unes d'entre elles, se tourna vers la nouvelle arrivée. Puis, du ton traînard et bas qu'on lui connaissait, il lui dit : — Vous serait-il agréable, madame, de faire avec moi, le tour des salons ? Et, dans un sourire, atténuant ce que cette locution mondaine et consacrée pouvait avoir d'un peu trivial dans sa bouche, il ajouta : — C'est ainsi que l'on appelle, en France, la promenade d'un maitre de maison, chez soi, ayant au bras une jolie femme. Il y a, chez nous, le tour des salons, le tour de valse le tour du lac — beaucoup de tours, en vérité. Devant cette joie un peu vulgaire de l'Empereur, devant cet essai de médiocres calembours, les femmes qui écoutaient, eurent un gentil rire approbatif. Mais l'Impératrice qui observait son mari et qui semblait énervée, interrompit ce rire. — Il y a, aussi, les méchants tours, sire, fit-elle. L'Empereur les oublie. Napoléon III regarda sa compagne, très calme, et répliqua : — Je ne les oublie pas. Mais je les passe, car ils ne sont point pour nous. Et, gracieux, parlant aux femmes attentives, il ajouta : — N'est-ce pas, mesdames ? Ces phrases furent prononcées aimablement ; mais celles qui n'ignoraient pas l'intimité difficile du ménage impérial, virent en elles comme les symptômes d'une querelle prochaine. L'Impératrice, en effet, ne pouvait s'habituer à ce que son mari fût galant avec les familières des Tuileries, avec les nouvelles venues à la Cour, surtout, et des scènes terribles éclataient entre elle et l'Empereur, souvent, ayant pour cause une parole jetée par le souverain en quelque coquette oreille, au cours d'une soirée. Lady Stuart, pourtant, s'était levée, sans paraître avoir compris le trouble qui tourmentait l'Impératrice, et ayant posé son bras sur celui de l'Empereur, elle s'avança, radieusement embellie par l'honneur qui lui était fait, par la surprise, par l'émotion qu'elle éprouvait de cet honneur, vers les invités qui, également étonnés de cet hommage peu commun rendu par Napoléon III à une femme, s'inclinaient sur son passage, devinant déjà une favorite dont ils pourraient utiliser la chance. L'ambassadeur d'Angleterre et le duc de Persigny qui s'entretenaient, en ce moment, virent le couple glisser, majestueux, auprès d'eux. M. de Persigny coupa net, alors, la phrase qui allait être prononcée et, le sourcil froncé, regardant bien en face son interlocuteur, il lui dit en désignant sa protégée : — Mes compliments, mylord, vous avez ou plutôt on vous procure tous les succès, ce soir. Le diplomate qui connaissait la brusquerie. de M. de Persigny, sourit simplement et, sans relever l'accentuation particulière qu'avait mise le duc sur le pronom on, répliqua : — Je vous assure, monsieur le duc, que je ne les ai pas cherchés. Vous êtes trop méfiant et vous devriez songer, quelquefois, que notre vieille devise a du bon : — Honni soit qui mal y pense. Tandis que ce dialogue avait lieu entre M. de Persigny et le noble lord, MM. de Metternich et Nigra qui ne se quittaient plus, qui redoublaient de prévenances l'un pour l'autre, depuis Sadowa, devisaient en suivant de l'œil les silhouettes de l'Empereur et de lady Stuart. Tout à coup, M. de Metternich eut un murmure : — Cette femme est étrange, fit-il, à mi-voix. — Non, observa M. Nigra, elle est simplement femme et fait son métier de femme. Elle le fait bien, voilà tout. — Comment, vous croyez... ? — Je ne crois rien. Mais voulez-vous que je vous conte un apologue ? — Dites. — Vous n'ignorez pas qu'une superstition populaire, veut que l'on fasse un vœu lorsque passe, dans la nuit, rapide et vite disparue, une étoile filante ? Eh bien, devant cette femme qui glisse devant nous , quel vœu feriez-vous ? — Vous m'embarrassez. — Je répondrai pour vous. Je ferais, moi, le vœu de ne l'aimer jamais. — C'est pour l'Empereur que vous dites cela ? — Oui et non. L'Empereur n'aime-t-il pas toutes les femmes ? M. de Metternich eut un geste railleur. — Ce n'est point à vous, Nigra, de lui faire ce reproche. Dans les yeux de M. Nigra, alors, jaillit un éclair. — Pardon, déclara-t-il, un peu nerveux, je ne les aime pas toutes, moi. M. de Metternich qui, dans sa passion stérile pour l'impératrice Eugénie, savait l'amour de la jeune souveraine pour son collègue et l'indifférence habile que celui-ci avait toujours opposée à cet amour, se mordit les lèvres et porta l'entretien sur un sujet moins scabreux. Pendant que ces mots s'échangeaient, lady Stuart à qui, plus tard, l'ambassadeur d'Autriche fit connaître la conversation qu'il avait eue avec M. Nigra, continuait sa promenade, conduite par l'Empereur. Napoléon III, peu causeur avec les hommes, s'animait au contact d'une jolie femme. Il fut, ce soir-là, très gracieux avec lady Stuart. Marchant à pas très lents, il conversait avec elle et la laissait parler, heureux d'oublier les préoccupations que lui imposait son pouvoir, jouissant simplement de l'heure aimable qui lui était donnée. L'Empereur aimant toutes les femmes, selon l'affirmation un peu sarcastique de M. Nigra, n'était pas difficile, assurément, à séduire, et toute personne pourvue de quelque attrait, pouvait s'offrir la joie ou l'orgueil même éphémère — de le connaître intimement. Lady Stuart, fort belle, avait la tâche aisée avec lui et si elle eût souhaité uniquement cette joie ou cet orgueil qui contentait tant d'autres femmes, son désir n'aurait pas tardé à devenir une réalité. Mais l'Empereur éprouvait, en sa compagnie, un trouble, un charme qui n'avaient pas seulement les sens pour cause. Napoléon III recherchait, habituellement, beaucoup plus le plaisir physique dans les tête-à-tête amoureux qu'on lui procurait, que la satisfaction de l'esprit. Cependant, il eut des liaisons durables qui ne reposèrent pas absolument sur une brutalité passionnelle. Il aima des femmes — en petit nombre, il est vrai — qui lui apportèrent d'autres séductions que celles de leur corps. Mme de Castiglione, Mme de Mercy-Argenteau, une ou deux encore que je ne veux pas nommer, furent de celles-là. Intelligentes, elles firent, avec l'Empereur, non seulement commerce de baisers, mais d'intellectualité, et l'on peut dire que s'il s'attacha autant à elles, ce fut grâce à la somme très considérable d'esprit qu'elles surent mettre dans leurs rapports avec lui. Il serait naturel de s'étonner que Napoléon III comptât si peu de femmes vraiment remarquables, cérébralement, parmi celles qu'il posséda et qu'il favorisa. II lui était loisible, en effet, d'amener à lui quelque femme qui, intellectuellement, l'aurait compris. Il semble que l'Empereur, loin de rechercher cette jouissance infinie, l'ait écartée presque systématiquement de sa vie. Et la saison de cette abstraction est aisée à expliquer. L'impératrice Eugénie, en lassant son mari par une intimité exempte de passion vraie, d'affection même, pleine de maussaderies ou de colères, avait fait de lui, le féministe -par excellence, un méfiant, un réfractaire en amour, un ennemi de tout épanchement, de toute communion directe de sa pensée avec celle d'une femme. Déçu, dans son espérance conjugale, il avait été de la brune à la blonde, selon le caprice des heures, désireux de trouver, dans cette sorte d'anonymat de l'amour, l'apaisement de ses sens qui étaient impérieux, en même temps, que l'oubli des blessures que lui avait faites et que ne cessait de lui faire sa compagne. Il ne demandait, à la femme, que la douceur, que l'émoi de son sexe et ne voulait d'elle, rien de plus. Pourtant, l'intellectuel qui était en lui, s'était laissé séduire, en trois ou quatre circonstances. De ces circonstances, étaient nées ses liaisons avec Mme de Castiglione, avec Mme de Mercy-Argenteau — cette dernière presqu'à la veille de l'agonie de sa puissance — pour ne citer que ces exemples, et lady Stuart devait, également, être l'une de celles qu'il redoutait tout en n'ayant pas la force de les repousser, lorsque dans l'imprévu de la vie, elles se présentaient à lui. Sa conversation avec la comtesse Ellen, durant cette soirée, ne pouvait être que banale, que superficielle et elle fut ainsi. Cependant, il l'avait interrogée, il avait su d'elle ce qu'il lui était agréable de savoir et comme elle l'avait intéressé, comme elle s'était montrée merveilleuse causeuse autant que délicieusement prenante, autant que savamment femme, ajouterais-je si je ne craignais d'être impertinent, lorsqu'il l'avait reconduite à sa place, il était conquis. Sa dernière phrase, en la quittant, avait été insidieuse, avait été l'une de ces phrases pour laquelle tant de femmes se seraient damnées, s'il les leur avait adressées. — Les Tuileries vous plaisent-elles, madame ? avait demandé l'Empereur à sa compagne. — Beaucoup, sire, avait répondu la comtesse Ellen. Et elle avait repris : — L'Empereur ayant daigné m'y honorer de sa bienveillance, comment ne me plairaient-elles pas ? Un pâle et énigmatique sourire — cet énigmatique et pâle sourire qui errait si souvent sur les lèvres du souverain — avait alors glissé sur la bouche de Napoléon III, et dans un geste amical, et dans un murmure, il avait conclu : — En ce cas, madame, je compte vous y revoir. Puis, dans sa marche tranquille et balancée, il s'était mêlé à quelques groupes disséminés dans les salons. Si lady Stuart fut heureuse, alors, devant le succès qui l'accueillait, on n'aurait su le dire, car s'étant perdue dans le cercle des femmes qui entouraient l'Impératrice, elle demeura impénétrable. Elle feignit même de ne pas remarquer les chuchotements, les regards qui semblaient la concerner et s'étant faite aimable pour tous et pour toutes, elle parut considérer comme une chose toute naturelle et sans conséquence, l'importance que le souverain avait prêtée à sa personnalité. L'Impératrice même, si soupçonneuse, pourtant, devant son calme indifférent se rassura, lui rendit ses bonnes grâces et lorsque, la soirée étant terminée, l'ambassadeur d'Angleterre vint lui offrir son bras pour la reconduire, son triomphe était complet. Comme elle s'éloignait, un familier résuma d'une phrase — marquée de la particulière philosophie que l'on professait à la Cour — la venue de la jeune femme, aux Tuileries, et la faveur dont elle avait été l'objet. Clignant significativement des yeux et se penchant vers l'oreille d'un ami, il dit, à mi-voix, dans la liberté un peu cynique de langage qui était usitée au château : — Une de plus, pour le patron, aujourd'hui ; une de plus, pour nous autres, demain. C'est le moment de faire son jeu. Celui à qui s'adressaient ces mots, eut un haussement d'épaules. — Je crois que vous vous trompez, fit-il. J'ai observé cette femme. Elle sera pour le patron, sûrement, mais elle ne sera pour nul autre. Avec elle, le jeu me paraît tout fait. Déjà, mon cher, rien ne va plus. Dans la cour des Tuileries, devant la façade donnant sur les jardins, les voitures des principaux personnages invités étaient alignées, et des cochers, ainsi que des valets de pied, étaient groupés autour d'énormes braseros qui flambaient et jetaient une lueur rougeâtre d'incendie, dans la nuit. Lorsque lady Stuart parut et se dirigea vers la voiture de l'ambassadeur, toute sa beauté rayonnante en fut éclairée. L'ambassadeur lui dit : — Avez-vous été amusée, ce soir, madame ? La jeune femme eut un geste vague. — Amusée.... non, mylord, répliqua-t-elle, mais intéressée. Et elle se glissa en l'ombre du coupé qui partit, dans le fracas de l'attelage impatient. |